Revues étrangères - Le Roman d’un prêtre de village

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Revues étrangères - Le Roman d’un prêtre de village
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 935-945).
LES REVUES ETRANGÈRES

LE ROMAN D’UN PRETRE DE VILLAGE[1]

Le samedi 20 mars 1875, veille du jour des Rameaux, l’évêque de B..., en Styrie, manda près de lui et reçut en audience, dans le grand salon bleu de son palais, un des prêtres les plus distingués de son diocèse, l’abbé Wolfgang Wieser, vicaire de la cathédrale, qui venait de publier, quelques jours auparavant, un recueil de contes et de légendes populaires.

— Mon cher abbé, lui dit-il, je ne suis pas content de vous. Avez-vous donc oublié mes paternels avertissemens? Si vous ne pouvez pas mettre plus de prudence dans vos écrits, jetez plutôt votre plume au diable, et dans votre main prenez un rosaire! Vous compromettez l’Église et le clergé !

Et comme l’abbé protestait, se défendant d’avoir jamais « manqué à l’esprit chrétien » :

— Des phrases que tout cela! interrompit son évêque. Nous avons à représenter le christianisme pratique, entendez-vous bien? Et c’est le desservir que d’adhérer à des idées nouvelles, comme vous l’avez fait dans de récens articles. Et puis vous parlez trop souvent — et, à ce qu’il me semble, trop à dessein — des premiers chrétiens, et des modifications survenues dans l’Église. On croirait parfois, — Dieu me pardonne ! — entendre un franc-maçon et non pas un prêtre !

En vain l’abbé réitérait ses protestations; ses articles, ses livres, étaient là qui fournissaient sans cesse une nouvelle matière aux observations de l’évêque. — Mon vénéré et bien-aimé pasteur, s’écria-t-il enfin, je ne puis nier qu’en effet plusieurs de mes écrits ont eu pour objet d’amener des réformes dans l’Église que nous servons.

— Des réformes dans l’Église catholique ! dans la seule institution qui, sur notre terre toujours en changement, soit jusqu’ici restée immuable ! Vous voulez ruiner, par de soi-disant réformes, notre sainte Église catholique !

— Je sais que mon aveu me perd, monseigneur; mais je ne puis le retenir. Je cherche le royaume de Dieu, et je doute et je tâtonne dans cette recherche, et je suis seul. Au confessionnal, lorsque j’y ai porté mes doutes, et les angoisses qui en résultent pour moi, il m’a été répondu : « Prie, demande à Dieu la grâce de ne plus douter! » Mais rien d’autre, rien pour me convaincre ni pour nue consoler! Vous, monseigneur, venez à mon secours, faites en sorte que je comprenne, par exemple, que le célibat des prêtres...

Car l’abbé Wieser croyait, entre autres choses, que le temps était venu pour l’Église d’autoriser le mariage des prêtres, et que, dans un âge d’universel affaiblissement, le clergé n’avait de chance de se rapprocher de Dieu qu’en « devenant plus humain ». Et il le dit à son évêque, qui lui répondit, lui aussi, en l’engageant à prier pour retrouver la foi. « La foi, lui dit-il, est la seule lumière éternelle. Vainement vous essaieriez d’en chercher une autre. » Sur quoi, il se radoucit, car il l’aimait malgré ses erreurs. « Mon fils, ajouta-t-il en le congédiant, écoutez mon conseil. Cessez d’écrire des folies de ce genre ; mais plutôt employez au service de notre Église le précieux talent que Dieu vous a donné. J’ai toujours reconnu vos aptitudes : fournissez-moi l’occasion de les apprécier. Vous ne comptez pas, n’est-ce pas, rester vicaire toute votre vie? Allez, et que Dieu vous garde ! »

L’abbé s’en alla, touché de tant de bonté. Le souvenir lui revint d’un article qu’il avait écrit le matin même, pour un journal qui devait paraître le lundi suivant ; il y avait affirmé que l’enseignement religieux, dans les écoles, devait avoir pour base l’Évangile et non le catéchisme. Il craignit que cet article, paraissant au lendemain de son audience chez l’évêque, ne contristât le cœur paternel du vieillard, et il courut à l’imprimerie, pour demander qu’on l’ajournât. Mais il venait trop tard. L’article était imprimé, et prêt à paraître.

Une semaine après, le lundi de Pâques, l’abbé Wieser reçut l’avis que l’évêque venait de le nommer curé d’un village des Alpes, Sainte-Marie-en-Torwald. Un village de sept cents âmes, perdu dans les neiges, à quinze cents mètres d’altitude. Un village qui, plusieurs mois durant était privé de toute communication avec le dehors. Le prêtre qu’il s’agissait d’y remplacer était devenu fou, après y être resté une vingtaine d’années.

Avant de partir, l’abbé se rendit chez l’évêque, pour le remercier », suivant l’usage. Le vieillard lui fit l’accueil le plus affectueux. « Mon enfant, lui dit-il, ne croyez pas que j’aie voulu vous punir! Au contraire ! Vous voici désormais curé, vous voici libre. En vous nommant a ce poste, j’ai voulu vous mettre à même de tenter, dans ce coin isolé et lointain, la réalisation pratique de maintes de ces réformes que vous avez, dans vos écrits, théoriquement énoncées. Je ne vous défends pas de continuer à écrire; mais je crois que, là-haut, vous aurez mieux à faire. Sept cents âmes vous sont confiées. Que Dieu vous donne des forces, et vous garde ! Adieu, Wieser ! » Le cinquième dimanche après Pâques, l’abbé Wieser faisait son premier sermon dans la petite église de Sainte-Marie-en-Torwald.


Tel est, en résumé, le prologue d’un roman qui vient de paraître en Allemagne, et qui, depuis son apparition, y mène grand bruit. Il est intitulé la Lumière Éternelle, récit tiré du journal d’un prêtre de la forêt. Et comme le livre a près de cinq cents pages in-octavo, comme il porte sur la couverture l’image d’une grande croix d’où sortent des rayons de clarté, on s’attend, après ce prologue, à une sorte de roman philosophique et religieux, discutant, sous la forme d’un récit, les plus graves problèmes de la conscience humaine. On se dit que, abandonné ainsi à lui-même, dans ce village perdu, l’abbé Wieser ne peut manquer de prendre les proportions d’un apôtre et de tenter, en effet, « la réalisation pratique » des réformes qu’il rêve. On le voit s’essayant à un rôle sublime, luttant pour assurer le triomphe de l’Évangile, et pour rendre à la croix son « éternelle lumière ». On songe à la fois aux prédications du comte Tolstoï et aux beaux ouvrages de M. Ferdinand Fabre. Mais surtout on se rappelle ce mouvement de christianisme social dont parlait naguère, ici-même, M. Georges Goyau, et qui, depuis quelques années, a poussé un si grand nombre de prêtres allemands, protestans et catholiques, à se mêler d’une façon très active à la lutte des classes. C’est un des héros de ce mouvement, sans doute, que l’auteur de la Lumière éternelle aura voulu nous montrer; un de ses héros, et peut-être un de ses martyrs : car la révolte n’est point aisée, et risque fort d’être dangereuse, pour un humble curé de village autridiien ; et l’abbé qui prêche à son évoque la nécessité du mariage des prêtres semble bien avoir en lui toute l’étoffe d’un révolté. Entre cet abbé indomptable et cet évêque inflexible, à quelle tragédie va-t-on assister ?

On entre dans la lecture du roman, après ce prologue, et la première impression est toute de surprise. C’est en effet comme si ce prologue n’avait pas existé, et comme si l’abbé Wieser était simplement un brave homme de curé de campagne, doux et timide, envoyé, sur sa demande, dans un village du creux de la montagne. Pas une fois durant les cinq cents pages il ne fait mine de vouloir réaliser une seule « réforme » dans l’Église. Il dit sa messe, il prêche, il enseigne le catéchisme, il confesse et donne les sacremens, tout comme eût fait n’importe lequel de ses compagnons de séminaire. Nulle trace du révolté qui rêvait le mariage des prêtres, ni du hardi journaliste, ni de l’auteur de contes populaires. L’évêque, non plus, ne reparaît point : l’abbé Wieser se borne à lire en chaire ses mandemens, pendant le carême, et à regretter que le style en soit trop fleuri. Ce n’est pas un apôtre que nous retrouvons, installé dans le vieux presbytère de Sainte-Marie-en-Torwald, mais seulement un témoin, un fidèle et minutieux chroniqueur travaillant à noter, Jour par jour, les divers épisodes de la vie du village.

Tel il nous apparaît surtout dans la première moitié du roman, qui forme, par elle-même, un roman entier. Six ans durant, de 1875 à 1881, son Journal nous renseigne sur les naissances et les morts, et les accidens, et les crimes, et sur l’état des récoltes, et sur les fêtes, sur tout ce qui se produit de nouveau dans ce petit village des Alpes styriennes. Nous apprenons à en connaître un à un tous les habitans, le forgeron Eschgartner qui fait fonction de bourgmestre, son fils le petit Rolf, amoureux des livres et de la vie en plein air, la servante Regina, le sacristain Charles Gross, l’aubergiste, le maître d’école, et des paysans pauvres, et d’autres plus riches, et jusqu’à deux vauriens, Holz-Hoisel et Peter-Heissel, dont l’un a déjà commis un meurtre, et dont l’autre ne va point tarder à en commettre un. Tous ces personnages nous sont présentés tantôt de face et tantôt de profil, reparaissant, puis cédant la place à d’autres, sur la trame du récit de l’excellent curé. Point d’action centrale, mais une dizaine d’actions qui se poursuivent avec des intervalles ; et, dans l’ensemble, une longue chronique, nous initiant à tous les événemens petits ou gros, ordinaires ou exceptionnels, tragiques ou familiers, de cette humble paroisse de Sainte-Marie-en-Torwald. C’est une paroisse très humble et ignorée du monde, très pauvre aussi, et exposée par sa situation à de continuels désastres. Inondations, avalanches, incendies, dures épidémies, pas une année ne se passe sans qu’un nouveau fléau s’abatte sur elle. Et cependant c’est une paroisse parfaitement heureuse, s’accommodant si bien de son isolement, et de sa pauvreté, et de ses fléaux même, qu’on comprend que l’abbé Wieser y ait perdu son envie de « réaliser des réformes ». Avec toute sorte d’instincts brutaux et d’habitudes grossières, les habitans de Sainte-Marie ont fidèlement gardé les mœurs d’autrefois. Ils sont naïfs, pieux, attachés à leur sol, toujours prêts à s’entr’aider en cas de besoin. Des siècles de vie commune ont fait d’eux une seule famille. Et quand quelque bonne fortune échoit à l’un d’entre eux, c’est une fête pour le village entier ; et quand l’un d’entre eux perd sa maison, ou son bien, c’est le village entier qui lui vient en aide. Riches et pauvres, d’ailleurs, obéissent également à l’autorité paternelle du bourgmestre, le prenant pour conseil en toute circonstance : allant jusqu’à lui permettre, s’il le juge à propos, de vider leurs greniers pour le salut de la commune. Ce digne bourgmestre et le curé sont les deux chefs de la famille. Nulle trace de police, ni de tribunal, ni de prison. Et puis chacun, après cela, se fait justice s’il le faut.


Mais le bonheur de ces braves gens leur vient surtout de ce qu’ils ignorent le reste du monde. Ne connaissant pas d’autre existence que la leur, ils n’ont aucune peine à s’en contenter. Et c’est, en vérité, le seul point par où la première partie du roman se rattache à la seconde, qui occupe, dans le livre, les deux cents pages suivantes.

Cette seconde partie est, en effet, expressément consacrée à soutenir une thèse, mais non pas une thèse religieuse, comme semblait l’annoncer le prologue : elle a pour objet de prouver que ce qu’on appelle le progrès n’est pour les hommes qu’une source de souffrances, et que rien n’est tel, si l’on veut vivre heureux, que de rester attaché aux coutumes anciennes. Du jour où le progrès pénètre à Sainte-Marie, c’en est fait du bonheur de ce tranquille village. Et de quelle façon le progrès y pénètre, les formes diverses qu’il y revêt tour à tour, et les ravages profonds qu’y laisse chacun d’elles, c’est ce que nous montre l’abbé dans cette seconde partie de son Journal, sans cesser toutefois de s’en tenir à son rôle de témoin et de chroniqueur.

Il nous présente d’abord des touristes arrivant par hasard à Sainte-Marie, admirant la sauvagerie et la beauté du site, s’y installant pour l’été, y amenant l’été suivant d’autres « amis de le nature ». Le village devient célèbre. On y ouvre des hôtels, un casino ; on y construit des routes, et bientôt un chemin de fer. Et les habitans, au contact de la « civilisation », ne tardent pas eux-mêmes à se « civiliser ». L’argent, que jusque-là ils ignoraient, est désormais leur principal souci : encore dédaignent-ils de le gagner par un long travail, tandis qu’il leur suffit, pour s’enrichir, de louer leurs maisons et d’écorcher les touristes. La foi s’en va, et l’église se vide. Et du même coup s’en vont la confiance mutuelle, l’attachement au sol, la résignation, le bonheur de vivre. Nous avons là, en quelque cent pages, un tableau complet de la naissance d’une « station » au sommet des Alpes. Et si le livre n’avait paru presque en même temps que Là-Haut, le beau roman montagnard de M. Edouard Rod, nous aurions soupçonné l’écrivain allemand de s’en être inspiré, tant la ressemblance est grande entre ces deux peintures des prodromes, de l’évolution, et des suites d’une même maladie sociale.

Mais à Sainte-Marie-en-Torwald cette maladie en entraine une autre derrière elle, plus funeste encore. La « station alpestre » peu à peu se transforme en centre industriel, et les hôtels, les pensions, cèdent la place à de sombres usines. Un juif converti, le baron de Yark, venu d’abord en touriste, s’aperçoit que le pays est riche en divers minerais, et capable de fournir une excellente matière à la spéculation. Mines, fonderies, verreries, il y installe tout cela, en même temps qu’il se fait construire un château dominant le village. Il devient le seigneur de Sainte-Marie, maître absolu de la région, disposant à son gré des malheureux habitans. C’est une ère de dure servitude qui s’ouvre pour eux, jusque-là si libres et si jaloux de leur liberté. Leurs terres, leurs maisons, tout ce que de père en fils ils avaient précieusement gardé, tout finit par tomber entre les mains du baron : et quand ils n’ont plus rien que leurs bras, ils lui vendent leurs bras, se résignant à la pénible et fatigante condition d’ouvriers. Un beau jour, leur maître baisse leurs salaires : ils se mettent en grève, incendient le château, s’apprêtent à massacrer patrons et contre maîtres, et à se massacrer les uns les autres par dessus le marché, lorsque les gendarmes réussissent à les maîtriser. Car avec la servitude deux autres maux sont tombés sur ces misérables : l’alcoolisme et le socialisme. Et d’aucun des trois ils ne pourront se guérir.

C’est la véritable conclusion du roman, la seule qui découle des faits racontés. Il n’y a pas jusqu’à la première partie qui ne contribue à la renforcer, par le contraste même de l’impression de paix et de bonheur qui s’en dégage avec les sinistres tableaux des pages suivantes. L’auteur, évidemment, a voulu nous montrer combien il y avait peu de profit, pour un peuple, à échanger son ancien état de vie contre les soi-disant conquêtes de la civilisation. Mais la religion, comme l’on voit, ne joue aucun rôle dans toute l’histoire, à cela près que, dans la mesure où le progrès envahit le village, l’église se dépeuple et la foi diminue. Avec le flot des touristes, Darwin, Büchner, Nietzsche pénètrent à Sainte-Marie, où les suivront bientôt Karl Marx et Bakounine. Les paysans ne retiennent d’eux que de vaines formules qu’ils ne comprennent pas ; mais ils comprennent du moins que l’autorité du catéchisme n’est pas aussi universelle qu’ils se l’imaginaient ; et il ne leur en faut point davantage pour les conduire désormais à la dédaigner.

L’auteur aurait donc pu arrêter son récit à la ruine définitive de Sainte-Marie-en-Torwald. Le roman aurait été un plaidoyer contre le soi-disant progrès : il aurait signifié que « l’éternelle lumière » qui vient aux hommes de la parole de Dieu valait mieux pour leur bonheur que les « lumières » de toute sorte qu’on s’efforce aujourd’hui de lui substituer. Mais sans doute cette signification, qui est pourtant la seule qui ressorte de son livre, lui aura en fin de compte paru trop banale, ou trop « cléricale. » Toujours est-il que, se rappelant son prologue, il a cru devoir lui donner pour pendant une sorte d’épilogue, où, brusquement et sans l’ombre de motif, l’abbé Wieser recommence à se révolter. Lui qui, durant tout le cours du récit, a été si sage et s’est tenu si tranquille, tout entier à l’accomplissement de ses devoirs de prêtre, le voici qui, vers la fin du livre, découvre que sa religion est insuffisante et vaine : et cela, simplement, parce qu’elle ne lui a point donné le moyen de préserver ses paroissiens de la ruine et de la corruption où il les voit tombés. Il découvre tout d’un coup que les trois seuls hommes de sa paroisse qui soient restés honnêtes sont aussi les seuls qui n’aient jamais admis la doctrine catholique : l’un est un juif, l’autre un athée, le troisième un évangéliste à la manière de Tolstoï; et c’est encore une découverte qui réveille ses doutes. Et le malheureux meurt fou, comme était mort son prédécesseur. Mais on ne peut s’empêcher de croire que sa folie a commencé dès le début de cet épilogue, dès qu’il a eu l’idée extraordinaire de détourner de la foi catholique un jeune orateur socialiste, qui de tout son cœur voulait s’y convertir. « Allez plutôt là-haut voir Rolf le bûcheron, lui seul vous dira ce qu’il convient de croire ! » dit cet invraisemblable prêtre au jeune néophyte; et ce Rolf qu’il admet pour maître est un vrai mécréant, contempteur déclaré des prêtres et de l’Église et de tout ce qui ressemble à un culte ou à une prière. C’est ce Rolf qui enterre le curé, à la dernière page du livre : il élève sur son tombeau une croix de fer où il inscrit cette devise : « La lumière éternelle est l’amour. »

Encore ai-je peur de n’avoir pas suffisamment expliqué, dans cette analyse sommaire, la profonde incohérence des diverses parties du roman. Ce n’est pas seulement un ouvrage mal composé : quatre histoires s’y trouvent en quelque sorte accolées, dont trois au moins, loin de s’enchaîner, se contredisent l’une l’autre. Le soi-disant auteur du Journal, l’abbé Wieser, se montre à nous sous trois aspects différens, sans que nous puissions deviner les raisons de ces différences. Et l’on dirait que l’auteur s’est fait un jeu de nous dérouter, ou bien encore que lui-même n’a pas pris le temps de faire son choix, parmi les divers sujets qui lui étaient venus à l’esprit.

Mais son livre, avec tout cela, n’est pas banal ; et le succès qu’il a obtenu en Allemagne s’explique aisément. Ses défauts, d’abord, sont de ceux pour lesquels le public allemand n’a jamais été bien sévère. A peine si l’on semble s’être aperçu de son désordre, de son manque de suite, du désaccord entre la thèse qu’il annonçait et celle qui s’y trouvait réellement soutenue. On n’y a vu que l’intention de soutenir des thèses, de remuer de grandes idées religieuses et morales. Et comme l’auteur, au début et à la fin du récit, parlait de l’incompatibilité de l’état présent de l’Église avec l’état présent de la société, on n’a point fait difficulté d’admettre que le récit tout entier avait pour objet de le démontrer. Dans la chronique villageoise de l’abbé Wieser, on s’est accordé à découvrir un pamphlet anti-catholique : un pamphlet chrétien-social, ont ajouté les uns, d’autres ont dit libertaire.

Et puis, l’auteur de la Lumière éternelle, M. Peter Rosegger, n’est pas le premier venu. C’est au contraire l’un des auteurs les plus lus de l’Allemagne, et l’un des plus aimés. Depuis quarante ans bientôt qu’il décrit les mœurs et les paysages de son pays natal, la critique n’a guère pris la peine de s’occuper de lui ; mais il en va en Allemagne un peu comme en France : les œuvres qui font le plus de bruit ne sont pas celles qu’on achète le plus. Ou plutôt il en va ainsi en Allemagne bien davantage encore qu’en France, car on y trouve des auteurs dont personne, pour ainsi dire, n’a jamais parlé, et qui sont cependant devenus populaires. Ce sont pour la plupart des auteurs provinciaux, n’ayant pas d’autre objet que de peindre le coin de terre où ils se sont fixés. Plusieurs écrivent même dans des dialectes locaux, fort malaisés à comprendre pour des étrangers. Il y a des Suisses et des Westphaliens des Hanovriens, des Badois, et des Tyroliens. Mais, depuis la mort de Gottfried Keller et de Fritz Reuter, aucun n’est aussi goûté que le Styrien Rosegger, auteur de Ma Forêt natale, du Journal d’un maître d’école, du Chercheur de Dieu, de Jacob le dernier, de Pierre Mayr l’aubergiste, et d’une trentaine d’autres romans et recueils de contes, sans compter cette Lumière éternelle qui nous occupe aujourd’hui!

En France même, durant ces dernières années, on a maintes fois essayé de le présenter au public. Mais le charme ténu de ses récits s’évapore dès qu’on tente de les traduire : et puis on les a, jusqu’à présent, assez mal traduits; et c’est encore une détestable méthode, pour nous intéresser à un auteur étranger, de nous déclarer tout d’abord qu’on va nous offrir des chefs-d’œuvre.


Des chefs-d’œuvre, M. Pierre Rosegger n’en a point produit; et si populaire qu’il soit dans l’Allemagne entière, ce n’est certainement pas un grand écrivain. Fils de paysans, d’abord berger, puis apprenti tailleur, il avait dix ans quand il apprit à lire ; et il y a bien des secrets du métier des lettres qu’on sent trop qu’il a toujours négligé d’apprendre. Il ne sait ni composer un récit, ni pousser à fond le développement d’une idée. Se restreindre, donner à sa pensée une forme serrée et précise, éviter les répétitions et les détails inutiles, cela non plus il ne le sait guère. Les défauts de son dernier roman se retrouvent jusque dans ses contes; et un critique a même pu dire que, de toutes ses œuvres, la Lumière éternelle était, littérairement, la plus irréprochable.

Quarante ans de littérature, ni de nombreux voyages, ni la fortune, ni la gloire, n’ont empêché M. Rosegger de rester un paysan. Mais rien aussi ne l’a empêché de garder au fond de son cœur tous les instincts de sa race : et je ne crois pas que jamais un conteur provincial ait mieux connu, mieux compris et mieux senti les caractères particuliers de sa petite patrie. Ses récits ne sont pas des récits de lettré : mais non seulement ils nous dépeignent exactement la physionomie des villages styriens : ils nous en révèlent l’âme tout entière, avec une vérité d’autant plus frappante qu’on la devine plus irréfléchie, et, en quelque sorte, inconsciente.

Son nouveau roman en est une preuve nouvelle, et des plus curieuses et des plus typiques. Il s’y est efforcé, évidemment, de s’élever au-dessus du niveau ordinaire de ses tableaux styriens. Entraîné dans le courant général, il a voulu, lui aussi, écrire un roman philosophique, un grand roman où il traiterait des problèmes religieux et sociaux à l’ordre du jour. Et au lieu d’un grand roman il a produit, en réalité, quatre tableaux de mœurs maladroitement accouplés ; et au lieu de la thèse religieuse qu’il rêvait de soutenir, la seule, thèse qu’il ait réellement soutenue, la seule qu’il ait développée tout au long et appuyée sur des argumens sérieux, est une thèse pour ainsi dire paysanne, celle-là même qui devait tenir le plus au cœur d’un ancien berger : il a fait de son roman une protestation, au nom de la nature, contre la soi-disant civilisation, meurtrière des beaux sites et des belles coutumes. Oubliant ses ambitions de philosophe et de théologien, il ne s’est souvenu que de l’heureuse vie dont il avait été témoin jadis, dans sa forêt natale, et des influences funestes qui, peu à peu, sont venues la détruire. Bien d’autres avant lui avaient soutenu la même thèse : mais personne n’y avait mis une passion aussi ardente, personne n’y avait dépensé autant de lui-même. Les autres avaient haï le « progrès » par réflexion; M. Rosegger le hait comme un ennemi personnel ; et l’on sent qu’il se serait fort bien accommodé de voir le reste du monde corrompu et gangrené par la civilisation, si seulement elle avait épargné les hameaux forestiers des Alpes de Styrie.


La partie de son livre qu’il a consacrée à cette thèse est loin, cependant, d’être la meilleure. Il a voulu trop prouver ; et plusieurs des faits qu’il raconte ont des airs d’argumens qui nous empêchent d’en être touchés : tandis que jamais au contraire il n’a rien écrit de plus touchant, ni de plus naturel, ni de plus charmant, que l’autre partie, celle où il a dépeint la prospérité de Sainte-Marie-en-Torwald avant la malfaisante invasion du progrès. J’ai dit combien de types divers il y avait mis en scène: mais je voudrais pouvoir dire encore la vie qu’il leur a prêtée, et avec quelle pénétrante sympathie il les a étudiés. A elle seule, cette partie suffirait à justifier le succès du livre. Avec toutes ses maladresses de forme, elle est à la fois éloquente et simple, pleine d’émotion et de vérité. La nature aussi y joue son rôle, à côté des hommes : une nature tantôt terrible et d’une féroce grandeur, tantôt infiniment douce, souriant aux parfums des fleurs et à la chanson des oiseaux. Sans cesse des paysages s’entremêlent au récit; ou plutôt la nature et les hommes nous apparaissent intimement unis, fondus par le long contact en une vie commune. Et ce sont des scènes tour à tour tragiques ou familières : des inondations, des avalanches, et puis des bénédictions de moissons, des danses sur l’herbe au soleil couchant. Ou bien encore de naïfs épisodes tels que celui-ci : « En sortant de la forêt, ce matin, j’ai aperçu le petit Rolf, le fils du forgeron. Il se tenait immobile devant un buisson de ronces. — Que fais-tu là, Rolf? — Il ne répond rien et me regarde dans les yeux. Et je découvre alors un spectacle horrible. A une branche d’épine des scarabées sont accrochés, par rang de taille, chacun ayant le corps traversé d’une pointe. — Qui a fait cela? demandé-je au gamin. — Un oiseau, monsieur le curé! —Un oiseau? Martyriser ainsi de pauvres créatures ! Jamais un oiseau n’en serait capable! — Je l’ai vu, monsieur le curé. — Silence! lui dis-je. C’est toi qui l’as fait!

« Il me regarde de nouveau bien en face, et se tait. Et moi, tout bouillant de colère, je lui crie : — Méchant garçon, combien je me suis trompé sur ton compte! Avoir l’air d’un petit saint, se plonger dans la lecture de livres pieux, et torturer ainsi des bêtes sans défense ! Est-ce donc là ce que le Christ t’a appris? Va-t’en d’ici, misérable!

« Il s’est détourné, puis, baissant la tête, a poursuivi son chemin.

« Ce soir, je rencontre le maître d’école : — Quelle éducation donnez-vous donc aux enfans? Voilà qu’un de ces petits drôles s’amuse à enfiler des insectes sur des épines ! Et il ment, par-dessus le marché ! Il nie! Il dit que c’est un oiseau qui est le seul coupable!

« Le maître d’école est d’abord un peu interloqué. Et quand enfin il m’a compris : — Il est en vérité fort possible que l’enfant ait dit vrai, monsieur le curé. Lanius collurio, c’est le nom de cet oiseau, l’émerillon à des rouge, qui imite si gaîment la voix des autres oiseaux. Bien souvent on peut l’entendre, dans notre forêt. C’est lui qui attrape les insectes et les enfile aux épines, tout comme le boucher accroche ses veaux, par rang de grandeur.

« Sur quoi me voici tout confus de la leçon. J’ai honte de mon ignorance, honte d’avoir été si injuste. Je cours chez le forgeron, et, avisant l’enfant : —Pourquoi, lui crié-je, ne t’es-tu pas défendu? Tu mériterais qu’on te tirât les oreilles ! On t’accuse à tort et, méchamment, tu te tais !

« — Ce n’est pas méchamment, me répond le gamin. Que c’est l’oiseau qui a fait la chose, je vous l’ai dit tout de suite. Et quand j’ai vu que vous ne me croyiez pas, j’ai pensé qu’il n’y avait rien à tenter contre cela. Je savais qu’on ne doit jamais contredire M. le curé. »


T. DE WYZEWA.

  1. Das Ewige Licht, par Peter Rosegger, I vol. in-8o ; Leipzig, 1897.