Revue musicale, 1863/02

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REVUE MUSICALE.


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Décidément l’année, qui est si féconde en grands événemens politiques, passera sans que les théâtres, lyriques de Paris et de l’Europe aient pu donner le jour à un ouvrage nouveau de quelque valeur. C’est le vieux qui règne, c’est toujours la Muette de Portici qui fait vivre honorablement l’Opéra, et non pas la Mule de Pedro, intermède en deux actes, dont la première représentation a eu lieu le il mars. Cette mule célèbre, dont M. Dumanoir nous raconte les vertus, est la propriété de Pedro, riche fermier d’un village de la Vieille-Castille. Il est jeune, il est riche, il est garçon, et il voudrait compléter son bonheur en épousant Gilda, fille du batelier Hernandez ; mais la charmante Gilda a son cœur engagé. Elle aime un ami d’enfance, Tebaldo, qui est parti pour l’armée, et elle l’attend pour l’épouser. Gilda refuse donc les offres de Pedro, qui paraît fort étonné de la résistance que lui oppose une jeune fille sans fortune. Piqué au jeu, comme on dit, surtout à cause des railleries de ses amis, qui rient de sa mésaventure, Pedro forme le projet de l’enlever et de la conduire de force dans sa demeure. Cette action un peu brusque qui s’accomplit nuitamment, au bruit des grelots de la mule vaillante, n’amène pas le résultat qu’en espérait Pedro ; Le ravisseur est joué, bafoué par Gilda, qui est d’un esprit moins simple qu’il ne le pensait. Après quelques incidens de mise en scène, qui sont assez ingénieusement amenés, Pedro prend tout à coup une détermination des plus généreuses. Non-seulement il renonce à la main de Gilda, qu’il tient prisonnière dans sa maison, mais il pousse l’abnégation jusqu’à donner à Tebaldo les moyens de racheter un homme et d’épouser celle qu’il aime. Ainsi finit cette simple histoire, qui ne serait pas plus ennuyeuse qu’une autre, si l’auteur du livret l’avait racontée dans un style moins lyrique et plus approprié au caractère dès personnages, qui ne sont après tout que des paysans.

La musique de la Mule de Pedro est de M. Victor Massé, l’auteur ingénieux et délicat de la Chanteuse voilée, de Galathée, des Noces de Jeannette et de la Reine Topaze, opéra en trois actes, qui fut représenté au Théâtre-Lyrique dans le mois de janvier 1857. La Reine Topaze, qui a eu un grand nombre de représentations, grâce au beau talent de Mme Carvalho, pour qui l’auteur avait écrit le rôle principal, est l’œuvre la plus considérable de M. Massé, celle où il a fait le plus d’efforts pour agrandir son style et ses idées, qui sont en général de courte haleine et plus gracieuses que saillantes. L’ouverture de la Mule de Pedro est une agréable petite symphonie composée de deux motifs qui se trouvent dans la partition, et que l’auteur a rattachés l’un à l’autre avec beaucoup dégoût. Le second motif surtout est développé avec élégance, et le tout forme une jolie introduction qui a bien la couleur de l’ouvrage. Après le chœur des fermiers, on remarque au premier acte la chanson où Pedro énumère les vertus de sa mule :

C’est elle qui chaque semaine
Me mène aux marchés d’alentour.

La mélodie, le rhythme et la couleur de cette chanson, qui circule dans tout l’ouvrage, ne sont pas d’une entière nouveauté. Je passe sous silence le trio qui vient après entre Pedro, Hernandez et Gilda, pour signaler seulement la conclusion à demi-voix de la romance de Gilda :

La réponse est formelle,
C’est un congé, c’est un refus.

L’air dans lequel le jeune Tebaldo, qui est revenu de l’armée, exprime les sentimens qu’il éprouve à la vue du village où il a aimé Gilda :

Hameau natal, terre chérie,


est une jolie phrase de romance dans le vieux genre. Le second mouvement de cette romance, l’allegro,

Vous qui causez mon trouble et mon ivresse,


relève un peu la monotonie de l’andante, que M. Warot, du reste, chante avec goût. Je ne puis louer ni le duo entre Tebaldo et Pedro, cette longue scène remplie de dialogues et de récits inconsistans qui ne sont pas encadrés dans une forme saillante d’accompagnement qui serve de guide et d’aliment à l’oreille, ni le finale très bruyant où s’accomplit l’acte de l’enlèvement de Gilda. C’est dans le second acte, selon moi, qu’on trouve ce qu’il y a de plus remarquable et de mieux réussi dans la nouvelle partition de M. Massé. Sans trop nous arrêter sur la scène où le jeune Grillo, garçon de ferme de Pedro, divague pendant la nuit en attendant son maître, je ne signalerai dans sa chanson que la petite phrase du refrain :

Moi, je ne veux, quand je sommeille,


qui est délicatement accompagnée. Quant à la cavatine dans laquelle Pedro cherche à rassurer le cœur de Gilda, qu’il vient d’enlever et qu’il tient dans sa demeure, — dans ce logis, heureux domaine, — c’est encore une de ces mélodies de vieille race française, dont l’accent sentimental, trop souvent employé par M. Massé, finit par produire l’ennui malgré le talent de M. Faure, qui chante ce morceau avec la solennité d’un professeur. Le duo qui suit entre Gilda et Pedro, scène piquante où Gilda, pour se tirer du piège qu’on lui a tendu, feint d’accepter joyeusement le sort que lui propose son ravisseur, est assez bien dans la phrase du début ; mais la conclusion à deux voix en est vulgaire et d’un style toujours trop ambitieux pour le caractère des personnages. Il se termine d’ailleurs par un point d’orgue insupportable, par une cadence banale que M. Massé a mise à tous les morceaux de sa partition ; ce lieu commun intolérable consiste en cette fastidieuse formule, que tous les chanteurs répètent à tour de rôle : — sol en bas, ré, ut, ou bien sol, mi, ré, ut ; autrement, sol, si, ut, et tout cela lancé à pleine voix pour exciter les transports de la triste phalange qui domine au parterre ! Le boléro que chante Gilda après le souper où elle cherche à enjôler son ravisseur Pedro :

Je suis la gitana,
La fille vagabonde,


est une mélodie assez franche, d’un rhythme bien accusé. J’ai surtout remarqué dans ce boléro, chanté par Mme Gueymard avec une emphase que le public admire beaucoup, une charmante modulation du mode majeur au mode mineur, qui est d’un effet délicieux. Il y a beaucoup de ces délicatesses d’harmonie dans la nouvelle partition de Itt. Massé. Il n’y a pas grand’chose à dire des couplets de Tebaldo, ni du duo qui résulte de la rencontre de Tebaldo et de Gilda ; mais le trio qui vient après entre les trois principaux personnages, Gilda, Tebaldo et Pedro, est la meilleure page de la partition. La situation est d’ailleurs intéressante, et le compositeur en a tiré un très bon parti. La scène commence par une très jolie phrase que chante Pedro :

Par son assurance
Elle a cru me tromper,


et dont l’accompagnement est d’une harmonie très recherchée ; l’ensemble des trois voix :

Carillon plein de charme,
Sonnez, cloche d’alarme !


est d’un bel effet, et tout le morceau mériterait les plus grands éloges, si les parties vives et bien venues étaient rattachées les unes aux autres par des récits moins décharnés. Ce défaut d’ampleur, ces langueurs de style qui se font sentir dans les morceaux un peu développés, ces tirades de paroles explicatives, ces dialogues interminables qui ne sont pas enchâssés dans une phrase saillante et lumineuse de l’orchestre, ce sont là les infirmités de la plupart des opéras du jour. Il y a donc dans la Mule de Pedroa trois ou quatre morceaux assez bien venus, une jolie ouverture, un beau trio très dramatique, une mélodie franche et colorée, la Gitana, de jolis détails, des harmonies délicates et un peu trop fouillées pour un ouvrage dramatique, des modulations furtives qui titillent l’oreille au lieu de l’éclairer, une grande monotonie dans les chants et dans les mélodies, qui semblent être un écho trop fidèle de la vieille romance française et contiennent beaucoup de formules surannées dont M. Massé a empêtré son style. L’exécution, qui n’a pas été mauvaise, a eu cependant le défaut qu’on peut reprocher à l’ouvrage, l’exagération, qui se trouve même dans le style de M. Dumanoir. Mme Gueymard a chanté les différens morceaux du rôle de Gilda en véritable princesse, et M. Faure dans le rôle de Pedro est aussi un chanteur habile, mais un peu trop important, ce me semble. Le rôle de Tebaldo a servi aux débuts de M. Warot, petit ténor qui vient de l’Opéra-Comique. M. Warot a du talent, du goût et du sentiment, et le nouveau public devant lequel il paraissait lui a fait un accueil favorable.

Puisque nous parlons de ténor, ce merle blanc devenu si rare aujourd’hui en Europe, il faut que le monde sache que l’Opéra vient d’en découvrir un, et qu’il l’a trouvé non pas au Conservatoire de Paris, d’où il ne sort jamais une voix saine, mais dans les rangs du peuple et dans une société d’orphéonistes. En effet, M. Villaret, qui a débuté dans Guillaume Tell le 21 mars, vient de la ville d’Avignon, où il exerçait la profession de brasseur. M. Poultier était tonnelier, et M. Gueymard, si je ne me trompe, garçon de ferme ou d’écurie. M. Villaret faisait partie d’une société chorale de la ville ; sa voix, ses dispositions pour la musique et pour le chant furent remarquées par le directeur de cette société, M. Brun, qui s’intéressa à ce pauvre ouvrier, et lui donna les premiers et bons conseils. On assure que M. Nogent Saint-Laurens, se trouvant à Avignon, eut l’occasion d’entendre M. Villaret dans je ne sais trop quelle fête publique, et qu’il fut si frappé de la beauté de sa voix qu’il en par la à M. le directeur de l’Opéra. M. Villaret fut mandé à Paris, et, après examen de sa voix, il fut engagé au grand théâtre pour trois ans. Après six mois d’études sous la direction d’un maître de chant attaché à l’Opéra, M. Vauthrot, on jugea que M. Villaret pouvait se risquer à paraître devant le public de Paris dans le rôle important d’Arnold. Tels sont les antécédens de M. Villaret, qui est un homme de trente et quelques années. Il est grand, d’une taille bien prise et d’une figure mâle. Sa voix a l’étendue et le timbre d’un beau et vrai ténor, c’est-à-dire qu’il possède huit notes, du la du médium à l’octave supérieure, d’une sonorité égale et charmante. M. Villaret peut au besoin monter jusqu’à l’ut et descendre jusqu’au assez aisément. Il chante avec modération, avec goût, et sans jamais forcer son organe de manière à en altérer le timbre, défaut énorme dont sont affectés aujourd’hui tous ces forcenés qu’on qualifie de chanteurs dramatiques. Il a dit avec sentiment la phrase délicieuse du duo avec Guillaume, — O Mathilde, idole démon âme ! — et n’a pas été moins heureux dans le duo avec Mathilde ; enfin, dans l’incomparable trio du second acte et dans l’air fameux du quatrième, — Asile héréditaire, — M. Villaret a soutenu la bonne impression qu’il avait produite dès son entrée en scène. Le public et la presse en général ont accueilli le nouveau ténor avec un chaleureux empressement. C’est en effet une bonne fortune que l’apparition de M. Villaret sur la scène de l’Opéra, où il pourra rendre de grands services en ramenant au répertoire de beaux chefs-d’œuvre délaissés. M. Villaret, qui paraît être une nature droite et simple, qui a une organisation saine et peut-être un peu froide, se préservera mieux qu’un autre de la folie endémique des chanteurs de ce temps, qui tous confondent l’art de chanter et de charmer l’oreille avec le plaisir de hurler et de soulever les clameurs de cette plèbe qui domine dans les bas-fonds de tous les théâtres lyriques, Je ne puis m’accoutumer à voir ce groupe de mercenaires, cette ignoble institution de la claque) puisqu’il faut la nommer par son nom, interrompre brusquement une belle phrase -une scène touchante par des applaudissemens frénétiques qui empêchent l’émotion sincère de se former dans le cœur du spectateur, et qui lui communiquent une sorte de fièvre nerveuse dont il ne peut se défendre. Il résulte de ce manège, de ce fracas d’applaudisseurs salariés, que le public reste passif, et qu’il n’exerce que bien rarement le droit qu’il a d’avoir une opinion sur l’œuvre et sur l’artiste qu’il écoute. Tout est organisé dans les théâtres et ailleurs pour le triomphe du mensonge, et la vérité est aussi mal venue que ceux qui l’aiment et qui la défendent à leurs risques et périls. Le monde des arts est aussi rempli de courtisans de la fausse, gloire que le monde politique.

Le Théâtre-Italien, qui a éprouvé tant de vicissitudes cette année, ne tardera pas à clore la saison de ses harmonieux concerts. M. Tamberlick, qui nous est arrivé de Saint-Pétersbourg au commencement du mois de mars, s’est produit immédiatement dans le Poliuto de Donizetti, qui est l’un de ses meilleurs rôles. Ce faible ouvrage d’un maître charmant qui n’avait pas ce qu’il fallait pour chanter la foi ardente et sublime d’un chrétien des premiers siècles, cette partition, très inégale de style, renferme pourtant deux ou trois morceaux remarquables qui suffisent à faire croire au public qui fréquente le Théâtre-Italien que Poliulo est un chef-d’œuvre de musique religieuse. M. Tamberlick a chanté l’air du premier acte et sa partie dans le beau sextuor du finale avec l’ampleur de style et l’émotion profonde qui distinguent ce noble artiste. Il a été non moins heureux dans le duo du second acte, où Mme Penco l’a parfaitement secondé. On ne sait pourquoi M. Tamberlick s’est aventuré dans un opéra de M. Verdi, un Ballo in maschera, où il s’est trouvé un peu dépaysé. Quoi qu’il en soit de la voix défaillante de M. Tamberlick, qui ne possède plus que quelques notes strir dentés, c’est un artiste de la grande école dont l’accent et l’admirable diction me rappellent Garcia, d’illustre mémoire.

Pendant quelques jours, on s’est demandé avec une curiosité bien naturelle quel sort futur on réservait au Théâtre-Italien. Les candidats qui aspiraient a diriger ce beau domaine étaient aussi nombreux que les sables de la mer. Il y avait, dit-on, parmi ces compétiteurs des hommes de toutes les nations et de toutes les conditions, des Espagnols encore, des Anglais, des Allemands, des Juifs, des banquiers, des vaudevillistes beaucoup, pas un Italien. Il serait trop simple de mettre à la tête d’un théâtre où l’on chante la musique de Cimarosa et de Rossini dans la langue de Boccace et de l’Arioste un homme né à Rome, à Venise ou à Naples ! Est-ce pour se débarrasser de tant d’importuns que l’administration supérieure s’est décidée à supprimer la subvention de 100,000 francs que l’état accorde au Théâtre-Italien depuis longtemps ? Cette mesure est bien grave et pourrait ne pas peu contribuer à précipiter la décadence d’un théâtre qui est un ornement de. la vie parisienne et une école de bon goût dont la France ne peut se passer. Je sais qu’il existe dans le monde officiel et dans la presse un groupe d’esprits faux et aventureux qui parlent de la musique italienne et des chefs-d’œuvre qu’elle a produits avec un dédain superbe, et qui pensent que l’art de toucher le cœur par la voix humaine et les belles formes mélodiques est un art fini qui doit faire place aux grandes combinaisons dramatiques où la passion, les mœurs et la logique des caractères seront désormais les seuls principes du compositeur. Ce sont ces esprits-là qui trouvent que Mozart et Rossini ne sont pas des musiciens dramatiques et que Don Giovanni et Guillaume Tell sont d’admirables hors-d’œuvre qui disparaîtront de. la scène lorsque les grandes conceptions lyriques des hommes nouveaux pourront se produire. C’est pourquoi ils demandent que le théâtre où l’on chanté Cimarosa, Rossini, Donizetti, Bellini, Verdi et Mozart, devienne, comme celui de Londres, un grand spectacle cosmopolite où les virtuoses de toutes les nations pourront chanter Robert le Diable, les Huguenots, Guillaume Tell, le Freyschütz, Fidelio, la Vestale, les Iphigénies dans la douce langue de Métastase, parce qu’elle est plus euphonique que les autres. Ne croyez pas-que je plaisante, c’est un vœu qu’a émis tout récemment M. Berlioz, et tout indique que l’écrivain a bien deviné le sort qui nous attend.

Puisque le nom de M. Berlioz s’est présenté à mon esprit, je saisis cette occasion de dire un mot d’un petit événement qui s’est passé à la sixième séance de la Société des concerts le 22 mars. Le programme de ce beau concert contenait la symphonie avec chœurs de Beethoven, c’est-à-dire le plus grand monument musical qui existe au monde. Beethoven a fait des choses plus belles que cette dernière et neuvième symphonie ; mais aucune de ses conceptions n’ouvre un plus vaste horizon que ce poème immense, qui est composé de quatre parties dont l’exécution dure plus d’une heure et un quart. Il faudrait un volume pour analyser ce monstre, dont chaque épisode renferme des beautés infinies et une fantaisie qu’on ne peut comparer qu’à celle de Shakspeare. L’exécution de la symphonie a été parfaite, et les chœurs mêmes ont marché avec ensemble. Le quatuor final, qui est si difficile d’intonation, a été convenablement interprété par Mme Vandenheuvel-Duprez, Viardot, MM. Warot et Bussine. Après l’hymne d’Haydn exécuté par tous les instrumens à cordes, qui remplissait le second numéro du programme, MMmes Viardot et Vandenheuvel-Duprez sont venues chanter un nocturne tiré d’un opéra en deux actes, Béatrice et Benedict, dont les paroles et la musique sont de M. Berlioz. Il a composé cet intermède, pour le théâtre de Bade, où il a été représenté deux fois dans le mois d’août de l’année dernière. Le duo chanté par deux femmes, Héro et Ursule, est une mélodie douce et sereine, ou plutôt une rêverie un peu vague, une sorte de lai d’amour qui rappelle les vieux madrigaux de l’école italienne, mais rajeuni par un accompagnement ingénieux et coloré. Les deux voix, qui marchent presque toujours à la tierce, se heurtent parfois à une dissonance de seconde qui suspend avec grâce le doux murmure de la rêverie poétique, puis elles s’éteignent sur la tonique du ton comme un soupir qui se perd dans l’espace. C’est joli, c’est poétique, c’est délicatement écrit, et si le chant, par, lui-même, manque un peu de relief et d’originalité, la couleur et le sentiment en sont exquis. Admirablement chanté par les deux virtuoses que nous avons nommées plus haut, ce duo charmant a produit beaucoup d’effet sur le public du Conservatoire, qui a voulu le réentendre. Je n’aurais qu’une petite tache à signaler dans cette douce rêverie : c’est le gruppetto de la flûte faisant appoggiature sur la note du ton vers les dernières mesures. Je ne trouve pas que ce trait de réalisme soit d’un bon effet, et je n’étais pas le seul à blâmer ce petit artifice. Chose singulière, les amis et les admirateurs antiques et solennels de M. Berlioz paraissaient étonnés qu’il eût pu écrire un morceau d’un sentiment aussi délicat, tandis que moi, nourri dans la discussion et la polémique, je trouvais tout naturel qu’un homme distingué, à qui j’ai toujours refusé les facultés suprêmes du réformateur, eût rencontré l’heureuse inspiration que nous venions d’applaudir, ce qui prouve une fois de plus qu’un contradicteur intelligent vaut mieux pour un artiste que des sonneurs de cloche.


P. SCUDO.


V. DE MARS.

bouleversez alors toute l’économie de la partition originale, et vous transformez une œuvre de génie en un pastiche informe, en une mascarade ridicule de princes et de princesses sans physionomie historique et sans caractère. Et vous n’avez pas été arrêté dans votre folle entreprise par la seule considération que les personnages de Cosi fan tutte sont de la classe moyenne, et que cette historiette, qu’on n’a pas du tout imposée à Mozart, comme on le dit, se passe, à la fin du XVIIIr siècle, dans un coin de la société polie de la ville de Naples, tandis que l’imbroglio puissant et compliqué de Shakspeare transporte l’imagination dans une cour souveraine du XVIe siècle remplie de bruit, de luxe et de folies ! M. le directeur du Théâtre-Lyrique et ses complices partagent sans doute l’opinion de quelques beaux esprits nouvellement éclos, et qui pensent que l’auteur de Don Giovanni, des Nozze di Figaro, d’il Flauto magico et du Requiem n’est point un compositeur vraiment dramatique, et que sa musique est faite pour les anges et non pour les hommes.

La pièce de Shakspeare Peines d’amour perdues, sur laquelle MM. Michel Carré et Jules Barbier ont taillé leur libretto insipide, est une de ces grandes fresques dramatiques remplies de bruit, de poésie et d’éclats de rire, comme il y en a tant dans l’œuvre du grand poète anglais, une sorte d’improvisation vigoureuse dont la scène se passe dans un parc, devant un palais et à la clarté des étoiles. Un jeune roi de Navarre, qui ne sait que faire sans doute de la paix dont jouit son petit royaume, forme le projet de s’adonner à l’étude de la science et de la sagesse, et de rompre pendant trois ans tout commerce avec les femmes et les plaisirs. Tous les favoris s’engagent par serment à suivre l’exemple du roi, et un édit public défend à toute femme, noble ou bourgeoise, d’approcher de la cour à plus d’un mille. L’édit est à peine publié qu’on annonce qu’une princesse française, escortée d’un groupe joyeux de dames d’honneur, vient, au nom de son père, demander au roi de Navarre la restitution d’une province qui était en litige. Cette démarche singulière, bien digne de l’imagination de Shakspeare, embarrasse beaucoup le jeune roi. Il se décide non pas à rompre son vœu à peine formé, mais à se rendre lui-même au-devant de la princesse. Cette rencontre du roi et de ses courtisans avec la princesse et les dames qui l’accompagnent donne lieu à des scènes piquantes, à une mêlée de rendez-vous, de propos galans et de charmantes perfidies dont il est impossible de se faire une idée. La fin de l’histoire, c’est que le roi et ses courtisans sont vaincus par la beauté et la ruse des femmes, qu’ils manquent tous au serment téméraire qu’ils ont fait, et qu’ils tombent aux genoux de leurs belles en jurant cette fois qu’on ne les prendra plus à un pareil jeu. La paix est conclue par l’amour et le mariage des différens couples que le poète a fait paraître dans cette joyeuse mascarade de la vie de cour au XVIe siècle. Deux caractères se font particulièrement remarquer dans cette incroyable mêlée : Biron et Rosaline. Biron, seigneur attaché au roi de Navarre, et Rosaline, dame d’atour de la princesse de France, se sont connus autrefois, et voici le dialogue qui intervient entre eux la première fois qu’ils se rencontrent.

BIRON, à Rosaline. — N’ai-je pas dansé avec vous dans le Brabant ?
ROSALINE. — N’ai-je pas dansé un jour avec vous dans le Brabant ?
BIRON. — Je le sais bien.
ROSALINE. — Vous voyez donc combien il était inutile de me faire cette question.
BIRON. — Vous êtes trop vive.
ROSALINE. -— C’est votre faute de me provoquer par de telles questions.
BIRON.— Votre esprit est trop ardent, il va trop vite, il se fatiguera.
ROSALINE. — Il aura le temps de renverser son cavalier dans le fossé.
BIRON. — Quelle heure est-il ?
ROSALINE. — Il est l’heure où les fous font des questions.
BIRON. — Allons, bonne fortune à votre masque !
ROSALINE. — Au visage qu’il couvre.
BIRON. — Et qu’il vous envoie beaucoup d’amans !
ROSALINE. — Soit, pourvu que vous ne soyez pas du nombre.

Il suffit de cette courte analyse pour faire comprendre la profonde différence qui existe entre la fantaisie magique de Shakspeare et la petite historiette de Da Ponte qui, à tort ou à raison, a inspiré à Mozart une musique tendre, touchante et admirablement appropriée, quoi qu’on dise, aux situations et au caractère des six personnages qui figurent dans Cosi fan tutte.

Otez à la pièce de Shakspeare l’esprit, l’imagination, les caractères saillans et vigoureux qui s’y trouvent, changez les noms des personnages, mêles à tout cela quelques emprunts faits au libretto italien de Da Ponte, coupez en morceaux la musique de Mozart, faites pleurer les hommes au lieu des femmes, renversez la donnée dramatique en transportant la scène dans une cour princière du XVIe siècle, et vous avez la belle combinaison de MM. Michel Carré et Jules Barbier, aidés, dans cette noble besogne, par M. Prosper Pascal ! Après l’ouverture, que ces messieurs ont bien voulu conserver intacte, le rideau se lève, et l’on voit le prince de Navarre, Biron et d’autres courtisans qui se disposent, par désœuvrement, à former le projet de renoncer, pendant trois ans, aux plaisirs aimables et à l’amour. On chante le premier trio de la partition originale, on passe le second, et puis on distribue les autres morceaux selon les besoins de la cause et selon les exigences des nouveaux personnages et la division de la pièce en quatre actes. On pense bien que peu de morceaux résistent à ces modifications, et l’admirable quintette des adieux surtout, — Di scrivermi ogni giorno, — est méconnaissable, non-seulement parce que la partie comique que chante don Alfonso n’existe presque plus, mais parce que ce sont les hommes qui pleurent dans la pièce du Théâtre-Lyrique et non plus les femmes. Pourrait-on croire à une pareille outrecuidance et à tant d’ineptie, si on n’en avait pas la preuve sous les yeux ? Tout le reste est à l’avenant. Le trio charmant des trois hommes, — E voi ridete, — est ruiné de fond en comble, parce que l’effet du rhythme syllabique n’existe plus ; en compensation on a conservé, tant bien que mal, l’adorable trio pour deux voix de femme et basse : — Soave stà il vento,— délicieuse rêverie qu’on avait supprimée au Théâtre-Italien ! La scène capitale de la présentation des deux Valaques et de leur empoisonnement, scène compliquée qui donne lieu à l’admirable finale du premier acte dans l’œuvre originale, est bien plus invraisemblable et moins gaie dans la pièce nouvelle que dans Cosi fan tutte. Il est absurde en effet de voir un prince se battre contre un prétendu rival devant une princesse et ses femmes, dont ils veulent toucher le cœur. C’est une bouffonnerie moins plaisante que la combinaison de Da Ponte qui a inspiré à Mozart une des plus grandes pages de musique dramatique qui existent. Quelle variété d’accens, quelle richesse d’épisodes, quelle souplesse de style, quel orchestre et quel charme continuel ! Ah ! qu’il a raison ce penseur délicat qui a dit : « L’adoration est un état de l’âme que la musique seule peut exprimer[1] ! »

Nous ne pousserons pas plus loin l’analyse de ce pastiche informe, de cette longue et fastidieuse mascarade, où des hommes sans goût et sans vergogne ont osé rapprocher deux génies qui sont fort étonnés de se trouver ensemble. Rien ne peut excuser M. le directeur du Théâtre-Lyrique d’avoir accueilli le travail de MM. Michel Carré et Jules Barbier, puisque M. Carvalho lui-même avait eu d’abord la bonne pensée de faire traduire simplement l’œuvre de Mozart et de Da Ponte, en y ajoutant une petite scène épisodique qui aurait corrigé la crudité de la conclusion. Cette scène, qui a été indiquée par plusieurs écrivains en Allemagne, et même en France, consiste à faire deviner aux deux femmes, Fiordiligi et Dorabella, le tour que veulent leur jouer les deux amans, et de se prêter à la comédie qu’ils ont imaginée. À la fin de la pièce, les femmes auraient pu dire à leurs amans, trompés et contens : « De quoi vous plaignez-vous ? Vous avez voulu vous jouer de nous, et nous avons deviné votre fourbe. Vous êtes donc justement punis par où vous avez péché. » Ce qui contribue encore à altérer profondément l’économie de la partition originale, c’est la suppression des récitatifs de Mozart, qu’on a remplacés par des dialogues interminables qui interrompent le discours musical et refroidissent l’effet général. N’oublions pas de dire aussi qu’une main téméraire a osé intercaler dans le nouvel arrangement des fragmens symphoniques empruntés à d’autres œuvres de Mozart, ce qui met le comble au sacrilège.

Le personnel qui interprète au Théâtre-Lyrique Peines d’amour serait suffisant, s’il n’avait à tutter contre des souvenirs écrasans et des difficultés insurmontables. Les trois rôles de femmes sont remplis par Mmes Faure-Lefèvre, Cabel et Girard, qui, sous le costume du page Papillon, remplace la camériste Despina de Cosi fan tutte. Mrae Faure chante avec assez de grâce la partie de la princesse, à qui incombent tous les morceaux de Fiordiligi, et Mme Cabel, qui joue le personnage manqué de Rosaline, s’est arrangée de manière à dire avec éclat l’air que chante Dorabella au second acte. Les hommes sont médiocres ; il n’y a qu’à louer le talent vif et naturel de Mlle Girard, qui est très sémillante dans le rôle du page. Un intérêt particulier s’attachait à la première représentation des Peines d’amour : c’était l’apparition de M. Léon Duprez, qui débutait dans le rôle important du prince de Navarre. Fils du grand artiste qui a ramené à l’Opéra le style ample et solennel de la tragédie lyrique, M. Léon Duprez possède déjà de solides et charmantes qualités : il a du goût, du sentiment, et cette tenue de style que son père communique à tous ses disciples. Il a chanté avec un grand bonheur l’air adorable, Un’ aura, que le public lui a fait recommencer. Malheureusement M. Léon Duprez n’a qu’un filet de voix de tenorino aigu qui manque de timbre et de corps, et qu’on entend à peine dans les morceaux d’ensemble. Ce défaut est capital pour la carrière de chanteur dramatique que veut parcourir le jeune et vaillant virtuose, et tout ce qu’on peut souhaiter à M. Léon Duprez, c’est que la nature opère sur son organe débile l’évolution étonnante qu’elle a produite sur la voix de son père, qui n’était aussi qu’un tenorino d’amore alors qu’il s’essaya, il y a trente ans, dans les coulisses de l’Odéon et puis à l’Opéra-Comique.

Une fable absurde cent fois plus ennuyeuse et plus invraisemblable que l’historiette de Da Ponte ; une partition mutilée, d’où l’on a exclu huit morceaux de l’œuvre originale, et dont les autres sont méconnaissables ; une cohue de princes, de princesses et de courtisans jouant à l’épigramme et au bel esprit, mis à la place des six personnes de la société facile du XVIIIe siècle, pour qui Mozart a composé une musique exquise, profonde, touchante, admirablement adaptée aux caractères divers dont elle exprime les sentimens ; une exécution inférieure ; des lambeaux de symphonie intercalés dans l’œuvre nouvelle par la main de mauvais écoliers : voilà le spectacle que nous offre le Théâtre-Lyrique quand il donne Peines d’Amour. Après un tel coup de maître, je ne suis plus inquiet sur l’avenir de M. Carvalho, qui obtiendra peut-être la subvention qu’il désire, et dont on a privé le Théâtre-Italien. Le temps est d’ailleurs propice à ces actes de munificence, qui étonnent et blessent quelquefois la conscience publique.

L’écrivain savant et ingénieux que nous avons cité plus haut, Vinet, a donné la définition suivante d’un chef-d’œuvre de l’art : « L’œuvre d’art doit être comme une lampe d’albâtre dont la matière est pure et belle. L’idée de la beauté brûle au dedans comme une flamme et éclaire le dehors. Il faut que cette forme soit travaillée, qu’il n’y ait pas une saillie, un point qui reste dans l’ombre et fasse obstacle au passage de la lumière ; il faut que la matière soit transparente et l’esprit vif, que de toutes parts elle laisse passer et se répandre à travers sa substance la flamme divine qui brûle au dedans. » S’il en est ainsi, et la définition est parfaite, n’allez pas entendre au Théâtre-Lyrique Peines d’Amour.


P. SCUDO.




L’Acropole d’Athènes, par M. BEULÉ[2].


Si jamais il y eut des sociétés où l’art fût vraiment populaire, où ses jouissances ne fussent pas un privilège réservé à une petite élite d’oisifs et de délicats, mais où tous en eussent leur part, et ressentissent plus ou moins quelque chose de cette sorte d’ivresse que fait éprouver à l’âme la vue des œuvres vraiment belles, c’est la société grecque, et surtout la société athénienne depuis les guerres médiques jusqu’à Alexandre ; c’est encore la société italienne du XVIe siècle, celle de Jules II et de Léon X. Ce qu’était la passion de l’art parmi les contemporains de Léonard, de Michel-Ange et de Raphaël, on peut s’en faire une idée dans les Vies des Peintres, de G. Vasari, et surtout dans une œuvre bien autrement vivante et parlante, dans les mémoires de Benvenuto Cellini, ce livre tout plein de mensonges et pourtant si franc et si vrai, parce qu’il nous révèle toute une époque,


  1. M. Vinet.
  2. 1 vol. in-8o, Paris, Didot, nouvelle édition.