Revue littéraire - 31 octobre 1844
Si les études historiques sont tant en faveur, ce n’est pas que nous soyons en quête de leçons, et bien désireux de demander conseil aux générations disparues ; ce n’est pas non plus par un mouvement de piété filiale que nous nous jetons avec empressement sur les traces des ancêtres, et que nous nous plaisons à les suivre pas à pas, insistere vestigiis. Nous sommes trop orgueilleux pour chercher des conseils ou des leçons ailleurs qu’en nous-mêmes, et nous ne sommes pas assez pieux pour aller nous agenouiller dévotement sur des tombeaux. Aujourd’hui, on ne consulte pas l’histoire comme on allait consulter l’oracle, et l’on ne remonte pas vers le passé comme on fait un pèlerinage à la Mecque. Le plus grand nombre de ceux qui se poussent vers les études historiques, et encombrent maintenant des avenues naguère assez peu fréquentées, obéissent plutôt à un besoin de l’esprit qu’à un instinct du cœur, plutôt à une vocation littéraire qu’à un sentiment religieux ou à une passion philosophique. On a beau avoir proclamé de toutes parts l’avènement de la philosophie de l’histoire, arboré haut ce pavillon, inscrit la devise sur toutes les banderoles ; dès qu’on aborde les travailleurs l’un après l’autre, on aperçoit beaucoup plus d’érudits et de peintres que de philosophes et d’hommes d’état.
Est-ce un grand mal ? je crois le contraire. À moins d’être un de ces talens souverains qui savent tout ramener à un centre commun avec une irrésistible puissance, qui rayonnent naturellement et jettent de la lumière sur tout ce qu’ils touchent, même en suivant un faux système, car leurs erreurs sont des coups d’audace du génie où il y a encore à profiter, à moins d’être un de ces hommes privilégiés, il vaut mieux être un simple historien qui se borne à bien voir et à bien peindre. En histoire, avec des prétentions philosophiques, si vous n’êtes pas un grand philosophe, il y a à parier que vous serez un pauvre sophiste, et que vous offrirez le triste spectacle d’un écrivain de parti pris, qui, d’une main cruelle et maladroite, torture et déchire les entrailles du passé pour en extraire son système, mort ou vivant. Je n’ignore pas qu’un simple érudit peut être un sophiste, et un peintre de genre, un charlatan : je n’ai qu’à ouvrir les yeux pour m’en convaincre. Il est certain cependant qu’avec la prétention philosophique de moins, on a plus de chances d’être impartial et de bonne foi. N’est-il pas vrai d’ailleurs que, plus que tout le reste, le goût de l’érudition et l’amour de la couleur invitent à remonter aux sources ? Or, comme la divinité du fleuve, la vérité historique réside à sa source, là seulement on peut la poursuivre avec l’espoir de l’atteindre. Si le siècle dernier l’a laissé échapper tant de fois, c’est qu’il ne voulait pas remonter assez haut, et qu’il croyait pouvoir la saisir au passage. Aujourd’hui, sous ce rapport, le progrès est évident, et notre supériorité incontestable. Le moindre historien s’arme de courage, et, prenant son urne d’argile, va la remplir à la source bouillonnante, tandis que Voltaire se contentait souvent d’aller remplir la sienne à la fontaine du coin.
M. Audin, auteur d’une Histoire de Léon X, n’a pas voulu se soustraire aux nécessités de son temps, et ce n’est qu’après avoir remué beaucoup de documens et visité la plupart des bibliothèques d’Italie qu’il a écrit son livre. Ce que nous venons de dire de l’absence ordinaire, chez nos historiens, de la préoccupation philosophique ou religieuse, ne s’applique pas précisément à M. Audin. L’auteur de Léon X professe des croyances religieuses, il le dit hautement ; mais c’est un esprit honnête et modéré, incapable d’emportemens à la de Maistre ou d’une pieuse fraude. Dès qu’il serait tenté d’aller trop loin, une sentinelle crie holà ! c’est sa conscience. Son livre est donc un livre sincère ; s’il n’est pas meilleur, s’il est médiocre, ce n’est pas la faute de l’écrivain, qui a fait évidemment de son mieux.
Après avoir tracé l’histoire de Luther et celle de Calvin, M. Audin arrivait naturellement à Léon X. Ce sont là de bien grands sujets, Rome et la réforme, l’Italie et la renaissance, et qui doivent écraser l’historien, s’il n’est pas doué de qualités hautes et rares ; il faut qu’il sache comprendre au même degré l’art et la politique, Machiavel et Michel Ange, les Médicis et l’Arioste, Guichardin comme Saint-Pierre de Rome et la Transfiguration. L’esprit humain est à un de ses plus heureux momens : le génie surgit de tous côtés, et le soleil de l’Italie éclaire pour la seconde fois une moisson de chefs-d’œuvre. D’autre part, toute la politique de l’Europe est en feu, et jamais plus mémorables intérêts ne furent agités dans le monde. Il faut donc, pour que le tableau soit complet, que l’historien puisse déployer toutes les magnificences de l’art et de la poésie, pénétrer en même temps les ruses de la politique, et commenter les hasards de la guerre. Ce n’est pas tout encore : il faut qu’il ait un coup d’œil qui domine l’ensemble, et une main qui imprime l’unité.
M. Audin a souvent péché par le détail et surtout par l’ensemble : son livre manque complètement d’unité ; on dirait une suite de biographies peu habilement liées entre elles. Encore, si chaque biographie en particulier offrait des choses nouvelles, un document inconnu, la moindre perle long-temps enfouie et enfin retrouvée, ou un jugement original, un mot qui reste dans la mémoire ! Il n’en est pas ainsi malheureusement ; M. Audin n’écrit que des lieux communs assez élégans sur Paul Jove, Guichardin ; il est faible sur l’Arioste, et en général ses jugemens littéraires sont du Ginguené en raccourci. — Il n’y a que deux bonnes manières d’écrire la biographie : il est permis d’être long, à la condition d’être instructif, ou bref, à la condition d’être original ; mais si vous êtes abondant sans faits nouveaux, ou concentré sans frapper fort, vous n’aurez pas le prix du genre. Or, M. Audin est à la fois concis et commun, on ne peut s’empêcher de le lui dire tout en le louant d’être équitable. Il ne l’est pas toujours pourtant ; ainsi, à l’égard de Machiavel, il est d’une sévérité qui est voisine de l’injustice. Tout le monde connaît cette lettre si souvent citée où Machiavel, exilé des affaires et pauvre, raconte sa vie et ses travaux à la campagne. Peut-on lire sans émotion cette page où l’homme de génie, écrasé par les circonstances, raconte sa chasse aux grives, ses conversations au cabaret avec des meuniers et des charbonniers, et, le soir, ses graves entretiens avec les grands hommes de l’antiquité ? Il sourit d’abord au récit de ses misères ; mais, à la fin, il laisse échapper un cri, il étouffe, il demande de l’air ; l’oisiveté le tue. Qu’on m’emploie, s’écrie-t-il, dût-on m’employer à retourner des pierres ! Ce cri de désespoir poussé par un homme de génie qui sent sa force et qui se consume dans l’abandon et l’oubli, M. Audin ne le comprend pas et le flétrit amèrement. Il n’a pas d’expressions assez dures pour stigmatiser l’obséquiosité de ce courtisan ! Une rencontre ne lui suffit pas pour exhaler sa colère ; il redouble dans un autre endroit du livre, et termine sa violente sortie par ces mots : « Le génie commet des fautes que le simple bon sens sait éviter. C’est que le génie n’est peut-être que de la folie. » Cette dernière pensée n’est pas d’un esprit sérieux.
Le style de M. Audin est ce qu’il y a de moins défectueux dans l’ouvrage ; sans être original ni saisissant, il est parfois coloré et le plus souvent correct. Le défaut capital, j’y reviens, après le manque de nouveauté, c’est le défaut d’ensemble. Le point de soudure n’existe nulle part, et quand une chose vient en sa véritable place, c’est par hasard. L’auteur commence une biographie, l’abandonne, la reprend ; il anticipe sur les évènemens, revient sur ses pas, et cela sans motif. On marche par soubresauts dans ce livre, et on aura une idée du décousu qui règne dans ces douze cents pages sur Léon X, lorsqu’on saura que le dernier chapitre de l’ouvrage est intitulé : L’Homme intime, c’est-à-dire que la figure qui devait dominer de haut l’œuvre entière arrive à la fin et comme par grace. Évidemment M. Audin ne possède pas la science de la composition, il est tombé dans le défaut d’un intendant peu habile qui, dans un repas où figureraient d’ailleurs d’assez bons mets, servirait d’abord le dessert.
La réforme et la renaissance attendent encore leur historien. Les essais estimables de M. Audin sont loin d’être un dernier mot sur ces deux éclatantes périodes, et les concurrens ne doivent pas être désarmés du coup. En voici déjà un qui se présente. À la vérité celui-ci est aguerri, de longue main, il n’est pas facile à intimider, d’autant que je le soupçonne de s’avancer à la légère, de se faire volontiers illusion sur les obstacles, et de ne pas avoir l’idée du danger ; il entre dans l’histoire comme dans ses domaines, et, quelles que soient les difficultés qu’il rencontre sur sa route, il va un train de prince, sans s’arrêter, s’inquiétant peu des accidens ; on ne sera pas étonné de ce que j’en dis quand j’aurai nommé M. Capefigue. Cela devait arriver : toute l’histoire de France y passera ; bientôt même le monument va être complet et dans de vastes proportions. Sera-t-il aussi durable que colossal ? Je le souhaite et n’ose l’espérer en présence du jugement que porte M. Capefigue dans sa préface sur M. Gaillard, son devancier, dont les volumes enflés ne contiennent rien que quelques réflexions boursouflées dans le beau style du temps.
François Ier et la Renaissance, tel est le titre de la nouvelle production de M. Capefigue. Les évènemens qui, dans la première partie de l’ouvrage, se déroulent sous la plume de l’infatigable improvisateur, sont les mêmes qu’a retracés M. Audin ; seulement, l’un voit de Paris, l’autre voit de Rome. Dans le concert que le premier nous a donné, c’est Léon X qui est le chef d’orchestre, et dans le concert du second, c’est François Ier qui tient la baguette. À cette différence près, le sujet est le même dès le début, car toute l’Europe alors se mêle, s’entrechoque, tout mouvement est électrique ; ce qui éclate ici retentit partout ; et l’écrivain, pour peu qu’il veuille pénétrer la raison des choses, est forcé d’avoir l’œil en même temps sur l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, la France et l’Angleterre. Léon X, Charles-Quint, Maximilien, Henri VIII, François Ier, jouent dans le même drame, sont les héros d’une même pièce ; ils valent et s’expliquent l’un par l’autre, de telle sorte que le peintre qui fait le portrait d’un de ces personnage doit, pour la ressemblance, lui donner tous les autres pour galerie. M. Capefigue s’est donc trouvé au milieu des mêmes hommes et des mêmes péripéties que l’auteur de Léon X ; il a jugé à propos de s’en tirer autrement que lui : a-t-il mieux fait ? Après avoir constaté un échec, avons-nous à enregistrer une victoire ?
Certes, je ne veux pas diminuer M. Capefigue, et je ne suis pas de ceux, — il y en a, et des meilleurs, — qui ne lui reconnaissent aucune qualité ; mais j’aurais été fort surpris qu’il nous eût donné un vrai tableau de la renaissance, au lieu d’une esquisse superficielle et incomplète. Il ne suffit pas, pour être un historien irréprochable, d’avoir visité les archives d’Augsbourg, de Vienne, de Munich, de Venise, de Florence, de Gênes, de Milan, du Vatican, comme on s’en vante avec complaisance, et de jeter sur le tapis quelque petit document, ce qui est bien peu après tant de voyages et de fatigues. Il ne suffit pas non plus d’avoir visité, pour votre plaisir, les champs de bataille d’Italie et d’Allemagne ; je ne vous demande qu’une chose, c’est de les décrire de telle façon que je ne les oublie pas. Or, les descriptions de M. Capefigue sont diffuses et chargées, comme son récit est prolixe et prétentieux. Et comment posséderait-il un bon style ? Quand on improvise avec un tel abandon, quand les volumes naissent des volumes avec une si prodigieuse rapidité, on doit écrire sans goût ; à moins qu’on n’ait un goût infaillible : on doit avoir la phrase ambitieuse, pléthorique ou triviale, à moins qu’on n’ait la phrase toujours limpide de Voltaire, mais Voltaire n’eût pas écrit que Monstrelet et Juvénal des Ursins étaient des penseurs à travers la robe naïve de leurs impressions. La robe naïve des impressions n’est peut-être pas tout-à-fait du style historique, ni d’aucun style, c’est peut-être du jargon, comme Milan qui est une escarboucle, et bien d’autres définitions aussi simples et aussi claires. On pourrait, à la rigueur, pour ne pas se montrer trop puriste, pardonner à M. Capefigue toutes ces vétilles, s’il rachetait les défectuosités de détail par la profondeur et la nouveauté des vues, et s’il éclairait d’une lumière inattendue le règne fécond de ce François Ier, qui ressemble à un grand roi, quoiqu’il n’eût que d’heureux instincts sans hautes pensées. M. Capefigue ne rachète pas le détail par l’ensemble, tant s’en faut, et je ne puis mieux comparer son livre qu’à une dictée qui porte à chaque ligne les traces de la précipitation, et qui attend un second travail qui fera disparaître les mutilations du style et de la pensée. Il y a pourtant plus d’une page d’une touche assez brillante, et ces quatre volumes, malgré les observations qui précèdent, sont peut-être ce que l’auteur a écrit de moins incomplet dans ces dernières années. Il y aurait donc progrès ; pourquoi pas ? M. Capefigue nous apprend dans sa préface qu’il ne sépare pas dans ses études Guichardin et Tacite. Il les lit donc ! Qu’il les lise davantage, qu’il sache retirer un meilleur profit de leur commerce, et qu’on ne puisse pas douter, à son prochain livre, qu’il hante une aussi bonne et aussi illustre compagnie. Jusqu’ici, le doute sur ce point était presque autorisé.
Si je m’écoutais, je ne laisserais pas ainsi le livre de M. Capefigue ; je me promènerais à plaisir autour de François Ier ; je le suivrais volontiers à Pavie, où, il y a quelques années, comme M. Capefigue, j’ai cherché ses traces ; j’arrêterais au passage la reine de Navarre et Amyot, Le Primatice et Léonard de Vinci ; je saluerais mon compatriote Marot : mais le temps me presse, je me sauve ; un paquebot m’attend, je pars ; nous perdons de vue les côtes de France, et nous voici en Angleterre. Je prends un bon guide : c’est le livre d’un homme qui a su voir, juger ; qui regarde les choses de près, y met le temps ; et comme il se souvient à merveille, il raconte tout in extenso, il veut que le lecteur touche le moindre détail du doigt. Les souvenirs du Voyageur solitaire sont pleins de faits, de renseignemens curieux, sans compter les réflexions judicieuses que l’auteur sème à propos et avec un certain charme, quoiqu’il ne se pique pas d’être un écrivain de profession, ni même un bon écrivain. Institutions, finances, commerce, marine, état militaire, rien n’est omis. Les mouvemens du port de Londres, les richesse de la compagnie des Indes, les usages de la Cité, les clubs, les meetings, John Bull, jusqu’aux cottages, on trouve tout dans les deux volumes du Voyageur solitaire, et les renseignemens exacts sont toujours précédés ou accompagnés d’idées utiles, sérieuses, qui laissent deviner un esprit pratique, un homme qui sans doute a touché de près aux affaires. Les journaux, comme on le pense, occupent une place dans les souvenirs du Voyageur, et ce que je remarque surtout dans ce tableau de la presse britannique, c’est qu’il y a des journaux qui ne vivent qu’en spéculant sur le scandale. À notre honneur, pareille chose n’existe pas encore chez nous, et si quelques tentatives ont été faites en ce genre, elles sont bientôt tombées sous le mépris public. À Londres, une feuille a osé s’intituler Criminal conversations Gazette ; elle met à prix ses services ; elle parle ou se tait pour de l’argent, et pour dix guinées déshonore une femme et trouble à jamais le repos d’un honnête homme. On se souvient que M. Bulwer a mis en scène, sous le nom de Sneak (reptile), un folliculaire de cette trempe. Par bonheur, les forbans sont rares parmi les sept cents journalistes qui fleurissent sur le pavé de Londres, et dont un grand nombre, dit notre guide, ne savent pas la veille pour quelle entreprise ils travailleront le lendemain, absolument comme nos romanciers-feuilletonistes. En attendant, l’Angleterre est à son apogée ; l’industrie y multiplie ses prodiges, la puissance matérielle de l’homme y atteint ses dernières limites, et s’y développe dans des proportions inconnues. Jamais on n’assista à un plus étonnant spectacle ; mais il me semble cependant que ce spectacle, qui frappe et captive d’abord, doit finir par attrister, et qu’après avoir vu un peuple qui se rue sur le monde extérieur et borne ses triomphes à se jouer de la matière, on doit être heureux de rencontrer sur ses pas quelque touchant exemple de vie intime et de grandeur morale.
La grandeur morale ! il ne faut pas la chercher autour de nous ; nous courrions risque de ne pas la trouver, car tout se rapetisse étrangement. Pour rencontrer les ames fortes et grandes unies à de hautes intelligences, il faut remonter d’un siècle et demi ; alors on n’a qu’à choisir vraiment, les belles ames sont partout : il y en a dans des palais, il y en a à Port-Royal des Champs. C’est là qu’était Jacqueline Pascal, la sœur de l’auteur des Pensées, jusqu’à présent ensevelie dans l’ombre et le silence, et dont M. Cousin vient de se faire l’historien éloquent. On sait le service qu’il a rendu au frère ; il l’a rétabli tout entier dans ses débris immortels. Aujourd’hui, il sauve la sœur de l’oubli. M. Cousin est l’exécuteur testamentaire des Pascal. Avec quelle ardeur sérieuse il poursuit son œuvre ! et comme il réussit à attirer l’intérêt sur la figure de son héroïne, de même que, dès le premier moment, il alluma le feu autour des Pensées ! L’éloquence agite toujours et souvent entraîne. Jacqueline Pascal ne sera plus séparée de son frère, et leurs mémoires vont être unis comme le furent leurs cœurs.
On connaît l’enfance de Pascal ; celle de sa sœur ne fut pas moins extraordinaire. À huit ans, elle faisait des vers ; à onze ans, elle composait une comédie en cinq actes ; à quatorze ans, elle remportait le prix de poésie à Rouen. Quand son nom fut proclamé, elle était absente ; mais un ami de la maison se leva au nom de la jeune Jacqueline pour remercier l’assemblée : c’était Corneille. Dans un âge très tendre, comme la muse poussait Jacqueline de tous côtés, elle se prit un jour à rimer une idylle où un berger disait à sa bergère, en refrain :
Elle préludait ainsi aux austérités du cloître, comme Rancé en traduisant Anacréon. Elle était belle et fort recherchée dans le monde. Lorsque la petite vérole eut laissé des traces, elle ne fut pas moins aimée, et elle-même plaisantait de l’accident avec un enjouement plein de grace. Toujours fort pieuse, elle laissa sa dévotion croître de plus en plus, et, vers sa vingt et unième année, elle rompit avec le monde, tomba dans une dévotion absolue, et renonça même aux consolations de la poésie, sur le conseil de la mère Agnès, qui lui écrivait : C’est un talent dont Dieu ne vous demandera point compte, il faut l’ensevelir. Enfin, à vingt-sept ans, elle prit l’habit religieux à Port-Royal, où elle vécut en véritable sainte, répandant des lumières et des vertus jusqu’à l’âge de trente-six ans.
Telle est, en deux mots, la vie de Jacqueline Pascal, et cette existence n’a pour nous un prix si élevé que parce que nous savons à n’en pas douter, d’après le récit sincère de sa sœur Gilberte, d’après ses lettres, d’après tout ce que M. Cousin a recueilli avec tant de soin sur son compte, que Jacqueline était une haute intelligence et une ame de forte trempe. Cela ressort admirablement du livre de M. Cousin, lorsqu’elle parle elle-même, et lorsque le philosophe prend la parole, comme un chœur grave et doux, pour achever la pensée et donner le mot. M. Cousin déploie à ce jeu un art charmant ; mais, à la fin, il s’élève à une grande hauteur, lorsqu’il veut tirer la moralité profonde de son récit, et que, s’adressant à Pascal et à sa sœur, qu’il admire plus que personne, il leur déclare qu’ils n’ont pas compris la vie humaine, avec une fermeté de langage et un style qu’ils reconnaîtraient, car M. Cousin est presque leur contemporain par la plume. D’ailleurs, son talent n’a jamais été en meilleure position ; son style, sans rien perdre de sa noblesse et de son ampleur, devient pénétrant : il s’anime de plus en plus, et annonce une maturité généreuse et féconde de l’imagination qu’il faudrait fixer en belles œuvres.
Le vent est à Port-Royal, et ce retour vers les stoïciens du catholicisme est dû en grande partie au beau livre de M. Sainte-Beuve. Quelques jours avant que Jacqueline Pascal sortît de son tombeau, un vieil ami de son frère et le sien, Nicole, avait fait une apparition au milieu de nous, allégeant son bagage et n’apportant que le meilleur de son esprit. Certes, Nicole est un des plus grands noms de Port-Royal. « Nous perdons Nicole, écrivait Mme de Sévigné, c’était le dernier des Romains. — Lisez Nicole, disait-elle ; ce livre est de la même étoffe que Pascal. » N’en déplaise à Mme de Sévigné, elle se trompe sur la qualité de l’étoffe, Nicole est un Pascal, si l’on veut, mais un Pascal qui écrit sur une cire molle, tandis que l’autre grave sur du marbre. Et voilà bien la différence que le style établit entre deux hommes ; l’un laisse des lambeaux, de quoi faire un volume tout au plus, et il est immortel, il est lu et relu, parce que la magicienne a passé par-là ; l’autre laisse plus de trente volumes composés avec un soin scrupuleux, et la postérité ne soulève pas la première page ; quelques curieux seulement s’aventurent, prennent l’air du lieu et rebroussent chemin sans aller jusqu’au bout. Ce n’est pourtant pas un esprit ordinaire, et plus d’une fois il a appliqué au beau milieu du visage de l’homme, l’éclairant tout entier, sa lanterne de moraliste. Esprit souple, ingénieux, plein de bon sens, il n’a pas de vocation prononcée, et, à vrai dire, c’est là le défaut de la cuirasse ; mais comme il supplée à la vocation autant que possible, comme, à force de zèle et d’intelligence, il accomplit la rude mission qu’on lui confie sans le consulter ! Il était peu partisan des luttes, et il a passé sa vie à combattre ; il était doux, accommodant, jusqu’à se soumettre aux observations des Bouhours, et sa polémique a de l’énergie et même de la rudesse. Les Lettres à un Visionnaire ne brillent pas par la modération ; ce pauvre abbé Saint-Sorlin, avec ses romans, ses comédies, et son Traité sur l’Apocalypse, y est malmené ; il est traité d’empoisonneur public en sa qualité de dramaturge. Le coup porta plus loin que Saint-Sorlin, il alla frapper Racine, qui le prit pour lui, et rompit avec Port-Royal.
Le choix des écrits de Nicole qu’on vient de publier en un volume est fait avec soin et connaissance de cause. Qui lirait attentivement ce volume saurait à peu près son Nicole. Les Pensées sont justes, quelquefois profondes, il ne leur manque que le tour original, et ce tour, elles l’ont quelquefois, par hasard, dans un membre de phrase qui se trouve au commencement ou au milieu, et qu’il faudrait extraire et mettre en saillie : « Il y a des personnes qui ont des ébullitions d’esprit, comme il y en a qui ont des ébullitions de sang, c’est-à-dire que leur esprit paraît partout. — Il y a des gens qui cavent ce qu’ils manient. » Ce n’est pas Nicole. « L’éloquence ne doit pas seulement causer un sentiment de plaisir, mais elle doit laisser le dard dans le cœur. » Cela est bien dit, mais Nicole donne le précepte et ne le suit pas, il ne laisse jamais le dard.
Il est bien de faire revivre Port-Royal et de renouer connaissance avec ces nobles solitaires qui s’égaraient avec tant de vertu et de génie, mais il ne serait guère raisonnable de les imiter et de prêcher comme eux le renoncement absolu. M. Cousin vient de le dire avec une conviction pleine d’autorité ; une jeune femme du monde pense le contraire, elle emploie un véritable talent a soutenir, à propager le renoncement au monde, et, quoique dans une autre communion que Port-Royal, arrive exactement au même but. Cette dame prêcha sa doctrine, l’année dernière, dans un ouvrage en trois volumes, et elle la resserre aujourd’hui dans une brochure à laquelle elle a donné la forme du roman. Moraliste, Mme de Gasparin a plus de mérite que dans ses fictions romanesques. Son premier livre avait au moins de belles pages, et rappelait quelquefois d’illustres modèles, tandis que sa nouvelle est froide, sans invention, sans le moindre trait. Pour le coup, il n’y a rien ici de Corinne : le méthodisme a glacé la plume et jeté sur les épaules de la jeune femme une chape de plomb, ce qui est dommage quand on porterait si bien une gracieuse parure.
Mme de Gasparin, dans sa nouvelle méthodiste, veut mater l’ambition et flétrir l’amour de l’argent ; le sujet était beau, et un esprit énergique et modéré aurait pu en tirer un admirable parti, en réservant les droits raisonnables de chacun, les prétentions légitimes, et en ne flétrissant que les excès. Le champ était vaste ; en quel temps a-t-on couru à la fortune avec une audace plus cynique ? à quelle époque le culte du dieu-argent a-t-il été plus fervent et plus répandu ? L’art et les lettres, qui avaient échappé jusqu’ici à la contagion ignoble et dévorante, ne sont-ils pas infestés ? Ne voyons-nous pas des hommes de talent, dans un marché léonin, funeste toujours pour eux, quoiqu’il soit brillant en apparence, aliéner leur imagination, comme dans le moyen-âge on vendait son ame ? Et, pour égayer ce sombre tableau, n’apercevons-nous pas la face bouffie de quelque Turcaret qui vend des phrases comme son aïeul vendait des coupons, et qui se vante d’avoir des romanciers à ses gages, et de sa suite ? L’amour immodéré de l’argent et l’ambition égoïste abaissent et dégradent les ames ; sous cette double influence, la vie intime est troublée, et la vie publique se rapetisse. En présence de pareilles calamités, le devoir du moraliste est tracé mille fois, il n’a pas à hésiter, il faut qu’il flétrisse les mauvaises passions avec toute l’énergie dont il dispose ; mais, en luttant contre ce qui nuit à la société il doit prendre garde prudemment de ne pas blesser ce qui la sert. Or, c’est ce que font les moralistes qui ne mesurent pas leurs coups ; ils tirent en même temps sur ce qui est bon et sur ce qui est mauvais. Ainsi Mme de Gasparin, dans sa fiction, après avoir touché à des plaies vives, conclut à faux, elle conclut contre toute ambition, veut que chacun reste à la place où il a été mis, quelles que soient ses aptitudes, quel que soit son génie ; elle demande alors une société de caste, elle veut l’immobilité de la Chine ! Un homme célèbre, dont Mme de Gasparin ne déclinera peut-être pas l’autorité, voyait autrement les choses, et dans un discours mémorable où il exposait tout le bien que peut faire l’ambition servie par une belle intelligence et un noble cœur, il s’écriait : « Ayons de l’ambition ! ». Entre Mme de Gasparin et M. Guizot, le débat. Sans être égale, la lutte peut être brillante.
La vieillesse est indulgente : pendant que Mme de Gasparin pose des principes inflexibles, un académicien au front blanchi émet de douces et consolantes pensées sur le christianisme. M. Droz se souvient encore qu’il a écrit autrefois l’Art d’être heureux, et il n’établit pas, comme le méthodisme, des fourches caudines sous lesquelles tous les fronts doivent se courber. C’est un écrivain plein de sagesse, de modération, dont le petit livre, sans être profond ni bien neuf, est plein d’attrait, et a été écrit sous un ciel pur, devant de larges horizons, non à une fenêtre qui donne sur une rue étroite de Genève. J’oubliais de dire que la nouvelle de Mme de Gasparin est intitulée : Allons faire fortune à Paris. On comprend combien un tel livre pourrait être utile, ne sauvât-il du danger qu’une personne, n’empêchât-il qu’un seul nom d’être ajouté à cette liste funèbre qui commence à Malfilâtre et où un nom nouveau vient d’être inscrit récemment : Marie-Laure.
Une jeune fille quitte sa mère et son village, et parce qu’elle a entrevu, par une matinée de printemps, ou une soirée d’automne, un pan de la robe flottante de la poésie, elle se croit appelée à la gloire et vient à Paris avec une grande espérance au cœur, quelques vers dans son sac à ouvrage, et un peu d’argent dans sa bourse. Elle se loge dans une petite chambre, vit de peu, écrit beaucoup, noircit page sur page, en prose, en vers. Si elle sort, c’est pour courir d’éditeur en éditeur, de journal en journal ; mais elle ne rencontre que des mécomptes et rentre triste d’abord, et plus tard désespérée. Quelquefois cependant, comme elle a l’imagination ardente, et que, si elle est prompte à l’abattement, elle est prompte à l’espérance, au moindre bon accueil, à la moindre bienveillante parole, elle est heureuse, presque transportée, et la mansarde voit rentrer l’essaim des illusions. Joie de courte durée ! les semaines passent, les mois, l’année, et rien ne vient, ni argent ni gloire : l’éditeur est sourd, le journal n’a pas de place ; au lieu de l’argent, c’est la maladie qui arrive ; au lieu de la gloire, c’est le désespoir. La jeune fille n’y tient plus, la muse d’ailleurs s’est déjà envolée, et Marie-Laure, mourante, quitte Paris et va retrouver sa mère pour mourir dans ses bras. — Allons faire fortune à Paris !
Marie-Laure est une sœur d’Élisa Mercœur, et son recueil publié après sa mort annonce un talent sans force, non sans glace, mais je n’ose toucher à ces vers gracieux et maladifs éclos dans une mansarde, tracés d’une main que la souffrance affaiblissait et que le triste pressentiment d’une fin prochaine poussait en avant. J’aime mieux m’adresser à l’œuvre poétique d’un homme de loisir, d’un heureux du monde, de M. Ulric Guttinguer, qui, ayant beaucoup rimé autrefois en faisant l’amour, continue aujourd’hui un peu par vocation, un peu par habitude. Les deux Âges du Poète sont les œuvres complètes de M. Guttinguer ; les œuvres complètes ont cela de bon que pour peu qu’on soit curieux de noter les transformations qui s’opèrent dans une imagination et dans un cœur avec les années, l’examen est facile. Les uns deviennent graves à mesure qu’ils s’avancent dans la vie : ils prennent au sérieux peu à peu ce que d’abord ils regardaient en riant ; les autres au contraire rajeunissent avec les années et se dissipent en vieillissant. Il y en a qui sont tout d’une pièce et ne se transforment pas le moins du monde ; mais l’auteur d’Arthur s’est transformé, et je dois dire avec regret qu’il n’a pas gagné en gravité. On se souvient que, lorsque M. Ulric Guttinguer publia Arthur, une haute bienveillance lui donna asile dans une des niches dorées de ce gracieux monument de critique littéraire qui a été élevé ici même d’une main si délicate et si sûre. A-t-il toujours fait bonne contenance depuis ce temps-là ?
La poésie de M. Guttinguer est une poésie de reflet, ce qui nous aurait autorisé à lui donner une place dans nos poetae minores, comme il semblait le prévoir déjà ; mais j’ai lu dans une lettre de Machiavel un passage qui me fait réfléchir et va me rendre bien circonspect : « Je prends mes petits poètes, Catulle, Ovide, Tibulle. » Mes petits poètes ! vous l’entendez. Tibulle, un petit poète, poeta minor ; me voilà bien embarrassé, car je ne sais plus lequel de nos contemporains mérite, le nom de petit poète. Eh bien ! n’importe, que M. Guttinguer le prenne pour lui, et qu’il m’en sache gré au moins ; qu’il n’aille pas me traiter comme il a traité M. Delatouche.
Avec le sourire sur les lèvres, M. Guttinguer a des ongles sous ses gants, et ses vers nonchalans ont plus d’une épine. M. Delatouche avait pris une épigramme de Millevoye et en avait fait un vers assez heureux :
Le vers courut la ville, il eut une fortune sans pareille, et tout le monde le sut par cœur. M. Guttinguer le mit à son chapeau comme un ruban ; mais les petites dettes entre amis se paient tôt ou tard, et l’auteur des Deux Âges a pris sa revanche.
Ainsi commence une épître qui finit ainsi :
J’ai pu, cédant trop vite à de trompeurs penchans,
Faire de méchans vers, jamais des vers méchans.
Qui donc a fait des vers méchans ? — Il y a aussi ce vers qui a été remarqué :
Qui donc est envieux ? Ce n’est pas M. Guttinguer, je le reconnais. Dans sa poésie, malgré ses défauts, ses prétentions, on sent un cœur honnête, et l’on regrette d’autant plus qu’il ne se réfugie pas dans un travail sérieux, au lieu de s’émietter en bagatelles. Au reste, il doit se sentir gêné ; il n’est pas à sa place. Arthur passant du sanctuaire au feuilleton me produit l’effet d’un séminariste qui se mêle à une émeute.
Le théâtre, depuis long-temps sans mouvement, sans vie, a paru se ranimer ces jours derniers. Thalie a eu deux figures, comme Janus ; la comédie classique d’une part, et de l’autre la comédie de la nouvelle école, nous ont souri fort agréablement, quoique ce sourire ressemblât tant soit peu à une grimace. Les deux genres se sont montrés avec leurs mutuels avantages. Leurs représentans étaient d’un côté M. Casimir Bonjour, et de l’autre M. Ferdinand Dugué. Le Bachelier de Ségovie et le Béarnais sont la double expression de deux systèmes poétiques qui se traînent maintenant plutôt qu’ils ne marchent, ce qui ne les empêche pas de se draper avec superbe dans leur dernier linceul. M. Bonjour a poursuivi sa vieille idée de l’Éducation, et a fait une satire en cinq actes. Quelque intérêt dramatique d’abord, l’ennui ensuite, des vers gorgés d’épithètes oiseuses et qui fléchissent d’ordinaire à la rime, un imbroglio, force remplissages, des traits piquans clair-semés, un ensemble glacial, telle est à peu près la comédie de M. Bonjour. Celle de M. Dugué est une fantaisie en trois actes renouvelée de M. Hugo, et entremêlée de traits assez vigoureux qui appartiennent en propre à l’auteur. Gringoire, Saltabadil, Maguelonne, Taillebras, ont prêté chacun quelque chose à M. Dugué, qui est jeune. Or, quand on est jeune, on a presque le droit d’emprunter, on a si bien le temps de rendre ! Ce que M. Dugué a cru faire de nouveau, c’est son matamore. Malheureusement ce matamore est partout, et surtout à l’enfance de l’art, mais enfin, Corneille a mis un capitan à la scène. Il est vrai qu’après l’Illusion comique Corneille fit le Cid. Voilà un grand exemple qu’il serait beau de suivre, même de très loin, et que nous indiquons à une jeune ambition. On a dit que le Béarnais était la vive expression d’une poésie d’avenir, il me semble que c’est plutôt un dernier effort d’un système vieilli. — La pièce a réussi ; les acteurs ont joué de leur mieux et très bien.
Les écoles finissent ; dépouillons-nous des préjugés, des vieux systèmes d’autrefois et des vieux systèmes d’hier ; étudions les maîtres de tous les temps, et, rentrant dans notre ame, tâchons d’avoir un style qui en soit le reflet.