Robinson Crusoé (Borel)/18

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 137-144).

La Sainte Bible.



l est vrai qu’aussitôt que j’eus pris terre et que j’eus vu que tout l’équipage était noyé et moi seul épargné, je tombai dans une sorte d’extase et de ravissement d’âme qui, fécondés de la grâce de Dieu, auraient pu aboutir à une sincère reconnaissance ; mais cet élancement passa comme un éclair, et se termina en un commun mouvement de joie de se retrouver en vie[1], sans la moindre réflexion sur la bonté signalée de la main qui m’avait préservé, qui m’avait mis à pan pour être préservé, tandis que tout le reste avait péri ; je ne me demandai pas même pourquoi la Providence avait eu ainsi pitié de moi. Ce fut une joie toute semblable à celle qu’éprouvent communément les marins qui abordent à terre après un naufrage, dont ils noient le souvenir dans le premier bowl de punch, et qu’ils oublient presque aussitôt qu’il est passé. — Et tout le cours de ma vie avait été comme cela !

Même, lorsque dans la suite des considérations obligées m’eurent fait connaître ma situation, et en quel horrible lieu j’avais été jeté hors de toute société humaine, sans aucune espérance de secours, et sans aucun espoir de délivrance, aussitôt que j’entrevis la possibilité de vivre et que je ne devais point périr de faim, tout le sentiment de mon affliction s’évanouit ; je commençai à être fort aise : je me mis à travailler à ma conservation et à ma subsistance, bien éloigné de m’affliger de ma position comme d’un jugement du Ciel, et de penser que le bras de Dieu s’était appesanti sur moi. De semblables pensées n’avaient pas accoutumé de me venir à l’esprit.

La croissance du blé, dont j’ai fait mention dans mon journal, eut premièrement une petite influence sur moi ; elle me toucha assez fortement aussi long-temps que j’y crus voir quelque chose de miraculeux ; mais dès que cette idée tomba, l’impression que j’en avais reçue tomba avec elle, ainsi que je l’ai déjà dit.

Il en fut de même du tremblement de terre, quoique rien en soi ne saurait être plus terrible, ni conduire plus immédiatement à l’idée de la puissance invisible qui seule gouverne de si grandes choses ; néanmoins, à peine la première frayeur passée, l’impression qu’il avait faite sur moi s’en alla aussi : je n’avais pas plus le sentiment de Dieu ou de ses jugements et encore moins que ma présente affliction était l’œuvre de ses mains, que si j’avais été dans l’état le plus prospère de la vie.

Mais quand je tombai malade et que l’image des misères de la mort vint peu à peu se placer devant moi, quand mes esprits commencèrent à s’affaisser sous le poids d’un mal violent et que mon corps fut épuisé par l’ardeur de la fièvre, ma conscience, si longtemps endormie, se réveilla ; je me reprochai ma vie passée, dont l’insigne perversité avait provoqué la justice de Dieu à m’infliger des châtiments inouïs et à me traiter d’une façon si cruelle.

Ces réflexions m’oppressèrent dès le deuxième ou le troisième jour de mon indisposition, et dans la violence de la fièvre et des âpres reproches de ma conscience, elles m’arrachèrent quelques paroles qui ressemblaient à une prière adressée à Dieu. Je ne puis dire cependant que ce fut une prière faite avec ferveur et confiance, ce fut plutôt un cri de frayeur et de détresse. Le désordre de mes esprits, mes remords cuisants, l’horreur de mourir dans un si déplorable état et de poignantes appréhensions, me faisaient monter des vapeurs au cerveau, et, dans ce trouble de mon âme, je ne savais ce que ma langue articulait ; ce dut être toutefois quelque exclamation comme celle-ci : — « Seigneur ! quelle misérable créature je suis ! Si je viens à être malade, assurément je mourrai faute de secours ! Seigneur, que deviendrai-je ? » — Alors des larmes coulèrent en abondance de mes yeux, et il se passa un long temps avant que je pusse en proférer davantage.

Dans cet intervalle me revinrent à l’esprit les bons avis de mon père, et sa prédiction, dont j’ai parlé au commencement de cette histoire, que si je faisais ce coup de tête Dieu ne me bénirait point, et que j’aurais dans la suite tout le loisir de réfléchir sur le mépris que j’aurais fait de ses conseils lorsqu’il n’y aurait personne qui pût me prêter assistance. — « Maintenant, dis-je à haute voix, les paroles de mon cher père sont accomplies, la justice de Dieu m’a atteint, et je n’ai personne pour me secourir ou m’entendre. J’ai méconnu la voix de la Providence, qui m’avait généreusement placé dans un état et dans un rang où j’aurais pu vivre dans l’aisance et dans le bonheur ; mais je n’ai point voulu concevoir cela, ni apprendre de mes parents à connaître les biens attachés à cette condition. Je les ai délaissés pleurant sur ma folie ; et maintenant, abandonné, je pleure sur les conséquences de cette folie. J’ai refusé leur aide et leur appui, qui auraient pu me produire dans le monde et m’y rendre toute chose facile ; maintenant j’ai des difficultés à combattre contre lesquelles la nature même ne prévaudrait pas, et je n’ai ni assistance, ni aide, ni conseil, ni réconfort. » — Et je m’écriai alors : — « Seigneur, viens à mon aide, car je suis dans une grande détresse ! »

Ce fut la première prière, si je puis l’appeler ainsi, que j’eusse faite depuis plusieurs années. Mais je retourne à mon journal.

Le 28. — Un tant soit peu soulagé par le repos que j’avais pris, et mon accès étant tout à fait passé, je me levai. Quoique je fusse encore plein de l’effroi et de la terreur de mon rêve je fis réflexion cependant que l’accès de fièvre reviendrait le jour suivant, et qu’il fallait en ce moment me procurer de quoi me rafraîchir et me soutenir quand je serais malade. La première chose que je fis, ce fut de mettre de l’eau dans une grande bouteille carrée et de la placer sur ma table, à portée de mon lit ; puis, pour enlever la crudité et la qualité fiévreuse de l’eau, j’y versai et mêlai environ un quart de pinte de rum. J’aveins alors un morceau de viande de bouc, je le fis griller sur des charbons, mais je n’en pus manger que fort peu. Je sortis pour me promener ; mais j’étais très faible et très mélancolique, j’avais le cœur navré de ma misérable condition et j’appréhendais le retour de mon mal pour le lendemain. À la nuit je fis mon souper de trois œufs de tortue, que je fis cuire sous la cendre, et que je mangeai à la coque, comme on dit. Ce fut là, autant que je puis m’en souvenir, le premier morceau pour lequel je demandai la bénédiction de Dieu depuis qu’il m’avait donné la vie.

Après avoir mangé, j’essayai de me promener ; mais je me trouvai si affaibli que je pouvais à peine porter mon mousquet, — car je ne sortais jamais sans lui. — Aussi je n’allai pas loin, et je m’assis à terre, contemplant la mer qui s’étendait devant moi calme et douce. Tandis que j’étais là, il me vint à l’esprit ces pensées :

« Qu’est-ce que la terre et la mer, dont j’ai vu tant de régions ? d’où cela a-t-il été produit ? que suis-je moi-même ? que sont toutes les créatures, sauvages ou policées, humaines ou brutes ? d’où sortons-nous ?

« Sûrement nous avons tous été faits par quelque secrète puissance, qui a formé la terre et l’océan, l’air et les cieux ; mais quelle est-elle ? »

J’inférai donc naturellement de ces propositions que c’est Dieu qui a créé tout cela. — « Bien ! Mais si Dieu a fait toutes ces choses, il les guide et les gouverne toutes, ainsi que tout ce qui les concerne ; car l’Être qui a pu engendrer toutes ces choses doit certainement avoir la puissance de les conduire et de les diriger.

« S’il en est ainsi, rien ne peut arriver dans le grand département de ces œuvres sans sa connaissance ou sans son ordre.

« Et si rien ne peut arriver sans qu’il le sache, il sait que je suis ici dans une affreuse condition ; et si rien n’arrive sans son ordre, il a ordonné que tout ceci m’advint. »

Il ne se présenta rien à mon esprit qui pût combattre une seule de ces conclusions ; c’est pourquoi je demeurai convaincu que Dieu avait ordonné tout ce qui m’était survenu, et que c’était par sa volonté que j’avais été amené à cette affreuse situation, Dieu seul étant le maître non seulement de mon sort, mais de toutes choses qui se passent dans le monde ; et il s’ensuivit immédiatement cette réflexion :

« Pourquoi Dieu a-t-il agi ainsi envers moi ? Qu’ai-je fait pour être ainsi traité ? »

Alors ma conscience me retint court devant cet examen, comme si j’avais blasphémé, et il me sembla qu’une voix me criait : — « Malheureux ! tu demandes ce que tu as fait ? Jette un regard en arrière sur ta vie coupable et dissipée, et demande-toi ce que tu n’as pas fait ! Demande pourquoi tu n’as pas été anéanti il y a longtemps ? pourquoi tu n’as pas été noyé dans la rade d’Yarmouth ? pourquoi tu n’as pas été tué dans le combat, lorsque le corsaire de Sallé captura le vaisseau ? pourquoi tu n’as pas été dévoré par les bêtes féroces de la Côte d’Afrique, ou englouti là, quand tout l’équipage périt excepté toi ? Et après cela te rediras-tu : Qu’ai-je donc fait ? »

Ces réflexions me stupéfièrent ; je ne trouvai pas un mot à dire, pas un mot à me répondre. Triste et pensif, je me relevai, je rebroussai vers ma retraite, et je passai par-dessus ma muraille, comme pour aller me coucher ; mais mon esprit était péniblement agité, je n’avais nulle envie de dormir. Je m’assis sur une chaise, et j’allumai ma lampe, car il commençait à faire nuit. Comme j’étais alors fortement préoccupé du retour de mon indisposition, il me revint en la pensée que les Brésiliens, dans toutes leurs maladies, ne prennent d’autres remèdes que leur tabac, et que dans un de mes coffres j’en avais un bout de rouleau tout à fait préparé, ce quelque peu de vert non complètement trié.

J’allai à ce coffre, conduit par le Ciel sans doute, car j’y trouvai tout à la fois la guérison de mon corps et de mon âme. Je l’ouvris et j’y trouvai ce que je cherchais, le tabac ; et, comme le peu de livres que j’avais sauvés y étaient aussi renfermés, j’en tirai une des Bibles dont j’ai parlé plus haut, et que jusqu’alors je n’avais pas ouvertes, soit faute de loisir, soit par l’indifférence. J’aveins donc une Bible, et je l’apportai avec le tabac sur ma table.

Je ne savais quel usage faire de ce tabac, ni s’il était convenable ou contraire à ma maladie ; pourtant j’en fis plusieurs essais, comme si j’avais décidé qu’il devait être bon d’une façon ou d’une autre. J’en mis d’abord un morceau de feuille dans ma bouche et je le chiquai : cela m’engourdit de suite le cerveau, parce que ce tabac était vert et fort, et que je n’y étais pas très accoutumé. J’en fis ensuite infuser pendant une heure ou deux dans un peu de rum pour prendre cette potion en me couchant ; enfin j’en fis brûler sur un brasier, et je me tins le nez au-dessus aussi près et aussi longtemps que la chaleur et la virulence purent me le permettre ; j’y restai presque jusqu’à suffocation.

Durant ces opérations je pris la Bible et je commençai à lire ; mais j’avais alors la tête trop troublée par le tabac pour supporter une lecture. Seulement, ayant ouvert le livre au hasard, les premières paroles que je rencontrai furent celles-ci : — « Invoque-moi au jour de ton affliction, et je te délivrerai, et tu me glorifieras. »


  1. A mere common flight of joy ; un lumignon aussitôt éteint qu’allumé. Traduction de Saint-Hyacinthe.