Richelieu et Marie de Médicis à Blois (mai-juin 1617)

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Richelieu et Marie de Médicis à Blois (mai-juin 1617)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 46-65).
RICHELIEU ET MARIE DE MÉDICIS
Á BLOIS
(Mai-Juin 1617)

L’évêque de Luçon avait pour oncle un chevalier de Malte connu sous le nom de commandeur de la Porte. C’était un homme d’humeur bizarre, mais de grand sens et jugement. Il avait été chargé par sa sœur, Suzanne de la Porte, de diriger les premières études du futur cardinal et il le connaissait bien ; de bonne heure, il avait prédit son avenir. Cependant les grandeurs de sa famille ne l’éblouirent jamais et il garda toute sa vie, avec son neveu, des habitudes de sincérité et le langage d’une franchise parfois un peu rude.

Quand il avait appris à Malte, où il se trouvait en février 1617, la nouvelle de la nomination de l’évêque de Luçon à la secrétairerie d’État, il lui avait écrit une lettre de sa façon qui, en raison de la lenteur des communications, n’était parvenue à son adresse qu’au temps où, — la fortune ayant déjà tourné, — l’évêque était obligé de quitter le ministère et Paris précipitamment : « Je ne sais, disait l’oncle, si je dois me réjouir avec vous de la charge dont le Roi vous a honoré, vu le temps qui court. Je sais que Dieu vous a fait des grâces pour être capable des plus grandes choses. Mais ces temps turbulens et pleins d’infidélité, où la justice ne paraît que rarement, me les font juger indignes de vous. Car, adieu vos contentemens, adieu votre santé, adieu tout repos. Vous êtes embarqué dans cet océan de confusion, sans l’aiguille et sans biscuit, et, qui pis est, le ciel justement irrité contre nous. Quel courage, quelle force et quelle fortune il faut pour conduire son vaisseau et sa réputation parmi tant d’obstacles ! C’est le voyage que vous faites, monsieur, et ce qui m’en fait redouter l’événement. »

L’événement s’était produit tel que l’avait prévu le bon oncle, et maintenant le neveu, confus et meurtri, roulait sur le chemin de Blois parmi l’exode qui emportait, avec la reine mère et sa cour, la fleur de ses espérances juvéniles.

Il semble bien que, dans les derniers temps de la vie du maréchal d’Ancre, il avait eu quelque pressentiment des événemens tragiques qui se préparaient. Faisant ses confidences au nonce Bentivoglio et, parlant de la faveur des Concini, il disait « qu’une pareille violence ne pouvait durer ; » il eût même voulu se garer. Lui et Barbin auraient manifesté quelque envie de quitter la place. Mais, tout de même, emportés par l’ardeur de la lutte et par la confiance en soi qui n’abandonne guère l’homme public, ils étaient restés ; ils avaient poursuivi ardemment, jusqu’à la dernière minute, le succès ; et, au moment où ils croyaient le tenir, la bourrasque s’était abattue sur eux et les avait enveloppés, bousculés, roulés dans son tourbillon.

Maintenant Concini était mort. Sa femme était à la Bastille, Barbin au Fort-l’Evèque, la reine régente et sa cour en déroute sur le chemin de Blois, et l’évêque de Luçon réfléchissait, au cours du voyage qui, si lentement et par de si mauvais chemins, l’emmenait vers un exil dont il était bien difficile d’apercevoir la fin.

Oui, son oncle avait raison, les temps étaient mauvais pour les ambitieux pressés. Toute la jeune équipe qui s’était embarquée, confiante dans l’étoile du Concini, avait mal calculé. Cet Italien voulait savoir « jusqu’où la fortune pouvait mener un homme. » Il le savait maintenant. Et les autres aussi le savaient. L’horrible spectacle ! Ce Paris pendant ces huit jours ! Et ce silence terrible du Roi, cette dissimulation ! Et cet abandon de tous ; et la fureur du peuple ! ces faces hideuses ; ce corps déchiqueté ! On ne pouvait y penser, et le carrosse qui emportait le paquet des femmes et des prêtres en était encore tout tremblant.

L’évêque, cependant, se perdait dans ses réflexions. Et nous savons bien à quoi il pensait, car il se confia depuis au papier. Il pensait au sort du maréchal d’Ancre ; il cherchait, dans cet exemple terrible, des leçons, et de cet effet redoutable les causes. Cet homme n’était pas sans mérite. Il était brave, libéral, adroit aux exercices, beau joueur et beau diseur, plus intelligent même que sa femme et que la plupart de ceux qui l’entouraient. Sa conduite et ses projets n’étaient pas sans grandeur : « Il avait, dit Richelieu lui-même, pour principal but d’élever sa fortune aux plus hautes dignités où puisse venir un gentilhomme ; pour second désir, la grandeur du Roy et de l’Etat ; et, en troisième lieu, l’abaissement des grands du royaume et surtout de la maison de Lorraine. » Il y avait du bon là-dedans. Mais, par où donc avait-il manqué ?

Il était étranger, par conséquent haï. Avec cela dur, insultant, traitant de haut en bas les plus grands du royaume. Et puis, il avait sa femme, cette malheureuse Galigaï, qui, au début, avait tant aidé à sa fortune, mais qui, à la fin, lui avait tant nui : violente, acariâtre, opiniâtre, avare, devenue folle et hallucinée, ne parlant plus que de ses visions, de ses sorcelleries, ou bien de sa mort, de sa fuite en Italie qu’elle voulait immédiate, se rebellant contre une destinée qu’elle voyait fatale ; brutale à son mari, arrogante au Roi, traitant la reine de balourde, attirant ainsi, de toutes parts, un danger quelle sentait imminent et qu’elle ne savait comment conjurer.

Oui, ces pauvres fous s’étaient perdus par leur folie, par leur ambition, par leur fortune même. Mais il y avait une autre cause que l’évêque discernait bien maintenant et dont l’évidence l’accablait. Les Concini n’avaient en France qu’un seul appui, celui de la reine régente, la première femme du royaume sans doute, mais une femme, une étrangère, elle aussi : appui mobile, capricieux, peu sûr pour les autres et, de lui-même, précaire. Et ils avaient voulu jouer la partie contre le Roi !

C’était là qu’était la faute, la fatale et initiale erreur. La volonté du Roi ! Tout ce drame avait dépendu d’elle. Un simple caprice de cet enfant, une bouderie, devinée, saisie, et aussitôt traduite en acte par une cabale attentive, et tout s’était écroulé ; et c’en était fait de ces vies altières et de ces téméraires destinées !

Concini avait de bonne heure compris le danger de sa situation. Il avait cherché à se constituer par la faveur quelque chose de plus stable que la faveur : un domaine, une sorte de souveraineté indépendante. Il avait multiplié les « places de refuge » aux portes du royaume, en Picardie, en Normandie, dans ces pays frontières d’où l’on donne si facilement la main à l’étranger et à l’ennemi : il avait occupé Amiens, fortifié Quillebœuf. Il disait : « mes places, mes troupes. » A quoi tout cela lui avait-il servi ? L’enfant taciturne n’avait eu qu’à laisser faire.

Il n’y avait décidément, dans le royaume, d’autre appui, d’autre abri et d’autre refuge que la volonté du Roi ; et l’évêque, enragé de son erreur, allait se répétant, dès lors, la phrase qu’on trouvera si souvent désormais sous sa plume ou dans sa bouche, « que c’est cracher contre le ciel que de prétendre s’opposer à ces volontés souveraines. »

Ce qui est vraiment remarquable, c’est que, du fond d’une telle chute, il ne désespéra pas, il ne s’abandonna pas un seul instant. Voilà bien l’ambitieux. Sur l’heure même, sur la minute du coup, déjà, il prend position pour l’avenir, il calcule ses chances de retour et, déjà aussi, il change ses batteries. De telles dispositions font, il faut le reconnaître, des vies extraordinairement intéressantes et occupées. Tout le monde, autour de lui, se désespère et pleure. Il calcule, combine et négocie.

Avant même de quitter Paris, sa direction nouvelle était prise. Il ne résisterait. pas ; il ne s’entêterait pas. Le Roi l’emportait : Vive le Roi !

Mais comment dissiper les méfiances de cet enfant morose que de si dangereux rivaux entouraient ? C’était là précisément le nœud délicat, celui que, malgré toute son application, l’ambitieux, compromis dans un autre parti, ne parvenait pas à débrouiller. Se soumettre entièrement à la fortune des nouveaux venus, c’était difficile et de dignité douteuse. Mais par quelle autre voie parvenir auprès du Roi, puisque ces gens-là tenaient toutes les avenues ?

Même avant la catastrophe, l’évêque avait essayé d’un rapprochement. Ses relations avec Luynes étaient suspectes au maréchal d’Ancre. Son beau-frère Pontcourlay servait d’intermédiaire. Luynes avait bien compris qu’il y avait là quelqu’un à ménager. Mais Luynes ménageait tout le monde. Il avait payé la démarche d’un sourire et s’était passé de l’évêque pour l’exécution du dos-sein secret. Et quand celui-ci était accouru, au bruit de la mort du maréchal, il avait trouvé le roi sur le billard, entouré de ses gentilshommes, peu disposé à prêter l’oreille aux explications et aux complimens.

Au Conseil, pis encore. Il avait bien fallu se rendre à l’évidence : on ne voulait pas de lui ! Quelques démarches vaguement faites auprès du nonce, pour obtenir l’ambassade de Rome, n’avaient pas été plus heureuses. Bentivoglio observait lui-même que le nouveau ministère réserverait sans doute cette place à quelqu’une de ses créatures.

Il ne restait donc que la reine mère. Celle-ci, abandonnée de tous, se jetait dans les bras du seul homme de tête qu’elle trouvât auprès d’elle. Et, en somme, toute déconfite et bafouée qu’elle fût, elle restait la mère du Roi. Louis XIII, au fond, l’aimait toujours ou plutôt la craignait encore. N’y avait-il pas, au milieu de tout cela, et alors que la fortune du nouveau favori, si récente, se sentait encore fragile et inquiète, n’y avait-il pas un rôle à prendre, celui d’intermédiaire ? Quelques services habilement rendus pouvaient, tout en réservant l’avenir, modifier les dispositions du Roi.

L’évêque de Luçon semble bien s’être arrêté à ce plan. Il convenait à son caractère public de conseiller et confident de la Reine, à la dignité de la robe ecclésiastique, à la tenue qui doit être d’un gentilhomme. Mais que de souplesse, d’adresse et de dextérité ne fallait-il pas pour tenir ce rôle jusqu’au bout ! A Paris, on était tout au soupçon ; à Blois, tout à la fureur. La reine Marie s’enfonçait de plus en plus dans ses obtuses et intraitables obstinations, interrompues seulement, de temps à autre, par quelque éclat furieux. Dans les deux cours, des intrigans, des envieux, des ennemis déclarés ou couverts, et, les pires de tous, des amis maladroits, ne travaillaient qu’à entraver ou à gâter les plus savantes combinaisons.

L’évêque sentait en lui-même tout ce qu’il fallait pour cette escrime des cours. Mais il avait affaire à d’habiles adversaires. Il avait pu mesurer leurs forces dans les entretiens où s’étaient débattus les intérêts de la reine mère, avant le départ pour Blois. C’était là aussi qu’il avait dévoilé, peut-être un peu vite, son désir de se rapprocher de la cour. Jusqu’où avaient été les engagemens de part et d’autre ? On ne saurait le préciser. Mais Luynes et Luçon s’entendirent ou du moins feignirent de s’entendre ; ils se trompèrent l’un l’autre sans se tromper l’un sur l’autre. En un mot, il y eut entre l’évêque qui partait et le favori qui arrivait une jolie passe d’armes d’où ils sortirent bons amis et adversaires jusqu’à la mort.

Ce Luynes, poussé en une nuit, avait alors quarante ans. Il était donc sensiblement plus âgé que Richelieu. J’ai déjà dit sa grâce physique, ses manières douces et caressantes, le je ne sais quoi d’agréable et de grave qui avait captivé l’humeur morose du jeune roi. Courtisan délié et attentif, rien ne lui échappait du travail de la cour. Par ses deux frères et par ses amis, il savait être toujours exactement renseigné. Et c’est une science qui n’est pas moins précieuse à la politique qu’à l’intrigue.

Il sortait de l’intrigue et il arrivait à la politique. La faveur lui avait donné le pouvoir : favori clairvoyant et résolu, il avait, dès l’abord, compris qu’il ne pouvait compter que sur lui-même et qu’il devait jouer en personne sa partie et celle du royaume, puisque, par la volonté du Roi, elles étaient liées désormais. Il avait pris résolument le jeu en main. Comment, maintenant, allait-il s’en tirer ?

Intelligent sans doute, et vif d’esprit ; du sang-froid, du coup d’œil, de l’entregent. En bon Méridional que rien n’étonne, apte à tout saisir d’un coup d’œil circulaire et froid ; discret, secret, diligent sinon appliqué, toujours debout, toujours en garde ; avec ce qu’il faut de vanité pour vouloir réussir et ce qu’il faut d’esprit de conduite pour ne pas dire comment ; mais au vrai — et, sur ce point, tous les contemporains sont d’accord — sans fond, sans âme et sans suite, léger, timide et craintif comme le lièvre dont le parcours faisait, jadis, tout le domaine paternel ; l’âme toujours en peine, sans plaisir et sans joie ; et, dans sa douceur sucrée, un levain tournant vite à l’aigreur et à la haine. Comme tous les grands favoris, d’une ambition inassouvissable, pris qu’ils sont de la soif du risque et du va-tout, perdant le pied au fur et à mesure qu’ils montent, et se hâtant, hors d’haleine, vers cette solitude des sommets où ce genre de parvenus dédaignent les secours et les avis parce qu’ils croient que leur capacité s’est élevée en même temps que leur fortune.

Un brillant historien contemporain, Victor Cousin, s’est efforcé de découvrir, dans le duc de Luynes, l’étoffe d’un grand homme d’État méconnu, et une sorte de précurseur de Richelieu. La thèse n’est qu’un très intéressant et très érudit paradoxe. On s’aperçoit aisément, par l’étude attentive des événemens qui ont signalé son administration, que la politique de Luynes a été toute personnelle, courte, versatile, inspirée par la circonstance présente et sans aucune vue sur l’avenir. En réfléchissant sur ce qui s’est passé durant les années 1620 et 1621, on est obligé de reconnaître que ç’a été réellement un malheur pour la France que ce personnage ait été aux affaires à un des momens critiques de l’histoire européenne.

Il faut que l’influence de l’homme sur la destinée soit bien forte, pour que la suite des événemens les plus considérables de l’histoire d’un grand peuple ait pu se trouver faussée du fait des ambitions d’un cadet de Provence, habile homme et bon oiselier. Il en fut ainsi cependant, et c’est pourquoi la responsabilité du choix des hommes pèse si lourdement sur la tête des chefs d’État et devient fatalement leur plus haut devoir. Mais je ne vois pas que Luynes se soit jamais fait ces réflexions, et son historien lui est encore resté fidèle sur ce point.

Au début, le nouveau maître de la France fut très entouré. Tout ce que les violences de Concini avaient éloigné était naturellement accouru autour de lui, aussitôt après l’assassinat. Il y avait une curée à se partager ; tous les appétits avaient fait cortège à l’hallali, et on s’était distribué les charges, les gouvernemens, les places, l’argent et les meubles du maréchal d’Ancre. Les Grands révoltés avaient quitté leurs armées, sur un signe du Roi, pour reprendre leur place à la cour. Seul, le perspicace Bouillon s’était contenté d’envoyer saluer Louis XIII, disant que la taverne était toujours la même, le bouchon seul étant changé.

Le Conseil avait été reconstitué rapidement avec les anciens ministres, Sillery, Villeroy, Jeannin, du Vair : noms glorieux et têtes expérimentées. Mais ce personnel un peu défraîchi aurait-il l’autorité suffisante, soit auprès du pays, soit auprès du jeune et entreprenant favori ? Dans sa coterie intime, il y avait, d’abord ses deux frères, Chaulnes et Chevreuse, qui ne furent jamais, pour lui, que des mannequins à manteaux de ducs et pairs. J’en trouve quelques autres qui paraissent gens d’esprit et de main : un Modène, ayant avec lui quelque cousinage, gentilhomme du Pape, personnage remuant et actif ; un Déagent, qui eût pu tenir des emplois considérables ; il avait du sérieux, du savoir-faire et de la décision ; souvent mêlé aux grandes affaires, il paraît les avoir comprises. Pourtant il échoua. Il avait probablement dans l’esprit quelque maladresse qui venait de faute de cœur. Car, après s’être beaucoup remué, il finit par se faire mettre à la Bastille avec la réputation d’avoir trahi tous ceux qu’il avait servis.

On trouvait, en outre, à mi-chemin, entre Luynes et la reine Mario de Médicis, quelques-unes de ces réjouissantes figures d’Italiens qui traversent l’histoire de ce temps comme des personnages de la Commedia dell’ Arte, et qui, héritiers déchus des grands politiques du XVIe siècle, partant de Machiavel, se dirigent vers Scapin : un certain abbé Ruccellaï, Florentin, d’abord clerc de la Chambre à Rome, puis, s’étant insinué dans la faveur du Pape Paul V assez avant pour donner de l’inquiétude au cardinal-neveu, expulsé de Rome et manquant ainsi sa carrière de porporato. Venu en France, il s’enrôle dans la bande des Concini, vit somptueusement à la cour, et conquiert le genre d’influence qu’assurent beaucoup d’adresse, d’aplomb et de dépenses. Il était sur le point de remplacer l’évêque de Luçon, quand eut lieu l’assassinat, destiné ainsi toute sa vie à manquer la fortune d’un quart d’heure. Spirituel, voluptueux, grand musicien, le premier homme, dit-on, qui ait eu des vapeurs, mais, quand il le fallait, vif, actif, remuant et résolu. Ennemi dangereux, crevant d’envie et de vengeance ; de ces gens redoutables qui sont esclaves de leur imagination plus encore que de leur passion. Avant tout, adversaire muet de Richelieu qu’il essaya toujours de supplanter près de la reine mère, et auquel il paraît avoir voué une de ces haines secrètes qui n’ont leur pleine satisfaction que dans les douceurs hypocrites des amitiés feintes, des effusions empoisonnées et des baisers de Judas.

Enfin, tout en bas de l’échelle, un autre, d’un comique achevé, un certain Tantucci, un vrai fantoche, traître constant et sincère, mangeant ostensiblement à tous les râteliers, curieux, bavard, épistolier, mentant avec surabondance, pleurnicheur, avec un certain manque de tact qui insistait vraiment trop sur les coups de pied reçus, mais commode parce qu’il savait tout, répétait tout, mentait toujours et était prêt à tout empêcher.

C’est parmi ces témoins et ces comparses qu’allait se jouer la partie entre Luynes et Richelieu. Celui-ci avait quitté Paris, le 3 mai. Le voyage de Blois se fit péniblement. A Orléans, la cour fugitive fut reçue avec de grands honneurs, notamment par le clergé. A Blois, il n’en fut pas de même. Les bourgeois de la ville délibérèrent de l’accueil qu’on ferait à la protectrice du maréchal d’Ancre, et on ne fit, en somme, que juste ce qui était convenable. La Reine occupa le château. Avant de partir de Paris, l’évêque de Luçon avait pris ses précautions pour qu’elle fût du moins maîtresse chez elle. Outre les conditions stipulées par un accord spécial entre l’évêque et le favori, un brevet du Roi, signé du 2 mai, avait confirmé la reine mère dans ses « pensions, appointemens, gouvernemens, domaines, bienfaits et droits. » Elle avait d’ailleurs besoin de ressources importantes ; ses charges étaient lourdes. J’ai sous les yeux les registres de ses dépenses et sa correspondance d’affaires. Tout un conseil privé était employé à régler le détail considérable de cette administration. Ces registres nous tiennent également au courant de la vie intime et étroite de la petite cour, resserrée dans l’élégant et somptueux château que tant de scènes historiques antérieures préparaient à de nouveaux drames.

De beaucoup, le personnage le plus important est notre héros, l’évêque de Luçon. Il n’a pas seulement le rang et le pas, la qualité de chef du conseil de la Reine ; il a la confiance, l’étroite intimité et, dans les chambres du haut, où personne ne pénètre, les longues conversations en tête à tête que personne n’entend. Que se disent-ils, la femme et le prêtre ? Personne n’en sait rien ; personne ne le saura jamais. Quand ils descendent le soir, à la table où l’on dîne en commun, tout le monde les suit des yeux.

La compagne perpétuelle de la Reine, depuis que la Galigaï n’est plus là, c’est sa dame d’honneur, une femme éminente, d’excellente noblesse, de beaucoup d’esprit et de grande sagesse, Mme de Guercheville, amie fidèle de Richelieu. Sa présence auprès de la Reine met, dans cette vie agitée de passions violentes, un calme, une douceur, une tranquillité rythmée, un peu courte, à la française. Tant que la reine l’aura près d’elle, elle sera gardée contre bien des folies. Le château abrite encore le principal écuyer, M. de Brescieux, ami intermittent de l’évêque de Luçon ; le secrétaire des commandemens, M. de Villesavin, adversaire déclaré ; un maître des requêtes, frère de Barbin ; divers familiers, Mazoyer, Messi, un médecin, vieux et fidèle serviteur, Delorme, le chirurgien Ménard, le valet de chambre Roger. Puis les Italiens en nombre : Ruccellaï qui, de temps en temps, vient de Paris voir d’où le vent souffle ; un camarade à lui, de haute situation et de quelque mérite, Bonzi, évêque de Béziers, qui, comme la plupart de ses compatriotes, ménage les deux camps et ne serait pas fâché d’éliminer l’autre évêque ; puis les subalternes, le chapelain Polidoro Genomini et son neveu Francesco, candidat à la survivance, l’apothicaire Codoni, le tailleur Zocolli, et, brochant sur le tout, allant et venant de Paris à Blois et de Blois à Paris, l’éternel Tantucci.

Richelieu arrive à Blois, le 7 mai. Aussitôt une correspondance active s’établit entre lui et le favori, par l’intermédiaire de Déagent. Le 8, dès le lendemain, Richelieu écrit directement à Luynes. il lui rend compte du voyage et de l’arrivée de la reine mère. Il affirme que Luynes aura tout contentement d’elle, « que la mémoire des choses passées n’a déjà plus lieu en son esprit, » et il ajoute, avec une candeur un peu trop forte, « qu’il n’eût pas cru que si peu de temps l’eût guérie comme elle est. » Cet empressement à rendre des comptes n’est pas sans paraître suspect autour de Marie de Médicis. Car Richelieu, dans une lettre à Déagent qu’emporte le même courrier, dit « que quelques-uns ont fort travaillé contre lui ; » mais « que la confiance de la Reine n’a fait que s’en accroître. »

Luynes et Déagent répondent diligemment. Le 10, Luynes écrit qu’il est très satisfait de voir que « les affaires réussissent selon le désir des gens de bien ! » C’est la formule qu’emploient les deux compères. Déagent est plus prolixe. Il envoie à l’évêque de Luçon « le chiffre que vous me commandâtes de faire à votre départ. » Il conseille à la Reine de parler ferme, en se servant toutefois d’un autre intermédiaire que lui-même. Puis il maintient l’évêque de Luçon dans une utile inquiétude : « Je ne vous tairai point, monsieur, qu’à toutes heures, on a les oreilles battues de ne se point assurer en la personne à laquelle vous savez que j’ai voué tout service (c’est Richelieu), et veut-on persuader qu’elle est du tout portée à caballer. J’essaye, autant qu’il m’est possible, à faire voir la vanité de ces beaux avis, en espérance d’en venir à bout, quels artifices que l’on apporte au contraire, pourvu que vos conseils soient suivis par-delà (c’est-à-dire par la Reine). »

Le 10 encore, Richelieu reprend la plume, et puis le 12, et puis, de deux jours en deux jours, il écrit tantôt à Luynes, tantôt à Déagent, le plus souvent aux deux.

Et ce sont toujours les mêmes protestations, les mêmes engagemens, les mêmes effusions : « A M. de Luynes, le 10 mai. Je vous rends mille grâces des bons offices que, de plus en plus, vous continuez journellement à me départir et particulièrement de la confiance qu’il a plu au Roi me témoigner par votre moyen en agréant l’honneur que la Reine Mère a voulu mu faire, en m’établissant chef de son conseil et en me mettant ses affaires entre les mains. Je me promets faire connaître à tout le monde que je m’acquitterai de cette charge au contentement de Sa Majesté et de tous les gens de bien, en dépit de mes envieux qui ne sont pas en petit nombre… La Reine est fort satisfaite et contente, grâce à Dieu… » A Déagent, le même jour : « Nonobstant mes ennemis et mes envieux, la confiance qu’on a désiré que je prisse auprès de la Reine est établie… Je m’oblige à CII (au Roi) sur ma tête d’empêcher toute caballe, menée et monopole ; ou, si je ne le puis, non seulement m’obligè-je à lui en donner avis, mais le lui donner à temps pour porter remède. » Puis il donne des détails précis sur la conduite de la Reine : « Elle a voulu écrire à la maréchale d’Ancre ; car j’ai su qu’un soir elle avait fait sortir une de ses femmes de chambre et avait demandé de l’encre et du papier… mais certainement elle ne lui a pas écrit. » A Luynes, encore le 12 : « Surtout ne vous étonnez pas de ce que vous orrez ; car je veux mourir si le Roi, et vous en particulier, n’avez contentement de la Reine Mère et si vous n’avouez un jour que j’ai fait auprès d’elle ce que doit faire un homme de bien… »

Le 18 mai, à Déagent, en se servant du chiffre qu’il en avait reçu : « Je suis grandement et plus que je ne puis dire obligé à CII (au Roi) et à 158 (Luynes) de la confiance qu’ils ont en moi ; s’ils y sont trompés, je supplie Dieu qu’il ne me pardonne jamais. L’esprit de CXIII (la Reine Mère) est et sera tel que vous sauriez désirer… CXIII (la Reine) a voulu faire tenir publiquement son conseil à 123 (Richelieu) comme chef d’icelui, ce qu’il n’a fait, attendant que CII (le Roi) l’ait agréé, quoiqu’il sache bien en général être envoyé ici par CII (le Roi) pour servir CXIII (la Reine Mère) ainsi qu’il lui plaira. » La Reine est toujours en soupçon ; mais Richelieu l’endort, « vu la franchise avec laquelle je lui ai parlé. » Et de fait, depuis ce temps-là, « la bonne chère de Sa Majesté qui m’a toujours fort bien traité est fort augmentée… » « M. de Villesavin chemine bien, comme aussi Mme de Guercheville. » Tout cela frise bien une sorte d’espionnage. Aussi Déagent ne se gêne pas pour écrire à l’évêque lui-même qu’on l’en accusait ouvertement à Paris.

Malgré ces preuves et ces protestations incessantes de la part de l’évêque, du côté de la cour on reste froid. Plus il avance, plus on recule. On l’accuse toujours, il se défend sans cesse. Son langage est si chaud qu’on ne peut le croire sincère. D’ailleurs, ce qu’on craint, ce ne sont pas ses actes, mais lui-même. C’est encore un mot du nonce Bentivoglio : « Il est odieux parce qu’il a trop de mérite, di troppo spirito. » Tantôt, on se plaint qu’il fomente des troubles à l’intérieur, tantôt il cabale avec l’Espagne, tantôt il invite la Reine à recevoir de hauts personnages, des ambassadeurs ; puis on l’implique au procès de la maréchale d’Ancre, et on le fait trembler sous la menace des plus perfides et des plus dangereuses accusations.

Il tient tête au début. Il a réponse à tout : « Quant aux bruits qu’on fait courir des brouilleries et menées qui se traitent, je vous supplie de croire, quoi qu’on die, que jamais on n’aura but ni dessein que le contentement du Roi, et si la chose arrivoit autrement, vous savez bien ce que je vous ai mandé… » « Quant à celui qui parle par ouï-dire de 123 (Richelieu) quiconque qu’il soit, c’est un imposteur qu’il fera rougir, sans savoir de quoi il est question, quand on voudra… » « Quant aux intelligences d’Espagne, je n’ai rien à vous dire, sinon que je suis d’avis qu’on dit que 123 traite avec le Grand Turc parce qu’il a communiqué avec son Chaours qui est à Paris… La Reine a établi ledit 123 en sa maison aux charges qu’il a plu au Roi d’agréer ; ce n’est pas comme vous pouvez croire, au contentement de tout le monde, particulièrement de 148 (Ruccellaï), qui, ayant perdu tous ses artifices de deçà (à Blois) ne les épargnera pas de de la (à Paris)… Mais dormez en repos et sachez que ce que je vous mande est si vrai que rien ne le peut être davantage. Je vous prie de continuer les assurances de mon affection au service de CII (du Roi) et de 158 (de Luynes), à qui je me fie comme vous savez… » Il se fie, dit-il, mais on ne se fie pas à lui. Et les lettres de Déagent le lui font sentir d’abord, le lui déclarent bientôt.

Un mois ne s’est pas écoulé et il voit son double jeu percé. Sa situation est intenable. De partout, des nouvelles inquiétantes lui arrivent. On commence à le juger sévèrement. Bentivoglio, qui est public dans la circonstance, écrit le 23 mai : « Il se confirme que Luçon a reçu l’ordre de se retirer ; il était déjà en dissentiment avec la Reine Mère, car il s’était chargé de l’épier et de rapporter toutes ses actions au Roi. Le pauvre homme a bien perdu de sa réputation et de son autorité dans tous ces événemens. » Le 6 juin, Richelieu reçoit de Luynes une lettre pleine de réticences où, parmi les formules de politesse excessives, il lit l’insolence d’une faveur qui se sent désormais assurée et le soupçon permanent d’une inquiétude que rien ne désarme.

Alors, il perd subitement courage et, cerné de toutes parts, trompé par tous, lui si fin et si fait pour tromper les autres, pris au piège de sa propre habileté, il trouve, dans une résolution soudaine, la ressource dernière qui va le tirer de cette impasse. Il écrit à Déagent : « Je suis le plus malheureux de tous les hommes, sans l’avoir mérité ; si je n’eusse pensé être garanti de l’envie et de la rage par l’appui que vous savez, je ne me fusse pas embarqué au vaisseau où je suis… Sa Majesté jugera ce qu’elle doit faire. Monsieur de Luynes et vous lui conseillerez, et moi je ferai voir que je suis vrai et fidèle serviteur… Rien ne me changera en quelque lieu que je sois ; partout je servirai le Roi si ingénument et avec tant de passion que mes ennemis en recevront de la confusion… Je vois bien qu’il ne me reste que la parole à cet effet ; mais, en quelque façon que ce soit, je ferai mon possible… » On sent bien à cette lettre qu’il ne restera pas longtemps près de la reine mère. Le même jour, il écrit au Père Suffren, un bon jésuite, ami de la reine mère, de se préparer à venir rejoindre celle-ci à Blois.

Nous sommes le 10 juin. Que s’est-il passé à une date très voisine de là, probablement le lendemain, 11 juin ? Vers dix heures du soir, tout le monde était réuni au château de Blois dans la salle commune pour le souper, attendant la Reine et l’évêque de Luçon. On attendit longtemps. Enfin, sur les dix heures, la Reine fît dire qu’elle ne souperait pas. Un serviteur de Richelieu, Mulot, ajouta confidemment, à l’oreille de quelques-uns, que l’évêque avait décidé de partir le lendemain matin.

Les curiosités en éveil comptaient, du moins, le prendre au saut du lit et à l’heure du lait. Mais il fut diligent et, quand on se leva, il avait déguerpi. Par la soudaineté du départ, il avait échappé aux questions et aux protestations. Dans la journée, la reine mère se trouva souffrante. Elle fit venir ses médecins. Ils la trouvèrent congestionnée, angoissée et, c’est leur mot, dans une véritable « bourrasque d’âme. » Elle se livra à eux avec une docilité rare ; elle fut saignée et, toujours d’après les médecins, elle se trouva beaucoup mieux. On peut juger de l’émoi dans cette petite cour.

Voici ce qu’on apprit bientôt. La veille du départ de l’évêque, une lettre était arrivée de Paris, par laquelle le marquis de Richelieu, son frère, lui affirmait tenir de bonne source que le Roi était décidé à le renvoyer dans son évêché. Luçon, recevant cette nouvelle, avait perdu tout sang-froid, et, sans attendre un ordre formel, il avait cru plus habile ou plus convenable de devancer l’ordre qu’on lui annonçait et il était parti en droite ligne pour Richelieu. Or, l’avis n’était pas fondé, et l’on sut bientôt que l’évêque, trompé par son frère, s’était trompé lui-même en agissant si hâtivement. Tel est le récit qu’on trouve dans les Mémoires de Richelieu et dans ceux de Déagent ; il est confirmé par la correspondance manuscrite, et l’on trouve dans les papiers de Richelieu la lettre par laquelle le marquis s’excuse d’avoir induit son frère en erreur : « Je suis au désespoir de vous avoir donné l’avis de ce que je vous ai mandé, bien qu’il fût vrai et que je l’eusse appris de M. de Châteauneuf qui me dit qu’il avait été présent à la résolution qui en fut prise. Cela m’ayant été confirmé par une personne de plus grande qualité et par plusieurs autres encore, je vous le mandais aussitôt. Mais depuis, le changement des choses ayant fait changer celle-là qui était bien vraie, excusez mon affection et la passion que j’ai à votre service. » Tous ces faits concordent avec tant de précision qu’on ne peut les mettre en doute. Cependant il est assez curieux que la lettre même qui détermina le départ de l’évêque ne se soit pas retrouvée jusqu’ici.

Quels furent les sentimens de la Reine en apprenant cette nouvelle et en assistant à ce brusque départ ? Nous les connaissons par le récit de son premier médecin Delorme, et nous savons qu’elle fut malade de fureur. Nous avons aussi les lettres qu’elle écrivit au Roi et à Luynes. C’est le rugissement d’une lionne blessée : « Si la qualité de mère a du pouvoir à l’endroit d’un fils… je vous supplie de tout mon cœur de ne me dénier pas la continuation de la faveur que vous m’aviez faite de retenir l’évêque de Luçon près de moi. Ne me faites pas faire des affronts que j’aimerais mieux mourir que de les endurer… ce que je désire avec telle passion, qu’après le bien de votre service, je ne désire autre chose en ce monde. » A Luynes : « Après avoir mis le Roi au monde, l’avoir élevé, avoir travaillé sept ans à son établissement, je suis réduite à voir mes ennemis, même mes domestiques, me faire tous les jours des affronts… Je deviens la fable du peuple… Éloigner l’évêque de Luçon, c’est témoigner qu’on ne me traite plus en mère, mais en esclave… On veut donc me forcer à quitter le royaume. Puisque le Roi a confiance en vous, c’est à vous de lui remontrer qu’il ne doit pas craindre de déplaire à quelques particuliers pour donner contentement à sa mère. J’envoie l’évêque de Béziers vers le Roi. Il vous dira le reste. »

Pendant les quelques jours qui suivirent le départ de l’évêque de Luçon pour Richelieu, la petite cour de Blois « fut tellement enragée, — ce sont les expressions de notre ami Tantucci, — que ce fut un véritable enfer. » Chacun donna libre cours à sa passion. On se détestait les uns et les autres, et on ne dissimula plus. L’horreur de cette situation apparut avec les conséquences qui en devaient résulter. L’évêque de Béziers, qui était envoyé à Paris pour plaider la cause de Richelieu, était loin d’être son ami. Il devait trouver, à Paris même, son compère, Tantucci qui, mis en goût par l’espérance d’obtenir de la cour une pension de 300 écus, nageait dans la trahison. A Blois, Richelieu absent était abandonné de tous. Même cette bonne Mme de Guercheville le blâmait. Ce fut bien pis quand on apprit qu’on avait été trompé, et qu’à Paris, il n’avait été nullement question, comme le marquis de Richelieu l’avait écrit, de donner à l’évêque l’ordre de se séparer de la Reine. Alors, pourquoi ce départ précipité ? Pourquoi n’avoir pas attendu des nouvelles plus précises ? Chacun commente, soupçonne et blâme.

La Reine écrit à Richelieu lettres sur lettres. Elle le rappelle ; elle lui reproche d’être parti à l’improviste ; de n’avoir pas dit la vérité, prétextant une absence de huit jours ; elle envoie à Tours, au-devant de lui, le carrosse de Mme de Guercheville. L’évêque n’est pas loin. Il est à Richelieu. Qu’il le veuille et il sera de retour à Blois en quelques heures, avant même qu’à Paris on connaisse l’incident. Mais il ne bouge pas. Il écrit à la Reine une lettre alambiquée, où il prend, par avance, le ton de l’excuse. Les heures s’écoulent ; les journées se passent. L’évêque ne bouge pas. Singulière attitude. Le 15 juin, Béziers, qui n’est pas encore parti, lui écrit, au nom de la Reine, cette lettre où les soupçons commencent à percer : « Vous verrez par les lettres que je vous envoie que la Reine a voulu ouvrir (ce sont évidemment des lettres de Paris), que l’avis de M. de Richelieu est réussi ce que je pensais et qu’il a pensé ruiner nos affaires lorsqu’ils étaient en très bon état. La Reine en est en une extrême colère contre lui et le sera de même contre vous, si vous ne partez immédiatement sa lettre vue. Je vous conseille en vrai ami et serviteur de venir incontinent. Vous n’avez pas sujet de craindre. Car la Reine a écrit à M. de Luynes d’une façon qu’il n’a garde de manquer d’empêcher tout ce qu’on pourrait profiter contre vous de votre absence. Monsieur votre frère a fait ce que tous vos ennemis conjurés n’ont pu effectuer et, pour vous dire franchement mon avis, votre hâte vous a pensé faire du mal. Mais la grande affection de la Reine a remédié à tout. Vous pouvez venir en toute assurance ; mais venez à l’imprévu pour voir la mine de nos gens… » Richelieu fait toujours la sourde oreille. Deux jours après, autre lettre, plus pressante encore, de la même source et de la même main. Même immobilité. Les soupçons planent sur lui et sur son frère. Ils se défendent à peine dans des lettres concertées où la concordance des termes exprimant des excuses également alambiquées cache à peine leur commun embarras.

Cependant à Paris, on a connu tout l’incident. Richelieu, d’ailleurs, avait pris les devans. Il avait écrit au Roi et à Luynes. La lettre au Roi indique le regret où se trouve l’évêque « de ne pouvoir se garantir des calomnies dont on le charge que par le silence, » et sollicite le Roi « de lui prescrire pour sa demeure tel autre lieu qu’il plaira à Sa Majesté, où je puisse vivre sans calomnie comme je suis de coulpe, l’assurant que, en quelque lieu que ce soit (et il avait ajouté en marge ces mots rayés prudemment « même la Bastille s’il le juge à propos »), je m’estimerai grandement heureux s’il me garantit de la perte de ses bonnes grâces. » La lettre à Luynes est pleine d’émotion ; mais le ton est déjà tout différent des lettres précédentes. Le résolution prise donne à l’homme quelque accent de fierté : « J’ai supplié la Reine de me permettre de me retirer, lui demandant congé pour quinze jours. Vous saurez comme le tout s’est passé, quelles sont mes intentions et mes desseins et je m’assure que toutes mes actions vous feront connaître que l’envie et la rage de tous ceux qui me traversent ne peuvent rien altérer en un homme de bien comme moi. On me veut, monsieur, faire perdre l’honneur. Je me suis mis en votre protection pour ne rien considérer que le service du Roi, de la Reine sa mère et le vôtre… Si on pense que Dieu m’ait donné quelque esprit qui n’est pas grand, il ne me doit pas être imputé à crime. Dieu voit tout… Je vous supplie d’aviser à ce que vous estimerez pour le mieux et contribuer à la conservation de l’honneur d’une personne à qui véritablement on ne le peut ôter. » La cour saute sur l’occasion. Le 15 juin, Louis XIII écrit à Richelieu et le félicite, avec une ironie officielle, de la résolution qu’il a prise de se rendre dans son diocèse « pour y faire les devoirs de votre charge et pour exhorter vos diocésains à se conformer aux commandemens de Dieu et aux miens. » Il lui enjoint en outre de ne pas quitter désormais son évêché sans un ordre nouveau. L’évêque de Luçon reçoit cette lettre à Richelieu. Il répond le 18 juin : « Sire, n’ayant jamais eu ni ne pouvant avoir autre intention que de servir Votre Majesté et obéir à ses commandemens, je n’ai rien à répondre à la lettre qu’il lui a plu me faire l’honneur de m’écrire, sinon que j’observerai si religieusement ce qui est de ses volontés que cette action comme toutes celles de ma vie feront avouer à tout le monde que je suis véritablement, Sire, de Votre Majesté, le fidèle et obéissant serviteur. »

De ce jour, l’incident est clos. La Reine continue à crier, la petite cour à s’agiter, les Bonzi et les Tantucci à trahir. Chanteloube et Ruccellaï accourent. Tous les ennemis de Richelieu, tous les violens reprennent le dessus. Mais lui, est hors d’affaire et sorti du guêpier. Maintenant, il respire. Blessure d’amour-propre n’est pas mortelle. Le revoilà lui-même, et après quelques jours de réflexion, il écrit au Roi et au duc de Luynes, et cette fois, c’est d’un tout autre ton encore. Ce sont des lettres d’homme libre et libéré, qui sait ce qu’il vaut et qui se redresse de toute sa taille : « Je proteste, Sire, devant Dieu, que je ne puis empêcher qu’on me calomnie, mais que j’empêcherai bien qu’on en ait sujet… Quand j’ai eu l’honneur d’être employé en vos affaires, j’ai fait, Sire, en conscience, ce que j’ai estimé devoir faire pour le bien de votre service. Depuis ce qui s’est passé (l’allusion à la mort du maréchal d’Ancre est directe), obéissant à vos commandemens, j’ai eu l’honneur de suivre la Reine votre mère ; je me suis comporté, en sa maison, en sorte que Votre Majesté en doit avoir contentement, toutes mes intentions n’ayant pour but (que le service de Votre Majesté. Le bruit seul que je n’étais pas agréable à Votre Majesté, sans que j’en eusse aucune connaissance de ma part, me fit la supplier (la Reine) de me permettre faire un voyage chez moi pour quelques jours. Ici, je n’ai d’autre soin que de prier Dieu pour la prospérité de Vos Majestés et m’occuper, parmi mes livres, aux divertissemens et fonctions d’un homme de ma profession. »

Le voici donc, maintenant, dans des dispositions nouvelles et certes bien différentes de celles où l’avait laissé, dans les premiers temps qui avaient suivi la mort du maréchal d’Ancre, l’agitation encore vibrante du monde politique où il venait de passer ses dernières années. Tout d’abord, malgré la rudesse du coup, il n’avait pas saisi la portée de l’acte qui l’éloignait du pouvoir. Maintenant il ouvrait les yeux. Il comprenait, selon le mot d’un de ses historiens, que « pour les hommes d’Etat, il est des circonstances où il faut savoir se faire oublier. » Il avait donc pris son parti de boire, selon le joli mot de Tantucci, ce « calice de dilation. » Il ne songeait plus, comme il le dit lui-même, qu’à vivre « en un petit ermitage parmi ses livres et les actions de sa charge. » Son parti était pris, et il devait s’y tenir avec la fermeté de caractère qui l’avait arraché à la situation dangereuse où une erreur de jugement l’avait d’abord placé.

Que l’on songe aux difficultés inextricables où il était engagé ; que l’on considère l’extraordinaire opportunité de la lettre du marquis de Richelieu qui lui fournit une occasion si propice de se tirer d’affaire, qu’on tienne compte de l’obstination avec laquelle il se dérobe aux appels désespérés de la Reine, qu’on pèse le mécontentement de celle-ci, quand elle devrait plutôt plaindre ou consoler, et on sera amené à se demander si, en vérité, la lettre qui a provoqué si subitement le départ, — en admettant même qu’elle n’eût pas été dictée de loin au marquis, — était aussi formelle que Richelieu l’a prétendu. Tous les témoignages qui subsistent, concordent, il est vrai, pour faire croire à un coup du hasard. Mais ces divers récits sont tous empruntés aux allégations de l’évêque ou du marquis. Quant à la lettre de celui-ci qui aurait fait part des intentions du Roi, elle ne s’est pas retrouvée. La question reste donc ouverte et nous en sommes réduits aux conjectures. C’est, qu’en effet, dans les matières où la liberté humaine est en œuvre, la certitude non seulement sur les intentions, mais sur les actes, échappe bien souvent, surtout quand les personnes qui ont agi ont intérêt à faire disparaître les témoignages. Il y a, en histoire, nombre de problèmes qui ne seront jamais éclaircis, quelque ardeur ou quelque passion que l’on mette à vouloir tirer des dossiers ou des archives plus qu’ils ne peuvent contenir, ou plus qu’ils ne veulent donner.

Quant à la reine Marie de Médicis, la violence de son chagrin paraît s’être atténuée peu à peu. Au bout de quelque temps, elle apprend que la mission confiée si maladroitement à Béziers ne réussit pas. Elle en écrit à Richelieu sur un ton très affectueux, mais plus calme : « Monsieur de Luçon, vous avez su ce qui se passe en notre affaire. Il semble que le sieur de Luynes se veuille maintenant dédire de la promesse qu’il m’a faite. Je ne pense pas pourtant qu’il le puisse faire, s’il considère que ce n’est pas de la sorte qu’il faut traiter la mère de son roi… Si ceux qui vous travaillent étaient aussi affectionnés à servir le roi que je sais que vous êtes, ils vous traiteraient autrement qu’ils ne font. Il faut avoir patience. Je la prends de ma part. Prenez-la aussi de votre côté, je vous en prie, et croyez que je ne vous oublierai jamais. Votre très bonne amie, Marie. »

Richelieu absent, ses adversaires « travaillent » aussi l’esprit de la Reine. Non sans succès. Les lettres de l’évêque de Béziers sont là pour nous apprendre que le soupçon est soigneusement entretenu dans son esprit. Tantucci écrit à Richelieu : « Villesavin est le maître. » Il ajoute, d’ailleurs, poliment que la Reine « connaît le pèlerin. » L’évêque de Béziers écrit à son collègue de Luçon des lettres aigres-douces où le fiel perce. Les subalternes se plaignent de son absence et la lui reprochent. Un homme d’esprit peint avec détachement et philosophie les « météores de ce petit monde. »

La Reine elle-même change de ton dans ses lettres au Roi et à Luynes. Elle ne demande plus son conseiller et son ami avec la fureur des premières heures : « Monsieur de Luynes, écrit-elle, il faut que je vous confesse que j’ai été fort étonnée qu’on ne m’ait pas voulu donner du contentement sur le sujet de M. de Luçon. Car cela me fait croire qu’on ne se méfie pas de lui, mais de moi… C’est faire beaucoup de tort à mon intégrité de s’imaginer que je veuille me servir dudit évêque pour brouiller… Je désire me servir de lui pour mettre quelque bon ordre à mes affaires particulières. » Quel changement ! En vérité, la présence effective est nécessaire à cette femme de matière si lourde et d’esprit si court. Sinon, dans sa mémoire et dans sa passion même, les voiles s’épaississent vite. Elle écrit encore à Richelieu, en juillet, pour se plaindre de ne pas recevoir de lettres de lui. Elle ajoute que c’est chose « qu’il peut faire librement sans craindre que le Roi le trouve mauvais » et elle l’invite à « ne pas se montrer si paresseux à lui faire savoir de ses nouvelles. »

La lettre paraît froide. Mais combien plus froid le silence de l’évêque, de l’obligé, de l’ami ! Lui qui ne négligeait rien, il n’écrivait même plus à la Reine ! Le parti pris est évident. Son impitoyable coup d’œil avait jugé les incidens violens de ces courtes semaines et une autorité inébranlable sur soi-même avait dicté sa résolution.

Cette crise de mai-juin 1617, qui évolue entre la mort du maréchal d’Ancre et le départ de Blois, est capitale dans la vie du futur cardinal. Elle montre tout l’homme et dévoile son procédé à l’égard de la vie et, en plus, à l’égard de la femme. Inquiet, l’œil ouvert sur l’avenir, souvent en avance sur le temps et sur les autres hommes, il suit avec une ardeur ambitieuse les conceptions qui se lèvent dans son esprit lumineux. Mais l’exécution le rend cauteleux, prudent, habile, trop habile, se fiant à la finesse et à la supériorité de son esprit que tout le monde connaît, mais qui met tout le monde en garde. Si la réalité lui oppose ses obstacles ordinaires, si l’échec ou le danger apparaissent, son imagination le trouble ; il tremble, il hésite. Puis, tout à coup, la clarté de son esprit l’illumine de nouveau, le décide et lui rend tout aisé. Alors, vif, net, vigoureux, brisant, au besoin, l’obstacle d’un coup d’épaule, il se retrouve ferme, hardi, appuyé sur un caractère qui résiste comme un roc.

Ce dominateur n’est pas tendre, alors, pour ceux qui l’entourent et ce fascinateur use de sa puissance. Il ne s’agit plus de délicatesse, ni des petits moyens et des petits procédés où s’attarde la diplomatie féminine. Il devient brutal et d’une virilité dure où il y a peut-être plus encore de la chasteté du prêtre que de la froideur du politique et de l’autorité de l’homme d’Etat. Que sont, en somme, ces pauvres vies féminines comparées à l’œuvre qu’il se propose et dont sa vie supérieure est l’instrument nécessaire ? On dirait qu’alors il en veut aux femmes de ses procédés envers elles et de la captivité où elles auraient voulu et n’ont pas su le retenir. Il les traite rudement en fait, et ses paroles ne valent pas mieux. C’est en songeant à ces heures sans pitié qu’il écrira plus tard : « Il se trouve souvent, dans les intrigues des cabinets des rois, des écueils beaucoup plus dangereux que dans les affaires d’Etat les plus difficiles ; et, en effet, il y a plus de péril à se mêler de celles où les femmes ont part que des plus grands desseins que les princes puissent faire en quelque nature d’affaire. »


GABRIEL HANOTAUX.