Revue musicale, 15 avril 1864

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REVUE MUSICALE.


Il n’est pas trop tard encore pour parler d’un opéra en cinq actes représenté au Théâtre-Lyrique le 19 mars. Tout le monde sait déjà que la musique est de M. Gounod et que le libretto a été arrangé par M. Michel Carré. Le sujet de Mireille est tiré d’un poème écrit en langue provençale par M. Frédéric Mistral. Ce petit chef-d’œuvre parut, je crois, en 1859, et le poète du midi le dédiait à M. de Lamartine. « Je te consacre Mireille, disait-il à l’auteur des Méditations : c’est mon cœur et mon âme, — c’est la fleur de mes années, — c’est un raisin de Crau qu’avec toutes ses feuilles t’offre un paysan. » Ces simples paroles indiquent déjà que M. Mistral s’est nourri de la poésie grecque.

« Écoutez donc. — Je chante une jeune fille de Provence, — Dans les amours de sa jeunesse, — à travers la Crau[1], vers la mer, dans les blés, — humble écolier du grand homme, je veux la suivre. — Comme c’était seulement une fille de la glèbe, — en dehors de la Crau il s’en est peu parlé… « Au bord du Rhône, entre les peupliers — et les saulaies de la rive, — dans une pauvre maisonnette rongée par l’eau, — un vannier demeurait, — qui, avec son fils, passait ensuite de ferme en ferme, et raccommodait — les corbeilles rompues et les paniers troués. — Ce vannier, Ambroise, avait un fils, Vincent, qui — n’avait pas encore seize ans ; mais, tant de corps que de visage, c’était certes un beau gars et des mieux découplés, — aux joues assez brunes. »

L’héroïne de ce poème est Mireille, fille de maître Ramon, riche fermier.

« Mireille était dans ses quinze ans… Le gai soleil l’avait fait éclore pure et ingénue ; son visage avait deux fossettes ; son regard était une rosée qui dissipe toute douleur… Le rayon des étoiles est moins doux et moins pur. — Folâtre, sémillante et un peu sauvage, elle séduisait tous ceux qui l’approchaient… »

Le riche Ramon, père de Mireille, reçoit un soir dans sa maison les laboureurs et les ouvriers qui travaillaient dans sa ferme. C’était un homme fier, rude, dont on craignait les emportemens. « Maître Ambroise, dit-il d’un ton superbe, allons, laissez là les corbeilles ; ne voyez-vous pas naître les étoiles ? Mireille, apporte une écuelle ! Allons, à table, car vous devez être las. — Allons, dit le vannier. » Et tous s’avancent vers un coin de la table de pierre. Mireille, leste et accorte, assaisonna avec l’huile des oliviers un plat de féveroles qu’elle vint apporter elle-même. » Au milieu de ce repas champêtre : « Eh bien ! maître Ambroise, dirent quelques laboureurs, ne nous chanterez-vous rien ce soir ? » Comme il ne répondait pas à la question qu’on lui faisait : « De grâce, maître Ambroise, dit Mireille, chantez un peu, cela récrée. — Belle fillette, répondit Ambroise, ma voix est un épi égrené ; mais pour te plaire elle est déjà prête. » Aussitôt il commença cette chanson. Ambroise avait été marin, et la chanson qu’on lui demande, c’est le récit d’un combat naval où il était présent sous le commandement du bailli de Suffren. Après avoir terminé sa description, qui est une des pages les plus belles du poème, les laboureurs se lèvent de table pour aller abreuver leurs bêtes. Mireille reste seule avec Vincent, le fils de maître Ambroise. Ils causaient entre eux, lorsque la jeune fille lui dit : « Ah çà ! Vincent, quand tu as sur le dos ta bourrée et que tu erres çà et là, raccommodant les paniers, tu dois voir dans tes courses des châteaux antiques, des lieux sauvages, des fêtes, des pardons… Nous, nous ne sortons jamais de notre colombier. » À cette question, d’une simplicité adorable, Vincent répond par un long récit où il raconte sa vie et le genre de ses travaux. « Dès que l’été vient, sitôt que les arbres d’olives se sont couverts de fleurs,… nous allons chercher la cantharide… « Après avoir demandé à Mireille si elle a jamais été aux Saintes, Vincent décrit une fête populaire, les Saintes-Maries de la mer, qui se donnait le 23 mai de chaque année. Le récit terminé, la jeune fille dit à sa mère : « Il m’est avis, ma mère, que, pour un enfant d’un vannier, il parle merveilleusement… Écoutons, écoutons encore… Je passerais à l’entendre mes veillées et ma vie ! »

Ainsi se noua cet amour si chaste de la riche Mireille avec le fils du pauvre Ambroise. Dans le deuxième chant se trouve la description de la cueillette des mûriers, qui est aussi une fête joyeuse de la Provence. « Mireille est à la feuillée ; elle avait mis ce jour-là pour pendeloques deux cerises. » Vincent ne tarde pas à apparaître avec son vêtement pittoresque : « Oh ! Vincent, lui crie Mireille du milieu des allées vertes, pourquoi passes-tu si vite ? » Vincent se tourne aussitôt vers la plantation, où il découvre la fillette tout au haut d’un mûrier. « Eh bien ! Mireille, vient-elle bien la feuilles ? — Ah ! peu à peu tout se dépouille. — Voulez-vous que je vous aide ? — Oui. » Pendant qu’elle riait là-haut, Vincent grimpa sur l’arbre comme un loir.

Il s’engage ici entre les deux amans un dialogue d’une grâce et d’une simplicité charmantes qui rappelle certaines scènes des romans grecs[2]. Après s’être questionnés sur leur famille et sur leur manière de vivre : « Ressembles-tu à ta sœur ? dit Mireille. — Qui ? moi ?… Il s’en faut ! elle est blondine, et moi je suis, vous le voyez, brun comme un puceron ; mais savez-vous qui elle rappelle, vous ? Vos têtes éveillées comme les feuilles du myrte, vos chevelures abondantes, on les dirait jumelles… — Ainsi tu me trouves jolie, répond Mireille, plus jolie que ta sœur ? — Beaucoup plus. — Et qu’ai-je donc de plus ? — Mère divine ! et qu’a le chardonneret de plus que le troglodyte grêle, sinon la beauté même, le chant et la grâce ? » Ce dialogue, d’une exquise fraîcheur, amène bientôt un incident qu’il est bon de connaître.

« Ils firent une halte dans leur travail, et, comme ils mettaient les feuilles cueillies dans le même sac, les doigts de la jeune fille rencontrèrent emmêlés les doigts brûlans de Vincent. Ils tressaillirent tous les deux de ce contact imprévu, et leurs joues se colorèrent de la fleur d’amour. La jeune fille retirant sa main du sac avec effroi : Qu’avez-vous ? une guêpe cachée vous a-t-elle piquée ? — Je ne sais, dit-elle à voix basse et en baissant le front… Et sans plus tarder chacun se met à cueillir de nouveau quelque brindille… Avec des yeux malins, ils s’épiaient à qui rirait le premier. » Quelle délicatesse ! On ne peut mieux exprimer les nuances de deux jeunes cœurs qui sont aussi purs que la lumière qui éclaire ce tableau d’une couleur vraiment antique. « Vois, vois, s’écrie Mireille… — Qu’est-ce ? répond Vincent. — Le doigt sur la bouche, vive comme une locustelle sur un cep, elle indique du bras un nid… Alors Vincent, retenant son souffle, plonge sa main dans un trou. — Qu’est-ce ? demande Mireille toute haletante. — Des pimparriens. — Comment ? — De belles mésanges bleues. » Mireille éclate de rire. — « Écoute, dit-elle, ne l’as-tu jamais entendu dire ? lorsqu’on trouve à deux un nid au faîte d’un mûrier ou de tout arbre pareil, l’année ne se passe pas que la sainte église ne vous unisse. Un proverbe, dit mon père, est toujours véridique.— Oui, réplique Vincent, mais il faut ajouter que cet espoir peut se fondre, si avant d’être en cage ils s’échappent. — Jésus mon Dieu ! prends garde ! — Ma foi, répond le jouvenceau, le meilleur endroit pour les serrer serait peut-être votre corsage. — Tiens, oui, donne. » Et le garçon aussitôt plonge sa main dans le nid et en tire quatre oiselets. « Bon Dieu ! s’écrie Mireille en tendant la main, oh ! la gentille nichée ! oh ! les jolies têtes bleues !… Et, blottie dans le sein de la jeune fille, la couvée croit qu’on l’a remise au fond de son nid. »

Cet amour entre une riche héritière et le fils d’un pauvre vannier sera traversé par trois prétendans : il y a d’abord le berger Alari, « qui possède mille bêtes à laine ; on dit aussi qu’il a neuf tondeurs qui travaillent pour lui pendant trois jours. Je ne fais qu’indiquer une charmante description où le poète a peint ce mouvement de la campagne si propre à féconder l’imagination. « Voilà Mireille qui va et vient, se dit le pâtre ; oh ! Dieu ! l’on m’a dit vrai, ni dans la plaine, ni sur les hauteurs, ni en peinture, ni en réalité, je n’en aurai vu aucune qui aille à la ceinture de cette jeune fille pour les manières, la grâce et la beauté. » Quand il fut devant elle, il lui dit d’une voix tremblante : « Pourrais-tu me montrer un sentier pour traverser les collines ? Sinon, jeune fille, j’ai peur de ne pas en sortir. — Il n’y a qu’à prendre le droit chemin… Voyez, répondit la fille des champs, vous enfilez ensuite le désert de l’Iremale… — Ah ! répondit le pâtre, si j’avais l’heur que tu acceptasses ma livrée, je t’offrirais non pas des bijoux d’or, mais un vase de buis que j’ai fait pour toi. — En vérité, répondit Mireille, votre livrée tente la vue ;… mais mon bien-aimé en a une plus belle,… son amour, pâtre ! — Et la jeune fille disparut comme un lutin. »

Le second prétendant est Veran, le gardien de cavales. « Il venait du Sambuc, où il possédait cent cavales blanches… Un jour que Veran parcourait la Crau jusqu’auprès de Mireille, dont il avait entendu louer la rare beauté, il y vint fièrement, avec veste à l’arlésienne longue et blonde, et jetée sur l’épaule en guise de manteau… Lorsqu’il fut devant le père de Mireille : — Bonjour à vous et bien-être aussi ! je suis le petit-fils du gardien Pierre. —-J’ai connu ton aïeul, et certes j’avais avec lui une amitié de longue main… — Ce n’est pas tout, dit le jeune homme, et vous ne savez pas ce que je veux de vous… Les gens de Crau qui viennent au Sambuc m’ont parlé souvent de votre Mireille, dont on m’a fait un portrait qui m’inspire le désir de devenir votre gendre. — Veran, répondit le père, puissé-je voir cela, car le rejeton de Pierre ne peut que m’honorer ! — Puis, levant les mains au ciel, Ramon ajouta : — Pourvu que tu plaises à la petite,… car, étant seule, elle est la bien-aimée… » Sur cela, il appelle sa fille, et lui conte vite ce qui se traite. Pâle, tremblante d’appréhension, elle lui dit : — « À quoi pense votre sainte intelligence pour vouloir m’éloigner de vous si jeune ? La mère de Mireille approuve ces paroles, et le gardien, en souriant : — Maître Ramon, répond-il, je me retire, car, je vous le dis, un gardien camarguais connaît la piqûre. »

Un troisième prétendant sera le mauvais génie qui brisera la destinée des deux enfans. Ourrias le toucheur vient aussi au mas pour voir la jeune fille. Il vivait seul avec ses vaches qu’il conduisait lui-même aux pâturages. « Élevé avec les bœufs, il en avait l’allure. Il avait l’air sauvage, l’air revêche et l’âme dure. » Et ce portrait se complète par le récit d’une lutte homérique d’Ourrias contre un bœuf colossal. « Miséricorde ! s’écrie le poète, le bœuf l’emporte. L’homme a roulé devant lui, entraîné par l’élan. Fuis la mort, fuis la mort, lui crie-t-on ; mais le bœuf avec ses pointes l’enlève dans les airs et le lance en arrière à une grande distance. Le malheureux tomba la face contre terre où il fut brisé. Il portait depuis lors la cicatrice qui le défigurait. C’est ainsi qu’il vint voir Mireille, monté sur sa cavale et armé de sa pique. »

On peut citer l’entrevue d’Ourrias et de Mireille, le dialogue qui s’engage entre eux comme une des pages de la poésie moderne qui se rapprochent le plus de la simplicité de l’art grec. Ce dialogue semble détaché d’un chant de l’Odyssée. « Bonjour, dit Ourrias. Eh bien ! vous rincez vos éclisses… à cette source claire ? Si vous le permettiez, j’abreuverais ma bête blanche. — Oh ! l’eau ne manque pas ici, répondit-elle, vous pouvez la faire boire dans l’écluse tant qu’il vous plaira. — Belle, dit le sauvage enfant, si comme épouse ou pèlerine vous veniez à Sylvaréal, où l’on entend la mer, belle, vous n’auriez pas tant de peine, car la vache de race noire, libre et farouche, on ne la trait jamais, et les femmes ont du bon temps. — Jeune homme, au pays des bœufs, les jeunes filles meurent d’ennui. — Belle, il n’y a pas d’ennui quand on est deux. — Jeune homme, qui s’égare dans ces contrées lointaines boit, dit-on, une eau amère, et le soleil brûle le visage. — Belle, vous vous tiendrez sous l’ombre des pins. — Jeune homme, écoutez : ils sont trop loin, vos pins, de mes micocouliers. — Belle, prêtres et filles ne peuvent savoir dans quelle patrie ils iront, dit le proverbe, manger leur pain un jour. — Pourvu que je le mange avec celui que j’aime, jeune homme, je ne demande rien de plus, pour me sevrer de mon nid. — Belle, s’il en est ainsi, donnez-moi votre amour. — Jeune homme, vous l’aurez, dit Mireille ; mais auparavant ces plantes de nymphéa porteront des raisins colombins, votre trident jettera des pleurs, ces collines s’amolliront comme la cire, et l’on ira par mer à la ville des Baux. »

Ainsi, dans le poème de M. Mistral, les sentimens les plus exquis, la force, la vérité, la grâce, s’unissent et forment une œuvre d’une originalité incontestable. Sans prolonger cette analyse, il nous suffira de dire qu’Ourrias tente d’assassiner Vincent, qui se conduit en héros sans perdre la vie. Mireille, désespérée, quitte la maison paternelle et va se réfugier aux Saintes-Maries, où elle expire vierge et martyre, entourée de son père, de sa mère et de Vincent, à qui elle adresse ces touchantes paroles : « Mon bel ami, d’où viens-tu ? dis, te souviens-tu des jours où nous causions là-bas à la ferme, assis ensemble sous la treille ? Si quelque mal te déconcerte, me dis-tu, cours vite aux Saintes-Maries ;… tu auras vite du soulagement… Ah ! cher Vincent, que ne peux-tu voir dans mon cœur ! mon amour est une source qui déborde ;… délices de toute sorte, grâces, bonheurs, j’en ai en surcroît… — Elle est morte… ne voyez-vous pas qu’elle est morte ? s’écria Vincent, et avec toi le trône de ma vie est tombé… Bons Saintins, je me confie en vous… pour un deuil pareil, ce n’est pas assez que les pleurs :… creusez-nous dans l’arène pour tous deux un seul berceau ;… élevez un tas de pierres, afin que l’onde ne puisse jamais nous séparer… — Et hors de lui le vannier vint éperdument se jeter sur le corps de Mireille, et l’infortuné serra la morte dans ses embrassemens frénétiques… Le cantique là-bas, dans les vieilles églises, se fait entendre… »

Il est inutile maintenant que nous donnions une analyse du libretto de M. Michel Carré, dont les personnages et les principales scènes sont tirés du poème ; c’est pourquoi nous allons aborder la musique de M. Gounod, qui est la partie de l’œuvre qu’il nous importe le plus d’apprécier. Il y a une ouverture qui n’est pas un chef-d’œuvre, bien que le compositeur ait essayé de se pénétrer de la poésie de son sujet. Le rideau se lève, et un chœur de femmes chante le plaisir de la cueillette, scène agréable dans le poème ; mais le motif de M. Gounod est d’une vulgarité fâcheuse, ainsi que le récit de la sorcière Taven. L’entrée de Mireille nous prouve que cette figure idéale est complètement défigurée par le pinceau gris de M. Gounod. J’engage les amateurs de la bonne musique, qui ne sont pas inféodés à l’auteur de la Reine de Saba, à parcourir la partition que nous avons sous les yeux ; ils y verront des phrases boiteuses, laides, tourmentées, écrites avec une prétention au style qui double l’ennui. Le duo entre Mireille et Vincent, qui dans le poème est une situation presque digne de Théocrite, n’a que la grâce vulgaire d’un nocturne. Je ne connais rien de plus commun et de plus prosaïque que la phrase par laquelle M. Gounod traduit ce dialogue charmant : « Ainsi tu me trouves gentille plus que ta sœur ? — Beaucoup plus ! répond Vincent. — Et qu’ai-je de plus ? — Mère divine ! et qu’a le chardonneret de plus que le troglodyte, sinon la beauté même, le chant et la grâce ? »

Le second acte s’ouvre par la farandole, fête qui se donne dans l’enceinte des arènes d’Arles. On chante, on boit, on rit, et le chœur à trois voix est d’un bon effet. Il y a dans l’accompagnement de cette introduction de jolis détails d’instrumentation. De la chanson du Magali, qui est une petite merveille dans le poème, où un seul personnage la chante, M. Gounod a fait presque un duo entre Mireille et Vincent, soutenus par le chœur. La phrase qui accompagne ces paroles : — l’oiseau s’endort sous la ramée, — est du plain-chant et non pas de la musique, et on chercherait vainement dans cette longue complainte un rayon de lumière qui indique le pays béni où se passe l’action. Une autre chanson, celle de la magicienne, n’est pas plus originale que le Magali : c’est une mélopée en style syllabique qui serait mieux placée dans une petite comédie que dans une légende poétique. L’air qui suit, et dans lequel Mireille exprime son amour pour Vincent, n’a d’autre mérite que d’être trop long, trop développé, et surtout trop modulé pour les ressources de la voix humaine. Dans le second mouvement en mi bémol, où Mireille se dit : — A toi mon âme, je suis ta femme, — M. Gounod a enveloppé ce texte vulgaire d’une mélopée qui n’est ni de la mélodie franche, ni du récitatif cursif, qui est la forme de la déclamation lyrique. Il ne manque rien à cet air pour être digne de la Mireille du Théâtre-Lyrique : on y a mis des points d’orgue et de chétives fioritures. Je passe sur des couplets pour voix de basse que chante Ourrias pour célébrer les filles d’Arles, et j’arrive au finale, dont le motif est la demande de la main de Mireille par Ambroise, père de Vincent. Le refus de Ramon, l’opposition que fait Ourrias, le désespoir de Mireille, sa résistance héroïque, les menaces de son père, tous ces épisodes sont encadrés dans un grand tableau qui est la page la mieux réussie de l’ouvrage.

Le troisième acte représente le Val-d’Enfer. Cette scène de mélodrame est d’un style violent qui fatigue l’esprit sans produire aucune émotion. Passons sur un duo entre Vincent et Ourrias qui ne mérite pas même une mention honorable, et nous laisserons aussi aux amateurs des rêvasseries de M. Gounod l’air de basse dans lequel Ourrias s’accuse d’avoir assassiné Vincent. Ce n’est pas une mélodie, ce n’est pas un chant, ce n’est pas un récit cursif ; c’est une mêlée de sons et d’accords dissonans, effet grossier que M. Wagner lui-même blâmerait. J’aime mieux le chœur des moissonneurs qui ouvre le quatrième acte : il est joli, et il produit un bon effet, parce qu’il repose sur un motif bien accusé qui domine heureusement l’harmonie de l’ensemble. Les parties marchent avec aisance, et ne font pas dans ce morceau ces intervalles diminués dont abuse si souvent M. Gounod. Ce chant est coupé par un chœur d’enfans qui ajoute à l’heureux effet de l’introduction. J’estime moins le duo entre Mireille et Vincenette : le chant en est commun, et la conclusion en la majeur manque d’originalité. Une chanson de berger, d’un accent mélancolique, fait une diversion piquante avec le duo qui précède. Que dire de tout ce qui reste encore de morceaux et de scènes dans cet interminable quatrième acte ? La vision de Mireille est quelque chose d’inouï. Je signale aux artistes et aux hommes de goût la partie de cette déclamation vulgaire qui commence à la page 196 de la partition. « Marchons, marchons, » dit Mireille, et la voilà partie sur une mélopée laide, commune, remplie d’intervalles crus comme celui qui traduit ce mot : « sous le ciel qui rayonne. » Le morceau étant en si majeur, le saut périlleux est sol dièse tombant sur si dièse ! O musique, où es-tu ? On peut la trouver peut-être dans la marche religieuse et le chœur qui se chante à l’église des Saintes-Maries au commencement du cinquième acte. Clairement écrite sur un motif bien accusé, cette scène est d’autant plus remarquable qu’elle tranche avec le style tourmenté de cette longue lamentation. Ni la cavatine que chante Vincent ni le finale ne peuvent être le sujet d’une analyse sérieuse.

Voilà donc cette œuvre hybride, qui n’est ni un opéra ni un opéra-comique, et dans les cinq actes dont se compose cette triste légende il n’y a pas six morceaux qu’on puisse considérer comme de la musique dramatique. L’action est presque nulle, et aucun des caractères que les auteurs ont tirés du poème n’a conservé le type originel. La Mireille du Théâtre-Lyrique n’est qu’une cantatrice parisienne de talent ; elle a altéré cette nature charmante de la fille de Ramon au point de la rendre méconnaissable. Que le dieu du goût et de la vérité pardonne à Mme Carvalho ces concetti de vocalisation, ces coups de gosier dont elle surcharge les trop nombreux morceaux qu’elle a exigés de la complaisance de M. Gounod. Pauvres compositeurs, que vous êtes à plaindre d’être obligés de subir le contrôle d’une virtuose qui manque d’idéal, et dont la voix aigre aspire à descendre ! C’est pourtant une savante artiste que Mme Carvalho : sa carrière a été brillante, et on peut encore la considérer comme la cantatrice la plus parfaite qu’il y ait à Paris ; mais le rôle de Mireille lui a porté malheur. J’aime mieux M. Ismaël, dont la voix mordante et l’intelligence dramatique font un artiste distingué : aussi a-t-il assez bien saisi le caractère violent d’Ourrias. M. Petit, qui possède une voix de basse sonore et du goût, s’est tiré avec adresse du rôle de Ramon, qui exige de la fierté mêlée de bonhomie. Avec le concours de Mme  Faure-Lefebvre, sans oublier M. Wartel ni le ténor Morini, on peut avouer que l’exécution est assez bonne. Les chœurs bien dirigés, l’orchestre, des ballerines et de beaux décors forment un spectacle qui fait mieux ressortir les grisailles de la partition de M. Gounod. Il n’y a pas de soleil dans cette musique, il n’y a pas de verdure, et on dirait que le compositeur n’a jamais été dans le pays dont il a voulu retracer les mœurs et la nature. Le contraire est pourtant vrai, car il existe une lettre de M. Gounod du 7 février 1863 où il dit à M. Mistral : « J’ai tout d’abord à vous remercier de l’adhésion que vous avez bien voulu donner à notre projet de tirer une œuvre lyrique de votre adorable poème provençal, Mireio… » Dans la réponse de M. Mistral, qui est datée de Maillane (Bouches-du-Rhône), 25 février 1863, on remarque ces paroles : « Je suis ravi que ma fillette vous ait plu, et encore vous ne l’avez vue que dans mes vers ; mais venez à Arles, à Avignon, à Saint-Remy, venez la voir le dimanche quand elle sort de vêpres, et devant cette beauté, cette lumière et cette grâce, vous comprendrez combien il est facile et charmant de recueillir par ici des pages poétiques. Cela veut dire, maître, que la Provence et moi, nous vous attendons au mois d’avril prochain. » Il paraît que la chose n’a pas été aussi facile pour M. Gounod ; le compositeur a bien regardé les lieux, les êtres et les mœurs de la Provence, mais il n’a rien vu, car on ne voit que par les yeux de l’imagination et par un cœur de poète qui devine les secrets des caractères les plus compliqués. Rossini n’a pas eu besoin d’aller en Suisse pour écrire Guillaume Tell, M. Auber, qui n’est jamais sorti de Paris, a fait la Muette et le Domino noir. Ce qui manque à l’auteur de Mireille, c’est cette inspiration divinatrice, et en quittant la salle du Théâtre-lyrique le soir de la première représentation, je ne pouvais m’empêcher de m’écrier : « Vive Verdi ! Il y a plus de musique dramatique dans Rigoletto que dans toutes les œuvres de M. Gounod ! »

Si après avoir entendu Mireille au Théâtre-Lyrique on va à l’Opéra-Comique le jour où l’on donne Lara, on sera bien étonné : Lara, opéra-comique en trois actes, dit le livret, par MM. Cormon et Michel Carré, musique de M. Aimé Maillard. C’est le 21 mars qu’a eu lieu la première représentation de Lara, et le public a paru, dès ce soir, accepter cette œuvre, qui n’est, par le style, ni un opéra-comique ni un opéra comme on l’entend : c’est un mélodrame vigoureux où M. Maillard a fait preuve d’un vrai talent dramatique. M. Maillard, qui est né à Paris, je crois, a traversé l’école de Choron avant d’aller au Conservatoire, où ses études patientes lui firent remporter le premier prix de l’Institut. Revenu de Rome je ne sais en quelle année, M. Maillard a composé une dizaine d’opéras dont un seul, les Dragons de Villars, a obtenu un succès véritable qui dure encore. M. Maillard est un artiste de talent et un homme honorable qui vit loin des intrigues du monde pour conserver une indépendance qui lui est chère. Je ne puis aujourd’hui que dire quelques mots sur le mérite de Lara, dont le succès s’est raffermi depuis son apparition. Le sujet est tiré d’un poème de lord Byron, Lara, qu’on croit être la suite du Corsaire du même poète. Quoi qu’il en soit, la pièce de MM. Cormon et Michel Carré n’est pas sans intérêt, et on y trouve des situations et des caractères très favorables au compositeur. Dans ces trois actes de Lara, dont le dernier est interminable, on peut citer, non pas l’ouverture, qui n’est qu’un prélude symphonique, mais le chœur de l’introduction, qui a un rhythme vivant. Je ne puis louer sans restriction la romance que chante Ezzelin par la voix de M. Crosti :

Insoucieuse
De l’amour.
Folle et rieuse
Tour à tour,


car cette romance, comme beaucoup d’autres morceaux, est écrite dans un style syllabique dont la persistance produit l’ennui. Du reste, on sent dans tout l’ouvrage l’influence de Donizetti, d’Halévy, à qui M. Maillard a pris une marche chromatique dont il ne peut se dépêtrer ; enfin c’est à Verdi surtout qu’il a fait des emprunts. Il a imité par exemple jusqu’à satiété les effets d’unisson qui sont même insupportables dans les ouvrages nombreux du barde lombard. C’est au second acte qu’on trouve un petit chef-d’œuvre, — une chanson arabe que chante Caled, être mystérieux qui suit Lara comme un ange protecteur. Caled est une femme qui, sous un déguisement d’esclave arabe, aime Lara comme son maître et comme un amant. Invitée par Lara et par la comtesse de Flor à chanter un air de son pays, elle se met à chanter en s’accompagnant d’une mandoline que lui avait remise la comtesse de Flor, qui se trouve être la rivale de Caled :

À l’ombre des verts platanes
Où dorment les caravanes,
Mohamed est de retour.

Il ramène sous sa tente
Une épouse souriante
Et fière de son amour.

À ses pieds elle sommeille ;
Mirza seule écoute et veille
Sur les rochers d’alentour.

. . . . . . . . . . .

Dans sa colère fatale,
Mirza frappe sa rivale
Et ferme ses yeux au jour…

À ces mots, la marquise s’élance précipitamment de sa chaise en s’écriant : « Lara, c’est une femme !… » Cette scène est touchante, et l’artiste qui représente Caled, Mme Galli-Marié, excelle à rendre les diverses nuances de son cœur dans la position difficile où elle se trouve. Je m’arrête ici pour laisser aux lecteurs une bonne impression du talent vigoureux de M. Maillard. Comme la partition de Lara va bientôt paraître, je serai heureux alors d’apprécier une œuvre dont le succès au théâtre semble assuré, pour quelque temps du moins.

P. Scudo.

  1. La Crau (du grec krauros, aride), vaste plaine aride et rocailleuse. C’est l’Arabie-Pétrée de la France. Elle est traversée par le canal de Craponne, qui la parsème d’oasis.
  2. Le Chasseur ou Histoire eubéenne par exemple, conte moral de Dion Chrysostome, qui parut avant Daphnis et Chloé, et qui lui est supérieur par la franchise des peintures, la vérité du ton et la pureté des sentimens. On trouve d’intéressans détails à ce sujet dans l’Histoire du Roman de M. Chassang, maître de conférences à l’École normale.