Revue scientifique - Un peu d’Aérotechnique

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REVUE SCIENTIFIQUE

UN PEU D’AÉROTECHNIQUE

Ce nom d’aérotechnique, qui n’est, je crois, pas encore dans le Dictionnaire de l’Académie, mais qui dans la prochaine édition trouvera à n’en pas douter une place méritée par sa neuve importance, ce nom est celui dont les physiciens ont convenu d’appeler l’étude scientifique de l’aéronautique. Cette science nouvelle n’en est guère encore qu’à ses premiers vagissemens, mais il convenait que, pareille aux nouveau-nés sur qui toute une lignée fonde de fabuleux espoirs, ou la baptisât dès l’abord d’un beau nom solennel emprunté aux racines grecques. On a disputé et on dispute encore beaucoup sur le point de savoir si l’aviation est une création de la science. Non, affirment, les uns, car, disent-ils, les savans n’ont cru à l’aéroplane que lorsqu’il a été réalisé, car cette réalisation est due à des expérimentateurs et non à des théoriciens, car enfin, une foule de faits, comme les cabrioles d’un Pégoud, ont paru délier et contredire même les prévisions de la théorie. Oui, disent les autres, — car la théorie complète de l’aéroplane a été faite il y a un siècle par Cayley, et les réalisateurs n’ont fait que se conformer à ses données et à celles de ses successeurs.

Comme toujours, hélas !… ou presque, lorsqu’il s’agit des doctrines humaines, il y a du vrai dans l’une et l’autre de ces opinions. Il est certain que l’aéroplane n’est pas sorti tout armé du sein de la théorie, comme jadis Minerve du cerveau jovien, ou, pour prendre une comparaison moins mythologique, comme naguère la télégraphie sans fil de la théorie électromagnétique de Maxwell. Il est certain que les problèmes posés par les premiers hommes volans ont pris d’abord un peu au dépourvu les servans du calcul intégral. Il est certain que si des points importans du vol par le plus lourd que l’air avaient été traités par les théoriciens que nous avons cités, leurs travaux avaient passé inaperçus, ils n’avaient point eu l’honneur de la considération ou même de l’attention des académies. Je n’ai pas entendu dire que les Wright fussent même bacheliers, et si Ader est docteur ès sciences, ce qui est possible après tout, cela n’a pas suffi à lui assurer, lors de ses premières et magnifiques tentatives, les investitures officielles qu’il méritait. Comme le disait, il y a trois ans, le grand savant américain Graham Bell, il est certain que le progrès a été beaucoup plus sensible, d’abord dans l’art que dans la science de la locomotion aérienne.

Mais si, en des matières aussi complexes, la théorie seule est impuissante, ou incomplète, car toujours quelque circonstance existe qui glisse comme un fin poisson dans les mailles trop larges des équations, — on a vu des ponts, calculés par de forts mathématiciens, s’écrouler au premier passant, — en revanche, l’empirisme, livré au seul hasard, à ses tâtonnemens aveugles, demeure infécond et risque de s’égarer en des tentatives sans issue. Poincaré l’a dit et répété une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison. Il importait donc de classer pour le passé, de dresser suivant des plans définis pour l’avenir, d’ordonner en un mot, l’étude technique de l’aviation naissante ; il importait de remplacer, l’empirisme hasardeux par l’expérimentation définie. Cette œuvre est celle de l’aérotechnique, et les progrès faits dans cette voie, les méthodes élaborées, dont nous allons dire un mot, et qui touchent aux procédés les plus délicats de la philosophie naturelle, — j’entends ces mots dans leur sens anglais, — ont certainement été pour une large part, pour la plus large part, dans les progrès étonnans que l’aviation a faits depuis quelques années ; c’est d’eux qu’il faut attendre surtout de nouveaux perfectionnemens et de nouvelles découvertes pour l’avenir. Et c’est ainsi que si l’aviation n’est peut-être pas la fille légitime, ni même la fille naturelle de la science, elle en est la fille adoptive tendrement aimée.


Nous avons vu que l’équilibre et la vitesse d’un avion dépendent avant tout de la résistance de l’air sur ses surfaces diverses. Cette résistance augmente très vite avec la vitesse, comme le carré de celle-ci, c’est-à-dire que, pour une vitesse double, la résistance est quadruple. Sur un objet qui se déplace à 100 kilomètres à l’heure, cette résistance est donc 100 fois plus forte que sur le même objet à la vitesse de 10 kilomètres à l’heure. La révélation de cette énorme résistance aérienne aux grandes vitesses est une des sensations les plus nettes et les plus curieuses que j’aie eues lors de mon premier vol : c’était dans un petit biplan Bréguet, faisant près de 150 à l’heure ; soigneusement tapi derrière la lucarne en celluloïd transparent du capot, et voulant signaler un objet intéressant au pilote placé derrière, il me souvient que mon bras inconsidérément étendu hors du capot fut aussitôt projeté vers l’arrière avec une violence qui me rappela aussitôt que nous ne volions pas dans le vide.

La résistance qu’exerce l’air sur un avion peut être, comme je l’ai déjà expliqué, ramenée à deux composantes : l’une qui s’exerce de bas en haut, et qu’on appelle va poussée, l’autre qui s’exerce perpendiculairement à la poussée, en sens inverse de la marche de l’appareil, et qu’on appelle la traînée. Lorsqu’on vole horizontalement, il s’établit un équilibre tel qu’évidemment la poussée est exactement égale au poids de l’appareil, et la traînée exactement égale à la traction de l’hélice. La poussée est la composante utile, puisque c’est elle qui soulève et soutient l’avion, la traînée est la composante nuisible, puisque c’est elle qui empêche l’avion d’avancer ; elle mesure la résistance passive de l’appareil à l’avancement. Un avion sera donc, toutes choses égales d’ailleurs, d’une qualité d’autant meilleure que la traînée sera plus petite et la poussée plus grande. C’est pourquoi on est convenu d’appeler finesse d’un avion, le rapport de sa traînée à sa poussée correspondant à l’angle d’attaque le plus favorable.

La finesse moyenne des bons avions est de 0,14 environ, c’est-à-dire que la traction nécessaire à la marche horizontale, dans les meilleures conditions, est égale aux 14 centièmes du poids total de l’avion, c’est-à-dire encore, pour prendre un exemple, qu’un tel avion pesant 500 kilos, subira en vol horizontal une traction de son hélice égale à 70 kilog. Dans certains avions particulièrement bien étudiés, la finesse atteint même 0,12, c’est-à-dire qu’une force de 12 kilos par 100 kilos de leur poids suffit à les faire voler horizontalement.

À ce propos, les aérotechniciens qui ont établi ces définitions me permettront, avec tous les égards dus à leur science, de leur faire une remarque : plutôt que d’appeler finesse d’un avion le rapport de sa traînée à sa poussée, il aurait été beaucoup plus logique d’appeler ainsi le rapport inverse, c’est-à-dire celui de la poussée à la traînée. On aurait évité par-là le résultat absurde auquel ils aboutissent, et qui leur fait dire qu’un avion, dont la finesse est égale à 0, 12 est plus fin, c’est-à-dire en bon français a une finesse plus grande que celui dont la finesse égale 0,14. On oublie un peu trop, parfois, dans le langage technique, d’écorcher le simple bon sens, et je prétends qu’il n’est pas nécessaire de creuser, hors de propos, des tranchées infranchissables entre le parler savant et celui de tout le monde. Il y a bien d’autres exemples, d’ailleurs, de cette curieuse manie, ne fût-ce que l’expression de « corps noir » que, suivant moutonnièrement l’exemple des savans allemands, nous avons appliquée au corps idéal, dont le pouvoir émissif est égal à l’unité. L’expérience prouve que les corps incandescens se rapprochent d’autant plus de ce « corps noir » qu’ils sont plus blancs, et c’est ainsi que nous avons été récemment amené à donner en toute rigueur la réponse suivante à quelqu’un qui nous demandait de définir la couleur blanche parfaite : « Le blanc est la couleur d’un corps noir de température infinie. » Je ne sais si cette définition ne sera pas pour les peintres un sujet d’étonnement, mais, comme physicien et en donnant aux mots leur sens convenu, je n’en saurais trouver de meilleure. Cet exemple montre, comme la « finesse » des avions, que le langage savant a parfois ses raisons que la raison ne connaît pas.

D’après ce que nous venons de voir, il est clair que la qualité d’un avion, sa capacité de voler et de transporter des charges, sa vitesse et sa sustentation dépendent avant tout des réactions produites sur lui par l’air, des composantes de la résistance qu’exerce celui-ci sur les diverses parties de l’appareil.

La mesure systématique des résistances aériennes sur les diverses surfaces utilisables en aviation était donc le premier et le plus fondamental des problèmes posés à l’aérotechnique. Nous allons voir maintenant, d’un coup d’œil rapide, et sans prétendre faire un exposé complet de la question, comment ce problème a été résolu.


Deux méthodes principales ont été et sont encore employées pour étudier les actions de l’air sur un objet en mouvement. Dans la première, on meut effectivement l’objet à étudier dans l’air immobile ; dans la seconde au contraire, l’objet restant fixe, on étudie sur lui l’action d’un courant d’air.

La première méthode (objet mobile dans l’air) tend à se rapprocher autant que possible des conditions effectivement réalisées dans l’aviation où le mobile se déplace dans un air pratiquement immobile par rapport à lui. Quatre procédés principaux et distincts ont été employés pour appliquer cette méthode.

1° Chute directe et libre d’un objet dans l’air, sous l’action de la pesanteur. Il est clair qu’un objet tombant ainsi d’une grande hauteur prend une vitesse qui croît d’abord, puis cesse d’augmenter et devient constante, lorsque la résistance de l’air (proportionnelle, rappelons-le, au carré de la vitesse, c’est-à-dire très rapidement croissante) est devenue égale à cette résistance. A ce moment, celle-ci est mesurée par ce poids. Cette méthode a été appliquée avec beaucoup d’ingéniosité par M. Eiffel, notamment au cours d’expériences classiques faites du haut de la Tour de 300 mètres qui porte son nom. Ces expériences, qui ont porté sur les objets les plus variés, ont fourni des résultats fort curieux, elles ont servi de prélude aux recherches remarquables dont nous parlerons ci-dessous, et qu’a exécutées plus récemment ce savant en utilisant la méthode du courant d’air. Ce premier procédé a en effet quelques légers inconvéniens qui en limitaient l’application : difficulté de l’appliquer à des objets un peu étendus et influence perturbatrice du vent qui se retrouve, d’ailleurs, dans toutes les méthodes de plein air.

2° L’emploi d’un manège dont le bras porte à son extrémité les objets à étudier. Le manège peut être en plein air, ce qui a des inconvéniens, ou dans une rotonde fermée où les irrégularités atmosphériques n’agissent plus. Un magnifique manège de ce genre ayant 32 mètres de diamètre et pouvant animer les mobiles étudiés d’une vitesse de 30 mètres à la seconde (108 kilomètres à l’heure), ce qui est une vitesse moyenne d’aéroplane est établi à l’Institut Aérotechnique de Saint-Cyr, dont un intelligent et généreux Mécène, M. Deutsch de la Meurthe, a doté l’Université de Paris et qui constitue un des plus précieux instrumens de recherches actuellement réalisés dans le monde, d’abord parce qu’on y a réuni les laboratoires et les appareils les plus variés de façon à contrôler tous les résultats par des procédés indépendans, ensuite parce que le professeur Maurain, directeur de l’Institut de Saint-Cyr, grand prêtre de ce temple superbe de la science aéronautique, est une des intelligences les plus nettes et les plus vives de la science française.

Et puisque je parle ici de l’Institut Aérotechnique de Saint-Cyr, on me permettra de signaler, en le déplorant, un fait véritablement regrettable : à l’heure actuelle, dans ce moment décisif où tous les efforts devraient être tendus vers leur meilleur rendement pour la défense de la patrie, alors que notre aviation dans toute l’effervescence d’une continuelle et glorieuse crise de croissance et de progrès aurait besoin de tous les concours techniques propres à la garder des tâtonnemens inutiles, l’Institut Aérotechnique est détourné de son rôle pourtant si essentiel, et il sert de caserne : son personnel, au lieu d’être mobilisé sur place, est disloqué, dispersé de tous côtés, ses laboratoires et ses précieux instrumens sont immobiles et sans emploi.

3° Un autre procédé consiste à disposer les corps à étudier sur un véhicule qui se déplace à grande vitesse. Des recherches importantes dans cette voie sont dues à M. de Guiche qui a été ici un précurseur doublé d’un technicien remarquable. En fixant les surfaces à étudier au-dessus d’un automobile roulant à diverses vitesses, au moyen d’un bâti élevé, et grâce à d’ingénieux manomètres, M. de Guiche a obtenu de nombreuses et intéressantes données qu’il a publiées naguère en plusieurs volumes précieusement documentés.

La méthode du véhicule a été également employée à l’Institut Aérotechnique au moyen d’un chariot mû électriquement sur une voie ferrée rectiligne de 1 360 mètres de long qui permet d’étudier jusqu’à des vitesses de 85 kilomètres à l’heure de très grandes voitures, et même des aéroplanes entiers.

Cette méthode a d’ailleurs l’inconvénient des perturbations et des remous inévitables produits dans l’air par le voisinage du sol et la proximité du véhicule, bien que l’objet à étudier soit placé aussi haut que possible au-dessus de celui-ci. La méthode du manège a les mêmes inconvéniens et en outre celui-ci : dans son mouvement circulaire l’objet étudié, pour peu qu’il ne soit pas très petit, n’a pas la même vitesse dans sa partie externe que dans sa partie tournée vers le centre du manège ; d’où des dissymétries et des remous perturbateurs dans les actions de l’air. Comme on le voit l’antique carrousel de nos fêtes rurales, le manège musical aux coursiers ligneux et concentriques n’est point encore la panacée universelle qui nous fournira impeccablement toutes les solutions de l’aérotechnique. La distance reste grande, qui sépare de Pégase les « bons chevaux de bois » chers à Verlaine.

4° Enfin le procédé le plus simple, mais le plus délicat dans la pratique consiste à faire les mesures sur un aéroplane en plein vol. C’est ce qui a été réalisé heureusement, grâce notamment aux appareils du commandant Dorand, qui permettent d’enregistrer simultanément pendant le vol les diverses réactions horizontales et verticales de l’air et la traction de l’hélice.

La seconde méthode générale employée pour expérimenter l’action de l’air sur divers corps est fondée sur le principe de relativité. Elle admet que de l’air en mouvement sur un objet mobile produit sur lui le même effet que si l’objet se déplaçait d’une vitesse égale et contraire dans de l’air calme.

En France, cette méthode a été appliquée d’une manière particulièrement heureuse par M. Eiffel dans son laboratoire du Champ-de-Mars, puis plus récemment à Auteuil. L’espace me manque pour décrire en détail, à mes lecteurs, l’arsenal instrumental à la fois puissant et délicat, que le grand ingénieur a réalisé dans son laboratoire d’Auteuil, les instrumens de mesure précis, les méthodes graphiques et les procédés de calcul ingénieux qu’il a imaginés pour mettre en œuvre et interpréter ses expériences. Il faut admirer sans réserve l’activité infatigable et le génie inventif sans cesse renouvelé de cet octogénaire ; son plus beau titre de gloire dans l’histoire de la science ne sera sans doute pas la Tour de Mille coudées, bien que, jadis simple phénomène métallurgique, elle soit devenue l’antenne frémissante et sensible qui par la T. S. F. fait sentir au monde les vibrations du cœur de la France. Non, ce sera plutôt son œuvre aérodynamique, les résultats aujourd’hui classiques de ces milliers d’expériences qui ont été et sont chaque jour si précieuses à tous ceux qui construisent, inventent ou perfectionnent des aéroplanes ou des organes quelconques d’aéroplanes.

Dans le laboratoire d’Auteuil qui constitue sans doute la plus puissante installation de ce genre dans le monde, se trouve réalisé un courant d’air d’un diamètre d’environ 2 mètres pouvant atteindre une vitesse d’environ 40 mètres à la seconde (144 kilomètres à l’heure). Dans ce courant d’air sont suspendus les modèles réduits des avions ou parties d’avions (hélices, etc.) dont on veut mesurer la tenue dans l’air, le rondement, la sustentation. Des appareils délicats permettent de faire ces mesures à distance. La valeur de la pression, exercée par exemple sur une aile réduite, par le courant d’air, est mesurée au moyen d’une balance dynamométrique dont le principe est simple et ingénieux : la surface est portée par un levier relié au fléau d’une balance ; ce fléau étant soulevé par la pression de l’air, on rétablit l’équilibre au moyen de poids qui déterminent exactement la pression cherchée.

La méthode du courant d’air avait soulevé d’abord quelques objections. On craignait que les résultats obtenus avec les modèles réduits (seuls utilisables ici, étant donné le diamètre forcément minime des courans d’air artificiels puissans) ne fussent pas rigoureusement applicables aux aéroplanes en vraie grandeur, même en utilisant des lois de similitude expérimentalement établies. En fait, ces craintes étaient heureusement vaines : il paraît démontré qu’à condition de ne pas employer des modèles très petits, et d’avoir, comme dans le cas des expériences de M. Eiffel, des courans d’air d’une amplitude correspondante, la méthode du courant d’air fournit des résultats, à peu de chose près, corrects. La comparaison des résultats obtenus sur les modèles réduits avec ceux que donnent les appareils en vraie grandeur a été concluante à cet égard. Des expériences comparatives faites avec le chariot électrique de Saint-Cyr ont conduit à une conclusion analogue.

Comme on le voit, chacune des méthodes employées pour l’étude de la science de l’air a ses avantages et ses inconvéniens. Elles se complètent et se contrôlent réciproquement. C’est ainsi qu’en attaquant simultanément de divers côtés, sur tous les fronts à la fois, cet ennemi de la science qu’est l’inconnu, celle-ci arrive à le maîtriser, alors qu’une attaque unilatérale le laisserait invulnérable par ailleurs et ne donnerait sur lui qu’une victoire locale et fallacieuse.


C’est par ces méthodes qu’ont été obtenus les résultats relatifs à l’angle d’attaque optimum, aux dimensions des surfaces portantes, etc., auxquelles j’ai fait allusion dans ma dernière chronique. Il ne saurait être question d’entrer ici dans le détail systématique des mesures numériques qui ont été ainsi faites. Je voudrais seulement par quelques exemples, en quelque sorte sporadiques, montrer l’intérêt souvent imprévu de ces résultats et signaler quelques-unes de leurs conséquences pratiques.

Si on fait agir de l’air à une vitesse donnée sur diverses surfaces planes de même forme, mais de dimensions différentes, la résistance de l’air n’est pas la même par centimètre carré pour les diverses surfaces. Par exemple, sur un carré de 10 centimètres de côté, la résistance de l’air est beaucoup plus petite que sur chacun des décimètres carrés d’une plaque d’un mètre de côté. — Si on prend deux surfaces de même étendue, mais de formes différentes, la résistance de l’air diffère : par exemple, si on prend un carré et divers rectangles de même surface totale, M. Eiffel a montré que la résistance est bien plus grande pour les rectangles, jusqu’à augmenter de la moitié de sa valeur primitive quand on a un rectangle 50 fois plus long que large.

Si on prend deux demi-sphères identiques et terminées par un cône de 20 degrés d’angle, et qu’on les mette dans un même courant d’air, l’une la pointe en avant, l’autre la pointe en arrière, celle dont la pointe est dirigée vers le courant subira de la part de l’air une résistance presque deux fois plus grande que l’autre. Les bons fuselages doivent donc être effilés vers l’arrière et non vers l’avant ; il faut à cet égard imiter les poissons, et les savans ingénieurs qui naguère munirent nos locomotives de coupe-vent eussent mieux fait de placer ceux-ci à l’arrière du train. Les derniers modèles de dirigeables sont d’ailleurs effilés vers l’arrière.

Des expériences ont d’autre part montré qu’en allongeant suffisamment le fuselage terminal d’une demi-sphère, la résistance de l’air peut être réduite à moins d’un sixième de sa résistance primitive sur la sphère.

Voici un autre exemple curieux de l’influence énorme de la forme des objets sur la résistance que leur oppose l’air : si l’on déplace dans celui-ci, dans le sens de sa longueur, un cylindre à bases circulaires dont la longueur soit quatorze fois le rayon, et qui aura donc un peu la forme d’un bâton de maréchal, la résistance de l’air a une certaine valeur. Si on recouvre les deux extrémités planes de ce cylindre de deux petites calottes hémisphériques, la résistance de l’air devient du coup cinq fois plus faible, c’est-à-dire qu’elle est réduite des quatre cinquièmes.

Tout cela, ainsi que beaucoup d’autres résultats analogues obtenus notamment par M. Maurain à Saint-Cyr, a conduit à améliorer sensiblement les formes données aux divers élémens des avions. On a donné aux nacelles des profils pisciformes et effilés, on a profilé semblablement les mâts, dissimulé les moteurs dans des capots, entoilé les roues. L’aviation anglaise a même créé récemment des fils d’acier spéciaux destinés au haubannage, et dont la section n’est pas circulaire, mais affecte la forme d’une ellipse allongée. C’est ainsi qu’on a obtenu des avions fins.

C’est par les mêmes méthodes qu’on établit les meilleures dispositions à donner aux avions bi ou multiplans. Il n’y a d’ailleurs aucune différence essentielle entre les deux catégories (monoplans et biplans) où l’on classe d’ordinaire les aéroplanes. On a dit et répété souvent que les monoplans sont moins stables que les biplans ; il n’y a pour cela aucune raison théorique ou pratique. Non moins hasardée est l’opinion d’après laquelle les biplans sont systématiquement moins rapides que les monoplans.

La raison pour laquelle on a été amené parfois à substituer à deux ailes uniques, deux ou plusieurs paires d’ailes superposées est simple : pour augmenter la force portante d’un appareil monoplan, il faut, comme nous l’avons expliqué dans notre dernière chronique, augmenter l’envergure de ces ailes (puisque leur largeur est limitée par une dimension de moins de 2 mètres qu’on ne peut dépasser sans diminuer la force portante). Or, en augmentant indéfiniment la longueur des ailes, on compromettrait évidemment leur solidité au point d’attache unique qui les supporte, et on augmenterait leurs flexions. C’est pourquoi on a été amené de préférence à superposer plusieurs paires d’ailes.

Ces ailes sont réunies entre elles par des longerons qui donnent à l’ensemble une grande rigidité et une indéformabilité parfaite. Le voisinage des deux surfaces cause évidemment quelques perturbations dans l’air, mais l’expérience prouve que, lorsque ces deux plans sont à une distance convenable et au moins égale à leur profondeur, la diminution de poussée qui en résulte sur l’ensemble ne dépasse pas 20 p. 100. C’est-à-dire que deux ailes superposées de 6 mètres portent autant qu’une aile unique de 10 mètres.

Quant à l’inclinaison la plus favorable, à la disposition et à la distance qui conviennent le mieux dans les avions à plusieurs plans, on les étudie notamment au moyen du chariot dynamométrique. Certaines expériences montrent en particulier qu’il semble y avoir avantage à décaler vers l’avant la surface supérieure du biplan. L’étude des actions réciproques des surfaces est d’ailleurs loin d’être achevée, et il y a encore là de belles mines d’expériences à creuser pour les aérotechniciens.


Pour compléter ce bref aperçu, je devrais parler aussi des résultats aérotechniques relatifs au groupe motopropulseur de l’avion, c’est-à-dire à l’hélice et au moteur. On me permettra de laisser de côté ce qui concerne l’hélice, dont l’étude soulève des problèmes techniques assez délicats et pratiquement impossibles à exposer sans le secours de quelques formules trop rébarbatives pour venir s’insérer ici. Il me suffira de dire que les hélices actuellement employées en aviation ont un excellent rendement qui atteint jusqu’à 80 pour 100, c’est-à-dire qu’environ 80 pour 100 de la puissance fournie par le moteur est transformé intégralement en travail utile de l’hélice (ce travail utile étant le produit de la traction de l’hélice par la vitesse imprimée à l’appareil).

L’étude des hélices, de leurs formes, de leurs conditions de rendement maxima, qui varient avec la nature et le poids de l’appareil à propulser, constitue une des parties les plus importantes de l’aérotechnique.

Je dois signaler cependant un curieux effet de la rotation de l’hélice dans les appareils à une seule hélice qui sont les plus nombreux. La force qui fait tourner l’hélice dans un certain sens, ou, comme dit le jargon des idoines, le couple de l’hélice tend par réaction à faire tourner l’aéroplane tout entier en sens inverse, à le faire chavirer sur l’aile opposée au mouvement de l’hélice. Pour y remédier, le réglage de l’aéroplane est fait de sorte que cette action soit compensée par une très légère dissymétrie de l’incidence des plans. Il s’ensuit cette conséquence curieuse que, lorsque l’avion vole, l’hélice arrêtée, en vol plané par exemple, l’appareil tend à chavirer du côté où l’hélice tournait. Le pilote y remédie, en général inconsciemment sans doute, par la manœuvre convenable des ailerons ou du gauchissement.

Des divers moteurs d’aviation j’aurai l’occasion de parler dans ma prochaine chronique, qui sera consacrée aux divers types d’avions de guerre. Dès maintenant pourtant, une remarque importante s’impose, qui s’applique à tous les moteurs d’avion indistinctement : elle est relative à l’action de l’altitude sur la puissance des moteurs.

Les moteurs actuellement utilisés en aviation sont tous des moteurs à explosion à 4 temps dans lesquels la puissance est fournie par l’explosion d’un mélange en proportions convenables d’essence et d’air. A mesure qu’un avion s’élève dans l’atmosphère, la pression et la densité de l’air diminuent. Une plus faible quantité d’air est donc introduite à chaque cylindrée, et si la composition de celle-ci reste constante, ce qui est pratiquement réalisé, il s’ensuit que la puissance du moteur diminue avec l’altitude. A 2 500 mètres d’altitude par exemple, un moteur de 100 chevaux-vapeur n’en donne plus que 73 ; à 5 000 mètres, il n’en donne plus que 50 environ, la pression de l’air étant à cette hauteur réduite de moitié. Il est clair, dans ces conditions, que le poids que peut porter ou plutôt traîner un avion donné diminue à mesure que celui-ci s’élève, et il existe pour tout avion une altitude limite pour laquelle la surcharge que peut porter l’avion est nulle. Cette altitude est ce qu’on appelle le plafond de l’avion. Un raisonnement très simple montre que, dans le cas examiné, où la puissance du moteur est proportionnelle à la densité de l’air, le plafond d’un appareil peut être immédiatement calculé connaissant la surcharge maxima qu’il peut porter près du sol. Par exemple, un appareil pouvant porter près du sol une surcharge égale à son poids aura comme plafond l’altitude où la densité de l’air est réduite de moitié, c’est-à-dire 5 000 mètres.

A vrai dire, la raréfaction de l’air avec l’altitude indue aussi sur la poussée de l’avion, sur la traction de l’hélice qui se déplace dans un milieu moins résistant, sur les résistances passives. En fait, les diverses modifications qui résultaient de ces causes se compensent sensiblement, et peuvent être, en première approximation, négligées, à côté de la diminution de la puissance du moteur.


A la lumière des quelques indications générales que nous venons de donner, nous pourrons maintenant, sinon en toute connaissance de cause, du moins à la lueur de cette obscure clarté que projettent les exposés techniques dont on a volontairement banni toute technicité, passer en revue les diverses fonctions que la guerre a données aux oiseaux humains, et les organes variés que, conformément au vieux principe darwinien, ces fonctions ont créés. En tout cas, dès maintenant, de ce bref exposé il résulte, croyons-nous, clairement que la France a eu une part importante dans cette jeune science déjà si brillante qu’est l’aérotechnique. En donnant à la Patrie sur les pièces d’argent la silhouette élégante d’une semeuse, le graveur Roty a vraiment eu une pensée profonde et juste. Semeuse, la France l’a toujours été ; il faudra bien quelque jour qu’elle devienne aussi moissonneuse. Dès maintenant dans l’empire… je veux dire dans la république de l’air, elle s’y essaie brillamment, comme nous verrons.


CHARLES NORDMANN.