Revue littéraire - Alexandre Hardy

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Revue littéraire - Alexandre Hardy
Revue des Deux Mondes3e période, tome 101 (p. 693-706).

REVUE LITTÉRAIRE

ALEXANDRE HARDY.


Alexandre Hardy et le Théâtre français au commencement du XVIIe siècle, par M. Eugène Rigal. Paris, 1890 ; Hachette.

Il y a, dans la Poétique d’Aristote, une petite phrase que je me garderais bien de citer dans son texte grec, si ce n’était qu’on en a proposé, — comme de toutes les phrases de ce livre célèbre et obscur, — cinq ou six traductions différentes. C’est quand, après avoir exposé sommairement les origines de la tragédie, Aristote arrive à Eschyle, et il s’exprime ainsi : Πολλὰς μεταβολὰς μεταβαλοῦσα, ἢ τραγῳδία ἐπαύσατο ἐπεὶ ἔσχε τὴν αὑτῆς φύσιν. Ce que je traduis, ou plutôt ce que je paraphrase de la manière suivante : « Après s’être essayée dans bien des directions, la tragédie se fixa, quand elle eut enfin reconnu sa nature. » Tout aussi bien et même mieux que l’histoire de la tragédie grecque, dont encore aujourd’hui bien des parties nous échappent, l’histoire de la tragédie française peut servir de commentaire, d’illustration, et de preuve à cette phrase de la Poétique. Avant d’atteindre sa perfection, la tragédie française classique, celle de Corneille et surtout de Racine, a essayé de plusieurs moyens d’y atteindre, et, quand elle y a eu touché, ἐπαύσατο, comme dit Aristote, elle s’est reposée, ou fixée, — pour bien peu de temps, il est vrai, puisque son histoire, au dix-huitième siècle, n’est que celle de sa décadence. L’intérêt du gros livre de M. Eugène Rigal sur Alexandre Hardy et le Théâtre français au commencement du XVIIe siècle est de faire une lumière nouvelle sur l’un des momens les plus intéressans de cette évolution.

Et je suis bien aise que ce livre ne soit pas mauvais; qu’il soit même bon, quoique gros ; car autrement, puisqu’il a commencé par être une thèse de Sorbonne, je n’aurais pu m’empêcher de faire timidement observer que peut-être s’occupe-t-on beaucoup de théâtre, en Sorbonne, depuis quelques années. En effet, de trois thèses que nous voyons paraître, il y en a quasi régulièrement deux qui roulent sur le théâtre; et je sais tel professeur de « poésie française » qui parle toute une année du théâtre de Scribe ou de celui de Labiche, d’Adrienne Lecouvreur ou du Chapeau de paille d’Italie. Sans doute, c’est pour repousser, ou pour éloigner de lui par avance l’accusation de pédantisme, qui est celle dont tous nos professeurs, petits ou grands, jeunes ou vieux, semblent avoir aujourd’hui le plus de peur. Ils veulent enseigner en riant, et ils font jusqu’à de la linguistique ou de l’épigraphie « en hommes du monde. » Mais pour cette fureur de théâtre, le moindre inconvénient que j’y trouve, c’est de réduire insensiblement toute l’histoire de la littérature à celle du théâtre, laquelle en fait sans doute une partie, mais une partie moins considérable, moins importante, moins littéraire qu’on ne le croit. Songe-t-on assez qu’une tragédie : Zaïre; cinq ou six comédies de Marivaux; et le Barbier de Séville avec le Mariage de Figaro, voilà tout ce qui survit du théâtre du XVIIIe siècle! Ajoutons-y peut-être quelques opéras-comiques de Favart.


Le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé !


On l’a bien vu quand la Comédie-Française a essayé de ressusciter les Poinsinet et les Fagan. Ne sont-ce pas aussi de beaux sujets de thèse? Et là-bas, au fond de sa province, quelque jeune professeur n’y travaille-t-il point? C’est ce que j’attendrai pour reprendre ce thème; — et tout ce que je crains, c’est que l’on ne me fasse pas attendre assez longtemps.

Au moins cet Alexandre Hardy, dont M. Rigal vient d’étudier si consciencieusement la biographie et les œuvres, a-t-il pour lui de représenter toute une époque de l’histoire du théâtre français. Ecrivain détestable, mais dramaturge fécond, qui se vante lui-même quelque part de n’avoir pas écrit moins de cinq ou six cents pièces, ce qui semble beaucoup, on peut dire que Hardy, de 1600 jusqu’en 1630, a régné souverainement sur la scène. Nous ne trouverions guère à citer parmi ses contemporains qu’Antoine de Moncrestien, avec son Aman, sa Carthaginoise, ou son Écossaise, et, un peu plus tard, Théophile de Viaud, pour son unique tragi-comédie de Pyrame et Tisbé. Mais ce qui rend Hardy plus intéressant encore à étudier, c’est que non-seulement toutes les pièces qui nous restent de lui ont été représentées, mais il est le premier de nos tragiques qui ait vraiment écrit pour la scène; dont les œuvres ne soient point un simple exercice de rhétorique ; et par suite, en un sens plus précis et plus étendu qu’on ne paraît généralement l’entendre, il mérite qu’on le nomme vrai fondateur du théâtre français.

C’est ce que M. Rigal s’est attaché d’abord à établir, et c’est ce qu’on peut considérer désormais, grâce à lui, comme acquis à l’histoire littéraire. Sans doute, au XVIe siècle, animée qu’elle était de la généreuse ambition de tout renouveler, et de substituer aux anciens genres des genres, non pas nouveaux, mais au contraire quelque peu servilement imités de l’antique, la Pléiade n’avait eu garde d’oublier, après l’épopée et l’ode pindarique, la comédie et la tragédie. « Quant aux comédies et tragédies, avait dit du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue française, si les rois et les républiques les voulaient restituer en leur ancienne dignité, qu’ont usurpée les farces et moralités, je serais d’opinion que tu t’y employasses; » et l’on sait que presque aussitôt, avec sa Cléopâtre, avec sa Didon, avec son Eugène, Jodelle avait répondu à l’appel. D’autres avaient suivi, et parmi eux, sur la fin du siècle, un vrai poète, Robert Garnier, l’auteur des Juives; d’une Bradamante, la première en date, si je ne me trompe, de nos tragicomédies ; et d’un Hippolyte, qu’on ne saurait mieux louer qu’en disant qu’on y trouve l’origine, ou le pressentiment tout au moins, de quelques-unes des plus belles scènes de la Phèdre de Racine. Mais une chose lui avait manqué, comme à ses prédécesseurs : je veux dire cette épreuve de la représentation, qui peut seule établir entre l’auteur dramatique et le public de son temps la communication sans laquelle, à proprement parler, il n’y a pas de drame. Ce que l’œuvre dramatique a, en effet, de caractéristique et de distinctif, c’est qu’étant faite pour être jouée, — comme la peinture, par exemple, est faite, sans doute, pour réjouir les yeux, et la musique, d’abord et avant tout, pour charmer l’oreille, — on ne saurait la détacher ni des conditions matérielles de la représentation scénique, ni de la nature et de la composition du public auquel elle est destinée. Disons encore, si l’on veut, que, jusqu’à la représentation, il en est d’elle comme d’un enfant qui aurait vécu dans l’isolement de la famille, et dont on pourrait bien dire quels sont les traits les plus généraux de son caractère, mais non pas prédire ce qu’ils deviendront au contact de la vie. Le contact de la vie, pour l’œuvre dramatique, c’est l’épreuve de la représentation. Non-seulement action, mais action publique, ses qualités ou ses défauts n’apparaissent, comme l’on dit, qu’aux chandelles. Et elle ne commence enfin vraiment d’être qu’autant qu’elle monte sur la scène pour s’exposer au jugement des spectateurs assemblés. Les tragédies de Garnier, représentées dans les collèges, par des lettrés et pour des lettrés, écrites pour être lues, n’appartiennent qu’à peine, — et comme qui dirait pour mémoire, — à l’histoire du théâtre français.

Pour mettre ce point hors de doute, il suffit de rappeler, après M. Rigal, qu’au temps de Jodelle ou de Garnier, non-seulement il n’existait point, à Paris, de théâtre régulier, mais il ne pouvait pas même y en avoir. Depuis qu’un arrêt du parlement, rendu en 1548, avait interdit aux confrères de la Passion, — qui venaient justement alors de s’établir à l’hôtel de Bourgogne, — « de jouer le mystère de la Passion de notre Sauveur, ni autres mystères sacrés, sous peine d’amende arbitraire, » comme les confrères n’en avaient pas moins conservé le droit exclusif de donner des représentations théâtrales, — et, par conséquent, de les interdire à tous autres qu’eux-mêmes, — il en était résulté l’impossibilité de fonder ni théâtre permanent, ni troupe régulière, ni répertoire durable. Favorisé ou entretenu qu’il était par l’esprit processif et jaloux des confrères, d’une part, et, de l’autre, par le mépris qu’on affectait, dans l’école de Ronsard, pour les soties, moralités ou farces, et « autres pareilles épisseries, » cet état de choses ne dura guère moins de quarante ou cinquante ans. Sans doute aussi que parmi le tumulte des armes, — puisque c’est le temps alors des guerres de religion et des troubles de la Ligue, — on n’avait pas grand loisir pour songer au théâtre. Mais toujours est-il que pendant ces quarante ou cinquante ans, ni les troupes de province, en supposant qu’il en existât, ni les forains, ni les comédiens italiens ne purent prévaloir contre le privilège des confrères de la Passion ; que c’est à peine si l’on donna, dans les collèges ou dans les hôtels privés, quelques représentations, qui, n’ayant pas de lendemain, participaient plutôt du caractère d’une solennité que de celui d’un divertissement habituel ; et qu’enfin il fallut attendre que les confrères, n’attirant plus personne avec leurs farces, eussent pris d’eux-mêmes le parti de céder ou d’affermer leurs droits à de véritables comédiens[1].

On se précipita par la brèche. Les comédiens italiens, en dépit d’un arrêt d’expulsion, protégés qu’ils étaient par la faveur royale, commencèrent de jouer assez régulièrement ; les forains, en 1596, obtinrent un jugement qui consacra leurs droits ; le parlement refusa d’enregistrer la permission qu’Henri IV, en 1598, accorda aux confrères de reprendre leurs anciens mystères ; et une troupe régulière vint enfin se fixer à Paris. Il semble bien qu’elle arrivât de province; et c’était celle dont Alexandre Hardy, depuis déjà quelques années sans doute, était le poète à gages ou le fournisseur attitré : « M. Corneille nous a fait un grand tort, disait plus tard une comédienne en renom; nous avions ci-devant des pièces de théâtre pour trois cens, que Von faisait en une nuit; on y était accoutumé et nous gagnions beaucoup : présentement, les pièces de M. Corneille nous coûtent bien de l’argent, et nous gagnons peu de chose. » On jugera sur ces paroles de la situation d’Alexandre Hardy; et, à raison de 3 écus la pièce, on ne s’étonnera peut-être plus qu’il en ait fait cinq ou six cents, mais plutôt qu’il n’en ait point fait davantage. De ces cinq ou six cents, il n’en a d’ailleurs, heureusement pour nous, imprimé qu’une quarantaine : soit, neuf « poèmes dramatiques, » dont il y en a huit de consécutifs, tirés des Chastes et loyales Amours de Théagène et Cariclée ; cinq « pastorales ; » quinze « tragi-comédies; » et douze «tragédies. » Admirons ici le courage de M. Rigal, qui ne les a pas seulement lues, mais analysées, l’une après l’autre, et beaucoup plus longuement, à notre avis du moins, qu’elles n’en valaient la peine.

Il alléguera sans doute, pour sa défense, que peu de gens, même parmi ceux qui en ont parlé, semblent avoir lu le théâtre d’Alexandre Hardy; et je conviens avec lui qu’il y paraît assez, rien qu’à la manière dont ils en ont parlé. C’est ainsi que, pour avoir tiré des Nouvelles de Cervantes, trois pièces en tout sur quarante et une : Cornélie; la Force du sang, la Belle Égyptienne; une autre d’un autre recueil espagnol; et une cinquième enfin, sa Félismene, de la Diane de Montemayor, on lui reproche d’avoir effrontément pillé le répertoire de Lope de Vega. — Je ne dis rien de Calderon, dont aussi bien M. Rigal eût pu se passer de parler. Né vers 1600, Calderon ne commença d’écrire qu’en 1619 ou 1620, et quand ses comédies furent imprimées pour la première fois, il y avait huit ou dix ans qu’Hardy était mort. — D’autres reprochent à notre poète qu’ayant trouvé le théâtre engagé, par ses prédécesseurs, dans les voies de la tragédie classique, il l’en aurait détourné pour le rendre à l’irrégularité ou à la grossièreté du moyen âge. Et d’autres s’étonnent ou se plaignent enfin, qu’étant maître de faire ce qu’il voulait, il ait encore écrit tant de Didon, de Méléagre ou d’Ariane, au lieu de nous donner, comme le faisait alors Shakspeare en Angleterre, des Hamlet, des Macbeth et des Richard III. Tous ces reproches tombent, nous dit M. Rigal, si l’on prend la peine de le lire et surtout si l’on veut bien un peu considérer en quel temps il a vécu. Disciple de Ronsard, et, comme tel, « classique » par goût, c’est par nécessité que Hardy a été « romantique. » Tout ce que l’on pouvait faire alors pour préparer la tragédie de Corneille ou de Racine même, il l’aurait fait. Et son seul crime, si c’en est un, est d’avoir manqué de génie.

Je le crois volontiers ainsi, quoique d’ailleurs ce que je ne saurais accorder à M. Rigal, c’est que le caractère « romantique » du théâtre de Hardy dépende uniquement de l’organisation matérielle de la scène au commencement du XVIIe siècle, et, en particulier, de la nécessité de conformer le choix de ses sujets aux exigences du décor multiple ou simultané. Non que je méconnaisse l’intérêt de la découverte, — car c’en est une, — ou que j’en veuille diminuer l’importance : M. Rigal me paraît avoir parfaitement montré qu’en héritant de la salle de l’hôtel de Bourgogne, la troupe de Hardy avait également hérité comme qui dirait de ses décors, et de la manière de les planter. C’était celle du moyen âge. Tout autour de la scène, dans un ordre et à des intervalles réglés sans doute par la nature du sujet, on disposait donc la figure des lieux où devait successivement se transporter l’action, de telle sorte qu’ils fussent tous à la fois présens aux yeux des spectateurs, et, ordinairement, pour la durée entière de la représentation. « Au milieu du théâtre, — lisons-nous dans un manuscrit dont personne encore n’avait tiré parti plus ingénieusement que M. Rigal, — il faut une chambre garnie d’un superbe lit, lequel se ferme et ouvre quand il en est besoin. A un côté du théâtre, il faut une forteresse... Autour de ladite forteresse doit avoir une mer haute de deux pieds huit pouces, et à côté de la forteresse, un cimetière... Une fenêtre d’où l’on voit la boutique du peintre, qui soit à l’autre côté du théâtre, et, à côté de la boutique, il faut un jardin ou bois, où il y ait des pommes, des grignons, des ardans et un moulin. » Cela fait en tout cinq compartimens, comme on voit, ou cinq mansions, ainsi qu’on disait au moyen âge ; et, à la vérité, si le décor est multiple, il ne resterait plus, pour s’assurer qu’il est simultané, qu’à connaître la pièce qui s’y jouait[2], mais voici, d’autre part, un texte qui semble trancher la question : « Il ne faut pas, dit l’auteur anonyme du Traité de la disposition du poème dramatique, il ne faut pas introduire ni approuver la règle qui ne représente qu’un lieu dans la scène. Par exemple, il se tient aujourd’hui, à même heure et en même temps, un conseil de guerre à Paris et à Constantinople... Si des intelligences qui peuvent être de part et d’autre, il doit réussir quelque belle action pour en représenter le commencement, le milieu et la fin, il faudra pratiquer dans le théâtre la ville de Paris et celle de Constantinople. » Mais que maintenant, de cette manière d’entendre et de disposer le décor, il résultât pour le théâtre une obligation de choisir de certains sujets ; qu’il s’ensuivît pour Hardy la nécessité de s’adresser « aux yeux plutôt qu’à l’âme, à la curiosité plutôt qu’à la raison ; » et qu’enfin, bien loin d’être libre de ses inventions, il ait dû les accommoder, les soumettre et les ployer au système décoratif le plus spécial et le plus conventionnel, c’est une autre question, qu’il ne me semble pas que M. Rigal ait entièrement résolue.

Je n’oserais pas ici poser en fait, quoique j’incline à le penser, que tous les systèmes dramatiques peuvent s’arranger de tous les systèmes décoratifs ; — et réciproquement. S’il eût plu, par exemple, à Shakspeare, de limiter l’action de son Hamlet aux murs d’une seule salle du palais d’Elseneur, je pense qu’il y eût réussi, comme si Racine avait voulu que les cinq actes de son Bajazet se jouassent dans cinq appartemens différens du sérail, je crois que sa tragédie n’en serait pas moins tout ce qu’elle est. Aussi bien, dans un système décoratif que nous connaissons mal, mais qui ne devait pas laisser d’avoir quelques rapports, plus de rapports peut-être, avec celui du décor simultané qu’avec celui du décor successif, les Grecs n’ont-ils pas écrit des tragédies dont le système dramatique est à coup sûr plus voisin de celui de Racine que de celui de Shakspeare? Quelle que soit au théâtre la tyrannie des conditions matérielles, — et je ne nie pas qu’elle y soit plus pesante, moins facile à secouer qu’ailleurs, — il ne faut pourtant pas admettre que les révolutions de l’art dramatique soient à la merci du décorateur, ou, comme on disait alors, du feinteur. S’il est vrai, d’autre part, que le public demandât des décors, cinq décors successifs ne l’auraient-ils pas tout autant satisfait que cinq décors simultanés? Successifs ou simultanés, n’allait-il pas d’ailleurs cesser précisément d’en vouloir? Prédécesseur immédiat de Corneille, ne peut-on pas reprocher justement à Hardy de n’avoir pas pressenti ce changement du goût? Et enfin et surtout, si les raisons de son système dramatique, si l’explication de la diversité des genres où il s’est essayé, — depuis la pastorale, en passant par le drame bourgeois, jusqu’à la tragédie ; — si l’origine du caractère de son théâtre, en quelque sorte hybride et indéterminé plutôt que romantique, se trouve dans des causes plus lointaines, plus profondes, plus générales qu’un système de décors, ne vaut-il pas mieux les y aller chercher, que de s’arrêter aux plus prochaines, aux plus matérielles, et aux plus petites?

Il s’agissait en ce temps-là de recruter, de composer, de former le public; et, pour ne parler que du genre sérieux, puisque les Mystères avaient cessé de plaire, il s’agissait d’inventer, pour les remplacer, quelque autre chose qui procurât à peu près le même genre d’émotions et le même plaisir. Or, les poètes de la Pléiade avaient essayé d’acclimater la tragédie parmi nous; et ils n’avaient pas tout à fait échoué, puisque, si l’on ne jouait pas les tragédies de Garnier, en revanche les éditions s’en succédaient d’année en année. — Je crois que l’on en a compté, de 1585 à 1618, plus d’éditions que d’aucun autre ouvrage contemporain. — D’un autre côté, la vogue des bergeries italiennes, de l’Arcadia, de l’Amynta, du Pastor fido; de la Diane espagnole de Montemayor, trois fois traduite en vingt-cinq ans, de 1578 à 1603; le prodigieux succès de l’Astrée, dont les premiers volumes paraissaient en 1607 ou en 1610, avaient mis la pastorale, ou, comme on l’appelait souvent alors, la « fable bocagère » à la mode. Enfin les romans, ou plutôt les nouvelles des conteurs espagnols et italiens, de Bandello, par exemple, ou de Cervantes, étaient pour ainsi dire presque autant de tragi-comédies toutes faites qu’il suffisait d’un peu d’adresse pour adapter au théâtre. Ignorant ou incertain qu’il était du vrai goût du public, uniquement soucieux de réussir, Hardy essaya donc alternativement de la pastorale, de la tragédie, de la tragi-comédie, sans autre ambition, plus littéraire ni plus haute, que d’attirer les spectateurs à l’hôtel de Bourgogne. Il leur en donna, comme on dit familièrement, de toutes les façons, pour voir celle qui finirait par leur plaire. Mais comme le goût ne se forme pas en un jour, il s’attarda dans ces alternatives, et ses successeurs s’y attardèrent comme lui, — sans en excepter Corneille même, — jusqu’aux environs de 1640.

Par là se démêle et s’explique cette confusion que tous les historiens ont justement signalée dans cette période de l’histoire du théâtre français. Drames en prose et drames en vers, tragédies et tragi-comédies, drames historiques et drames légendaires, sujets pieux, sujets païens, pastorales mythologiques et bergeries amoureuses, on dirait au théâtre, comme un peu partout, d’ailleurs, le triomphe, non pas de la liberté, mais de l’indiscipline et du dérèglement. Ce sont les genres qui cherchent à prendre conscience d’eux-mêmes ; qui se différencient en quelque sorte les uns des autres; qui s’organisent; qui travaillent sourdement à dégager leur individualité de l’indétermination primitive. Parmi tant de formes voisines, on sent bien qu’il doit y en avoir une qui sera quelque jour supérieure aux autres, comme réalisant plus complètement le genre de plaisir qu’on demande au théâtre; comme étant plus conforme aux exigences du milieu social, de l’esprit du temps, du génie de la race; comme étant peut-être en soi capable de plus de beautés, et de beautés plus pures ou plus nobles. Mais on ne sait pas encore laquelle. Sera-ce la tragédie ? Sous l’influence du siècle qui finit, tout imprégné des souvenirs classiques, il semble qu’on le croie d’abord. Mais tout à coup, entre 1620 et 1625, la fable bocagère l’emporte ; on met l’Astrée tout entière au théâtre; il n’est plus question que de Céladons et de Silvanires, de Chryséides et d’Arimans, d’Aglantes et de Fossindes. Puis, à son tour, la tragi-comédie remplace la pastorale; c’est entre elle et la tragédie, dans l’œuvre des Scudéri, des Tristan, des Rotrou, des du Ryer, que se livre la dernière bataille, la plus chaude, celle où ne dédaigne pas d’intervenir Richelieu lui-même, et qui se terminera, grâce à l’auteur d’Horace et de Cinna, quoique pourtant en dépit de lui, par la victoire de la tragédie... On peut ici préciser en deux mots la part propre d’Alexandre Hardy. Il a déterminé les conditions générales de l’art dramatique, et il en a fixé le caractère essentiel. Faute d’avoir écrit pour se faire jouer, ce qui manquait le plus à ses prédécesseurs de l’école de Ronsard, c’était le sens du théâtre. La tragédie de Jodelle, celle de Grévin, celle de Garnier même, celle de Moncrestien, toute en chœurs et toute en monologues, dépourvue d’action et de mouvement, n’est qu’un exercice lyrique ou oratoire. Le poète, plus ou moins intéressé lui-même, et plus ou moins profondément ému par quelqu’une des catastrophes de l’histoire ou du roman, faisait de son lecteur le confident de ses impressions, sans jamais négliger les moyens qu’il croyait avoir de s’en faire admirer. Artiste avant que d’être poète, et poète avant que d’être auteur dramatique, il songeait moins, en le traitant, à son sujet qu’à lui-même, et il ne mettait point son application à faire vivre ses personnages, mais à se faire en quelque sorte une réputation dans la leur, à faire passer, si je puis ainsi dire, à la postérité le nom de Grévin sur les ailes de celui de César. En supprimant les chœurs, en raccourcissant les monologues, en équilibrant les actes, — dont il y en avait avant lui qui ne consistaient qu’en une seule scène, — en compliquant enfin comme il a pu, l’intrigue, Hardy a fait passer la tragédie française du mode oratoire ou lyrique au mode proprement dramatique. Ayant compris, ou senti le premier que le drame était action, il a senti ou compris que la première obligation de l’auteur dramatique était de s’aliéner de son œuvre. Et, à la vérité, il n’a pas tout à fait réussi, en ce sens que longtemps, jusqu’à Racine même, la tragédie française est demeurée trop oratoire encore. Et quand il aurait réussi, son mérite ne laisserait pas d’être quelque peu diminué par l’espèce d’impossibilité où il était de ne pas l’avoir : par lui ou par un autre, il fallait bien, pour pouvoir se développer librement, que le drame se dégageât du lyrisme ; — ou qu’il mourût en naissant. Mais enfin, dans l’histoire, c’est quelque chose que d’avoir paru le premier ; et cette chance a été celle d’Alexandre Hardy.

Moins heureux sur un autre point, il n’a pas pu achever l’œuvre, et, après avoir dégagé le drame du lyrisme, n’ayant pas le génie qu’il fallait, il n’a pas su le distinguer et le différencier du roman. C’est à quoi ses successeurs ne vont pas au surplus réussir mieux que lui; et là même est la raison de ce qu’on pourrait appeler, entre 1630 et 1640, le retour offensif de la tragi-comédie. On veut maintenant de l’action dans le drame. Pour satisfaire à cette condition qu’on exige de lui, le drame tente donc sur lui-même une épreuve nouvelle. Faute d’être encore assez déterminé dans sa nature, il essaie d’acquérir, s’il le peut, les qualités qui font autour de lui le succès du roman ; — et c’est la tragi-comédie. De là, dans le théâtre de Hardy, comme dans celui de ses successeurs, la complication de l’intrigue et la multiplicité des épisodes; de là encore le choix des sujets, l’étrangeté, l’invraisemblance des aventures. De là toujours cette résistance aux unités, dont la rigueur, en raccourcissant la durée de l’action, enlèverait à l’auteur ce qu’il tire d’effets de la diversité et de l’intervalle des temps. Si le drame sait qu’il doit être une action, il confond malheureusement encore l’action avec l’agitation. Il brouille ses moyens avec ceux d’un autre art ou d’un autre genre ; et la confusion va durer, comme nous le disions, jusqu’à ce que Corneille, en mettant l’action où elle doit être, — je veux dire, dans l’exercice de la volonté, — ne laisse plus de ressources à ses anciens rivaux que dans la retraite, comme à Mairet, ou, ce qui est plus significatif encore, que dans le roman, comme à Scudéri et comme à La Calprenède.

Puisque ce n’est pas de Corneille que je parle, on me permettra de ne pas insister. Mais on voit ici ce qu’en un certain sens il y a de vain ou de puéril, d’artificiel ou d’arbitraire, et en un autre sens, ce qu’il y a de fondé dans les distinctions qu’on a si souvent essayé d’établir entre la tragi-comédie et la tragédie proprement dite. Les auteurs eux-mêmes ne s’en sont pas très nettement rendu compte. On a peine à saisir la différence que Hardy a mise ou cru mettre entre ses tragédies et ses tragi-comédies. Et, s’il était vrai que, comme on le répète encore, le propre de la tragi-comédie fût de se terminer heureusement, Corneille n’en aurait donc pas écrit de plus caractérisée que Cinna, la dernière pourtant de ses pièces à qui l’on disputera jamais le nom de tragédie ! Mais le fond de la pensée de Corneille, comme de celle de ses contemporains, comme de celle aussi de Hardy, c’est qu’il n’y a de vrais sujets de tragédie que les sujets historiques, et que par conséquent tous les autres appartiennent à l’espèce de la tragi-comédie. Seulement, comme les frontières de l’histoire sont flottantes, et que Corneille lui-même, dans ses sujets historiques, dans son Cinna même, et dans ses Othon ou dans ses Sertorius, n’a jamais pu prendre sur lui de ne pas les transgresser, Hardy aussi n’a pas pu s’empêcher de mêler le roman à l’histoire, de l’embellir de ses propres inventions, de la refaire au besoin quand elle ne lui semblait pas assez intéressante; et c’est pour cela qu’il ne sait trop souvent, non plus que nous, de quel nom il doit nommer ses pièces. Ou, si l’on veut encore, et en prenant un autre chemin pour aboutir aux mêmes conclusions: comme la tragi-comédie, tout en la combattant, ne tendait pas moins à la tragédie comme à une forme plus sévère et plus pure d’elle-même, elle en diffère dans la mesure, très diverse pour chaque cas, dont les variétés d’un même genre diffèrent de celle qui contient, qui résume et qui réalise conséquemment en soi, à un degré supérieur, ce qu’elles ont toutes de commun et d’essentiel. Je ne sais ce que M. Rigal pensera de ces considérations. Mais pour nous, beaucoup plus que tout ce qu’on pourra nous dire du décor simultané, nous persistons à croire que ce sont ces grandes causes qui ont contribué à déterminer le caractère du théâtre de Hardy. Du moins ne voyons-nous pas de motif pour qu’elles n’eussent pas agi dans le système du décor successif, liées qu’elles étaient à l’état du théâtre, à l’esprit du temps, et surtout à cette loi qui ne veut pas que, dans aucun art, aucun genre ait jamais débuté par ses chefs-d’œuvre. « Ni la nature, ni Dieu même, a-t-on bien osé dire, ne débutent tout à coup par leurs grands ouvrages : on crayonne avant que de peindre, on dessine avant que de bâtir ; » et l’admiration intéressée ou convenue des décadens pour les primitifs ne changera rien à cette loi, qui n’est dans l’histoire de l’esprit humain que l’application de la loi la plus générale des choses. Pour que la tragédie française atteignît sa perfection, il fallait qu’elle eût traversé plusieurs formes inférieures ou rudimentaires d’elle-même. Quel que fût le système décoratif en usage de son temps, Hardy n’aurait donc pas pu franchir les degrés auxquels quelquefois, — je me retrouve avec M. Rigal d’accord sur ce point, — on lui reproche tout à fait à tort de s’être attardé. Avant que le public pût sentir le prix d’une intrigue aussi simple que celle d’Andromaque ou de Britannicus, il fallait qu’il se fût lassé des intrigues implexes de Rodogune et d’Héraclius. Mais avant de s’en lasser, il fallait qu’il les eût goûtées. Et avant enfin de les goûter il fallait qu’il les eût souhaitées. Même le système du décor unique, s’il eût triomphé dès le temps de Hardy, n’eût pas pu empêcher les choses de se passer de la sorte. Et, la preuve, après tout, n’en est-elle pas que, dans le système du décor simultané, s’il a fait plus mal, Hardy n’a rien fait de plus compliqué que cet Héraclius ou cette Rodogune dont nous rappelions à l’instant les titres?

Mais cela ne nous empêchera pas de louer comme il convient M. Rigal de sa découverte. Si elle n’explique pas en effet le caractère du théâtre ile Hardy, elle est intéressante pour l’histoire générale du théâtre français, dont il semble qu’elle éclaire dès à présent plus d’une obscurité. C’est ainsi que l’existence de ce système décoratif, hérité, comme nous l’avons dit, de celui du moyen âge, prouverait à elle seule que les tragédies du XVIe siècle n’ont jamais été représentées sur un véritable théâtre. Car, comme le dit très bien M. Rigal, « peut-on admettre que les Didon, les Porcie, les Hippolyte aient été jouées avec une mise en scène empruntée au moyen âge et devant des spectateurs qui n’en admettaient pas d’autres? Ou bien est-il vraisemblable que cette mise en scène si singulière, qui ne pouvait être acceptée que par des spectateurs accoutumés à elle et aveuglés sur ses défauts, ait été d’abord abandonnée par les confrères, ses défenseurs naturels, et reprise par les comédiens ? » Évidemment non, répond M. Rigal; et c’est peut-être beaucoup dire. Nous dirons donc seulement qu’il n’y a pas apparence. Pareillement encore, une fois bien établie, l’existence de ce système décoratif nous explique plus d’un texte jusqu’à présent mal compris. M. Rigal en cite un de Corneille, dans son Examen de Mélite. « Le sens commun qui était toute ma règle m’avait donné assez d’aversion pour cet horrible dérèglement qui mettait Paris, Rome et Constantinople sur le même théâtre pour réduire le mien dans une seule ville. » Il faudra prendre désormais ce passage à la lettre, comme aussi bien quelques passages analogues des théoriciens, de d’Aubignac et de La Mesnardière. Enfin, peut-être, un jour, puisque ce système était celui du moyen âge, sa persistance pendant les premières années du XVIIe siècle permettra-t-elle de rattacher les origines de la tragédie classique aux mystères du moyen âge... Il faudra toutefois pour cela qu’on ait étudié la question de plus près, et, comme le demande M. Rigal lui-même, que, franchissant les frontières de notre littérature, on ait également éclairci la question de la mise en scène au temps de Lope de Vega et de Calderon en Espagne, ainsi que de Shakspeare en Angleterre.

Le livre de M. Rigal a d’ailleurs d’autres mérites encore, quand ce ne serait, comme on l’a vu, que de modifier assez profondément le jugement qu’on porte d’ordinaire sur Alexandre Hardy, et dont Nisard, dans son Histoire de la littérature française, peut passer pour l’interprète le plus autorisé. « Il y eut à la fin du XVIe siècle, dit Nisard, une espèce d’insurrection contre la tragédie savante, dont le chef et le héros fut Alexandre Hardy. Hardy n’inventa rien, il emprunta où il put. Il imita les imitations de Jodelle et de Garnier. Il mêla les chœurs, les nourrices, les messagers du théâtre antique, avec les Pantalons italiens et les Matamores espagnols. » Ce sont là presque autant d’erreurs que de mots. Un autre historien dit encore : « Une semaine lui suffisait pour inventer, écrire et livrer une tragédie. Il imitait ainsi les auteurs espagnols. Il faisait mieux : il les pillait ; les nouvelles de Cervantes et les pièces de Lope de Vega étaient sa mine d’or. » Qui ne croirait, en lisant ces lignes, que les Nouvelles de Cervantes se comptent par dizaines, comme celles de Boccace ou de Marguerite? Grâce à M. Rigal, nous saurons désormais ce qu’il nous faut penser de ces jugemens, ou plutôt de ces exécutions sommaires. A la vérité, quand M. Rigal nous parle des «préoccupations artistiques» de Hardy, je crains qu’à son tour il n’exagère. Je crains surtout qu’il ne confonde les temps. Lorsque Hardy s’avisa, en 1623 seulement, de soumettre son œuvre au jugement des lettrés, il y avait près de trente ans qu’il travaillait sans se soucier de leur opinion, et la preuve, c’est que, quelque idée qu’il se fît de lui-même, il ne trouva que quarante et une de ses cinq ou six cents pièces qui lui parussent dignes de l’impression. Mais il ne fut pas non plus le comédien ignorant, le poète populaire, ni surtout l’insurgé que l’on dit. Il ne forma certes point le projet de substituer la liberté du drame espagnol à la régularité commençante des tragédies de Garnier. Autant que des Espagnols ou des Italiens, il s’inspira de Plutarque; et s’il traita volontiers des sujets romanesques, il en traita d’historiques aussi, qu’on avait traités avant lui, qu’on devait traiter après lui. Avec ses intrigues empruntées ou « pillées, » — Dont il n’y en a d’ailleurs pas une qu’il doive à Lope de Vega, — il n’en fut pas moins un inventeur, un inventeur adroit et fécond, dont les « pilleries » n’ont rien de plus reprochable que celles de ses successeurs. Je ne sache pas que Corneille ait « inventé » le sujet du Cid, ou Molière celui de l’Avare, ou Racine celui de Phèdre, ou Shakspeare celui de Roméo, ou Goethe celui de Faust. Ce qu’il prenait à Cervantes ou à Plutarque, Hardy l’a comme eux accommodé à la scène, et il a d’ailleurs manqué de génie, il a manqué de style, il a manqué d’art au point qu’on n’en manque pas davantage, mais précisément, au sens où l’on entend habituellement le mot, ce qu’il a été, c’est un inventeur.

Comment cependant a-t-on pu s’y méprendre? C’est qu’on l’a peu lu, tout d’abord; et puis, c’est que l’on voulait que Corneille eût tout créé, tout tiré du néant. Ce n’était donc, avant le Cid,


Qu’une confusion, qu’une masse sans forme,
Un désordre, un chaos, une cohue énorme. »


Nisard encore le dit presque textuellement. Et tous ceux qui s’étaient permis de précéder Corneille, on les supprimait, croyant ainsi le rendre lui-même plus extraordinaire et plus grand. Nous avons protesté plus d’une fois contre cette manière de louer Corneille, dont la part est sans doute assez belle, sans qu’on la grossisse aux dépens de celle de ses prédécesseurs ou de ses contemporains. Non-seulement Corneille n’a pas « créé » les moyens de son art, mais on ne peut pas même dire qu’il ait opéré dans l’histoire du théâtre français ce qu’on appelle une révolution. S’il a fait œuvre de génie, cette œuvre n’a pas consisté, comme on le semble croire, à tirer quelque chose du néant, ni même à s’insurger contre la façon dont ses contemporains comprenaient et traitaient le théâtre, mais à voir plus clair qu’eux dans leurs propres intentions; mais à dégager de la multiplicité de leurs tentatives et de la lettre de leurs préceptes l’esprit de la vraie tragédie; mais enfin à exécuter ce qu’ils n’avaient, jusqu’à lui, que confusément et maladroitement ébauché.

C’est ce que l’on verra déjà dans le livre de M. Rigal; et j’ajoute que c’est ce que l’on y verrait encore mieux, s’il y avait aussi parlé des successeurs immédiats et des contemporains de Hardy. Si gros que soit son livre, dirai-je qu’il est écourté ? Non pas! mais qu’il eût pu le faire à la fois plus court et plus complet, Hardy n’a pas d’intérêt par lui-même, et, de la fac on qu’il en parle, je ne pense pas que M. Rigal demande qu’on n’en reprenne jamais aucune pièce. Il ne demande pas même, — ni nous non plus, — qu’on lise son auteur; et sans doute c’est pour cela, pour nous en épargner la fatigue et l’ennui, qu’il en a si consciencieusement analysé jusqu’aux Pastorales. Et je ne doute pas enfin qu’il ne convienne que celui-là serait cruellement désappointé, qui voudrait lier avec Hardy des rapports plus étroits, une connaissance plus intime, un commerce plus familier. Jamais peut-être on n’a plus mal écrit en vers, d’un style à la fois plus emphatique et plus plat. Jamais non plus on n’a dépensé plus de mots pour dire moins de choses, ni entassé plus d’invraisemblances pour produire au total moins d’effets. Qu’est-ce à dire, sinon que Hardy, dans l’histoire du théâtre français, représente moins un auteur qu’un moment, et son théâtre bien moins une œuvre qu’une époque? On aurait aimé que M. Rigal s’attachât donc plutôt à étudier le moment que l’homme, et qu’il sacrifiât un peu de l’analyse de l’œuvre à l’histoire de l’époque. Il l’a bien fait pour les prédécesseurs de Hardy, il aurait pu le faire aussi pour ses successeurs. Il a bien senti que, pour caractériser le rôle de Hardy, il lui fallait remonter jusqu’à Garnier, jusqu’à Jodelle, jusqu’aux derniers mystères. J’aurais voulu qu’il prolongeât son étude encore de quelques années, et qu’il menât ainsi l’histoire du théâtre français jusqu’au Cid, ou mieux jusqu’à Horace et jusqu’à Cinna. Car, si nos actions ne sont rien, ou peu de chose par elles-mêmes; si elles dépendent surtout de leurs intentions et de leurs conséquences ; il n’en est pas autrement de la plupart des œuvres dans l’histoire de la littérature ou de l’art; et ce qui les a suivies ne sert pas moins à les expliquer que ce qui les a précédées...

Mais je me reprocherais de finir sur ce mot. Tel qu’il est, trop gros, trop compact et pourtant incomplet, le livre de M. Rigal est de ceux dont on peut dire qu’il nous manquait. D’autres avaient écrit l’histoire de la tragédie française au XVIe siècle; et quoiqu’il y ait beaucoup à dire encore de Corneille et de Racine même, cependant on les connaît. Ce que l’on connaissait moins, c’est justement leurs prédécesseurs, et c’est peut-être surtout Hardy, quoique Tristan, par exemple, ou Du Ryer soient encore assez ignorés. On le connaîtra maintenant, grâce à M. Rigal, et de cette connaissance, nous avons essayé de montrer le profit que tirerait l’histoire générale du théâtre français.


F. BRUNETIERE.

  1. Voyez d’ailleurs sur toutes ces questions, encore imparfaitement débrouillées, un petit livre du même M. Rigal : Esquisse d’une histoire des théâtres de Paris, de 1548 à 1634. Paris, 1887 ; Dupret.
  2. Ce décor est en effet celui d’une tragi-comédie de Durval, donnée en 1635, sous le titre d’Agarite, que je ne connais point, et dont l’analyse que donnent les frères Parfaict ne m’a même pas permis de me faire une idée.