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Robinson Crusoé (Borel)/40

La bibliothèque libre.
Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 313-320).

Vendredi.



n peu de temps je commençai à lui parler et à lui apprendre à me parler. D’abord je lui fis savoir que son nom serait Vendredi ; c’était le jour où je lui avais sauvé la vie, et je l’appelai ainsi en mémoire de ce jour. Je lui enseignai également à m’appeler maître, à dire oui et non, et je lui appris ce que ces mots signifiaient. — Je lui donnai ensuite du lait dans un pot de terre ; j’en bus le premier, j’y trempai mon pain et lui donnai un gâteau pour qu’il fît de même : il s’en accommoda aussitôt et me fit signe qu’il trouvait cela fort bon.

Je demeurai là toute la nuit avec lui ; mais dès que le jour parut je lui fis comprendre qu’il fallait me suivre et que je lui donnerais des vêtements ; il parut charmé de cela, car il était absolument nu. Comme nous passions par le lieu où il avait enterré les deux hommes, il me le désigna exactement et me montra les marques qu’il avait faites pour le reconnaître, en me faisant signe que nous devrions les déterrer et les manger. Là-dessus je parus fort en colère ; je lui exprimai mon horreur en faisant comme si j’allais vomir à cette pensée, et je lui enjoignis de la main de passer outre, ce qu’il fit sur-le-champ avec une grande soumission. Je l’emmenai alors sur le sommet de la montagne, pour voir si les ennemis étaient partis ; et, braquant ma longue-vue, je découvris parfaitement la place où ils avaient été, mais aucune apparence d’eux ni de leurs canots. Il était donc positif qu’ils étaient partis et qu’ils avaient laissé derrière eux leurs deux camarades sans faire aucune recherche.

Mais cette découverte ne me satisfaisait pas : ayant alors plus de courage et conséquemment plus de curiosité, je pris mon Vendredi avec moi, je lui mis une épée à la main, sur le dos l’arc et les flèches, dont je le trouvai très-adroit à se servir ; je lui donnai aussi à porter un fusil pour moi ; j’en pris deux moi-même, et nous marchâmes vers le lieu où avaient été les Sauvages, car je désirais en avoir de plus amples nouvelles. Quand j’y arrivai mon sang se glaça dans mes veines, et mon cœur défaillit à un horrible spectacle. C’était vraiment chose terrible à voir, du moins pour moi, car cela ne fit rien à Vendredi. La place était couverte d’ossements humains, la terre teinte de sang ; çà et là étaient des morceaux de chair à moitié mangés, déchirés et rôtis, en un mot toutes les traces d’un festin de triomphe qu’ils avaient fait là après une victoire sur leurs ennemis. Je vis trois crânes, cinq mains, les os de trois ou quatre jambes, des os de pieds et une foule d’autres parties du corps. Vendredi me fit entendre par ses signes que les Sauvages avaient amené quatre prisonniers pour les manger, que trois l’avaient été, et que lui, en se désignant lui-même, était le quatrième ; qu’il y avait eu une grande bataille entre eux et un roi leur voisin, — dont, ce semble, il était le sujet ; — qu’un grand nombre de prisonniers avaient été faits, et conduits en différents lieux par ceux qui les avaient pris dans la déroute, pour être mangés, ainsi que l’avaient été ceux débarqués par ces misérables.

Je commandai à Vendredi de ramasser ces crânes, ces os, ces tronçons et tout ce qui restait, de les mettre en un monceau et de faire un grand feu dessus pour les réduire en cendres. Je m’apperçus que Vendredi avait encore un violent appétit pour cette chair, et que son naturel était encore cannibale ; mais je lui montrai tant d’horreur à cette idée, à la moindre apparence de cet appétit, qu’il n’osa pas le découvrir : car je lui avais fait parfaitement comprendre que s’il le manifestait je le tuerais.

Lorsqu’il eut fait cela, nous nous en retournâmes à notre château, et là je me mis à travailler avec mon serviteur Vendredi. Avant tout je lui donnai une paire de caleçons de toile que j’avais tirée du coffre du pauvre canonnier dont il a été fait mention, et que j’avais trouvée dans le bâtiment naufragé : avec un léger changement, elle lui alla très-bien. Je lui fabriquai ensuite une casaque de peau de chèvre aussi bien que me le permit mon savoir : j’étais devenu alors un assez bon tailleur ; puis je lui donnai un bonnet très-commode et assez fashionable que j’avais fait avec une peau de lièvre. Il fut ainsi passablement habillé pour le moment, et on ne peut plus ravi de se voir presque aussi bien vêtu que son maître. À la vérité, il eut d’abord l’air fort empêché dans toutes ces choses : ses caleçons étaient portés gauchement, ses manches de casaque le gênaient aux épaules et sous les bras ; mais, ayant élargi les endroits où il se plaignait qu’elles lui faisaient mal, et lui-même s’y accoutumant, il finit par s’en accommoder fort bien.

Le lendemain du jour où je vins avec lui à ma huche je commençai à examiner où je pourrais le loger. Afin qu’il fût commodément pour lui et cependant très-convenablement pour moi, je lui élevai une petite cabane dans l’espace vide entre mes deux fortifications, en dedans de la dernière et en dehors de la première. Comme il y avait là une ouverture donnant dans ma grotte, je façonnai une bonne huisserie et une porte de planches que je posai dans le passage, un peu en dedans de l’entrée. Cette porte était ajustée pour ouvrir à l’intérieur. La nuit je la barrais et retirais aussi mes deux échelles ; de sorte que Vendredi n’aurait pu venir jusqu’à moi dans mon dernier retranchement sans faire, en grimpant, quelque bruit qui m’aurait immanquablement réveillé ; car ce retranchement avait alors une toiture faite de longues perches couvrant toute ma tente, s’appuyant contre le rocher et entrelacées de branchages, en guise de lattes, chargées d’une couche très-épaisse de paille de riz aussi forte que des roseaux. À la place ou au trou que j’avais laissé pour entrer ou sortir avec mon échelle, j’avais posé une sorte de trappe, qui, si elle eût été forcée à l’extérieur, ne se serait point ouverte, mais serait tombée avec un grand fracas. Quant aux armes, je les prenais toutes avec moi pendant la nuit.

Mais je n’avais pas besoin de tant de précautions, car jamais homme n’eut un serviteur plus sincère, plus aimant, plus fidèle que Vendredi. Sans passions, sans obstination, sans volonté, complaisant et affectueux, son attachement pour moi était celui d’un enfant pour son père. J’ose dire qu’il aurait sacrifié sa vie pour sauver la mienne en toute occasion. La quantité de preuves qu’il m’en donna mit cela hors de doute, et je fus bientôt convaincu que pour ma sûreté il n’était pas nécessaire d’user de précautions à son égard.

Ceci me donna souvent occasion d’observer, et avec étonnement, que si toutefois il avait plu à Dieu, dans sa sagesse et dans le gouvernement des œuvres de ses mains, de détacher un grand nombre de ses créatures du bon usage auquel sont applicables leurs facultés et les puissances de leur âme, il leur avait pourtant accordé les mêmes forces, la même raison, les mêmes affections, les mêmes sentiments d’amitié et d’obligeance, les mêmes passions, le même ressentiment pour les outrages, le même sens de gratitude, de sincérité, de fidélité, enfin toutes les capacités, pour faire et recevoir le bien, qui nous ont été données à nous-mêmes ; et que, lorsqu’il plaît à Dieu de leur envoyer l’occasion d’exercer leurs facultés, ces créatures sont aussi disposées, même mieux disposées que nous, à les appliquer au bon usage pour lequel elles leur ont été départies. Je devenais parfois très-mélancolique lorsque je réfléchissais au médiocre emploi que généralement nous faisons de toutes ces facultés, quoique notre intelligence soit éclairée par le flambeau de l’instruction et l’Esprit de Dieu, et que notre entendement soit agrandi par la connaissance de sa parole. Pourquoi, me demandais-je, plaît-il à Dieu de cacher cette connaissance salutaire à tant de millions d’âmes qui, à en juger par ce pauvre Sauvage, en auraient fait un meilleur usage que nous ?

De là j’étais quelquefois entraîné si loin que je m’attaquais à la souveraineté de la Providence, et que j’accusais en quelque sorte sa justice d’une disposition assez arbitraire pour cacher la lumière aux uns, la révéler aux autres, et cependant attendre de touts les mêmes devoirs. Mais aussitôt je coupais court à ces pensées et les réprimais par cette conclusion : que nous ignorons selon quelle lumière et quelle loi seront condamnées ces créatures ; que Dieu étant par son essence infiniment saint et équitable, si elles étaient sentenciées, ce ne pourrait être pour ne l’avoir point connu, mais pour avoir péché contre cette lumière qui, comme dit l’Écriture, était une loi pour elles, et par des préceptes que leur propre conscience aurait reconnus être justes, bien que le principe n’en fût point manifeste pour nous ; qu’enfin nous sommes touts comme l’argile entre les mains du potier, à qui nul vase n’a droit de dire : Pourquoi m’as-tu fait ainsi ?

Mais retournons à mon nouveau compagnon. J’étais enchanté de lui, et je m’appliquais à lui enseigner à faire tout ce qui était propre à le rendre utile, adroit, entendu, mais surtout à me parler et à me comprendre, et je le trouvai le meilleur écolier qui fût jamais. Il était si gai, si constamment assidu et si content quand il pouvait m’entendre ou se faire entendre de moi, qu’il m’était vraiment agréable de causer avec lui. Alors ma vie commençait à être si douce que je me disais : si je n’avais pas à redouter les Sauvages, volontiers je demeurerais en ce lieu aussi long-temps que je vivrais.

Trois ou quatre jours après mon retour au château je pensai que, pour détourner Vendredi de son horrible nourriture accoutumée et de son appétit cannibale, je devais lui faire goûter d’autre viande : je l’emmenai donc un matin dans les bois. J’y allais, au fait, dans l’intention de tuer un cabri de mon troupeau pour l’apporter et l’apprêter au logis ; mais, chemin faisant, je vis une chèvre couchée à l’ombre, avec deux jeunes chevreaux à ses côtés. Là dessus j’arrêtai Vendredi. Holà ! ne bouge pas, lui dis-je en lui faisant signe de ne pas remuer. Au même instant je mis mon fusil en joue, je tirai et je tuai un des chevreaux. Le pauvre diable, qui m’avait vu, il est vrai, tuer à une grande distance le Sauvage son ennemi, mais qui n’avait pu imaginer comment cela s’était fait, fut jeté dans une étrange surprise. Il tremblait, il chancelait, et avait l’air si consterné que je pensai le voir tomber en défaillance. Il ne regarda pas le chevreau sur lequel j’avais fait feu ou ne s’apperçut pas que je l’avais tué, mais il arracha sa veste pour s’assurer s’il n’était point blessé lui-même. Il croyait sans doute que j’avais résolu de me défaire de lui ; car il vint s’agenouiller devant moi, et, embrassant mes genoux, il me dit une multitude de choses où je n’entendis rien, sinon qu’il me suppliait de ne pas le tuer.

Je trouvai bientôt un moyen de le convaincre que je ne voulais point lui faire de mal : je le pris par la main et le relevai en souriant, et lui montrant du doigt le chevreau que j’avais atteint, je lui fis signe de l’aller quérir. Il obéit. Tandis qu’il s’émerveillait et cherchait à voir comment cet animal avait été tué, je rechargeai mon fusil, et au même instant j’apperçus, perché sur un arbre à portée de mousquet, un grand oiseau semblable à un faucon. Afin que Vendredi comprît un peu ce que j’allais faire, je le rappelai vers moi en lui montrant l’oiseau ; c’était, au fait, un perroquet, bien que je l’eusse pris pour un faucon. Je lui désignai donc le perroquet, puis mon fusil, puis la terre au-dessous du perroquet, pour lui indiquer que je voulais l’abattre et lui donner à entendre que je voulais tirer sur cet oiseau et le tuer. En conséquence je fis feu ; je lui ordonnai de regarder, et sur-le-champ il vit tomber le perroquet. Nonobstant tout ce que je lui avais dit, il demeura encore là comme un effaré. Je conjecturai qu’il était épouvanté ainsi parce qu’il ne m’avait rien vu mettre dans mon fusil, et qu’il pensait que c’était une source merveilleuse de mort et de destruction propre à tuer hommes, bêtes, oiseaux, ou quoi que ce fût, de près ou de loin.