Romans, contes et nouvelles (Delécluze)/La première Communion

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LA
PREMIÈRE COMMUNION.


C’était vers le milieu de mai. La saison était belle, et ce soir-là il semblait que l’air fût plus embaumé que de coutume par l’odeur du printemps.

— Quelle belle soirée ! dit la comtesse de Soulanges en laissant lire sur sa noble et gracieuse figure que le contentement intérieur de son âme était bien plus doux, bien plus pénétrant encore que l’odeur du printemps même.

— Oui, vraiment, c’est une belle et bonne soirée, répéta, en appuyant sur la dernière épithète, le comte de Soulanges, qui, après avoir prononcé ces mots, se leva de dessus le canapé où il était assis, et y laissa le jeune Edmond, tenant la main de la comtesse.

Le jeune homme était profondément ému, à tel point même qu’il ne put trouver une seule parole à dire. À toutes ces exclamations sur la beauté de la saison et de la soirée, il ne savait répondre ou joindre son approbation que par des sourires qu’il retenait encore, dans la crainte de laisser échapper de grosses larmes de joie qui roulaient dans ses yeux.

— Or ça, madame, ajouta le comte après avoir fait un ou deux tours dans le cabinet, pour le moment mon rôle est fini, à ce que je pense ? Toutes nos conventions, toutes nos discussions d’intérêt, dit encore en appuyant gaiement sur ces derniers mots le comte de Soulanges, sont réglées et terminées entre mon cher M. Edmond de Lébis et moi. Maintenant c’est à vous, madame, à lui parler. Contez-lui toutes vos affaires, dites-lui comme vous entendez qu’il se gouverne ; arrangez, ordonnez tout comme il vous convient : je m’en remets à vous de tous ces soins.

Il prit alors la main de la comtesse, la baisa, puis, tendant la sienne à Edmond :

— Maintenant, lui dit-il d’un ton mêlé de gravité et de tendresse, et à compter d’aujourd’hui, je vous regarde comme mon gendre, sauf, ajouta-t-il en montrant le ciel, ce qui a été décidé là-haut. Car, ainsi que madame, je prétends ne faire ce mariage que s’il convient aussi à celle que cela intéressera tout aussi vivement que nous un jour.

Edmond resta encore plus muet qu’avant cette allocution. Mais en se jetant dans les bras du comte de Soulanges pour l’embrasser, il profita de ce que sa position dérobait la vue de son visage pour laisser prendre un libre cours à ses larmes.

Le comte ne s’en aperçut pas, ou au moins feignit de ne pas s’en apercevoir. Remettant donc doucement Edmond sur le canapé, auprès de la comtesse, il s’en alla assez précipitamment en répétant sans se retourner : — Dites, dites tout cela à ma femme... Adieu, adieu, mon gendre !

Après sa sortie, il régna un moment de silence dans le cabinet. Edmond demeura vivement ému, et la comtesse, à qui rien de ce qu’il avait éprouvé n’était échappé, lui ménagea, en femme prudente, les moyens de se remettre et de reprendre de l’empire sur lui-même.

— L’émotion que cause la joie, lui dit-elle, fait presque du mal. Veuillez, je vous prie, approcher ces sièges de la fenêtre : je sens que j’ai besoin d’air.

Rien n’est plus salutaire à ceux qui se trouvent dominés par une grande émotion intérieure, que l’obligation de se livrer à quelque exercice corporel. Tout simple qu’était celui que l’on exigea du jeune Edmond, il suffit cependant pour lui rendre le libre usage de ses facultés. Madame de Soulanges s’assit, et d’un signe de main engagea Edmond à prendre place auprès d’elle.

Le cabinet où ils étaient faisait suite aux appartements du premier étage du château. Un grand balcon saillant sur toute la façade, et dont l’appui était soutenu par des balustres, laissait des intervalles par lesquels on pouvait voir de l’intérieur sans être vu par ceux qui étaient dehors. Assis à quelque distance de la fenêtre ouverte sur ce balcon, tous deux entamèrent une conversation qu’interrompaient parfois les éclats de rire, les cris joyeux et les innocentes extravagances de plusieurs jeunes filles jouant au volant sur la pelouse, non loin de la façade du château. C’était de ce balcon qu’ordinairement la comtesse exerçait sa surveillance maternelle sur sa fille, Louise de Soulanges, âgée de quinze ans et demi, celle de toutes qui faisait le plus de bruit en se livrant au jeu.

— Mademoiselle votre fille s’amuse de bien bon cœur, à ce que j’entends, dit M. de Lébis, tout en portant sa tête à droite et à gauche, pour lancer au passage quelques coups d’œil entre les balustres sur la bruyante petite joueuse.

— Elle est si jeune, si enfant même, malgré ses seize ans bientôt ! Je l’avoue, j’ai rarement vu une jeune personne de son âge, douée comme elle d’intelligence et d’un esprit passable, qui ait conservé aussi longtemps les manières, les goûts et les habitudes mêmes d’un enfant.

M. de Lébis allait faire quelques observations ; mais madame de Soulanges eut l’air de ne pas s’en apercevoir, et elle continua :

— Cette disposition chez ma fille est tellement forte, que j’ai été, en quelque sorte, entraînée à lui donner une éducation toute particulière, ce qui a été parfois l’objet des observations critiques de mes amis. Vous avez dû entendre parler dans le monde de ma singularité à cet égard, n’est-il pas vrai ?

— Mais... madame... quelquefois, en effet, plusieurs personnes ont témoigné leur étonnement de ce que vous viviez constamment dans la retraite avec votre famille ; mais il m’a semblé que c’était plutôt l’expression du regret de ne pas vous voir plus souvent dans le monde, qu’un blâme même léger que l’on se permît sur votre manière d’être.

— Cette enfant, continua la comtesse en faisant un sourire de remercîment à Edmond, m’a souvent fort embarrassée ; et... elle est encore à présent... l’objet de quelques inquiétudes dont je ne craindrai pas de vous entretenir, après les arrangements que vous, M. de Soulanges et moi, nous venons de prendre pour l’avenir.

À ces mots, M. de Lébis fit faire machinalement à son siège un léger mouvement pour se rapprocher de la comtesse, qu’il regardait attentivement.

— Ma fille, ajouta-t-elle en tenant ses yeux fixés sur l’extrémité de sa ceinture, qu’elle roulait entre ses doigts, a montré, dès sa plus tendre enfance, une franchise extrême et une confiance aveugle en moi. Je ne saurais vous dire combien cette disposition, si rare chez les jeunes filles, a augmenté la tendresse que j’ai toujours eue pour elle. Ma sollicitude maternelle s’en est accrue, et je me suis efforcée de tenir mon âme constamment ouverte pour conserver cette précieuse disposition dans le cœur de mon enfant jusqu’à l’âge où, la franchise devenant quelquefois muette, d’abord suspend, puis altère, et fait enfin mourir la confiance...

— Ah ! madame, il me semble que c’est bien à tort que vous vous créez des inquiétudes tellement imaginaires...

— Que voulez-vous, monsieur ! nous autres mères, nous ne vivons qu’entre les craintes et l’espoir ; nous n’avons qu’une pensée : l’avenir de nos enfants. On peut compter, sans doute, sur la durée de leur affection ; mais, malgré nous, nous redoutons toujours un peu ce qui fera déplacer leur confiance... Vous ne m’en voulez pas, monsieur de Lébis, de ce que je vous dis là ? ajouta la comtesse en lui serrant la main... Je crains d’autant moins de vous exprimer... mes inquiétudes..... Mais vous riez ?..... Allons, je serai franche avec vous : j’ai donc d’autant moins de crainte à vous avouer... mes petites jalousies maternelles, que vous me paraissez posséder toutes les qualités qui me forceront à vous en faire le sacrifice.

Edmond de Lébis ne put s’empêcher de témoigner à madame de Soulanges tout ce que lui faisait éprouver de flatteur et de doux l’expression d’une confiance si délicate.

Après un échange de sourires empreints de la tendresse la plus amicale, la comtesse reprit tout à coup la parole :

— En vérité, dit-elle, c’est bien mal à moi de penser à ce qui me regarde personnellement, au lieu de m’occuper de ce qui intéresse ma fille ; car c’est d’elle que je dois vous parler. Cette enfant, vous disais-je, m’a montré et me témoigne encore la confiance la plus complète. J’ai donc mis toute mon attention, comme je le fais encore, à la maintenir dans cette disposition. Nous vivons habituellement ici dans cette terre ; nous n’y recevons précisément que les personnes qu’il entre dans nos vues d’admettre à notre intimité, et pendant les trois ou quatre mois d’hiver que nous passons à Paris, nous y transportons nos habitudes de retraite et de solitude. Jusqu’ici ce genre de vie n’a donné à ma fille aucun désir d’en connaître d’autre ; son caractère est si pur, son âme est si enfantine, ses goûts si simples, elle est si habituellement heureuse de la tendresse de ses parents, que son cœur est pleinement satisfait. Mais, je dois vous l’avouer, ce genre de bonheur m’inquiète pour elle ; il est impossible qu’il puisse durer ; et cependant il se prolonge au delà de la limite que trace ordinairement l’âge auquel ma fille est parvenue.

— Mais en vérité, madame, interrompit Edmond, je serais tenté de vous accuser d’être tant soit peu romanesque dans vos prévoyances maternelles. Je prends la liberté de vous le répéter : vous exagérez toutes vos appréhensions.

Ces paroles étaient à peine prononcées, qu’aux éclats de rire poussés par les joueuses de volant céda tout à coup un cri douloureux.

— Mademoiselle Louise est blessée ! s’écria aussitôt Edmond en se levant avec vivacité pour s’élancer vers le balcon.

— Permettez, dit madame de Soulanges en appuyant légèrement sur le bras du jeune homme pour l’arrêter et le faire rasseoir ; laissez-moi voir ce qui est arrivé. Elle s’avança vers la fenêtre. Les trois compagnes de Louise l’entouraient au moment où la femme de chambre accourait aux cris de sa jeune maîtresse.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, maman, dit Louise, sitôt qu’elle aperçut sa mère ; c’est par ma faute et ma précipitation que j’ai été chercher la raquette de Joséphine. Ne prenez aucune inquiétude, maman, je vous en prie, ce n’est rien.

Le sang avait jailli avec assez d’abondance des narines de Louise pour que sa mère voulût s’assurer de ce qu’était au juste cette blessure.

— Rentre chez toi, Louise, dit-elle, rentre, je vais te joindre. Puis se tournant vers Edmond : — Monsieur de Lébis, ajouta-t-elle, pardon si je vous laisse...

— Madame, oserais-je vous demander la permission de ne pas me retirer d’ici sans avoir eu des nouvelles de mademoiselle votre fille ?

— J’allais moi-même vous prier de demeurer. Comme vous êtes pâle ! Allons, remettez-vous ; ce n’est rien que ce petit accident, et n’allez pas, à votre tour, vous montrer romanesque dans vos craintes... Je reviens tout aussitôt, et je pourrai vous achever, je l’espère, mes confidences de mère.

Dès qu’elle fut sortie du petit salon, Edmond, demeuré seul, eut d’abord l’idée de se diriger vers le balcon pour voir les filles du jardinier qui étaient restées muettes et dans l’inquiétude sur les suites de l’étourderie que la plus jeune venait de commettre. Cependant il lui revint à l’esprit que, pendant le cours de la conversation, la comtesse, par sa promptitude à l’empêcher de se porter vers le balcon, avait suffisamment exprimé le désir qu’il ne s’y montrât pas. Les gens qui ont la conscience délicate n’en deviennent jamais plus complètement esclaves que quand on les livre à eux-mêmes. Aussi Edmond de Lébis se reporta-t-il dans la partie la plus reculée du salon.

Sur le panneau du fond se trouvait le portrait de Louise. Edmond se mit à le considérer avec d’autant plus d’attention, que lorsqu’il y jetait les yeux devant témoins, par bienséance il ne se laissait pas aller à toute sa curiosité. D’ailleurs, en ce moment, le calme et la sérénité du modèle qui y étaient exprimés faisaient un contraste si vif avec l’idée de la souffrance que la personne elle-même pouvait éprouver, que cette double image eût préoccupé tout autre que M. de Lébis. La curiosité le cédait donc à son inquiétude, quand la femme de chambre entra pour annoncer à Edmond de la part de la comtesse, que sa fille n’avait reçu qu’une légère contusion à la lèvre, et qu’elle le priait de prendre patience jusqu’au moment où elle allait venir le retrouver.

Cette bonne nouvelle et l’invitation qui lui était faite de demeurer, mirent Edmond plus à l’aise devant le portrait ; il se crut suffisamment autorisé à user de cette distraction pour assurer consciencieusement la comtesse que le temps ne lui avait pas paru long dans la solitude.

Louise de Soulanges courait vers sa seizième année. Grande et bien faite, l’air enfantin de sa physionomie et le laisser-aller des mouvements de son corps, formaient un contraste singulier avec ce que l’on découvrait dans l’ensemble de sa personne, de la jeune femme déjà formée. Ses yeux exprimaient tout à la fois la pénétration d’une intelligence vive et le défaut absolu d’expérience. Au résultat cette combinaison faisait naître sur la physionomie de cette jeune personne une expression ineffable de bonté confiante, privée de toute coquetterie. Toutes ces nuances avaient été fort habilement saisies par l’artiste, et M. de Lébis, soumis à l’influence de son talent, ne savait, en considérant l’ouvrage, lequel le touchait le plus, ou de la jeune fille encore enfant qu’il y trouvait, ou de la jeune femme à laquelle tout semblait lui présager qu’il dut un jour unir sa destinée.

Rien n’est si étrange que le genre d’émotion causée par le portrait d’une personne qui nous intéresse déjà vivement, mais que l’on ne connaît qu’imparfaitement encore. À la ressemblance de ceux dont les traits et l’expression nous sont familiers, nous pouvons suppléer ce qui manque, ou refuser totalement notre approbation. Mais quand le modèle ne nous est apparu que muet et immobile sous le voile des bienséances du monde, un portrait comme celui que regardait M. de Lébis devient en quelque sorte la personne même. Il semble que l’on fait connaissance avec elle. On la regarde, on la considère de près ; une insatiable curiosité nous entraîne à étudier minutieusement sur la peinture tous les plus légers accidents d’une physionomie que l’on n’oserait jamais observer ainsi sur la personne même ; et il n’est pas jusqu’à cette espèce de complaisance que semble mettre un portrait à se laisser regarder sans impatience et sans honte, qui ne fasse illusion ; une intimité imaginaire s’établit entre la personne qui regarde et celle qui est regardée.

Edmond de Lébis en était là, quand madame de Soulanges rentra dans le cabinet.

— Je vous ai fait rassurer sur l’état de ma fille, dit-elle, mais à présent vous pouvez être parfaitement tranquille. Ce n’est rien ; et ce qui m’a pris le plus de temps, a été de calmer la petite Joséphine, qui ne pouvait se consoler d’avoir fait si maladroitement usage de sa raquette. Maintenant je suis toute à vous... Ah ! vous regardiez son portrait ? Il est extrêmement ressemblant, n’est-ce pas ? En disant ces mots, la comtesse prit le cadre à sa main, et alla se rasseoir sur le fauteuil qu’elle avait déjà occupé. Cette ressemblance, continua-t-elle lorsque M. de Lébis eut aussi repris sa place, a quelque chose de particulier qui me frappe singulièrement. Elle m’a fait reconnaître dans les traits et l’expression de ma fille, une personne sensée et plus mûre de caractère qu’elle ne l’est effectivement. Edmond attira le portrait de son côté pour vérifier l’observation de madame de Soulanges, et après quelques instants de silence, il dit : — Votre remarque, madame, en réveille d’autres que j’ai faites quand j’étais bien jeune encore. L’intelligence des enfants ainsi que leur caractère sont ordinairement beaucoup plus développés que ne le croient leurs parents. Le respect, une certaine crainte filiale, empêchent presque toujours les enfants de hasarder ce dont ils ne sont pas sûrs devant leurs parents ; tandis qu’ils ont la passion de dire ce qu’ils savent, et même ce qu’ils ne savent pas, aux étrangers dont ils redoutent infiniment moins les remontrances. Dans ce dernier cas, l’intelligence s’aventure sous les auspices de la vanité, et dans l’autre, au contraire, elle se trouve paralysée par la contrainte.

— Et vous en concluez ?

— Que cette retenue habituelle trompe parfois les parents sur ce qu’il peut y avoir de puéril encore dans les discours et les actions des enfants.

— Vous croyez ? dit madame de Soulanges sans détourner les yeux de dessus le portrait.

— C’est ainsi que je m’explique l’imprudence, l’aveuglement même de certaines personnes qui, trompées par le sommeil apparent et quelquefois feint des enfants, traitent en leur présence de mille questions qu’il faudrait, au contraire, s’abstenir d’agiter devant eux.

— Il y a du vrai dans vos observations, répondit la comtesse en continuant d’observer la peinture ; il y a du vrai sans doute ; mais quand, pour m’aider à comprendre ma fille et à la mieux diriger, je vais rechercher des lumières dans les souvenirs que je conserve de moi lorsque j’étais à son âge, je l’avoue, je ne retrouve qu’un nuage confus dont je ne puis tirer aucun secours. Enfin, puisque notre conversation a pris ce tour, ajouta-t-elle en posant le portrait sur le piano de sa fille, j’en profiterai pour toucher plusieurs points qui ne sont pas sans importance, ni pour vous, ni pour ma fille, ni pour moi.

— Parlez, madame.

— Les arrangements pris aujourd’hui entre nous au sujet de votre mariage futur avec ma fille, la joie que nous avons éprouvée en les arrêtant, ne doivent vous laisser aucun doute sur la haute estime que vous nous inspirez. Il faut qu’elle soit bien profonde, puisqu’elle nous a fait consentir, M. de Soulanges et moi, à vous donner quelques droits sur notre enfant, quand des raisons très-graves nous font désirer qu’elle demeure encore quelque temps dans les habitudes de toute jeune fille où vous la voyez. J’attends donc, j’exige même de vous, monsieur de Lébis, malgré les promesses que nous nous sommes faites aujourd’hui, et l’espoir que j’ai de vous voir bientôt l’époux de ma fille, que vous voudrez bien vous conformer aux conditions que je vais vous prescrire.

— Quelles sont-elles, madame ? demanda Edmond avec anxiété.

— Il est bien entendu, dit madame de Soulanges, que si ce dernier article du traité ne vous convenait pas, votre parole vous serait rendue. Mais, ajouta-t-elle en souriant, je serais bien étonnée si vous n’étiez pas disposé à faire tout ce qui dépend de vous pour m’aider à remplir un devoir sacré envers ma fille, et à vous préparer avec mon enfant un avenir digne de vous.

Edmond était devenu grave et extrêmement attentif. La comtesse profita de cette disposition pour aborder enfin la question qu’elle avait éludée jusque-là.

— Je dois vous apprendre, dit-elle enfin, que ma fille, quoique âgée de plus de quinze ans et demi, n’a cependant point encore fait sa première communion.

— Elle n’a pas fait sa première communion ! répéta Edmond avec l’accent de la plus grande surprise.

— Non, monsieur ; vous ne devez donc plus trouver singulier si j’attends de vous une retenue tellement grande auprès de ma fille, que rien ne lui fasse soupçonner nos projets, que rien ne lui donne à penser que vous avez la moindre envie de lui plaire, même dans les plus petites choses.

Edmond n’entendit pas cet arrêt sans éprouver un extrême chagrin. Il aimait beaucoup mademoiselle de Soulanges, et l’idée de feindre l’indifférence auprès d’une personne qui lui inspirait déjà des sentiments si tendres, répugnait tout à la fois à son cœur et à son caractère.

— Vous voyez le cas que je fais de vous, dit la comtesse, qui s’aperçut de la peine qu’éprouvait le jeune homme ; c’est plus que du courage que j’attends de vous, c’est de la vertu.

— À quelle épreuve me mettez-vous, madame !... Mais quoi ! il est vrai qu’elle n’a pas fait sa première communion ?... Mais par quelle étrange fatalité mademoiselle votre fille, si heureusement née, si bien élevée, si soignée par vous, n’a-t-elle pas accompli un acte comme celui-là, un acte que l’usage fait faire deux ou trois ans avant l’âge où mademoiselle votre fille est parvenue ?

— Ah !... comme vous dites, c’est une étrange fatalité !

Après ces mots madame de Soulanges resta quelque temps les yeux fixés à terre, et Edmond attendit avec impatience qu’elle reprît la parole. D’une voix altérée et les yeux humides de larmes :

— Écoutez, monsieur de Lébis, lui dit-elle enfin ; j’avais conçu déjà de vous une idée bien avantageuse ; mais depuis la conversation que nous avons eue ce soir, c’est bien moins à mon gendre futur que je prétends parler qu’à un ami véritable dont le cœur me paraît si droit, si délicat, que je ne crains plus de lui confier les inquiétudes toutes nouvelles qu’une mère a pour sa fille.

— Parlez, parlez, madame, dit avec émotion le jeune Lébis ; puisque vous daignez m’accorder votre confiance, soyez certaine que je m’en montrerai digne ; parlez.

— Figurez-vous, monsieur, que depuis plus de deux ans ma fille me cause la plus étrange des inquiétudes. Jusqu’à l’âge de douze ans à peu près, Louise a reçu ici, du curé de la paroisse, l’instruction religieuse que l’on donne ordinairement aux jeunes enfants. L’ecclésiastique qui l’assistait est un homme simple, mais dont le jugement est droit et l’instruction, à ce que l’on dit, assez solide. Du reste ses manières étaient fort bonnes, et sa conversation, peu brillante, avait le charme que donne la candeur de l’âme. Ma fille avait une confiance entière en notre curé, qui était aussi son confesseur, et ce brave homme prenait un soin tout particulier de mon enfant. La confiance que j’avais en lui, et qu’il a si bien justifiée, était cause que je n’attachais aucune importance à d’assez fréquentes observations faites par l’ecclésiastique, mais sous forme de plaisanteries innocentes. Il avait d’ailleurs dans le caractère quelque chose de si près de la naïveté de l’enfance, que, quand il grondait Louise en badinant, je n’y faisais guère plus d’attention que si ma fille se fût querellée avec une camarade de son âge. Les choses allèrent assez longtemps ainsi, et ce fut M. le comte de Soulanges qui éveilla mon attention en me disant un jour, par forme de conversation : — Mais quand donc Louise fera-t-elle sa première communion ? Je ne répondis rien ; mon mari ne renouvela pas sa question ; mais au dedans de moi-même je me fis plusieurs fois cette demande avec inquiétude, et pendant la nuit suivante, plusieurs fois je me réveillai en sursaut, me demandant toujours pourquoi ma fille n’avait pas fait sa première communion.

» Le lendemain, dès le matin, je fis prier M. le curé de venir au château. Je lui demandai d’abord s’il était satisfait de la conduite et de l’instruction religieuse de ma fille, et après avoir reçu de lui à ce sujet des réponses dans lesquelles je crus reconnaître quelques précautions évasives, je le pressai d’autant plus de questions, jusqu’à lui faire celle que j’avais répétée tant de fois dans la nuit précédente. Il voulut répondre, mais les paroles ne lui vinrent pas, et il demeura enfin embarrassé et muet. Quant à moi, je sentis à l’instant une sueur froide qui découlait de mon front. J’éprouvai une de ces terreurs d’autant plus profondes que rien de ce que l’on sait ou de ce que l’on a vu ne peut vous faire deviner de quelle nature doit être le mal que l’on redoute. Je pressai de nouveau l’ecclésiastique de me répondre ; j’allai môme jusqu’à faire sentir par ma parole que je ne pourrais supporter aucun retard à ce qu’exigeait de lui mon impatience.

» Oh ! non, monsieur de Lébis, je n’oublierai jamais l’altération qui se manifesta en ce moment non-seulement sur les traits, mais dans toute la personne de ce brave et digne homme. Son agitation fut longtemps convulsive, et il ne put reprendre l’usage de son esprit et de la parole que quand les larmes qu’il versa eurent soulagé son corps et son âme. Je ne me souviens pas d’avoir vu dans ma vie une expression plus belle que celle de cet ecclésiastique, au moment où, devenu plus calme et essuyant ses yeux, il regarda le ciel en joignant les mains. Certes, mes inquiétudes étaient loin d’être calmées ; toutefois elles cessèrent de ce moment d’avoir ce caractère louche qui me les avait rendues jusque-là si pénibles. Enfin, le curé commença à me parler. Il me fit l’éloge de l’intelligence de ma fille, et m’assura que tout ce qui pouvait être compris dans la religion, elle le comprenait. Il ajouta qu’il était impossible d’être plus docile, plus obéissante qu’elle, et que, malgré sa jeunesse, elle remplissait avec une ponctualité rigoureuse tous les devoirs de la religion, sans manquer de se soumettre aux petites punitions passagères que les peccadilles qu’elle commettait parfois lui attiraient. Enfin, l’éloge était si complet, la satisfaction du curé paraissait si entière, que je ne pus m’empêcher de lui demander avec une vivacité qui l’avertit de conclure, pourquoi ma fille ne faisait pas sa première communion. — Madame, me dit-il alors, je vais vous satisfaire, bien que je dusse peut-être garder un secret que mademoiselle votre fille n’a cru devoir confier qu’à moi. Mais, malgré tous les soins que j’ai employés et que je prends encore pour détruire dans le cœur de votre enfant une disposition bizarre et bien fâcheuse, je vais vous instruire de ce qui est, espérant que le concours des soins tendres d’une mère pourra aider le triomphe de mes efforts.

» Pendant qu’il parlait ainsi, je le regardais fixement, sans proférer un mot. — Madame, continua-t-il, ne vous effrayez pas ; et, malgré la singularité de ce que je vais vous apprendre, n’attachez pas trop d’importance à l’étrange disposition de l’esprit de votre enfant. Comme je vous l’ai dit, elle connaît bien sa religion, elle en remplit même les pratiques avec plaisir ; mais... Il hésita en ce moment ; mais... ajouta-t-il, jusqu’à présent elle a persisté à dire qu’elle ne croit pas en Dieu, qu’elle ne le comprend pas...

» Ah ! monsieur de Lébis, vous qui avez des sentiments religieux si profonds et si vrais, vous devez comprendre ; oui, je vois dans vos yeux que vous comprenez l’effet terrible qu’a produit sur moi la découverte de ce mystère. Les forces m’abandonnèrent ; je crus que j’allais perdre la raison, et je m’évanouis. Lorsque, rendue à moi-même, je me retrouvai près du bon ecclésiastique, il me tenait les mains, et je m’aperçus que ses joues étaient toutes couvertes de larmes. Il me serait impossible de vous rapporter en détail tous les soins qu’il prit de moi, tous les efforts qu’il fit pour me démontrer que je ne devais pas me tourmenter excessivement de la disposition où était ma fille. Je me souviens cependant d’une observation sur laquelle il insista plusieurs fois, et qui me frappa plus que les autres : — Prenez courage, me répétait-il, madame, et ayez confiance en Dieu ; votre fille n’est pas le premier enfant de ceux que j’ai instruits à qui ce malheur soit arrivé ; c’est le troisième exemple que je rencontre, et je puis vous assurer que, quand la lumière a pénétré dans l’âme des deux premiers petits incrédules que j’ai soignés, elle a été d’une vivacité, d’un éclat d’autant plus grand, que l’obscurité qu’elle a fait disparaître avait été plus profonde. Puis, à mesure qu’elles lui revenaient à l’esprit, il ajoutait toutes les observations favorables au caractère et à la tournure de l’imagination de ma fille. Selon lui, cette singularité de l’intelligence n’avait rien de commun avec une véritable impiété. Il s’expliquait cette erreur en supposant la pénétration de l’esprit de ma fille plus actif que puissant ; et enfin, soit qu’il voulût épuiser toutes les ressources pour calmer mon chagrin, ou qu’en effet ses remarques fussent exactes, il disait que l’avenir de ma fille ne l’inquiétait nullement, parce qu’elle avait un sentiment de vénération et de tendresse si profond pour son père et sa mère, qu’il était impossible qu’avec de telles dispositions dans l’âme et dans le cœur, elle ne parvînt pas, avec le temps, à les élever jusqu’à Dieu, qui est le père de tous. Une circonstance encore qui tranquillisait notre bon curé et qui ne laissa pas de diminuer mes inquiétudes, était le peu d’importance que ma fille attachait à son erreur. Elle n’avait nullement la conscience des paroles sacrilèges qui lui échappaient malgré elle ; lorsqu’on lui exposait une suite de raisonnements propres à lui faire comprendre l’existence de Dieu : — Non, je ne le comprends pas, disait-elle, je n’y crois pas. Et à son air simple et naïf, à sa résistance sans obstination, on voyait qu’elle tenait ce langage comme s’il se fût agi d’une règle d’arithmétique ou d’une phrase écrite dans une langue étrangère. Que vous dirai-je enfin ? notre bon curé parvint, sinon à calmer tout à fait mes inquiétudes, au moins à accoutumer mon esprit à cette inconcevable singularité. Le calme avec lequel il m’en parlait, l’espoir constant qu’il manifestait de voir bientôt l’intelligence de ma fille guérie de cette maladie, me rendirent un peu de tranquillité, et je promis, d’après le désir exprès que le curé me manifesta, de ne parler de rien de tout ce qui venait de m’être dit, à mon enfant, et d’éviter soigneusement toutes les occasions qui pourraient donner lieu à des discours qui fissent allusion à son erreur.

» Une chose qui me toucha jusqu’aux larmes, et qui contribua à redoubler ma confiance en notre bon curé, ce furent les paroles qu’il ajouta à la fin de notre entretien : — Vous comprenez à présent, madame, me dit-il, pourquoi je n’ai point fait communier mademoiselle votre fille. Vous devez même apprécier les motifs qui m’ont engagé jusqu’à ce jour à ne pas effrayer votre enfant en lui faisant connaître toute l’énormité de son erreur, et à ne pas vous en instruire. J’ai toujours eu et je conserve encore la ferme espérance que son cœur et son esprit recevront la lumière d’en haut. Mais pour déterminer l’accomplissement de cette révolution salutaire, il faut joindre à l’autorité du sacerdoce celle du talent. Je le sens, madame, cette dernière me manque ; et je vous supplie, au nom de votre chère fille, de mettre tous vos soins à la recherche d’un ecclésiastique dont l’esprit, plus fertile en ressources que le mien, dont la parole, plus puissante que la mienne, lui donnent les moyens d’achever ce que je crois avoir commencé. En vain m’efforçai-je de lui témoigner toute la confiance qu’il m’inspirait, et de blâmer même l’excès de sa modestie, il persista dans son avis, et ne me laissa plus même la faculté de le combattre de nouveau. Il ne s’agit pas de moi, madame, ajouta-t-il, mais de votre enfant qu’il faut sauver ; c’est quelque chose de plus fort qu’un conseil que je prends la liberté de vous dicter. Fort de sa conscience et de son caractère de prêtre, cet homme, si simple ordinairement, m’imposa sa volonté, et je la suivis.

» C’est en janvier qu’eut lieu ce que je viens de vous rapporter, et ce fut un mois après environ que l’évêque d’E..., ancien ami de notre famille, nous a adressé le directeur de ma fille, M. l’abbé de Lonzac, que vous voyez habituellement dans cette maison. Après s’être entendu avec notre curé, auquel il devait succéder comme instructeur de ma fille, il a cherché avec beaucoup de prudence, et par le moyen de conversations fréquentes, à rompre l’espèce d’écorce qui semble tenir l’âme de mon enfant captive...

— Eh bien ? demanda M. de Lébis avec une curiosité qui se changea en inquiétude, lorsqu’il vit les larmes couler le long des joues de la comtesse.

— Hélas ! il n’a rien obtenu... continua avec peine madame de Soulanges, dont l’émotion altérait la voix, et avant les fêtes de Pâques j’espérais encore que ses efforts, réunis à ceux de notre excellent curé, car il n’a pu renoncer entièrement à donner des soins à ma fille ; j’espérais, dis-je, que ma pauvre enfant pourrait être en état de communier à cette époque ; mais la chose était impossible, et l’est encore aujourd’hui. »

Après ces mots, madame de Soulanges pleura amèrement, et M. de Lébis saisit l’une de ses mains qu’il serra dans les siennes.

— Ah ! monsieur, reprit bientôt la comtesse en essuyant ses yeux, vous sentez tout ce qu’il y a de profond et de poignant dans mes inquiétudes... J’ai au moins la satisfaction, à présent, de vous avoir fait connaître un secret qu’il m’était bien pénible de vous avouer, mais que je ne devais pas vous taire plus longtemps. L’accomplissement des projets d’union que nous avons formés aujourd’hui pour vous avec ma fille est nécessairement subordonné à l’opinion que vous avez maintenant d’elle...

— Mais je puis vous assurer, madame...

— Écoutez, monsieur de Lébis ; il ne s’agit plus ici de céder à des égards de politesse, et encore moins de vous laisser aller aux illusions que le peu de grâces de ma fille pourrait entretenir dans votre esprit. Qui sait ? peut-être cette enfant a-t-elle une infirmité d’intelligence, comme d’autres ont une constitution physique imparfaite ou maladive. Le rachitisme de l’âme, monsieur, est un mal que l’on doit, bien plus craindre d’introduire dans les familles que la goutte ou la pulmonie ! Dieu m’est témoin que je n’aurais jamais voulu tromper personne ; mais à présent que je sais tout ce que votre âme a d’affectueux, d’élevé et de courage religieux, je regarde comme un devoir impérieux de vous prémunir contre les séductions passagères que ma fille peut exercer sur vous. Vous seul au monde, peut-être, pouvez écouter et comprendre entièrement les paroles que je vais vous dire. Mais il n’est que trop vrai, ma fille telle qu’elle est n’est pas digne de vous ! En achevant ces mots, la comtesse porta vivement son mouchoir à sa figure pour étancher ses larmes et étouffer ses sanglots.

M. de Lébis avait déjà un attachement très-vif pour mademoiselle de Soulanges. Or, rien n’excite et n’encourage la passion comme l’apparition d’un obstacle véritable que l’on ne doute pas de surmonter. Certes, le jeune Edmond n’aurait jamais pu se décider à épouser une incrédule ; mais il était tellement persuadé que chez Louise cette disposition n’était qu’un de ces retards d’intelligence auxquels sont sujettes les personnes les plus spirituelles, qu’il s’applaudit, au contraire, de ce que cette circonstance lui avait fourni l’occasion de gagner la confiance de la mère de celle qu’il aimait. L’illusion, à cet égard, fut réciproque, car madame de Soulanges sentit croître en ce moment la confiance qu’elle mettait déjà dans son gendre futur. Grâce aux espérances que lui exprima Edmond sur ce sujet, elle reprit courage, la sérénité reparut sur sa figure, et, profitant de l’état plus calme où elle se trouvait, elle acheva de faire connaître à Edmond toutes les conventions ou plutôt toutes les précautions qu’elle désirait qu’il observât jusqu’au moment du mariage. Elle lui fit donc, sentir que dans l’état où était sa fille, il était à propos que son jeune cœur ne reçût aucune impression étrangère à celle que ses directeurs religieux lui donnaient ; que quand bien même un sentiment mondain pourrait amollir l’âme de son enfant, et la préparer à recevoir des émotions et des pensées d’un ordre plus élevé, elle la verrait avec peine s’engager dans la vie, comme les femmes ne le font que trop souvent aujourd’hui, en ne parvenant à deviner la religion que par le secours de fantaisies mondaines et romanesques ; qu’elle avait le désir, qu’elle voulait que sa fille devînt et fût franchement religieuse avant même qu’elle pût arrêter sa pensée sur aucun acte de la vie ordinaire ; qu’en conséquence, elle s’en reposait sur lui, M. de Lébis, pour calculer l’opportunité, le nombre et la durée de ses visites dans la maison, afin que rien ne laissât soupçonner à cette jeune fille ni à qui que ce soit, les projets arrêtés entre eux.

Edmond jura de se conformer rigoureusement aux intentions de madame de Soulanges, en la priant même de les lui renouveler toutes les fois que la prudence lui en suggérerait la pensée.

Le reste de la conversation, qui dura encore assez longtemps, roula sur les grâces et les bonnes qualités de Louise. Il était juste que cette aimable personne reparût enfin sous un jour pur et brillant. Madame de Soulanges avait repris le portrait de sa fille, Edmond en soutenait le cadre, et tous deux fixant leurs yeux avec tendresse sur cette peinture, s’empressaient à l’envi d’effacer par les éloges qu’ils prodiguaient au modèle, les tristes appréhensions qui avaient été exprimées quelques instants avant.

Le portrait d’une jeune fille, servant de texte à sa mère et à son amant, peut rendre entre eux la conversation un peu longue ; aussi celle de la comtesse et du jeune de Lébis se serait-elle prolongée encore, si la rentrée de M. de Soulanges dans le cabinet n’en eût interrompu le cours.

Cet honnête gentilhomme était certainement l’être humain le plus paresseux d’esprit qui se puisse imaginer. Il n’était pas sans moyens, et son intelligence l’eût sans doute heureusement servi dans le maniement des affaires de haute importance, si elle eût été susceptible d’une application durable et sérieuse. Mais toute contention d’esprit devenait un supplice pour lui dès l’instant qu’il fallait suivre et élaborer une idée. Bon, généreux, sensible, chez lui l’intention était excellente, et s’il fallait concourir à une bonne action il était toujours disposé à agir, pourvu toutefois que les efforts à faire ne fussent ni trop longs ni trop fréquents ; autrement il aidait, comme on dit, du geste et de la voix, trouvant toujours moyen de faire l’école buissonnière chaque fois que les affaires s’engageaient d’une manière sérieuse.

Il n’ignorait pas ce que sa femme avait à dire à M. de Lébis. Au besoin il eût même pu s’acquitter avec succès de cette communication scabreuse ; mais l’idée de s’occuper pendant une heure ou deux de la même chose le tourmontait, et, outre cela, la confiance entière qu’il avait en madame de Soulanges, dont l’activité et la tenue habituelle favorisaient si agréablement sa paresse, l’avaient mis à l’aise. Aussi les arrangements contentieux à peine terminés avec son gendre futur, il s’était évadé, comme on l’a vu, laissant à la comtesse tout l’embarras d’un aveu et de recommandations auxquels, du reste, il attachait lui-même la plus grande importance.

À peine rentré dans le cabinet, il se mit à regarder tour à tour et en souriant, sa femme et le jeune Edmond ; et pour leur ôter toute envie de le mettre au courant des détails de ce qui s’était passé entre eux, il s’empressa de dire : — Je lis dans vos yeux que tout est arrangé, que tout est réglé. La comtesse et le jeune homme, qui n’éprouvaient aucun besoin de revenir à ce moment sur ce qu’ils avaient dit, rendirent un sourire affirmatif d’autant plus agréable a M. de Soulanges, qu’il l’avertissait que son intervention dans cette affaire était désormais inutile.

— Figurez-vous, continua-t-il aussitôt, que M. de Lussan, de chez qui je sors, m’a gagné au trictrac. Le dernier coup est unique en son genre.

— Mais, interrompit la comtesse, je crois que M. de Lébis n’est pas fort habile aux jeux.

— Qu’importe, madame ! reprit aussitôt Edmond.

— Comment, s’il importe que vous compreniez ! observa M. de Soulanges ; beaucoup, sans doute, car en ce cas vous ne sentirez pas ce qu’il y a de piquant dans mon revers..... Mais, ajouta-t-il en changeant tout à coup de conversation, et Louise, où est-elle ? que fait-elle ?

— C’est l’heure de son repos, comme vous savez, répondit madame de Soulanges ; et d’ailleurs une légère contusion qu’elle s’est faite en jouant au volant l’a forcée de se retirer un peu plus tôt que de coutume.

— Mais vous m’assurez que cela n’est pas grave, madame ?

— Ce n’est absolument rien, et avec l’agrément de monsieur, ajouta la comtesse en s’adressant à Edmond, je vais vous conduire à son appartement. À peine ces mots furent-ils prononcés, que madame de Soulanges, laissant passer son mari qui se dirigeait avec vivacité vers la porte de communication, reconduisit du regard le jeune de Lébis jusqu’à la sortie.

Les confidences de la mère de Louise à Edmond furent, au fond, plus agréables qu’inquiétantes pour ce jeune homme. M. de Lébis doutait même si peu d’un développement tout prochain de la foi religieuse de celle qu’il aimait déjà tant, que ce qui le préoccupa le plus à la suite de cet entretien, fut la condition rigoureuse qui lui avait été imposée, et la promesse positive qu’il avait faite de l’observer strictement.

Edmond de Lébis avait vingt-quatre ans. Animé, dès son enfance, de la piété la plus fervente, cette disposition chez lui s’était encore augmentée par l’exemple d’une dévotion héréditaire dans sa famille. Son âme fort élevée était rigoureuse envers elle-même. Spirituel et doué naturellement de prudence, une éducation soignée et des études fortes avaient singulièrement perfectionné chez ce jeune homme cette double faculté. L’habitude qu’il avait prise de bonne heure d’appliquer son esprit aux choses sérieuses, jointe à la gravite naturelle de son caractère, l’avait détourné de très-bonne heure des dissipations que la plupart des hommes prolongent au delà de leur jeunesse. Il était naturellement sage, et pour lui, l’ordre, le repos et la bonne conduite, étaient les véritables éléments du bonheur. Les passions, quand elles s’infiltrent dans les âmes de cette trempe, pour être moins éclatantes, ne s’y établissent souvent qu’avec d’autant plus de ténacité ; et l’amour surtout, dès qu’il les a pénétrées, n’y prend que la place qu’il y trouve, mais la remplit, y germe, y grandit, et n’en peut plus sortir.

Edmond, parvenu hors des domaines de M. de Soulanges, évita la route et prît à travers la campagne pour regagner son château. Ces deux habitations, placées l’une en face de l’autre, étaient situées près de deux petits villages séparés seulement par une vallée. Notre jeune et sage Edmond la traversait en repassant dans son esprit ce qui lui avait été dit sur Louise, et en se nourrissant de toutes les espérances de bonheur que son union avec elle lui faisait concevoir. Cette vallée était entrecoupée de prairies, de plantations de peupliers et de saules, formant des divisions inégales, dans lesquelles la fertilité du terrain permettait d’entretenir toutes sortes de cultures. Les sentiers étroits, dont la trace était parfois difficile à suivre le long des contours irréguliers de petites propriétés, faisaient faire à Edmond mille détours qui semblaient, favoriser le cours varié de ses réflexions. Le jour avait disparu. Il s’assit machinalement sur le tronc d’un arbre coupé, qu’il rencontra sur son passage ; mais ce ne fut que quelques instants après s’y être reposé, et à la vue de l’herbe foulée près de lui, qu’il reconnut cette place pour être celle où la famille de Soulanges avait coutume de venir s’asseoir à la fin de ses promenades. À cette vue, l’idée de Louise se retraça vivement à son esprit. Ses goûts prolongés de petite fille, la gaieté enfantine de cette jeune personne, puis, d’un autre côté, les embarras de cette jeune âme n’ayant pu encore se débarrasser des liens de sa puberté tardive ; toutes ces réflexions, en s’accumulant, en se croisant dans l’esprit d’Edmond, lui firent sentir un besoin impérieux de prier pour celle qu’il aimait. Oh ! qu’elle fut ardente cette prière ! Comme la pensée d’Edmond s’élancait rapide vers les cieux ! comme, dans ses efforts pieux, il lui semblait qu’avec son âme il entraînât, il enlevât celle de Louise, pour se mettre face à face avec Dieu !

Cette double effusion de prière et d’amour mit le cœur d’Edmond plus à l’aise. En promenant ses regards autour de lui, en respirant le parfum des fleurs printanières, le jeune de Lébis éprouva un sentiment de bien-être qui donna un charme nouveau, une extension infinie à toutes ses espérances.

Dans ces occasions où notre avenir se présente sous un jour brillant et doux, il arrive souvent que le souvenir de quelque impression matérielle fixe et donne une espèce de réalité à l’idée fugitive d’un bonheur que l’on n’a qu’entrevu. Depuis qu’Edmond s’était laissé aller au charme de ses espérances, son odorat était machinalement préoccupé de la distinction d’une odeur dont il avait été frappé parmi toutes celles qui se confondaient. Chacun a éprouvé la curiosité impatiente avec laquelle on cherche un vers qui nous échappe, un air que l’on a oublié, ou le nom d’une odeur qui nous poursuit. Edmond éprouvait ce genre d’inquiétude, lorsque, voulant à toute force savoir quel était le parfum qui se liait si intimement dans sa mémoire avec l’idée de Louise, il sauta par-dessus le tronc renversé, franchit une petite haie qui lui barrait le passage, et se trouva au milieu d’une pièce de terre, couverte de fraises cultivées : c’était l’odeur de ce fruit qu’il avait vainement cherché à démêler jusque-là. Cette innocente satisfaction lui remplit l’âme de joie, et quand il l’eut savourée avec délices, il se rapprocha des murs de son parc, non sans retourner souvent son regard sur la colline opposée, pour voir le plus longtemps qu’il pût, le château de Soulanges, dont quelques fenêtres éclairées faisaient reconnaître la situation au milieu de l’obscurité.

Deux mois s’écoulèrent sans qu’il se passât rien de nouveau. Le jeune de Lébis mettait la plus grande discrétion dans toutes ses démarches. Le curé et le nouveau directeur de Louise, M. de Lonzac, redoublaient chaque jour de zèle et de soins pour déterminer quelque heureuse révolution dans l’âme de leur jeune élève, mais sans succès. Les inquiétudes de madame de Soulanges commençaient à reprendre leur vivacité première, avec d’autant plus de raison apparente, que le nouveau directeur semblait pourvu de toutes les qualités et des talents propres à vaincre l’erreur de la jeune demoiselle.

M. l’abbé de Lonzac, âgé de soixante ans environ, avait une figure vénérable, dont la gravité était tempérée par la douceur ; il souriait même avec grâce. Cet ecclésiastique, versé dans les lettres, bon professeur d’éloquence et prédicateur assez habile, en attendant une dignité ecclésiastique qui lui était promise, remplissait chez M. de Soulanges des devoirs d’autant plus de son goût, qu’ils lui fournissaient l’occasion d’exercer son art de prédilection, celui de la parole. En effet, il se passait peu de jours sans qu’aux instructions régulières qu’il donnait à la jeune Louise, il ne trouvât moyen d’ajouter, sous forme de conversation, quelques fragments de ses sermons. Hélas ! c’était là son plus grand faible ! Un soir de l’été, vers la fin de la promenade journalière, M. et madame de Soulanges, leur fille, le curé et M. de Lonzac, ayant fait leur halte accoutumée, s’assirent sur ce même tronc d’arbre, près duquel s’était arrêté aussi M. de Lébis. Le soleil, quoique déjà assez bas, mais éclairant avec vivacité le sommet des arbres, jetait encore un vif éclat sur la campagne. Cependant la lune paraissait sur un ciel d’azur à travers la cime des peupliers légèrement agités par l’air du soir. Quoique l’apparition simultanée du soleil et de la lune soit un phénomène fort commun, cependant il cause toujours un certain étonnement à l’esprit, vraisemblablement parce que ces deux astres, flambeaux et emblèmes du jour et de la nuit, font naître, en se montrant ensemble, une complication d’idées admise par notre raison, mais qui contrarie ouvertement les impressions de nos sens. Tous les promeneurs, après s’être assis, étaient donc là, silencieux, tenant leur regard fixé sur la lune, et se laissant aller malgré eux à une suite de réflexions vagues et douteuses comme l’effet de la lumière double qui préoccupait leurs yeux et leur pensée. On se sentait tant soit peu fatigué de la marche, et l’air était chaud, ce qui, joint au calme solennel de la campagne vers la fin du jour, invite au silence. Il se prolongea pendant plusieurs minutes jusqu’au moment où celui de la société qui se trouva le premier prêt à résumer sa pensée le rompit.

— Voilà, dit le curé, des nuages autour de la lune qui nous annoncent de la pluie pour demain.

— Qu’il fasse du vent, reprit quelques instants après M. de Soulanges, la chose n’est pas impossible ; mais quant à de la pluie, je n’y crois pas ; j’espère du moins que votre présage ne se réalisera pas, monsieur le curé, car j’ai demain une course de six lieues à faire dans les environs.

Comme le reste des assistants ne parut pas porter un grand intérêt à ces observations météorologiques, le silence se rétablit, et la société continua de regarder machinalement l’astre de la nuit en se laissant aller aux rêveries différentes qu’il faisait naître dans l’esprit de chaque observateur.

— Maman ! dit Louise tout à coup, mais sans changer la direction de son regard fixé vers le ciel, est-ce que la lune ne vous semble pas une ouverture faite au bleu du firmament, par laquelle on aperçoit toute la magnificence de l’intérieur du ciel et du paradis ? Cette question inattendue et tant soit peu étrange resta sans réponse, comme la plupart de celles que font les enfants. Il y a dans leur puérilité quelque chose de si profond parfois ! Alors Louise reprit : Je vous assure, maman, que plus je regarde attentivement par cette ouverture, et plus je découvre de choses merveilleuses et brillantes dans le ciel. Ne les apercevez-vous pas comme moi ?

Madame de Soulanges écouta sa fille en souriant, mais sans lui répondre.

Son père prit la parole ; tout en badinant il fit reproche à Louise d’avoir des idées qui ne s’accordaient guère avec ce que l’on avait pris le soin de lui enseigner sur le mouvement et la position relative des astres. M. de Soulanges se crut même obligé, en cette occasion, pour rectifier les idées de sa fille, de lui rappeler que la lune est un corps sphérique, éclairé par la lumière du soleil, et autres vérités semblables. Sans affirmer que cette démonstration fût peu goûtée, ce qu’il y a de certain, c’est que personne n’y prit une part active, et que le silence des auditeurs y fit rentrer peu à peu le bon M. de Soulanges. Chacun se mit donc à considérer la lune avec plus d’attention et de plaisir qu’auparavant. Et en effet, son éclat et sa couleur devenaient toujours plus resplendissants, à mesure que le soleil se rapprochait de l’horizon. Toute la société retomba dans une sorte d’extase silencieuse jusqu’au moment où l’abbé de Lonzac crut devoir en profiter pour dire son mot sur le spectacle naturel qui préoccupait chacun.

— Les observations que M. de Soulanges vient de faire à mademoiselle sa fille, dit l’abbé de Lonzac, en mettant l’onction de sa parole en harmonie avec le calme du lieu où l’on se trouvait, me remet en mémoire une image aussi juste que gracieuse, qu’un religieux emprunta à ce phénomène, pour rendre sensible une vérité importante qu’il avait à cœur de démontrer à ceux qui l’écoutaient. Il cherchait tous les moyens propres à les engager à mettre leur confiance dans la Vierge Marie ; et pour donner plus de force à son exhortation, pour faire sentir qu’en implorant l’intercession de cette mère pleine de bonté, on s’adresse à Dieu, il répétait à son auditoire :

« Cette bonté, cette splendeur que vous adorez dans Marie, n’est que la splendeur et la bonté qu’elle reçoit de Dieu lui-même. N’en doutez pas, en aimant l’une vous aimez, vous adorez l’autre ; de même que quand la lune verse sur vous sa clarté, vous savez qu’elle ne fait que réfléchir et reporter sur vous les rayons de lumière qu’elle reçoit du soleil. »

Cette petite fleur de rhétorique charma le bon curé ainsi que M. de Soulanges, qui répéta plusieurs fois qu’il était impossible de présenter les vérités de la religion sous des images plus vives et plus brillantes.

Mais madame de Soulanges, qui rapportait tout ce qu’elle voyait ou entendait à sa fille, jeta au même instant les yeux sur elle, pour démêler si les paroles de M. de Lonzac, encore qu’un peu mignardes, n’avaient pas lancé quelques étincelles dans son cœur. Bien loin de là, Louise n’avait pas même écouté la comparaison de son directeur.

L’indifférence ou plutôt l’inattention que venait de montrer Louise dans cette circonstance, avait été telle que sa mère en ressentit une espèce de dépit ; mais son mécontentement s’accrut encore lorsqu’elle surprit le regard de sa fille dirigé avec curiosité et impatience vers le champ de fraises situé derrière l’endroit où toute la société était assise. Cependant, sans quitter des yeux ce qui la préoccupait, Louise se leva et dit : — Maman, voulez-vous me permettre...

— Que voulez-vous donc encore, ma fille ? interrompit madame de Soulanges avec un peu de vivacité.

— Je désirerais, répondit Louise, sans s’apercevoir de l’émotion de sa mère, que vous voulussiez bien me permettre d’aller cueillir des fraises, là, derrière vous, avec la pauvre Toinette, vous savez ? celle dont la mère est morte il y a huit jours ; le voulez-vous ?

— Eh bien, allez cueillir des fraises, dit aussitôt la comtesse avec un ton d’humeur et de découragement auquel Louise ne prit même pas garde, tant elle s’élança avec vivacité au delà de la haie.

Cette petite scène était passée inaperçue du curé, de M. de Soulanges et de l’abbé de Lonzac, qui, revenant sur l’image poétique qu’il avait rapportée, en faisait goûter à ses admirateurs, par une analyse soignée, l’élégance, la justesse et la force.

Étrangère à cette espèce de leçon de littérature, et l’œil fixé vers la terre, madame de Soulanges réfléchissait avec douleur à l’insensibilité complète de sa fille pour tout ce qui se rattachait à l’idée de la divinité ; et, dans l’amertume de son dépit, elle se désolait de ce que les paroles de l’abbé de Lonzac avaient glissé sur son âme, comme on se désespère auprès d’un moribond sur qui les remèdes les plus actifs n’ont plus de prise. Allons, se disait-elle, il faut renoncer à tout salut ! C’est une enfant désespérée !..... Qu’elle cueille des fraises !..... elle n’est bonne qu’à cela. Et en faisant ces amères réflexions, madame de Soulanges cachait ses yeux avec ses mains et pleurait à la dérobée, tandis que ces trois messieurs poursuivaient leur conversation.

Elle se prolongea jusqu’au coucher du soleil, et pendant sa durée, madame de Soulanges conserva la même attitude. Mais tandis que les choses se passaient ainsi de ce côté, Louise et Toinette, à quelques pas de là, préparaient, en cueillant des fraises, l’heureux événement sur lequel madame de Soulanges n’osait plus compter.

À peine Louise avait-elle entendu le mot de consentement, que sa mère lui avait donné comme malgré elle, que, s’élançant à travers la petite haie qui séparait le champ de fraises de l’endroit où la société était assise, elle courut vers Toinette :

— Toinette, lui dit-elle, je viens vous aider. La jeune paysanne ne répondit d’abord à cette offre que par un sourire contraint, qui exprimait tout à la fois un remercîment et beaucoup d’incrédulité sur la disposition de Louise au travail. Cependant mademoiselle de Soulanges s’agenouilla et se mit en devoir d’aider sérieusement la jeune Toinette.

Celle-ci était âgée de quatorze ans environ. Sa figure, assez gracieuse, mais sans régularité, était seulement remarquable par une expression singulière de bonté, jointe à cet air grave et triste même que donne aux enfants des campagnes l’habitude anticipée d’un travail régulier et pénible. Mais Toinette avait des qualités qui la distinguaient de toutes ses compagnes dans le village. Dès l’instant où sa raison et son caractère avaient pris quelque développement, cette enfant s’était montrée, au milieu de sa famille, un modèle de bonne conduite, tant envers ses grands parents, qu’à l’égard de son frère et de sa sœur, dont elle était l’aînée. C’était elle qui avait élevé ces deux enfants, dont l’un avait alors neuf ans et la petite fille sept.

On ne se figure guère, dans les grandes villes, la part singulièrement active que les petites filles de campagne prennent à l’éducation des jeunes enfants. Dès qu’elles ont atteint l’âge de six ou sept ans, c’est à elles que l’on confie les enfants nouveau-nés ; ce sont elles qui les bercent et les soignent, qui les portent, les promènent et les couchent ; et, à cela près de l’allaitement, pour lequel il faut avoir recours à la mère, ce sont les petites filles aînées des familles qui élèvent et gouvernent les nouvelles générations jusqu’à l’âge de quatre à cinq ans. Ces soins, les travaux pénibles des champs qui s’y joignent souvent encore, et l’idée du besoin qui, de si bonne heure, pèse sur ces jeunes créatures, leur ravissent presque toujours la fraîcheur du jeune âge et les privent de la jeunesse de l’esprit. Il n’y a que dans les idylles et sur les théâtres où l’on trouve des villageois gais dans leurs manières et insouciants par bonheur. Dans la réalité, les paysans, même dès le bas âge, sentent le joug de la vie : il est lourd pour eux, et à cela près d’une certaine pétulance toute corporelle, qui fait parfois illusion, leur imagination est déjà vieillie à quatorze ans.

La pauvre Toinette en était un exemple frappant. À la lenteur régulière de son travail, à l’exactitude parcimonieuse qu’elle mettait à cueillir les fruits dont la beauté et la profusion ne lui faisaient naître que l’idée d’une récolte plus abondante et plus lucrative, on voyait qu’elle n’était occupée que de mettre à profit toutes les heures pour retourner à temps chez son père, et lui remettre la récolte du jour qu’il devait aller vendre la nuit. Sa grande affaire était de distribuer sa journée de manière à faire face, vers le soir, à tous les soins intérieurs ; car, depuis la mort de sa mère, Toinette était devenue la personne essentielle dans la maison.

Quant à ces dehors gracieux et séduisants, si prisés chez les jeunes filles des grandes villes, Toinette ne donnait pas même à penser qu’elle eût pu les acquérir, quand le sort l’eût fait naître de parents riches et au milieu d’une société recherchée. Mais elle avait une qualité incomparable, un don qui procède immédiatement du Créateur et tombe tout parfait dans le cœur de quelques humains. C’était une bonté de cœur si naturelle et si complète, qu’elle lui tenait lieu de beauté, d’esprit et de tout.

Grâce à l’inconcevable pénétration des enfants pour voir en quelque sorte l’âme des gens à travers leur physionomie, Louise avait reconnu dès le premier coup d’œil le trait distinctif du caractère de Toinette. Depuis, elle n’avait eu que de rares occasions de la rencontrer ; mais un instinct secret lui faisait toujours désirer de la voir et d’échanger quelques paroles avec elle. C’est ce désir ardent, cet amour instinctif du bon, qui avait entraîné Louise à aller vers Toinette, presque sans la permission de sa mère.

Louise de Soulanges était accroupie cueillant des fraises, et jasant avec sa nouvelle compagne.

— Ce travail doit vous plaire plus que les autres, Toinette, disait-elle ; cueillir ces jolis fruits et les arranger avec adresse dans vos petits paniers, cela doit vous être un peu plus agréable que le soin de vos bestiaux et les tracas de votre maison ; n’est-ce pas ?

— Hélas ! mon Dieu, mademoiselle, nous ne faisons pas grande différence entre une besogne et une autre, à moins qu’elle ne soit moins rude ; et cueillir des fraises, voyez-vous, est un métier bien fatigant, je vous assure, parce que cette marchandise-là ne peut pas attendre. Si ce que nous cueillons à présent n’était pas récolté ce soir et vendu demain matin, ce serait autant de perdu, la peine et l’argent... Prenez garde, mademoiselle Louise, vous ne cueillez pas bien, et vous gâteriez notre plant en tirant si fort pour avoir le fruit. Tenez, regardez ; il faut couper la queue sur ce doigt-là avec l’ongle du pouce.

— Mais cela fait bien mal, Toinette.

— Vraiment oui, je le sais ; d’ailleurs vous pouvez le voir, je laisse pousser mon ongle à ce doigt, et l’autre est tout écorché : mais c’est notre état.

— Vous devriez vous servir de ciseaux.

— Il y en a qui l’ont fait, mais ça prend trop de temps, et l’on se moque d’eux.

— Pourquoi votre frère et votre sœur ne vous aident-ils pas ?

— Oh ! les pauvres petits ! Ils ont travaillé hier, il faut qu’ils se reposent et dorment aujourd’hui ; et puis, voyez-vous, c’est trop jeune encore pour cueillir la fraise ; ça joue, ça mange le fruit quand on a le dos tourné, et ça n’aide pas à grand’chose. Ah dam ! c’est une grande différence à présent à la maison, depuis que notre mère est morte ! Mon père et elle allaient chacun à son tour vendre à la ville ; il y en avait toujours l’un des deux qui dormait trois heures dans son lit, sur les vingt-quatre. Mais à présent ce n’est plus cela : comme je ne suis pas encore d’âge à aller au marché, mon père est toujours en chemin, et c’est bien heureux quand il peut parvenir à faire un somme en allant ou en revenant sur la route.

— C’est donc vous, Toinette, qui réglez aussi l’intérieur de votre maison, qui apprêtez les repas, qui soignez votre père, votre frère et votre sœur ?

Toinette laissa échapper un léger sourire en entendant cette question et répondit : — Qui voulez-vous donc qui fasse tout cela, mademoiselle, si ce n’est moi ? Puisque Dieu a rappelé ma mère à lui, il n’y a pas à dire, il faut que je la remplace... au moins autant que mes forces me le permettent : car ma mère en faisait plus en deux heures que moi dans toute la journée. Elle était vive, et il ne fallait pas la contrarier, pour cela c’est vrai ; mais, comme elle travaillait ! Tant qu’elle a vécu, mon père n’a jamais passé une nuit sans dormir au moins deux heures dans des draps ; mon frère et ma sœur ne savaient encore que jouer, et moi je passais toujours la nuit dans le lit. Mais à présent, c’est tout autre chose ! et sans compter le chagrin, nous avons bien du mal.

— Mais qui est-ce qui vous soutient, Toinette, dans toutes vos peines ?

— Vous le voyez bien, mademoiselle, nous travaillons tous.

— Ce n’est pas là ce que je voulais dire, Toinette ; qu’est-ce qui soutient votre courage, qui vous rend si attentive à vos devoirs ?...

— Ah ! dam ! je ne saurais vous dire. C’est quand je pense à ma mère, quand je vois qu’il faut faire tout ce qu’elle faisait ; quand mon père est fatigué de travail, et que mon frère et ma sœur courent après moi comme ils couraient toujours après ma mère. Et puis c’est ce que ma mère m’a recommandé la veille de sa mort, quand elle pouvait encore parler : « Toinette, m’a-t-elle dit, Dieu me rappelle à lui ; c’est toi qui auras soin de ton père, de ton frère et de ta sœur ; Dieu t’en donnera la force et le courage ; et c’est ce qui est arrivé. Le lendemain de la mort de ma mère, Dieu m’a parlé dans la nuit...

— Dieu vous a parlé, Toinette, demanda vivement et avec curiosité mademoiselle de Soulanges.

— Oui, mademoiselle, répondit Toinette sans interrompre son travail, il m’a parlé.

— Que vous a-t-il dit ?

— Il a répété les paroles de ma mère.

— Et... vous l’avez vu ?

— Oui, je l’ai vu.

— Distinctement ?

— Comme je vous vois, si ce n’est que c’était pendant la nuit.

— Ainsi vous vous souvenez de sa figure ?...

— Oui. Il y a au mur de notre chambre un grand Christ sur la croix. C’est à cette même place où je l’ai vu tout brillant comme du feu ; c’est de là qu’il m’a parlé et qu’il m’a dit : « Toinette, ta mère est morte ; c’est toi qui auras soin de ton père, de ton frère et de ta sœur : je t’en donnerai la force et le courage. » Et depuis ce moment, je vois mes parents, mon ouvrage et Dieu tout à la fois, toujours là devant mes yeux. Quand je me sens fatiguée, je pense à Dieu qui m’a promis de la force et du courage. Lorsque mon père travaille, je pense à l’aider ; et mon frère et ma sœur me font sans cesse souvenir que ma mère et Dieu me regardent toujours pour voir si j’ai soin d’eux comme ils me l’ont recommandé.

— Ainsi, Toinette,vous avez vu Dieu ?

— Oui, certainement je l’ai vu, et je le vois sans cesse ; il est là auprès de nous, mademoiselle, je le vois, je le sens, il nous voit, il nous écoute... Eh bien, vous avez l’air tout étonnée ! Est-ce que vous auriez oublié votre catéchisme ? Souvenez-vous donc... « il est présent partout, il voit tout, il peut tout, il a créé toutes choses, il les gouverne toutes. » Voyez-vous, mademoiselle, je suis sûre de cela, moi, comme je suis certaine que j’écrase maintenant cette fraise sous mes doigts. Et, en parlant ainsi, Toinette, qui avait suspendu un instant son travail, écrasait en effet une fraise dans sa main avec une vivacité et un air d’assurance qu’elle était loin d’avoir ordinairement. À cette conversation courte, mais vive, succéda un assez long silence entre les deux jeunes filles. Elles se remirent au travail sans lever même les yeux l’une sur l’autre. Toinette était devenue presque honteuse de sa supériorité passagère ; et Louise reconnaissait que l’âme de la petite paysanne était allée plus haut que la sienne. Après quelques instants d’interruption, Toinette reprit la parole. — Comme vous avez travaillé, mademoiselle Louise, voilà le carré fini et le soleil n’est pas encore tout à fait caché ; vous m’avez épargné au moins une demi-heure de travail. Louise regarda Toinette, sur qui elle n’avait pas encore porté sa vue depuis leur petite discussion théologique. Mais dès qu’elle eut retrouvé dans les yeux de la jeune paysanne cet air de franchise et de bonté ineffable qui indiquait que sa compagne ne se doutait même pas de l’impression profonde de ses paroles, elle lui dit :

— En vérité, est-ce que mon aide a pu être de quelque utilité pour vous, Toinette ?

— Oui, mademoiselle, et vous serez cause que j’aurai une bonne demi-heure d’avance en rentrant à la maison ; je vous en remercie bien. Mais, si je ne me trompe, c’est la voix de madame votre mère que j’entends, elle vous appelle.

— Maman m’appelle, dit Louise en se levant brusquement, et un peu déconcertée d’un avertissement auquel elle ne pensait plus. Maman m’appelle, il faut que je vous quitte, Toinette.

— Eh bien, adieu, mademoiselle !...

—Adieu, Toinette !... répondit gravement Louise, adieu !... adieu !... Cependant elle restait immobile. En prononçant ce mot, adieu ! que l’on répète journellement sans y attacher de sens, pour la première fois Louise pesa l’importance de ce nom sacré qu’elle redisait en quelque sorte malgré elle. La conversation qu’elle venait d’avoir préoccupait aussi son esprit ; et, bien qu’elle sentît la nécessité d’obéir à sa mère, un instinct plus fort que sa volonté la retenait près de Toinette. Cette enfant était devenue pour elle un objet de compassion et de reconnaissance. Elle voyait le travail dur et pénible auquel Toinette, plus jeune qu’elle, était condamnée ; elle reconnaissait que cet enfant, moins intelligente, moins bien instruite qu’elle, avait jeté dans son âme une lumière qui n’y avait jamais pénétré, et, dans la confusion des sentiments qui agitaient son cœur, il lui vint dans l’idée de donner à la petite paysanne la seule pièce de monnaie qu’elle eût sur elle. Mais cette pensée ne fit que traverser son esprit comme un éclair. Payer la conversation de Toinette, lui donner de l’argent parce qu’elle avait parlé sincèrement de Dieu, parut une monstruosité à mademoiselle de Soulanges, qui, dans l’excès de sa honte et de sa reconnaissance, sauta au cou de la paysanne pour l’embrasser, puis s’éloigna avec vivacité et rejoignit sa mère.

Déjà la société s’était mise en chemin pour regagner le château, aussi Louise fut-elle obligée de presser le pas pour l’atteindre. Madame de Soulanges fermait la marche, se retournant de temps en temps, non sans attendre avec impatience que sa fille l’eût rattrapée. Lorsque Louise fut près d’elle :

— Vous vous êtes fait attendre bien longtemps, ma fille, dit madame de Soulanges avec un ton de mécontentement qu’elle ne prenait que dans les occasions les plus graves ; et je n’imagine pas l’attrait qu’a pu avoir pour vous la conversation de Toinette. Il semble vraiment que plus vous allez en avant, et moins vous prenez de part et d’intérêt à ce que disent vos parents et leurs amis.

C’était peut-être la première fois que madame de Soulanges usait d’une telle sévérité envers sa fille ; aussi cette tendre mère craignit-elle, dès qu’elle eut laissé échapper ces paroles, que le cœur de son enfant n’en fût blessé. Elle se disposait même à en modifier la rigueur, lorsqu’elle fut tout à coup détournée de cette pensée par l’air de froideur, d’indifférence et de préoccupation qui se manifestait dans la contenance de sa fille. En effet, Louise, qui ordinairement et au moindre signe de désapprobation de sa mère en conjurait les suites par une effusion d’excuses pleines de repentir et de tendresse, insensible cette fois, marchait à pas comptés, tenant les bras croisés et la tête penchée vers la terre, sans paraître éprouver aucune émotion de ce qu’elle venait d’entendre.

Vainement madame de Soulanges attendit-elle que Louise reprît son naturel et lui témoignât, avec sa franchise accoutumée, le regret de l’avoir contrariée, elle ne put même obtenir un regard de son enfant, qui continua de marcher du même pas, avec la même attitude, et paraissant toujours plus absorbée dans ses réflexions. Poussée par un dépit mêlé d’inquiétude, madame de Soulanges dit alors comme malgré elle :

— Quand vous voudrez me faire la grâce de me répondre, ma fille, je suis prête à vous écouter.

Mais sitôt qu’elle vit que Louise s’obstinait à garder le silence, elle s’arrêta de deux pas, la laissa passer devant elle, résolue à surveiller son enfant pendant la durée de ce qu’elle regardait comme un de ces caprices inexplicables auxquels les jeunes filles sont parfois sujettes.

Cependant on marchait toujours en se dirigeant vers le château. Il restait à parcourir plusieurs petits détours, bordés d’arbrisseaux dont les branches exubérantes barraient le sentier. Chacun ne manquait pas d’écarter et de soutenir ces rameaux, pour favoriser la marche de la personne qui suivait. Cette attention, sujet assez ordinaire de badinage pour Louise, fut entièrement omise par elle. Il arriva même plusieurs fois, et sans qu’elle témoignât extérieurement la moindre émotion, qu’elle reçut à travers la figure le fouet de ces rameaux dont elle laissait retomber le ressort sur sa mère.

La première fois, madame de Soulanges ouvrit la bouche pour en faire reproche à sa fille. Mais son mécontentement se changea bientôt en une inquiétude excessive, lorsqu’elle eut reconnu que Louise était aussi indifférente pour elle-même que pour les autres. Bien loin de la réprimander alors, elle marcha à son côté, la soutenant d’une main, tandis que de l’autre elle écartait les branches pour lui frayer un passage.

Les mères sont comme les amants, elles passent brusquement de l’humeur à une tendresse extrême ; et dans cette occasion la comtesse de Soulanges céda à l’émotion profonde que lui fit éprouver l’état de sa fille. Mais, habituée à se contenir, elle dissimula ce qu’elle ressentait intérieurement, pour surveiller son enfant jusqu’à la rentrée au château et lui faire éviter les regards de son père et des deux ecclésiastiques.

À peine fut-on arrivé, qu’après avoir fait rentrer Louise, qu’elle confia à sa femme de chambre, elle vint au salon, où elle établit son mari et M. de Lonzac à une table de jeu, près de laquelle elle fit asseoir le curé.

Elle mourait d’impatience de revoir sa fille. Enfin, les joueurs s’étant mis à leur trictrac, madame de Soulanges, certaine alors que la société ne s’occuperait plus d’elle, s’évada presque furtivement du salon pour courir à la chambre de Louise. À peine fut-elle entrée qu’elle y trouva sa fille déshabillée, et près de se mettre au lit, mais agenouillée, les mains jointes, et fixant son regard avec une ardeur extraordinaire sur le crucifix attaché au fond de son alcôve. À ce spectacle, madame de Soulanges se sentit le cœur troublé par un mélange de joie et de terreur causé par la disposition pieuse et l’exaltation d’esprit inaccoutumées où se trouvait sa fille.

— Louise... Louise, dit-elle d’une voix tout émue, comment vous sentez-vous maintenant ?

En entendant ces paroles, mademoiselle de Soulanges tourna la tête vers sa mère, et la regardant avec des yeux où brillaient une joie, une fierté et un air d’enthousiasme qui leur prêtaient un éclat difficile à supporter :

— Je suis mieux, maman, dit-elle ; je suis bien, très-bien à présent.

Elle prononça ces mots avec vivacité et en souriant ; elle joignait aussi fortement ses mains l’une contre l’autre, en portant un regard alternatif sur la croix et sur sa mère.

— Qu’as-tu donc, mon enfant ? demanda la mère en s’asseyant sur le bord du lit et en serrant étroitement Louise dans ses bras ; qu’as-tu donc ?

— Ah ! maman, répondit Louise, je suis bien heureuse ; et tout en laissant échapper ces paroles, qu’une joie intérieure semblait lui rendre difficiles à prononcer, elle continuait à regarder tantôt le crucifix et tantôt madame de Soulanges.

— Ma chère Louise, reprends un peu de calme ; dis-moi ce qui te préoccupe. Chère enfant, qu’as-tu ? que t’est-il arrivé ? dis-le-moi, je t’en prie !

— Ah ! maman, que vous êtes bonne ! répondit Louise avec cet accent que donne à la voix le sentiment d’un bonheur que l’on n’a pas encore pu exprimer ; soyez heureuse, ma bonne et aimable mère, soyez heureuse !... Tenez, ajouta-t-elle en indiquant avec véhémence le crucifix, je l’ai senti, je l’ai reconnu ; c’est Dieu, ma mère, qui est là !

En prononçant ces paroles, Louise était en proie à une exaltation qui ébranla tout son être ; aussi arriva-t-il qu’aux couleurs vives qui animaient ses joues succéda une pâleur subite suivie d’une défaillance.

L’émotion extrême que causèrent à madame de Soulanges et les derniers mots de sa fille et son évanouissement, ne l’empêcha pas de trouver assez de forces pour l’étendre sur son lit. Là, immobile, penchée près du visage de son enfant, elle la regarda avec anxiété pendant plusieurs secondes, jusqu’au moment où Louise rouvrit les yeux, reprit ses couleurs, et regarda sa mère avec une douceur angélique. Madame de Soulanges rendit le sourire à sa fille, et il s’établit entre elles, pendant l’espace de quelques secondes, une réciprocité de tendresse ineffable.

Ce fut Louise qui interrompit ce silence de bienheureux.

— Ah ! ma mère, dit-elle en lui caressant la main, que j’éprouve de joie à vous voir près de moi ! Depuis que je l’ai senti, poursuivit-elle en se tournant vers la croix, il me semble que je vous aime plus que je ne vous ai jamais aimée ; en le sentant, je vous sentais en lui, ainsi que mon digne père...

Toutes ces paroles n’étaient pas dites sans une vive et profonde émotion. Aussi Louise, que les agitations de la fin de la journée avaient déjà fatiguée, cédait-elle au besoin d’un sommeil que combattait encore sa volonté.

— C’est à présent, reprit-elle après un instant de silence, et en faisant de vains efforts pour relever ses paupières appesanties, c’est à présent, ma mère, que mon cœur vous chérit, vous aime, vous honore comme vous le méritez.

Et comme sa voix allait toujours en s’affaiblissant :

— Et Toinette, ajouta-t-elle, cette bonne fille !... vous l’aimez, n’est-ce pas, ma mère ?... Toinette !... Dieu !... furent les deux mots qu’elle prononça tour à tour jusqu’au moment où elle s’endormit.

L’une des mains de madame de Soulanges était restée engagée dans celle de sa fille. La mère attendit près d’une demi-heure, dans cette position, que le sommeil de son enfant fut assez profond pour qu’elle pût s’éloigner d’elle sans la réveiller. Après avoir rappelé la femme de chambre, à qui l’on recommanda de veiller Louise et de s’empresser d’avertir sitôt que le sommeil la quitterait, madame de Soulanges rentra dans le salon, où elle retrouva les joueurs de trictrac très-occupés d’un coup difficile, pour lequel on invoquait le témoignage et la justice du bon curé.

Dans les premiers moments, la comtesse profita de la distraction complète de ces trois messieurs pour se jeter sur le sofa, se livrer tout à l’aise aux réflexions que ce qui venait de se passer faisait naître dans son esprit, et elle attendit avec résignation la fin de la partie. Mais lorsqu’elle s’aperçut que les joueurs allaient en recommencer une autre, alors elle s’approcha d’eux avec une certaine gravité, les engagea à quitter le trictrac, et leur donna à penser, par l’air de son visage, qu’elle avait quelque chose de sérieux à leur communiquer. En effet, elle leur dit l’impression que paraissait avoir produite sur sa fille son entretien avec la jeune Toinette, et elle rapporta tout ce que Louise lui avait dit à ce sujet.

— Notre chère enfant, ajouta-t-elle, est sur le point d’échapper à l’incroyable erreur où elle était plongée ; et j’espère que demain, à son réveil, ce bonheur ne sera un songe ni pour elle ni pour nous.

Après ce récit, qui causa d’abord plus d’étonnement que de joie, madame de Soulanges donna le signal de la retraite aux deux ecclésiastiques, et se dirigea avec son mari vers la chambre de leur fille. Ils la trouvèrent dormant d’un sommeil profondément tranquille, et remarquèrent avec plaisir que sa physionomie portait l’empreinte d’une joie douce et paisible.

— S’est-elle réveillée ? demanda madame de Soulanges à la femme de chambre.

— Pas une seule fois depuis que vous l’avez quittée, madame ; elle n’a pas même changé de position : elle a le sommeil d’un ange.

Ces derniers mots firent impression sur les parents ; ils avaient eu la même pensée en regardant dormir leur fille. On fit mille recommandations à la personne chargée de la garder pendant la nuit, et madame de Soulanges lui ordonna de venir l’avertir chez elle dans le cas où Louise se réveillerait.

La nuit s’écoula dans le plus grand calme, et tout le monde, excepté la personne chargée de veiller auprès de mademoiselle de Soulanges, goûta le repos le plus parfait.

À quatre heures du matin madame de Soulanges s’éveilla en sursaut, impatiente de voir sa fille, qu’elle trouva elle-même levée, habillée, et faisant sa prière auprès de son lit, devant sa croix. D’un coup d’œil seulement et sans proférer un mot, pour ne point interrompre Louise, elle reprocha doucement à la femme de chambre de ne pas l’avoir avertie. Mais à ce moment, Louise, qui finissait de prier, fit le signe de la croix, se leva avec calme, et dit en se tournant vers sa mère :

— Pardonnez-moi, et ne grondez pas Julie de ce qu’elle n’a pas exécuté vos ordres. Je me sentais bien, j’ai pensé que vous aviez assez besoin de repos pour que je prenne sur moi de faire respecter votre sommeil.

En parlant ainsi, elle prit la main de sa mère qu’elle baisa respectueusement, et lui donna le bonjour en recevant en échange un baiser plein de tendresse sur le front.

Non-seulement mademoiselle de Soulanges était entièrement remise de la fatigue de la veille, mais elle se sentait même dans un état de santé où elle ne s’était point trouvée jusque-là. Son teint clair, brillant, donnait un éclat extraordinaire à sa physionomie ; et l’expression de ses yeux, devenue plus calme et plus pénétrante à la fois, semblait avoir modifie le port et les habitudes de toute sa personne. Enfin son regard, qui, jusqu’à la journée précédente, avait été mobile, capricieux et varié comme les fantaisies de son imagination encore enfantine, n’était plus maintenant que l’interprète soumis d’une âme dont la volonté ne donnait plus rien au hasard.

Cette espèce de métamorphose était si sensible, que la mère et la fille s’en aperçurent en même temps aux relations nouvelles qui s’établirent tout à coup et forcément entre elles deux.

Il y a chez les enfants, depuis le berceau jusqu’à l’adolescence, plusieurs crises qui font naître des émotions aussi indéfinissables qu’elles dans le cœur des mères ; lorsque les enfants commencent à parler, quand ils lisent, au temps où leur corps se dépouille de l’enfance, et enfin quand leur cœur et leur âme commencent à aimer et à vouloir fortement.

Quelque flatteurs que soient pour le cœur maternel ces divers progrès, les deux derniers cependant mêlent assez ordinairement aux joies qu’ils font naître, une grande surprise pour le présent et des inquiétudes sur l’avenir. Ce n’est jamais sans crainte pour son enfant, et surtout pour une fille, qu’une mère voit l’instant rapide qui sépare tout à coup, dans le même être, la petite fille de la femme. Il y a plus, et ce n’est qu’un éclair qui traverse le cœur maternel ; mais à ce moment une mère est tout à la fois surprise, flattée, et quelque peu contrariée de voir son enfant devenir si brusquement son égale.

Ce ne fut donc pas sans émotion que la comtesse de Soulanges s’aperçut que sa fille était non-seulement si éclatante de beauté, mais armée d’un regard qui laissait percer la puissance d’une volonté qui ne se soumettrait peut-être plus aveuglément à la sienne.

Ce trouble, il faut le répéter, n’eut que la durée d’un éclair ; mais il fut assez vif et assez profond pour que madame de Soulanges, malgré son expérience et sa présence d’esprit, ne fût pas entièrement maîtresse de dissimuler le léger embarras qu’elle en ressentit.

Louise, de son côté, ne tarda pas à s’apercevoir aussi de la supériorité instantanée dont elle s’emparait malgré elle, et, s’adressant à sa mère pour avoir son agrément, elle engagea la femme de chambre qui l’avait veillée à aller prendre du repos, afin de pouvoir parler avec plus de liberté.

À peine Julie fut-elle sortie, que Louise se jeta aux pieds de sa mère et les baisa, en répétant d’une voix forte et concentrée :

— Pourrais-je jamais effacer les fautes que j’ai faites, réparer les chagrins que je reconnais maintenant vous avoir causés ?

Ces mots émurent les entrailles de madame de Soulanges. Elle releva sa fille, la prit dans ses bras, la couvrit de larmes et lui prodigua mille tendresses.

Enfin Louise, qui lisait dans les yeux de sa mère toute la curiosité qu’elle avait de connaître la disposition où son âme était en ce moment, lui retraça l’entretien qu’elle avait eu avec Toinette, et l’effet extraordinaire qu’il avait produit sur elle ; elle manifesta la joie qu’elle avait éprouvée en recevant d’en haut une lumière tout à fait inattendue, et termina en disant qu’à présent qu’elle avait senti et vu Dieu, elle était prête à le recevoir, si toutefois, ajouta-t-elle en baissant la tête avec une sincère humilité, on ne m’en juge pas indigne.

Il y eut quelque chose de si grave et de si solennel dans ces dernières paroles, que la comtesse n’eut pas l’idée d’opposer à la modestie de sa fille les lieux communs que l’on prodigue souvent en pareille occasion. Elle l’embrassa encore plusieurs fois sans trouver une seule parole ; puis elle dit enfin d’une voix émue :

— Ma chère enfant, le bonheur que j’éprouve est trop grand ; allons le partager avec ton père.

On commença donc à s’occuper de tout ce qui devait précéder la cérémonie de la communion si longtemps désirée, et la célébration en fut mise à un mois.

Rien ne hâte le développement de l’intelligence comme l’action incessante d’un sentiment fort et profond. Pendant la durée de ce mois, le caractère de Louise se modifia entièrement. Les petites inégalités d’humeur qui tenaient encore à l’enfance, disparurent ; de légère, de dédaigneuse parfois même qu’elle était envers ses inférieurs, elle devint réservée, discrète et modestement prévenante. Son esprit même, qui n’avait été qu’agréable et enjoué jusqu’à ce moment, se nourrit des pensées les plus élevées, se plut dans des méditations profondes sur ce Dieu qu’il avait ignoré si longtemps. Enfin l’âme de mademoiselle de Soulanges s’élança d’un saut, de l’indifférence puérile jusqu’aux extases de la religion la plus fervente.

Cette nouvelle disposition toucha singulièrement madame de Soulanges et le curé. Il est inutile de dire l’impression qu’elle fit sur M. de Lébis, qui y voyait tout à la fois le perfectionnement d’une personne qu’il adorait, et l’espoir très-prochain de réaliser un bonheur auquel il attachait chaque jour plus de prix.

Madame de Soulanges n’ignorait pas que tout ce qui durait tant soit peu, fatiguait la patience de son mari. Ingénieuse dans sa sollicitude maternelle, elle l’engagea donc à s’occuper au plus tôt de tous les préparatifs qui se rapportaient à la cérémonie prochaine, et ne craignit pas même de le charger du choix de la toilette de leur enfant, en lui rappelant à ce sujet la confiance qu’on avait toujours mise en son bon goût.

De là de fréquents voyages que fit M. de Soulanges à la ville voisine, pour l’achat des vêtements, pour la réparation des équipages ; absences doublement profitables, puisqu’elles permettaient à madame de Soulanges de faire observer rigoureusement chez elle et autour de sa fille, une discipline religieuse, tandis que son mari, tout en s’occupant aussi de son enfant, trouva cependant dans ces soins l’excuse d’une distraction qui lui était indispensable.

Il serait bien difficile d’exprimer tout ce qui se passait dans l’âme du jeune de Lébis. Retenu par sa discrétion naturelle et par les engagements qu’il avait pris, il ne se présentait pas au château de Soulanges. Seul chez lui, il employait une grande partie de ses journées à lire et à relire les lettres fréquentes dans lesquelles madame de Soulanges lui rendait un compte exact des progrès que sa fille faisait dans son instruction religieuse.

En effet, l’ardeur avec laquelle cette jeune personne se préparait au grand acte qu’elle allait faire augmentait de jour en jour. La pénétration pieuse et rapide avec laquelle elle saisissait les vérités de la religion, était cause que souvent l’abbé de Lonzac lui-même avait peine à suivre le vol audacieux de sa pensée ; innocente supériorité dont Louise ne s’apercevait même pas. Au contraire, un instinct secret lui faisait désirer la conversation des personnes plus simples. La bonhomie pieuse du curé lui allait mieux, et ce qu’elle recherchait surtout, était la présence de Toinette. Ses entretiens avec cette petite avaient pour elle un attrait indicible. Elle lui parlait peu ; il lui suffisait de la voir, car la pureté angélique du regard de la jeune paysanne lui donnait une preuve mille fois plus convaincante de la bonté divine, que tous les arguments les plus habilement préparés.

Cette espèce de confraternité religieuse fournit à la jeune Toinette l’idée de renouveler sa communion le jour où Louise se présenterait la première fois à la sainte table. Ce vœu fut joyeusement accueilli par toute la famille, et le curé profita de cette bonne disposition pour demander que l’on accordât la même faveur aux deux jeunes filles du jardinier.

Enfin arriva le grand jour attendu depuis si longtemps. Déjà la cloche de l’église annonçait d’avance l’heure de l’office, et Toinette, ainsi que les autres petites villageoises, vêtues et voilées de blanc, attendaient dans le salon que la toilette de mademoiselle de Soulanges fût achevée. On avait attelé les chevaux à la grande calèche où devaient monter la comtesse, sa fille et ses trois jeunes compagnes. Impatient de voir si les préparatifs étaient convenablement faits, M. de Soulanges était allé d’avance à l’église, où il trouva le jeune de Lébis et plusieurs familles des environs que l’intérêt et la curiosité attiraient à cette pieuse cérémonie.

Cependant madame de Soulanges présidait à l’habillement de sa fille, qui, tout absorbée dans la crainte respectueuse que lui inspirait l’approche du moment où Dieu allait descendre en elle, se tenait immobile, obéissant sans résistance, mais sans volonté distincte, à toutes les attitudes que sa mère et ses femmes lui faisaient prendre pour la parer. Quand son voile fut posé, sa mère la fit asseoir pour la remettre du malaise que donnent toujours des habits qui n’ont point encore été portés, et se plaça auprès d’elle. Après quelques minutes de silence, Louise voulant se rapprocher de sa mère, s’aperçut, par l’obstacle que lui présenta son voile, que l’on venait de l’habiller. Après avoir jeté un coup d’œil rapide sur son ajustement, et témoigné par un léger sourire sa reconnaissance de tous les soins que l’on avait pris pour elle, elle se laissa tomber à genoux devant sa mère, en lui disant :

— Ma mère, donnez-moi votre bénédiction !

Un attendrissement profond fit couler les larmes de madame de Soulanges.

— Ma mère, ajouta Louise en tenant le regard baissé, mon inconcevable erreur a longtemps jeté l’amertume dans votre âme. Depuis un mois je demande pardon à Dieu de vous avoir si inhumainement blessée, mais veuillez intercéder pour moi auprès de lui. Vous, ô ma mère ! pourrez sans doute obtenir cette grâce insigne de lui faire supporter la présence de votre enfant. Avant de partir, répétez-moi que je ne vous inspire plus de défiance ; que cet être brut et sauvage qui naguère encore ignorait son Dieu, le comprend, l’aime, l’adore assez aujourd’hui, pour qu’il ne soit pas ignominieusement repoussé de devant lui ! Ô ma mère ! que ce soit vous qui m’assuriez que par l’acte que je vais faire, je ne risque pas d’offenser Dieu et d’attirer sur moi sa juste colère !

Louise était toujours à genoux, tenant la tête baissée comme une coupable qui attend son arrêt.

— Louise... mon enfant, lui dit enfin sa mère d’une voix altérée, et en la faisant relever, non-seulement je m’empresse de te donner ce pardon que tu crois devoir demander, mais je te remercie de la joie que tu me donnes aujourd’hui. Viens, viens, empressons-nous d’aller à l’église. J’y serai près de toi ; c’est moi qui, fière de mon enfant, la conduirai jusqu’au pied de l’autel.

Ces paroles firent relever la tête à Louise. Elle porta sur sa mère un regard plein de reconnaissance, et dit en lui prenant la main : — Allons !

On partit. La mère et la fille occupaient le fond de la calèche ; sur le devant étaient Toinette et ses deux petites compagnes. Toutes, à l’exception de madame de Soulanges, étaient vêtues de blanc. M. de Soulanges, naturellement disposé à faire les choses avec éclat, avait pris soin de faire harnacher les chevaux d’une manière analogue à la cérémonie, et des rubans de couleur blanche, tressés avec les crins des animaux, se terminaient en larges bouffettes. Plusieurs domestiques à cheval escortaient la voiture qui s’avançait au petit pas jusqu’à l’église séparée d’un assez grand espace du château.

Le chemin était couvert de curieux qui, à mesure que le cortège passait, se mettaient en marche autour et derrière, de sorte que quand la voiture s’arrêta à la porte de l’église, elle fut environnée d’une foule qui suivit les jeunes communiantes jusque dans l’intérieur pour y trouver place.

Lorsque Louise, accompagnée par sa mère, traversa la nef pour parvenir jusqu’à la place réservée aux catéchumènes, il n’y eut pas un assistant qui ne fût frappé du changement qui s’était opéré dans toute sa personne. Bien que la solennité du jour dût rendre son maintien plus respectueux que de coutume, cependant, comme elle était bien connue, on s’aperçut facilement que la gravité de sa physionomie avait acquis quelque chose de permanent ; que sa beauté, plus calme et plus sérieuse, avait été modifiée par les progrès de son esprit.

De tous ceux qui firent ces observations, Edmond de Lébis fut la personne que ce changement frappa naturellement le plus. Il n’avait pas même aperçu Louise depuis un mois, aussi fut-il comme ébloui par la transformation que la conversion intérieure de cette jeune demoiselle avait produite.

Quoique l’occasion et le lieu de la cérémonie éloignassent toute idée terrestre de l’esprit de M. de Lébis, il ne put cependant comprimer entièrement le mouvement de joie et d’orgueil intérieur qu’il ressentit, en retrouvant celle qui était l’objet constant de ses pensées, si belle et si perfectionnée à son gré.

Il serait difficile de faire comprendre à ceux dont l’âme n’a pas été tout à la fois pénétrée de respect envers Dieu et d’amour pour une noble créature, de quelle manière mystérieuse ces deux sentiments se combinent, se fortifient, et produisent enfin dans le cœur de celui qui les éprouve, l’espoir d’un bonheur aussi pur que durable, aussi délicieux que chaste. Nulle parole ne pourrait exprimer l’espoir immense et la joie sainte d’Edmond, en pensant que Louise, sa compagne future en ce monde, allait recevoir ce Dieu dans lequel leur amour mutuel, en se confondant bientôt, devait prendre un caractère de sainteté ineffable et une durée infinie.

Des espérances de même nature, mais modifiées par l’amour maternel, se mêlaient aux prières ardentes que madame de Soulanges faisait pour sa fille. Placée à quelque distance d’elle, elle ne soulevait de temps en temps ses paupières que pour prévoir toutes les circonstances qui pourraient rendre son assistance nécessaire à son enfant.

Pour M. le comte de Soulanges cette cérémonie était un triomphe. Dans son maintien, dans ses yeux éclataient une satisfaction et un bien-être que tous les efforts de sa volonté n’auraient pu contenir. Placé sur l’une des stalles dont il avait relevé la banquette, debout, souriant aux autres et à lui-même, il promenait son regard satisfait sur tous les assistants, en le reportant de temps à autre sur sa fille, comme s’il eût voulu justifier dans l’esprit de chacun la cause de sa joie et de son orgueil paternel. Le mélange pittoresque de la parure des dames et des paysannes accourues des villages voisins, flattait tout à la fois sa vanité et ses goûts un peu frivoles. Élégant dans ses manières, il trouvait moyen, tout en observant le respect dû au saint lieu, de faire, avec un léger sourire, un salut à toutes les personnes dont la présence à l’église était pour lui un témoignage de respect ou de politesse. Certain d’être aimé généralement, fier d’être le père de celle que tout le monde voulait voir en cette occasion, M. de Soulanges était au comble de la joie, et sa physionomie radieuse semblait réfléchir la satisfaction de tous les assistants.

Ce fut le bon curé qui officia ; ce fut lui qui, en voyant le retour de sa brebis égarée an bercail, simple et digne dans ses manières et ses discours, rendit grâces à Dieu d’un changement auquel son humilité ne lui permit pas de croire qu’il pût prendre la moindre part.

La célébration de l’office et la cérémonie de la communion eurent lieu sans aucune circonstance remarquable. On observa cependant l’humilité profonde et l’émotion singulière avec lesquelles mademoiselle de Soulanges reçut le sacrement.

Louise avait tout à la fois la pureté d’un enfant et la force d’intelligence d’une fille de seize ans ; aussi s’approcha-t-elle de la communion avec une confiance en Dieu et une crainte d’elle-même qui produisirent une impression profonde sur toute l’assemblée.

Cependant, lorsque la cérémonie fut terminée, au silence auguste qui régnait, succéda bientôt cette rumeur sourde causée par le déplacement des sièges et les chuchotements des personnes qui remplissaient l’église. M. de Soulanges entraîna le jeune de Lébis avec lui, pour se rapprocher de la comtesse, qui se tenait près de sa fille, dont elle protégeait la retraite au milieu de la foule pressée sur son passage pour la voir. Le concours de monde était si grand, et les efforts du bedeau ouvrant la marche eurent si peu de succès, qu’il devint impossible de se diriger vers la grande porte de l’église, devant laquelle était la calèche. Pour éviter un si long trajet, M. de Soulanges engagea la comtesse à se retirer avec sa fille et les jeunes communiantes dans la sacristie, près de laquelle il se proposait de faire avancer la voiture, ce qui eut lieu. Il y avait déjà quelques instants que ces dames y étaient arrivées, quand le bedeau, retardé par cette contre-marche, les rejoignit et disposa des chaises pour faire reposer les quatre communiantes. Assises en cercle, les yeux baissés et les mains jointes, elles demeurèrent ainsi sans changer d’attitude, pendant que le curé se dépouillait de ses vêtements sacerdotaux, et que plusieurs petits enfants de chœur aidaient le bedeau à remettre tout en ordre.

Durant plusieurs minutes, madame de Soulanges, respectant la pieuse immobilité de sa fille, s’était tenue près d’elle sans lui parler. Un sourire angélique que lui fit Louise l’encouragea à hasarder quelques mots :

— Comment te trouves-tu, ma chère enfant ? lui dit-elle à voix basse. — Ah ! ma mère, répondit Louise en se laissant aller sur l’épaule de la comtesse pour n’être entendue que d’elle, après une union si forte et si intime avec mon Créateur, je sens pour lui un amour si véhément et j’en éprouve une félicité tellement complète, que je désirerais que mon âme s’anéantît pour aller se perdre et se confondre avec lui. Ô mon Dieu ! dit-elle en dirigeant ses yeux avec une ardeur extraordinaire vers le ciel, qu’elle voyait sans doute malgré l’obscurité du lieu où elle se trouvait, ô mon Dieu ! jamais je ne serai plus digne d’approcher de vous qu’aujourd’hui ! Prenez ! prenez mon âme et rappelez-la à vous ! Ma mère ! ajouta-t-elle enfin dans une espèce de ravissement de cœur, que je voudrais mourir ! Ah ! je veux mourir !

On le sait, car presque tout le monde l’a éprouvé : il n’est pas un enfant doué d’une âme ardente et d’un esprit élevé qui, le jour de sa première communion, ne se sente enflammé de l’amour divin à ce point d’oublier ce qu’il a de plus cher au monde, et d’appeler la mort pour ne point abandonner la félicité céleste qu’il éprouve.

Dans son amour de mère et avec les idées que l’âge et l’expérience donnent sur la durée de cette première ferveur pieuse qui ne s’éteint souvent qu’avec trop de promptitude, madame de Soulanges loin d’être attristée du souhait de sa fille, éprouva au contraire une joie intérieure en l’entendant répéter ces terribles paroles :

— Je voudrais, je veux mourir !

Pauvre mère ! qui n’y trouvait que l’expression de la piété de son enfant !

Mais pendant cette conversation, Edmond de Lébis, entré dans la sacristie, s’était tenu discrètement à quelque distance de ces dames, pour en attendre la fin. Il était envoyé par M. de Soulanges, pour engager la comtesse à attendre patiemment encore quelques minutes, afin de donner le temps d’achever une légère réparation aux harnais des chevaux. Après avoir fait sa commission, le jeune homme se remit encore à l’écart, en attendant que ses laquais vinssent avertir que l’équipage était en état.

Les choses en étaient là, lorsqu’il se préparait une autre scène dans l’une des encoignures de la sacristie. Il y régnait un peu de désordre, suite inévitable d’une cérémonie comme celle qui venait d’avoir lieu. On pliait, on resserrait les habits ; le bedeau rassemblait soigneusement les cierges, et les enfants de chœur, employés à ces soins divers, allaient et venaient en tournant rapidement autour des jeunes communiantes rangées en cercle au milieu de la sacristie. Dans un angle, étaient blottis deux de ces petits vauriens qui, en quittant leur aube et leur calotte rouge, avaient repris tout aussitôt leurs habitudes de polissons de village. Ils se disputaient en silence, quoique avec fureur et acharnement, un long morceau de cire, qui avait coulé d’un cierge. Leur proie étant tombée à terre, ils se colletaient dans l’ombre, chacun voulant maintenir son antagoniste pour se baisser le premier et la saisir.

La grande croix d’argent était précisément placée dans cet angle, et pendant les efforts des deux combattants, l’un d’eux, en serrant le pied contre le mur, ôta l’équilibre à la croix et la fit tomber au milieu de la sacristie.

À l’instant même, des cris affreux se firent entendre, et toutes les robes blanches des jeunes filles furent inondées du sang qui jaillit de la tête de mademoiselle de Soulanges. La croix était tombée sur elle.

Au milieu du tumulte et de l’effroi que causa cet horrible accident, on ne distinguait que ces mots que répétait madame de Soulanges hors d’elle-même :

— Ma fille est morte ! ma fille est morte !

M. de Lébis, le curé et les jeunes communiantes entouraient Louise et cherchaient à s’assurer si elle était encore vivante, lorsque son père, qui entrait pour venir lui donner le bras, la trouva étendue sur la terre et couverte de sang.

Malgré sa profonde émotion, le curé rentra en toute hâte dans l’église, d’où heureusement il ramena le médecin du pays, qu’il avait remarqué par hasard en faisant le trajet de l’autel à la sacristie.

Le choc de la croix avait été si lourd et si rude, que le sang répandu sur la figure de mademoiselle de Soulanges ne permit pas au médecin de la reconnaître du premier coup d’œil. Il fit sortir immédiatement toutes les personnes qui ne devaient pas demeurer là, et après avoir fait donner de l’air, il saigna la blessée. Puis, profitant de la stupeur générale et de l’autorité que lui donnait son ministère, il dit à M. et à madame de Soulanges de se rendre chez eux, les assurant que leur fille allait y être transportée par ses soins et à l’instant même.

Le père obéit, soit que la douleur eût suspendu chez lui l’exercice de sa volonté, ou qu’un instinct secret l’avertît qu’il était à propos que quelqu’un précédât le sinistre cortège au château. Pour la mère, qui était agenouillée près de sa fille, d’un signe de tête elle fit entendre qu’elle ne quitterait pas son enfant.

Alors le docteur visita et pansa la blessure. Il la jugea des plus dangereuses, et fit entendre qu’il n’y avait pas de temps à perdre pour s’occuper du transport de mademoiselle de Soulanges. À cet avertissement, sa mère porta ses yeux de côté et d’autre, comme pour implorer le secours de ceux qui l’entouraient, et au même instant M. de Lébis sortit pour faire préparer tout ce qui était nécessaire en cette occasion.

Étendue sans connaissance sur le tapis, à la place même où elle avait été frappée, mademoiselle de Soulanges ne donnait aucun signe de vie. Sa mère ne la quittait pas des yeux. M. Delahire, le médecin, était penché vers elle pour interroger son pouls et son haleine, tandis que le curé, tout tremblant, cherchait à lire dans les yeux de celui-ci quels pourraient être les résultats de cet affreux événement. Il y eut un moment où les regards de ces deux hommes se rencontrèrent, et d’un coup d’œil le docteur fit entendre au curé qu’il fallait s’attendre au plus grand malheur. Il n’y eut pas un mot de dit ; l’un resta près de la blessée et l’autre se rapprocha doucement de la croix pour prier. Le silence qui régnait alors dans cette sacristie était affreux.

Il dura jusqu’à l’instant où M. de Lébis rentra accompagné de deux hommes portant un brancard. Le jeune Edmond était pâle comme la mort, mais montrait cependant un courage extraordinaire. Ce fut lui qui, par signe seulement et en mettant le premier la main à l’œuvre, indiqua le moyen de placer mademoiselle de Soulanges sur la civière sans que personne ne portât la main sur elle. Avec cette énergie et cette précision que les hommes de cœur trouvent toujours dans les occasions difficiles, Edmond et M. Delahire, aidés des deux porteurs, enlevèrent simultanément le tapis avec le corps et le placèrent sur le brancard, avant même que madame de Soulanges eût eu le temps de s’en apercevoir.

Cependant le bruit du malheur arrivé à mademoiselle de Soulanges s’était répandu au dedans et au dehors de l’église. Dans les premiers moments, on doutait bien encore de la gravité de l’accident, mais l’effroi et la douleur s’emparèrent de chacun, dès que l’on vit les petites compagnes de Louise sortir de la sacristie. Toinette et les autres poussant des cris apparurent tout à coup avec leurs vêtements ensanglantés. Ces pauvres enfants, effrayées par le désordre et au milieu de la foule qui les questionnait, ne pouvaient répondre que par des pleurs et des gémissements. Bientôt l’inquiétude s’accrut à la vue du passage rapide de la calèche dans laquelle était le comte presque privé de sa connaissance.

Mais la consternation devint générale, lorsque l’on revit mademoiselle de Soulanges mourante, morte peut-être, et transportée dans un effroyable appareil. Ce qui frappa surtout, était le soin avec lequel madame de Soulanges, aidée du médecin, maintenait l’oreiller sur lequel reposait la tête pâle et inanimée de sa fille.

La présence de M. de Lébis, qui suivait à quelques pas, achevait de rendre ce spectacle tout à fait déchirant. Malgré toutes les précautions qui avaient été prises, le bruit d’un mariage projeté entre Edmond et mademoiselle de Soulanges avait transpiré ; et si, jusque-là, les plus indiscrets eux-mêmes avaient respecté les espérances secrètes d’une famille vénérée, à la vue d’un malheur qui semblait les anéantir, chacun croyait avoir le droit d’exprimer les regrets douloureux que ce fatal événement faisait naître.

Il n’y a pas de paroles pour rendre le trouble et le désespoir qui régnèrent dans la maison de Soulanges, lorsque le corps meurtri de la jeune Louise y fut rapporté ; quand on s’aperçut que le médecin demeurait muet à toutes les questions près de la malade plongée dans une torpeur mortelle ; lorsqu’enfin on vit le vieux curé, qui venait de la mettre en communication avec Dieu, accourir en toute hâte. Cette dernière circonstance jeta l’effroi dans toutes les âmes : les gens de la maison ne purent retenir leurs gémissements, et M. de Lébis pâlit encore et détourna la vue.

Cependant M. Delahire donna l’ordre de monter le brancard jusqu’à l’appartement. Celles des femmes de la maison qui avaient conservé le plus de présence d’esprit se chargèrent de mettre leur jeune maîtresse au lit, et ce ne fut que quelques instants après ces soins et une nouvelle inspection, que le médecin annonça que la malade respirait, mais que le repos et le silence lui étaient indispensables.

La malheureuse mère était entrée dans la chambre avec le corps de sa fille.

La vue de son sang mêlée au souvenir de ses dernières paroles : je voudrais ! je veux mourir ! avait fait tomber un poids si affreux sur son âme, qu’elle en était devenue en quelque sorte insensible. Le souhait pieux de son enfant et son accomplissement funeste s’étaient succédé si rapidement, que, dans sa stupeur, cette mère infortunée y voyait un arrêt irrévocable devant lequel toute espérance devait s’éteindre.

Le curé s’était remis en prière : mais au milieu de la douleur générale, il y avait quelqu’un qui en éprouvait une toute à part. Depuis le moment où le corps de mademoiselle le Soulanges avait été porté dans l’intérieur des appartements, le jeune Edmond, retenu par un sentiment de respect et de décence, n’avait pas osé y pénétrer. Demeuré seul sur l’escalier, l’excès de son anxiété ne l’empêcha cependant pas de sentir ce que sa position avait de faux, et il redescendit dans la cour pour quitter la maison.

Jamais notre âme n’est plus péniblement affectée que quand l’expansion d’une douleur juste et poignante est barrée tout à coup par les bienséances. L’idée que mademoiselle de Soulanges rendait peut-être le dernier soupir à vingt pas de là, sans qu’il y fût, triompha de son courage. Des larmes s’échappèrent de ses yeux, et il résolut de remonter. Mais le bruit que firent ses pas dans cet escalier silencieux et solitaire le rappela à lui-même. Quand il se vit près de se présenter sans permission et de s’introduire presque furtivement jusque dans la chambre de mademoiselle de Soulanges, confus de sa témérité, il s’arrêta tout à coup, redescendit jusque dans la cour, où marchant sans but, il fut recueilli par M. de Lonzac, qui devina à peu près l’embarras de sa position, et le recueillit dans son malheur.

Quant à M. de Soulanges, son besoin d’activité semblait accroître par l’agitation même. Déjà il était rentré plus de dix fois dans la chambre pour interroger M. Delahire sur sa fille toujours privée de connaissance, et ne donnant d’autre signe de vie qu’une respiration lourde et pénible.

— Monsieur Delahire, dit-il enfin à voix basse, mais avec précipitation, je n’y tiens plus ; je vais jusqu’à la ville chercher des médecins ; vous y consentez, n’est-il pas vrai ?

— Sans doute, oui certainement, répondit le docteur, qui n’était nullement fâché de ne pas rester seul responsable de la malade, et qui d’ailleurs saisit cette occasion d’employer utilement la douleur pétulante de M de Soulanges :

— Allez ! nous attendons votre retour avec impatience.

Et le père partit.

Il y avait plusieurs lieues à faire pour aller et revenir. Les chemins étaient mauvais, la nuit obscure, ce qui, joint aux préparatifs de départ et à la recherche des médecins dans la ville, rendit cette course assez longue.

Pendant sa durée, sept mortelles heures de nuit s’écoulèrent sans que mademoiselle de Soulanges éprouvât le moindre changement, ni que ceux qui l’assistaient de près ou de loin fussent distraits un seul instant de la pénible inaction à laquelle ils furent condamnés. À l’exception de quelques soins que M. Delahire donnait périodiquement à la malade, la mère, le curé et une femme de chambre demeurèrent immobiles sans proférer une parole, jusqu’au roulement sourd de la voiture qui les avertit du retour de M. de Soulanges et de l’arrivée des médecins.

M. Delahire sortit aussitôt pour aller les recevoir, les prévenir de tout ce qui s’était passé. Bientôt les trois docteurs furent introduits dans la chambre par M. de Soulanges.

Dès qu’ils entrèrent, la comtesse quitta le siège qu’elle occupait auprès de sa fille ; et portant son mouchoir à ses yeux, elle se retira vers le curé, qui, plus par ses gestes encore que par ses paroles, l’exhorta à la résignation, au courage. Mais cette scène n’échappa point à l’attention des médecins, qui prièrent les deux parents de passer dans la chambre voisine pendant la consultation.

Le curé demeura témoin des tristes soins qui furent donnés à mademoiselle de Soulanges, et bientôt après ce fut lui qui fit rentrer le père et la mère. Alors l’un des docteurs de la ville prit la parole, assura que M. Delahire avait agi avec autant de prudence que d’habileté ; mais que le cas était des plus graves, et qu’il était absolument impossible d’en prévoir les suites.

À ces paroles, madame de Soulanges, tenant toujours les yeux baissés, alla sans dire un mot reprendre sa place près du lit de sa fille, tandis que le comte, fort étonné de ce que l’état de la malade n’était pas changé depuis le renfort de médecins qu’il avait amené, se mit à accabler de questions celui qui s’était chargé de faire connaître le vague résultat de la consultation.

Tandis que ce dialogue retenait les deux interlocuteurs dans l’embrasure d’une fenêtre, le plus jeune des trois médecins, plus porté à l’espérance, s’était rapproché de mademoiselle de Soulanges, et continuait à l’observer avec la plus grande attention. Il engagea même sa mère, aidée par la femme de chambre, à provoquer le réveil par de puissants excitatifs. Soit que la torpeur dût cesser naturellement, ou que ces remèdes en eussent abrégé la durée, il arriva que mademoiselle de Soulanges souleva ses paupières, respira avec moins de difficulté, et témoigna même par des sons confus le désir d’exprimer ce qu’elle éprouvait.

Ce réveil inattendu avait ramené près du lit de Louise le curé, les deux autres médecins et M. de Soulanges. Ce dernier, en voyant sa fille reprendre ses esprits, eut dès ce moment toutes les peines du monde à modérer l’excès de sa joie. Après avoir laissé écouler un quart d’heure, pendant lequel Louise recouvra presque entièrement sa connaissance, M. de Soulanges, passant tout à coup des tourments de l’inquiétude au comble de l’espérance, s’échappa en quelque sorte de la chambre pour aller annoncer par toute la maison ce qu’il regardait déjà comme un symptôme certain de guérison.

Il ne parvint que trop facilement à faire accueillir une de ces fausses joies que l’on paye si cher. Dans son empressement indiscret, cet homme exagérait toujours son récit à mesure qu’il le répétait ; et il le faisait pour la dixième fois à quelques gens venus du village, lorsque M. de Lébis, aux oreilles de qui le bruit en était parvenu, quitta la retraite que lui avait donnée M. de Lonzac pour s’informer de la vérité.

Dès que le père de Louise aperçut Edmond, il l’embrassa en pleurant, et lui fit part de ce dont il venait d’être témoin. L’imagination du jeune de Lébis n’était pas moins active que celle de son futur beau-père ; mais elle s’exerçait dans une direction toute contraire. Loin de se laisser aller à la joie, sa première idée fut de demander ce que pensaient les médecins, question qui, sans blesser M. de Soulanges, lui fit cependant reconnaître ce qu’il y avait d’imprudent et de léger même dans ses discours.

Il y a des hommes, doués d’ailleurs d’une sensibilité très-réelle et d’une bonté incontestable, qui ne peuvent loger longtemps la douleur dans leur âme. Pour eux, c’est un hôte lourd et exigeant qu’ils mettent dehors, et dont ils se débarrassent sitôt qu’ils en trouvent l’occasion, sauf à l’héberger de nouveau quand il se représente. Ce pauvre M. de Soulanges ! le bruit de la respiration de sa fille l’avait rendu presque joyeux ; l’observation d’Edmond le replongea dans les inquiétudes.

Si les illusions flatteuses de M. de Soulanges avaient accru à mesure qu’il s’était éloigné de sa fille, la crainte de la retrouver plus mal s’augmenta à chaque pas qu’il fit pour rentrer chez elle. En poussant doucement la porte, il sentit son cœur se troubler toujours plus, jusqu’au moment où d’un regard rapide il reconnut à l’expression des assistants que le mieux se soutenait.

En effet, Louise avait repris l’usage de ses sens, de la parole, de sa raison. Elle essayait quelques phrases en tenant la main de sa mère, à qui elle souriait ainsi qu’au curé, tandis que les trois médecins, silencieux et graves, observaient tout d’un endroit écarté.

Cependant les deux docteurs étrangers, après avoir assuré de nouveau M. de Soulanges qu’il pouvait mettre toute sa confiance en M. Delahire, firent entendre qu’ils allaient se retirer. Le père de Louise les accompagna. Comme il les conduisait vers la voiture, ils rencontrèrent sur l’escalier le jeune de Lébis. Celui-ci s’avança vers eux avec précipitation, en les interrogeant du regard. Mais ce que dirent les médecins fut loin de confirmer les nouvelles que le comte avait données ; et malgré leur réserve extrême, Edmond s’aperçut facilement qu’ils ne conservaient que bien peu d’espérance. Glacé d’effroi, il les laissa passer, les vit partir, et se rapprocha vivement du comte qui rentrait, pour lui adresser une demande que l’état d’angoisse où il était pouvait seul lui faire hasarder, c’était d’être admis quelques instants dans la chambre de la malade.

Avec sa nature facile et dans le trouble où il était, le bon M. de Soulanges l’y eût introduit tout aussitôt, si par quelques mots le jeune de Lébis ne lui eût fait sentir qu’il serait bien aise d’avoir aussi le consentement de la comtesse.

Pendant la retraite des médecins et dans l’heure qui suivit, mademoiselle de Soulanges avait recouvré de l’activité de corps et d’esprit. Elle était même redevenue assez maîtresse de sa raison pour comprendre le danger qui menaçait sa vie, et employer son adresse auprès de ses parents, de manière à leur en dissimuler la gravité. Par des paroles tendres et caressantes elle les rassurait ; elle les remerciait de leurs soins, et achevait par des petites coquetteries de malade d’exagérer l’illusion que son père au moins entretenait depuis qu’elle était sortie de son affreux sommeil. Mais ce calme apparent dura peu ; car bientôt l’agitation de son corps précéda celle de son esprit. Comme il arrive assez ordinairement dans ces occasions, elle recouvra entièrement l’usage de son intelligence, et après avoir rappelé à sa mère l’extase de bonheur où l’avait mise l’attouchement du corps de Dieu, elle l’assura que depuis quelques instants où elle se sentait beaucoup mieux, cet état de béatitude semblait se rétablir dans son âme. Elle pleurait de joie en le sentant revenir ; elle remerciait sa mère d’avoir contribué par ses soins à lui faire connaître une espèce de bonheur si parfait et si doux. Ces discours étaient fréquemment interrompus par d’assez longs silences pendant lesquels on devinait facilement, d’après l’expression de son visage et aux mouvements de ses lèvres, qu’elle adressait des prières au ciel.

Le comte de Soulanges profita d’un de ces intervalles de repos pour adresser à sa femme la requête du jeune de Lébis, qui, toujours dehors, attendait la permission d’entrer. Pour toute réponse, la comtesse fit, en baissant les yeux, un signe qui voulait dire qu’au point où en étaient arrivées les choses, les convenances du monde importaient assez peu, et que rien ne s’opposait à ce que l’on admît M. de Lébis. Seulement elle indiqua, toujours sans parler, une place retirée d’où il pourrait entendre, sans que sa présence cependant inquiétât la malade.

À peine Edmond fut-il entré, que la mère de Louise et lui sentirent les larmes rouler dans leurs yeux. Madame de Soulanges les déroba cependant à son enfant, mais au prix d’efforts plus douloureux que la douleur même.

Ceux qui ont fait la dure expérience de la vie savent comment les heures s’écoulent près d’un malade qui nous est cher et dont la vie est en danger. L’âme, incessamment poussée par l’inquiétude et les soucis, traverse d’un vol fatigant, mais rapide, ces longs espaces de temps où l’on n’a aucun soin à donner, où l’art du médecin, le zèle des serviteurs et la tendresse des parents se réduisent en patience courageuse, en résignation immobile et muette. C’est à cette torture de l’âme que le jeune de Lébis voulut prendre part, et à laquelle madame de Soulanges consentit à le laisser participer. Elle sentait trop vivement la perte affreuse dont elle était menacée elle-même, pour refuser à ce jeune homme la triste faveur de venir entendre encore celle qui lui avait été promise ; il lui semblait qu’Edmond, ayant espéré d’être heureux avec sa fille, avait le droit de venir s’abreuver de douleur près de son lit de mort.

Placé en face de madame de Soulanges, mais masqué par un rideau, Edmond devenait tout oreille chaque fois que la malade poussait un soupir ou proférait quelques paroles. Le curé ne cessait pas de faire des prières ; M. Delahire attendait toujours quelque crise, et M. de Soulanges, se promenant dans le corridor attenant, présentait l’oreille et jetait un coup d’œil dans la chambre à chaque allée ou venue qui le ramenait près de la porte.

Les choses allèrent ainsi pendant plus d’une demi-journée. Vers les trois heures après midi, mademoiselle de Soulanges se trouva en apparence beaucoup mieux. Sa tête étant redevenue tout à fait libre, elle se mit à parler avec plus d’aisance que cela ne lui était arrivé depuis son accident. Sa mère fit effort sur elle-même pour lui répondre, car elle ne tarda pas à s’apercevoir que le cerveau de son enfant s’échauffait peu à peu. La pauvre Louise flattait, caressait, remerciait sa mère, en lui annonçant sa guérison complète et prochaine. À l’entendre, son mal était presque dissipé ; loin de ressentir aucune douleur, elle prétendait éprouver au contraire un bien-être et une disposition intérieure de l’âme, qui la rendait plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été. De douces larmes coulaient de ses yeux, et un sourire angélique dirigé vers le ciel répandait une éclatante beauté sur sa figure. En effet, à en juger par son expression et par ses discours, il semblait que la joie de son âme eût quelque chose de si délicat et de si subtil, qu’elle n’osât faire un seul mouvement ou causer le moindre ébranlement à sa pensée, dans la crainte de troubler le merveilleux bonheur dont elle jouissait.

L’attitude et les paroles de Louise jetèrent tout à la fois de l’admiration et de la terreur dans l’âme de madame de Soulanges.

— Sont-elles le résultat d’une inspiration divine ou du délire ? se demandait-elle intérieurement ; puis, dans son affreuse perplexité, le souvenir terrible du souhait que sa fille avait fait à l’église se représenta tout à coup à son esprit. Un froid mortel la saisit ; cependant elle conserva assez de force pour épargner à sa fille le spectacle de son désespoir, et, s’étant levée, tout en chancelant elle s’élança loin du lit pour aller tomber dans un autre siège, où elle perdit connaissance.

Cet accident et ses suites, car M. Delahire eut quelque peine à faire revenir la comtesse, ne furent pas remarqués par Louise. Elle en fut même entièrement distraite, car, tenant ses yeux ouverts et dirigés vers le ciel, puis souriant en les fermant ensuite, elle cherchait à exprimer tour à tour la joie et le respect qui lui étaient inspirés par ce qui fixait ses regards et son attention. Néanmoins, malgré l’air habituel de béatitude qui donnait une majesté et une douceur inexprimables à ses traits, on y apercevait quelques mouvements précurseurs de perturbations fâcheuses.

Ces tristes symptômes n’échappèrent surtout pas à M. Delahire, qui les remarqua au moment où il ramenait madame de Soulanges, que ses conseils n’avaient pu empêcher de se rapprocher du lit de Louise. La position de cet homme était cruelle ; il voulait absolument épargner au père et à la mère le spectacle horrible des approches de la mort de leur enfant, et pour s’en préparer l’occasion et les moyens, d’un signe qu’il fit à la dérobée, il avertit le curé de l’événement qui menaçait et du besoin qu’il avait de son assistance.

Cette convention muette venait à peine de se faire, que mademoiselle de Soulanges se fit entendre de nouveau. Son accent était tout aussi animé, mais sa voix était déjà affaiblie, sa prononciation beaucoup moins libre.

— Je le sens... je le sens, disait-elle en s’interrompant souvent, c’est Dieu, je le sens !... Il parait dans sa très-sainte humanité... L’excès de sa majesté et de sa gloire... est tel aujourd’hui, que je reconnais que je ne l’avais pas encore vu véritablement... Écoutez-vous les chants... les concerts de louanges... Quelle belle musique !... que je suis ravie de l’entendre !...

Elle se tut après ces mots, comme quelqu’un qui écoute. Puis enfin elle articula des sons confus, dans l’intention, sans doute, de joindre ses chants à la musique divine qu’elle croyait entendre. Jusque-là, les sentiments pieux et les paroles saintes de Louise, entretenant un reste d’illusion, avaient fait supporter à madame de Soulanges cette scène de douleur ; mais quand, à travers ces chants désordonnés et confus, cette malheureuse mère reconnut quelques traits décousus et incohérents de la musique que son enfant étudiait journellement auprès d’elle, elle sentit que la mort était là. En effet, à ce désordre des sons et de la pensée, se joignit bientôt celui des traits de Louise. Déjà son regard était perdu et ne se fixait évidemment plus sur rien ; déjà même un côté de sa figure demeurait immobile, tandis que l’autre s’agitait involontairement.

La mort, quand elle est consommée, a quelque chose de solennel ; mais la lutte qui s’établit entre l’âme et le corps près de se séparer est hideuse ; elle humilie ceux qui en sont témoins.

Quelque grand que fût le courage de ceux qui étaient présents, M. Delahire put seul supporter ce spectacle. M. et madame de Soulanges, le jeune de Lébis et le curé lui-même, tous détournèrent les yeux, et firent involontairement quelques pas pour s’éloigner du lit.

De ce moment le mal ne cessa plus de faire des progrès effrayants.

M. Delahire profita de ce sentiment d’effroi pour avertir le curé qu’il était temps pour lui de penser aux derniers devoirs qu’il avait à remplir auprès de la mourante, et d’engager les parents à s’éloigner quelques instants de ce lieu funeste. En prenant pour prétexte le repos dont la malade avait besoin, M. Delahire, aidé du curé, parvint à faire retirer le père et la mère, ainsi que le jeune de Lébis, et à leur épargner au moins le spectacle de ce qu’il y a de plus affreux dans l’heure qui précède l’agonie.

En sortant pour aller chercher les saintes huiles, le curé trouva dans l’escalier M. de Lébis entouré d’une foule d’hommes, de femmes et d’enfants agenouillés, priant pour mademoiselle de Soulanges. L’apparition du bon ecclésiastique suspendit les prières. On lut dans son regard triste que tout était désespéré, et cette foule, après s’être ouverte pour le laisser passer, se mit en marche et le suivit jusqu’à l’église en pleurant.

Onze heures de nuit sonnaient quand tous les préparatifs furent achevés pour la cérémonie qui devait avoir lieu auprès de la mourante. Soutenus par l’importance et la sainteté de leur ministère, le curé, revêtu de ses habillements sacerdotaux, et M. Delahire, allèrent annoncer à M. et madame de Soulanges que l’heure suprême de leur enfant allait bientôt venir, et qu’il était temps de remplir envers elle les derniers devoirs de la religion. Quel moment pour un père et une mère ! Le désespoir de M. de Soulanges se manifesta de nouveau par des larmes abondantes. Quant à la comtesse, elle porta vivement ses mains à ses yeux, comme si on l’eût tirée d’un songe, en disant au curé :

— Eh quoi ! est-ce que nous en sommes déjà là ? Et s’étant aperçue, au silence que l’on gardait, qu’il était impossible de se faire plus longtemps illusion sur l’affreuse vérité, elle se laissa tomber sur les genoux, essayant de prier, mais ne sachant que demander à Dieu, puisqu’il voulait absolument rappeler sa fille à lui.

Pâle, et les yeux toujours fixés vers la terre, elle se laissa conduire jusqu’à la chambre de son enfant. L’autel portatif avait été disposé de manière à ce qu’on n’eût réservé pour les assistants qu’un fort petit espace près de la porte d’entrée. Ce fut là que madame de Soulanges, son mari et Edmond demeurèrent prosternés pendant tout le temps que dura la cérémonie. Derrière eux, dans le corridor, et plus loin, sur l’escalier et dans la cour, jusqu’à la voie publique, étaient accourus la pauvre Toinette, les gens de la maison et tous les habitants voisins. Prosternés aussi jusqu’à terre, leurs voix se faisaient entendre par un murmure sourd et prolongé qui répondait aux prières du prêtre. Leur intention était pieuse et charitable, sans doute ; mais combien ces longs échos de la douleur publique rendaient plus accablante encore celle du père et de la mère de Louise, celle du malheureux Edmond !

Le curé ne remplissait qu’avec peine son ministère ; ses genoux et ses mains tremblaient ; à peine pouvait-il se faire entendre en parlant. Hélas ! ce digne ecclésiastique ne connaissait que trop bien l’état pur et saint de l’âme de mademoiselle de Soulanges ; il lui donna l’extrême-onction.

Quand cet acte fut terminé, le désordre et la stupeur furent tels, que M. Delahire, toujours attentif à madame de Soulanges, en profita pour la faire repasser dans sa chambre sans qu’elle sût où elle allait ni où elle était. Presque hors d’elle-même, et croyant peut-être sa fille déjà morte, il ne lui vint même pas à l’idée de demander à la voir. Le mal, d’ailleurs, fit de tels ravages sur le corps de l’infortunée Louise, qu’elle ne tarda pas à y succomber.

Le père fut le premier que l’on instruisit de cette nouvelle. On prit le parti de le conduire dans une aile écartée du château, afin qu’il pût exhaler librement sa douleur loin de la chambre de madame de Soulanges.

Quant à cette malheureuse mère, calme jusque dans l’excès de son désespoir, elle écouta avec une résignation héroïque les deux ou trois paroles que lui bégaya le curé, entre les bras de qui venait d’expirer son enfant, et resta immobile et muette après avoir laissé échapper doucement ces mots :

— Dieu était jaloux de son ange ; il l’a repris.

M. de Soulanges se laissait aller à sa douleur. Il était donc impossible, et il n’eût pas été convenable, que le père prît la moindre part aux soins qu’exigeaient les suites de la mort et les funérailles de sa fille. M. de Lébis sentit que c’était à lui qu’était réservée cette tâche pour l’accomplissement de laquelle, d’ailleurs, tout le monde de la maison semblait le désigner. Malgré l’horrible coup dont son cœur venait d’être frappé, ce jeune homme, pénétré de tendresse et de compassion pour ceux qu’il regardait comme son père et sa mère, résolut d’agir dans la maison comme s’il eût été le frère de celle à qui il avait espéré de donner un nom plus doux encore.

Pour premier soin, il fit préparer une voiture de poste destinée à conduire M. et madame de Soulanges à une terre qu’ils possédaient à dix lieues de leur château. Dès qu’ils furent partis, il se livra à tous les détails lugubres dont il s’était chargé, avec un dévouement mêlé d’une tendresse si pieuse, qui fit fondre en larmes tous les gens de la maison. Rien de ce qui blesse si cruellement le cœur dans les soins matériels que réclament de pareilles circonstances, ne put le rebuter ; et, au milieu du désordre qui accompagne toujours ces apprêts funèbres, il n’omit, ne négligea rien de ce que commandait la décence, de ce que lui prescrivit la délicatesse. Entre autres attentions, il pensa qu’un souvenir palpable de mademoiselle de Soulanges deviendrait précieux pour sa mère, lorsque la douleur lui permettrait d’en supporter la vue. Aussi pria-t-il M. Delahire d’enlever une boucle de cheveux à la défunte, en lui recommandant de les enfermer dans un papier qu’il cachèterait, afin qu’ils fussent remis intacts à madame de Soulanges. Tout, jusqu’aux détails les plus repoussants du linceul, du convoi et de l’enterrement, devinrent pour lui l’objet d’une surveillance minutieuse, d’un intérêt tendre et passionné.

La nature ne perd jamais ses droits : jusqu’à la mort de Louise, l’âme d’Edmond avait été contenue par le respect que lui imposaient la jeunesse, la piété de celle qu’il n’osait encore aimer ; mais sitôt que le terrible événement eut anéanti tous les obstacles que les convenances sociales mettaient entre elle et lui ; lorsque Louise, remontée au ciel, se trouva dans un monde où le jeune de Lébis put la poursuivre et l’atteindre par la pensée, là où il semble que tous les sentiments doivent s’épurer, il lâcha la bride à son cœur, et épuisa près des restes inanimés de Louise, tout ce qui s’y était amassé d’amour pour elle, pendant les derniers temps de sa vie. À l’espèce de fièvre que lui donnait son inconcevable activité, se joignaient l’exaltation de ses sentiments religieux et l’épanouissement tout nouveau pour lui de son amour. Tout ce qui tendait à augmenter chez lui cette double disposition de son âme lui présentait un attrait irrésistible. Si les lois de la décence ne s’y fussent pas opposées, il aurait enseveli lui-même les restes de cette personne adorée. Il visita soigneusement la bière, fit creuser la fosse sous ses yeux, et régla tout le cérémonial des obsèques. À le voir si actif, si fertile en inventions, si attentif et si soigneux dans le choix des ornements destinés aux funérailles, on l’eût pris pour un jeune et futur époux désirant que rien ne manque à la pompe de ses noces. Et, en effet, dans cette mort si funeste, dans les apprêts de cette cérémonie si terrible, il était impossible à Edmond de ne pas voir un rapprochement de son âme avec celle de la défunte, un mariage céleste enfin qui devait l’unir à elle éternellement.

Pendant toute la durée de cette triste et longue cérémonie, ce sentiment non-seulement se maintint, mais augmenta de force dans l’âme du jeune homme. Au convoi, lorsqu’il suivit le corps de sa fiancée céleste, quand il vit la bière couverte d’un drap blanc et portée par les mêmes jeunes filles qui, trois jours avant, accompagnaient Louise vivante jusqu’à la table sainte, il montra un front non pas radieux, mais serein. Involontairement il portait ses yeux du cercueil au ciel, et du ciel sur la foule qui l’environnait. Quelque chose de grave, de saintement joyeux, était répandu sur toute sa physionomie, et, au milieu de tous les assistants en pleurs et marchant la tête baissée, Edmond était le seul dont le maintien fût exempt de contrainte, dont le regard brillât de la lumière de l’espérance. Même au bord de la fosse, quand il jeta de l’eau bénite sur le corps, lorsque le bruit sourd du cercueil s’étouffa à mesure qu’on le couvrait de terre, l’attitude de cet infortuné jeune homme conserva un calme imposant.

Mais la stupeur douloureuse qui régnait ne permit pas à la foule d’observer cette expression singulière. Ceux par qui elle fut remarquée en attribuèrent uniquement la cause à la résignation et à la piété si connue de M. de Lébis. Mais, bien que ce sentiment entrât pour beaucoup dans sa conduite extérieure en ce moment, personne ne se douta cependant que ce jeune homme assistait mentalement à un mariage spirituel, dont le souvenir devait laisser des traces ineffaçables dans son âme, et influer sur le reste de sa destinée.

À peine les derniers devoirs eurent-ils été rendus à la dépouille mortelle de mademoiselle de Soulanges, que le jeune de Lébis sentit au fond de son cœur le besoin impérieux de se rapprocher des parents de la défunte. Il lui semblait qu’ils étaient devenus siens ; il brûlait tout à la fois du désir de mêler ses larmes aux leurs, et de faire sanctionner le grand acte qui s’était accompli pour lui devant le cercueil de Louise, par la bénédiction du père et de la mère de son épouse céleste.

M. et madame de Soulanges, dans l’isolement affreux où les plongeait tout à coup la perte de leur fille, sans s’être communiqué leur pensée, nourrissaient des espérances de la même nature. Ils désiraient, au fond du cœur, que M. de Lébis prît auprès d’eux l’attitude et la place d’un fils.

L’entrevue de ces trois personnes fut déchirante. Le père pleura ; mais la mère resta muette. Edmond, dont l’âme et le corps étaient épuisés de fatigues, se montra pâle, abattu et défait.

La douleur a, comme la joie, son apogée et son moment d’ivresse ; mais quand l’âme échappe aux dernières illusions qu’elle s’est faites pour retomber dans la réalité du malheur, elle souffre plus que jamais. Les jours qui suivent la mort d’un être chéri sont mille fois plus pénibles à supporter que le moment de la séparation même. C’est un siège vide que l’on rencontre, un vêtement dont la couleur ou la forme nous rappellent la personne ; puis le retour de certaines heures qui réglaient de certaines habitudes ; un travail laissé en train, et mille autres détails inaperçus la veille, qui vous déchirent le cœur quelques jours plus tard. D’ailleurs, si aimé, si aimable qu’ait été cet être dans sa famille, on ne reconnaît entièrement la puissance qu’il y exerçait, que quand il n’existe plus. L’habitude nous fait même regretter jusqu’à ses défauts ; et le vide que sa perte laisse dans nos cœurs est comme un moule dont les profondeurs nous découvrent le secret de mille besoins tendres qui ne peuvent plus être satisfaits.

Insouciants de l’avenir, et sans former aucun projet, il demeura tacitement convenu entre le père et la mère de Louise, qu’Edmond de Lébis habiterait leur maison. Tous trois sentaient le besoin de se donner réciproquement une compensation pour ce qu’ils avaient perdu. Aux yeux d’un étranger, le genre de vie qu’ils menèrent eût paru un supplice intolérable ; pour eux, c’était une manière d’être douce, comparée aux angoisses de cœur qu’ils eussent éprouvées en se séparant.

Ce deuil intérieur et pur de tout faste dura près d’un an. Madame de Soulanges et le jeune de Lébis, chez lesquels cette douleur se combinait avec leurs habitudes pieuses, auraient sans doute pu vivre longtemps ainsi. Mais bien que M. de Soulanges fût dominé par un chagrin véritable, cependant sa mobilité d’esprit naturelle ne put tenir plus longtemps contre des habitudes journalières dont la régularité et la tristesse auraient indubitablement fini par altérer son caractère et sa santé. Sa femme, qui lui était sincèrement attachée, sentit la nécessité de faire un effort sur elle-même pour remplir envers lui des devoirs sacrés. Elle fut la première à demander l’exécution d’un projet que M. de Soulanges avait glissé plusieurs fois dans la conversation. Il fut donc résolu qu’ils iraient faire un voyage en Italie, accompagnés du jeune Edmond de Lébis.

Rome fut le lieu où ils séjournèrent le plus longtemps et avec le plus de plaisir. Le père de Louise, soit en visitant les nombreuses curiosités de cette ville, soit en fréquentant la haute société que l’on y rencontre, trouva toutes les occasions de se distraire honorablement et avec décence de ses chagrins.

Quant à madame de Soulanges et à M. de Lébis, ils ne pouvaient être mieux placés pour faire accepter à leurs âmes les seules nouveautés qu’elles voulussent admettre. Le nombre et la singularité des églises, les pompes extraordinaires du culte, la vue d’une foule de monuments saints, empreints des souvenirs antiques de la religion chrétienne, furent pour ces deux personnes des occasions de déplacements et de promenades qu’aucun autre sujet n’aurait pu provoquer.

Cependant, ces pieuses distractions elles-mêmes n’eurent qu’une influence très-passagère sur l’esprit de madame de Soulanges. Le cérémonial inusité des églises de Rome dépaysait sa piété ; aussi toutes les fois qu’il lui était possible d’assister aux offices à Saint-Louis des Français, ne manquait-elle pas d’y aller prier à sa manière et selon les habitudes de son enfance.

Ce n’était pas sans quelque répugnance intérieure qu’elle observait dans les grandes basiliques de Rome le luxe des marbres, des peintures et des habillements ; les sons parfois mondains de la musique, et l’air inattentif de la foule qui prie en marchant sur des fleurs.

Plus d’une fois, conduite en ces lieux par M. de Soulanges et par Edmond de Lébis, la mère de Louise, dans sa douleur jalouse, fut blessée de l’empire que ces distractions prenaient sur ces deux personnes. Rien n’augmente, n’irrite nos chagrins et nos regrets comme de les voir diminuer dans l’âme de ceux qui les ont éprouvés aussi fortement que nous. Madame de Soulanges avait trop d’élévation dans l’esprit pour laisser soupçonner une pareille faiblesse ; elle se la reprochait même intérieurement, mais après les courses du jour, le soir lorsqu’elle était seule, car elle ne voulut jamais fréquenter aucune société, toute l’amertume de son chagrin retombait sur son cœur, et le souvenir de son enfant se représentait à elle plus vif que jamais.

En présence du cercueil de Louise, Edmond, ardent tout à la fois d’amour et de piété, avait accepté mentalement la défunte comme fiancée, comme épouse céleste, et s’était juré là à lui-même, de rester fidèle à ce pieux engagement. Sa résolution demeurait inébranlable. Mais quelle que soit la force du caractère d’un homme, toujours il sent le besoin d’en prévenir la mobilité. Un instinct secret avertit même les âmes les plus courageuses de se mettre à l’abri de quelque institution puissante qui ne leur laisse plus la faculté de faillir. Déjà en France, Edmond de Lébis avait eu l’idée d’entrer dans les ordres. Mais à Rome, lorsqu’il eut l’occasion de fréquenter ce clergé au milieu duquel il y a tant d’hommes remarquables par leur piété, leur savoir et leurs manières ; quand il vit cette élite de la société de ce pays, former un corps imposant par le bien qu’il peut faire, par les talents qu’il développe, par les hauts et difficiles emplois qu’il remplit, le jeune de Lébis entrevit alors l’occasion de se rattacher encore aux intérêts sérieux de ce monde, tout en restant fidèle au vœu qu’il avait fait. Ce n’est point un roman vulgaire que cette histoire, où l’on prétende exagérer le mérite de ceux qui y figurent. M. de Lébis avait une piété vive et sincère, ce qui n’exclut pas le désir raisonnable de donner un but d’utilité réelle à sa vie.

Ce qui démontre que son projet était grave, c’est qu’Edmond n’en fit part à personne, pas même à madame de Soulanges. Il voulut soumettre son âme à quelque temps d’épreuves intérieures, par lesquelles il pourrait s’assurer que sa résolution n’était pas le résultat du prestige de Rome religieuse, ni une fantaisie passagère indigne de celle au nom de laquelle il comptait se vouer à Dieu.

Les voyageurs revinrent en France. M. de Soulanges avait repris sa bonne santé et sa bonne humeur. Pendant la route, son infatigable activité fut employée à surveiller quelques petits objets d’art placés dans la voiture et distraits par précaution des caisses de tableaux et d’antiques parties d’avance, le tout destiné à orner son château.

Il était facile de s’apercevoir, et la mère de Louise l’avait vu, qu’au chagrin d’Edmond avait succédé quelque projet dont elle ignorait la nature.

En effet, le jeune homme, dans tous les instants qu’il ne consacrait pas à madame de Soulanges, s’interrogeait sans cesse intérieurement pour s’affermir dans sa résolution.

Aussi innocent que soit un secret, quand il s’interpose entre deux personnes accoutumées à se communiquer toutes leurs pensées, le charme est rompu.

Madame de Soulanges se gardait bien de troubler le calme de son mari ; elle n’osait plus parler de son chagrin à Edmond de Lébis ; aussi pendant tout le voyage retomba-t-elle toujours douloureusement sur le souvenir de sa fille.

Mais à quoi bon s’appesantir plus longtemps sur un récit qui n’a peut-être été que trop long ? Revenue en France, madame de Soulanges contracta une maladie qui la conduisit au tombeau, un an après son retour d’Italie. Le courage de cette dame avait été d’autant plus grand, que personne, excepté peut-être M. de Lébis, ne se douta des souffrances intérieures qu’elle éprouvait. Poursuivie sans cesse par le souvenir de sa fille, ses devoirs d’épouse lui faisaient une loi de cacher ses chagrins à M. de Soulanges, pour qui des distractions, bien innocentes sans doute, mais incompatibles avec la douleur de sa femme, étaient devenues des besoins impérieux.

M. de Lébis l’assista à ses derniers moments. Ce fut même quelques jours avant sa mort qu’il lui fit part du projet qu’il avait conçu de prendre les ordres. Cette détermination, préparée avec tant de prudence et de maturité, toucha singulièrement la mère de Louise ; elle avait perdu depuis si longtemps l’usage de la joie, qu’elle eut un effort pénible à faire pour recevoir celle que lui causa cette résolution. Mais cette pieuse et tendre mère interpréta toute la pensée de celui qu’elle avait choisi pour son gendre, et après l’avoir béni, elle mourut contente en pensant qu’un cœur pur, qu’une âme tendre serait le tombeau vivant où elle pouvait déposer sûrement le souvenir de sa chère fille.

Après cet événement, M. de Soulanges, qui avait plus d’estime et d’admiration pour la conduite du jeune de Lébis, que de goût pour son caractère, vécut seul, et ne tarda même pas à retourner au château de Soulanges, qu’il préférait à ses autres propriétés.

Ces messieurs se séparèrent bien, sans trop de regret, pour dire la vérité, l’un et l’autre se disposant à embrasser le genre de vie qui lui convenait. Edmond de Lébis retourna à Rome, où, après s’être affermi de nouveau dans sa résolution, il se prépara à se détacher entièrement des choses mondaines. Pendant le temps qui précéda celui où il reçut les ordres, quelques voyageurs ont eu l’occasion de le voir. Sa physionomie noble et gracieuse avait une expression de tristesse que ses malheurs ne justifient que trop ; mais malgré l’austérité de sa vie habituelle, il fréquentait encore quelques salons, où, quoique rarement, il se faisait remarquer par une conversation élégante comme celle d’un homme du monde, et grave cependant comme l’exigeait son état futur. Depuis quelques années il est prêtre ; et s’il faut en croire ce que rapportent ceux qui sont arrivés dernièrement de Rome, M. de Lébis est bien en cour, et dans la voie qui mène aux plus éminentes dignités ecclésiastiques.

Quant à M. de Soulanges, revenu à son château, il employa le superflu de sa fortune à le reconstruire sur un plan nouveau. Entre autres embellissements, il y éleva une aile en forme de vaste galerie où il plaça toutes les curiosités bonnes ou mauvaises qu’il avait rapportées d’Italie. Cet homme, avec l’inconséquence d’un caractère bon, mais frivole, fit placer dans ce musée, auprès des dieux du paganisme et parmi les bustes d’empereurs romains, les portraits de sa fille et de sa femme, qu’il avait fait sculpter en marbre.

Ce nouvel état de maison et ses goûts naturels l’entraînèrent promptement à recevoir beaucoup plus de monde chez lui qu’avant son veuvage. Après une année ou deux passées ainsi, la privation de famille lui devint insupportable. Ses connaissances, ses amis mêmes lui firent entendre que riche, et assez jeune encore, il ferait bien de penser à se remarier. Il ne resta point sourd à ces conseils. Il chercha une femme, épousa une veuve, en eut des enfants, fut entouré d’une nouvelle famille, s’accoutuma à un nouveau bonheur, et oublia complètement les chagrins qu’il avait éprouvés.

À Soulanges, le souvenir de la mère et de la fille ne fut conservé que par M. Delahire, le curé, et Toinette.

À Rome, Louise devint pour Edmond de Lébis un ange gardien dans la vie sainte qu’il avait résolu de mener sur la terre.

En ce monde, toutes les douleurs cèdent au temps ; toutes ! excepté celle d’une mère qui a perdu une fille de seize ans !