Chronique de la quinzaine - 30 avril 1846

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Chronique no 337
31 avril 1846


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 avril 1846.


Un attentat que la France espérait ne plus avoir à déplorer est venu répandre une émotion profonde au milieu de la sécurité publique, et la protection visible qui couvre les jours du roi a provoqué, dans toutes les classes de la nation, d’unanimes actions de graces. Ce sacre des balles impuissantes contre une précieuse vie entoure la tête du prince d’une sorte de populaire auréole, et ce n’est pas nous à coup sûr qui voudrions en diminuer l’éclat. Ce prestige est une force de plus à mettre au service de la grande œuvre commencée en 1830, et celle-ci n’en possédera jamais trop à notre gré. Si le crime de Lecomte a excité un sentiment d’horreur d’autant plus vif qu’on croyait avoir échappé pour toujours à ces humiliantes épreuves de la perversité humaine, hâtons-nous d’ajouter qu’il n’a suscité dans aucune classe de la société ces redoutables appréhensions de l’avenir, qui sont un péril même pour le présent. Lorsque Fieschi consommait sa tentative, lorsque d’autres fanatiques pratiquaient leurs assassinats, ces hommes étaient les instrumens d’une détestable pensée collective, que la répression judiciaire ne lassait pas, et qui ne s’est usée qu’à force de temps et devant l’évidente impuissance de ses efforts. Il y avait d’ailleurs à cette époque des motifs de sollicitude qui ont disparu pour la plupart, quelque vide qu’une perte douloureuse ait créé auprès du trône. Où sont aujourd’hui les partis en mesure de profiter du coup qui enlèverait le roi à l’affection de la France et à l’estime de l’Europe ? Quelle est leur organisation ? quelles sont leurs forces, leurs ressources, leurs moyens d’agir sur le pays ? Qui ne devine l’effet immédiat d’une manifestation du parti républicain, en admettant que dans sa décomposition présente une manifestation quelconque lui fût possible ? Qui ne pressent qu’elle donnerait aux innombrables intérêts groupés autour du pouvoir une telle force de résistance, qu’on aurait plutôt à appréhender l’excès de la répression que la mollesse de la défense ? Lorsqu’un gouvernement est devenu, comme celui de 1830, la seule forme sociale praticable et possible ; lorsque tous les intérêts sont liés à son existence, depuis les intérêts du crédit public jusqu’à ceux de la propriété territoriale, il n’y a guère lieu de redouter le triomphe des factions et les surprises de l’émeute. Pense-t-on que le parti légitimiste, par exemple, soit fort tenté, pour la pure satisfaction d’un principe représenté par un prince sans postérité, de jouer la sécurité dont il profite autant qu’aucun autre, et voit-on dans ses rangs beaucoup d’hommes disposés à recommencer, dans les broussailles de la Vendée, la campagne de 1832, terminée au château de Blaye de la manière que chacun sait ? Si ses représentans dans les chambres refusent de s’unir à leurs collègues lors d’une protestation éclatante contre l’assassinat, ils n’éprouvent pas pour entrer à la Bourse les mêmes répugnances que pour entrer aux Tuileries, et les concessionnaires de chemins de fer les trouvent bien moins intraitables que la dynastie d’Orléans. Si donc l’on n’était déjà pleinement rassuré par l’anéantissement politique de ce parti, on pourrait l’être par le souci qu’il garde de ses intérêts domestiques. Il n’a désormais ni la force, ni le dévouement nécessaire pour les compromettre, et aucun péril n’est à redouter de ce côté. Dans les jours qui suivront le malheur public que nous détournons de tous nos vœux, le pouvoir, en quelque main qu’il se trouve alors placé, aura, pour maintenir le règne de l’ordre et des lois, une force surabondante, et rien n’est moins sérieux que les alarmes qu’on se complaît parfois à répandre sur les périls d’une transition qui n’offrira pas même une difficulté, du moins dans les jours qui la suivront immédiatement.

Une personnalité aussi éminente que celle du souverain qui porte aujourd’hui la couronne ne disparaît pas sans doute sans qu’un vide immense se fasse dans la région du gouvernement, et, si les obstacles matériels sont nuls, les embarras politiques pourront être grands. Nous confessons même sans hésiter que ces embarras pourront à la longue devenir des dangers, et peut-être préparer de mauvais j ours. Lorsque, par l’ascendant d’une valeur incontestable, combinée avec l’abaissement presque général des caractères, on a conquis dans les affaires une place prépondérante, et que l’équilibre des pouvoirs se trouve sensiblement altéré ; lorsqu’au lieu de trois pouvoirs distincts, il n’y a plus guère qu’une puissance effective et dirigeante, il faut s’attendre à de graves complications dans la sphère parlementaire, et redouter que l’avenir n’acquitte en partie les frais de la tranquillité du présent. Nier ceci serait s’insurger contre l’évidence ; ne pas le dire, lorsque tout le monde le voit, serait une lâcheté plus encore qu’une flatterie. L’histoire seule sera en mesure de décider si les éclatans services rendus à la paix du monde durant la première période de l’établissement d’une dynastie offrent une compensation suffisante aux difficultés préparées à l’avenir par une intervention active et dominante ; elle seule pourra faire la balance des périls et des avantages sortis d’une politique dont les conséquences lointaines peuvent être très diversement appréciées.

Quoi qu’il en soit, ce qu’il y a de plus imprudent, c’est assurément d’engager, à l’occasion d’un attentat odieux, une polémique dont le moindre inconvénient est de diviser à l’avance les forces auxquelles il sera nécessaire d’en appeler au jour de difficultés que chacun prévoit. La marche à suivre par le parti conservateur semblait tracée par son intérêt même. Il aurait dû se féliciter de ce que, depuis le triomphe de sa politique, la vie du roi n’était plus menacée par les mauvaises passions qui l’avaient si souvent mise en péril à d’autres époques, et, loin de s’obstiner à faire de l’assassin de Fontainebleau un successeur direct des fanatiques qui l’ont précédé, son premier souci devait être, ce semble, d’écarter de ce crime toute idée politique, et de lui conserver un caractère de monomanie et d’isolement. Si les passions ne se sont pas calmées, et si les périls sont restés les mêmes dans le repos dont jouit la France, que devrait-elle en effet au pouvoir qui la gouverne, et quels seraient les fruits du système qui la régit ? Si tant de sacrifices faits à la paix du monde, si tant d’excitations données aux intérêts matériels et à tous les égoïsmes sont restés stériles, si les destinées de la France sont encore à la merci des régicides et des conspirateurs, quels progrès avons-nous consommés, et quels si grands bienfaits pourraient donc provoquer la reconnaissance publique ?

Que le parti conservateur ne se laisse pas entraîner par quelques imprudens sur un terrain détestable, car, s’il s’y plaçait, il perdrait tous ses avantages et serait hors d’état de justifier sa présence aux affaires. Mais ce n’est pas seulement le caractère de l’attentat qu’on s’efforce de dénaturer ; ce qui dépasse toute croyance, c’est la tentative de certains hommes pour établir une sorte de solidarité morale entre le coup de fusil de Lecomte et les théories parlementaires professées par les amis les plus éprouvés de la dynastie sur les limites respectives des pouvoirs constitutionnels. Il est heureux, pour les hommes politiques qui, en 1839, soutenaient les mêmes thèses à la tribune et dans les collèges électoraux, qu’une balle n’ait pas effleuré la tête du roi pendant le ministère du 15 avril, car les mêmes dévouemens inconsidérés les auraient travestis en assassins. L’attentat du 12 mai a suivi d’ailleurs d’assez près le triomphe de la coalition pour qu’on leur en imputât la responsabilité, en vertu de la théorie qui fait remonter le crime de Lecomte au discours de M. Thiers sur les incompatibilités.

De tels exemples ne s’étaient pas rencontrés depuis les beaux jours de l’ultracisme, lorsque les fidèles du pavillon Marsan accusaient un ministre de Louis XVIII de complicité dans le crime de Louvel. Alors un parti tout entier poussait des cris de vengeance et de rage, et ne reculait ni devant le mensonge ni devant la calomnie ; mais ce parti avait du moins l’excuse d’une ignorance politique proverbiale : il continuait dans le Conservateur et à la tribune les folies de Coblentz et les scènes de l’émigration ; il avait d’ailleurs long-temps combattu et beaucoup souffert. Ruiné dans sa fortune, décimé par les échafauds, étranger à la France pendant vingt ans, il avait quelque excuse dans ses injustices et dans ses violences. Les Vendéens de nos jours n’ont pas été aussi éprouvés, grace au ciel et à la raison publique ; rien n’a troublé jusqu’ici le cours d’un dévouement non moins fructueux que facile, et la nouvelle armée de Condé n’a eu, Dieu merci ! à écrire que des articles de journaux. Dans une telle situation, on n’a d’excuse ni pour les injures ni pour les extravagances. Ajoutons qu’on reste seul, et que le parti au nom duquel on a la prétention de parler est contraint d’imposer aux imprudens qui le compromettent l’obligation de confesser leur isolement. Nous nous félicitons sincèrement de la réprobation unanime témoignée à cet égard par presque toutes les nuances de la majorité : c’est une leçon, il faut l’espérer, qui ne sera perdue pour personne.

Ainsi que nous l’avions présumé, la discussion relative aux crédits extraordinaires réclamés pour la marine a été l’occasion d’une manifestation énergique au sentiment de la chambre, et justice a été faite de l’œuvre inqualifiable de la commission. Nous aurons donc, dans une période de sept années, cent bâtimens à vapeur d’une force totale de vingt-huit mille chevaux, auxquels viendront s’adjoindre un certain nombre de vaisseaux mixtes, jusqu’à concurrence d’une force de quatre mille chevaux, et deux batteries flottantes de huit cents chevaux de vapeur, armées de soixante pièces de canon, pour la défense de nos grands fleuves. Notre flotte à voile comportera soixante frégates et quarante vaisseaux, dont une partie en chantier sera poussée au dernier degré d’avancement. Les seules réductions opérées sur le plan de M. le ministre de la marine portent donc sur les petits bâtimens, et ces réductions sont largement compensées par une augmentation de notre matériel et des approvisionnemens. Les 93 millions réclamés, sur lesquels M. de Mackau avait consenti, pour satisfaire aux exigences de la commission, une réduction de 13 millions, ont été votés dans leur intégralité, et une imposante unanimité est venue donner à ce vote une haute signification.

L’honneur de ce résultat appartient surtout à M. Thiers, qui a déployé dans ce grand débat une connaissance minutieuse des faits maritimes et de tous les détails de ce grand service. Adversaire déclaré des établissemens lointains et de l’ancienne politique coloniale, l’ancien président du conseil s’est défendu avec chaleur d’avoir entretenu, à aucune époque de sa carrière, des pensées contraires au développement de notre puissance navale, et il a démontré que ni le personnel ni les ressources ne manqueraient jamais à la France pour constituer une marine militaire, lorsque son gouvernement aurait la ferme volonté de les employer. C’est surtout dans la constitution d’une marine que l’action du pouvoir est décisive. Il est impossible que la France n’ait pas une armée, il est impossible que l’Angleterre n’ait pas une flotte : il n’y a, pour ainsi dire, aucun effort à faire pour cela ; mais lorsqu’à sa puissance navale l’Angleterre entend joindre une force militaire pour agir sur le continent, et lorsqu’à ses soldats la France a, de son côté, la prétention de joindre des vaisseaux, c’est à l’énergie et à l’habileté du pouvoir qu’il faut faire appel pour produire, par des voies artificielles, cette extension de la puissance naturelle du pays. Telle est à peu près la théorie développée par l’orateur, qui a obtenu dans le débat l’un des plus grands succès dont la chambre ait été le théâtre. M. Thiers remplit aujourd’hui avec éclat dans notre parlement le rôle que joua long-temps sir Robert Peel durant le ministère Melbourne : il veut gouverner à la tête de la minorité en obtenant des succès d’affaires qui assurent et préparent les succès politiques. Pendant trois ans, sir Robert Peel a refait ou tenu en échec la plupart des bills présentés par le cabinet whig, et il avait dans les mains l’administration du royaume-uni avant d’en avoir le gouvernement. C’est une entreprise qui ne peut que profiter au pays et honorer le chef du centre gauche.

Les dispositions manifestées par la chambre dans cette circonstance ont tranché, pour ainsi dire, à l’avance, une question qu’on supposait devoir être vivement controversée lors de la discussion du budget ; nous voulons parler de l’extension des cadres. On sait que M. le ministre de la marine, se fondant sur l’insuffisance du personnel maritime, a demandé à la chambre de voter d’urgence, à partir du 1er juillet prochain, une somme de 191,950 francs pour le traitement de 140 officiers destinés à accroître le cadre actuel sans déranger les proportions existantes. Ces créations supplémentaires comportent 10 capitaines de vaisseau, 30 capitaines de corvette, 50 lieutenans de vaisseau, et un même nombre d’enseignes.

La marine française ne compte aujourd’hui, dans le cadre d’activité, que 100 capitaines. Or, si l’on tient compte du nombre des bâtimens à flot et des bateaux à vapeur afférens par leurs dimensions au grade de capitaine de vaisseau, si l’on n’oublie pas la nécessité du service de terre, qui, dans l’état actuel des choses, n’absorbe pas moins de 47 officiers de ce grade, on arrive à constater une insuffisance évidente, et peut-être ne pourra-t-elle pas être couverte par l’adoption de la proposition du gouvernement. Le nombre des capitaines de corvette est de 200, et, pour appliquer les dispositions de l’ordonnance récente qui a déterminé la nature des bâtimens au commandement desquels les officiers de ce grade sont appelés, il n’en faudrait pas moins de 166 toujours à la mer. Or, les services à terre réclament la présence de 50 capitaines de corvette. Les besoins de la marine constatent donc un déficit de 16, en admettant que tout le cadre pût être constamment maintenu en activité, et qu’il ne fallût pas pourvoir aux non-valeurs produites par les congés et les maladies. Les autres augmentations sont justifiées par des raisons analogues, et sont d’ailleurs la conséquence d’un même principe. La composition d’un cadre est une mesure d’ensemble ; on ne peut pas toucher à un grade sans élever proportionnellement le chiffre de tous les autres. Agir autrement, ce serait compromettre l’équilibre général des services et des avancemens.

C’est l’observation qu’a faite la commission des crédits supplémentaires dans un fort bon rapport déposé par M. de la Grange. Cette commission se trouvait saisie de la question, à raison du crédit réclamé pour l’exercice courant ; elle l’a résolue, sans hésiter, d’une manière affirmative. La commission du budget avait, dit-on, adopté une solution contraire ; mais les députés dont M. le contre-amiral Hernoux était l’organe se sont si mal trouvés de leur malencontreuse tentative, que cet exemple paraît avoir donné à réfléchir aux honorables commissaires du budget : aussi l’extension des cadres sera-t-elle adoptée sans observation. Jamais assemblée législative n’aura donné à ce grand intérêt maritime une satisfaction aussi complète.

La chambre vient aussi de se recommander au pays par un vote d’une haute importance. Elle a adopté la proposition de M. Demesmay, modifiée par la commission, et réduit l’impôt du sel de 30 à 10 centimes par kilogramme. Nous comprenons la vive résistance de M. Lacave-Laplagne à cette grande innovation, car nous ne saurions admettre comme certaines, et encore moins comme immédiates, les compensations qu’on fait espérer au trésor. La consommation humaine ne s’accroîtra pas sensiblement, car elle n’est pas de beaucoup inférieure en France à ce qu’elle est dans les pays où le sel se donne en franchise ; nous croyons à une heureuse application du sel à la nourriture du bétail, mais cette application sera lente et successive : elle se produira d’abord dans les contrées de grande culture, et ne s’étendra aux pays pauvres que lorsque toutes les habitudes agricoles y auront été changées. Lorsque la commission suppute pour cet article une augmentation d’environ 500 millions de kilogrammes, et que, combinant cette extension prétendue avec la suppression de la franchise accordée à certaines industries sous le régime actuel, elle conclut que la réduction proposée, loin d’affecter les recettes, portera celles-ci à 72,239,898 fr., et fera bénéficier le trésor dès l’année prochaine de près de 2 millions et demi, elle infirme l’autorité de ses assertions par l’exagération, pour ne pas dire par l’extravagance de ses chiffres.

Ce qu’il fallait avoir le courage de dire au pays, c’est que le budget des recettes sera abaissé de 20 millions au moins par l’adoption de la proposition soumise à la chambre, et M. Talabot, très favorable d’ailleurs à la mesure, n’a pas hésité à le reconnaître. Mais n’y avait-il pas dans des considérations d’humanité, de bien-être et d’hygiène publics, des motifs assez puissans à faire valoir pour ne pas se trouver dans le cas de faire de la fausse arithmétique, et pour s’exposer à perdre le bénéfice même de sa générosité, en hésitant à l’avouer à la face des peuples ? Qu’avons-nous fait depuis trente ans de paix pour les classes agricoles ? Quelles bénédictions le pouvoir et les chambres ont-elles provoquées au sein des familles indigentes, qui, dans les plus humbles chaumières, consomment environ 30 kilogrammes d’une denrée de première nécessité dont l’impôt quadruple le prix ? N’est-il pas temps qu’on songe à ces populations malheureuses, pour lesquelles nous ouvrons des écoles et créons des caisses d’épargne, ce qui n’empêche pas le prix de leurs salaires de s’abaisser au milieu de la prospérité publique, et par l’effet de cette prospérité même ? Se refuser à réduire l’impôt du sel lorsqu’on prodigue les millions pour des travaux publics souvent inutiles, ne rien faire pour la classe pauvre quand on s’obstine à maintenir le taux de la rente au-dessus de son cours naturel et qu’on ne songe pas même à frapper d’un impôt tant de fortunes mobilières sorties de l’agiotage, c’est manquer à un grand devoir, et peut-être aussi à la prudence politique. La chambre l’a compris, et le vote qui clot sa carrière restera, avec celui de l’enquête électorale qui l’a inaugurée, au nombre des titres par lesquels elle se recommande au pays.

La France exécutera dans le courant de l’exercice 1846, tant par les soins du gouvernement que par ceux des compagnies subventionnées, pour plus de 200 millions de travaux publics : on en propose autant pour l’exercice prochain. Dans une telle situation, et en présence d’un tel entraînement, il devient nécessaire de contenir la frénésie qui nous entraîne vers des dépenses exagérées : le vote sur l’impôt du sel aura en partie cet effet-là, car, en limitant les ressources, il contraindra de limiter les prodigalités. Nous ne saurions sans doute entrer aussi largement que l’Angleterre dans les voies du dégrèvement, et les vastes travaux entrepris par l’état lui interdisent chez nous l’application de la féconde politique économique à laquelle le nom de sir Robert Peel demeure glorieusement attaché ; mais ce n’est pas une raison pour ne rien faire et pour laisser croire au pays que la chambre, dominée par les capitalistes qui s’y livrent de si tristes assauts, néglige les intérêts des masses et ne se montre pas touchée de leur misère. N’oublions pas d’ailleurs ce qu’il y a de particulièrement odieux dans les souvenirs qui se rattachent à l’impôt du sel. La suppression de la gabelle, prononcée par la loi du 21 mars 1790, avait été accueillie par la France comme un immense bienfait : toute la révolution était là pour les pauvres ; c’était cette conquête que le peuple allait payer de son sang sur vingt champs de bataille. Aussi ce ne fut pas sans beaucoup d’hésitation que le gouvernement impérial se détermina à rétablir un impôt sur cette matière alimentaire ; il eut soin de combiner cette mesure avec la suppression d’une taxe non moins impopulaire que l’ancienne gabelle, la taxe établie pour l’entretien des routes, et ne porta d’ailleurs dans l’origine la contribution sur le sel qu’à un taux modéré. Toutefois sept ans plus tard, en novembre 1810, lorsque les calamités engendrées par un funeste système eurent épuisé les finances, l’empire ne se fit pas faute de doubler la taxe du sel par un simple décret, et de la porter à 4 décimes par kilogramme. À cette époque, la plainte n’avait plus d’écho, la presse était esclave et la tribune muette. La France se résigna donc à payer, comme elle se résignait à mourir ; mais, lorsque la paix vint rendre un libre cours à la pensée publique, on s’éleva de toutes parts contre l’énormité de cette charge. La restauration céda, dans une faible mesure il est vrai, à la pression exercée sur elle par le sentiment du pays. L’un de ses premiers actes fut de réduire l’impôt du sel : la loi du 17 septembre 1814 porta l’impôt à 3 décimes seulement, et le gouvernement prit avec les chambres l’engagement formel de proposer une réduction plus considérable sitôt que l’état des services publics le permettrait.

La réalisation de cet engagement est poursuivie depuis trente ans par les hommes importans de toutes les opinions. Il n’est guère de conseils-généraux qui n’aient exprimé de vœu semblable ; il n’est pas d’opposition qui n’en ait fait un des articles de son programme. Quoi d’étonnant qu’en présence de recettes qui s’accroissent chaque année d’une somme supérieure à celle dont il s’agit de provoquer la réduction, une chambre, à la veille de comparaître devant le pays, ait voulu payer cette grande dette aux intérêts agricoles si souvent sacrifiés ? Il eût fallu prévoir ce mouvement si naturel des esprits, et, en prenant l’initiative de cette grande mesure, le pouvoir aurait eu du moins aux yeux des peuples le mérite du sacrifice qui lui sera imposé ; ou bien, si le ministère considérait comme un strict devoir de s’opposer à une dangereuse innovation, il fallait le faire avec fermeté et résolution. Au lieu de cela, le débat s’est passé en l’absence des ministres principaux, qui ont laissé leur collègue des finances s’engager sans le soutenir, et qui n’ont paru dans l’enceinte législative que pour porter silencieusement leur houle dans l’urne de rejet. Vingt autres boules dévouées sont venues y rejoindre celles des ministres, et, sous l’impression de l’éclatante parole de M. de Lamartine, la chambre a consommé un grand acte d’humanité contre lequel aucune considération ne prévaudra désormais.

La résolution adoptée à une majorité si imposante a été portée au Luxembourg. Le cabinet reconnaît l’impossibilité de provoquer un nouveau débat sur cette matière délicate à la veille des élections générales. On croit donc que la pairie, organe docile de sa pensée, consentira à ne pas s’occuper cette année de la mesure qui lui est déférée, et ce retard permettra de franchir sans trop d’embarras le défilé électoral. Retrempée par l’élection, la chambre reviendra plus ferme encore sur une résolution qui l’honore et la popularise ; il n’est donc pas douteux que la question ne soit résolue au budget des recettes de la session prochaine. Le cabinet profitera-t-il de cette circonstance pour faire disparaître les obstacles qui s’opposent à la conversion du 5 pour 100 ? Sur ce point comme sur une foule d’autres, on met moins en doute son désir que sa fermeté.

La chambre est entrée dans le débat des chemins de fer, qui se prolongera quelques jours encore. Depuis que l’état a abdiqué l’exécution directe et qu’il a transféré aux grandes compagnies financières des attributions inhérentes par leur nature même à la puissance publique, les discussions de cette nature ne sont pas moins compromettantes pour le gouvernement que pour le parlement lui-même. Il faut opter, en effet, entre le système des adjudications publiques, que le fusionnement des compagnies a rendu illusoire, ou celui de la concession directe, qui engage la responsabilité même de la chambre, et met ses commissions en contact avec des intérêts non moins habiles qu’effrontés. Depuis la loi de 1842, la France a cessé d’être maîtresse de la circulation sur son propre territoire ; les conditions en sont réglées par des fermiers-généraux qui viennent déclarer nettement aux chambres qu’il faut adopter tel tracé, sous peine de voir des provinces, comme la Normandie et la Bretagne, déshéritées de toute communication avec la capitale. Ce peuple, qui a subi sous l’ancien régime la domination des courtisans, sous Napoléon celle des hommes de guerre, a donné pendant vingt-cinq ans l’empire aux gens d’esprit. Ceux-ci régnèrent en souverains durant la restauration et la première période de la monarchie de 1830. Leur temps est désormais passé, et, de toutes les qualités, l’esprit est assurément la moins nécessaire pour acquérir dans les affaires du royaume une influence prépondérante. Une ère nouvelle s’est ouverte depuis quelques années, et les régulateurs de la bourse sont aujourd’hui plus puissans que n’ont jamais été les ducs de l’œil de bœuf, les généraux de la Malmaison, et les illustrations de la salle des Pas Perdus. Que la chambre, après des débats scandaleux, adopte tel mode de concession ou bien tel autre, qu’elle soit de l’avis que professait M. Dumon l’année dernière ou de celui qu’il développe cette année à l’occasion du chemin de Bordeaux à Cette et des chemins de l’ouest, tout cela ne rendra pas aux capitaux une liberté qu’ils ont perdue, et n’empêchera pas telle maison, que chacun désigne, de demeurer maîtresse de toute opération à laquelle il lui conviendra de concourir. Aussi le spectacle des débats parlementaires sur les chemins de fer est-il doublement triste. Si d’un côté il amène d’amères récriminations, il constate de l’autre une impuissance à laquelle les plus belles lois du monde ne sauraient remédier. Du jour où l’état a eu le malheur de décider qu’il ne ferait pas lui-même le grand réseau, il en a livré l’exécution à la concurrence des capitaux, et, s’il y a une vérité financière établie, c’est que la concurrence finit toujours par le monopole. On aime mieux s’arranger que se faire la guerre, et toute la question consiste à savoir si le monopole sera individuel ou collectif.

Pressée de comparaître devant ses juges naturels, la chambre a élagué de son ordre du jour tous les projets dont la discussion n’était pas rigoureusement nécessaire. Elle a hâte d’arriver au budget, au milieu duquel s’intercaleront deux débats importans, l’un sur la politique générale, l’autre sur les affaires d’Algérie. Le premier a été annoncé par l’honorable M. Barrot lors du vote des fonds secrets, vote auquel les partis s’étaient entendus pour n’attribuer cette fois aucun caractère politique. On dit que M. Thiers y entrera d’une manière complète, et qu’il portera ses investigations non moins sur l’esprit de l’administration à l’intérieur que sur les grands intérêts de la France au dehors. La discussion spéciale sur l’Afrique est provoquée par le rapport de M. Dufaure, qui n’a pas répondu à toutes les espérances de la chambre. L’honorable ministre du 12 mai ne dit guère, sur la question, que ce que chacun savait déjà ; il ne l’éclaire d’aucun jour nouveau, et se borne à proposer, avec la prédilection paternelle qu’on lui connaît pour cette idée, la création d’un ministère spécial, panacée problématique dans ses résultats, que la chambre ne paraît pas disposée à essayer.

Aucun événement important n’est venu modifier d’une manière notable la situation des choses au dehors. Sir Robert Peel continue ses efforts pour faire passer simultanément son plan financier et le bill de coercition contre l’Irlande. Nous avons dernièrement exposé comment la mesure introduite par le comte de Saint-Germain allait changer et compromettre la position du premier ministre au sein des communes ; peut-être toutefois aurions-nous dû ajouter que ce ne sont pas des embarras gratuits que sir Robert est allé chercher de gaieté de cœur. Assuré du succès de ses mesures économiques à la chambre basse, le moment est venu pour lui de leur frayer les voies au sein de la pairie, où l’opposition tory s’organise d’une manière de plus en plus menaçante. En donnant satisfaction aux rancunes de l’aristocratie anglaise contre la malheureuse Irlande, il a cru la rendre moins hostile, et c’est là un calcul qui a rarement été trompé dans la Grande-Bretagne. Lord Stanley et le duc de Richmond inquiètent aujourd’hui le premier lord de la trésorerie beaucoup plus qu’O’Connell, qu’on dit, du reste, visiblement affaissé, et qui paraît près du terme de sa grande carrière. Des secours abondans ont été dirigés sur l’Irlande ; de nombreuses cargaisons de maïs arrivent dans ses ports. On espère ainsi conjurer la famine, qui serait le plus terrible auxiliaire du vieil agitateur, et, libre de toute appréhension sérieuse de ce côté, le cabinet n’aurait plus qu’à vaincre la chambre des lords. Si ce résultat est obtenu, il sera surtout déterminé par les efforts personnels de la reine, qui seconde la politique hardie de ses conseillers responsables avec une conviction chaleureuse. Une intrigue parlementaire a failli un instant compromettre la politique de sir Robert. Les tories, à bout de voie, ont offert aux membres irlandais d’autoriser l’ouverture immédiate des ports d’Irlande à tous les blés étrangers, à la condition qu’ils s’engageraient à voter contre la mesure permanente que le cabinet entend appliquer à l’Angleterre. La loyauté d’O’Connell et l’active intervention des chefs de la ligue ont déjoué ce calcul aussi déloyal qu’impolitique.

La discussion n’est point encore épuisée dans le sénat américain sur la question de l’Orégon, mais les deux partis semblent de guerre lasse en appeler d’un commun accord à l’épreuve définitive du scrutin. Le prochain arrivage nous en fera connaître le résultat ; mais, quelles que soient les complications actuelles, toute appréhension de guerre immédiate est éloignée. Des deux côtés, on s’efforce d’attirer à soi le président Polk, dont l’intervention serait en effet décisive. Les engagemens pris par celui-ci dans la convention de Baltimore sont de nature à l’embarrasser sans doute, mais il est à croire qu’il préférera un embarras personnel à une difficulté aussi formidable que celle qui sortirait, pour son pays, d’une lutte armée contre l’Angleterre. Selon toute vraisemblance, le compromis demandé par M. Calhoun finira par rallier la majorité, et l’Union renoncera 54e degré, pour exiger le 49e, que l’Angleterre n’essaiera plus de contester. Les grands périls sont donc ajournés, mais le principe d’antagonisme entre la grande démocratie américaine et l’aristocratie britannique n’en reste pas moins un danger permanent pour la paix du monde. Les nouvelles que nous recevons du Mexique constatent que les questions manqueront encore moins dans l’avenir qu’elles ne manquent dans le présent.

Il faut renoncer à rien comprendre à la situation de l’Espagne. Que dire d’un pays où une femme, ayant un matamore pour complice, se joue de toutes les institutions fondamentales ? Que dire de l’opinion constitutionnelle impuissante à se défendre et à se venger, et qui, lorsqu’on lui rend le pouvoir, ne parvient pas, même au milieu d’une crise effroyable, à constituer un ministère ? La situation de M. Isturitz ne se dessine point, et l’on ne comprend pas que, ramené au pouvoir pour sauver le gouvernement représentatif, son premier soin n’ait pas été de demander la convocation immédiate des cortès, et son premier devoir de l’imposer à la couronne. Si une mesure pouvait arrêter les pronunciamientos de la Galice et de Léon, c’était assurément celle-là, et ne pas la conseiller est une faiblesse ou une imprévoyance sans exemple et sans excuse. Du reste, les mouvemens du nord de la Péninsule ne sont pas mieux définis dans leurs causes qu’ils ne sont connus dans leurs développemens véritables. Le général Espartero est probablement le grand meneur de cette tentative, à laquelle des secours abondans expédiés des ports d’Angleterre vont donner des chances assez sérieuses. Il n’y a pas à s’étonner dès-lors si l’on a songé à Madrid à opposer au duc de la Victoire son plus implacable ennemi, et si le général Narvaez a reçu des propositions pour aller prendre le commandement de la Galice. En attendant, l’ancien premier ministre se promène à Bayonne en compagnie de l’infant don Henri, dont le nom est invoqué par les insurgés de Vigo, et qu’il a fait chasser du royaume il y a trois semaines. C’est un imbroglio de plus à ajouter à la triste comédie qui se joue en Espagne. En altérant par un caprice le jeu naturel des institutions représentatives qui pour la première fois se développait heureusement, la reine-mère a assumé une responsabilité bien lourde, et nous souhaitons sans l’espérer que sa noble fille n’en porte pas la peine.

De l’état politique de la Péninsule à celui de ses anciennes colonies américaines, la transition devient malheureusement trop naturelle et trop facile. Nous recevons de notre correspondant du Mexique, ordinairement bien informé, des détails qui ne sont pas sans intérêt sur l’avenir qui se prépare pour ce pays, et sur le caractère de la révolution dont le rival de Santa-Anna a été l’instrument.

Paredes poursuit sans opposition ses desseins. La bourgeoisie s’est ralliée sincèrement à lui aussitôt qu’elle a été convaincue qu’il ne voulait pas le pouvoir pour l’exercer lui-même ; elle a refusé son concours aux généraux qui lui demandaient de l’argent sous le vain prétexte de relever l’administration renversée. La convention nationale convoquée par le dictateur, à l’effet de régler le gouvernement futur de la république, se compose de soixante membres pris, vingt dans l’armée, vingt dans le clergé, vingt dans le haut commerce. Au départ du dernier courrier, les choix n’avaient pas encore été publiés, mais ils sont connus d’avance, et l’on assure que les membres désignés sont l’objet d’attentions délicates de la part des maisons étrangères de Mexico qui favorisent les projets de Paredes. On ne doute pas que tous ne votent en faveur de la royauté, autant pour se conformer aux volontés du dictateur que pour tenter un dernier moyen de mettre un terme à l’anarchie et d’arracher le pays aux désastreuses rivalités de ceux qu’on appelle à juste titre mandarinos et soldadones (mandarins, soldats grossiers).

Tels sont les fruits des dangereux précédens établis depuis vingt-cinq ans par Santa-Anna, Valencia, Bustamente, Paredes, et les autres généraux de la république ; il n’y a plus de gouvernement possible dans ce pays. A peine un homme est-il au pouvoir qu’une révolution le renverse, en appelant un autre ambitieux à lui succéder. Les généraux ont eux-mêmes détruit dans le peuple et dans l’armée tout esprit de subordination et de discipline ; les plus simples notions d’ordre et de probité civique n’existent plus. Il n’y a si mince sous-lieutenant qui ne tienne à honneur d’attirer sur lui les regards et les grades par un petit pronunciamiento, et chacun des chefs de corps se croit plus digne de diriger les destinées de l’état que celui qui gouverne. Dans cette confusion des devoirs et des droits, tout dépérit, tout succombe ; la loi est un fantôme impuissant, et l’autorité la plus ferme, la plus légitime, n’est pas sûre de son lendemain. Paredes, n’espérant pas pouvoir conserver le gouvernement, ne veut pas du moins le céder à un compatriote, et il a résolu de le remettre aux mains d’un prince étranger, de se faire, en un mot, le soutien, le connétable d’une monarchie mexicaine.

Les sentimens de rivalité qui animent Paredes à l’égard de son collègue animent Santa-Anna à l’égard de Paredes. Santa-Anna, qui suit de l’île de Cuba, où il s’est réfugié depuis sa chute, tous les mouvemens qui agitent le Mexique, n’a pas plutôt vu poindre le soulèvement de Paredes, qu’il s’est efforcé de confisquer à son profit les bénéfices d’une idée à laquelle il avait été initié il y a trois ans. Nous avons vu un récent manifeste de lui ; le souverain détrôné, le général proscrit, l’homme enfin qui n’a plus au Mexique ni considération, ni popularité, ni prestige, s’adresse aux trois cours de France, d’Espagne et d’Angleterre. Dans ce manifeste, après avoir fait avec une effronterie sans égale la peinture des maux qu’il a causés en grande partie, il offre d’user d’une influence qu’il n’a plus, et de se mettre à la tête d’une armée expéditionnaire pour aller implanter de force la monarchie sur le sol du Mexique. Quand on se rappelle qu’il y a quelques mois à peine, il affectait à Mexico les allures d’un souverain, et préparait en secret son couronnement, on est saisi à la fois de mépris et de pitié pour les intrigues de cet homme, qui met aujourd’hui au service d’une dynastie étrangère toutes les rancunes d’une ambition déçue.

Sur ce simple fait, on a établi les bases d’une alliance présumée entre le dictateur nouveau et le dictateur ancien. Nous savons en effet que Santa-Anna a fait des ouvertures à Paredes ; mais que Paredes ait accueilli favorablement ces ouvertures, voilà ce qu’il est permis encore de ne pas croire. Il est au courant de la tactique de son ennemi ; il sait que Santa-Anna entre aujourd’hui dans les vues d’un rival pour le supplanter et le perdre demain. Il faudrait connaître bien peu le pays et les hommes pour croire qu’une alliance sincère est possible entre ces deux généraux. Santa-Anna a beau s’humilier, offrir et demander le pardon de torts réciproques, protester pour sa part d’un oubli complet du passé et d’une entière adhésion aux vues de son collègue ; on est depuis trop long-temps fait à ses jongleries pour ne pas voir ce qu’elles cachent de haine et de désir de vengeance.

Tandis que cette comédie se joue sur la scène officielle du Mexique, les agitations de Sonora continuent, la Californie se détache du faisceau des états mexicains, et le Yucatan brise tout-à-fait les liens qui le rattachaient à la république. On parle d’une lettre écrite par les principaux négocians yucatèques au congrès de Washington, par laquelle ils réclameraient pour eux les bénéfices de la protection que la république du nord accordait au Texas avant l’annexion. Ainsi les choses se préparent dans ce pays à suivre leur cours inévitable : les prétentions de la race anglo-américaine sont chaque jour justifiées par les faits ; et, si l’Europe accueille les ouvertures qui lui arriveront bientôt de Mexico pour la fondation d’une dynastie, elle se trouvera avant peu en lutte directe avec l’Union républicaine, qui aspire, sans craindre de l’avouer, à la domination du vaste continent ouvert devant elle. Une lutte d’influence et de principes s’organisera bientôt au-delà des mers.


V. DE MARS.




REVUE LITTERAIRE.


Des Changemens dans le Climat de la France, histoire de ses révolutions météorologiques, par le docteur Fuster[1]. — Depuis quelque temps, des discussions assez vives se sont élevées entre les agronomes et les météorologistes au sujet de l’ancien climat de la France, les uns soutenant qu’il était, du temps de César, à peu près tel qu’il est aujourd’hui, les autres prétendant qu’il a subi et subit chaque jour de nombreuses variations. Les argumens que l’on pouvait emprunter à la science étant complètement insuffisans, quelques personnes se sont figuré que l’on pourrait être plus heureux en ayant recours aux documens historiques. Pourtant, en y réfléchissant un peu, elles auraient pu s’apercevoir tout de suite à quel point elles se faisaient illusion. La météorologie en effet est une science de création récente, et les instrumens dont elle peut disposer sont assez imparfaits pour que des observations faites aujourd’hui d’une manière suivie par des hommes instruits et intelligens laissent encore beaucoup à désirer. Comment alors espérer obtenir des résultats d’une précision satisfaisante, lorsqu’une période d’environ dix-huit siècles, pendant laquelle il n’y eut ni science ni instrumens, fournit à peine quelques vagues témoignages donnés par des écrivains en général fort ignorans ? Il y a en outre deux remarques importantes à faire pour les temps antérieurs au moyen-âge. D’abord les auteurs de l’antiquité que l’on doit consulter étaient presque tous originaires de l’Orient ou du midi de l’Europe. Ainsi Strabon était né en Cappadoce, Diodore en Sicile, Lucien à Samosate, Ammien Marcellin à Antioche. On ne saurait donc se fier au jugement qu’ils ont porté sur le climat de la Gaule, que bien peu d’entre eux connaissaient par eux-mêmes. En second lieu, pendant long-temps rien ne fut moins déterminé que les limites de la région comprise sous le nom de Gaule. Diodore, par exemple, l’étend jusqu’au-delà du Danube ; quand il vient à parler du climat de cette contrée, on ne sait donc s’il est question du climat de Bayonne ou de celui des bords du Rhin, du climat de Brest ou de celui des rives du Danube, entre lesquels il a dû toujours exister des différences bien tranchées. C’étaient là des difficultés assez graves, et elles auraient dû arrêter les faiseurs de systèmes. Cependant l’Académie des Sciences était saisie en 1845 d’un mémoire de M. Fuster sur la question de l’ancien climat de la France. Ce mémoire a servi de base à un gros volume que l’auteur vient de publier, et où il expose très en détail les résultats des recherches auxquelles il s’est livré.

Dans les premiers chapitres de son livre, M. Fuster soutient que le climat de la Gaule, très froid du temps de César, s’échauffa peu à peu jusqu’au VIe siècle, et, pour le démontrer, il a rassemblé un grand nombre de passages grecs et latins dont plusieurs ont le défaut de ne prouver absolument rien. Ainsi, qu’Aristote prétende que l’âne ne naît pas en Gaule, parce que la Gaule est une région froide ; que Cicéron s’écrie en plein sénat : « Quoi de plus âpre que ces contrées ! » que Pétrone dise : « Je restai plus froid qu’un hiver de la Gaule ; » que Polybe, Tite-Live, Silius Italicus, Claudien, décrivent plus ou moins poétiquement les glaces et les neiges des Alpes et des Pyrénées, de tout cela on ne peut raisonnablement tirer aucune conclusion, malgré le dire de M. Fuster qui semble y avoir attaché une grande importance. Toutefois il a invoqué des textes plus sérieux pour soutenir les trois faits principaux sur lesquels il appuie sa théorie, savoir : la congélation fréquente des fleuves et des rivières, l’époque tardive de l’entrée des troupes en campagne, l’extension progressive de la culture de la vigne ; mais une vérification scrupuleuse des textes qu’il a cités nous autorise à contester tous les résultats auxquels il annonce être parvenu, car les erreurs et les inexactitudes fourmillent dans son livre. Nous ne citerons qu’un exemple. Voulant prouver que les fleuves de la Gaule gelaient très fréquemment, M. Fuster allègue le témoignage de Diodore de Sicile, dans la bouche duquel il met ces paroles : « Toutes les rivières navigables de la Gaule, sans en excepter le Rhône, gèlent aisément. » Prenant ensuite cette assertion pour point de départ, il n’hésite pas à calculer l’intensité du froid nécessaire pour la congélation du Rhône, puis le maximum moyen du froid de la Gaule. Malheureusement, pour arriver à ces résultats curieux, il a fallu dénaturer singulièrement la pensée de l’historien grec. Diodore en effet, après avoir énuméré parmi les fleuves de la Gaule le Rhône, le Rhin et même le Danube, se borne à dire : « Il y a encore beaucoup d’autres fleuves navigables : presque tous gèlent de manière à former un pont sur leurs eaux. » Les deux passages, on le voit, ne se ressemblent guère. Les mots aisément et sans excepter le Rhône, sur lesquels repose toute l’argumentation de M. Fuster, nous ne les avons rencontrés que dans sa traduction.

M. Fuster n’a pas été plus heureux avec le moyen-âge qu’avec l’antiquité. Suivant lui, le climat de la France s’échauffa progressivement depuis le VIe siècle jusqu’à la fin du vraie, puis se refroidit de nouveau à partir de cette époque. « L’élévation de la température, dit-il, résulte des faits très suivis observés par Grégoire de Tours et par les chroniqueurs des monastères. A la fin du VIe siècle, des chaleurs précoces et longues amenaient presque chaque année des floraisons et des fructifications hâtives, ou des floraisons et des fructifications multiples. En 580, les arbres fleurirent au mois de septembre ou d’octobre ; en 582, ils fleurirent au mois de janvier ; en 584, on eut des roses dans le même mois, etc. » Suivent quatre autres faits du même genre. — En se figurant trouver dans Grégoire de Tours une série d’observations très suivies, et en voulant baser une théorie sur ces prétendues observations, M. Fuster, a commis une singulière méprise. Les chroniqueurs du moyen-âge, qui cherchaient toujours dans les phénomènes astronomiques et météorologiques l’annonce des événemens futurs, mentionnaient uniquement les faits sortant de l’ordre naturel : il est facile de s’en convaincre, en lisant un des passages que cite plus haut M. Fuster. « En cette année, dit Grégoire de Tours (liv. VI, ch. 44), il apparut dans les Gaules de nombreux prodiges (prodigia), et de nombreuses calamités affligèrent les peuples, car on vit des roses au mois de janvier, etc. » Ainsi les faits que Grégoire appelle des prodiges, M. Fuster nous les donne comme indiquant l’état normal du climat. De ce que les historiens de ces siècles d’ignorance ont mentionné à l’occasion la naissance d’enfans à deux têtes ou sans bras, l’apparition de géans, etc., il serait tout aussi logique d’en conclure que la race humaine était jadis autrement conformée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Cependant, avec un peu d’attention, M. Fuster aurait pu s’apercevoir qu’il faisait fausse route, car, bien que la chronique qu’il a citée embrasse, à partir du deuxième livre, le long espace de cent soixante-quatorze ans, il n’a pu parvenir à en extraire que les sept ou huit faits mentionnés plus haut.

Nous nous garderons bien de suivre M. Fuster dans la discussion des preuves qu’il a voulu tirer de la culture de la vigne : quoi qu’il en dise, il n’est certainement pas besoin de recourir à l’hypothèse du changement de climat pour expliquer comment, après la conquête romaine, la vigne s’étendit peu à peu dans toutes les parties de la Gaule. Ce ne fut là qu’une des conséquences nécessaires et immédiates des progrès de l’agriculture et de la civilisation. Si des vignobles existant au moyen-âge ont actuellement disparu, c’est que maintenant les frais de cette culture coûteuse ne seraient plus compensés par les produits, tandis qu’il n’en était pas de même il y a sept ou huit siècles. A mesure que les relations commerciales, prenant un plus grand développement, facilitèrent l’échange des productions du nord et du midi, à mesure que les agriculteurs devinrent plus éclairés et plus intelligens, c’est-à-dire à mesure que l’on se rapprochait de notre époque, on vit la culture de la vigne être peu à peu abandonnée dans les pays tels que la Bretagne et la Normandie, où elle devenait chaque jour de plus en plus improductive.

En résumé, M. Fuster avait entrepris de résoudre une question à peu près insoluble : au moyen de textes mal interprétés, d’assertions gratuites et que rien ne justifie, il est parvenu à composer un livre qui, au premier abord, offre toutes les apparences de l’érudition consciencieuse. Pour nous, après un examen approfondi, nous devons déclarer que toutes les conclusions de l’auteur sont inadmissibles, et nous regrettons qu’il ait perdu, sur un sujet aussi mal choisi, un temps qu’il aurait été facile d’employer d’une manière plus profitable pour la science.


— IL Y A DES PAUVRES A PARIS[2]. — On a mis jusqu’ici dans la science économique beaucoup de chiffres, beaucoup de raisonnemens, beaucoup de systèmes : ne serait-il pas bon d’y mettre aussi un peu de cœur ? L’auteur du livre dont nous allons parler est une femme ; le sentiment l’a guidée dans son pèlerinage à travers les régions basses de la société où se traînent toutes les misères. Il y a deux manières de plaider la cause du paupérisme : on peut s’adresser à ceux qui souffrent pour leur enseigner leurs droits ou leurs devoirs ; on peut aussi adjurer les heureux du monde de venir au secours de leurs frères déshérités. C’est ce dernier parti que choisit l’auteur : riche, il se range par le cœur du côté des pauvres ; il se fait en quelque sorte leur interprète, et raconte avec émotion les maux de la classe ouvrière. Travail excessif, pénible, mal rétribué, voilà en général le lot de cette classe. Si le corps s’exténue, l’ame languit bien autrement sous le poids de cette fatigue morne et continue. Les liens de famille se relâchent. Ces lèvres auxquelles les sources de lait et de miel sont défendues vont se désaltérer aux bourbiers. Le travail matériel dévore l’esprit ; l’ouvrier devient une machine souffrante. Il n’y a plus de famille, plus d’union conjugale, sanctifiée le dimanche par la prière en commun et par des délassemens honnêtes ; il y a l’homme sans la femme, la femme sans l’homme, l’un et l’autre sans. Dieu.

L’auteur de ce petit livre écarte avec soin les prétextes que se donne le riche habituellement pour ne point s’attendrir sur le sort du pauvre. Le pauvre a ses défauts sans doute ; mais les hommes et les femmes des classes riches n’ont-ils pas dans le cœur les mêmes instincts désordonnés ? Toute la différence vient de ce que l’éducation, utile enchanteresse, a endormi chez ces derniers, avec un gâteau de miel, les grossiers appétits de notre nature inférieure. Chez les gens du peuple, au contraire, ce sont les facultés morales qui se trouvent engourdies et comme prises de sommeil, tandis que les instincts brutaux, grossiers, cyniques, veillent et grondent. Le riche aime encore à se figurer que le pauvre a l’habitude de sa misère, qu’il a fini en quelque sorte par en prendre le pli ; mais on ne s’habitue pas à la souffrance, on s’y endurcit, et le cœur participe chez celui qui souffre de cet endurcissement physique. Les yeux se sèchent ; on devient insensible pour les siens après l’avoir été pour soi-même. Les pauvres, dit-on, haïssent les riches ; que font les riches pour en être aimés ? Il y a d’abord les riches égoïstes qui écartent d’eux tous les soupirs et toutes les réclamations de la faim. Il y a les tièdes, dont la charité chimérique ne donne que des larmes. Enfin il y a les généreux, les bienfaisans : ceux-là même, que donnent-ils ? comment donnent-ils ? Ils donnent de l’argent, et ils le donnent par intermédiaire.

Mme Agénor de Gasparin n’approuve guère la charité indirecte qui s’exerce par la voie des associations de bienfaisance. Ce qu’elle conseille par-dessus tout, ce qu’elle prêche avec la grace et aussi avec l’autorité de l’expérience, c’est la charité d’homme à homme, de main à main, d’ame à ame. Voilà le lien délicat que l’auteur propose aux riches pour rattacher la classe qui possède à celle qui ne possède pas. Il y a chez nous comme deux sociétés qui tendent à se séparer de plus en plus. Chaque jour, la richesse augmente, la pauvreté augmente, et entre les deux un abîme se creuse. Cet abîme, qui le franchira ? La charité seule a des ailes qui défient toutes les distances. Imposer la bourse des heureux du monde, ce serait leur rendre service. Le riche est seul ; le pauvre est seul. Cette solitude morale engendre chez l’un la tristesse, chez l’autre le désespoir. Compte-t-on d’ailleurs pour rien le reproche indirect qu’adresse aux heureux du monde la plainte sans cesse renaissante du malheureux ? On défend bien sa porte aux importunités de la misère ; mais défend-on ses yeux contre la vue des infirmités et des haillons qui s’étalent tristement sur le pavé des rues ? La voix du pauvre arrive bien affaiblie sans doute aux oreilles du riche, mais elle arrive. On a beau la déguiser dans les concerts au profit des indigens sous les sons agréables de la musique, cette voix ne laisse pas que de troubler le riche égoïste au milieu de ses prospérités muettes. A travers le nuage de parfums et d’encens qui les entoure, des jeunes filles dansent dans un salon ; si par hasard survient quelque dame quêteuse, nos danseuses entrevoient des mains amaigries qui s’étendent vers elles du dehors en demandant l’aumône. La pauvreté est partout ; on a beau faire, ce spectre pénètre avec son cilice couvert de cendre dans les boudoirs les mieux dorés, ici sous la forme d’une lecture, là sous la forme d’une vieille solliciteuse qui s’introduit malgré la consigne. Puisque le riche ne peut fuir la présence de la misère, que ne va-t-il bravement la chercher de lui-même sur le lit de paille où elle languit ? Ce serait le moyen de ne plus rougir devant l’ombre importune du malheureux. Mme Agénor de Gasparin lui conseille, pour échapper à cette honte pénible, de se faire pauvre une fois par hasard. Se faire pauvre pour le riche, c’est visiter ceux qui souffrent, les aimer, leur distribuer, avec les secours matériels qui soulagent le corps, l’aumône morale qui va au cœur. L’auteur convie surtout les femmes à cette œuvre chrétienne. L’action des femmes est de notre temps comme celle, du lierre, qui relie et qui maintient ; leur charité entoure, entrelace, rattache les parties de l’édifice moral qui menacent ruine, et, grace à leur pénétrante influence, la société résiste aux coups de vent impétueux.

Ce livre est un bon livre, et surtout un livre pratique. On y trouve moins de statistique que d’observation personnelle et d’attendrissement sincère. Le tableau de la misère à Paris est d’une personne qui a vu, d’un témoin aimable qui a mis sa main blanche et aristocratique dans la main de la pauvre ouvrière malade. Une grace puritaine, une compassion toute biblique, révèlent assez la religion de l’auteur, qui professe d’ailleurs pour toutes les communions chrétiennes une estime tolérante. Mme Agénor de Gasparin s’adresse surtout à la conscience individuelle ; la morale de son livre pourrait se résumer ainsi : Donnez vous-même, et donnez bien. La valeur du don ne se mesure pas toujours à l’étendue ; une faible aumône, sur laquelle le cœur a marqué son empreinte, vaut mieux qu’une aumône plus forte, à laquelle le sentiment et les bons conseils demeurent étrangers. S’il faut tout dire cependant, nous croyons les moyens que propose l’auteur insuffisans pour tarir la source du mal. Les yeux dû pauvre contiennent plus de larmes que la main d’une femme du monde, si charitable qu’elle soit, n’en peut essuyer. Il y a deux erreurs à combattre dans la question du paupérisme. Quelques économistes, s’exagérant l’action de la société, croient que l’état peut seul soulager victorieusement la misère ; d’autres, méconnaissant ce que cette puissance des moyens publics a de réel et d’efficace, se persuadent que la charité individuelle peut seule diminuer la somme des souffrances. Les deux opinions sont fausses en ce qu’elles ont chacune d’absolu et d’exclusif. Il’ faut unir ces deux forces, la société et l’individu, si l’on veut arriver à un résultat complet. L’auteur a eu raison de critiquer la charité officielle, telle qu’elle se pratique maintenant ; cette charité est dérisoire ; elle donne peu, et elle donne mal. Il ne s’ensuit pas néanmoins qu’une charité publique, bien ordonnée, assise sur des bases plus larges, intelligente, comme dit Bossuet, sur les besoins du pauvre, ne fût pas à même de secourir une masse d’infortunes que la charité privée n’atteindra jamais.

Ce qui recommande avant tout le livre de Mme Agénor de Gasparin, c’est l’intention qui l’a dicté, c’est la généreuse émotion qui s’y révèle. En lisant ce petit volume, j’avais dans la mémoire, et, pour ainsi dire, devant les yeux, ce tableau du peintre David, où les Sabines se jettent au milieu des combattans pour les séparer. Il est aussi beau de voir encore de nos jours les femmes intervenir entre les partis pour modérer leurs discordes, éteindre la haine dans le cœur du pauvre, allumer la charité dans celui du riche, et rapprocher ainsi ces deux hommes qui menacent sans cesse d’en venir aux mains


LES DERNIERS EVENEMENS DE LA ROMAGNE, par M. d’Azeglio[3]. - CONSOLATIONS A L'ITALIE, OU PRELUDES A L'INSURRECTION, par M. Ricciardi[4]. — Depuis 1796, les libéraux italiens se divisent en deux partis : l’un cherche l’indépendance, l’autre la liberté de l’Italie ; le premier sacrifie les principes à une seule idée, celle d’affranchir la péninsule du joug de l’Autriche ; le second sacrifie les princes, l’absolutisme et la papauté à la nécessité de constituer l’unité italienne par la force d’une révolution. A chaque événement, les deux partis se trouvent en présence ; aujourd’hui encore, leurs projets se combattent dans l’ombre des sociétés secrètes. La brochure de M. d’Azeglio, le livre de M. Ricciardi, viennent constater de nouveau ces deux tendances opposées du libéralisme italien.

M. le marquis Massimo d’Azeglio est à la fois peintre et poète : on a pu remarquer ses tableaux, il y a quelques années, à l’exposition du Louvre, et ses romans ont rendu populaires en Italie quelques épisodes du XVIe siècle. La domination des Borgia, les derniers momens de Florence, les derniers condottieri, tels sont les sujets qu’il a mis en scène. Par sa brochure sur l’insurrection de Rimini, le poète entre dans une nouvelle phase ; ici le patriotisme romanesque a cédé la place à la prudence, à la sagesse. On peut même reprocher à M. d’Azeglio l’excès de ces qualités. A la vérité, il dévoile franchement les désordres de l’administration pontificale ; il ne ménage pas la cour de Rome ; suivant lui, une réforme est nécessaire. Malheureusement M. d’Azeglio ne reste pas toujours sur le terrain des faits, il touche aux principes, et c’est alors qu’à force de précautions, à force de glisser avec dextérité entre les princes et l’Autriche, il arrive à envelopper ses affirmations de tels ménagemens, de telles réticences, que le lecteur cesse de le comprendre. S’agit-il de juger les insurgés de Rimini, il n’ose pas les absoudre ; il les plaint, il les blâme, puis il montre qu’une force supérieure, irrésistible, les poussait à l’émeute. Que faire sous le joug des prêtres, qu’il déclare insupportable ? Souffrez, dit-il, il faut attendre. Il ne veut pas savoir au juste quels sont les droits du peuple ; il invite les Italiens à imiter la résignation de la Pologne, et cette parole lui échappe quelques jours avant l’insurrection de Cracovie, qui vient donner un fâcheux démenti au poète. De concession en concession, M. d’Azeglio arrive à donner l’adhésion la plus explicite aux idées de M. le comte Balbo, qui laisse pour toute consolation à l’Italie l’espoir de voir le roi de Sardaigne s’établir en Lombardie. Il paraît, au reste, que ces idées trouvent faveur à Turin ; depuis deux ans, il circule en Piémont une médaille où le roi Charles-Albert est représenté entouré des grands hommes de l’Italie ; au revers, on voit un lion masqué qui déchire l’aigle impériale. La Gazette de Turin montre aussi depuis quelque temps une certaine aigreur contre l’Autriche. La brochure de M. d’Azeglio, pour peu qu’elle fût appuyée par les organes du cabinet piémontais, pourrait soulever une discussion piquante entre les journaux absolutistes de l’Italie.

Ce n’est pas l’excès des ménagemens que nous reprocherons à M. Ricciardi. Exilé du royaume de Naples, inébranlable dans sa foi républicaine, il se livre sans réserve à une indomptable indignation contre les gouvernemens italiens. On devine que l’exilé beau jeu contre le demi-libéralisme de ses adversaires. Pour défendre l’indépendance italienne, ceux-ci en sont réduits à se rallier autour des princes, à menacer l’Autriche par le pape, par les rois de Naples et de Piémont ; il y en a même qui comptent, pour arriver à la nationalité italienne, sur la conquête pleine et entière de l’Italie par l’Autriche. M. Ricciardi n’a pas de peine à montrer que Grégoire XVI ne se mettra pas à la tête d’une insurrection pour chasser l’Autriche au-delà des Alpes ; il n’est pas non plus embarrassé de réunir contre les princes des griefs assez nombreux pour décourager les partisans les plus déterminés de l’absolutisme italien. Il ne reste donc, selon M. Ricciardi, qu’à s’insurger contre le système austro-pontifical ; l’insurrection est la seule espérance, la seule consolation, le seul conforto qu’il présente à ses compatriotes. Comment soulever la péninsule ? Ici le patriote rencontre une seule, mais très grave difficulté. « Le peuple, dit M. Ricciardi, ne s’insurge pas, il n’y a qu’un moyen de l’entraîner à la rébellion, les idées de liberté et d’indépendance n’arrivent pas jusqu’à lui. » Après un tel aveu, il n’y a plus qu’à fermer le livre, et malheureusement c’est alors que M. Ricciardi se donne libre carrière ; son imagination supplée à la réalité, il compte les soldats du Piémont, de Naples, de tous les états italiens ; il met sur le pied de guerre quatre cent mille hommes, personne ne résiste : l’insurrection marche au pas de charge, l’Autriche est culbutée, on proclame la république. Tout ou presque tout est prévu par M. Ricciardi, la marche de l’insurrection du midi au nord, la dictature qui se constitue, les institutions nouvelles, même la police patriotique, qui devient une fonction sainte exercée par les sages de la nation. Enfin l’Italie, en s’agitant, ébranle l’Europe, et le monde se renouvelle, grace à l’insurrection italienne. Nous ne voulons pas disputer ici la Corse à M, Ricciardi : il nous l’enlève ; cependant la Belgique, la Suisse française, la Savoie, les bords du Rhin, offerts à la France, nous rassurent un peu sur l’issue des négociations à venir. En attendant le moment du combat, les Italiens doivent préparer l’insurrection par l’instruction primaire, par la lecture des livres à l’index, par les sociétés secrètes, et surtout en s’efforçant de parler le toscan le plus pur.

Que M. Ricciardi ne s’y méprenne pas, nous respectons sa foi, ses principes, ses droits : l’émigré nous est sacré ; nous voudrions seulement qu’il n’encourût pas les reproches adressés si justement par lui-même à ceux qui rêvent l’indépendance sans la liberté. S’il est triste de voir un libéralisme en déroute sous le coup des proscriptions transiger d’avance avec des princes qui n’ont jamais transigé, il n’est pas sage non plus de trancher d’avancé mille questions qui ne peuvent être résolues que par des événemens dont le premier caractère est d’éclater spontanément, d’échapper à toute prévision. Ce que l’on doit proclamer, c’est que les peuples italiens ont droit d’entrer dans l’ère des constitution : il n’y a ni obstacles, ni malheurs, ni supplices, ni armées, qui puissent détruire ce droit de tous les peuples à la liberté et à l’indépendance. Que l’on proclame donc le droit de l’Italie, qu’on attaque l’illégalité de l’absolutisme, que l’on amène les gouvernemens à rougir de leurs violences, qu’on montre la raison et le droit supérieurs même à la force : jusque-là le rôle du publiciste est légitime, sérieux, élevé. M. d’Azeglio n’a pas entièrement manqué à ce rôle, M. Ricciardi l’a mieux rempli encore ; tous deux cependant se sont heurtés contre un écueil, l’un en prophétisant la royauté piémontaise, l’autre la république italienne ; mais les deux publications se complètent en quelque sorte l’une par l’autre, et les deux excès s’entredétruisent. Il importe de ne pas l’oublier : quiconque se place hors du droit pour juger les questions italiennes s’égare forcément dans l’utopie. C’est l’imagination qui remplace alors la conscience ; les rêves se substituent aux idées, et dans ce jeu d’esprit c’est non-seulement la politique, mais la réalité même qui disparaît.


— Chaque jour, d’intéressantes publications attestent l’attention avec laquelle on suit en France le mouvement poétique de l’Allemagne. L’auteur d’un récent ouvrage[5] sur la poésie lyrique en Allemagne, M. Martin, ne se contente pas d’apprécier des poètes qu’il aime, il veut les faire connaître, les faire aimer aussi. La citation vient souvent compléter l’éloge, et le lecteur acquiert sans effort l’intelligence d’une poésie qui, malgré tant clé travaux, tant d’études diverses, nous garde encore bien des pages ignorées, bien des beautés incomprises. Il est à regretter toutefois que l’auteur n’ait pas consacré une étude plus développée à quelques poètes contemporains, tels que Dingelstedt, Prutz, etc., que M. Saint-René Taillandier appréciait naguère ici même. Ces poètes méritaient à divers titres qu’on leur appliquât le procédé d’analyse qui, dans le livre de M. Martin, recommande les pages sur Platen.


— Il vient de paraître une traduction française des lettres que Jean Hus écrivit à ses disciples et à ses amis durant son exil et dans sa prison à Constance. Ce travail est dû à M. de Bonnechose. Cette collection, qui paraît aujourd’hui pour la première fois en notre langue, a été publiée, il y a trois siècles, par Luther, à l’occasion de la convocation d’un concile général. M. de Bonnechose a conservé la préface et quelques notes que Luther joignit à l’édition latine. Ce volume, d’un assez grand intérêt pour l’histoire religieuse, complète, à titre de document, l’ouvrage du traducteur sur les Réformateurs avant la Réforme.




  1. Paris, Capelle, 1845, in-8o.
  2. Un vol, in-18, chez Delay, rue Tronchet.
  3. Ultimi casi della Romagna. Livorno, 1846.
  4. Conforti all’ Italia overo preparamenti all’ insurrezione. Paris, 1846.
  5. Un vol in-8o, chez Jules Renouard.