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Un Romancier polonais - Ladislas Reymont

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REVUES ÉTRANGÈRES

UN ROMANCIER POLONAIS :
LADISLAS REYMONT

Marzyciel (le Rêveur), par Wladyslaw Reymont, un vol. in-18, Varsovie, librairie Gebethner, 1910.


— Alors, comment devrai-je faire ?

— Vous prendrez le funiculaire du Vomero ; là-haut, tout près de la station, vous trouverez l’ancien couvent de Saint-Martin, et, adossé à l’un de ses murs, un petit café avec une terrasse ! De cette terrasse s’offrira à vous le plus merveilleux spectacle du monde ! Devant vous, dans l’éclatante lumière du soleil, la baie tout entière se déploiera, jusqu’à l’horizon que ferment des îles. A vos pieds, vous aurez Naples, et le Vésuve en face de vous. Et depuis Capri jusqu’au Cap Misène l’immense cirque des montagnes encadrera une plaine enchantée où des vignes, des pins, des oliviers baignent dans un rayonnement de lumière bleue !

— Combien je vous remercie de vos renseignemens ! Mais je ne me doutais pas que vous eussiez voyagé ! — répondit une voix étonnée, pendant qu’une main, dans la petite ouverture du guichet, prenait le billet de chemin de fer ainsi qu’un reste d’argent.

Joseph sourit tristement, inscrivit à la craie, sur le tableau noir, le numéro du billet qu’il venait de vendre, et puis releva la tête et murmura, en français :

— Je n’ai pas toujours été distributeur de billets !

Sur quoi quelqu’un se pencha vivement, des yeux brillèrent dans l’étroite ouverture, et une main blanche et chaude se tendit vers le jeune employé.

— Comme je vous plains !

Joseph étreignit la main offerte et la retint longuement, les yeux perdus au loin, comme accablé sous l’émerveillement du golfe bleu qu’il venait d’évoquer ; après quoi il soupira, en caressant les boucles légères de ses cheveux blonds.

Derrière le guichet, cependant, commençaient à s’élever d’autres voix irritées, des bruits de souliers retentissaient, frappant le sol avec impatience, et bientôt une foule entière se pressa contre les carreaux dépolis qui entouraient le guichet, réclamant les billets pour le train déjà annoncé. Joseph parut enfin s’éveiller de son rêve, soupira de nouveau, et, mélancoliquement, se remit à sa tâche : il écouta les demandes, chercha les billets voulus dans les innombrables compartimens de l’armoire ouverte, les timbra, les jeta devant les mains étendues pour les prendre, reçut l’argent et rendit la monnaie, tout cela très vite, avec la régularité et l’indifférence d’un appareil automatique.

Et sans cesse une voix nouvelle lui criait un nouveau nom de gare, sans cesse de nouvelles mains s’allongeaient, impatientes ; mais Joseph les connaissait déjà si parfaitement, ces mains et ces voix des voyageurs, que pour beaucoup de ceux-ci il savait d’avance la destination et la classe du billet qu’ils allaient demander, et qu’à bon nombre de mains il souriait amicalement, se tenait fièrement à distance de bon nombre d’autres, ou bien faisait mine de ne pas les reconnaître, et reculait avec dégoût devant quelques-unes ; et une ou deux fois, au contraire, lorsque apparaissaient dans l’ouverture de petites mains blanches et parfumées, les regards qu’il adressait à celles-là étaient caressans comme des baisers.

Et durant un quart d’heure, par le guichet ouvert, sans cesse s’étendirent vers lui des mains des espèces les plus dissemblables ; il y en avait de vieilles et de jeunes, de jolies et de laides, d’infortunées et de triomphantes, des mains pareilles à des griffes et d’autres à des fleurs, des mains faites pour recevoir des baisers et d’autres pour recevoir des chaînes.

Enfin un sifflement aigu déchira l’air, les murs se mirent à trembler sourdement ; le convoi des mains acheva de défiler devant le guichet ; et Joseph, sortant de son bureau, alla jeter un coup d’œil sur le quai de la gare. La neige tombait en flaques énormes, le quai s’était transformé en une bruyante fourmilière humaine ; le chef de gare, en casquette rouge et en gants blancs, allait et venait avec solennité, les gendarmes se dressaient immobiles et raides, comme des colonnes. Et le train s’arrêta, des portes claquèrent, des voyageurs se précipitèrent à l’assaut des wagons, pendant qu’un petit vendeur de journaux glapissait son refrain, et qu’un garçon du buffet, vêtu d’un frac tout graisseux, avec une serviette blanche sur sa tête nue, courait le long des voitures en portant un plateau garni de verres, et psalmodiait d’une voix monotone : Du thé ! du café ! du thé !

Joseph considérait tout cela d’un air calme. Mais tout à coup, comme si quelque chose l’avait mordu au cœur, il murmura aigrement :

— Quel besoin peut-elle bien avoir toute cette racaille, de circuler ainsi par le monde ?


Cet obscur petit employé d’une des plus importantes stations de chemins de fer de la Pologne russe n’a jamais eu l’occasion, lui, de « circuler par le monde, » et c’est simplement d’après Baedeker que, tout à l’heure, il décrivait à l’élégante voyageuse inconnue les splendeurs de la baie de Naples et l’enchantement du soleil italien. Né de parens nobles, mais orphelin dès l’enfance et sans la moindre fortune, force lui a été de se résigner à l’humiliation d’une tâche qui, depuis plusieurs années déjà, suffit à l’empêcher de mourir de faim. Aussi bien accomplit-il cette tâche avec la régularité machinale que nous avons vue, n’ayant rien autour de soi pour l’en divertir : car il n’aime ni le jeu ni le vin, ni même les plaisirs galans sous la forme où ceux-ci lui seraient accessibles. Profondément étranger à toute la réalité qui l’environne, il vit tout entier dans ses rêves, par un instinctif besoin de son âme de poète manqué ; et comme le hasard de sa destinée l’a plongé de bonne heure dans le monde particulier des chemins de fer, il n’est pas étonnant que ses rêves aient revêtu chez lui, de plus en plus, l’aspect d’une véritable passion, — ou folie, — de voyages. Au contact de ces mains de toute espèce à qui, chaque jour, il distribue des moyens d’explorer toutes les régions de la terre, un désir maladif lui est venu d’explorer à son tour ces régions merveilleuses que lui seul d’ailleurs, grâce au double privilège de sa naissance et de son génie, sera capable d’apprécier enfin dans toute leur beauté dénature ou d’art. Et ainsi, sa chaude imagination s’est enflammée peu à peu, alimentée encore par une lecture continuelle des « guides » et des récits de voyages : au point qu’il lui arrive parfois de se laisser prendre soi-même aux mensonges et aux vantardises qui, presque constamment, lui sont suggérés par son souci d’affirmer sa supériorité sur la misérable « racaille » de son entourage. Ses journées comme ses nuits s’écoulent désormais dans une étrange atmosphère de visions et d’aspirations idéales où il lui est sans cesse plus difficile de distinguer nettement entre les faits authentiques de sa vie et les belles aventures que sa rêverie s’obstine infatigablement à leur substituer : tantôt s’exaltant à ressentir jusqu’au bruit et à l’odeur d’une rue de Séville ou d’un quai de Rio-de-Janeiro, et tantôt retombant avec désespoir dans l’odieuse banalité de son petit bureau tapissé de billets.

Et peut-être, déjà, un « cas » psychologique tel que celui-là sup-pose-t-il une conformation du cerveau possible seulement chez une race dont l’imagination ne se trouve pas retenue, à toute heure, par l’actif et vigilant contrepoids du « bon sens, » — d’une race à l’oreille de qui la calme voix de la « réalité » ne parle pas assez haut pour l’empêcher d’entendre sans arrêt l’appel insinuant de la fantaisie. Mais combien plus nettement encore la marque distinctive du caractère polonais, dans l’âme éperdument chimérique de Joseph Pelka, se révèle à nous par d’autres traits de ses sentimens ou de sa conduite, et en particulier par l’incapacité que nous découvrons chez lui à satisfaire jamais ces désirs passionnés qui jaillissent de son cœur avec un élan, une intensité, une richesse sensuelle extraordinaires ! Car à peine le jeune homme approche-t-il de la réalisation de l’un de ses rêves, qu’aussitôt ce rêve se décolore et se rapetisse, se dépouille inévitablement de tout le délicieux attrait qu’il avait pour lui. Un jour, par exemple, le distributeur de billets obtient la faveur de monter lui-même dans l’un de ces trains rapides qu’il s’exaspérait de voir défiler sous ses yeux : il se rend à Varsovie, dépense d’emblée le peu d’argent qu’il a apporté en allant se loger dans un grand hôtel, et puis, dès la minute suivante, se sent pénétré d’un mélange si douloureux de déception et d’ennui que de tout son être il n’aspire plus qu’à s’enfuir loin de cette fausse grande ville, afin de pouvoir, du moins, recommencer à rêver librement dans la solitude de son petit bureau. Ou bien c’est une jeune femme qui, par miracle, a réussi à lui plaire lorsqu’il l’a rencontrée chez un camarade : mais que la pauvre enfant, émue de la curiosité sympathique qui lui est apparue dans les yeux de Joseph, abandonne son amant pour venir le rejoindre, sur-le-champ il aperçoit en elle tant d’ignorante sottise et de vulgarité qu’il s’étonne d’avoir pu la juger agréable. La seule femme qu’il aime est une princesse de la Chine ou des Indes, une exquise créature imaginaire dont le visage ne cesse pas de varier au gré de ses lectures ou du simple hasard : sauf parfois pour cette vague image, — comme l’on va voir, — à devenir plus concrète et plus proche, mais avec les conséquences désastreuses qui suivent inévitablement tout effort du jeune « rêveur » polonais à changer ses chimères en réalité.


Un soir de décembre, une tourmente de neige s’est produite qui a interrompu le fonctionnement du télégraphe, et rendu à peu près impossible la marche des trains. Cependant, l’express de Berlin est entré en gare : on espère que, avec l’aide de son chasse-neige, il pourra continuer sa route sans autre dommage qu’un retard de quelques heures.


Joseph se promenait le long du train, et bien que le vent le couvrît de neige et faillît par instans le précipiter contre le marchepied des wagons, il s’obstinait à examiner toutes les fenêtres, avec un pressentiment qu’il essayait de se cacher à soi-même.

— Votre princesse inconnue est là, dans le wagon-salon ! — lui cria, au passage, le conducteur du train.

Joseph fut saisi d’un frisson de joie. Il courut vers la fenêtre du wagon désigné, et regarda à l’intérieur. Oui, c’était bien elle, cette ombre merveilleuse dont il rêvait et qu’appelait bien souvent son âme désolée, cette adorable apparition qu’il connaissait seulement pour l’avoir vue, tous les ans, s’en aller ainsi quelque part dans le monde, et en revenir !

Elle était assise avec une vieille dame imposante ; et, ayant aperçu la figure du jeune employé à la lumière de la lampe électrique, elle lui sourit si aimablement, comme toujours, que d’un geste inconscient il leva sa main jusqu’à sa casquette, tout en fixant sur la voyageuse des yeux pleins d’amour. Après quoi, la jeune femme, sans doute, parla de lui à sa compagne, car la vieille dame, à son tour, daigna lui adresser un sourire indulgent. Et Joseph se répétait à soi-même, tout bas, joyeusement :

— Ma princesse m’a reconnu ! Elle m’a reconnu !

L’ouragan le battait et le recouvrait de neige : mais il continuait à rester là, comme hypnotisé, regardant la jeune voyageuse avec des yeux brûlans. « Je t’attendais, ma bien-aimée, je savais que tu allais venir ! » soupirait-il, pendant que sa poitrine se soulevait de plus en plus vite, et que devant ses yeux s’allumaient des étoiles.

De nouveau il vit s’épanouir le sourire céleste. Soudain la fenêtre du wagon tomba bruyamment, et l’inconnue se dressa debout, dans l’ouverture, tout près de son amoureux. Incapable de croire à la réalité de son bonheur, il entendit une voix douce et chantante :

— Pourquoi donc restons-nous si longtemps ici ?

Il voulut répondre ; mais sa gorge s’étrangla, et il sentit que tout son visage s’inondait de rougeur. La princesse blanche sourit de nouveau, et, plongeant sur lui ses grands yeux violets, d’un ton impérieux lui demanda encore :

— Croyez-vous que nous ayons chance de parvenir jusqu’à la frontière ?

— Oh ! sûrement ! Tout au plus avec un petit retard !

Il avait fini par retrouver la parole, mais sa voix tremblait d’émotion ravie. Puis ils se regardèrent en silence pendant quelques instans ; et dans les yeux de Joseph la jeune femme lut une si ardente prière d’admiration et d’amour que ses propres lèvres frémirent, et qu’une nuance de rose traversa la divine pâleur de son visage ; et puis elle serra plus étroitement contre elle son manteau de fourrure.

— Et vous ne craignez pas que la neige nous submerge, quelque part en chemin ?

— Oh ! non ! c’est impossible !

— Merci beaucoup !

Elle demeurait là, comme si elle eût attendu une réponse ; et ses yeux violets le dévisageaient maintenant avec une bienveillance plus marquée. Mais lui, hélas ! il ne savait que répondre. Des milliers d’idées et de mots lui affluaient à l’esprit et lui agitaient les lèvres ; ses yeux enflammés projetaient vers elle un hymne d’adoration extasié, son cœur se démenait follement : et toujours impossible d’énoncer une seule parole ! Après un moment d’attente, la voyageuse lui sourit une dernière fois, referma la fenêtre, et revint vers sa compagne. Le train, d’ailleurs, était sur le point de se remettre en route. Et Joseph, d’un regard atterré, considéra cette fenêtre fermée aussi longtemps qu’elle n’eut point disparu dans l’obscurité.

— Vrai, il faut avoir du courage pour s’amuser à flirter par un temps pareil ! — lui cria le conducteur, lorsque la dernière voiture du train défila devant lui.


On entend bien que l’histoire ne finit pas là. Bientôt le chef de gare apprend que l’express est bloqué par les neiges, à quelques kilomètres plus loin ; et une équipe d’employés est envoyée à son secours, dont Joseph a obtenu de faire partie. Avec un enthousiasme de plus en plus insensé, le jeune homme s’élance à la conquête de sa bien-aimée. Il la retrouve tranquillement attablée dans la chaude atmosphère du wagon-restaurant, tout occupée à rire des complimens que lui débite un groupe joyeux de jeunes officiers ; et le regard qu’elle lance sur son sauveur, lorsque celui-ci s’est mis en tête d’attirer de force son attention sur lui, ne reflète plus qu’une indifférence hautaine, et mieux vaut ne point parler de la manière dont le pauvre Joseph, en voulant tout ensemble accabler l’infidèle du témoignage de son désespoir et de son mépris, achève définitivement de s’avilir à ses yeux.

Ainsi ce « rêveur » ne parvient pas à trouver dans le rêve la douceur consolante qu’y puisent volontiers d’autres âmes, également incapables de s’intéresser aux médiocres illusions de la « réalité. » Ne pouvant ni se résigner à la seule méditation poétique des jouissances que désire passionnément son cœur, ni non plus essayer activement de les satisfaire, il souffre d’une douleur si constante et profonde que toutes ses folies ne nous empêchent pas de le plaindre, comme un grand enfant que torturerait un mal inguérissable. Sans compter que sous ses folies, — dont quelques-unes ne laisseraient pas de sembler bien étranges à des lecteurs français, — nous découvrons à chaque instant une nature essentiellement loyale et généreuse, plaçant très haut l’idéal moral que, d’ailleurs, elle n’a point le courage d’appliquer dans ses actes, et rachetant jusqu’à ses fautes les plus humiliantes par une certaine attitude noblement dédaigneuse à l’égard de la vie. Mais peut-être aussi l’involontaire sympathie que nous inspire cette figure singulière tient-elle en partie au relief qu’a su lui donner le romancier polonais : unissant avec un art si parfait, dans l’image vivante qu’il nous offre de son héros, les élémens distinctifs de sa race et la part éternelle de son « humanité » qu’il nous contraint à le suivre d’un regard indulgent et presque affectueux dans toutes les péripéties de sa lutte inutile contre la destinée, depuis les visions éveillées en lui, au début du roman, par les noms enchantés de Naples et de l’Italie jusqu’à la catastrophe tragique où va s’écrouler, d’un seul coup, tout le laborieux édifice de ses rêves.


Je ne puis malheureusement que résumer ici, en quelques mots trop rapides, l’origine et les circonstances principales de cette catastrophe, telles que nous les décrit le nouveau roman polonais de M. Ladislas Reymont. Parmi les collègues de Joseph Pelka se trouve un jeune garçon d’origine paysanne, et profondément méprisé en cette qualité par notre gentilhomme, mais qui n’en a pas moins, sur ce dernier, l’énorme avantage d’être né avec un talent artistique qu’il a toujours cultivé dans ses momens de loisir. Un beau jour, Joseph apprend de ce camarade qu’un riche amateur lui a prêté plusieurs milliers de francs, afin qu’il aille poursuivre à Paris ses études de peintre ; et il faut voir avec quel aplomb le « rêveur, » devant cette nouvelle imprévue, affecte de mépriser les impressions, fades et banales, d’un séjour à Paris, tandis que lui-même, à l’en croire, se propose de partir bientôt vers les forêts merveilleuses de l’Amérique Centrale, où des princes de ses amis l’invitent à venir chasser avec eux ! Mais, en réalité, la nouvelle du voyage que va pouvoir accomplir ce misérable « rustaud » achève d’affoler la brûlante imagination du distributeur de billets. Et d’abord celui-ci, dans une admirable scène que j’aurais été heureux de pouvoir traduire tout entière, imagine de voler à son camarade la liasse de billets que le jeune artiste a trop ingénument étalée sous ses yeux. Puis, lorsque enfin il a réussi à dompter ce lâche désir, le voici qui, ne pouvant plus se résigner à l’odieuse fatalité de son existence, décide brusquement de s’enfuir avec le contenu de la caisse dont il a la garde ! Dans des chapitres dont la hâte fiévreuse fait songer aux plus pathétiques peintures de Dickens ou de Dostoïevski, l’auteur s’exalte lui-même à nous raconter chacune des étapes de cette fuite haletante, et, par exemple, la rencontre soudaine du voleur avec la jeune femme qui naguère était venue se réfugier tendrement près de lui. Joseph maintenant la supplie de l’accompagner à Paris, ayant déjà commencé à éprouver cette horreur de la solitude qui sera, de plus en plus, la forme la plus cruelle de son châtiment. Mais la jeune femme a deviné en lui un criminel, et, inconsciemment, sa tendresse pour lui s’est mêlée d’un mystérieux effroi : de telle sorte qu’elle l’abandonne à moitié chemin. Et c’est, ensuite, l’arrivée de Joseph à Paris, où tous les quelques jours qu’il va vivre seront pour lui un long cauchemar, avec une impossibilité absolue de goûter à aucun des plaisirs autrefois le plus ardemment attendus et rêvés. Détail caractéristique : les seules choses qui désormais conservent encore le pouvoir de l’intéresser sont celles qui se rapportent à son ancien métier : l’ « aristocrate » qui, durant des années, n’avait point cessé de rougir de sa profession, le voilà qui, pour distraire l’écrasante monotonie de sa solitude, s’en va regarder de quelle façon ses confrères parisiens distribuent des billets, dans les diverses gares ! Et c’est encore, — en véritable employé de chemins de fer, — aux roues familières d’une locomotive qu’il finira bientôt par demander la délivrance de ses remords et de son ennui.


Joseph souffrait de plus en plus, se sentait indiciblement malheureux : mais il ne savait toujours pas que faire de soi, et n’avait même pas la force de songer à cette question. Parfois seulement, dans de rares minutes d’énergie reconquise, il projetait un départ pour l’Amérique ou pour Londres.

— Qui sait ? Ce sera peut-être là-bas ?

Et il rêvait à ce voyage pendant quelque temps : mais bientôt cette dernière espérance le dégoûtait à son tour, et de nouveau il errait par les rues, étranger et inutile, semblable à une feuille que le vent aurait détachée d’un arbre et semée au hasard.

Une certaine nuit, il fut réveillé par des coups de tonnerre. Il entr’ouvrit la fenêtre : un orage se déchaînait sur Paris, des éclairs projetaient des zigzags de feu ; et bientôt une violente averse se mit à tomber, débordant des gouttières et tambourinant sur les toits.

— Tout à fait comme chez nous au printemps ! se dit-il.

Et il se recoucha, mais sans pouvoir se rendormir : car la tristesse ainsi ravivée s’était insinuée dans son cœur, et commençait à le déchirer avec les dents aiguës du souvenir.

— Là-bas aussi, le printemps doit être venu ! gémit-il, en sentant que toute son âme s’envolait « là-bas. »

Les arbres fruitiers, dans les jardins, s’étaient revêtus de fleurs ! Les grues allaient lentement par les prairies, la terre labourée exhalait son parfum coutumier ; les trains filaient en faisant trembler les murs, et laissaient derrière eux un long sillon de fumée. Tout l’air était imprégné d’un bien-être délicieux.

— Mais moi, jamais plus je ne prendrai ma part de tout cela !

Dès l’aube suivante, cependant, il résolut décidément de partir pour l’Amérique. Après s’être informé de l’heure du départ du premier paquebot, il donna congé de sa chambre, et commença fiévreusement à emballer ses effets.

— Quand pensez-vous partir ? lui demanda le garçon de l’hôtel.

— Demain matin.

— Je vous conseillerais plutôt de partir tout de suite !

— Et pourquoi ? Le garçon jeta un regard méfiant autour de la chambre, et, d’un ton mystérieux, lui murmura :

— La police vous cherche ! Elle peut venir d’un moment à l’autre !

— Quelque malentendu ! — répondit Joseph de l’air le plus tranquille, en donnant, au garçon un généreux pourboire.

Après quoi il s’en alla déjeuner, comme les autres jours, dans un café voisin ; mais il lui semblait que tous les yeux se fixaient sur lui, et il s’empressa de sortir du café. Longtemps il erra sans but, mais toujours avec la sensation que quelqu’un le suivait. Il hâtait le pas, évitait soigneusement la rencontre des sergens de ville, finissait presque par courir ; et tout à coup, sans savoir quand ni comment, il se trouva hors de la ville, en pleine campagne.

Le jour était printanier, tiède, mais un peu brumeux ; sur les eaux frémissantes se penchait le tendre duvet des saules, les vergers étincelaient de fleurs, les oiseaux chantaient. Devant lui, entre des jardins, Joseph vit passer un train tout essoufflé.

Il s’approcha de la voie, s’assit sur un talus, et regarda distraitement tomber l’ombre du soir. D’un jardin qui bordait la voie, des abricotiers secouaient sur lui leurs pétales roses, le vent caressait doucement son visage enfiévré ; et il restait assis sans remuer, tout plein de larmes contenues, le cœur inondé d’une affreuse tristesse.

— Tout est mensonge, même les rêves ! — murmura-t-il en se relevant.

Apres avoir jeté un coup d’œil aux alentours, il descendit vers la voie et s’étendit sur les rails. Un nouveau train arrivait ; la terre tremblait, les rails vibraient sourdement ; le train accourait, se précipitait avec une rapidité affolée. Encore un clin d’œil, un cri bref et perçant ; et puis le train passa comme un éclair, disparut à jamais dans les ténèbres.


L’auteur de ce roman, M. Ludislas Reymont, est aujourd’hui l’un des maîtres le plus admirés de toute la jeune école des romanciers polonais. Unissant à de très précieuses qualités d’observation pittoresque et psychologique le privilège, non moins précieux, d’une parfaite « objectivité » littéraire, il apporte à la peinture des mœurs polonaises un talent qui n’est pas sans rappeler celui du grand conteur russe Ivan Tourguenef. Tout de même qu’avait fait autrefois ce dernier, il s’attache, en quelque sorte, à nous décrire « du dehors » l’âme et la vie de ses compatriotes, en accusant chez eux des traits dont leur propre conscience nationale ne découvre pas aussi nettement, d’ordinaire, ce qu’ils ont d’exceptionnel et de « national. » C’est ainsi que cette fois encore, dans son nouveau roman, il a pu évoquer devant nous un type curieux de « rêveur « polonais dont maintes particularités se retrouveraient sans doute chez d’autres romanciers ou poètes de sa race, mais que nul d’entre eux n’a réussi à nous présenter en un relief aussi saisissant. Peut-être seulement serions-nous tentés de regretter que M. Reymont, dans son zèle à percevoir le côté « polonais » des caractères qu’il nous décrit, insiste plus volontiers sur leurs défauts ou leurs ridicules que sur les nobles et touchantes vertus qui s’y mêlent toujours, — achevant par-là de ressembler à l’impitoyable Ivan Tourguenef, comme aussi à la plupart de nos romanciers « réalistes » français, depuis Balzac et Flaubert. Il a beau éprouver et nous communiquer une compassion attendrie pour son jeune « rêveur, » victime misérable de la destinée : nous eussions souhaité d’entrevoir, dans les yeux immobiles du jeune garçon, la lumière d’un rayon fugitif d’espérance ou de fraîche gaîté qui l’eût rendu plus proche de nous et, pour ainsi dire, moins obstinément réfractaire à notre sympathie. Mais avec quelle vigueur son image se détache devant nous, d’un bout à l’autre du petit roman, et combien chacune des phases de ses émotions ou de sa pensée porte profondément l’empreinte de l’antique race de « rêveurs » dont il est issu !

Son histoire n’est d’ailleurs qu’un court épisode, dans l’œuvre déjà singulièrement nombreuse et variée de M. Reymont. Je me rappelle. en particulier, un grand roman intitulé La Terre promise, où l’auteur est parvenu à animer d’une intensité merveilleuse de vie poétique la pointure d’une vaste cité industrielle à demi polonaise et à demi allemande, avec une foule de figures contrastées de fabricans et de contremaîtres, de banquiers millionnaires et d’inventeurs faméliques, de belles jeunes femmes juives et chrétiennes, — toutes figures très habilement revêtues d’une valeur « représentative, » sous l’exemplaire réalité de leur physionomie individuelle. Et plus important encore, tout au moins pour les compatriotes de l’auteur, est une sorte d’immense poème en quatre romans, les Paysans, que seul M. Ladislas Reymont était capable d’écrire : un poème où l’évidente portée symbolique de chacun des personnages ne les empêche pas de garder à nos yeux tout l’attrait d’une vérité concrète infiniment pénétrante, parmi des décors dont l’admirable couleur campagnarde suffirait, à elle seule, pour justifier le succès d’une œuvre que l’opinion polonaise s’accorde désormais à mettre au premier rang de sa riche et glorieuse littérature nationale.

Aussi bien le même mélange d’une inspiration passionnée avec une incomparable fidélité réaliste se retrouve-t-il jusque dans les moindres « nouvelles » de M. Reymont, prêtant à quelques-unes d’entre elles une beauté artistique très originale qui, cette fois, ferait songer plutôt à un Maupassant moins brutal et plus nuancé. Le volume qui contient l’histoire du « rêveur » Joseph Pelka nous offre précisément, en manière d’appendice, une de ces nouvelles, dont aucune analyse ne saurait rendre la subtile saveur toute « polonaise, » étrangement parfumée d’ironie souriante et de mélancolie. Après quoi, viennent encore, pour terminer le volume, quelques pages intitulées Dans une école prussienne : un simple tableau, et à peine esquissé, mais d’une signification si poignante pour tout cœur polonais ! Car il va sans dire que cette « école prussienne » estime de celles où, trop longtemps, l’âme et le corps de petits enfans polonais ont eu à subir les funestes effets d’une intempestive expérience de « germanisation. » L’instituteur au début de la classe, veut contraindre ses élèves à réciter la prière en langue allemande. « C’était un homme énorme, avec une barbe rouge qui encadrait comme d’une flamme ses joues grasses, semées de taches de rousseur. Ses yeux ronds, clignotant entre des paupières sanglantes, errèrent un instant sur les visages effrayés des élèves ; et puis, après avoir fait négligemment un signe de croix, il se mit à réciter, d’une voix machinale : Vater unser der Du bist… » A dix reprises, le terrible homme recommence les premières paroles de la prière, sans que la voix d’aucun des enfans consente à s’élever pour lui faire écho. Alors, peu à peu, le gros Allemand s’exaspère, enragé d’une obstination que ne suffisent à vaincre ni ses menaces ni le souvenir de ses coups des jours précédens ; et bientôt nous le voyons, une fois de plus, faisant comparaître tour à tour devant sa chaire chacun de ces petits rebelles, pour les punir de leur résistance :


L’instituteur devenait de plus en plus rouge et de plus en plus follement il assouvissait sa colère ; mais les enfans s’avançaient vaillamment, à l’appel de leurs noms, saisis d’une exaltation presque joyeuse, en murmurant tout bas, dans leur langue natale, la prière qu’ils allaient refuser de traduire dans la langue ennemie. Enfin l’homme, anéanti par leur héroïsme et sa propre fureur, leur ordonna de rester à leurs places.

Haletant de fatigue, il s’était accoudé sur sa chaire, et parcourait d’un regard haineux ces visages têtus, sillonnés de raies bleues ou tachés de sang. Mais avant qu’il eût achevé de se calmer, voici que là-bas, au dernier banc, se dressa une petite fille de sept ou huit ans, les lèvres roses, les yeux d’un bleu de ciel, avec deux petites nattes de lin tressées autour du front ; et voici qu’avec une gravité craintive elle s’avança vers la chaire, et, étendant timidement tantôt l’une, tantôt l’autre de ses petites mains, murmura, d’une faible voix toute pleurnichante :

— Et moi, monsieur, vous ne m’avez pas encore battue !


Il y a là, incontestablement, un talent romanesque de l’espèce la plus vigoureuse et la plus attachante, égal à ce que les autres littératures européennes possèdent aujourd’hui de plus remarquable. Et soit que M. Reymont ait de bonne heure étudié nos maîtres français, ou plutôt encore qu’il ait eu d’instinct le secret d’une forme élégamment mesurée, le fait est qu’une traduction de ses livres, — au contraire de ceux de M. Boleslas Prus ou de M. Sienkiewicz, ses glorieux aînés, — ne risquerait pas de nous choquer par un manque trop absolu d’équilibre dans la composition. Les plus longs même de ces livres ne sont jamais encombrés : l’air et la lumière y circulent librement, et l’extrême abondance des pages ne nous apparaît pas plus gênante que, par exemple, dans un roman d’Alexandre Dumas. Seule, peut-être, la nature trop « polonaise » des sujets constituerait un obstacle à leur acclimatation parmi nous. M. Reymont, comme je l’ai dit, tâche bien à « humaniser » les sentimens et tout le caractère de ses personnages : mais je crains que l’effort qu’il y emploie ne suffise pas à nous affranchir d’une certaine inquiétude, au spectacle de tels modes particuliers d’imagination ou de volonté qui, dans ses romans, semblent parfaitement naturels et possibles aux compatriotes de son Joseph Pelka. En tout cas, l’expérience vaudrait d’être tentée ; et puisque, depuis la mémorable aventure du succès de Quo Vadis, — que je persiste à considérer comme fâcheuse pour l’introduction définitive, chez nous, des véritables chefs-d’œuvre de M. Sienkiewicz et de ses confrères, — les Polonais ne cessent pas de vouloir nous initier au brillant mouvement de leur littérature, assurément ils ne sauraient trouver un romancier mieux fait pour nous devenir familier et cher que l’auteur des Paysans, de la Terre promise, et de cette tragique histoire d’un jeune « rêveur » enseveli sous l’écroulement de ses rêves.


T. DE WYZEWA.