Revue littéraire - Le Dix-septième siècle de Ferdinand Brunetière

La bibliothèque libre.
REVUE LITTÉRAIRE

LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE DE FERDINAND BRUNETIÈRE

Quand un écrivain d’idées, historien, philosophe ou critique, est interrompu par la mort au milieu de son labeur, c’est un pieux devoir de recueillir tout ce qu’on peut sauver de l’œuvre préparée et inachevée. Je n’en dirais pas autant pour l’écrivain d’imagination, poète, romancier, auteur dramatique, dont l’œuvre vit surtout par la forme, et qu’on trahit en nous livrant ses ébauches. Mais les idées ont en elles quelque chose d’impersonnel et qui appartient à tous. Les lignes que devait suivre la construction ont leur vertu ; les matériaux réunis serviront à d’autres. Combien il eût été regrettable que l’Histoire des Institutions politiques de l’ancienne France, de Fustel de Coulanges, n’eût pas été terminée comme elle l’a été, d’après les notes du grand historien, par l’un des plus fidèles dépositaires de sa pensée, M. Camille Jullian ! De même, le dernier volume des Origines de la France contemporaine, consacré au Régime moderne, a été publié après la mort de Taine, par M. André Chevrillon. Tous ceux qu’intéresse l’histoire de notre littérature seront d’avis qu’il convenait de donner au public, dans l’état du moins ‘où l’auteur avait pu l’amener, cette Histoire de la littérature française classique à laquelle travaillait Ferdinand Brunetière, au moment où une mort prévue et prématurée vint le frapper, encore penché sur la page commencée, et lit tomber la plume de ses mains jusqu’au bout diligentes.

Ce devait être l’occupation des dernières années de sa vie. Il en avait, de jour en jour, et quoiqu’il en fût de tous côtés sollicité, remis à plus tard l’exécution. Ce n’était certes pas qu’il reculât devant une entreprise de longue haleine et qu’il éprouvât ni difficulté à coordonner ses idées, ni scrupule à présenter un aperçu général. Nul n’eut moins que lui l’esprit fragmentaire. Il pensait au contraire par grandes masses, il voyait d’ensemble. C’était un trait essentiel de sa vigoureuse intelligence de n’être satisfaite que par cette impression de plénitude que donne la connaissance de ce qui a précédé, amené, déterminé un mouvement ; il fallait encore qu’il en suivît la lente décomposition jusqu’au moment où les forces dissociées vont se prêter à des combinaisons nouvelles. De très bonne heure il avait été en possession de ses idées maîtresses. Il ne s’y était pas entêté comme à autant de dogmes immuables ; il les avait sans cesse contrôlées, éprouvées, modifiées sur des points de détail, élargies et assouplies, mais sans jamais varier sur quelques principes qui ont été l’âme même de sa critique et lui ont imprimé sa forte unité. Alors qu’au grand public il offrait seulement des études séparées, il avait déjà composé pour lui et pour quelques-uns une histoire suivie de notre littérature : cela même explique que, dans chacune de ces études qui paraissaient au jour le jour, à propos d’un livre nouveau, au gré de l’actualité, on trouvât toute prête une telle richesse d’information, une si magistrale sûreté de doctrine, et de l’une à l’autre un lien si étroit. Cette histoire, c’était le cours qu’il avait professé à l’École normale, quoique temps après qu’il y fut nommé, et qui, commencé en 1886, se développa sur un espace de quatre années. Il s’était de tout temps promis de rédiger ce cours pour le public ; mais avant de lui donner sa forme définitive et de le présenter comme une histoire, il ne croyait jamais avoir réuni une documentation assez complète, ni donné à ses méthodes assez de précision.

Le jour arriva enfin, où il se mit au travail de rédaction. Sans doute ce qui avait levé ses dernières hésitations, c’est qu’il sentait ses années mesurées et ses jours comptés : les livres ont leur destin, et parfois il est tragique. Le mal qui déjà étreignait son corps avait laissé à son intelligence toute sa liberté et toute sa puissance. Je ne crois pas que jamais il eût rien écrit d’aussi large, d’aussi fort et d’aussi achevé que ces études sur Ronsard, sur Rabelais, sur Montaigne, parues ici même, et qui allaient devenir des chapitres de son livre. Par là on peut apprécier ce qu’eût été, si le temps lui en eût donné le loisir, cette « Histoire » entièrement écrite par lui, et amenée à son point de perfection. Lui-même en avait fait paraître deux fascicules ; un troisième. — publié avec un soin, un souci d’exactitude, et un goût au-dessus de tout éloge par M. Michaut, le savant professeur en Sorbonne, — compléta le premier volume, embrassant la période du XVIe siècle. Voici maintenant un second volume consacré au XVIIe siècle[1]. Comment il a pu être mis au jour et quelles garanties il offre au lecteur, peut-être n’est-il pas inutile de le dire, et c’est ce que j’essaierai ici, ayant assisté de très près au travail, qui a été en quelque sorte exécuté sous mes yeux.

D’abord, on possédait les plans préparés par Brunetière pour chacune de ses leçons et qui le guidaient pendant qu’il parlait devant ses élèves. Ces plans de Brunetière sont fameux : ce sont des modèles du genre, et nulle part on n’y surprend mieux ses procédés et le secret de son art. Ils témoigneraient, s’il en était besoin, de son admirable conscience et de cet absolu dévouement qu’il apporta toujours à sa tâche. Qu’on me permette, à ce propos, un souvenir. Je le félicitais, un jour, du succès brillant et durable qu’avait obtenu son enseignement auprès des élèves de l’École normale, public difficile entre tous, parce que c’est un public de jeunes gens, qui sont déjà des maîtres et chez qui l’esprit critique est très développé. Il me fit cette réponse, charmante de modestie : « Ce que vous appelez mon succès, n’est que la récompense — ou la reconnaissance — de la peine que je prends, comme je le dois. Les élèves de l’École normale, qui sont d’acharnés travailleurs, demandent qu’on travaille pour eux. S’ils ont fait parfois un accueil assez froid, et même glacial, à des professeurs éminens, c’est que ces grands professeurs prenaient leur professorat avec quelque légèreté. Je fais ce que je peux, mais je fais tout ce que je peux : on m’en sait gré. » Il se faisait tort à lui-même de toutes sortes de qualités que je n’ai pas besoin d’énumérer ici ; mais il est vrai que chacune de ses leçons représentait une somme de travail considérable. Et c’est ce que montrent, à l’évidence, ces plans si caractéristiques. Quelques lignes d’abord résumaient la leçon précédente et annonçaient l’objet de la leçon nouvelle. Les divisions en étaient soigneusement indiquées. Dans chaque chapitre, non seulement toutes les idées étaient notées, classées, étiquetées, numérotées, mises à leur rang et subordonnées les unes aux autres, mais Brunetière, avec ce besoin d’ordre et de logique qu’il poussait à un si haut degré, en marquait la liaison, s’attachait à souligner les transitions. Il établissait ainsi le schéma, l’architecture ou l’armature de la leçon. Il indiquait chaque citation à sa place, avec sa référence reportant à l’édition dont il s’était servi. Plus encore. Partout où il rencontrait sur son chemin une idée particulièrement importante, dont l’expression d’ailleurs était délicate et voulait plus de nuances et plus de précision, il la développait par écrit, ne s’en remettant pas à l’improvisation qui pourtant était chez lui d’une abondance et d’une netteté si magnifiques. De la sorte, des pages entières, et, à vrai dire, celles qui dans la suite du développement sont essentielles, ont été écrites de sa main : elles sont dans ces scénarios, d’une si minutieuse ordonnance, mais forcément décharnés, comme des illustrations. En prenant ces plans pour guides, on était assuré de reproduire non seulement les grandes lignes, mais toutes les lignes qu’avait suivies la pensée du maître, — comme fait le praticien qui reproduit la maquette du sculpteur ou qui met au carreau un dessin d’architecture.

Voilà pour la pensée. Mais la parole même ? Comment la retrouver, avec sa richesse, sa sonorité, son accent, ses bonheurs d’expressions rencontrés au cours de cette exposition passionnée, ardente, frémissante et fiévreuse où Brunetière mettait toute son âme, généreuse et inquiète ? Disons plutôt : comment ne l’eût-on pas retrouvée dans les notes que prenaient, en l’écoutant, quelques-uns de ses élèves, les plus fervens, désireux de ne rien laisser perdre d’un enseignement dont ils comprenaient tout le prix ? Pour être sûrs de n’avoir pas trahi par quelque inadvertance une pensée si serrée tout ensemble et si subtile, et pour permettre au professeur de reprendre après coup telle expression qui n’eût pas été absolument adéquate à l’idée, ils faisaient passer sous ses yeux leur rédaction. Lui, la relisait à loisir, annotait, corrigeait. On le voit : les plans ont fourni le squelette : les rédactions d’élèves devaient y mettre la chair, y faire courir le sang et circuler la vie.

C’est en combinant ces plans et ces notes qu’on a pu établir le texte qu’on publie aujourd’hui. Un jeune savant, agrégé des lettres et professeur de l’Université, M. Cherel, s’est chargé d’effectuer ce travail, dont on voit sans peine quelle était la délicatesse. Un principe l’a dirigé, auquel il s’est tenu rigoureusement : c’est de ne rien donner sous la signature de Brunetière, qui ne fût de Brunetière. Plutôt que de combler des lacunes ou d’exécuter des raccords, il a préféré laisser ici ou là un trou, une fissure, un heurt et ne rien introduire qui fût d’une main étrangère. On ne saurait trop l’en louer. Nous sommes en sécurité. On n’essaie pas de nous leurrer. De toute évidence, ce livre n’est pas celui que Brunetière aurait publié, mais aussi ne le présente-t-on pas comme tel. Lui seul pouvait donner à sa pensée une ampleur, à son style une couleur et une éloquence, irrémédiablement perdues. Du moins nous pouvons nous faire une idée de ce qu’aurait été ce livre que Brunetière portait en lui. On nous donne ce qu’on a pu en sauver : puisqu’on pouvait le sauver, on le devait.

Parcourons donc ce volume qui, apparemment, condense et résume la matière de plusieurs volumes ; indiquons, aussi rapidement que ce soit, ce qui en fait l’intérêt, comment Brunetière envisageait le XVIIe siècle, de quels traits il en composait la physionomie originale, quelle place il lui assignait dans le développement et dans la suite de notre histoire littéraire. Tel était en effet son souci dominant : faire sentir cette continuité et ces transformations ininterrompues qui sont le signe et la condition même de la vie, souligner ce mouvement progressif ou du moins alternatif et successif, sans lequel il n’y a pas d’histoire, mais seulement tableau et énumération. C’est à quoi lui servait cette idée d’évolution que, de l’histoire naturelle il avait transportée dans l’histoire littéraire, et pour laquelle on l’a tant et si injustement attaqué, comme si jamais il avait pris les genres pour des êtres et réalisé des entités ! Non certes, mais puisque la science a répudié l’idée de progrès telle que, de Voltaire à Condorcet, l’avait admise le XVIIIe siècle, et puisqu’elle y a substitué la notion plus nuancée et plus complexe d’évolution, Brunetière avait raison sans doute de ne pas l’ignorer, et de tirer parti de cette hypothèse, caduque comme les autres, mais plus récente que les autres, pour serrer de plus près ces problèmes littéraires que nul ne fut plus éloigné que lui de confondre avec les problèmes scientifiques.

Une comparaison, qu’il place au seuil même de son histoire, nous renseigne aussitôt sur le rôle qu’il attribuait à notre XVIIe siècle. « Représentons-nous, écrit-il, un large fleuve, au cours lent et presque insensible, un pont sur ce fleuve et sur les parapets de ce pont quelques admirables statues. Les statues, c’est Pascal, c’est Bossuet, c’est Molière, c’est La Fontaine, c’est Racine, c’est Boileau ; ce pont, c’est le siècle de Louis XIV, et sous ce pont ce fleuve qui va lentement, mais sûrement de sa source à son embouchure, c’est l’esprit du XVIe siècle, qui deviendra celui du XVIIIe, renforcé d’élémens nouveaux et plus riche dans sa composition d’un peu de tous les terrains qu’il aura successivement baignés. La comparaison est de Sainte-Beuve : seulement, ce qu’il s’est contenté d’indiquer dans cette comparaison fameuse, nous pouvons aujourd’hui, sans être pour cela bien braves, l’accepter plus hardiment que lui-même et en tirer une division pour l’étude du XVIIe siècle. Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, il n’y a pas seulement une ressemblance, mais une identité que le XVIIe siècle est venu momentanément interrompre. » En quoi consiste d’ailleurs cette identité des XVIe et XVIIIe siècles ? Elle est tout entière dans ce que Brunetière appelle la philosophie de la Nature et que tour à tour il signale ou il dénonce chez Rabelais, chez Molière, chez Diderot et chez Rousseau.

Cette philosophie de la Nature allait-elle dans le sens de notre tempérament gaulois ? Raison de plus pour qu’il fût nécessaire de réagir et d’arrêter l’esprit français sur une route où il risquait de perdre sa noblesse et jusqu’à sa dignité. Cela explique l’attitude de Brunetière vis-à-vis de quelques-uns des plus grands écrivains de ce XVIIe siècle même. Il n’aimait guère Corneille ; et si je me sers d’un terme contre lequel je sais bien qu’il eût protesté, parce qu’il y aurait vu cette intervention de sa personne et de ses goûts qu’il mettait tant de soin à s’interdire, c’est que l’originalité de Brunetière restera dans cette âpreté qu’il mettait à confesser sa foi littéraire, dans cette conviction enthousiaste et ces haines vigoureuses qui lui font tant d’honneur, et qui inspiraient, aux adversaires mêmes de ses idées, tant de respectueuse admiration. Corneille était, à son gré, trop imaginatif, trop guindé, trop amoureux de l’excessif, du rare, de l’extraordinaire, et, d’un mot, trop romantique. Personne pourtant n’a mis en plus éclatante lumière le service que Corneille a rendu à l’esprit français, en l’arrachant au terre à terre de la vie coutumière et le haussant à cet état d’exaltation morale qui devient avec l’occasion le principe des grandes actions. Comme il a soin de le remarquer, il ne pouvait en faire de plus grand éloge, car c’est le mettre au très petit nombre de ceux de nos grands écrivains qui nous défendent, encore aujourd’hui, contre les étrangers, de tant de reproches qu’on nous a si souvent adressés, d’insouciance, de légèreté, de gauloiserie. « Sans eux, notre littérature risquerait de n’être représentée que par l’auteur de Pantagruel et celui des Essais, par Molière et La Fontaine, ou par l’auteur enfin de Candide ou celui du Neveu de Rameau. C’est alors que nous ne serions que les amuseurs de l’Europe ! Mais nous avons les Pensées de Pascal, nous avons les Sermons de Bossuet, et nous avons les Tragédies de Corneille. Et c’est pour cela qu’avec tous ses défauts, le bonhomme est de ceux qui font éternellement honneur, non seulement comme les Molière ou les La Fontaine à l’esprit français, mais à notre caractère, qui nous ont relevés ainsi au-dessus de nous-mêmes et qui nous ont enfin enseigné, contre les leçons de l’épicurisme facile des Montaigne ou des Rabelais, le prix de la volonté, l’héroïsme du devoir et la beauté du sacrifice. » Inversement, je ne crois pas que personne, fût-ce parmi les enragés du moliérisme, ait eu pour Molière une admiration plus profondément ressentie. Brunetière subissait, de façon à ne pouvoir s’en défendre, l’action de ce véritable génie de la comédie, l’intensité de cette raillerie et cette puissance de vérité. Mais justement pour cela, il luttait avec plus d’obstination et d’énergie désespérée contre l’esprit de ce théâtre qu’il jugeait funeste et auquel le mérite extraordinaire du dramaturge prêtait une force d’expansion presque irrésistible. Il supportait avec impatience que l’œuvre de Molière fût devenue pour la critique à peu près intangible, et qu’on en eut institué la « religion » à titre de culte national. « Deux siècles tantôt passés ont bien pu nous conquérir toutes les libertés, les nécessaires, les superflues et même les dangereuses : ils ne nous ont pas encore donné le droit de penser sur Molière comme nous voudrions et de le dire comme nous le penserions. » Ce droit, il le prenait. Et ou s’y est trompé. Maintes fois on l’a accusé d’être un contempteur de Molière, parce que, disait-on, l’homme de pensée qu’il était n’avait pas le « sens du théâtre. » Quelle erreur ! Et quelle sottise ! La violence même de sa critique à l’adresse d’un Molière, d’un La Fontaine, d’un Fénelon, pour ne pas sortir du XVIIe siècle, atteste à quel point il était accessible au prestige de leur art.

Un chapitre, le plus considérable de cette histoire et qui en donne la clé, est celui qui est consacré aux Jansénistes et Cartésiens. Brunetière a voulu traiter, ensemble et dans leurs rapports, du jansénisme et du cartésianisme, parce que d’après lui la lutte entre ces deux doctrines et les tendances qu’elles représentent a été la grande bataille intellectuelle du siècle. On ne l’a pas vu, on n’y a pas fait assez d’attention dans les histoires de notre littérature, et n’a-t-on pas même reproché à l’auteur de cet admirable Port-Royal, — un des trois ou quatre grands livres du XIXe siècle, comme le répétait Brunetière, — d’avoir développé hors de toutes proportions l’histoire d’un couvent ? Ce que Descartes apportait, c’était, entre autres idées, celle de la toute-puissance de la raison, celle du progrès à l’infini, résultant du développement de la science et de ses applications « pour la diminution ou le soulagement des travaux des hommes, » celle enfin de l’optimisme, aucune philosophie n’ayant plus hardiment soutenu que la vie se compose de plus de biens que de maux. On a voulu voir en Descartes le maître à penser du XVIIe siècle, alors que, pour trouver des œuvres directement inspirées par son influence, il faut aller jusqu’aux Parallèles de Charles Perrault et à la Pluralité des Mondes de Fontenelle qui, précisément, annoncent un siècle nouveau. Cette maîtrise sur les âmes d’alors, il faut la restituer à Port-Royal. « Pendant plus de cinquante ans, la conscience française, si Ion peut ainsi dire, incarné dans le jansénisme et rendue par lui à elle-même, a fait contre la frivolité naturelle de la race le plus grand effort qu’elle eût fait depuis les premiers temps de la Réforme ou du Calvinisme. Et c’est même pour cette raison qu’à de certains égards la destruction de Port-Royal, qui semble n’être dans notre histoire politique intérieure qu’une mesure d’ordre administratif, à la vérité violente et tyrannique, est, dans notre histoire intellectuelle et morale, un fait presque aussi considérable que la Révocation de l’édit de Nantes. » Aux dernières années du siècle, l’influence du jansénisme va sans cesse en décroissant ; c’est qu’en effet les hommes du cartésianisme sont nés : ce sont les « philosophes » du XVIIIe siècle professant, eux aussi, une foi exclusive dans la vérité scientifique, dans le progrès et dans la bonté de la Nature.

Soucieux avant tout de montrer l’enchaînement des idées, la direction des courans, la genèse des œuvres s’engendrant l’une l’autre, l’historien de notre XVIIe siècle ne pouvait donner à la biographie des écrivains que peu de place. Il se borne la plupart du temps à quelques indications sommaires et pourtant suffisantes, les écrivains du XVIIe siècle étant ceux qui se sont le moins engagés de leur personne dans leurs écrits. Il n’entre dans quelque détail que si, comme il arrive pour un Pascal, la vie est un commentaire indispensable de l’œuvre, ou encore s’il est nécessaire de redresser telles de ces erreurs que se repassent pieusement les historiens de la littérature, et qui affadissent et banalisent une figure, quand elles ne vont pas jusqu’à en dénaturer et fausser tout le caractère. « On nous représente toujours un Corneille grave, héroïque et naïf à la fois, presque inconscient de sa sublimité, juché sur son Horace ou son Polyeucte, comme sur un piédestal, un vieillard enfin à l’ancienne mode, un vieillard classique, méditatif et austère, uniquement absorbé dans le souci de son art et dans la contemplation des vérités morales. C’est aussi bien, pour tous les grands hommes, le privilège ou l’inconvénient du génie : la postérité les voit à travers leurs chefs-d’œuvre, elle les fixe, elle les immobilise dans l’attitude qui ressemble le plus à la physionomie même, pour celui-ci de ses Pensées, pour celui-là de ses Oraisons funèbres, pour un troisième enfin de son Polyeucte ou de sa Rodogune, et c’est ainsi que de main en main les générations littéraires [se passent un Pascal toujours inquiet, agité et anxieux, un Bossuet toujours vaticinant, tonnant et foudroyant, ou un Corneille enfin constamment éloquent, tendu, pompeux, déclamatoire et sublime. » Lui-même ne fut-il pas la victime de cette erreur d’optique qui nous fait apercevoir l’homme à travers son œuvre, et prendre le tour de son style pour la tournure de son caractère ? On nous représente toujours un Brunetière grave, guindé, gourmé, juché sur la tradition, absorbé dans le souci de ses formules et dans la contemplation de ses dogmes, tantôt rendant des oracles et tantôt s’armant de sa férule pour écarter les auteurs rebelles au joug de son dogmatisme. Tout au rebours, ce fut un des esprits les plus libres qu’ait connus notre temps, curieux de toutes les nouveautés, ouvert à toutes les hardiesses de la pensée moderne, — et doutant de lui-même, au point de prendre le contre-pied de sa propre opinion quand il croyait en avoir trop aisément persuadé son interlocuteur. Ajoutez une sensibilité délicate et souffrante, une perpétuelle inquiétude, et aussi, pour compléter et équilibrer le portrait, une simplicité de manières, des saillies de belle humeur, un élan et une fidélité d’amitié qui ne s’expliquaient que par ce qui fut le trait dominant de sa nature, et à quoi tous ceux qui l’ont fréquenté le reconnaîtront ! la bonté. C’est un portrait qu’il faudra faire ou refaire dans quelques années. On me pardonnera d’avoir donné en passant cette indication. Tout mon dessein n’était que d’attirer l’attention sur quelques portraits d’une touche neuve et vive qui ça et là, dans cette histoire, éclairent et égaient la trame du récit. Je renvoie au portrait de Descartes, un original, un bizarre, presque un malade, ou à celui de Bossuet, modeste, simple et doux.

Après cela, par quel heureux concours de circonstances et par quelle rencontre d’élémens, qu’on n’a pas vus chez nous une autre fois réunis, le XVIIe siècle s’est-il trouvé donner la plus complète et la plus exacte expression de notre génie ? c’est tout le livre de Brunetière. Est-il besoin de dire que tout ce livre tend à maintenir ou rétablir le XVIIe siècle à la place qu’une juste admiration lui avait toujours assignée et qu’on lui conteste aujourd’hui pour des raisons qui n’ont rien de littéraire : « Le grand siècle, c’est le XVIIIe siècle que je veux dire… » le mot, qu’on prête à Michelet, a servi de mot d’ordre à un parti qui ne saurait admettre que le siècle de Voltaire et de Rousseau le cède à aucun autre, mais surtout à celui de Pascal et de Bossuet. Brunetière, dans son enseignement, ne cessait de protester contre cette entreprise intéressée qui, déplaçant le centre de notre littérature, rendrait inintelligible l’histoire de son développement. Encore ne réserve-t-il qu’à une très courte période, qu’il appelle « l’âge classique, » l’honneur d’avoir pleinement réalisé ce que le XVIIe siècle apportait de nouveau et d’inestimable. Les quarante premières années du siècle sont tout encombrées des défauts qu’il restait à éliminer avant d’élever sur un terrain, débarrassé des ruines et des matériaux suspects qui s’y entassaient, l’édifice de pur style français où notre génie serait enfin chez lui. C’est d’abord le fatras d’érudition où s’était complu le XVIe siècle, qui a gâté les plus grands écrivains d’alors et qui fait par exemple qu’avec les dons les plus magnifiques que peut-être un poète ait jamais possédés, Ronsard est devenu pour nous à peu près illisible. Mais Malherbe lui-même, quand il vint, traînait encore après lui ce bagage ; et la plus « populaire » de ses pièces, la Consolation à Du Périer, entre un début et une fin que leur plénitude et leur simplicité ont gravés dans toutes les mémoires, contient des strophes que les allusions les plus obscures à la plus pédantesque mythologie changent en un logogriphe. Tout de même les poètes ne doivent pas écrire pour les seuls érudits, et les vers ne sont pas faits pour s’accompagner d’un commentaire de Marc-Antoine Muret. Les écrivains du XVIIe siècle allaient s’en aviser, et plût au ciel que ceux du XIXe siècle ne l’eussent pas plus d’une fois oublié ! Puis c’est l’indécence et la grossièreté qui ont souillé toutes les œuvres d’un temps où on ne s’était pas encore avisé de s’en rapporter au goût des femmes. Enfin les littératures étrangères, qui étaient alors l’italienne et l’espagnole, et dont l’influence, à d’autres égards, nous a rendu d’incontestables services, nous avaient inoculé deux défauts : la préciosité et le burlesque. Brunetière ne les sépare pas, car, contrairement à l’opinion courante qui fait du burlesque la réponse à la préciosité, il n’y voit qu’un autre aspect de la même maladie littéraire qui consiste dans une déformation de la réalité. Et tandis qu’on regarde généralement les macaroniques et baroques inventions des Saint-Amant, des Sorel, des Cyrano, des d’Assouci et surtout de Scarron, comme un épanouissement de notre verve gauloise, Brunetière en rapporte l’honneur dérisoire à ceux qui nous en ont gratifiés. « En réalité, dans la formation de ce genre qualifié de national, deux courans étrangers apparaissent : l’un italien qui remonte jusqu’à Francesco Berni par l’intermédiaire de ses imitateurs, et l’autre espagnol qui procède, pour une part, de Gongora, et, pour une autre part, de la veine du roman picaresque. » Chez Voiture, en qui se personnifie la préciosité, il y a des coins de burlesque dont il est vrai de dire qu’ils firent les délices de l’Hôtel de Rambouillet. Et c’est bien cette confusion, ce désordre, ce mélange de l’excellent et du pire qui rendit chère aux romantiques l’époque Louis XIII.

Cependant un travail s’opérait qui peu à peu et chaque jour davantage tendait vers l’ordre, l’harmonie, la noblesse. Avant toutes choses il était l’effet de cette admirable renaissance religieuse qui depuis saint François de Sales jusqu’à Fénelon allait faire passer dans tout le siècle un courant d’une puissance irrésistible, soulever les âmes, les mettre en présence des grandes questions qui sont l’éternel tourment de la pensée humaine, vivifier les genres profanes et nous doter d’une littérature sacrée à laquelle on n’en connaît pas de supérieure. Voilà pour le sérieux de la pensée, mais voici pour la perfection de la forme. Les ouvriers les plus modestes n’y sont pas les moins utiles. Les grammairiens s’y emploient comme les critiques. On sait volontiers gré aux premiers d’avoir épuré la langue : on ne pardonne pas aux seconds d’avoir inventé ces règles contre lesquelles protestait Corneille, et auxquelles Boileau devait donner la consécration de son vers proverbe. Et il est vrai que le XVIIe siècle a eu dans le pouvoir des règles une foi absolue et superstitieuse ; il a cru qu’en appliquant les procédés des maîtres on peut, à l’infini, refaire des chefs-d’œuvre : Chapelain et le Père Lemoyne sont là pour prouver ce que valait la théorie. Il n’en reste pas moins qu’en rappelant aux plus grands écrivains l’existence de lois dont le génie lui-même ne saurait s’affranchir, il les a défendus contre eux-mêmes et empêchés de verser du côté où peut-être ils penchaient. Surtout, on voyait enfin se former et s’organiser une société éprise de bon goût et de bonnes lettres, et notre littérature achevait de se caractériser en liant, une fois pour toutes, ses destinées à celles de la société polie.

Le résultat de ce travail a été de nous donner ces cinquante années que Voltaire avait raison de comparer aux plus brillantes périodes qui illustrent l’histoire de l’esprit humain. L’idéal classique s’y réalise : entendez par là que l’idée même de notre littérature, l’idée créatrice, au sens platonicien du mot, y arrive à la pleine expression d’elle-même- Car d’abord cette littérature est nationale : elle n’est plus italienne et espagnole, elle n’est pas encore allemande et anglaise. Chez Pascal et chez Racine, chez Bossuet et chez La Fontaine, chez Boileau et chez La Bruyère, il n’y a rien que de français. Et c’est à quoi leur sert l’imitation des anciens, telle qu’ils l’ont comprise et pratiquée : elle leur est un moyen de défense contre les influences étrangères modernes. La langue y arrive à son point de maturité, et les genres à leur point de perfection.

Faut-il maintenant énumérer les traits communs et spéciaux à cette époque unique ? Le XVIIe siècle est psychologue, ou, comme on disait alors, moraliste. Dans l’échelle des connaissances il n’y en a pas qui soit supérieure à la connaissance du cœur humain. Or jamais n’en avait-on poussé l’étude aussi avant. Cette remarque de Brunetière est très fine et pleine de conséquences, à savoir que la psychologie des Essais est certes une psychologie, mais uniquement traditionnelle. Toutes les phrases de Montaigne sont autant de souvenirs empruntés aux anciens ; il ne fait, lui moderne, que revêtir de son imagination un fonds psychologique qui appartient à l’antiquité. Les Pensées de Pascal, au premier abord, semblent n’avoir été que découpées dans les Essais. En fait tout y est renouvelé par l’observation directe, personnelle, réelle. — Le XVIIe siècle est artiste : et les théoriciens de « l’art pour l’art » ne s’y sont pas trompés, ayant maintes fois emprunté à Racine, à La Fontaine, à Boileau, des exemples ou des préceptes que d’ailleurs ils détournaient de leur large signification pour les interpréter dans le sens étroit de leur doctrine particulière. — Le XVIIe siècle est naturaliste. Il a pour règle qu’« il ne faut pas quitter la nature d’un pas. » Mais cette nature qu’il imite, il ne la réduit pas à la nature matérielle et physique : il s’attache aussi bien et de préférence aux réalités spirituelles. — Le XVIIe siècle est pessimiste. La Rochefoucauld et La Fontaine, les mondains et les incrédules sont ici d’accord avec les Pascal et les Bossuet : la vie est douloureuse, la somme des maux l’y emporte sur celle des biens et toute la dignité de l’homme consiste à se dégager de ces servitudes ou de cette corruption qui est au fond de lui.

Tels sont, brièvement résumés, les traits essentiels de cette histoire du XVIIe siècle. Composée par Brunetière, enrichie de tout ce que sa pensée n’avait cessé d’acquérir, écrite dans ce style qui, en gardant toute sa force et tout son relief, n’avait cessé de prendre plus de souplesse, d’aisance et de naturel, nul doute qu’elle n’eût égalé l’ampleur, la noblesse et la beauté du sujet. Le livre, tel qu’il est, écho affaibli mais fidèle de la parole du maître, rendra d’incontestables services à quiconque fait son étude de notre littérature. Et l’accueil qu’il a déjà trouvé auprès du public lettré sera un encouragement aux éditeurs qui nous promettent, dans un avenir prochain, l’achèvement de cette œuvre de pieuse restitution.


RENE DOUMIC.

  1. Histoire de la littérature française classique. — Tome II : le Dix-septième siècle, pur Ferdinand Brunetière, 1 vol. in-8o ; Delagrave.