Revue littéraire - 15 janvier 1849

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Revue littéraire - 15 janvier 1849


REVUE LITTÉRAIRE.




LES LIVRES ET LES THÉÂTRES.




S’il y a lieu de se laisser distraire des paisibles intérêts de l’art par les agitations publiques, n’y a-t-il pas aussi, pour ceux du moins que la mêlée et le bruit attirent peu, un plaisir mystérieux et bizarre à rester fidèles à la cause de l’imagination et de l’esprit, au moment même où cette cause est désertée, trahie ou compromise par de tumultueux entraînemens ? Cette fidélité posthume, cette étude, attentive encore au milieu de tout ce qui préoccupe ou absorbe, n’est-elle pas pour les délicats un moyen de protester, à leur manière contre cette funeste tendance qui, aux époques de crise, pousse presque tous les esprits, sans distinction d’aptitude, à toucher au gouvernail, à prendre part à la manœuvre, oubliant que c’est au contraire en se maintenant dans le cercle fixe par leurs vocations ou leurs habitudes qu’ils peuvent concourir à la prospérité de l’ensemble ? Quoi de plus instructif, d’ailleurs, et de plus attrayant, que de suivre, dans leurs phases parallèles, dans leurs infortunes partagées, la société et l’art, aux prises avec les émotions, les anxiétés révolutionnaires ! L’homme que ces émotions attristent et froissent, qui ne les croit pas absolument nécessaires au bonheur du genre humai ne trouve une espèce de revanche, d’indemnité intellectuelle, à prouver, par de récens et irrécusables exemples, que toutes les républiques n’ont pas leur Phidias et leur Périclès, leur Euripide et leur Platon. Prise à ce point de vue, l’étude dont nous parlons amènerait à dire, sur la période qui vient de s’écouler, bon nombre de vérités aussi piquantes que des malices ; mais il y a aujourd’hui mieux à faire qu’à contenter des rancunes légitimes, à proclamer des vérités évidentes. Il est un aperçu plus élevé, plus pacifique, plus conforme aux prédilections studieuses : c’est celui qui consiste, non pas à rendre la politique responsable des défaillances et des misères de l’art, mais à considérer cet art en lui-même, à voir comment il pourrait répondre aux nécessités, aux convenances du moment, quelles peuvent être sa place, son utilité, dans cette société chancelante entre la secousse d’hier et l’incertitude de demain ; par quels moyens enfin, au lieu de succomber comme tout ce qui est maladif et faible, aux atteintes qui le frappent, il réussirait comme tout ce qui porte en soi des élémens de force et de vie, à se retremper dans l’adversité même. On le voit, ce procédé est le plus généreux, le plus consolant, le plus fécond : tout en accordant, ce que personne ne conteste, que certaines révolutions sont désastreuses pour l’art, il cherche à prouver que l’art, comme la nature, son immortel modèle, peut trouver dans ces désastres un rajeunissement douloureux, et faire sortir de la destruction une fertilité nouvelle.

Ces catastrophes qui transforment subitement la société tout entière, dans ses plus légères surfaces comme dans ses plus intimes profondeurs, doivent exercer sur les choses de l’esprit deux influences contraires, bien qu’également logiques : d’une part elles détruisent, de l’autre elles excitent. Il y a en elles une faculté dissolvante qui annule les inspirations de la veille, rompt toute proportion entre l’œuvre, le modèle et l’auditoire, déplace toutes les conditions de succès et fane en un jour les idées les plus fraîches. En même temps, elles créent des aspects nouveaux ; elles introduisent dans le monde, dans les mœurs publiques et privées, des physionomies imprévues, qui sont autant de provocations et d’avances faites à l’art contemporain et prêtes à se traduire en œuvres originales et attractives ; œuvres enthousiastes, où le lyrisme et l’expansion dominent, si l’événement qui les suggère est réellement une conquête de l’esprit moderne, une étape de plus dans la marche des intelligences ; œuvres satiriques et railleuses, si la révolution qu’elles commentent ressemble à une méprise plutôt qu’à une victoire, si elle menace les distinctions de l’esprit non moins que celles de la fortune, si la civilisation, l’atticisme et le goût croient avoir de bonnes raisons pour se ranger du parti des retardataires, pour se plaindre qu’on les fasse aller trop vite, où même qu’on les verse en chemin. Ainsi, à défaut de lyrisme, une révolution doit inspirer la satire ; si Pindare et Tyrtée lui manquent, elle peut rencontrer Aristophane. N’empiétons pas ici sur les droits de cet Aristophane désiré, et évitons poliment de dire quel genre d’inspiration devait surtout provoquer ce qui s’est passé sous nos yeux.

Cependant, à côté de ceux que les révolutions dispersent où annulent, et de ceux qu’elles éveillent ou inspirent, il existe un troisième groupe, celui des studieux et des sages, qui, se renfermant dans leur sphère paisible, continuent, malgré la tempête, à se réchauffer aux rayons du beau, au souffle tiède et vivifiant de l’art pur, à peu près comme ces plantes précieuses, qui, défendues par un léger vitrage contre le givre et le vent, ne laissent accès auprès d’elles qu’aux rayons du soleil et aux brises printanières. La floraison de ces esprits d’élite n’est pas sujette aux variations de l’atmosphère extérieure ; ce qu’ils aimaient et recherchaient hier, ils l’aimeront et le rechercheront demain, sans que leur étude en soit moins ardente et moins opportune. Plus tard, à distance, lorsque se dissipe la poussière de la lutte, lorsque l’optique lointaine, changeant peu à peu chaque proportion, grandit ce qui semblait petit, diminue ce qui paraissait grand, les œuvres de ces hôtes heureux des régions sereines, étouffées à leur début par la tourmente et le bruit, reprennent leur valeur et leur place, indépendantes des événemens qui retentissaient pendant leur éclosion silencieuse. Si ces événemens s’y reflètent c’est seulement comme ces nuages qui assombrissent un moment l’azur des lacs, sans que l’onde y perde rien de sa transparence et de sa limpidité. Leur date même devient alors un titre et un attrait de plus et, si l’on se souvient qu’elles ont été écrites pendant que vociféraient les tribuns, les sophistes et les démagogues, on se sent porté à admirer davantage ce culte austère et doux qui protége si bien ses fidèles contre les troubles de l’intelligence et les éclipses du bon sens.

C’est à ces trois sortes de littératures, à celle que les révolutions amoindrissent, à celle qu’elles provoquent, et à celle qu’elles respectent, qu’appartiennent les ouvrages, hélas ! bien rares dont la critique peut aujourd’hui s’occuper. Ainsi, pour commencer par ce qui nous semble le plus digne de nos respectueuses et sympathiques préférences, qu’est-ce que le Ballanche de M. Ampère, sinon un de ces livres discrets, sanctuaires à demi voilés au seuil desquels viennent mourir les passions et les murmures du dehors, œuvres où l’attrait d’une impérissable jeunesse supplée au mérite d’une actualité fugitive, parce qu’elles reposent sur ce qui ne vieillit pas : l’expression juste, mesurée, délicate, d’un sentiment vrai, traduit, dans une forme exquise, par un esprit éminent ! Parmi les physionomies littéraires de notre siècle, il en est peu de mieux acceptées et de moins connues que M Ballanche. On l’admire de loin, comme si l’on craignait de voir, en se rapprochant, s’altérer la clarté et l’ordonnance des lignes. C’est que, chez M. Ballanche, le penseur préoccupé d’une formule philosophique, l’initiateur symbolique et sacré, a fini par prévaloir, aux yeux du public, sur l’homme au cœur affectueux et simple, sur l’artiste au sentiment pur et élevé. Le côté un peu sibyllin, et, pour tout dire, palingénésique du philosophe, a fait tort au côté attrayant et accessible du poète d’Antigone et d’Orphée. M. Ampère s’est proposé de rétablir la perspective et l’accord entre ces deux faces diverses du génie de M. Ballanche. Ainsi qu’il le dit lui-même, « il a voulu pénétrer dans le temple avec les initiés, et, sans lever le voile des symboles, conduire le lecteur dans les parties les plus éclairées du temple, et lui en faire admirer les beautés. » Pour accomplir cette tâche, M. Ampère, qu’une amitié héréditaire unissait à l’illustre mort, a fait alterner, dans son livre, ses appréciations affectueuses et pénétrantes avec des passages extraits de la correspondance et des œuvres de M. Ballanche, et choisis avec assez de tact pour composer de ces fragmens épars un harmonieux ensemble. On comprend aisément combien ce procédé si simple, si favorable à la vérité biographique, devait convenir à la reproduction fidèle, animée, de cette figure un peu estompée déjà par le lointain et le vague. Plus le caractère, le talent et la vie de M. Ballanche avaient manqué de ces grands épisodes qui cisèlent d’eux-mêmes et mettent en relief la plupart des hommes célèbres, plus il avait vécu dans le clair-obscur des sentimens doux, calmes, intimes, étrangers aux événemens qui feront de l’histoire de nos illustres une page de notre histoire générale, plus aussi il importait qu’une main amie, ingénieuse, dévouée, recueillit, dans l’intimité même, les procès-verbaux de cette vie silencieuse, les éclairât par d’intelligens commentaires, et, pour continuer l’image que M. Ampère affectionne, sût attirer vers le temple, en dégageant les parties restées obscures, en complétant, dans le même style, les portions inachevées. Grace à cette communauté précieuse que comportent les amitiés véritables, on ne sait plus, en lisant cet ouvrage, à qui, de M. Ballanche ou de M. Ampère, appartiennent tous ces dons heureux de sentiment et de style, et l’on se dit qu’il faut que le portrait soit bien ressemblant, puisqu’il s’est presque confondu avec le modèle.

Ne devons-nous pas ranger aussi dans la catégorie de ces livres d’élite qu’on peut apprécier et lire en dehors de toute préoccupation du dehors, le Port-Royal de M. Sainte-Beuve, dont le troisième volume a été terminé et publié malgré les circonstances si peu propices au recueillement littéraire ! C’est un symptôme digne de remarque et honorable pour notre époque, que ce concours de plusieurs esprits éminens s’empressant, pendant ces dernières années, autour des hommes et des œuvres qui se rattachent au souvenir de Port-Royal, de cette grande et austère phase de la philosophie et de la langue françaises. N’y avait-il pas quelque chose de caractéristique, et une sorte de pressentiment solennel dans cet empressement des studieux et des penseurs auprès des statues vénérées, pendant que le reste de la littérature s’abandonnait aux délices et à l’ivresse du festin ? Ainsi, dans une ville menacée, les sages se groupent au pied des images de leurs ancêtres et de leurs dieux lares ; tandis que les fous s’étourdissent au choc des verres et au bruit des joyeuses chansons.

Quoi qu’il en soit, les divers travaux consacrés à Port-Royal où à quelques-uns des hommes qui en sont la gloire, le beau livre de M. Cousin, celui de M. Faugère, les Études de M. Vinet, ont laissé parfaitement intacte et complète la tâche de l’auteur de Port-Royal. M. Sainte-Beuve, d’ailleurs, est un de ces esprits dont il est difficile d’amoindrir où d’entamer le domaine ; car ils ont moins les allures du propriétaire qui creuse, plante où bâtit, que celles de l’abeille qui butine, que rien ne limite dans son vol, et dont la propriété est partout où se rencontre une fleur à respirer, un suc délicat à recueillir. Cette faculté aérienne, ailée, comme dit Platon, donne un grand charme aux recherches biographiques, aux analyses délicates, aux inductions ingénieuses de M. Sainte-Beuve, et lui assignent une place à part qu’aucun empiétement ne peut menacer. Dans ce troisième volume comme dans ses autres écrits, on trouve, à un haut degré, ce don précieux de compréhension historique et littéraire, ce talent attractif, aimanté, qui, en se fixant, en se recueillant sur un sujet, y fait arriver peu à peu et y combine tout ce qui peut le rendre plus attrayant et plus clair, plus varié et plus complet ; talent qui ajoute à la critique la grace de l’invention, qui fait goûter, en pays connu, les plaisirs de la découverte, et qui, toujours plus rare dans nos temps d’éparpillement et de gaspillage, nous a donné, cette fois, un bon livre et un bon exemple.

Notre tâche, à nous, serait trop douce, si nous pouvions nous maintenir, avec ces écrivains éminens, dans cette sphère où ne nous atteignent plus les préoccupations politiques. Maintenant qu’il nous faut descendre et jeter nos regards sur cette littérature courante qui se trouve forcément en contact avec les événemens, soit pour s’en inspirer, soit pour en souffrir, nous sommes frappé (j’allais presque dire réjoui) du désarroi de ce genre dont la vogue fit scandale, il y a quelques années, parmi les vrais amis des lettres, et que nous ne pourrions incriminer aujourd’hui sans imiter notre aïeul Brennus, et manquer au respect que l’on doit aux vaincus. Ces malheureux romans qui s’étalent encore dans le feuilleton de certains journaux nous font l’effet de ces rez-de-chaussée envahis par une inondation, et qui, devenus inhabitables, ont forcé les propriétaires de transporter au premier étage leurs meubles, leurs papiers et le centre de leurs affaires nous n’irons pas mettre le pied au milieu de tout ce dégât, et signaler, pour mémoire, les œuvres individuelles ou collectives de MM. Dumas et fils, où les Péchés de. M. Eugène Sue. Cependant ce dernier nom nous suggère une remarque qui peut trouver ici sa place. Roi du roman-feuilleton, M. Eugène Sue a pu long-temps en être pris comme la personnification la plus complète, la plus populaire. Dans ses ouvrages les plus célèbres, il s’est efforcé de mêler, à des doses habiles, deux élémens bien divers de popularité : les prédications d’un socialisme qui commençait à poindre, et la peinture sensuelle des jouissances que donne la richesse. Ces deux élémens combinés, grossis par les passions démagogiques, ont puissamment concouru à la révolution de 1848 ; ils lui ont servi de prélude, de cortége et de commentaire, et c’est justement cette révolution qui a détruit la vogue du feuilleton-roman, amené la déchéance des maîtres du genre, et condamné M. Eugène Sue à raconter dans le désert. Ceci pourrait lui fournir la morale de ses dernières histoires, et lui rappeler, sous forme de proverbe, qu’on est souvent puni par où l’on a péché.

Non, ce n’est pas là que peut être aujourd’hui le succès, le mouvement littéraire. En remuant violemment les esprits, en détournant les imaginations de tout ce qui leur paraissait offrir des séductions et des prestiges, la révolution devait en pousser au moins quelques-unes dans une voie nouvelle ; et, puisqu’il n’y avait malheureusement lieu ni à l’enthousiasme, ni à l’hymne, ni au dithyrambe, l’épigramme, la satire, le pamphlet, devaient nécessairement éclore dans ces couches un peu inférieures où le roman était étouffé. Cette donnée nouvelle a-t-elle réellement fait naître une œuvre qu’on puisse appeler le pamphlet de notre temps ? Junius est-il ressuscité ? La démagogie a-t-elle à ses trousses un Paul-Louis Courier, comme l’avait eu l’absolutisme ? Pas encore : le champ est fertile, la moisson est belle ; mais le moissonneur n’est pas venu. Toutefois il serait injuste de ne pas reconnaître la malice ingénieuse, la verve aimable et facile qui court, de page en page, dans le livre de M. Reybaud, Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des Républiques. Jérôme a de l’atticisme et du goût, de l’ironie et du bon sens ; il a surtout le mérite de parler à la mauvaise république comme Chrysale parle à sa sœur, en ayant soin de laisser tomber sur Philaminte quelques-uns des traits qui ne s’adressent qu’à Bélise. Nous croyons cependant, qu’on a un peu flatté Jérôme, quand on lui a dit qu’il descendait de Gil-Blas ; cette parenté n’existe qu’à ce degré éloigné où les successions mêmes cessent d’être recueillies. Ce livre, d’un tour et d’une lecture agréable, est plutôt la revanche modérée d’un bourgeois, homme d’esprit, compromis dans son bien-être et menacé dans son repos, que la protestation ardente et railleuse de la raison outragée, l’énergique Provinciale d’une société vaincue par surprise, livrée aux niais, aux fous et aux empiriques. Pour écrire cette œuvre qui n’eût pourtant pas été une œuvre du démon, il eût fallu avoir presque le diable au corps, et le diable de M. Reybaud déguise un peu trop ses griffes.

Dans une gamme toute différente, avec une verve moins fine, mais mieux accentuée peut-être, nous trouvons le livre d’un écrivain ultra-catholique, les Libres-Penseurs de M. Veuillot. M. Veuillot ne s’attaque ni aux ridicules de la démagogie, ni aux évolutions non moins comiques des consciences puritaines il livre un combat à outrance, un peu après coup, ce nous semble, aux représentans, littéraires ou autres, de l’esprit moderne. Il continue, à sa façon la campagne des fils des croisés contre les fils de Voltaire ; malheureusement les croisés, sous la plume de M. Veuillot, perdent de leurs allures chevaleresques et de leurs armes courtoises ; on les a laissés dans un tournoi, on les retrouve dans un cabaret. Voilà le trait qui me choque tout d’abord dans l’ouvrage de M. Veuillot, écrit du reste avec un incontestable talent. Je n’admets, je ne comprends que l’orthodoxie de bon ton. Je conçois très bien que l’impiété puisse être grossière : tous ceux qui attaquent la religion ne sont pas tenus d’avoir l’esprit de Candide, la finesse des Lettres persanes mais l’orthodoxie d’estaminet, la dévotion aux gros mots, le cantique chanté sur l’air du Ça ira, voilà ce qui me paraît monstrueux. Je ne répéterai pas les expressions dont se sert M. Veuillot pour qualifier ceux qu’il attaque ; il faut, pour se permettre ces licences, un degré ou plutôt un genre d’orthodoxie qui n’est pas le mien Il n’est pas impossible de démêler la cause de ce ton de crudité dévote qu’a pris l’auteur des Libres Penseurs. Il aura voulu sans doute rompre avec cette religiosité factice, avec ce christianisme mondain qu’une foule de chrétiens superficiels avaient adopté, dans ces derniers temps, comme un passeport et une mode. C’est pour éviter de leur ressembler, que M. Veuillot s’est efforcé d’être aussi impoli qu’il l’a pu. Il a prétendu faire ce qu’on appelle de la dévotion de bonne femme, et celui n’est pas, à coup sûr, de la dévotion de bonhomme ; car il est difficile d’avoir des intentions plus incisives, plus mordantes que M. Veuillot, et son livre exhale un parfum d’eau bénite au gros sel, que ne manque ni de montant, ni de haut goût. Nous lui reprocherons seulement d’avoir adopté un moyen de polémique que devrait toujours s’interdire un écrivain de quelque valeur. Discutez les faiblesses, les travers ou les ridicules de nos hommes de talent, soit ; mais qui espérez-vous convaincre quand vous dites que la poésie de lord Byron est un peu bête, que nos plus chétifs poètes de province écrivent des strophes aussi belles que celles des Méditations ou des Feuilles d’automne, et qu’il vous arrive chaque matin, de votre département, des fantaisies où des contes dignes d’être signés Musset ou Mérimée ? Eh bien ! nous serons plus juste que M. Veuillot ; nous avouerons que son livre renferme des pages, celles sur l’amour, par exemple, et celles sur la campagne, qu’un écrivain sans talent n’aurait pas pu écrire, et où brillent justement ces mérites de la poésie moderne que M. Veuillot regarde comme si faciles et si communs. Il y a six mois, un autre publiciste, de beaucoup de verve, lui aussi, et dont il convient de rappeler le nom en parlant de la littérature pamphlétaire, avait soutenu la même thèse que l’auteur des Libres Penseurs. Il avait affirmé que les chiffonniers de Paris où les bateliers du Rhône n’auraient qu’à vouloir pour écrire des odes comparables à celles de MM. Hugo et Lamartine, où même (ô juste retour des choses et des républiques d’ici-bas !) d’aussi belles histoires que celle des Girondins. Cet écrivain s’appelait Proudhon, le même qui, dans un autre accès de sophisme, avait dit : « Dieu, c’est le mal ! » Ainsi se sont rencontrés, sur le même terrain et dans le même paradoxe, deux hommes partis des deux points les plus extrêmes, l’athée et le dévot, le niveleur et l’ultramontain. Que pense M. Veuillot de ce voisinage ? Faudrait-il croire que tous les fanatismes se touchent par un côté et qu’il existe toujours une certaine ressemblance dans les argumens dont se servent les agresseurs du bon sens ?

Et cependant on doit en convenir, l’art contemporain n’a fourni que trop de prétextes à ces attaques qui lui arrivent de toutes parts et de points si différens. Si, en face de ses souffrances présentes, on se sent porté à l’amnistier, on est forcé en même temps de reconnaître qu’aujourd’hui même, au milieu de tout ce qui le frappe et de tout ce qui devrait l’exciter, l’art ne fait rien pour sortir de sa défaillance, pour s’associer aux résistances et aux luttes de la société. Quel serait, dans ces momens de crise où toutes les forces vives de la civilisation et de l’intelligence ont besoin de se prêter mutuellement une nette et prompte assistance, l’intermédiaire le plus actif, l’arène la plus commode, le lieu de rendez-vous le mieux choisi, pour une opposition spirituelle et publique aux égaremens et aux périls ? Ce serait assurément le théâtre : l’art dramatique de notre siècle, qui en est encore à chercher sa veine et sa voie, pouvait tout à coup sentir se dissiper ses langueurs et ses incertitudes devant des spectacles faits pour ressusciter la verve de Molière et l’ironie de Beaumarchais. Un coup d’œil jeté sur la Comédie française suffit malheureusement pour nous convaincre que cette nouvelle phase est encore à naître.

L’ancien répertoire du Théâtre-Français a de ces beautés que rien ne saurait effacer où amoindrir. C’est une des gloires de l’idée, qu’au lieu d’être mise en fuite par les tempêtes politiques, elle y trouve au contraire une vie énergique et résistante, et que cette portion de l’art qui s’adresse principalement à l’intelligence et à l’ame soit celle qui s’acclimate le mieux aux atmosphères orageuses. Corneille, Molière, Shakspeare surtout, s’il nous appartenait et si nous savions bien le comprendre, sont des livres immenses, toujours ouverts, où toute pensée, toute passion, tout vice, toute émotion a sa page ; et, quels que soient le rêve, le mensonge ou la vérité que poursuive un peuple, il en trouve le mot dans ces vocabulaires sublimes, offerts à l’humanité par le génie. Rien ne peut rapetisser Cinna, Tartufe, Macbeth ; les orages qui épouvantent le monde ne font que nous rapprocher de ces immortels poètes, comme ces éclairs qui font se presser autour du chef de famille ses enfans pâles et tremblans.

Le Théâtre-Français a-t-il, depuis quelque temps, tiré parti de ces vieilles et impérissables richesses ? Les grandes comédies de Molière, Tartufe, entre autres, sont jouées avec une médiocrité désespérante, où disparaissent à la fois la tradition et le sentiment de l’œuvre. Le Misanthrope est à peine essayé ; il n’y a plus d’Alceste ni de Célimène. Quant à la tragédie, on sait qu’elle repose tout entière sur la santé où l’humeur de Mlle Rachel : or, la santé de Mlle Rachel est souvent mauvaise, et son humeur rarement bonne. L’illustre tragédienne avait eu, avec le Théâtre-Français une sorte de lune de miel républicaine. La Marseillaise avait été pour elle ce qu’elle fut jadis pour la France, une transition démocratique de la monarchie à l’empire ; mais, après quelques soirées de sang impur et de sillons abreuvés, belliqueux refrains qui contrastaient passablement avec l’attitude de M. Bastide, force a été de redescendre de Rouget de l’Isle à Corneille. Alors est arrivé ce que nous avions prévu. Le ton, le rhythme, la mesure, la sobriété d’accent et de geste, tout cela était altéré par les sanguinaires couplets. Puis sont venues des discordes intestines, aigries encore par un échec très marqué dans Britannicus, et il n’en a pas fallu davantage pour que Melpomène, mécontente du public et probablement d’elle-même, se retirât pendant quatre mois sous sa tente.

Il est triste pourtant de songer à la situation anormale et désastreuse que Mlle Rachel impose au Théâtre-Français. Comme elle na pas réussi, pendant ses dix ans de règne, à donner à la tragédie une vie réelle, à en faire un centre d’action pour les artistes et les poètes, il en résulte que, dès qu’elle s’absente, la tragédie se meurt. C’est que Mlle Rachel n’est, à vrai dire, pour le théâtre contemporain, qu’une superfétation brillante : rien ne la précède, ne l’accompagne et ne la suit. Le trait caractéristique de son talent correct et pur, c’est le manque de création. Elle récite admirablement d’admirables vers, elle fouille habilement dans la poussière du passé ; mais elle n’a vivifié de son souffle ni œuvre, ni poète, ni acteurs, ni théâtre, et il suffit de son éloignement pour faire crouler le portique traditionnel et tarir la coupe tragique. Qu’est-ce donc qu’un état de choses où il dépend du caprice d’une actrice de réduire à néant toute une partie du répertoire, tout un côté de l’art dramatique ? Et qu’est-ce qu’un talent d’artiste, qui, au lieu de faire vivre ce qu’il touche, répand autour de soi des conditions d’immobilité et de mort ?

Pendant que le grand répertoire languissait faute d’interprète, cette lacune a-t-elle été comblée par quelque œuvre, quelque tentative, étincelle jaillie au choc des événemens, révélation où essai d’une comédie nouvelle à qui la révolution offrait tout à coup des élémens, des personnages, des types, des aspects inattendus ? Trouvons-nous au Théâtre-Français une trace, un indice de cette portion de l’art qui naît marche et grandit avec les transformations sociales, leur empruntant ses inspirations sérieuses ou plaisantes, et ne demandant qu’à rencontrer un vrai poète, pour ajouter aux mérite de l’à-propos les conditions d’une vie durable ? C’est en vain que nous chercherions, le Théâtre-Français n’a pas même l’air d’y songer. Le passé, le passé de la veille, celui qui nous paraîtrait déjà vieux, quand même une révolution ne l’aurait pas rendu centenaire, voilà tout ce que nous rencontrons dans ces frêles ou mornes ouvrages qu’on vient de faire passer sous nos yeux. Comme si la Comédie française avait voulu résumer, dans ses exhibitions les plus récentes, tous les genres que les exigences actuelles auraient dû justement vouer à l’oubli, elle nous a donné tour à tour une tragédie biblique, qui n’est pas même une étude de la Bible, une prétendue comédie de mœurs, qui essaie d’égayer, aux dépens des tripotages industriels de 1846, un public ruiné par les vertus républicaines de 1848, et enfin une sorte de pâle et chétif pastel, un trumeau mal copié, une de ces esquisses qui, pour paraître légères, s’efforcent d’être impalpables, qu’a multipliées outre mesure le succès d’un ravissant poète, et auxquelles, pour ressembler en effet aux proverbes de M. de Musset, il ne manque que bien peu de choses : la grace, la délicatesse, l’élégance, l’esprit poétique et charmant !

Ce ne sont pas de pareils ouvrages qui rendront à la Comédie française la place sérieuse et importante qu’elle devrait occuper dans la littérature et la société modernes. La république, nous nous empressons de le reconnaître, l’a traitée avec faveur. Privilège bien rare en 1848 ! le Théâtre-Français a vu, depuis un an, ses charges diminuer et son bien rester le même. C’était l’occasion de se mettre un peu en frais, de dépenser noblement son revenu, d’encourager les talens nouveaux, de rappeler à lui les talens éprouvés, de répondre, en un mot, par quelque généreuse tentative aux flatteuses exceptions dont il profitait. Mais, dira-t-on, vous demandez à ce théâtre la comédie contemporaine, et, pour vous la donner, n’eût-il pas fallu manquer un peu de respect à ces pouvoirs nouveaux qui le protégeaient ? Sans doute, la tâche était délicate ; cependant, entre gens d’esprit, il y a toujours moyen de s’entendre : la démocratie n’eût pas été j’imagine, plus susceptible que Louis XIV ; on commence par dire au maître, grand roi, ou grand peuple, qu’on se garde bien de le confondre avec tout ce qui vient se chauffer à son soleil ; on commence par poser, comme préliminaires, qu’en attaquant les béotiens, les intrigans, les parleurs et les charlatans, en faisant la guerre aux mensonges, aux crédulités, aux rêves creux, on n’attaque que ce qui est ridicule, et non point ce qui est respectable. Pendant ce temps, l’épigramme va toujours son train, et complimens et malices, politesses et leçons, arrivent, l’une portant l’autre, à la même adresse, sous le même pli.

Nous regrettons d’autant plus de voir le Théâtre-Français manquer ainsi à ses attributions distinctives, que, s’il donnait satisfaction à ces légitimes exigences, nous pourrions nous abandonner avec moins de scrupule et plus de charme aux paisibles jouissances que l’on va demander, dans les temps d’orage, aux autres régions de l’art. Remarquez en effet que si, dans ces momens, le rôle de la littérature est essentiellement militant, celui des autres arts consiste surtout à nous distraire, à nous faire oublier les pensées sombres et les pressentimens sinistres. Rendons justice aux théâtres lyriques ; ils font d’honorables efforts pour nous offrir ces émotions douces et ramener leur auditoire un peu dispersé. L’Opéra continue de nous annoncer le Prophète. La république aura-t-elle son les son Robert-le-Diable ? On le sait : les prophètes du moyen-âge étaient quelque peu magiciens, et, si nous ne sommes plus au temps où on les brûle, nous sommes encore au temps où on les écoute, pourvu que ce soit Meyerbeer qui note leurs prophéties. En attendant, un début remarquable, celui de Mme de Lagrange, a mérité l’attention des connaisseurs : la voix de Mme de Lagrange a autant d’agilité que d’étendue ; par malheur, il y a dans sa manière une sorte d’exagération froide, qui, sans amoindrir ses qualités, en diminue le prestige. Un de ses torts a été de choisir pour ses débuts le rôle de Desdemona. Il y a des rôles si beaux, sur lesquels planent de si poétiques fantômes, que tout ce qui s’éloigne de cet idéal où de cette image nous paraît inacceptable. Qui de nous, parmi ceux du moins qui ont le malheur d’avoir été jeunes il y a quinze ans, n’éprouve, pour ainsi parler, un frisson de jeunesse rétrospective, lorsque la toile se lève sur ce sublime troisième acte, et que cette femme pâle et vêtue de blanc nous apparaît à demi penchée sur sa harpe, dont les préludes répondent aux pressentimens de son cœur ? C’est bien la même scène : la brise du soir glisse et murmure à travers cette fenêtre ; le chant du gondolier retentit, s’affaiblit et s’efface, souffle de mélodie uni au souffle des lagunes. La harpe vibre, l’orage approche ; Othello va venir. Shakspeare et Rossini sont là ; mais où est-elle, la Desdemona idéale ? Peut-être, si nous ne voyions passer l’ombre éplorée de la Malibran entre la scène et nos regards, eussions-nous encore mieux remarqué que Mme de Lagrange est une cantatrice de talent.

Le Thépatre-Italien rouvre ses portes ; il nous rend Lablache et Mlle Alboni. Nous pourrons donc entendre encore cette voix au timbre d’or vibrer dans le sextuor de Generentola et le duo de Sémiramide. Viennent maintenant un ténor, une cantatrice digne de porter le sceptre de Sémiramis et la faucille de Norma ; vienne surtout ce public élégant, dilettante, raffiné, à qui l’on a tant de peine à persuader qu’on peut entendre, sous la république, d’autres chansons que la Carmagnole, et nous pouvons espérer, aux Italiens, quelques belles et mélodieuses soirées.

Quant à l’Opéra-Comique, il est toujours en bonne veine. Voici qu’au grand et légitime succès du Val d’Andorre, il vient d’ajouter un succès charmant, celui du Caïd. On n’a pas plus de grace et de gaieté que cette musique, et Mme Ugalde la chante, comme l’a écrite M. Ambroise Thomas, avec une finesse, une élégance qui rappelle, sans trop de désavantage, les beaux temps de Mme Damoreau.

N’importe ; tout en applaudissant aux efforts et aux succès de nos théâtres lyriques, nous ne nous lasserons pas de rappeler que, dans des temps comme le nôtre, la vie n’est pas là. Elle serait dans la reproduction enjouée des actualités politiques et sociales, si quelque esprit vraiment distingué, vraiment littéraire, voulait s’acquitter de cette tâche. Le public en a si bien l’instinct, que, faute de trouver dans les sphères supérieures de la littérature dramatique cette satisfaction aristophanesque, réclamée par sa malice, sa curiosité ou son bon sens, il court aux petits théâtres applaudir ces pièces d’à-propos, ces revues de fin d’année, ces charges d’une bouffonnerie un peu cynique, qui nous donnent, en gros billon, la monnaie d’Aristophane. Eh bien ! si tel est le succès de ces drôleries équivoques, charbonnée par une main vulgaire sur le mur d’un théâtre de vaudeville, quel ne serait pas le triomphe d’un satiriste ingénieux, d’un écrivain largement doué d’humour et de verve comique qui s’emparerait de ces cadres populaires ; si flexibles, si favorables à la libre allure de l’épigramme, et qui, sous ces formes capricieuses, flottantes, prêtes à s’assouplir aux exigences de la comédie, de la caricature, de la fantaisie ou du drame, ferait succéder une scène de Cymbeline ou du Songe d’une nuit d’été à une scène des Nuées ou des Guêpes ? Pour atteindre ce but, il faudrait, nous le répétons, que les vrais artistes s’en mêlassent. Où sont-ils ? Pourquoi ce découragement et ce silence ? Pourquoi aiment-ils mieux émigrer ou se taire que nous dire nos vérités ? L’esprit est aussi une fortune ; celui qui le retire de la circulation dans les momens de gêne est coupable envers son pays, et l’on sait d’ailleurs que l’émigration a rarement réussi aux riches en temps de révolution. Que nos hommes de talent acceptent résolûment ce rôle d’intervention courageuse en faveur de la civilisation et de l’esprit, momentanément soumis à l’occupation étrangère. Par là, ils répareront un peu du mal qu’ils ont fait, ou du moins qu’ils ont laissé faire en se condamnant à une sorte d’inutilité brillante, d’étourderie bohémienne, brodée de fantaisies et de caprices. Par là aussi, ils donneront tort à ces agresseurs qui les dépeignent comme des maniaques, des corrupteurs, des enfans gâtés ou des baladins. Dans cette voie que nous leur indiquons, ils trouveront non-seulement des succès nouveaux, mais une réhabilitation urgente, et ils finiront par avoir raison contre les grossiers et les fanatiques, ces éternels ennemis de l’art véritable, c’est-à-dire du sentiment juste et fin de cette harmonie qui est le beau, et de cette mesure qui est le vrai.


ARMAND DE PONTMARTIN.