Revues étrangères - À propos du centenaire de Sigismond Krasinski

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Revues étrangères - À propos du centenaire de Sigismond Krasinski
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

A PROPOS DU CENTENAIRE
DU POÈTE POLONAIS SIGISMOND KRASINSKI[1]

L’un des trois grands poètes romantiques de la Pologne, Sigismond Krasinski, est né, — à Paris, — le 19 février 1812. C’est donc le centenaire de sa naissance que ses compatriotes sont en train de célébrer depuis plusieurs mois ; et je n’ignore pas que, dans les autres pays plus encore que chez nous, ces anniversaires solennels provoquent toujours un enthousiasme bruyant et superficiel qui ne peut pas nous renseigner bien exactement sur la vraie survivance de l’œuvre, ni même de la gloire, d’un personnage considérable. Mais, avec tout cela, nous n’avons pas trop de peine à deviner, d’après la teneur et l’accent des éloges que nous voyons s’épancher abondamment dans ces occasions, si le personnage dont on fête l’anniversaire a gardé ou non une place vivante au fond du cœur de ses compatriotes ; et à coup sûr je ne me souviens pas, pour ma part, d’avoir encore assisté à une commémoration plus cordiale, plus évidemment jaillie de l’âme entière d’un peuple, que celle qui se produit à présent dans toutes les régions de l’ancienne Pologne, à propos du centenaire de la naissance du poète de la Comédie non divine et d’Iridion.

Je ne m’arrêterai pas à énumérer ici les innombrables livres, brochures, articles de revues ou de journaux qui, depuis le début de l’année, ont surgi de divers coins de la terre polonaise, ayant pour objet de nous révéler des documens inédits sur la personne et l’œuvre du poète, ou encore d’étudier son génie et l’importance de son rôle historique[2]. Symptôme bien autrement significatif : j’ai eu la surprise de constater que, dans un pays où les divisions intérieures ont toujours été très profondes, tous les partis se sont trouvés d’accord pour maintenir décidément l’ « aristocrate » catholique qu’a été Krasinski au rang où l’avaient promu les générations précédentes, — à côté, mais non pas au-dessous de Mickiewicz et de Slowacki. Il y a eu là, pour la gloire poétique de l’auteur d’Iridion, une sorte d’épreuve dont il est incontestablement sorti victorieux, malgré tous les motifs que l’on pouvait avoir d’en redouter l’issue pour un écrivain tel que celui-là : obstinément attaché aux traditions du passé, et certes le plus dédaigneux qui fut jamais de toutes les formes de la popularité personnelle, — puisque, comme l’on sait, pas une ligne de ses écrits n’a été, de son vivant, publiée sous son nom. Ce nom, divulgué seulement après la mort de Krasinski, semble désormais assuré de vivre toujours, dans les cœurs polonais, en compagnie de ceux des deux autres grands poètes de la période romantique, tout de même que sont à jamais accouplés, chez nous, les noms des deux maîtres de la littérature française au XVIIIe siècle. Et je ne dirai pas que la gloire du plus jeune des trois poètes polonais tende à dépasser un jour celle de ses deux aînés : mais ce n’est pas sans quelque surprise que je l’ai vue, pour ainsi dire, « évoluer » et se revêtir d’une signification nouvelle, de manière à mieux satisfaire les aspirations nouvelles des âmes de notre temps. Tandis que les mérites de Mickiewicz et de Slowacki continuaient d’apparaitre aujourd’hui à peu près tels qu’on les admirait voilà un demi-siècle, j’ai cru apercevoir que l’œuvre de Krasinski subissait insensiblement un travail mystérieux d’ « adaptation » et de « remise au point, « — séduisant désormais les compatriotes du poète par des qualités assez différentes de celles qui, autrefois, lui avaient valu sa célébrité.


Les causes et le caractère de cette évolution sont, malheureusement très difficiles à expliquer, ne serait-ce qu’en raison de l’impossibilité où se trouve le lecteur français d’entrer en contact immédiat avec l’œuvre de Sigismond Krasinski, — comme aussi avec celle de ses deux grands rivaux[3]. Je me bornerai donc à dire que Krasinski, durant toute la première partie de sa vie littéraire, n’a exprimé son vigoureux génie poétique qu’en des ouvrages de prose. C’est en prose qu’il a conçu et écrit les deux drames fameux dont je citais les titres tout à l’heure : la Comédie non divine, publiée en 1833, et Iridion, daté de 1836. Et comment ne pas signaler, à ce propos, l’admirable intuition esthétique qui a permis sur-le-champ à la nation polonaise de ranger parmi ses poètes l’auteur de ces drames, bien que jamais il ne se fût essayé jusque-là dans l’emploi du vers ? Cette reconnaissance implicite de la profonde légitimité d’une poésie en prose, depuis près d’un siècle la Pologne, seule en Europe, l’a hautement proclamée ; et c’est de quoi il convient que lui sachent gré tous ceux qui ont au cœur le sentiment de l’essence éternelle d’une poésie indépendante de toutes les distinctions ordinaires des genres et des règles, — d’une poésie s’exhalant aussi bien de la prose des drames et comédies d’un Musset que de la peinture d’un Watteau ou de la musique d’un Mozart.

Mais plus tard, sous l’influence de motifs divers dont l’un des principaux doit avoir été le noble désir d’émouvoir ou d’instruire la masse entière de ses compatriotes, — par-dessus l’élite de lettrés à qui s’adressait la prose savante et raffinée de ses premiers drames, — Krasinski s’est décidé, lui aussi, à écrire en vers. Se cachant sous des pseudonymes, ou parfois même empruntant le nom de l’un ou l’autre de ses amis, qui voulaient bien prendre leur part de cette espèce de mystification littéraire, il a publié un grand poème religieux et patriotique intitulé l’Aube, ainsi qu’une série de Psaumes, — qui n’avaient d’ailleurs rien de commun avec les sujets ni le style des psaumes de David, et contenaient surtout la profession de foi politique de l’auteur. Et, en effet, ce sont d’abord ces écrits en vers qui ont le plus vivement remué le peuple polonais. La philosophie religieuse qu’ils énonçaient était une sorte de mysticisme apocalyptique assez voisin de celui que laissaient entrevoir, vers le même temps, les célèbres leçons de Mickiewicz au Collège de France, comme aussi de celui qui inspirait les ardentes et tragiques visions du Roi Esprit, l’épopée inachevée de Jules Slowacki. On sait en effet que, par un singulier phénomène de contagion inconsciente, il se trouve que les trois grands poètes polonais ont été imprégnés, presque simultanément, de ce que l’on serait tenté d’appeler la folie « messianiste. » Le spectacle des souffrances de leur patrie leur a suggéré l’idée que la Pologne se trouvait appelée à jouer, dans le monde moderne, un rôle équivalent à celui du Christ dans l’ancien univers païen : de sa « passion » allait sortir, croyaient-ils, un ordre de choses nouveau, une seconde « résurrection, » et qui, cette fois, amènerait sur la terre le règne bienheureux du Saint-Esprit. Mais, au contraire de Mickiewicz et de Slowacki, tous les deux poussés par l’enseignement de l’illuminé Towianski à concevoir ce triomphe du Paraclet comme destiné à détruire l’Église catholique avec tout le reste de l’ancienne société, Krasinski est, en somme, demeuré toujours un fils respectueux d’une Église au service de laquelle s’étaient, d’âge en âge, dévoués ses aïeux ; et cela seul aurait suffi déjà à rendre son « messianisme » moins extravagant et plus durable que celui de ses deux illustres confrères. Sans compter que, plus sage et plus « humaine » que la leur, sa doctrine était aussi infiniment plus belle : toute pleine de tendresse et de compassion, célébrant la sainteté de l’amour, s’élevant contre les querelles fratricides, enseignant au peuple polonais les vertus chrétiennes qui auraient de quoi purifier, rehausser, « diviniser » son martyre. On aurait peine à trouver, dans toute la littérature de l’Europe, l’exposé d’un idéal politique plus généreux que celui que célèbrent, par exemple, le Psaume de la Foi et le Psaume de la Bonne Volonté.

Oui, mais pourquoi faut-il que l’auteur de ces œuvres exemplairement grandes et touchantes, dès le jour où il s’est mis à écrire des vers, ait presque tout à fait cessé d’être un poète ? Il est devenu un orateur souvent enflammé, un frémissant pamphlétaire, surtout un prédicateur patriote et chrétien se dépensant tout entier à stimuler ou à maintenir, dans les cœurs polonais, des sentimens qui, peut-être, s’en seraient à jamais effacés si l’auteur anonyme de l’Aube et des Psaumes n’avait ainsi dépouillé son ancienne ambition d’artiste romantique pour entrer, à son tour, dans la lutte sacrée. Car je suis tout disposé à croire que non seulement Krasinski n’aurait pas pu s’empêcher d’employer son talent de la manière qu’il l’a fait, mais qu’en l’employant de cette manière, il s’est même personnellement élevé et grandi, s’est placé au premier rang des héros de sa race. Ce qui est sur, en tout cas, c’est que cette transformation de son art n’a pas été sans entraîner le sacrifice d’une partie des qualités littéraires qui lui étaient naturelles. Merveilleusement riches de pensée et d’action, ses œuvres en vers ne possèdent plus au même degré l’étrange et subtil parfum « poétique » qui, aujourd’hui encore, — et peut-être aujourd’hui plus que jamais, — jaillit pour nous de ses deux drames en prose, la Comédie non divine et Iridion.

Voilà du moins ce que semblent avoir senti ses compatriotes, à mesure que le recul des années leur rendait plus facile l’examen impartial de l’œuvre magnifique d’un écrivain dont l’influence ne pouvait plus désormais s’exercer, sur eux, sous la même forme qu’autrefois sur leurs pères. C’est comme si, peu à peu, Krasinski avait perdu à leurs yeux son ancienne signification de consolateur. d’ « avertisseur, » et d’éducateur politique, mais pour l’échanger contre une signification nouvelle, mieux appropriée aux besoins présens de leurs cœurs. De plus en plus, derrière l’apôtre « messianiste » d’une Passion surnaturelle de la Pologne, c’est comme s’ils s’étaient mis à admirer et à aimer l’incomparable poète, l’artiste de génie qui a su faire servir leur langue nationale à la création de figures et de sentimens, d’harmonies et de rythmes d’une beauté éternelle. Et je ne serais pas étonné qu’un jour arrivât même où le public polonais, tout en gardant aux poèmes en vers de l’auteur des Psaumes la respectueuse gratitude qui leur est due, consacrera surtout son effort à apprécier et à célébrer les fécondes vertus littéraires des deux grands poèmes en prose de Krasinski, — ces deux drames où nous voyons se déployer avec une liberté, une fraîcheur, et un éclat singuliers l’une des plus originales imaginations poétiques de tous les pays et de tous les temps.


Nous possédons en France une œuvre romantique, vivante et belle entre toutes, qui pourrait jusqu’à un certain point donner l’idée du genre, et peut-être même aussi de la portée littéraire, de la Comédie non divine et d’Iridion : ce sont les drames et « comédies » d’Alfred de Musset. Directement inspirés, l’un et l’autre, de Shakspeare et de Byron, avec cela imprégnés, plus ou moins à leur insu, du nouvel esprit « musical « du romantisme allemand, les deux poètes, malgré la différence profonde de leurs caractères, se sont trouvés amenés à poursuivre un idéal esthétique où l’on relèverait bien des traits communs. Et que si, sans nul doute, Musset a sur son confrère polonais l’avantage d’une grâce plus pure et plus parfaite, — pour ne rien dire de cette atmosphère indéfinissable d’élégance « latine » qui enveloppe jusqu’à ses chants les plus « byroniens, » — je ne crains pas d’affirmer que Krasinski le dépasse par la profondeur et la hardiesse de sa fantaisie, puisant son émotion lyrique à des sources plus hautes, et n’en réussissant pas moins à l’animer de la même vie ardente et fiévreuse qui s’exhale pour nous des figures immortelles d’un Lorenzaccio ou d’un Perdican. Aussi bien n’y a-t-il pas jusqu’au sujet de l’un des drames du poète polonais, Iridion, qui ne rappelle celui de Lorenzaccio : de part et d’autre, un jeune patriote s’ingénie à flatter l’orgueil et à satisfaire les vices d’un tyran détesté ; et lorsque le Grec Iridion, afin d’assurer la perte de Rome, livre à Héliogabale l’honneur virginal de sa propre sœur, il le fait avec ce même mélange de résolution impitoyable et de désespoir qui nous apparaît, chez Musset, dans l’attitude du nouveau Brutus florentin. Mais en vérité Iridion, bien que l’auteur l’ait conçu dès sa première jeunesse, sous l’influence immédiate du courant romantique, se ressent déjà, dans sa mise en œuvre, des préoccupations politiques et « actuelles » qui s’imposaient alors à toute âme polonaise ; d’où résulte, au point de vue artistique, un certain désaccord entre l’idée générale du poème et le ton de quelques-unes de ses dernières scènes. C’est donc surtout dans la Comédie non divine que se manifeste devant nous la libre invention créatrice du poète, déroulant sous nos yeux une longue suite de scènes qui n’ont évidemment d’autre objet que de nous remuer par la seule beauté des sentimens qu’elles traduisent avec un somptueux appareil d’images et de rythmes. Nulle autre grande œuvre de la littérature polonaise n’aurait de quoi, autant que celle-là, intéresser et ravir un lecteur français d’aujourd’hui : toute pénétrée d’émotions et de pensées qui n’ont assurément rien de « local, » ni de « momentané, » mais que l’on dirait cependant sorties bien plutôt de l’âme d’un poète de notre temps que de celle d’un contemporain de Byron et de Lamartine.

Le sujet de ce drame, — dont le titre est, naturellement, une allusion au titre populaire du poème de Dante, — c’est à la fois la peinture de la vie d’un grand seigneur, doublé d’un poète parmi une démocratie éminemment terre à terre, et la peinture d’une lutte suprême entre ce qu’on pourrait appeler les deux élémens « prosaïque » et « poétique » de notre humanité. Deux hommes nous sont présentés, symbolisant et dirigeant cette lutte : d’un côté, le « Comte Henri, » qui s’emploie à défendre, — hélas ! sans trop y croire lui-même, — les droits de l’Eglise et de la noblesse, de la patrie et de la propriété, de tout l’ancien idéal que nous ont transmis les siècles ; de l’autre côté, le terrible Pancrace, type extraordinaire du révolté et du négateur, produit par des milliers d’années d’obscure servitude, et qui, ayant rassemblé autour de soi la foule innombrable des opprimés et des affamés, les conduit maintenant à la destruction universelle, sans croire beaucoup, lui non plus, à la légitimité de la cause qu’il soutient. Impossible d’imaginer, comme l’on voit, un thème plus vaste, ni d’une signification plus générale. Au lieu de n’aborder que l’une des faces du problème éternel de l’opposition entre Dieu et Satan, ainsi que l’avait fait naguère l’auteur des deux Faust, le jeune poète polonais a hardiment attaqué le problème tout entier. Il nous a montré toutes les forces du mal, — ou, si l’on veut, de la matière, ou encore de la « réalité » terrestre, — définitivement liguées contre les derniers vestiges du règne de l’ « esprit. » Son Pancrace, avec l’armée hétéroclite qu’il traîne derrière soi, et dont chaque régiment nous est décrit en des tableaux d’une vérité et d’un mouvement admirables, nous reconnaissons en lui tout ensemble et l’essence de notre socialisme et celle de la philosophie « scientifique » d’à présent ; de même qu’en face de lui la figure du Comte Henri résume pour nous les derniers vestiges survivans de l’ordre social de jadis et de la vieille foi chrétienne. Qu’on lise, par exemple, l’un des épisodes de la visite que fait secrètement le Comte Henri, au camp de Pancrace, sous la conduite d’un messager juif envoyé vers lui par le chef ennemi :


Une forêt, avec des tentes parmi les arbres. Au milieu, une clairière où se dresse une potence. Des brasiers allumés. Des tonneaux. Groupes d’hommes épars çà et là

LE COMTE HENRI (caché sous un grand manteau noir, et coiffé du bonnet rouge, emblème du parti révolutionnaire, un JUIF, qu’il tient par le bras). — Souviens-toi ! Un seul clignement d’yeux, un seul geste pour me dénoncer, et je te fais sauter la cervelle ! Le cas que je fais de ma propre vie te permettra île deviner celui que je fais de la tienne !

LE JUIF. — Excellence, sur l’honneur, je vous mènerai partout, sans vous trahir !

HENRI. — Parle-moi comme à un ami fraîchement arrivé ! Et d’abord, qu’est-ce que ceci ?

LE JUIF. — C’est la danse des hommes libres. (Car une troupe d’hommes et de femmes se sont mis à danser autour de la potence.)

LE CHŒUR DES DANSEURS. — Du pain, de l’argent, du bois pour l’hiver, du repos pour l’été, hourrah ! hourrah ! — Dieu n’a pas eu pitié de nous, hourrah ! — Les rois n’ont pas eu pitié de nous, hourrah ! — Les seigneurs n’ont pas eu pitié de nous, hourrah ! — Mais nous, aujourd’hui, nous voici délivrés du service des seigneurs, et des rois, et de Dieu, hourrah ! hourrah !

HENRI (à une jeune fille). — C’est une joie de te voir si rose et si gaie !

LA JEUNE FILLE. — Assez longtemps on l’a attendu, ce jour-ci ! — J’ai lavé les assiettes, frotté les cuillers avec un torchon, sans jamais entendre une bonne parole. — Il estREMIER emps qu’aujourd’hui je mange à ma guise, et que je danse moi-même autant que je voudrai ! Hourrah !

HENRI. — Danse et amuse-toi, citoyenne ! (A son guide.) Allons plus loin !

LE JUIF. — Là-bas, sous ce chêne, siège le club des laquais.

HENRI. — Approchons-nous !

PREMIER LAQUAIS. — Moi, je suis tranquille ! J’ai déjà tué mon ancien maître.

SECOND LAQUAIS. — Et moi, j’en suis encore à chercher mon baron pour lui régler son compte ! A ta santé !

UN VALET DE CHAMBRE. — Citoyens, courbés sur nos besognes dans la sueur et la honte, cirant les bottes, brossant les habits, nous avons pris conscience de nos droits souverains. A la santé du club entier !

LE CHŒUR DES LAQUAIS. — Des antichambres, nos prisons à nous, nous nous sommes échappés d’un commun élan. Vivat !

HENRI (à son guide). — Mais que sont ces voix plus dures et sauvages, que j’entends sortir de ce fourré, à notre gauche ?

LE JUIF. — Excellence, c’est le chœur des bouchers !

LE CHŒUR DES BOUCHERS. — La hache et le couteau, ce sont nos armes ; l’égorgement, c’est notre vie. Il nous est indifférent d’avoir à égorger des bœufs, ou des seigneurs. Celui qui nous appelle, celui-là nous a. Pour les seigneurs, nous abattrons les bœufs ; pour le peuple, nous abattrons les seigneurs.

HENRI. — Ceux-là me plaisent. Au moins, ils ne font mention ni d’honneur, ni de philosophie ! (A une femme qui s’approche.) Bonsoir, madame !

LE JUIF (tout bas). — Excellence, il faut dire : citoyenne !

LA FEMME. — Que signifie ce titre ? D’où sors-tu donc ? Tu pues le vieux monde !

HENRI. — Excusez-moi, citoyenne, la langue m’a fourché !

LA FEMME. — Je suis libre comme toi, je suis émancipée ; et aux hommes, en récompense des droits qu’ils m’ont rendus, je distribue mon amour.

HENRI. — Et eux, en échange, ils te donnent ces bagues et ce collier d’améthystes ?.

LA FEMME. — Non, ces menues babioles, je me les suis fait offrir avant ma délivrance, par mon mari, mon ennemi, le tyran qui me retenait en captivité !

HENRI. — Citoyenne, je vous souhaite bien du plaisir ! (A son guide, en s’éloignant.) Et quel est donc cet étrange militaire, appuyé sur un sabre à deux tranchans, avec une tête de mort sur son képi, une autre sur la poitrine ! Ne serait-ce pas l’illustre Blanchetti, cet homme qui, aujourd’hui, fait le métier de condottière des peuples, comme autrefois ses ancêtres étaient condottières des princes ?

LE JUIF. — C’est lui-même, Excellence ! Il ne nous est arrivé que depuis une semaine.

HENRI (s’approchant). — A quoi donc réfléchis-tu ainsi, citoyen général ?

BLANCHETTI. — Voyez-vous, citoyens, le haut de cette montagne ? Je distingue parfaitement, avec ma lunette, des remparts, des fossés, et quatre bastions.

HENRI. — Oui, mais on aurait beaucoup de peine à s’en emparer.

BLANCHETTI. — J’y arriverai, mille millions de fois !

HENRI. — Et comment donc t’y prendras-tu, citoyen général ?

BLANCHETTI (pensif). — Tout en étant mes frères en liberté, vous n’êtes pas mes frères en génie ! Après la victoire, chacun connaîtra mes plans (Il s’en va.)

HENRI (à son guide). — Cet homme-là, je vous engage à vous en défaire, car c’est ainsi que commencent toutes les aristocraties.

UNE VOIX PARMI LES ARBRES. — Les fils de Cham envoient le bonsoir au vieux soleil de là-haut !

UNE AUTRE VOIX. — Allons, à ta santé, soleil, notre vieil ennemi, qui nous poussais vers le travail et l’humiliation ! Demain, en te relevant, tu trouveras tes anciens esclaves attablés devant un festin de princes ! Et maintenant, va-t’en au diable !

LE JUIF. — Voici une troupe de paysans qui s’approchent ! Fuyons !

HENRI. — Non, non, tu ne t’en iras pas ! Va te mettre derrière ce tronc d’arbre, et tais-toi !

LE CHŒUR DES PAYSANS. — En avant, en avant, allons rejoindre nos frères sous leurs tentes ! Là nous attendent des filles, là nous nous régalerons des bœufs abattus, ancien attelage de nos charrues !

VOIX D’UN PAYSAN. — Cet animal-là ne veut pas avancer ! Tout le temps, il traîne et résiste. Mais il faudra bien que tu marches, je te dis !

VOIX D’UN SEIGNEUR. — Pitié, pitié, mes enfans !

UNE AUTRE VOIX. — Rends-moi tous mes jours de corvée !

UNE AUTRE VOIX. — Ressuscite mon fils que l’on a fait mourir sous les verges !

CHŒUR DES PAYSANS. — Ce vampire buvait notre sang et nos sueurs, mais, à présent, nous tenons le vampire, et nous ne le lâcherons plus ! Oui, tu crèveras là-haut, sur cette potence, élevé au-dessus de nous tous comme un vrai seigneur ! Pour tes pareils, la mort ; pour nous, les pauvres diables, les affamés, les humiliés, pour nous la mangeaille, les bons vins, et les longues siestes ! En avant, mes frères ! (Ils s’éloignent.)

HENRI. — Il m’a été impossible de distinguer les traits de cet homme qu’ils emmènent !

LE JUIF. — C’est peut-être un ami ou un parent de Votre Excellence ?

HENRI. — N’importe ! Lui, je le méprise, et vous tous, je vous hais. Mais un jour viendra où la poésie dorera, transfigurera tout cela ! Plus loin, juif, mène-moi plus loin. (Ils s’enfoncent parmi les buissons.)


Les deux adversaires, le Comte Henri et Pancrace, se rencontrent et échangent leurs vues, dans une des scènes les plus importantes du drame. Mais comment donner l’idée d’un dialogue où les paroles nous touchent pour le moins autant par leur musique intérieure que par la force des sentimens et la beauté des images qu’elles évoquent devant nous ? Que l’on se représente ce que deviendrait, dépouillée du charme tout-puissant de sa langue, une scène de Lorenzaccio ou des Caprices de Marianne ! Voici du moins quelques « reprises » de ce grand duel :


PANCRACE (considérant les armoiries peintes sur les murs). — Si je ne me trompe, ces emblèmes rouges et bleus s’appelaient des armoiries, dans la langue des morts ! Il ne reste plus guère de ces images-là, à la surface de la terre.

HENRI. — Avec l’aide de Dieu, tu en reverras bientôt des milliers !

PANCRACE. — Voilà bien cette vieille noblesse, toujours sûre de soi, orgueilleuse, obstinée, se nourrissant d’illusions, et, faute de pouvoir croire en soi-même, croyant en Dieu, ou faisant semblant d’y croire ! Mais montrez-moi donc les tonnerres envoyés pour votre défense et les légions d’anges descendues du ciel !

HENRI. — L’athéisme est une formule bien vieillie ! J’attendais de toi quelque chose de plus nouveau !

PANCRACE. — Je ris de votre foi surannée parce que j’en ai une autre, infiniment plus forte et plus vivante ! Le gémissement douloureux des générations que vous avez foulées aux pieds, c’est lui qui a fait ma foi, tout de même qu’il m’a donné ma puissance !

HENRI. — Moi, j’ai placé ma force en Dieu, qui a donné l’autorité à mes pères.

PANCRACE. — Oui, et toute ta vie, tu as été le jouet du diable....Mais moi, je désire te sauver, toi seul !

HENRI. — Puisses-tu périr misérablement, en récompense de ta pitié pour moi ! Et moi aussi, je connais ton monde et toi-même ; j’ai observé, parmi les ombres de la nuit, les chants et les danses de ce troupeau d’hommes sur le dos desquels tu te hausses. J’ai vu tous les crimes du monde revêtus de robes fraîches, mais, sous leur déguisement nouveau, je n’ai rien découvert que ce qui existait déjà en eux voici mille ans : la débauche, la lâcheté et le sang. Et toi, je ne t’ai point vu, là-bas ! Tu ne daignais pas descendre parmi tes enfans, parce qu’au fond de ton âme tu les méprises ? Et bientôt, si ta raison ne s’effondre pas, tu te mépriseras toi-même. Ne me tourmente pas plus longtemps ! (Il va s’asseoir sous son blason.)

PANCRACE. — Oui, d’accord, le monde que nous créons n’a pas encore fini de se constituer ! Mais un jour viendra où il prendra conscience de soi et se dira : Je suis ! Et il n’y aura plus alors d’autre voix sur la terre qui puisse dire de son côté : Je suis !

HENRI. — Tes paroles mentent : mais ton visage immobile et pâle ne sait pas feindre l’enthousiasme pour une cause en qui tu ne crois pas !

PANCRACE. — Serviteur d’une pensée unique, chevalier-pédant, poète. honte à toi ! Toutes les pensées et toutes les formes sont comme de la cire entre mes doigts.

HENRI. — A quoi bon parler avec toi ? Jamais tu ne me comprendras » car chacun de tes pères est enfoui dans la fosse commune, après avoir vécu comme une chose morte ! (Étendant la main vers les portraits de ses ancêtres.) Regarde ces figures ! L’amour de la patrie, du foyer, de la famille, cette pensée qui est ta grande ennemie, se voit inscrite sur les rides de leurs fronts ! Et ce qui était en eux, et a passé, cela revit en moi aujourd’hui ! Gloire à nos pères !

PANCRACE. — Oui, gloire à tes pères sur la terre et dans les cieux ! En effet, leurs portraits méritent d’être considérés ! Celui-ci, ce staroste, s’amusait à fusiller des femmes, et à brûler des Juifs ! Cet autre, le chancelier, avec des sceaux à la main, falsifiait des actes, achetait des juges, et c’est de lui que te viennent tes plus beaux domaines ! Cet autre, ce noiraud aux yeux enflammés, il volait leurs femmes à ses meilleurs amis ! Celui-là, avec son collier d’or, doit évidemment avoir servi l’étranger ! Cette jeune femme pâle, aux boucles noires, lit la lettre d’un amant, et sourit, car déjà la nuit est proche. Cette autre, avec un petit chien sur ses genoux, servait la maîtresse aux rois ! Oui, en vérité, voilà une généalogie bien fournie ! Mais le jour du jugement va luire, et, en ce jour-là, je vous promets que l’on n’oubliera aucun de vous, avec tous vos exploits et toute votre gloire !

HENRI. — Tes paroles se brisent contre leur gloire, comme autrefois les flèches des païens contre leurs saints boucliers ! Mon hôte, tu peux t’éloigner librement.

PANCRACE. — Au revoir sur les remparts de l’abbaye ! Et lorsque vous n’aurez plus de poudre ni de balles...

HENRI. — Alors nous nous rapprocherons à la longueur de nos sabres ! Au revoir.


Mais c’est d’un bout à l’autre du drame que les deux principes opposés de la poésie et de la prose, de l’idéal et du réel, s’affrontent ainsi sans arrêt et tâchent à conquérir notre sympathie, jusqu’au moment où le chef des destructeurs. Pancrace, triomphant sur les ruines d’une antique abbaye, — qui seule désormais constituait le refuge des représentans du monde d’autrefois, — succombe à son tour sous les coups mystérieux d’un Pouvoir supérieur au sien, et laisse à la troupe discordante de ses compagnons la tâche de transformer en un monde nouveau l’inconciliable chaos de leurs appétits et de leurs rancunes.


Je m’aperçois que ces citations m’ont pris bien des pages, et qu’il ne me sera plus possible de rappeler ici au lecteur français avec autant de détails que j’aurais voulu, la touchante tragédie qu’a été aussi la carrière poétique et toute la destinée terrestre de Sigismond Krasinski. Fils de l’un de ces généraux polonais de la Grande Armée dont on connaît les merveilleuses vertus de bravoure intrépide et d’aveugle dévouement à Napoléon, l’auteur de la Comédie non divine a eu le malheur d’être trop aimé par ce père que la ruine de Napoléon avait réduit à l’inaction, et qui, depuis lors, avait vécu dans une terreur maladive de mécontenter son nouveau maître, l’empereur de Russie. Sigismond était son fils unique ; et le général Krasinski l’adorait : comment le jeune poète, dans ces conditions, aurait-il eu le courage de désobéir à un père qui n’avait au monde de pensée que pour lui ? Si bien que déjà en 1829, à dix-sept ans, l’étudiant avait dû se priver d’assister aux obsèques d’un patriote populaire ; sur quoi, ses condisciples, au retour, de la cérémonie, lui avaient fait subir la honte d’une sorte de dégradation publique, en lui arrachant les insignes scolaires de son uniforme. Sigismond avait dû abandonner l’Université et s’enfuir à l’étranger, où l’avait bientôt surpris la nouvelle d’une prochaine Révolution polonaise. De toute son âme, il aurait désiré pouvoir accourir là-bas, prendre sa part de cette Révolution qu’il avait toujours appelée de ses vœux. Une fois de plus, son père lui interdit de bouger, sous peine de le renier et de mourir de chagrin. Ce fut encore son père qui, plus tard, l’empêcha d’épouser une jeune femme qu’il aimait ; et pareillement c’est ce père qui, toute sa vie, — il n’allait mourir qu’en 1859, quelques jours avant Sigismond, — en obligeant son fils à ne pas se faire enlever l’autorisation de retourner dans son pays, l’a condamné à rester « le poète anonyme de la Pologne. « Jamais, à cause de lui, son fils n’a pu signer aucun de ses poèmes, ni connaître les joies de la renommée.

Et peut-être sera-t-on tenté de sourire à l’idée d’une existence de poète ravagée ainsi par la crainte de désobéir aux caprices d’un père : mais il y a souvent, dans notre destinée humaine, des situations dont l’énoncé risque de paraître ridicule, tandis qu’en réalité elles accablent d’un poids écrasant les faibles épaules qui se trouvent forcées d’avoir à les subir. Des trois grands poètes nationaux de la Pologne, Krasinski a été seul à ne pas connaître les angoisses de la misère. ni celles de l’exil : mais, avec tout cela, aucun de ses deux rivaux n’a été aussi profondément, aussi tragiquement malheureux ; et de là vient encore, peut-être, la nuance de respectueuse affection qui se mêle aujourd’hui, dans le cœur de ses compatriotes, à l’hommage unanime de leur admiration pour le noble poète né il y a cent ans.


T. DE WYZEWA.

  1. Une longue et importante analyse de l’œuvre poétique de Krasinski, qui n’était encore connu que sous le nom de « Poêle anonyme de la Pologne, » a été publiée par Julian Klaczko dans la Revue du 1er janvier 1862. Plus récemment, à propos de l’exhumation d’une correspondance de Krasinski, M. Louis Léger nous a également offert une belle esquisse de la figure et de l’œuvre du poète polonais. (Voyez la Revue du 1er mai 1903.)
  2. Il faut cependant que je signale, au premier rang de ces publications nouvelles, une très savante et éloquente biographie de Sigismond Krasinski par le comte Stanislas Tarnowski (2 vol. in-8 ; Cracovie, librairie de l’Académie des Sciences, 1912).
  3. Une traduction française des deux grands drames et des principaux poèmes en vers de Krasinski a été publiée à Paris en 1870 (2 vol. in-18, librairie du Luxembourg ; mais l’ardente et vivante beauté du texte original y apparaît comme morte, dépouillée de toute saveur et de tout parfum. Du moins le lecteur français pourra-t-il y acquérir une idée des sujets, de l’action, et des personnages de la Comédie non divine et d’Iridion.