Revue musicale - 14 décembre 1890

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Revue musicale - 14 décembre 1890
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 923-933).
REVUE MUSICALE

Marionnettes et pantomimes. — Le Mystère de Noël, mis en vers, en 4 tableaux, par M. Maurice Bouchor, musique de M. Paul Vidal. — Jeanne d’Arc, de M. Widor, et l’Enfant prodigue, de MM. Michel Carré fils et Wormser.

Nous habitons vraiment une ville réjouissante, et les Parisiens que nous sommes sont parfois de plaisantes gens. Au seul point de vue théâtral, la dernière semaine de novembre n’a pas manqué d’intérêt, encore moins de variété. Le mardi, au Théâtre-Libre, on a vu un bourreau en retraite assassiner une vieille bonne, rien que par nostalgie du sang ; c’était la première pièce. La seconde, c’était une opération chirurgicale ; d’abord les préparatifs : consultation des médecins ; ensuite, le résultat : mort de la patiente (il s’agissait d’un cas féminin). Malheureusement, on n’a pas assisté à l’opération elle-même ; ce sera pour la prochaine fois. Le vendredi suivant, le même public a écouté avec onction et componction le touchant mystère de Noël. Dans la salle du Petit-Théâtre, qui devient décidément quelque chose comme un charmant Guignol pieux, se pressaient, attentifs, attendris, les maîtres du feuilleton léger et de la chronique joyeuse ; dans la coulisse, le poète des Blasphèmes récitait de sa plus belle voix le rôle de l’archange Gabriel. La vie décidément vaut la peine d’être vécue ; le spectacle de notre monde mérite qu’on le regarde, et comme dirait le plus souriant de nos philosophes, qu’on remercie le grand Démiurge qui nous y a conviés.

Connaissez-vous le Petit-Théâtre, ce coin du vieux passage Vivienne, où se cache une salle mignonne, où vivent d’une vie mystérieuse de petits êtres de bois ? Ils ont de beaux vêtemens, des visages immobiles, mais animés, où d’habiles mains ont fixé quelques-unes des expressions sommaires et caractéristiques de la physionomie humaine. L’an dernier, dans une poétique et spirituelle conférence, M. Maurice Bouchor a parlé de ses chères marionnettes ; il a plaidé pro domo suâ, pour sa maison de poupées, pour ces interprètes infatigables, impersonnels surtout et dociles autant que modestes. Il a fait leur histoire et leur panégyrique ; il a rappelé leur passé glorieux : « Aux plus beaux jours d’Athènes, a-t-il dit, les marionnettes ont représenté des pièces d’Euripide ; sous la reine Elisabeth, les marionnettes anglaises jouaient la tragédie de Jules César ; Haydn a composé des symphonies pour un théâtre de poupées ; enfin l’illustre Goethe conçut l’idée de son chef-d’œuvre, du poème auquel il travailla toute sa vie, en voyant des marionnettes jouer la prodigieuse et lamentable histoire du docteur Faust. » Les gentilles figurines ne manquent ni d’avocats éloquens, ni d’illustres parrains. M. Anatole France les aime, lui aussi, autant qu’il déteste les acteurs vivans, même les bons, les bons surtout, dont le talent, dit-il, est trop grand et couvre tout. « Il n’y a qu’eux, leur personne efface l’œuvre qu’ils interprètent. » Enfin, M. Sully Prud’homme écrivait un jour à M. Maurice Bouchor, à propos du Petit-Théâtre : « La part de convention est à peu près illimitée sur la scène, quelles qu’en soient les dimensions. L’imagination est prête à faire tout le crédit désirable au mode de représentation. La pensée, antique ou moderne, n’a besoin que d’un signe intelligible et suffisamment sensible pour sauvegarder tous ses droits et toute son autorité. »

Voilà qui est admirablement dit. Voilà le point de vue le plus élevé, la position à prendre et à défendre aujourd’hui. Il se pourrait bien que le réalisme, au théâtre du moins, fût en train de mourir de ses propres excès (et quand je dis propres ! ..). Une revanche semble s’annoncer prochaine, du beau, fût-il imaginaire, sur le laid, même le plus authentique. Au nom de la vérité, on a fait presque autant de mal qu’au nom de la liberté. Il est temps de se repentir, d’abandonner l’observation vulgaire et pénible pour la fiction expiatoire et consolatrice, et, dégoûtés des documens, de revenir à la poésie. Nous ne voulons plus de choses vécues, mais rêvées ; moins de matière, ou de matériel, et plus d’idéal. Qu’on nous épargne les puériles illusions de la mise en scène, les cabinets de toilette où l’on se lave les mains tout de bon, les repas mangés véritablement et les aspics en vie. De cette réaction spiritualiste, les symptômes se multiplient et s’accentuent. La pantomime de l’Enfant prodigue en était un ; le mystère de Noël en est un autre. Nous avons un besoin croissant de simplicité, de naïveté, et la figuration la plus primitive, la plus purement intellectuelle des choses semble à la veille de devenir celle qui nous plaira le mieux.

Au moins, que les âmes religieuses ne s’inquiètent pas à l’idée qu’on a mis en scène, et sur une scène de pupazzi, la naissance de l’Enfant Jésus. Un tel spectacle, comme celui d’Oberammergau, ne saurait froisser la plus délicate piété : celle d’un enfant, d’un prêtre ou d’une femme. Quoi ! l’archange Gabriel, saint Joseph, la Vierge, figurés par des marionnettes ! Oui, et les marionnettes seules peuvent, je crois, donner à la représentation d’un sujet sacré le symbolisme impersonnel et surhumain où ne sauraient guère atteindre des comédiens vivans. D’ailleurs, il ne s’agit pas ici de pantins grossiers, mais de marionnettes plus artistiques cent fois et plus religieuses même que les affreuses statues coloriées de nos églises. Si l’ange Gabriel et Joseph surtout manquent un peu d’aisance et gesticulent tout d’une pièce, le vieux berger Farigoul a beaucoup de naturel, la petite pastoure Marjolaine est bien jolie avec son chapeau de fleurs sur ses cheveux blonds ; les trois mages sont d’un sérieux et d’une magnificence orientale. La sainte Vierge surtout nous a semblé exquise. Elle seule ne parle pas ; elle chante et ne paraît qu’au dernier tableau. Assise au fond de l’étable, drapée de rose et de bleu comme une jeune madone de Raphaël, un peu pâle encore de sa maternité récente, elle demeure immobile et ne fait qu’abaisser parfois sur l’enfant un regard de tendresse et de mélancolie.

M. Bouchor aurait pu donner pour épigraphe à ce mystère le vers de Victor Hugo : « Une immense bonté tombait du firmament. » Il a montré, s’étendant sur la nature entière, le souffle bienfaisant de la nuit divine. Le premier tableau représente l’étable où va naître Jésus. Entre le bœuf et l’âne, l’archange Gabriel est debout et nous annonce le Messie. Avant de disparaître, il délie la langue des deux humbles animaux, qui soudain se mettent à parler comme des saints et comme des prophètes. Ils disent leur joie, leur attente ravie du Dieu qui va venir pour tout le monde, même pour les pauvres bêtes, qui les fera plus heureuses en faisant les hommes meilleurs ; ils ont, dans l’espérance de ce bonheur, des effusions de tendresse réciproque et de véritable charité ; ils se font l’un à l’autre, entre frères, des excuses pour le passe, des promesses pour l’avenir, à demi touchantes, à demi comiques. Leur maître, cependant, vient les visiter et, pour commencer, les rudoie et les menace. Mais on frappe à la porte de l’étable ; un voyageur demande l’hospitalité pour sa compagne et pour lui. Tout bas, l’âne et le bœuf joignent leur voix mystérieuse à la prière de Joseph, et le maître, touché à son tour par la divine grâce, ouvre sa porte aux étrangers.

Ces premières scènes nous ont peut-être fait moins de plaisir que les suivantes : on reprendrait quelque longueur et peut-être un soupçon d’enfantillage et de mièvrerie mystique dans l’homélie alternée des deux saintes bêtes. Mais les trois autres tableaux sont d’une teinte charmante, que relève même parfois une note de lyrisme éclatant. Le second tableau représente les bergers aux champs. Bergers de Bethléem, qu’importe qu’ils parlent comme des bergers de Provence, qu’ils se nomment Farigoul, Myrtil et Marjolaine ? Ils parlent du moins un joli langage, tout fleuri et tout parfumé. C’est la nuit de la nativité, une nuit de décembre, que la venue de Jésus fit, selon la légende, aussi douce qu’une nuit de mai. Sur un amandier en fleurs chante un rossignol :

Bergers, le monde est en servage,
Dit le gai rossignol sauvage ;
Tous les hommes sont malheureux,
Car le démon règne sur eux.
Mais un joli prince va naître ;
A présent vous aurez pour maître
Un beau petit enfant de lait,
Dit le joyeux rossignolet.


Après chaque strophe, trilles et roulades de flûte imitent la voix de l’oiseau. Le jeune Myrtil et la jolie Marjolaine écoutent. Ils s’aiment tous deux, et leur idylle est une des plus délicieuses parties du poème. A leur amour, le doux Jésus sera propice ; il touchera le. père de Myrtil, qui ne défendra plus à son fils d’épouser une pastourelle. Voici l’archange messager ; il annonce aux paysans la venue du Christ ; des voix célestes se font entendre, et aussitôt, comme tout à l’heure le cœur du mauvais maître, le cœur du méchant père se fond et l’ange dit :


Oui, pleure maintenant à chaudes larmes ; pleure !
Ils vont chanter ainsi jusqu’à l’aube ; ah ! c’est l’heure,
C’est l’heure de bénir l’ineffable bonté
Du Dieu qui nous créa, nous tous, tant que nous sommes.
Gloire à Dieu dans le ciel ; paix sur la terre aux hommes
De bonne volonté.


Non-seulement toute malice et toute haine s’attendrit dans les cœurs durs ; mais dans les âmes déjà aimantes elles-mêmes l’amour se purifie et s’élève. Il devient charité, et désormais toutes les créatures se chériront en Dieu. Écoutez ce que dit Myrtil à sa fiancée :


J’adore mon amie ; elle m’est bien plus douce
Qu’à l’oiseau nouveau-né son nid d’herbe et de mousse,
Au jeune agneau son lait ou l’herbe au moissonneur ;
Mais je rêve à l’enfant qu’un Dieu bon nous envoie,
Et le bonheur de tous me donne plus de joie
Que mon propre bonheur.


Et Marjolaine de lui répondre :


Va ! je suis bien heureuse ; et je perdrai la tête,
Lorsque les violons, jouant des airs de fête,
Viendront me réveiller à l’aube du grand jour ;
Mais je rêve à Jésus, qui près d’ici repose,
Et tout au fond de moi je ressens quelque chose
De plus doux que l’amour. Voilà la première moitié du mystère : l’influence de la venue du Sauveur sur les petits. Le reste, comme l’annonce M. Bouchor en sa préface, est écrit dans un style beaucoup plus grave. Après les âmes de foi, les âmes de science et de raison ; après les bergers, les mages. Ils sont venus tous trois du fond de leurs empires. Mais l’étoile qui les guidait s’est éteinte ; ils la croient perdue et ils la pleurent, parce qu’ils l’aimaient. Tandis que le roi chaldéen et le roi indien désespèrent, seul le pauvre roi nègre, l’humble descendant de Cham, ne doute pas de la scintillante conductrice. Le premier de tous et le plus assuré, il a cru en elle. Elle a brillé pour lui sur une patrie plus barbare que celle de ses compagnons, sur cette pauvre terre noire, baignée de plus de larmes et de plus de sang, et qui criait d’une voix plus douloureuse vers le Sauveur plus ardemment désiré. C’est ici que se trouvent les plus beaux vers, au moins les plus lyriques, du poème : l’exode du mage africain est raconté en strophes pittoresques et de magnifique allure. Sa foi ne l’avait pas trompé, le sombre voyageur. L’étoile reparaît ; les bergers arrivent, se joignent aux mages, et tous ensemble, les superbes et les humbles, se dirigent vers l’étable où les attend Jésus.

Au quatrième |tableau, la crèche apparaît toute resplendissante de lumière. Pâtres et rois déposent aux pieds de l’enfant leurs offrandes. Les uns lui parlent dans toute la simplicité de leur cœur, les autres avec une éloquence de sages et de devins. Ils ont lu dans l’avenir, les mages d’Afrique, des Indes et de Chaldée, la souffrance expiatoire et le trépas rédempteur du Dieu fait homme, et c’est pourquoi, dit le prince chaldéen d’une voix grave :


C’est pourquoi, le cœur gros de larmes, je vous prie
De recevoir en don funéraire, ô Marie,
La myrrhe embaumeuse des morts.


A tous ces présens, à tous ces discours, la Vierge répond en chantant avec douceur, avec tristesse surtout, une adorable berceuse, dont chaque couplet fait écho à la parole des mages et des bergers. Au milieu du concert des anges, dans les fumées de l’encens, le petit oratorio s’achève, et, de ce théâtre en miniature, où n’ont joué que des poupées, nous sortons tous charmés et vaguement attendris ; les croyans, fortifiés, et les incrédules, rêveurs, sous les étoiles de décembre, le mois de la Nativité.

La plus gentille musique accompagne et complète le mystère de M. Bouchor ; elle est de M. Paul Vidal. Elle a fait plaisir à tout le monde et plus qu’à personne sans doute au poète lui-même, qui s’y connaît ; car il a parlé naguère très pertinemment et encore plus passionnément de la colossale messe en ré, de Beethoven. Il ne pouvait choisir de meilleur collaborateur que M. Vidal, un des jeunes des tout jeunes, qui promettent le plus. De lui vraiment on peut dire qu’il promet, alors que de bien d’autres on dirait plutôt qu’ils menacent, tant ils nous font peur. De M. Vidal, nous aimions déjà certains lieder distingués : entre autres un Chant d’exil, sur des vers de Victor Hugo, trop mélodique seulement au gré de quelques jeunes décadens. La Chanson des fées, entendue à la Comédie-Française dans le Baiser, de M. Théodore de Banville, nous avait séduit encore davantage par des harmonies extrêmement heureuses, par un accompagnement d’arpèges vibrans qui mettent autour de la mélodie comme un frisson de lumière. Dans une pantomime jouée l’an dernier et qu’on va reprendre, la Révérence (scénario de M. Le Corbeiller), le jeune musicien avait montré de l’esprit ; il y avait très agréablement traité le thème populaire : Au Clair de la lune. Pour composer sa mignonne partition de Noël, M. Vidal a cherché encore parmi les thèmes populaires, ceux de Provence surtout. Il en a trouvé de fort jolis ; deux surtout : celui du prélude et celui de l’entr’acte avant le tableau des mages. Le second rappelle d’assez près le motif, provençal aussi, dont Bizet a tiré un parti étonnant dans l’Artésienne. C’est justement un peu à la manière de Bizet que M. Vidal a développé son prélude. Il commence par exposer le sujet tout seul ; puis il l’entoure, le rehausse d’harmonies ingénieuses qu’il sait assortir au sentiment intime de la mélodie. Oh ! n’ayez pas peur, la science de M. Vidal est tout aimable. Il n’a pas harmonisé, ni développé en pédant, mais en délicat, le chant doux et mélancolique dont un ingénieux contre-point accroît encore la mélancolie et la douceur. Quant au caractère légèrement archaïque de cette mélodie, il tient simplement à l’altération dans la tonalité, d’une note : la sensible. Berlioz avait déjà obtenu le même effet, et, par le même moyen, dans le prélude d’une scène très analogue : le Repos de la sainte famille, de l’Enfance du Christ. Là aussi la note sensible abaissée donne une impression de calme et de naïveté. C’est le mode dorien des Grecs, qu’on retrouve encore dans la musique d’église et dans la musique populaire, ces deux gardiennes de l’inspiration antique.

Je louerais encore, dans la partition de M. Vidal, plusieurs passages remarquables : surtout le brillant salut de l’étoile reparue aux rois mages. Le livret porte ici : musique scintillante ; il dit vrai. Tonalité, modulations, chant, tout scintille ; tout, jusqu’au simple trémolo qui semble couronner la radieuse messagère d’une auréole d’or. N’allons pas oublier les deux morceaux qui peut-être ont fait le plus d’effet, chacun en son genre : d’abord la berceuse de la Vierge, au quatrième tableau, d’une mélancolie attendrissante, et, à la fin du second tableau, la ronde de Marjolaine. Oh ! alors, le public du Petit-Théâtre ne se tenait plus de joie. J’ignore si elle est populaire, l’allègre chanson, mais elle est digne de l’être. Il faut l’entendre, entonnée par Marjolaine d’abord, puis reprise au refrain par tous ces petits personnages qui se démènent, gesticulent et donnent les marques les plus folles d’une sainte gaîté. Rien de plus comique et en même temps de plus touchant. Voici le dernier couplet de Marjolaine :


Las ! je suis bergère,
Ma bourse est légère,
Mais je veux offrir à ce pauvre amour
Une chemisette,
Et, pour amusette,
Un lièvre mignon qui bat du tambour.


Mais j’ai tort de citer les vers, ne pouvant citer aussi la musique ; musique heureuse, transportée de plaisir et qui seule donne une physionomie pittoresque, une drôlerie irrésistible à ce « lièvre mignon qui bat du tambour, » à ce jouet que les braves gens ne craindront pas d’offrir au bon Dieu lui-même, puisque le bon Dieu s’est fait petit enfant.

En vérité, si nous en avions le loisir, nous aimerions, comme on le fait dans certains journaux, à composer, nous aussi, un numéro de Noël, à rechercher les œuvres ou les fragmens d’œuvres où l’on a célébré la naissance de Jésus. On pourrait former ainsi toute une anthologie musicale. Ah ! parmi nous l’enfant est né, clamerait d’abord la grande voix de Haendel, et les chœurs du Messie dérouleraient leurs fugues gigantesques. Chez Bach également nous trouverions plus d’un cantique à la crèche. Berlioz donnerait un de ses chefs-d’œuvre, l’adorable scène dont nous parlions plus haut : le Repos de la Sainte Famille. Et les vivans, à leur tour, chanteraient. Nous vous ferions connaître une partition trop ignorée de M. Saint-Saëns, certain petit oratorio de Noël, où le souffle de Mozart a quelquefois passé. Une femme, Mme Augusta Holmes, nous rappellerait aussi qu’elle a consacré à l’Enfant de Bethléem la plus belle peut-être de ses mélodies. M. Vidal, enfin, pour être venu le dernier, ne serait pas le moins bienvenu. Sa jeunesse et sa modestie l’empêcheraient sans doute de se ranger parmi les rois ; jamais il ne s’est posé en savant ni en mage. Qu’il reste donc avec Myrtil et Marjolaine, avec les simples et les petits : leurs offrandes ne furent jamais les moins agréables au Seigneur.

Des marionnettes, il est naturel de passer à la pantomime, par opposition et par analogie à la fois. Les deux genres, différens en principe, puisque le geste, élément fondamental de l’un, est presque annihilé dans l’autre, se ressemblent pourtant par le caractère de simplicité, qui fait leur charme commun et, depuis quelque temps, leur commun succès. La mode a été, pendant l’année qui va finir, aux pantomimes encore plus qu’aux marionnettes. On en a joué de toutes les tailles et pour tous les goûts ; outre la Révérence, dont nous parlions plus haut : Barbe-Bleuette, de M. Thomé ; Jeanne d’Arc, de M. Widor, et l’Enfant prodigue, de M. Wormser. Mais pardon, je nommais seulement les musiciens. Je ne me rappelle plus quel était le collaborateur de M. Thomé ; celui de M. Wormser est M. Michel Carré fils ; ceux de M. Widor sont : pour la poésie (car il y en avait un peu), M. Dorchain ; pour l’équitation, M. Fillis, peut-être ! On a joué ces diverses pantomimes partout : dans le monde, dans les cercles, aux Bouffes-Parisiens et à l’Hippodrome ; représentations à pied et à cheval, spectacle de salon, de théâtre et d’écurie ! En dépit du local et d’une interprétation trop équestre, la musique de M. Widor n’est pas de la musique de cirque, et, pour accompagner un cheval présenté en liberté ou le saut des bannières par Mlle Angelina, elle ne vaudra jamais l’ouverture des Diamans de la Couronne. M. Widor a tiré le meilleur parti possible des élémens qu’on mettait à sa disposition. Il a pris l’orchestre de l’Hippodrome tel quel, ou à peu près. Sans pouvoir l’affiner beaucoup, surtout sans vouloir le grossir, il en a obtenu quelques effets heureux. Une élégie de hautbois, des appels lointains jetés sur quelques accords de harpes, ont suffi pour évoquer des visions pastorales ou surnaturelles. La partie héroïque nous a paru moins bien réussie. Notons pourtant, au tableau du siège d’Orléans, des chœurs et des ballets charmans. J’ai souvenir de certaines trompettes dont la sonnerie obstinée au milieu d’un chœur ou peut-être d’une danse avait de l’originalité.

En somme, M. Widor a écrit quelques pages de musique distinguée pour une cavalcade vulgaire, oh ! très vulgaire. Pardon si le mot cause un scandale rétrospectif parmi les fanatiques de cet été. Fanatiques n’est pas trop dire : j’ai vu des musiciens, et non des plus petits, aller dix ou douze fois à l’Hippodrome et reprendre, à propos d’une parade hippique, l’éternelle prophétie de la musique de l’avenir. Ah ! l’avenir ! l’avenir ! que de paradoxes on émet en son nom ! Chacun de nous l’escompte, l’engage, le compromet à sa guise. Il n’est jamais là pour se défendre et nous démentir.

On a dit sérieusement, en juillet dernier, on a même écrit que l’Hippodrome allait nous consoler des tristesses de l’Opéra, que le drame lyrique futur, c’était la pantomime. Je souhaite, au moins, que ce ne soit pas cette pantomime-là. L’équitation est une chose et l’art dramatique une autre. Jeanne d’Arc n’était pas un grand, mais un gros spectacle, et figurer ainsi l’épopée de la vierge guerrière, c’est moins la populariser que la vulgariser et, par momens, la rendre presque ridicule, car je n’ai rien vu de plus ridicule que la prise d’Orléans à l’Hippodrome. la mise en scène, dont on a tant parlé, était dérisoire. La place même du Vieux-Marché, qu’on imagine étroite et débordante de spectateurs, avait l’aspect d’un désert de sable où passaient quelques ombres de moines, de juges et de bourreaux. Il fallait bien réserver toute la figuration pour l’apothéose et le défilé final. — Oh ! alors, nous avons été ému, mais d’une émotion presque douloureuse. Cette chose sacrée dont on a dit naguère : Il faut y penser toujours, mais n’en parler jamais ; cette chose sacrée, il faut surtout n’en pas parler d’un certain ton et en certains lieux. Tous les amours ont leur pudeur, même celui de la patrie, surtout celui de la patrie blessée. Quand les Grecs chantaient la Grèce, c’était par la voix d’Eschyle, sur un théâtre de marbre, et c’était la Grèce victorieuse. Je n’aime pas qu’on exhibe dans un cirque des soldats véritables, des cuirassiers pareils à ceux qui sont tombés jadis dans la chevauchée meurtrière, et quand je vois caracoler en amazones tricolores toutes les villes de France, je ne puis m’empêcher de songer à celle qui est assise là-bas et qui garde sur ses genoux des fleurs fanées et des drapeaux pâlis.

A propos de l’Enfant prodigue, je comprendrais un peu plus qu’on fit de beaux projets, qu’on rêvât d’avenir et de genre nouveau. N’allons pas trop loin cependant. Et d’abord ayons la modestie de nous souvenir que la pantomime, avant d’être l’art de demain, a été celui d’hier, celui de jadis, l’art élémentaire et primitif. Le geste est le langage de ceux qui ne savent point parler ; s’il est en train de redevenir le nôtre, c’est peut-être que nous ne voulons plus parler. Nous sommes terriblement las de la parole, et elle doit être lasse de nous, tellement nous avons abusé, mésusé d’elle ! Tant de gens parlent pour ne rien dire, que notre faveur est gagnée d’avance à ceux qui, sans parler, disent beaucoup. Ainsi font les interprètes de l’Enfant prodigue, ce petit drame éloquent et muet. Si profond est le charme de leur silence, et le pouvoir en est si grand, qu’à de certains momens, quand leur émotion est au comble et que les mots semblent leur brûler les lèvres, nous craignons qu’ils ne parlent malgré eux et que le son de leur voix ne vienne rompre notre mystérieux enchantement. Le voilà bien, le silence qui est d’or ! Et par ces jours d’hiver, quand on est revenu depuis peu des montagnes, des lacs et des bois, pour garder en soi-même quelque chose de leur pacifiante douceur, on est heureux de trouver dans l’art, comme dans la nature que l’on quitte, des jouissances discrètes et des bienfaits silencieux.

C’est pour sa discrétion, pour sa délicatesse, que nous avons beaucoup aimé l’Enfant prodigue. Là rien de trivial, rien de bruyant, et pourtant la foule est venue, elle est venue trois mois de suite ; elle a compris, elle a applaudi et elle a pleuré. Il n’y a pas là de cavalerie ni d’artillerie, pas même de trompettes. Pardon, il y a une trompette, et quand, sous les fenêtres de Pierrot revenu, repentant, elle sonne sa petite marche de guerre, quand, pardonné enfin, l’enfant se précipite au dehors, nous n’avons pas besoin, pour être émus, de voir passer des régimens.

Un des secrets de la pantomime, et de tous les arts, est là : ne pas tout montrer, ne pas tout dire. Le mot suggestif, déjà devenu banal, l’est devenu parce qu’il exprime une vérité absolue, éternelle. Qui ne connaît la puissance des effets seulement indiqués, de ces éclairs passagers, à la lueur desquels l’artiste ou le poète nous fait entrevoir un horizon que nous peuplons ensuite à notre guise ? L’écho de certains mots fameux serait moins profond s’il était plus précis. Quand Virgile soupire : Sunt lacrymœ rerum, il se garde bien de définir l’immense et vague mélancolie des choses. Le paysage le plus achevé n’égalerait pas cette esquisse de Racine : Dans l’Orient désert quel devint mon ennui ! et parfois sous un voile léger l’antique nudité des déesses se devine encore plus belle.

Ce n’est pas tout : la pantomime supprime, pour le spectateur du drame musical, une source trop souvent féconde en déplaisirs : le chant. Ils ne chantent plus, comme dit le Marcel des Huguenots, et cela vaut mieux que de chanter comme parfois ils chantent. Des gestes s’apprennent plus vite et plus facilement que des mots et des notes, et puis ils ne font pas de bruit ; ils peuvent être faux, mais pour l’œil seulement ; l’oreille au moins est épargnée. Sans plaisanterie, je ne crois ni ne souhaite que la pantomime, un jour, détrône l’opéra ; je voudrais, au contraire, qu’elle l’aidât, qu’elle le soutînt, puisqu’il penche. Il faudrait apprendre aux danseuses de l’Académie nationale et surtout aux danseurs, d’autres gestes que la main autour de la tête pour signifier une couronne et la main sur le cœur pour exprimer l’amour. Il est temps d’en finir avec le ballet actuel, cette absurde sauterie, que ne sauveront pas toutes les grâces de nos plus charmantes ballerines. La danse est autre chose qu’une affaire de jambes, et les Grecs, créateurs de la pantomime comme des autres arts, ne se trémoussaient pas. Le geste, chez eux, allait toujours de pair avec la poésie et la musique ; ils égalaient la beauté et l’expression du corps humain à celle de l’esprit et de l’âme.

Où nous sommes-nous dit tout cela ? Non pas à l’Opéra, mais aux Bouffes. Quelle revanche d’Orphée aux enfers ! se souvenir avec admiration de la Grèce dans ce petit théâtre où jadis on l’a si lestement parodiée ! Mais sans remonter jusqu’à l’antiquité, nous trouverions aisément dans l’histoire de l’art contemporain des exemples magnifiques, sublimes même, du pouvoir de la pantomime associée à la musique : les quatre premiers accords de l’entrée du commandeur dans Don Juan ; dans l’Orphée de Gluck, la procession autour du tombeau d’Eurydice et la divine symphonie des Champs Élysées ; plus près de nous : certaines parties de la Fonte des Balles, le prélude à l’unisson de l’Africaine ; plus près encore, chez Wagner, tant de merveilleux tableaux vivans qu’un merveilleux orchestre accompagne ; dans les Erynnies, de M. Massenet, une page aussi fine qu’un bas-relief antique : la Troyenne regrettant sa patrie ; enfin dans un des deux chefs-d’œuvre de Bizet : l’Arlésienne, plus d’une scène exquise et muette. Bizet et M. Delibes, voilà évidemment les deux maîtres, les deux modèles de M. Wormser. En un pareil sujet, il ne pouvait plus heureusement s’inspirer ; quelquefois, la musicien de l’Enfant prodigue pense, écrit comme celui de l’Arlésienne ou celui de Coppélia ; le motif pathétique de Pierrot ressemble à celui de Frédéri, et la valse de la blanchisseuse rappelle un peu celle de la poupée. Quand je dis la valse de la blanchisseuse, vous entendez bien qu’il ne s’agit pas d’une valse dansée par Mlle Phrynette, mais d’une valse qui caractérise la jeune personne, d’une valse leitmotiv. C’est le cas ou jamais, dans un drame musical sans paroles, d’avoir recours aux leitmotivo. Et M. Wormser en a usé avec une grande habileté. Ses formules typiques, à défaut d’une originalité très marquée, ont toujours beaucoup de justesse, de clarté et de précision. La musique s’adapte avec une vérité frappante et avec une exactitude minutieuse aux moindres détails, touchans ou comiques, de sentiment ou d’esprit. Qu’on sourit ou qu’on pleure en écoutant, le rire et les larmes n’ont jamais rien de banal, encore moins de vulgaire, et notre émotion ou notre plaisir demeure de qualité rare.

Plus d’un petit épisode nous a charmé au passage, et le compositeur a réussi à nuancer les couleurs de sa musique avec un art parfois exquis. Il a souligné vivement en quelques mesures, en quelques notes, d’une variante de rythme ou d’harmonie, une intention, un geste, un regard de ses personnages, et jusqu’à la plus subtile de leurs arrière-pensées. Dans la partition de M. Wormser se reflète comme dans un miroir toute la psychologie du petit drame ; psychologie muette, psychologie élémentaire, mais d’autant plus saisissante qu’elle est plus simple. C’est par le naturel absolu et la vérité intense que l’Enfant prodigue a si brillamment et si longuement réussi. Que les librettistes et les compositeurs s’en souviennent ; des sentimens universels, éternels, voilà le domaine du drame musical, la mine dont on ne trouvera jamais le fond. Le sujet de tous les arts, ce n’est pas l’individu, c’est le type ; ce n’est pas vous ou moi, c’est nous ; le fond commun, immuable, et non les apparences diverses et passagères de notre être. La généralité plus ou moins grande d’une œuvre d’art en accroît ou en restreint la beauté et voilà pourquoi nous comprenons si bien et nous aimons tant Pierrot. Nous gardons une tendresse infinie à ce frère étrange, surnaturel et vivant, éloquent bien que taciturne. Son costume impersonnel, son pâle visage qui semble un reflet de la lune amie, tout cela fait de Pierrot un être de tous les temps et de tous les pays. Pierrot a l’âge, la patrie de chacun de nous, Pierrot est capable de toutes nos passions, de toutes nos vertus et de tous nos crimes ; heureux de nos joies, souffrant de nos misères, Pierrot n’est pas un homme, c’est l’homme même.


CAMILLE BELLAIGUE.