Revue littéraire - 14 juillet 1879

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Revue littéraire - 14 juillet 1879
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 34 (p. 452-463).
REVUE LITTERAIRE

Théâtre complet de M. Auguste Vacquerie, 2 vol. in-18. Paris, 1879.{c

Il ne sera pas beaucoup question, dans les pages qui suivent, du théâtre lui-même de M. Vacquerie. A Dieu ne plaise que nous infligions au lecteur un long examen de Tragaldabas ou des Funérailles de l’honneur, qui ne comptent aussi bien l’un et l’autre, drame en vers et drame en prose, dans l’histoire du théâtre contemporain, que comme deux des chutes les plus retentissantes qu’ait enregistrées la chronique. Nous ne ferons même qu’une allusion rapide au Fils, drame moderne, dont jadis, ici même, quand l’œuvre était encore dans la fleur de sa nouveauté, M. Challemel-Lacour a dit en termes excellens ce que nous continuerons de penser[1]. Si maintenant, à ces trois pièces, nous joignons Souvent homme varie, bluette en deux actes et en vers, et un second drame en prose, intitulé Jean Baudry, nous aurons le Théâtre complet de M. Auguste Vacquerie. Nos auteurs aiment les titres pompeux et les étiquettes ambitieuses. Il est juste de dire que, si le Théâtre complet de M. Vacquerie ne compte pas plus de cinq pièces en tout, telle de ces pièces, en revanche, ne compte pas moins de sept actes. C’est dans les Funérailles de l’honneur que l’inspiration de M. Vacquerie ne put pas s’espacer à moins, le 30 mars 1861.

On demandera quel est alors l’intérêt du théâtre de M. Vacquerie ? Le voici : c’est qu’en 1818, pour appliquer un mot de La Bruyère, qu’on n’appliquera jamais, je crois, avec plus de justesse, M. Vacquerie « naquit copiste. » Quand il entra dans la carrière, vingt ans plus tard, vers 1840, on venait de jouer les Burgraves, ou peut-être allait-on les jouer : du moins il n’était bruit alors, si l’on s’en rapporte aux sincères confessions de Jérôme Paturot, que de Frédéric Barberousse et de l’implacable Guanhumara. Ce fut la dernière des grandes soirées romantiques. M. Vacquerie n’en devait pas perdre le souvenir. Aussi bien il avait reçu du ciel en partage toutes les qualités d’un disciple et tous les défauts d’un imitateur. Il n’a jamais eu son pareil pour laisser échapper les qualités d’un modèle, mais il n’a jamais eu de rival pour exagérer les paradoxes d’un maître. Nul n’a connu mieux que lui cet art ingénieux, cette exquise maladresse avec laquelle on fait ressortir le génie d’un grand poète qu’on imite, en l’imitant toujours, et, chaque fois qu’on l’imite, en manquant de toutes parts, forme et fond, ce qu’il serait naturel et louable d’en avoir imité.

Le maître, par exemple, comme il est convenu de l’appeler, avait-il, dans la liberté d’une conversation familière, laissé tomber sur Racine quelque phrase irrévérencieuse, qui d’ailleurs était moins un jugement qu’une boutade, et plutôt l’expression de son propre génie de poète que d’une opinion critique raisonnée, le disciple, prenant la plume, écrivait aussitôt : « Je comprends que les dévots de Racine le préfèrent à Shakspeare, mais je m’étonne qu’ils le préfèrent à une bûche. » Ou bien lisait-on encore dans la préface de Ruy Blas que « le drame était la troisième grande forme de l’art, comprenant, enserrant, et fécondant les deux autres, » à savoir la tragédie de Corneille et la comédie de Molière, M. Vacquerie disait à son tour : « Le théâtre fait des tragédies…comme quand on apprend à écrire on trace des jambages avant de former des lettres et d’assembler des mots, comme quand on apprend à dessiner on fait d’abord des nez, des yeux et des oreilles. La tragédie est le jambage de l’art… la comédie est le nez du théâtre. » Théophile Gautier, qui ne laissait pas, sous une apparente indifférence, d’avoir sa manière douce, insinuante et même mielleuse, de dire aux gens des choses médiocrement agréables, a noté quelque part « que la pensée de Vacquerie, haute, droite et peu flexible, ne connaît pas les moyens termes, et que, quand par hasard elle se trompe, c’est avec une conscience imperturbable, un aplomb effrayant, et une rigueur de déduction qui vous stupéfie. » On vient d’en voir quelque chose. En effet, que l’on fît au bon goût de puériles concessions et que l’on acceptât de porter le joug du sens commun, M. Vacquerie ne l’a jamais admis, il ne l’admettra jamais. « Il en est, a-t-il dit, de l’esprit comme du corps : les bottes neuves gênent le pied, les idées neuves gênent l’intelligence. Le drame est tout neuf : Racine est une vieille botte. » M. Vacquerie s’est mis à la torture, mais il s’est toujours chaussé de neuf.

C’est pourquoi, si vous voulez voir en quelque sorte à nu les plaies du romantisme et les sonder dans leur profondeur, ce n’est ni le théâtre de M. Alexandre Dumas, ni celui de M. Victor Hugo qu’il faut lire, ce n’est ni Antony ni Angèle ; c’est le Fils et c’est Jean Baudry ; ce n’est ni Ruy Blas ni même Marie Tudor, c’est Tragaldabas et ce sont les Funérailles de l’honneur. Là du moins, ni la rapidité du mouvement scénique, ni l’emportement fiévreux d’une action violente, ni la singularité puissante, audacieuse, de la langue, ni la magie du style ne font illusion sur le vide profond de l’action, sur l’invraisemblance humaine des caractères. Ces héroïques fantoches, que le grand vers de Ruy Blas et d’Hernani, si l’on me passe l’expression, enveloppe et revêt d’un si magnifique costume, il n’y a rien de si mince qu’eux, dépouillés une fois de leurs oripeaux splendides et réduits, comme dans les Funérailles de l’honneur, à la cape et l’épée. Ces ressorts pénibles d’Angèle et d’Antony, dont on cesse pour ainsi dire d’entendre le grincement quand une fois ils sont mis en branle par la robuste belle humeur et l’entrain puissant d’Alexandre Dumas, il n’y a rien de si pénible ni qui choque davantage quand on les voit, comme dans le Fils ou dans Jean Baudry, méthodiquement et laborieusement se mouvoir. On commence alors à comprendre pourquoi le romantisme est demeuré stérile au théâtre, malgré toutes les raisons qu’il avait de produire. Rien n’était plus légitime en son temps que la révolte ou même l’insurrection contre la littérature qu’en 1830 encore on appelait « classique, » d’un nom plus qu’injurieux pour les vrais, pour les seuls classiques, ceux du XVIIe siècle et quelques hommes avec eux du siècle qui suivit. Même il ne conviendrait pas d’être aujourd’hui trop sévère pour les intempérances de langue et les excès de plume qui dépassèrent alors la limite où l’on aurait dû savoir s’arrêter. Ou plutôt, intempérances de langue, excès de plume, excentricités de costume et d’allure, longs cheveux, pourpoints roses ou gilets rouges, il faudrait les admirer, car enfin c’étaient avant tout témoignages d’une ardeur de convictions littéraires qui n’enflamme plus guère aujourd’hui grand monde, hélas ! pas même peut-être M. Vacquerie. On croyait au moins à quelque chose, on avait des enthousiasmes maladroits, sincères cependant et généreux, et des haines, injustes sans doute, mais des haines. Avec tout cela, s’il est certainement quelque part où le romantisme n’ait rien su mettre à la place de ce qu’il détruisait, c’est au théâtre. La poésie, le roman, la critique, l’histoire elle-même, il a tout renouvelé ; mais il n’a pas conquis la scène.

Les genres littéraires ont leur fortune, et cette fortune est changeante. Comme toutes choses de ce monde, ils ne naissent que pour mourir, lis s’usent à mesure même qu’ils enfantent leurs chefs-d’œuvre. Comme des originaux dont on tirerait des copies, et de ces copies à leur tour des copies de copies, les épreuves successives iraient affaiblissant, perdant et gâtant chacune quelque trait du modèle, jusqu’à ce qu’enfin la dernière fût précisément ce que l’imitation plate et servile d’un écolier peut être à l’œuvre inspirée d’un maître : ainsi les genres littéraires périssent, et quelque effort que l’on fasse, dès qu’ils ont atteint un certain degré de perfection, ne peuvent plus que déchoir, languir et disparaître. Or il est certain que vers 1825 et 1830, et depuis longtemps, quoique l’on continuât d’en tirer des copies, la tragédie classique et la comédie de caractères étaient mortes. Mais il n’est pas moins certain que ni le drame romantique, ni la comédie qu’on désigne sous le nom de comédie de mœurs n’ont remplacé la comédie de caractères et la tragédie classique. La cause en est que, sous prétexte d’en unir une bonne fois avec la convention, le drame romantique et la comédie de mœurs ont débuté par se placer en pleine convention. Qui ne connaît l’exemple si souvent cité, parce qu’il est en effet remarquable et qu’il n’est personne qui ne puisse aisément le contrôler, de la tirade classique remplacée par le monologue romantique ? Le récit de Théramène, qui d’une exclamation à l’autre de Thésée ne comptait pas moins de soixante-douze vers, fatiguait l’attention ; on lui substitua donc le monologue de Frédéric Barberousse, en quelque cent vers, et celui de Charles-Quint, en cent soixante-huit. Mais le point n’est pas là. Voici la grande, l’irréparable erreur. La tragédie classique avait placé l’idéal de sa perfection dans l’expression de ces sentimens moyens que tout homme éprouve et reconnaît comme siens, mais qu’il n’est donné qu’à peu de privilégiés d’égaler et de traduire par l’éloquence de la parole ou le charme de la poésie : le drame romantique mit le sien dans l’expression des sentimens exceptionnels, hors nature et monstrueux. La tragédie classique avait cherché pour ainsi dire à placer sous les yeux du spectateur un miroir dans lequel il se retrouvât tout entier : le drame romantique s’efforça de rendre viables, ne fût-ce que pour quelques heures, pour la durée moyenne d’une soirée de théâtre, des types dont la difformité, tantôt physique et tantôt morale, provoquât l’étonnement public et l’admiration de la surprise. Le théâtre de M. Victor Hugo, comme celui d’Alexandre Dumas, est peuplé de ces types. On les a vus pendant plus de vingt ans se promener sur les planches ou plutôt s’y démener et les brûler avec leur allure de matamores épileptiques, drapés dans les haillons de César de Bazan ou faisait les grands bras d’Antony. La tragédie classique n’avait fait emploi de ce que l’on appelait alors les « mœurs » que comme d’un moyen de reculer dans la perspective du lointain poétique l’horreur naturelle du spectacle tragique : te drame romantique ne s’est servi de la a couleur locale » et n’a fait appel à l’histoire que pour dépayser le spectateur et lui faire accroire qu’au de la des Pyrénées ou des Alpes il se passait en effet des aventures aussi parfaitement invraisemblables que celles qu’il mettait au théâtre. Aussi les Romains de Corneille, les Grecs de Racine, les Français de Voltaire, oui, les Tancrède eux-mêmes et les Lusignan, sont-ils autrement vrais que les Espagnols et les Italiens de la scène romantique. Au moins comprenons-nous, tous tant que nous sommes, et Voltaire et Racine et Corneille. « Très peu de Français, au contraire, comme le dit excellemment M. Théodore de Banville, comprennent les idées de Victor Hugo. » La question serait seulement de savoir si la faute en est aux Français ou à M. Victor Hugo. Mais je défie bien que tous les Français mis ensemble, et quelques étrangers avec eux, comprennent quoi que ce soit aux drames de M. Vacquerie.

Quel est le sens, par exemple, de Tragaldabas, et que nous veut cette énigme en cinq actes ? Il faut, je crois, renoncer à le deviner, même en ayant là, comme nous l’avons, le commentaire de M. Vacquerie sous les yeux. Une femme qui passe pour être mariée sans l’être, et qui, sous le pavillon de son prétendu mari, s’avise d’éprouver la constance et la sincérité des galans ; un amant qui croit à ce mari dont il se fait le protecteur et le pourvoyeur pour échapper à la nécessité d’épouser ; que sais-je encore ? Au second plan, des modistes, une conspiration, des alcades et des sacripans ; le mari finissant par revêtir, dans la ménagerie d’un montreur de bêtes, la peau d’un âne savant : vaut-il seulement d’exposer par le menu de telles inventions ? Mais au moins on en peut prendre occasion pour reconnaître une autre encore des erreurs romantiques. L’idée de M. Vacquerie, réduite à sa plus simple expression, était, au fond, des plus banales. Tel don Juan, homme d’honneur, c’est-à-dire, selon le mot de Lesage, « qui aime l’honneur des femmes, » se laisse quelquefois prendre au piège qu’il a tendu. Voilà ce qu’il s’agissait de mettre à la scène, et non pas, dans la personne de Tragaldabas, comme M. Vacquerie voudrait nous le persuader, « un homme qui fût le point de contact de deux extrêmes, dont la cervelle fût moitié jour et moitié nuit, qui, en un mot, fût très intelligent et très bête. » M. Vacquerie s’y est pris comme son maître. Aux côtés de son héroïne, il a mis ce Tragaldabas, c’est-à-dire un mari présumé tel, comme aux côtés de la reine d’Espagne on avait vu jadis un Ruy Blas, c’est-à-dire un laquais présumé grand seigneur. Il a donc supprimé tout élément dramatique, et précisément comme avait fait son maître, en supprimant toute lutte morale. Ce qu’il pouvait y avoir d’intéressant dans Tragaldabas, une fois acceptée la donnée, c’était de nous montrer la fantaisie d’un séducteur de profession se transformant par degrés en amour sincère ; comme ce qu’il pouvait y avoir d’intéressant dans Ruy Blas, c’était de nous montrer une reine franchissant pas à pas la distance qui sépare une « étoile » d’un « ver de terre, » mais c’est précisément ce que maître et disciple se sont bien gardés de faire. Ils eussent en effet violé cette loi du drame romantique, en vertu de laquelle nul homme n’est l’artisan de sa propre fortune et dépend du concours artificiel des circonstances qu’il plaît au poète d’imaginer. Regardez-y de près, c’est bien là le fond d’Hernani, de Lucrèce Borgia, de Ruy Blas. Seulement, il se trouve que cette loi n’est rien moins que la négation formelle du drame, puisque dans toutes les littératures il n’y a d’œuvres dramatiques, au sens universellement consacré du mot, que celles qui sont le spectacle d’une lutte de la volonté de l’homme contre les circonstances. Si vous conformez les résolutions aux circonstances, vous faites un roman, mais non pas une œuvre de théâtre.

Peut-être qu’après tout, en imaginant Tragaldabas, M. Vacquerie n’a voulu que s’égayer aux dépens du public ; le public le lui a bien rendu : partant quittes. Son œuvre capitale, où sans doute on rencontre encore le mot pour rire, mais cette fois sans que la volonté de l’auteur soit complice de la gaîté des rieurs, c’est le drame soi-disant espagnol des Funérailles de l’honneur.

Toujours fidèle à son maître, j’imagine que M. Vacquerie relisait un jour le Roi s’amuse quand il aperçut ces trois vers, dans l’apostrophe de M. de Saint-Vallier :

Croyez-vous qu’un chrétien, un comte, un gentilhomme
Soit moins décapité, répondez, mon seigneur,
Quand au lieu de la tête il lui manque l’honneur ?


Or d’un décapité de la tête que fait-on ? On l’enterre. Et d’un décapité de l’honneur ? pourquoi ne l’enterrerait-on pas ? Écoutez bien ceci, je vous prie : comme disait Sganarelle. Justement il y avait dans le répertoire de M. Victor Hugo quelques cercueils, celui de Lucrèce Borgia par exemple, dont le maître n’avait pas tiré tous les effets dramatiques possibles. Et ce fut là-dessus que M. Vacquerie composa les Funérailles de l’honneur. Donc, au temps de Pèdre le Cruel un certain don Jorge de Lara, « riche-homme » et « capitaine-grand, » revenant de guerroyer et de vaincre en Aragon, découvrit que sa mère était la maîtresse du roi. L’honneur des Lara crie vengeance, don Jorge résout de frapper le roi, sa mère trahit le complot et don Pèdre le fait manquer. En vrai roi, don Pèdre pardonne. Vous comprenez l’embarras de don Jorge. Qu’eussiez-vous fait à sa place, ainsi pris entre le devoir et la reconnaissance ? Lui, commande un cercueil, on met dedans l’honneur de don Jorge, « quoique ce ne fût pas l’usage, » des moines entonnent un Requiem, les cloches sonnent et l’on descend un cercueil plein « d’honneur, » de « panaches » et de « rayons » dans le caveau des Lara. Et don Jorge ? Je pense qu’il continua de vivre. Il avait célébré les funérailles de son honneur. « Le commun, disait la préface de Cromwell, est le défaut des poètes à courte vue et à courte haleine. » M. Vacquerie certainement a la vue longue et longue l’haleine. Oserai-je faire observer toutefois qu’il y a deux manières de n’être pas commun ? la bonne et la mauvaise : la bonne, qui est de voir dans les choses d’observation en quelque sorte universelle et familière ce que la foule n’y voit pas, et ainsi de lui apprendre à voir ; la mauvaise, qui est de voir non pas plus profondément que le vulgaire dans la vérité, mais à côté de la vérité et tout à fait en dehors d’elle. L’école romantique n’a pas abusé de la première manière.

Comment alors se fait-il que nous ayons assisté de nos jours à ce retour de faveur du drame romantique, à ce succès inattendu d’Hernani, de Manon Delorme, et tout récemment encore de Ruy Blas ? Je dis inattendu parce qu’enfin tant de critiques, toutes si justes, toutes si profondément vraies, dirigées jadis contre ces drames désormais fameux, ne peuvent pas avoir perdu toute leur valeur. Bien plus, elles l’ont gardée tout entière, et pas un de ceux qui dans le cours de l’année 1838 attaquèrent ce même Ruy Blas qu’en 18791 on a salué presque unanimement comme un chef-d’œuvre ignoré qui nous serait rendu, n’aurait, je pense, à retirer une seule de ses observations. Pour ma part je ne changerais pas vingt-cinq lignes à ce que Gustave Planche crut devoir en écrire ici même[2]. L’opinion publique aurait-elle donc changé si complètement ? et de proche en proche, grâce à cet heureux état d’indifférence et d’apathie critique où nous nous prélassons depuis quelque trente ans, serait-elle donc descendue jusqu’à ce degré de mauvais goût que de ne pas sentir ce qu’il y a d’attentats contre le bon sens et contre l’art dramatique dans des pièces telles que Ruy Blas ou que Marion Delorme ? Nous ne le croirons pas aisément On l’a dit : l’opinion ne s’égare jamais tout à fait. Il y a certainement des raisons au succès du répertoire de M. Victor Hugo.

Il y en a de factices d’abord et qui dureront ce que durera la vie de M. Victor Hugo, il y en a de particulières aux temps que nous traversons, il y en a de générales ; une surtout, qui nous permettra d’écarter toutes les autres et de les négliger : la qualité du style, l’originalité de la langue, la splendeur singulière du vers. Et la preuve qu’il n’en est pas de meilleure, c’est qu’ayant essayé dans ces dernières années de reprendre Marie Tudor, chacun se rappelle si l’on a pu comparer le retentissement de cette reprise au bruit qui s’est fait autour de Ruy Blas et d’Hernani. Je suis persuadé que le Roi s’amuse, que les Burgraves, emporteraient les mêmes applaudissemens, et non moins persuadé que le même insuccès accueillerait une reprise de Lucrèce Borgia. Mais il faut s’entendre. La langue de M. Victor Hugo n’appartient qu’à lui dans l’histoire entière de notre littérature. Il me semble que c’est le plus bel éloge qu’on en puisse faire : d’une certaine manière, c’en est aussi la pire critique. Ce que nous appelons en effet ici qualité du style, originalité de la langue, splendeur du vers n’est rien de pareil ou d’analogue à ce que les mêmes mots désigneraient chez tout autre de nos grands écrivains. Prenons un exemple, et, parmi cent autres pièces que l’on pourrait aussi bien choisir, prenons dans les Contemplations tout un long poème intitulé les Mages. Il y en a de plus belles, de plus claires : si le lecteur veut bien s’y reporter il n’en trouvera pas de plus démonstrative.

Les Mages, ce sont les poètes, les artistes, les savans, les chercheurs, les inventeurs. On reconnaît une idée chère au grand poète. Les voilà, ces initiateurs de l’humanité, confidens du secret des choses, victimes élues de cette ardeur de connaître qui consume l’intelligence humaine ! Et, de nom propre en nom propre, commence et se déroule, en soixante et onze strophes, à travers le monde et l’histoire, une énumération qu’emporte un mouvement lyrique d’une violence inspirée. Les mots s’entassent, les vers se pressent, la strophe tombe sur la strophe, des rimes étranges frappent l’oreille, des images inattendues se succèdent et se brouillent toutes ensemble comme dans la rapidité fantastique d’un rêve, des éclairs soudains font brusquement le jour, par une sensation, d’éblouissement, sur l’obscurité sibylline de la pensée, il semble que l’on ait par instans une vision précise de l’indistinct et de l’intraduisible ; cependant le mouvement s’accélère, plus vite, toujours plus vite, il se communique au lecteur qu’il enlève, qu’il entraîne, qu’il secoue ; c’est une fièvre, c’est un délire, et jamais peut-être sur l’homme physique des mots composés de lettres n’ont fait une pareille impression, ni frappé des coups plus violens.

Et voici les prêtres du rire,
Scarron, noué dans les douleurs,
Ésope que le fouet déchire,
Cervante aux fers, Molière en pleurs,
Le désespoir et l’espérance !
Entre Démocrite et Térence,
Rabelais, que nul ne comprit,
Il berce Adam pour qu’il s’endorme,
Et son éclat de rire énorme
Est un des gouffres de l’esprit.
Et Plaute, à qui parlent les chèvres,
Arioste chantant Médor,
Catulle, Horace dont les lèvres
Invitent les abeilles d’or.
Comme le double Dioscure,
Anacréon près d’Épicure,
Bion, tout pénétré de jour,
Moschus sur qui l’Etna flamboie,
Voilà les prêtres de la joie,
Voilà les prêtres de l’amour.

Notez cette seule formule de développement : Et voici… voilàvoilà… ; faites entrer dans ce cadre telle énumération qu’il vous plaira, vous verrez ce qu’elle en prendra tout aussitôt d’ampleur et de beauté. Lisez à haute voix ce poème, qu’on dénature et qu’on diminue par cela seul qu’on n’en cite qu’un fragment : vous sentirez la force et l’autorité du mouvement.

Si maintenant vous reprenez haleine, et qu’une fois apaisé le retentissement de cette forte émotion vous regardiez au détail, de ces soixante et onze strophes il n’en sera peut-être pas une qui soutienne la critique, pas une qui, je dirais presque dix fois en dix vers, ne choque un goût délicat, pas une dont quelque chose n’étonne l’oreille, ou n’offense l’esprit, ou n’irrite le sens commun. Pourquoi « les chèvres parlent-elles » à Plaute ? Pourquoi « Médor » à propos d’Arioste plutôt que Roland, plutôt qu’Astolphe, plutôt qu’Alcine ? Pourquoi Catulle et Horace, pourquoi non Tibulle et Properce ? Que signifie ce rapprochement étroit d’Anacréon, le poète du vin et des roses, et d’Épicure, le philosophe de la tristesse et de la lassitude de vivre ? Qu’est-ce qu’un poète « pénétré de jour » ? En quoi l’Etna flamboie-t-il dans les épigrammes de Moschus ? Et ce n’est rien ; mais il y a telle de ces strophes absolument inintelligible et qui, comme un verset d’une moderne Apocalypse, défie toutes les subtilités du commentateur et toute la philologie de l’exégète. Il n’est même pas jusqu’à la banalité des rimes pleurs et douleurs, amour et jour qu’un bon parnassien ne pût relever. Qu’importe ? Encore une fois, lisez le poème tout d’une suite : l’inspiration est si puissante et l’allure si souveraine, le rythme, uniforme pour l’œil, est si varié pour l’oreille, les inflexions en sont réglées par un art si surprenant, par une raison secrète, en dépit du désordre apparent, si parfaitement maîtresse d’elle-même ; la période suit si bien le mouvement de la pensée ; les mots, sur un signe du poète, se multiplient avec une telle abondance et, pour ainsi dire, naissent les uns des autres avec une telle fécondité, la rime a des surprises si heureuses et des rencontres si nouvelles ; enfin l’image, toujours audacieuse et toujours étonnante, quand elle est belle est toujours si belle, si frappante et si grande quand elle arrive jusqu’à la clarté, que l’on oublie toute critique et que l’on croit un moment, à la lueur de ces éclairs de génie, comprendre l’incompréhensible lui-même.

Ce qui fait la faiblesse de ce genre de style, on le sait de reste : vingt autres avant nous l’ont dit, et d’ailleurs ce n’est pas ici le temps de le redire. Ce qui en fait la beauté, ce sont, entre autres, deux qualités qu’on y discerne : la domination sur les mots, mais la domination absolue d’un maître de la langue et je ne sais quelle ambition de la pensée plus grande encore que cette domination même. À chaque redoublement de l’idée, vous diriez un nouvel effort pour soumettre, pour dompter, pour maîtriser une matière rebelle, et cependant il est certain que jamais, dans aucune langue, la matière n’a été plus docile à recevoir l’empreinte et la formel qu’on voulait lui donner. Serait-ce une erreur ? et prendrions-nous pour une qualité ce que chez tout autre écrivain nous ne manquerions pas de relever comme un signe d’impuissance, comme un involontaire aveu de sa faiblesse ? Je ne le pense pas : les Orientales, ou les Feuilles d’automne sont à coup sûr d’une langue plus pure, d’une correction extérieure plus louable, d’une raison plus sage enfin que les Contemplations ou la Légende des siècles. Je ne crois pas cependant qu’on puisse contester qu’elles donnent l’idée d’un moins grand poète.

Transportez maintenant au théâtre ce genre d’écrire, ce style qui procède par grandes masses et qui donne par-dessus tout l’impression de ce qui plaît aux foules, je veux dire l’impression de la force et de la puissance ; joignez-y le mouvement d’une action dramatique, toujours mensongèrement, mais toujours habilement « plantée » dans le décor de l’histoire, le luxe de la mise en scène, l’illusion des costumes, le talent des acteurs ; ajoutez enfin le prestige et l’autorité d’un grand nom, et vous comprendrez le succès de Ruy Blas et d’Hernani. Otez tout cela d’abord et le style ensuite : vous aurez le théâtre de M. Vacquerie. Non pas certes qu’il n’essaie, le bon disciple, dans la forme comme dans le fond, d’imiter et toujours d’imiter son maître : il entasse des mots, aussi lui !

Vous alliez et veniez en tout sens dans la houle
De cette mer humaine, et la tête en avant,
Apre à tout visiter, parfois, comme trouvant
Radieuse, et soudain, votre erreur reconnue,
Sombre, mais secouant votre déconvenue,
Ne vous décourageant pour rien, et sans arrêt
Poursuivant, — vous cherchiez quelqu’un.


L’imitation est visible, mais le modèle est manqué. C’est que, selon le mot si juste de M. Nisard, on n’imite pas, on ne peut pas imiter, ou du moins on n’imite que dans ses défauts un grand écrivain qui comme M. Victor Hugo « n’a jamais écrit qu’avec son imagination, » un poète qui n’a jamais parlé qu’une langue toute personnelle, et qui n’a jamais ou bien rarement daigné régler sur la faiblesse des intelligences moyennes la liberté de ses allures. C’est là ce que n’ont pas compris ses disciples, c’est ce que ne comprendra jamais M. Vacquerie. Ce grand poète est mal équilibré. Son imagination tyrannique l’emporte et le fourvoie loin de nous, loin des hommes. Il ne vit pas, il n’a jamais vécu sur le fonds commun du bon sens et de la raison. Aussi quand l’inspiration ne le soulève pas jusqu’à ces hauteurs inaccessibles, jusque dans ces nuages où il aime à planer, n’est-il plus, trop souvent, qu’un rhéteur da la décadence habillant d’oripeaux splendides des idées prodigieusement étranges, ou pis encore, prodigieusement banales. Et comme son génie n’appartient qu’à lui, comme c’est là ce qu’on ne saurait lui dérober, et ce que lui-même ne pourrait transmettre à personne, c’est dire d’un mot qu’il est le pire modèle qu’on puisse proposer à l’imitation, et son style la pire école.

Toute une génération cependant s’est mise à cette école, mais non pas celle que l’on croit d’ordinaire, non pas la génération de 1830, non pas la génération des Musset, des George Sand, des de Vigny, des Mérimée, des Sainte-Beuve. Tout au contraire, et de bonne heure, leur art à tous s’est élevé comme une protestation contre l’influence de l’auteur du Roi s’amuse et de Ruy Blas. Dans une histoire de la littérature contemporaine, lorsque le temps sera venu de l’écrire, il sera facile de marquer par des dates certaines et des citations irrécusables le moment où chacun d’eux a renié le maître et sauvé, des exigences d’une tyrannie de jour en jour plus étroite, l’originalité de son propre talent. Car l’on peut dire assurément que si M. Victor Hugo a fait école, ce n’est point, comme les autres maîtres, par la sagesse des conseils, l’autorité des exemples ou la perfection des œuvres : c’est qu’il a duré, c’est qu’il est demeuré parmi nous le dernier survivant d’une grande et glorieuse génération. Aussi, quelque apparence de paradoxe que puisse avoir d’abord une pareille opinion, n’hésiterons-nous pas à dire que si quelque génération littéraire procède en effet de M. Victor Hugo, c’est la génération contemporaine, réaliste et naturaliste.

Ce serait un bien amusant spectacle, en vérité, si ce n’était un triste symptôme de la confusion des idées et de la mêlée des doctrines que de voir, comme nous le voyons, ce grand novateur qu’on appelle M. Zola s’irriter du succès de Ruy Blas, ce grand imitateur qu’on appelle M. Vacquerie, s’irriter à son tour de la colère de M. Zola, et le bon public, juge du camp, s’imaginer qu’en applaudissant à Ruy Blas il proteste contre l’Assommoir. Nous ne nous refuserons pas le plaisir, quelque jour, de montrer, du romantisme au naturalisme, cette souterraine infiltration des idées, cette généalogie, peu connue, mais très authentique des œuvres. Nous proclamerons dans la personne de M. Zola l’héritier légitime, quoique indigne, de M. Victor Hugo, et les bras en tomberont à M. Vacquerie de douleur et d’étonnement. Même il ne sera pas jusqu’à l’argument triomphant de la vente que nous ne retrouverons, et l’on verra M. Vacquerie faisant le dénombrement des éditions de son maître et dressant le bordereau des cent soixante mille neuf cent dix-huit volumes écoulés dans le laps de cinq ans, longtemps avant qu’il ne fût question des quarante-deux éditions de l’Assommoir, des vingt éditions d’une Page d’amour et des quatre représentations du Bouton de rose.

Disons seulement pour cette fois que le style de M. Victor Hugo, tel que nous avons essayé de le définir, suffisait, du moment qu’il faisait école, et conduisait immanquablement du réalisme au naturalisme et du naturalisme à l’impressionisme. Ce n’est pas impunément qu’on torture, et littéralement, qu’on roue la langue française comme il l’a fait. Lui, qui est Victor Hugo, n’en portera pas la peine : son génie de poète l’en a racheté. Mais il est certain qu’avec lui, jusque dans ses plus belles œuvres, la langue a cessé de servir à l’usage de la pensée pour devenir l’instrument de la sensation. C’est une langue, en quelque sorte matérialiste, qui rend les choses brutalement, telles que l’œil les voit, telles que l’oreille les entend, telles que les nerfs les éprouvent, d’ailleurs sans jamais leur faire subir l’élaboration de la pensée. Il est inévitable qu’à pareille école on en arrive tôt ou tard à borner le domaine de l’art au domaine de la sensation, le domaine des passions au domaine des appétits, le domaine du sentiment au domaine de la brutalité : nous en sommes là. Reconnaissons l’une de ces contradictions intimes que recèlent dans les profondeurs de leur obscurité toutes les doctrines fausses. On commence par proclamer que tout ce qui est du domaine de la nature est du domaine de l’art, et l’on finit par avoir expulsé du domaine de l’art le meilleur de la nature, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas du domaine de la nature inférieure.

Il est d’ailleurs évident que cette filiation du naturalisme et du romantisme n’est historiquement vraie que si l’on fait dans le mouvement du romantisme deux parts : celle du bien et celle du mal. Nous ne saurions oublier deux choses : l’une que le romantisme en son temps, et nous l’avons dit, était de ces révolutions nécessaires dont on peut déplorer les excès, mais dont il faut reconnaître et franchement accepter la nécessité ; l’autre que toutes les révolutions littéraires se sont accomplies au nom de la vérité vraie contre la convention. Ce n’est même pas la faute des romantiques, ni même de M. Victor Hugo, si des disciples tels que M. Vacquerie ont compromis la doctrine : ce n’est pas non plus la faute de la vérité vraie si des écrivains tels que M. Zola se sont mépris sur son compte. Si donc M. Vacquerie ne professait pas le plus superbe dédain du XVIIe siècle, je le renverrais à La Bruyère et je lui donnerais le conseil de reprocher uniquement à M. Zola d’être l’un « de ces enfans drus et forts » qui battent la nourrice dont ils ont sucé le lait. Ce n’est pas M. Vacquerie qui est le « dernier » romantique ; c’est M. Zola, et ce qu’il y a de grave, c’est qu’ils ne s’en doutent ni l’un ni l’autre.


F. BRUNETIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1866.
  2. Voyez la Revue du 18 novembre 1838.