Robinson Crusoé (Borel)/99

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 361-368).

Le Vieux Pilote Portugais.



i, à ces mots, tout mon sang ne me monta pas au visage, c’est que quelque obstruction l’arrêta dans les vaisseaux que la nature a destinés à sa circulation. — Jeté dans la dernière confusion, je dissimulai mal, et le bon homme s’apperçut aisément de mon désordre.

— « Sir, me dit-il, je vois que je déconcerte vos mesures : je vous en prie, s’il vous plaît, faîtes ce que bon vous semble, et croyez bien que je vous servirai de toutes mes forces. » — « Oui, cela est vrai, Senhor, répondis-je, maintenant je suis quelque peu ébranlé dans ma résolution, je ne sais où je dois aller, d’autant surtout que vous avez parlé de pirates. J’ose espérer qu’il n’y en a pas dans ces mers ; nous serions en fort mauvaise position : vous le voyez, notre navire n’est pas de haut-bord et n’est que faiblement équipé. »

« Oh ! Sir, s’écria-t-il, tranquillisez-vous ; je ne sache pas qu’aucun pirate ait paru dans ces mers depuis quinze ans, un seul excepté, qui a été vu, à ce que j’ai ouï dire, dans la baie de Siam il y a environ un mois ; mais vous pouvez être certain qu’il est parti pour le Sud ; d’ailleurs ce bâtiment n’est ni formidable ni propre à son métier ; il n’a pas été construit pour faire la course ; il a été enlevé par un tas de coquins qui se trouvaient à bord, après que le capitaine et quelques-uns de ses hommes eurent été tués par des Malais à ou près l’île de Sumatra. »

« Quoi ! dis-je, faisant semblant de ne rien savoir de cette affaire, ils ont assassiné leur capitaine ? » — « Non, reprit-il, je ne prétends pas qu’ils l’aient massacré ; mais comme après le coup ils se sont enfuis avec le navire, on croit généralement qu’ils l’ont livré par trahison entre les mains de ces Malais qui l’égorgèrent, et que sans doute ils avaient apostés pour cela. » — « Alors, m’écriai-je, ils ont mérité la mort tout autant que s’ils avaient frappé eux-mêmes. » — « Oui-da, repartit le bon homme ils l’ont méritée et pour certain ils l’auront s’ils sont découverts par quelque navire anglais ou hollandais ; car touts sont convenus s’ils rencontrent ces brigands de ne leur point donner de quartier. »

— « Mais, lui fis-je observer, puisque vous dites que le pirate a quitté ces mers, comment pourraient-ils le rencontrer ? » — « Oui vraiment, répliqua-t-il, on assure qu’il est parti ; ce qu’il y a de certain toutefois, comme je vous l’ai déjà dit, c’est qu’il est entré il y a environ un mois, dans la baie de Siam, dans la rivière de Camboge, et que là, découvert par des Hollandais, qui avaient fait partie de l’équipage et qui avaient été abandonnés à terre quand leurs compagnons s’étaient enfuis avec le navire, peu s’en est fallu qu’il ne soit tombé entre les mains de quelques marchands anglais et hollandais mouillés dans la même rivière. Si leurs premières embarcations avaient été bien secondées on l’aurait infailliblement capturé ; mais ne se voyant harcelés que par deux chaloupes, il vira vent devant, fit feu dessus, les désempara avant que les autres fussent arrivées, puis, gagnant la haute mer, leur fit lever la chasse et disparut. Comme ils ont une description exacte du navire, ils sont sûrs de le reconnaître, et partout où ils le trouveront ils ont juré de ne faire aucun quartier ni au capitaine ni à ses hommes et de les pendre touts à la grande vergue. »

— « Quoi ! m’écriai-je, ils les exécuteront à tort ou à droit ? Ils les pendront d’abord et les jugeront ensuite ? » — « Bon Dieu ! Sir, répondit le vieux pilote, qu’est-il besoin de formalités avec de pareils coquins ? Qu’on les lie dos à dos et qu’on les jette à la mer, c’est là tout ce qu’ils méritent. »

Sentant le bon homme entre mes mains et dans l’impossibilité de me nuire, je l’interrompis brusquement : — « Fort bien, Senhor, lui dis-je, et voilà justement pourquoi je veux que vous nous meniez à Nanking et ne veux pas rebrousser vers Macao ou tout autre parage fréquenté par les bâtiments anglais ou hollandais ; car, sachez, Senhor, que messieurs les capitaines de vaisseaux sont un tas de malavisés, d’orgueilleux, d’insolents personnages qui ne savent ce que c’est que la justice, ce que c’est que de se conduire selon les lois de Dieu et la nature ; fiers de leur office et n’entendant goutte à leur pouvoir pour punir des voleurs, ils se font assassins ; ils prennent sur eux d’outrager des gens faussement accusés et de les déclarer coupables sans enquête légale ; mais si Dieu me prête vie je leur en ferai rendre compte, je leur ferai apprendre comment la justice veut être administrée, et qu’on ne doit pas traiter un homme comme un criminel avant que d’avoir quelque preuve et du crime et de la culpabilité de cet homme. »

Sur ce, je lui déclarai que notre navire était celui-là même que ces messieurs avaient attaqué ; je lui exposai tout au long l’escarmouche que nous avions eue avec leurs chaloupes et la sottise et la couardise de leur conduite ; je lui contai toute l’histoire de l’acquisition du navire et comment le Hollandais nous avait présenté la chose ; je lui dis les raisons que j’avais de ne pas ajouter foi à l’assassinat du capitaine par les Malais, non plus qu’au rapt du navire ; que ce n’était qu’une fable du crû de ces messieurs pour insinuer que l’équipage s’était fait pirate ; qu’après tout ces messieurs auraient dû au moins s’assurer du fait avant de nous attaquer au dépourvu et de nous contraindre à leur résister : — « Ils auront à répondre, ajoutai-je, du sang des hommes que dans notre légitime défense nous avons tués ! »

Ébahi à ce discours, le bon homme nous dit que nous avions furieusement raison de gagner le Nord, et que, s’il avait un conseil à nous donner, ce serait de vendre notre bâtiment en Chine, chose facile, puis d’en construire ou d’en acheter un autre dans ce pays : — « Assurément, ajouta-t-il, vous n’en trouverez pas d’aussi bon que le vôtre ; mais vous pourrez vous en procurer un plus que suffisant pour vous ramener vous et toutes vos marchandises au Bengale, ou partout ailleurs. »

Je lui dis que j’userais de son avis quand nous arriverions dans quelque port où je pourrais trouver un bâtiment pour mon retour ou quelque chaland qui voulût acheter le mien. Il m’assura qu’à Nanking les acquéreurs afflueraient ; que pour m’en revenir une jonque chinoise ferait parfaitement mon affaire ; et qu’il me procurerait des gens qui m’achèteraient l’un et qui me vendraient l’autre.

— « Soit ! senhor, repris-je ; mais comme vous dites que ces messieurs connaissent si bien mon navire, en suivant vos conseils, je pourrai jeter d’honnêtes et braves gens dans un affreux guêpier et peut-être les faire égorger inopinément ; car partout où ces messieurs rencontreront le navire il leur suffira de le reconnaître pour impliquer l’équipage : ainsi d’innocentes créatures seraient surprises et massacrées. » — « Non, non, dit le bon homme, j’aviserai au moyen de prévenir ce malencontre : comme je connais touts ces commandants dont vous parlez et que je les verrai touts quand ils passeront, j’aurai soin de leur exposer la chose sous son vrai jour, et de leur démontrer l’énormité de leur méprise ; je leur dirai que s’il est vrai que les hommes de l’ancien équipage se soient enfuis avec le navire, il est faux pourtant qu’ils se soient faits pirates ; et que ceux qu’ils ont assaillis vers Camboge ne sont pas ceux qui autrefois enlevèrent le navire, mais de braves gens qui l’ont acheté innocemment pour leur commerce : et je suis persuadé qu’ils ajouteront foi à mes paroles, assez du moins pour agir avec plus de discrétion à l’avenir. » — « Bravo, lui dis-je, et voulez-vous leur remettre un message de ma part ? » — « Oui, volontiers, me répondit-il, si vous me le donnez par écrit et signé, afin que je puisse leur prouver qu’il vient de vous, qu’il n’est pas de mon crû. » — Me rendant à son désir, sur-le-champ je pris une plume, de l’encre et du papier, et je me mis à écrire sur l’échauffourée des chaloupes, sur la prétendue raison de cet injuste et cruel outrage, un long factum où je déclarais en somme à ces messieurs les commandants qu’ils avaient fait une chose honteuse, et que, si jamais ils reparaissaient en Angleterre et que je vécusse assez pour les y voir, ils la paieraient cher, à moins que durant mon absence les lois de ma patrie ne fussent tombées en désuétude.

Mon vieux pilote lut et relut ce manifeste et me demanda à plusieurs reprises si j’étais prêt à soutenir ce que j’y avançais. Je lui répondis que je le maintiendrais tant qu’il me resterait quelque chose au monde, dans la conviction où j’étais que tôt ou tard je devais la trouver belle pour ma revanche. Mais je n’eus pas l’occasion d’envoyer le pilote porter ce message, car il ne s’en retourna point[1]. Tandis que tout ceci se passait entre nous, par manière d’entretien, nous avancions directement vers Nanking, et au bout d’environ treize jours de navigation, nous vînmes jeter l’ancre à la pointe Sud-Ouest du grand golfe de ce nom, où j’appris par hasard que deux bâtiments hollandais étaient arrivés quelque temps avant moi, et qu’infailliblement je tomberais entre leurs mains. Dans cette conjoncture, je consultai de nouveau mon partner ; il était aussi embarrassé que moi, et aurait bien voulu descendre sain et sauf à terre, n’importe où. Comme ma perplexité ne me troublait pas à ce point, je demandai au vieux pilote s’il n’y avait pas quelque crique, quelque hâvre où je pusse entrer, pour traiter secrètement avec les Chinois sans être en danger de l’ennemi. Il me dit que si je voulais faire encore quarante-deux lieues au Sud nous trouverions un petit port nommé Quinchang, où les Pères de la Mission débarquaient d’ordinaire en venant de Macao, pour aller enseigner la religion chrétienne aux Chinois, et où les navires européens ne se montraient jamais ; et que, si je jugeais à propos de m’y rendre, là, quand j’aurais mis pied à terre, je pourrais prendre tout à loisir une décision ultérieure. — « J’avoue, ajouta-t-il, que ce n’est pas une place marchande, cependant à certaines époques il s’y tient une sorte de foire, où les négociants japonais viennent acheter des marchandises chinoises. »

Nous fûmes touts d’avis de gagner ce port, dont peut-être j’écris le nom de travers ; je ne puis au juste me le rappeler l’ayant perdu ainsi que plusieurs autres notes sur un petit livre de poche que l’eau me gâta, dans un accident que je relaterai en son lieu ; je me souviens seulement que les négociants chinois et japonais avec lesquels nous entrâmes en relation lui donnaient un autre nom que notre pilote portugais, et qu’ils le prononçaient comme ci-dessus Quinchang.

Unanimes dans notre résolution de nous rendre à cette place, nous levâmes l’ancre le jour suivant ; nous étions allés deux fois à terre pour prendre de l’eau fraîche, et dans ces deux occasions les habitants du pays s’étaient montrés très-civils envers nous, et nous avaient apporté une profusion de choses, c’est-à-dire de provisions, de plantes, de racines, de thé, de riz et d’oiseaux ; mais rien sans argent.

Le vent étant contraire, nous n’arrivâmes à Quinchang qu’au bout de cinq jours ; mais notre satisfaction n’en fut pas moins vive. Transporté de joie, et, je puis bien le dire, de reconnaissance envers le Ciel, quand je posai le pied sur le rivage, je fis serment ainsi que mon partner, s’il nous était possible de disposer de nous et de nos marchandises d’une manière quelconque, même désavantageuse, de ne jamais remonter à bord de ce navire de malheur. Oui, il me faut ici le reconnaître, de toutes les circonstances de la vie dont j’ai fait quelque expérience, nulle ne rend l’homme si complètement misérable qu’une crainte continuelle. L’Écriture dit avec raison : — « L’effroi que conçoit un homme lui tend un piége. » C’est une mort dans la vie ; elle oppresse tellement l’âme qu’elle la plonge dans l’inertie ; elle étouffe les esprits animaux et abat toute cette vigueur naturelle qui soutient ordinairement l’homme dans ses afflictions, et qu’il retrouve toujours dans les plus grandes perplexités[2].


  1. On a passé sous silence tout le commencement de ce paragraphe et la moitié du précédent, dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de madame Tastu, où, soi-disant, on s’est borné au rôle de traducteur fidèle. P. B.
  2. On a passé sous silence toute la fin de ce paragraphe dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de madame Tastu, où, soi-disant, on s’est borné au rôle de traducteur fidèle. P. B.