Aller au contenu

Revue littéraire - L’Éloquence de Lamartine

La bibliothèque libre.


REVUE LITTÉRAIRE

L’éloquence de Lamartine[1]


« La France s’est oubliée à cette folie de prendre un jour pour colonel le principal musicien du régiment. » C’est ainsi que Louis Veuillot résume l’activité politique de Lamartine. Cette formule, qui renvoie le poète à sa lyre, écarte aussi tous les poètes et, en somme, nous avertit de ne pas croire que le gouvernement de la cité soit une poésie. Hélas !… Et lui, Lamartine, s’est débattu contre ce jugement. Veuillot n’était pas le seul qui le priât de ne pas se commettre avec les gens du métier politique et, en outre, qui le priât de ne pas aventurer la cité avec ses belles rêveries. Pendant bien des années, il ne put empêcher les partis de lui crier au poète, chaque fois qu’il prononçait un discours. Il avait, dans un monde si indulgent pour le passé des orateurs, un impardonnable péché, les Méditations. Et Mme de Girardin, sous le nom du vicomte de Launay, le défendait avec autant d’esprit que d’amitié : « Est-ce que c’est bien spirituel d’appeler toujours un homme politique du nom de sa profession ? Si l’on en faisait autant pour vous autres, messieurs, que diriez-vous ?… Pourquoi reprochez-vous à M. de Lamartine d’être un poète et pourquoi ne voulez-vous pas qu’un poète fasse de bonne politique, puisque vous en faites bien, vous autres, de la politique, vous qui êtes des marchands de bois retirés, des bonnetiers découragés, des apothicaires désenchantés ?… » C’est vrai ! et de quel droit refusez-vous au poète le talent que vous accordez à l’apothicaire, au marchand de bois, au bonnetier, le talent « de renverser les ministères et de bouleverser l’Europe ? » Mme de Girardin ne définit pas autrement la politique de ces négocians ; mais elle attribue de plus nobles aptitudes au poète, qui a coutume « de sonder les cœurs, d’étudier l’histoire, d’éclairer les peuples, de juger les rois et d’interroger Dieu. » Reste à savoir si la politique la mieux désirable consiste en ceci plutôt qu’en cela.

Le poète répond aux bonnetiers, apothicaires et marchands de bois : « Plaisante race, que la race médiocre ! elle se croit inaccessible. » Où réussissent les médiocres, le poète serait tout dépourvu ? Lamartine éconduit ce paradoxe. Et voici Lamartine, selon Sainte-Beuve. On lui parle de Bacon : mais il le sait par cœur et, depuis dix ans, vingt ans, il en fait son étude perpétuelle. L’économie politique ? Il vous dit, les jambes étendues : « Avez-vous jamais mis le nez dans ce grimoire-là ? Rien n’est plus amusant, rien n’est plus facile !… » Un jour, comme il est sur le point de partir pour la campagne, la causerie vient aux fermages et aménagemens de terres : « Comment ! Si je m’y entends, mon cher ami ? réplique-t-il ; mais je m’y entends divinement ! » On observera que Sainte-Beuve est assez malveillant pour ses contemporains les plus admirables ; et, bien qu’il ait si heureusement profité, lui, d’être avec tant de continuité assidu à son œuvre, il était jaloux des poètes et de tous écrivains qui s’élançaient hors de la tâche quotidienne. Puis, il était un homme attentif et qui, cherchant l’exactitude, se méfiait des improvisateurs qui inventent la vérité. D’ailleurs, si l’on récuse le témoignage de Sainte-Beuve, il y a Lamartine lui-même : après un discours relatif aux sucres ou aux rentes, il se flatte de posséder « une immense popularité financière. » Il ajoute : « J’en ris tout bas ! » Il en rit tout haut ; et il s’en régale. Il ressemble à son grand émule Chateaubriand. Le roi disait : « Donnez-vous de garde d’admettre jamais un poète dans vos affaires ; il perdra tout. Ces gens-là ne sont bons à rien ! » Louis XVIII, afin de ne pas avoir auprès de lui Chateaubriand, le nomma ambassadeur. Dès son arrivée à Berlin, le nouveau diplomate commence le cours de ses dépêches ; et il note : « Mon esprit se plie facilement à ce genre de travail. Pourquoi pas ? Dante, Arioste et Milton n’ont-ils pas aussi bien réussi en politique qu’en poésie ?… » Et, un autre jour, il se plaignait au comte de Marcellus, diplomate de carrière : « Parce que nous avons écrit quelques pages de poésie, les routiniers des chancelleries nous accusent d’effleurer seulement la politique ; et ils nous disent incapables d’aller au fond des questions ou même de dresser un protocole, parce que nous ne sommes ni lourds ni décolorés !… » Les routiniers des chancelleries et la race des médiocres, c’est tout un. Les poètes romantiques ont eu confiance dans leur génie.

M. Louis Barthou n’est pas de ceux qui, dans la politique, les traitent comme des intrus. C’est que d’abord il aime les poètes. Sans doute aime-t-il également la politique et souhaite-t-il de la recommander en la montrant compatible avec la poésie. La politique d’autrefois, peut-être ? Il nous engage à ne pas nous figurer que la politique ait dégénéré sensiblement. Avec beaucoup de discrétion, sur le bas d’une page, en note, il nous prie de méditer quelques lignes de Mme de Girardin, quelques lignes du mois de mars 1837. Il y a quatre-vingts ans, la Chambre discutait la loi dite de disjonction, touchant l’affaire de Strasbourg. Mme de Girardin ne prétend pas décider s’il convient qu’on sépare en deux groupes les accusés civils et militaires ; mais elle a vu les représentans du pays, à la séance, qui « sautaient sur les bancs, comme des révoltés de collège ; » elle a vu « ces législateurs jetant leur chapeau en l’air comme les lazzaroni du troisième acte de la Muette, criant bravo comme des claqueurs et s’embrassant entre eux avec folie comme des convives qui ont le vin tendre. » Elle s’écrie : « Comment se fait-il que depuis vingt ans l’éducation parlementaire n’ait pas fait plus de progrès ? » M. Louis Barthou ne le dit pas et dit seulement qu’avant de conclure à « la décadence des mœurs parlementaires, » il faut examiner les mœurs parlementaires d’autrefois. Bref, le problème de la politique et de la poésie se posait pour Lamartine à peu près comme il se poserait de nos jours, si nous avions un Lamartine, car nous avons les politiciens.

Le Lamartine orateur, de M. Louis Barthou, est un ouvrage de grand mérite, auquel je crois qu’on aurait pu donner plus de vie et, pour ainsi parler, plus de gaieté, plus de fougue et, si l’on veut, plus de flamme, enfin cette alacrité qu’il y a dans tout ce qui est de Lamartine, dans sa poésie ou dans sa politique, dans sa personne même. C’était du reste plus facile que de mener à bien l’œuvre que M. Louis Barthou a préférée, l’œuvre d’un historien véritable et qui ne confond pas Clio, la muse grave de l’histoire, avec ses sœurs frivoles. Il a réuni tous les documens ; il en a découvert beaucoup de très importans et précieux : il a, sur quelques points, renouvelé le sujet. Principalement, il a interprété son personnage avec une intelligente et parfaite équité. Il excelle à exposer les affaires au milieu desquelles Lamartine avait à prendre ses résolutions : toutes sortes d’affaires, les plus vastes et les plus menues, celles qui devaient modifier l’aspect de l’univers et celles qui n’aboutissaient qu’à des séances orageuses. C’est merveille de voir comme il débrouille ces complications, souvent ces intrigues, et comme il éclaire joliment ces mystères augustes ou non. Guidés par lui, nous allons tout savoir. Et, s’il nous dit : « Je ne saurais, à défaut de compétence, analyser un tel discours, » — c’est à propos des fortifications de Paris, — nous devinons que Lamartine s’est lancé au-delà des limites prudentes. Lamartine commet, à l’occasion, des fautes de tactique parlementaire : M. Barthou s’en aperçoit. Lamartine, par exemple, s’amuse à recueillir des applaudissemens très variés : tantôt les amis du gouvernement lui organisent un succès contre les partis de gauche ; et tantôt, ce sont les partis de gauche qui le soutiennent à l’encontre du gouvernement. Qu’est-ce à dire ? Lamartine garde son indépendance ; il approuve à droite, à gauche, selon que la droite ou la gauche a raison. Parbleu ! Mais, non ; ce n’est pas tout naturel, et M. Barthou signale cette « hardiesse » de Lamartine, très honorable et fière, très dangereuse. En deux mots, Lamartine se fait aimer contre quelqu’un, non pour lui-même ; et cette façon d’agir, sans conséquence pratique, le rend inefficace. Lamartine, en général, suit son inspiration. Ce qui lui manque, — et M. Barthou reprend ici une remarque de Louis Blanc, — c’est, et sans plaisanterie aucune, « cette forme hautaine de l’obéissance que la situation de chef de parti exige fréquemment. » Il a toutes les qualités d’un chef, excepté l’obéissance. Or, « les assemblées parlementaires admirent parfois, mais elles suivent rarement les chefs qu’elles sentent trop seuls. » Au surplus, les maladresses de Lamartine, son historien, qui les note, ne les méprise pas. Elles lui semblent héroïques. En outre Lamartine s’est peu à peu corrigé. Ce dont il a dédaigné de se corriger n’a pas empêché ses triomphes : encore une preuve de son génie. M. Barthou le place dans la situation commune et le montre qui s’en évade. C’est ainsi qu’on peint les grands hommes : ils ont leurs attaches, et ils ont leur envolée.

Ce caractère du grand homme et du héros, M. Louis Barthou le sent et le fait sentir. Il a subi le prestige de cet imposant génie et — c’est un bon signe — il a conservé intacte sa clairvoyance : ni le prestige du héros ne l’accable ; ni l’analyse, qu’il a voulue exacte et rigoureuse, ne disperse le génie. La critique et l’histoire ont, le plus souvent, l’un ou l’autre de ces inconvéniens.


On naît orateur : c’est une opinion répandue. En outre, Lamartine parmi tous les poètes nous apparaît comme celui que ses velléités contentent le plus vite. Il ne travaille pas : il chante. Il n’a pas besoin de travailler ; et il ne daigne pas travailler. Les dieux l’ont dispensé de nul effort. Et lui-même n’oserait pas toucher à ce don qu’il a reçu des dieux. Il est comme une harpe éolienne, docile aux vents célestes. Voilà l’image que nous avons de lui, et qui n’est pas absolument fausse. Mais, pour devenir un orateur, au Parlement de son pays, il a beaucoup travaillé.

Son premier discours est de ses trente-huit ans. Il avait voyagé ; il arrivait de Florence et, à Saint-Point, l’automne de l’année 1828, ses compatriotes l’accueillaient avec cérémonie. « Arrivés au château, j’ai répondu par une harangue où j’ai prêché Dieu, le Roi et les honnêtes gens… » Il ajoute, avec modestie : « J’ai arrosé mon éloquence de deux tonneaux de vin ; puis un déjeuner de cent soixante couverts. La cérémonie n’a fini qu’avec le jour. Rien n’était commandé ni inspiré, tout spontané. » Charmant succès, que d’improviser un déjeuner de cent soixante couverts ! Il était plus facile d’improviser la louange de Dieu, du Roi et des honnêtes gens : Lamartine, avec raison, n’insiste pas. L’année suivante, l’Académie de Mâcon le fête, le prie de parler. Il se lève : on l’applaudit sans retard, on l’applaudit encore après qu’il a dit d’aimables choses joliment. Ce sont les premiers débuts oratoires de Lamartine. Est-ce alors qu’il a deviné son éloquence et commencé de désirer la tribune ?… Il se présente aux élections législatives en 1831. Mais il n’est point élu. Sa campagne électorale, ce sont, plutôt que lui, ses amis et partisans qui l’ont faite. D’ailleurs, il n’y avait que quatre cent soixante-treize électeurs inscrits : M. Barthou note que, dans ces cas-là, les visites valent mieux que les discours. Lamartine, en somme, ne s’est point essayé. Cependant, il ne doute pas de sa vocation : « J’influerai par la parole sur le gouvernement de mon pays… Les hommes de l’antiquité nous donnent l’exemple. Ils avaient plusieurs génies. Ce que je serai, d’autres l’ont été avant moi. Il n’est besoin que de résolution. »

Cette vocation d’orateur, la voici : « M. de Lamartine est grand, beau et svelte. Il a toujours l’air de s’élancer. Son pied ferme et léger à la fois se pose sans appuyer et laisse une noble empreinte. Sa main est une main d’artiste et de gentilhomme, merveilleusement faite pour tenir une plume ou une épée, pour frapper le marbre d’une tribune. Il est familier et éloquent, négligé et lyrique. Oh ne pouvait être insensible soit à l’expression de sa figure fine et distinguée, soit à la sonorité inimitable de sa voix de poitrine. Ses cheveux châtains à peine argentés surmontent son front où réside la sérénité. L’inspiration y bat ses rythmes. Son nez est d’un aigle, ses lèvres sont d’un orateur autant que son regard d’un poète… » Son ami Dargaud l’a bien vu ; il a vu sa bouche, grande, bienveillante et agréable qui « tonnera sur la France et sur l’Europe » et qui sait aussi « sourire à une vierge et à un enfant ; » ses yeux, où le bleu se mêle au gris sombre et qui « roulent comme le ciel tantôt des nuages noirs, tantôt des pans d’azur, puis s’illuminent de soudains éclairs. » Voilà certainement un orateur. Mais, comme il se propose d’influer sur le gouvernement de son pays, nous sommes curieux de ses idées, pourtant. Eh ! bien, vers sa trentième année, il n’accordait pas beaucoup de confiance à la liberté. Il raisonnait « en conservateur, » dit M. Barthou. Il écrivait à Mlle de Canonge : « Le seul moyen de gouvernement, c’est la force. » Il n’estime pas que la presse ait droit à la liberté. Il n’approuve guère Decazes et le juge trop complaisant pour la gauche. Cependant, les royalistes ultra le considèrent comme un libéral ; les libéraux, comme un ultra. « Je ne suis ni l’un ni l’autre, » dit-il. Et qu’est-il donc ? Un homme inquiet, dans un temps « où tout ce qui est vieux s’écroule et où il n’y a pas encore de neuf. » Alors, va-t-il chercher du neuf ou consolider ce qui est vieux ? Il hésite. Où vont ses préférences ? M. Barthou se le demande et consulte le Dernier chant du Pèlerinage d’Harold. Ce poème est de 1825. Dans l’« avertissement, » le poète se défend d’être un sceptique, non pas d’être, en quelque manière, un libéral. Le continuateur de Byron, le second poète d’Harold, comment serait-il l’ennemi de la liberté ? Mais il tient à définir la liberté qu’il a chantée : ce n’est pas celle « dont le nom profané a retenti depuis trente ans dans les luttes des factions ; » c’est « la liberté, fille de Dieu, qui fait qu’un peuple est un peuple et qu’un homme est un homme. » Évidemment !… Mme de Lamartine ne lit pas sans être alarmée le poème de son enfant : « Il y a des passages qui me font de la peine. Je crains qu’il n’ait un enthousiasme dangereux pour les idées modernes de philosophie et de révolution, contraires à la religion et à la monarchie, ces deux jalons de ma route qui devrait être aussi la sienne… » Le sentiment de M. Barthou n’est pas tout à fait celui-là ; mais il observe qu’avant de posséder sa doctrine politique Lamartine aura de l’ouvrage.

Il est vrai qu’en 1831 Lamartine écrit La politique rationnelle. Et ce mot de « rationnelle » indique déjà que l’incertitude va diminuer. Le poète médite : et n’a-t-il pas trouvé ses principes ? Les principes une fois posés, la raison tire les conclusions logiques. Il y a, dans La politique rationnelle, une doctrine. M. Barthou la dégage très justement et prouve que l’apprenti homme d’État ne l’a pas jetée sur le papier, soudain, comme un poème : il l’a sérieusement élaborée. On en trouve les premiers élémens, au jour le jour, dans la correspondance de Lamartine ; les élémens se coordonnent peu à peu. Cette doctrine, ensuite, Lamartine s’en souviendra : la vie politique de Lamartine est moins dénuée d’« unité » qu’on ne le raconte. Mais enfin, Lamartine est-il républicain, dans La politique rationnelle, en 1831 ? Car il écrit : « La république, mais la république mixte, à plusieurs corps, à une seule tête, république à sa base, monarchie au sommet… » Il faut traduire le rébus ; « il faut aller au fond des choses, » dit Barthou, qui ajoute : « On s’y est mépris ; et j’avoue m’y être ailleurs trompé moi-même… » Allons au fond des choses : la république de Lamartine, en 1831, c’est « la monarchie constitutionnelle. » Probablement. Toujours est-il qu’à la veille d’influer sur le gouvernement de son pays, et en dépit de La politique rationnelle, Lamartine ne tient pas toute sa politique. C’est trop exiger ? Sans doute.

Il est élu député de Bergues, le 7 janvier 1833. Il accomplissait alors son fastueux voyage d’Orient. Il fait son entrée à la Chambre vers la fin de l’année. Le poète des Méditations : magnifique événement ! On lui demande où il siégera : c’est que La politique rationnelle n’est pas une indication suffisante. « Au plafond ! » répond-il ; et, comme la réalité ne se prête pas à tous les symboles, il s’assied sur l’un des bancs les plus élevés de la droite. Il monte à la tribune, la première fois, le 4 janvier 1834. Est-il prêt ? Son ami Dargaud lui disait : « Les inspirations ne suffisent pas, sans les convictions ; » et il répondait : « A la longue, les inspirations font les convictions. » Ce premier discours, un peu vague. Il s’agissait des Vendéens : et Lamartine réprouvait la guerre civile ; mais il réclamait l’indulgence en faveur de ces révoltés « dont le crime n’est qu’une erreur de leur fidélité. » Belle pensée ; et les mots, dignes de la pensée. L’orateur, après cela, sut qu’avec une belle pensée et les mots dignes de la pensée l’on n’est pas un orateur, « L’essai de M. de Lamartine nous semble du plus favorable augure pour la suite de sa carrière parlementaire, » dirent les Débats. Lamartine se dit qu’il avait tout à recommencer.

Il se mit à la besogne avec entrain. L’on s’attendait que Lamartine fût un improvisateur. Lui-même, ne s’y attendait-il pas ? Il a redouté la tribune : il a écrit son premier discours ; il en écrit d’autres. Mais il a résolu de « s’accoutumer au feu. » Il a de l’audace et de la constance. Il dit à Virieu : « Je n’épargne ni courage ni peine ; j’affronte le ridicule, plus difficile à affronter que le poignard. Je vois le but et j’oublie la route. » D’avance, il comptait sur son génie : « Le génie est génie partout… » Et il comptait que, pour devenir éloquence, sa poésie n’aurait qu’à « replier ses ailes. » Pas du tout ! Il vérifia qu’un simple garçon, tout dépourvu de poésie et de génie, monte à la tribune, prend la parole, émeut l’assemblée, est un orateur et, s’il le désire, modifie le gouvernement de son pays. Un Lamartine, cette remarque faite, a le choix de mépriser l’art de l’orateur ou de l’acquérir. Lamartine choisit de ne pas mépriser l’art de l’orateur. Il se fixa le terme de trois ans pour achever ses écoles : et il eut de l’application. Pour s’entraîner à n’être pas timide, il se forçait à parler « sur toutes choses. » Il tâchait d’égaler « le pathos sonore et le vide plein de mots » de ses collègues. Il écrivait à une amie : « Nous sommes des gens de bonne compagnie, apprenant péniblement le patois. » Cela ne le dégoûtait pas. Cela même le dégoûtait si peu qu’il vint à dénigrer sa poésie, — sa poésie pure et divine, et qui le gênait : — il l’appelait une « maladie » et, pour s’en défaire, il employait le à remède héroïque ; » c’est-à-dire qu’il prenait pour son modèle un discours d’Odilon Barrot.

Badinage ? Il ne badine pas du tout, quand il écrit : « Je persiste à croire, contre tout le monde, que j’étais né pour un autre rôle que celui de poète fugitif, et qu’il y avait, dans ma nature, plus de l’homme d’État et de l’orateur politique que du chantre contemplatif de mes impressions de vingt ans. » Et il ne badine pas, quand il écrit : « Je vois se réaliser ce que j’avais toujours senti, que l’éloquence était en moi plus que la poésie… » Il y tient ; passons. Mais il ajoute : « La poésie, qui n’est qu’une de ses formes… » La poésie, une des formes de l’éloquence… Et M. Barthou lui accorde que « l’éloquence est une des formes de la poésie. » Gracieux échange de politesses ! Et M. Barthou feint gentiment de n’avoir pas entendu ; mais non, c’est la poésie que Lamartine subordonne à l’éloquence. De la part de Lamartine, et de ce grand orateur, et de ce plus grand poète, il me semble que c’est drôle, et que c’est dérisoire et pathétique. Il appelle Odilon Barrot, l’un des maîtres de la tribune, un bavard, une « antipathie bavarde ; » et cependant il immole sa poésie à la gloire de rivaliser avec Odilon Barrot.

Que veut-il ? Car il travaille à cette fin. Le 9 janvier 1834, à la Chambre depuis deux semaines, il a prononcé deux discours ; et il déclare très nettement : « Je veux m’exercer, tant que je pourrai, à parler hardiment et souvent sur toutes choses, pour vaincre la difficulté extrême de la tribune et conquérir l’improvisation. » Trois ans après, il est satisfait. Il a conscience d’avoir atteint « son maximum en fait de parole » et d’être maintenant « prêt à répondre à qui que ce soit. » Il écrit à Virieu : « J’ai confondu d’étonnement les avocats, députés et pairs, avec qui j’ai eu à lutter. Cela m’amuse comme un écolier qui apprend une langue ; il s’aperçoit tout à coup qu’il la sait à peu près, après avoir longtemps cru que ses progrès étaient nuls. » Est-ce qu’il n’y a pas là une sorte d’ingénuité charmante ? une étrange humilité dans l’orgueil ?… Avec tout cela, que veut-il ?

Son ambition n’est assurément pas mesquine. Aucune âme plus haute n’a été plus intacte et préservée des convoitises médiocres. Lamartine ! Et l’on rougit de savoir que des pamphlétaires l’ont accusé comme un autre politicien. Il est de ceux qui ne sont pas si nombreux dans les partis et qui ont le droit d’écarter la vilenie des soupçons rudement : « Non, non ! il n’est pas vrai que la politique soit de l’ambition toujours. C’est la petite, qui est de l’ambition ; la grande est du dévouement. Je ne conçois que la grande. Celle-là est patiente, comme l’idée qui la fait agir ! » Nous savons bien que Lamartine a mérité cet hommage. Seulement, s’il faut l’avouer, nous devinons qu’il se dévoue, et nous ne voyons guère l’objet de son dévouement ; nous ne voyons guère « l’idée » qui le fait agir. Il ne la possédait pas, son idée, quand il a commencé d’être un orateur. A quel moment l’a-t-il possédée ? La possédait-il enfin, parfaitement nette et avec l’assurance de l’efficacité la meilleure, à l’époque de ses plus glorieux triomphes, quand ses discours sont une étonnante musique et sont une dialectique merveilleuse qui lui amène toutes les âmes, les plus délicates et les moins fines, le jour par exemple de son chef-d’œuvre, ce discours relatif au retour des cendres impériales, où il ne réclame pas et ne refuse pas la loi proposée, où il hésite et montre plus d’ardeur entraînante que s’il n’hésitait pas, où il accomplit ce tour de force d’être sublime avec une opinion des plus embarrassées ? Possédait-il enfin son idée parfaitement nette, à l’heure qu’il devint, pour peu de temps, mais pour un temps, l’homme de qui dépend le sort d’un pays, le maître d’une révolution, le dictateur de la sagesse contraignant la folie ? Certes, il est, au balcon de l’Hôtel de Ville, un héros sans défaillance : et il s’impose avec génie. Mais, de ce déchaînement qu’il contient, qu’avait-il prévu ? et, de cette absurdité qu’il apaise, n’a-t-il rien favorisé ? Le contact des événemens l’avertit, bien tard. Il est supérieur à son imprudence : il a pourtant commis son imprudence.

Au cours de toute sa carrière politique, il s’efforce d’être un improvisateur. Il n’est que trop cet improvisateur, sinon de ses discours, au moins de son activité. Il a voulu être, il a été, de l’éloquence toute prête, de l’éloquence à la disposition des événemens et des velléités que les événemens susciteront en lui. Sa politique est, pour ainsi parler, postérieure à son éloquence. En bonne logique, et naïve, c’est le contraire qu’il fallait et qu’il faudrait toujours.

Mais il avait confiance dans ses velléités, parce qu’il ne doutait, et justement, ni de sa claire intelligence, ni de la probité de sa pensée, ni de sa vertu. Bref, il était et il serait l’orateur qu’un ancien définit : l’honnête homme, habile à prononcer des discours. Le souvenir de l’antiquité, de ses républiques éloquentes, animait un Lamartine et ses plus dignes contemporains. Ils se croyaient annoncés par Tacite : Is est orator, qui de omni quaestione pulchre, et ornate, et ad persuadendum apte dicere, pro dignilate rerum. ad utilitatem temporum cum voluptate audientium possit ; « l’orateur est le citoyen qui, sur tous sujets, prend la parole à merveille et tient des propos brillans, persuasifs, égaux à la circonstance, utiles, et fait plaisir à l’auditoire. » Ils négligeaient une remarque de Tacite, et redoutable, celle-ci : Est magna illa et notabilis eloquentia, alumna licentiae, quam stulti libertatem vocabant, comes seditionum… quæ in bene constitutis civitatibus non ortlur ; « cette grande éloquence, fille chérie de la licence que les sots appellent liberté, l’amie des révolutions,. et qui ne se produit pas dans les cités bien organisées… » Le grand, le magnifique orateur chôme dans la tranquillité de l’État. Et Lamartine, le 5 novembre 1841 : « A des idées nouvelles, des hommes nouveaux ! Voilà le cri des choses et du pays. Les partis meurent de vétusté, les intérêts souffrent. L’Europe ne nous comprend pas ; et nous ne comprenons pas l’Europe. Du nouveau ! du nouveau ! ou notre révolution mourra de vieillesse à dix ans de distance ! » La mort prématurée des révolutions, si ce peut être le bonheur des nations, c’est à coup sur la mort de l’éloquence : et il s’agit de sauver quoi ? l’éloquence.

Lamartine, qui est orateur avant d’être homme d’État, se fie à ses vertus, je le disais. Et il se fie, en outre, à sa poésie. Il a beau dénigrer sa poésie, c’est elle qui lui fournit et son éloquence et même, dans la mesure où ce mot lui convient, sa politique. Au temps où on le taquine du nom de poète, son impatience l’exciterait à renier les Méditations, Mais entendez-le quand il sait qu’il est un orateur et qu’il a transformé sa poésie en éloquence : « Ils proclament la majestueuse supériorité de l’expédient sur la pensée dans la conduite de ce bas monde. Que répondre ? L’expédient et la routine ont fait leurs preuves ; la pensée, moins souvent… Vous craignez les philosophes et les poètes dans vos affaires ? Quand on voit vos actes, on sait pourquoi. Vous ne voulez pas que la politique grandisse, afin qu’elle reste à la proportion de ceux qui la manient. Les peuples pourtant ne s’y trompent pas ! Tout gouvernement sans philosophie est brutal ; tout gouvernement sans poésie est petit. Louis XIV était la poésie du trône, et c’est pourquoi il est Louis XIV. Napoléon fut la poésie du pouvoir. 92 fut la poésie du patriotisme. La Convention même fut la funeste poésie du crime. Si le gouvernement de Juillet était tombé en d’autres mains que les vôtres, il pouvait être la poésie du peuple. La France nu fut-elle pas toujours le philosophe armé de l’Europe ? N’est-elle pas la poésie des nations ?… » Quelle admirable page, et telle que, dans les anthologies des siècles éloquens, il n’en est pas de plus belle !… Et aussi, quelle exaltation prodigieuse de toutes imprudences ! La pensée n’a pas fait ses preuves ! s’écrie Lamartine. Mais si ! et, du temps de Lamartine déjà, la pensée avait fait ses preuves : ce qu’on nomme pensée ou poésie, dans la conduite de l’État. Jugez-la, cette pensée ou cette poésie, sur les résultats, et à votre gré ; ne dites pas qu’on ne l’a pas vue à l’ouvrage, cette pensée ou cette poésie, que vous flétrissez comme un crime, dans la Convention, mais que vous glorifiez tout de même, et cette rêverie insigne qui vous mène à choisir pour la France le rôle inquiétant de philosophe de l’Europe et de poésie des nations. Lamartine est un patriote et jamais son patriotisme ne se relâche. Certes ! et l’on n’a point à le démontrer. Mais son fervent patriotisme ne le détourne pas de la poésie qu’on aperçoit à la fin de cette page superbe et alarmante, et qui se déclare une autre fois dans une réponse à Berryer : « Nous nous appelons Révolution, dites-vous ? Mais la France, avant tout, s’appelle nation, humanité, civilisation ! » et qui éclate avec fureur dans cette harangue : « Un homme d’État digne de ce nom, c’est-à-dire un guide du peuple, un coopérateur de la Providence, doit se préoccuper de deux points de vue : le point de vue du genre humain d’abord, et le point de vue national ensuite. J’ai la faiblesse de compter l’intérêt de l’humanité pour quelque chose. Je suis homme avant d’être Français, Anglais ou Russe ; et, s’il y avait opposition entre l’intérêt étroit du nationalisme et l’immense intérêt du genre humain, je dirais comme Barnave : Périsse ma nation, pourvu que l’humanité triomphe !… » Il ajoute : « Mais c’est là un saint blasphème que l’homme d’Etat n’a heureusement jamais à prononcer. Le patriotisme vrai est toujours d’accord avec l’intérêt de l’humanité. Tout ce qui est réellement utile au monde est profitable à chacune de ses parties… » Sans doute ! Mais ce qu’il ajoute, après ce qu’il a dit, compte peu. Et l’on sait bien qu’il ne veut pas que la France périsse : mais il est prêt à consentir de poétiques sacrifices de la France ; et il aventure la France dans la gloriole d’un rôle étrange où elle risque sa fortune, sa sûreté, sa vie.

La même poésie, nous la retrouvons, quelques années plus tard. sous le second Empire, et à la veille d’une guerre, chez d’autres orateurs. A la tribune de la Chambre, ces orateurs invectivent contre les hommes d’État qui omettent d’affranchir tous les peuples et qui n’ont pas honte de veiller d’abord à l’intérêt de la France. Thiers a beau répliquer : « Soyons Français ! » les poètes de la politique se réclament de la Révolution, de l’évangile humain qu’elle a répandu par le monde, et fût-ce peut-être au détriment de la France. Thiers obstinément revendique pour la France la permission de refuser le suicide.

Cette poésie à laquelle Lamartine a prêté des accens magnifiques, on n’ignore pas ce qu’elle a fait, hélas ! en dépit de ses intentions. généreuses. On n’ignore pas où elle est tombée, où elle irait tomber encore si elle pouvait se relever.

Depuis un siècle, nous avons eu, dans notre pays malheureux, les plus éloquents orateurs, souvent les plus respectables et tout échauffés de la passion du bien public. Nous avons eu les orateurs de la Révolution, Mirabeau le plus extraordinaire de tous, et Vergniaud si harmonieux que M. Barthou lui compare Lamartine ; les orateurs de la Restauration, les orateurs de Juillet, les orateurs d’une époque où l’on entendit Berryer, Guizot, Thiers et Lamartine ; les orateurs de l’Empire, Emile Ollivier, Rouher, Jules Favre et le jeune Gambetta qui prélude ; et puis les orateurs de la République. Après ce long essai de tant d’éloquence, peut-être le silence est-il à tenter ; le silence qui, de longtemps, n’a pas eu l’occasion « de faire ses preuves. » Les orateurs diront que « la France s’ennuie, » de ne pas les entendre : mais elle aura, pour s’ennuyer, trop de besogne.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Lamartine orateur, par Louis Barthou (Hachette).