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Ronsard - Œuvres, Buon, 1587/Errant par les champs

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Œuvres de P. de Ronsard, Texte établi par Jean Galland, Claude Binet et al., BuonTome 2 (p. 48-76).
A MICHEL DE L’HOSPI-
tal, Chancellier de France.


ode x. Stro. i.


ERrant par les champs de la Grace
Qui peint mes vers de ſes couleurs,
Sus les bords Dirceans i’amaſſe
L’eſlite des plus belles fleurs,
A fin qu’en pillant, ie façonne
D’vne laborieuſe main
La rondeur de ceſte couronne
Trois fois torſe d’vn ply Thebain,
Pour orner le haut de la gloire
De l’Hoſpital mignon des Dieux,
Qui çà bas ramena des Cieux
Les filles qu’enfenta Memoire.

Antiſtro.

Memoire Royne d’Eleuthere,
Par neuf baiſers qu’elle receut
De Iupiter qui la fiſt mere,
D’vn ſeul coup neuf filles conceut.
Mais quand la Lune vagabonde
Eut courbé douze fois en rond
(Pour r’enflamer l’obſcur du monde)
La double voûte de ſon front :
Memoire de douleur outrée
Deſſous Olympe ſe coucha,

Et criant Lucine accoucha
De neuf filles d’vne ventrée.

Epode.

En qui reſpandit le Ciel
Vne muſique immortelle,
Comblant leur bouche nouuelle
Du ius d’vn Attique miel :
Et à qui vrayment außi
Les vers furent en ſouci,
Les vers dont flattez nous ſommes,
A fin que leur doux chanter
Peuſt doucement enchanter
Le ſoin des Dieux & des hommes.

Stro. 2.

Außi toſt que leur petiteſſe,
Courant auec les pas du temps,
Eut d’vne rampante viſteſſe
Touché la borne de ſept ans :
Le ſang naturel qui commande
De voir ſes parents, vint ſaiſir
Le cœur de ceſte ieune bande
Chatouillé d’vn noble deſir :
Si qu’elles mignardant leur mere,
Neuf & neuf bras furent pliant
Autour de ſon col, la priant
De voir la face de leur pere.

Antiſtro.

Memoire impatiente d’aiſe,
Délaçant leur petite main,
L’vne apres l’autre les rebaiſe,
Et les preſſe contre ſon ſein.
Hors des poumons à lente peine

Vne parole luy montoit,
De ſouſpirs allegrement pleine
Tant l’affection l’agitoit,
Pour auoir deſia cognoiſſance
Combien ſes filles auront d’heur,
Ayant de pres veu la grandeur
Du Dieu qui planta leur naiſſance.

Epode.

Apres auoir relié
D’vn tortis de violettes
Et d’vn cerne de fleurettes
L’or de leur chef delié :
Apres auoir proprement
Trouſſé leur accouſtrement,
Marcha loin deuant ſa trope,
Et la haſtant iour & nuit
D’vn pied diſpos la conduit
Iuſqu’au riuage Æthiope.

Stro. 3.

Ces vierges encore nouuelles,
Et mal-appriſes au labeur,
Voyant le front des mers cruelles
S’effroyerent d’vne grand’ peur :
Et toutes pencherent arriere
(Tant elles ſ’alloyent eſmouuant)
Ainſi qu’au bord d’vne riuiere
Vn ionc ſe penche ſous le vent.
Mais leur mere non eſtonnée
De voir leur ſein qui haletoit,
Pour les aſſeurer les flatoit
De ceſte parole empennée.

Antiſtro.

Courage mes filles (dit-elle)
Et filles de ce Dieu puiſſant,
Qui ſeul en ſa main immortelle
Souſtient le foudre rougiſſant :
Ne craignez point les vagues creuſes
De l’eau qui bruit profondement,
Sur qui vos chanſons doucereuſes
Auront vn iour commandement :
Mais forcez-moy ces longues rides,
Et ne vous ſouffrez deceuoir,
Que voſtre pere n’alliez voir
Deſſous ces Royaumes humides.

Epode.

Diſant ainſi, d’vn plein ſaut
Toute dans les eaux ſ’allonge,
Comme vn Cygne qui ſe plonge
Quand il voit l’Aigle d’enhaut :
Ou ainſi que l’arc des Cieux
Qui d’vn grand tour ſpacieux
Tout d’vn coup en la mer gliſſe,
Quand Iunon haſte ſes pas
Pour aller porter là bas
Vn meſſage à ſa nourrice.

Stro. 4.

Elles adonc voyant la trace
De leur mere, qui ia ſondoit
Le creux du plus humide eſpace,
Qu’à coup de bras elle fendoit :
A chef baiſſé ſont deualées,
Penchant bas la teſte & les yeux
Dans le ſein des plaines ſalées.

L’eau qui iallit iuſques aux Cieux,
Grondant ſus elles ſe regorge,
Et friſant deçà & delà
Mille tortis, les auala
Dedans le goufre de ſa gorge.

Antiſtro.

En cent façons de mains ouuertes
Et de pieds voûtez en deux pars
Sillonnoyent les campagnes vertes
De leurs bras vaguement eſpars.
Comme le plomb, dont la ſecouſſe
Traine le filet iuſqu’au fond,
L’extreme deſir qui les pouſſe,
Aualle contre-bas leur front,
Touſiours ſondant ce vieil repaire
Iuſques aux portes du chaſteau
De l’Ocean, qui deſſous l’eau
Donnoit vn feſtin à leur pere.

Epode.

De ce Palais eternel
Braue en colonnes hautaines
Sourdoient de mille fontaines
Le vif ſourgeon per-ennel.
Là pendoit ſous le portail
Lambrißé de verd eſmail
Sa charrette vagabonde,
Qui le roule d’vn grand tour,
Soit de nuict ou ſoit de iour,
Deux fois tout au rond du Monde.

Stro. 5.

Là ſont par la Nature encloſes
Au fond de cent mille vaiſſeaux

Les ſemences de toutes choſes,
Eternelles filles des eaux.
Là les Tritons chaſſant les fleuues,
Sous la terre les eſcouloient
Aux canaux de leurs riues neuues,
Puis de rechef les r’appelloient.
Là ceſte troupe eſt arriuée
Deſur le poinct qu’on deſſeruoit,
Et que deſia Portonne auoit
La premiere nappe leuée.

Antiſtro.

Phebus du milieu de la table,
Pour reſiouyr le front des Dieux,
Marioit ſa voix delectable
A ſon archet melodieux :
Quand l’œil du Pere qui prend garde
Sus vn chacun, ſe coſtoyant
A l’eſcart des autres, regarde
Ce petit troupeau flamboyant,
De qui l’honneur, le port, la grace
Qu’empreint ſur le front il portoit,
Publioit aſſez qu’il ſortoit
De l’heureux tige de ſa race.

Epode.

Luy qui debout ſe dreſſa,
Et de plus pres les œillade,
Les ſerrant d’vne accollade
Mille fois les careſſa :
Tout eſgayé de voir peint
Dedans les traits de leur teint
Le naïf des graces ſiennes.
Puis pour ſon hoſte eſiouïr

Les chanſons voulut ouïr
De ces neuf Muſiciennes.

Stro. 6.

Elles ouurant leur bouche pleine
D’vne douce Arabe moiſſon,
Par l’eſprit d’vne viue haleine
Donnerent l’ame à leur chanſon :
Fredonnant ſur la chanterelle
De la harpe du Delien,
La contentieuſe querelle
De Minerue & du Cronien :
Comme elle du ſein de la terre
Pouſſa ſon arbre palliſſant,
Et luy ſon cheual haniſſant
Futur augure de la guerre.

Antiſtro.

Puis d’vne voix plus violante
Chanterent l’enclume de fer,
Qui par neuf & neuf iours roulante
Meſura le Ciel & l’Enfer,
Qu’vn rampart d’airain enuironne
En rond ſ’allongeant à l’entour,
Auecque la nuict qui couronne
Sa muraille d’vn triple tour.
Là tout debout deuant la porte
Le fils de Iapet fermement
Courbé deſſous le firmament,
Le ſoutient d’vne eſchine forte.

Epode.

Dedans ce goufre beant
Hurle la troupe heretique,
Qui par vn aſſaut bellique

Aſſaillit le Tu-geant
Là tout aupres de ce lieu
Sont les garniſons du Dieu
Qui ſur les meſchans eſlance
Son foudre pirouëtant,
Comme vn Cheualier iettant
Sur les ennemis ſa lance.

Stro. 7.

Là de la terre, & là de l’onde
Sont les racines iuſqu’au fond
De l’abyſme la plus profonde
De ceſt Orque le plus profond.
La nuict d’eſtoiles accouſtrée
Là ſalue à ſon rang de iour,
D’ordre parmi la meſme entrée
Se rencontrant de ce ſeiour :
Soit lors que ſa noire carriere
Va tout le Monde embruniſſant,
Ou quand luy des eaux ialliſſant
Ouuvre des Indes la barriere.

Antiſtro.

Apres ſus la plus groſſe corde,
D’vn bruit qui tonnoit iuſqu’aux Cieux,
Le pouce des Muſes accorde
L’aſſaut des Geans & des Dieux :
Comme eux ſur la croupe Othryenne
Rangeoient en armes les Titans,
Et comme eux ſur l’Olympienne
Leur firent teſte par dix ans :
Eux, dardant les roches briſées,
Hauſſoient cent teſtes & cent bras :
Eux, ombrageant tous les combas,

Greſloient leurs fleches aiguiſées.

Epode.

D’aile douteuſe vola
Long temps ſus eux la Fortune,
Qui or’ ſe monſtroit commune
A ceux-ci, or’ à ceux-là :
Quand Iupiter fiſt ſonner
La retraite, pour donner
A ces Dieux vn peu d’haleine :
Si qu’eux en ayant vn peu
Prins du Nectar & repeu,
Plus forts retentent la peine.

Stro. 8.

Il arma d’vn foudre terrible
Son bras qui d’eſclairs rougiſſoit,
En la peau d’vne chéure horrible
Son eſtomac ſe heriſſoit :
Mars renfrongné d’vne ire noire
Branloit ſon bouclier inhumain :
Le Lemnien d’vne maſchoire
Garnit la force de ſa main :
Phebus ſouillé de la poußiere
Tenoit au poing ſon arc voûté,
Et le tenoit d’autre coſté
Sa ſœur la Dictynne guerriere.

Antiſtro.

Bellone eut la teſte couuerte
D’vn acier, ſur qui rechignoit
De Meduſe la gueule ouuerte,
Qui pleine de flames grongnoit :
En ſa dextre elle enta la hache
Par qui les Rois ſont irritez,

Alors que deſpite elle arrache
Les vieilles tours de leurs citez.
Styx d’vn noir halecret rampare
Ses bras, ſes iambes, & ſon ſein,
Sa fille amenant par la main
Contre Cotte, Gyge, & Briare.

Epode.

Rhete, & Myme fiers ſoudars,
Les nourriçons des batailles,
Briſoient les dures entrailles
Des rocs pour faire des dars :
Typhé’ hochoit arraché
Vn grand ſapin esbranché
Comme vne lance facile :
Encelade vn mont auoit,
Qui bien toſt porter deuoit
Le fardeau de la Sicile.

Stro. 9.

Vn tonnerre ailé par la Biſe
Ne choque pas l’autre ſi fort,
Qui ſous le vent Africain briſe
Meſme air par vn contraire effort,
Comme les camps s’entre-heurterent
A l’aborder de diuers lieux :
Les poudres ſous leurs pieds monterent
Par tourbillons iuſques aux cieux.
Vn cri ſe fait, Olympe en tonne,
Othrye en bruit, la mer treſſaut,
Tout le Ciel en mugle là haut,
Et là bas l’Enfer s’en eſtonne.

Antiſtro.

Voici le magnanime Hercule

Qui de l’arc Rhete a menacé,
Voici Myme qui le recule
Du heurt d’vn rocher eſlancé :
Neptune à la fourche eſtofée
De trois crampons, vint ſe meſler
Par la troupe contre Typhée
Qui roüoit vne fonde en l’air :
Ici Phœbus d’vn trait qu’il iette,
Fit Encelade trebucher :
Là Porfyre luy fit broncher
Hors des poings l’arc & la ſagette.

Epode.

Adonc le Pere puiſſant
Qui de nerfs roidis s’efforce,
Ne miſt en oubli la force
De ſon foudre rougiſſant :
My-courbant ſon ſein en bas
Et dreſſant bien haut le bras
Contre eux guigna ſa tempeſte,
Laquelle en les foudroyant
Sifloit aigu-tournoyant
Comme vn fuzeau ſus leur teſte.

Stro. 10.

De feu les deux piliers du monde
Bruſlez iuſqu’au fond chancelloient,
Le Ciel ardoit, la terre & l’onde
Tous petillans eſtinceloient :
Si que le ſouffre amy du foudre
Qui tomba lors ſur les Geans,
Iuſqu’auiourdhuy noirciſt la poudre
Qui put par les champs Phlegreans,
A-tant les filles de Memoire

Du luth appaiſerent le ſon,
Finiſſant leur douce chanſon
Par ce bel Hynne de victoire.

Antiſtro.

Iupiter qui tendoit l'oreille,
La combloit d'vn aiſe parfait,
Raui de la voix nompareille
Qui ſi bien l'auoit contrefait:
Et retourné, rit en arriere
De Mars qui tenoit l'œil fermé,
Ronflant ſur ſa lance guerriere,
Tant la chanſon l'auoit charmé.
Baiſant ſes filles leur commande
De luy requerir pour guerdon
De leurs chanſons, quelque beau don
Qui fuſt digne de leur demande.

Epode.

Lors ſa race s'approcha,
Et luy flatant de la deſtre
Les genous, de la ſeneſtre
Le ſous-menton luy toucha:
Voyant ſon graue ſourci,
Long temps fut béante ainſi
Sans parler, quand Calliope
De la belle voix qu'elle a,
Ouurant ſa bouche parla
Seule pour toute la trope.

Stro. 11.

Donne-nous, mon pere, dit-elle,
Pere, dit-elle, donne nous
Que noſtre chanſon immortelle
Touſiours ſoit agreable à tous:

Fay nous Princeſſes des montagnes,
Des antres, des eaux, & des bois,
Et que les prez & les campagnes
Reſonnent deſſous noſtre vois :
Donne nous encor d’auantage
La tourbe des chantres diuins,
Les Poëtes & les Deuins,
Et les Prophetes en partage.

Antiſtro.

Fay que les monſtrueux miracles
Des characteres enchantez
Soyen à nous, & que les oracles
Par nous encore ſoyent chantez :
Donne nous ceſte double grace
De brauer l’Enfer odieux,
Et de ſçauoir la courbe trace
Des feux qui dancent par les Cieux :
Donne nous encor la puiſſance
D’arracher les ames dehors
Le ſale bourbier de leurs corps,
Pour les re-ioindre à leur naiſſance.

Epode.

Donne nous que les Seigneurs,
Les Empereurs & les Princes
Soyent veus Dieux en leurs prouinces,
S’ils reuerent nos honneurs.
Fay que les Rois decorez
De nos preſens honorez
Soyent aux hommes admirables,
Lors qu’ils vont par la cité,
Ou lors que pleins d’equité
Donnent les loix venerables.

Stro. 12.

A-tant acheua ſa requeſte,
Courbant les genous humblement,
Que Iupiter d’vn clin de teſte
Accorda liberalement.
Si toutes les femmes mortelles
Que ie donte deſſous mes bras,
Me conceuoient des filles telles,
(Dit-il) il ne me chaudroit pas
Ny de Iunon ny de ſa rage :
Touſiours pour me faire honteux,
M’enfante ou des monſtres boiteux,
Ou des fils de mauuais courage

Antiſtro.

Comme Mars : Mais vous troupe chere,
Que i’aime trop plus que mes yeux,
Ie vous plantay dans voſtre mere
Pour plaire aux hommes & aux Dieux.
Sur donques retournez au monde,
Coupez moy de-rechef les flos,
Et là d’vne langue faconde
Chantez ma gloire & voſtre los :
Voſtre meſtier, race gentille,
Les autres meſtiers paſſera,
D’autant qu’eſclaue il ne ſera
De l’art aux Muses inutile.

Epode.

Par art le nauigateur
En la mer manie & vire
La bride de ſon nauire :
Par art plaide l’Orateur,
Par art les Rois ſont guerriers,

Par art ſe font ouuriers :
Telle humaine experience
Des autres ſoit le labeur,
Sans plus ma ſainte fureur
Polira voſtre ſcience.

Stro. 13.

Comme l’Aimant ſa force inſpire
Au fer qui le touche de pres,
Puis ſoudain ce fer tiré tire
Vn autre qui en tire apres :
Ainſi du bon fils de Latonne
Ie rauiray l’eſprit à moy,
Luy, du pouuoir que ie luy donne,
Rauira les voſtres à ſoy :
Vous par la force Apollinée,
Rauirez les Poëtes ſaints,
Eux de voſtre puiſſance attaints,
Rauiront la tourbe eſtonnée.

Antiſtro.

A fin (ô Deſtins) qu’il n’auienne
Que le monde appris fauſſement,
Penſe que voſtre meſtier vienne
D’art, & non de rauiſſement :
Cet art penible & miſerable
S’eſlongera de toutes parts
De voſtre meſtier honorable
Deſmembré en diuerſes parts,
En Prophetie, en Poëſies,
En myſteres & en amour,
Quatre fureurs qui tour-à-tours
Chatouilleront vos fantaſies.

Epode.

Le traict qui fuit de ma main,
Si toſt par l’air ne chemine,
Comme la fureur diuine
Vole dans vn cœur humain,
Pourueu qu’il ſoit preparé,
Pur de vice, & reparé
De la vertu precieuſe.
» Iamais les Dieux qui ſont bons
» Ne reſpandent leurs ſaints dons
» En vne ame vicieuſe.

Stro. 14.

Lors que la mienne rauiſſante
Vous viendra troubler viuement,
D’vne poitrine obeïſſante
Tremblez deſſous ſon mouuement :
Et ſouffrez qu’elle vous ſecoüe
Le corps & l’eſprit agité,
A fin que Dame elle ſe ioüe
Au temple de ſa Deité.
Elle de toutes vertus pleine,
De mes ſecrets vous remplira,
Et en vous les accomplira
Sans art, ſans ſueur ne ſans peine.

Antiſtro.

Mais par-ſur tout prenez bie[sic] garde,
Gardez-vous bien de n’employer
Mes preſens en vn cœur qui garde
Son peché ſans le nettoyer :
Ains deuant que de luy reſpandre,
Purgez-le de voſtre ſaincte eau,
A fin que net il puiſſe prendre

Vn beau don dans vn beau vaiſſeau :
Et luy purgé, à l’heure à l’heure
Tout raui d’eſprit chantera
Vn vers en fureur qui fera
Au cœur des hommes ſa demeure.

Epode.

Celuy qui ſans mon ardeur
Voudra chanter quelque choſe,
Il voirra ce qu’il compoſe
Veuf de grace & de grandeur :
Ses vers naiſtrons inutis
Ainſi qu’enfans abortis
Qui ont forcé leur naiſſance :
» Pour monſtrer en chacun lieu
» Que les vers viennent de Dieu,
» Non de l’humaine puiſſance.

Stro. 15.

Ceux que ie veux faire Poëtes
Par la grace de ma bonté,
Seront nommez les interpretes
Des Dieux, & de leur volonté :
Mais ils ſeront tout au contraire
Appellez ſots & furieux
Par le caquet du populaire
De ſa nature iniurieux.
Touſiours pendra deuant leur face
Quelque Demon, qui au beſoin
Comme vn ſeruiteur aura ſoin
De toutes choſes qu’on leur face.

Antiſtro.

Allez mes filles, il eſt heure
De fendre les champs eſcumeux :

Allez ma gloire la meilleure,
Allez mon los le plus fameux :
Vous ne deuez ma chere race
Long temps au monde ſeiourner,
Que la ſotte ignorante audace
Ne vous contraigne à retourner,
Pour retomber ſous la conduite
D’vn guide, dont la docte main
Par vn effroy Grec & Romain
Tournera l’Ignorance en fuite.

Epode.

A-tant Iupiter enfla
Sa bouche rondement pleine,
Et du vent de ſon haleine
Son bon eſprit leur ſoufla.
Apres leur auoir donné
Le luth qu’auoit façonné
L’ailé courrier Atlantide,
D’ordre par l’eau s’en-re-uont :
En tranchant l’onde elles font
Ronfler la campagne humide.

Stro. 15.

Dieu vous gard, Ieuneſſe diuine,
Reſchauffez-moy l’affection
De tordre les plis de ceſt Hynne
Au comble de la perfection.
Deſillez-moy l’ame aſſoupie
En ce gros fardeau vicieux,
Et faites que touſiours i’eſpie
D’œil veillant les ſecrets des Cieux :
Donnez-moy le ſçauoir d’eſlire
Les vers qui ſçauent contenter,

Et mignon des Graces chanter
Mon Francion ſus voſtre Lyre.

Antiſtro.

Elles trenchans les ondes bleües,
Vindrent du fond des flots chenus,
Ainſi que neuf petites nuës
Parmi les peuples incognus :
Puis dardant leurs flames ſubtiles,
Du premier coup ont agité
Le cœur Prophete des Sibyles
Eſpoint de leur diuinité :
Si bien que leur langue comblée
D’vn ſon douteuſement obſcur,
Chantoit aux hommes le futur
D’vne bouche toute troublée.

Epode.

Apres par tout l’vniuers
Les reſponſes prophetiques
De tant d’oracles antiques
Furent dites par les vers.
En vers ſe firent les lois,
Et les amitiez des Rois
Par les vers furent acquiſes :
Par les vers on fiſt armer
Les cœurs, pour les animer
Aux vertueuſes empriſes.

Stro. 17.

Au cri de leurs ſaintes paroles
Se reſueillerent les Deuins,
Et diſciples de leurs eſcoles
Vindrent les Poëtes diuins :
Diuins, d’autant que la nature

Sans art librement exprimoient:
Sans art leur naïue eſcriture
Par la fureur ils animoient,
Eumolpe vint, Muſée, Orphée,
L'Aſcrean, Line, & ceſtuy-là
Qui ſi diuinement parla,
Dreſſant à la Grece vn trophée.

Antiſtro.

Eux piquez de la douce rage
Dont ces filles les tourmentoient,
D'vn demoniacle courage
Les ſecrets des Dieux racontoient:
Si que paiſſant par les campagnes
Les troupeaux dans les champs herbeux,
Les Démons, & les Sœurs compagnes
La nuict s'apparoiſſoient à eux:
Et loin ſus les eaux ſolitaires,
Carolant en rond par les prez,
Les promouuoient Preſtres ſacrez
De leurs ſaincts Orgieux myſteres.

Epode.

Apres ces Poëtes ſaints
Auec vne foulle grande
Arriua la ieune bande
D'autres Poëtes humains
Degenerant des premiers:
Comme venus les derniers,
Par vn art melancholique
Trahirent auec grand ſoin
Les vers, eſloignez bien loin
De la ſainte ardeux antique.

Stro. 18.

L’vn ſonna l’horreur de la guerre
Qu’à Thebes Adraſte conduit,
L’autre comme on tranche la terre,
L’autre les flambeaux de la nuit :
L’vn ſus la flute departie
En ſept tuyaux Siciliens
Chanta les bœufs, l’autre en Scythie
Fiſt voguer les Theſſaliens :
L’vn fiſt Caſſandra furieuſe,
L’vn au Ciel pouſſa les debas
Des Rois chetifs, l’autre plus bas
Traina la choſe plus ioyeuſe.

Antiſtro.

Par le fil d’vne longue eſpace,
Apres ces Poëtes humains,
Les Muſes ſouflerent leur grace
Deſſus les Prophetes Romains :
Non pas comme fut la premiere
Ou comme la ſeconde eſtoit,
Mais comme toute la derniere
Plus lentement les agitoit.
Eux toutefois pinçant la Lyre
Si bien s’aſſouplirent les dois,
Qu’encor le fredon de leur vois
Paſſe l’honneur de leur Empire.

Epode.

Tandis l’Ignorance arma
L’aueugle fureur des Princes,
Et les peupleuſes prouinces
Contre les Sœurs anima.
Ia l’horreur les enſerroit,

Mais plus toſt les enferroit,
Quand les Muſes deſtournées,
Voyant du fer la rayeur,
Haletantes de frayeur
Dans le Ciel ſont retournées.

Stro. 19.

Aupres du throne de leur pere
Tout à l’entour ſe vont aſſoir,
Chantant auec Phebus leur frere
Du grand Iupiter le pouuoir.
Les Dieux ne faiſoient rien ſans elles,
Ou ſoit qu’ils vouluſſent aller
A quelques nopces ſolonelles,
Ou ſoit qu’ils vouluſſent baller.
Mais ſi toſt qu’arriua le terme
Qui les haſtoit de retourner
Au monde pour y ſeiourner,
D’vn pas eternellement ferme :

Antiſtro.

Adonc Iupiter ſe deuale
De ſon throne, & grave conduit
Grauement ſes pas en la ſalle
Des Parques filles de la Nuit.
Leur roquet pendoit iuſqu’aux hanches,
En vn Dodonien fueillard
Faiſoit ombrage aux treſſes blanches
De leur chef triſtement vieillard :
Elles ceintes ſous les mammelles
Filoient aßiſes en vn rond
Sus trois carreaux, ayant le front
Renfrongné de groſſes prunelles.

Epode.

Leur pezon ſe heriſſoit
D’vn fer eſtoilé de rouille :
Au flanc pendoit leur quenouille,
Qui d’airain ſe roidiſſoit.
Au milieu d’elles eſtoit
Vn cofre, où le Temps mettoit
Les fuzeaux de leurs iournées,
De courts, de grands, d’allongez,
De gros & de bien dougez,
Comme il plaiſt aux Deſtinées.

Stro. 20.

Ces trois Sœurs à l’œuvre ententiues
Marmotoient vn charme fatal,
Tortillant les filaces viues
Du corps futur de L’hospital :
Clothon qui le filet replie,
Ces deux vers maſcha par neuf fois,
Ie retors la plvs belle vie
Qv’onqve retordirent mes dois.

Mais ſi toſt qu’elle fict tirée
A l’entour du fuzeau humain,
Le Deſtin la miſt en la main
Du fils de Saturne & de Rhée.

Antiſtro.

Luy tout puiſſant print vne maſſe
De terre, & deuant tous les Dieux
Imprima dedans vne face,
Vn corps, deux iambes & deux yeux,
Deux bras, deux flancs, vne poitrine,
Et acheuant de l’imprimer
Soufla de ſa bouche diuine

Vn vif eſprit pour l’animer :
Luy donnant encor’ d’auantage
Cent mille vertus appella
Les neuf filles, qui çà & là
Entournoient la nouuelle image.

Epode.

Ore vous ne craindrez pas
Seure ſous telle conduite,
Prendre derechef la fuite
Pour re-deſcendre là bas.
Suiuez donc ce guide ici :
C’eſt celuy (filles) außi,
De qui la docte aſſeurance
France de peur vous fera,
Et celuy qui desfera
Les ſoldars de l’Ignorance.

Stro. 21.

Lors à terre vola le guide :
Et elles d’ordre le ſuiuant,
Fendoient le grand vague liquide,
Hautes ſur les ailes du vent :
Ainſi qu’on voit entre les nuës
De rang vn eſcadron voler,
Soit de Cygnes ou ſoit de Gruës
Suiuans leur guide parmi l’air.
A-tant pres de terre eſleuées
Tomberent au Monde, & le feu
Qui flamber à gauche fut veu,
Fiſt ſigne de leurs arriuées.

Antiſtro.

Hà, chere Muſe, quel Zephyre
Souflant trop violentement,

A fait eſcarter mon nauire
Qui fendoit l’eau ſi droitement ?
Tourne à riue, douce nourrice,
Ne vois-tu Morel ſus le bord,
Lequel à fin qu’il te cheriſſe,
T’œillade pour venir au port ?
N’ois-tu pas ſa Nymphe Antoinete
Du front du haure t’appeller,
Faiſant ſon œil eſtinceller,
Qui te ſert d’heureuſe planete ?

Epode.

Haſte toy donc de plier
Ta chanſon trop pourſuiuie,
De peur (Muſe) que l’enuie
N’ait matiere de crier,
Qui ſeule veut abiſmer
Mon nom au fond de la Mer
Par ſa langue ſacrilege :
Mais tant plus m’y veut plonger,
Plus elle me fait nager
Haut deſſus l’eau comme vn liege.

Stro. 22.

Contre ceſte lice execrable
Reſiſte d’vn dos non plié.
» C’eſt grand mal d’eſtre miſerable,
» Mais c’eſt grand bien d’eſtre enuié.
Ie ſçay que tes peines ancrées
Au port de la Felicité,
Seront malgré les ans ſacrées
Aux pieds de l’Immortalité :
Mais les vers que la chienne Enuie
En ſe rongeant fait auorter,

Iamais ne pourront ſupporter
Deux Soleils ſans perdre la vie.

Antiſtro.

Ourdis ô douce Lyre mienne,
Encor’ vn Chant à ceſtui-ci,
Qui met ta corde Dorienne
Sous le trauail d’vn doux ſouci.
Il n’y a ne torrent ne roche
Qui puiſſe engarder vn ſonneur,
Que pres des bons il ne s’approche
Fleurant l’odeur de leur honneur.
Puißé-ie autant darder ceſt Hynne
Par l’air d’vn bras preſomptueux,
Comme il eſt ſage & vertueux,
Et comme il eſt de mes vers digne.

Epode.

Faiſant parler ſa grandeur
Aux ſept langues de ma Lyre,
De luy ie ne veux rien dire
Dont ie puiſſe eſtre menteur :
Mais veritable il me plaiſt
De chanter bien haut, qu’il eſt
L’ornement de noſtre France,
Et qu’en fidele equité,
En iuſtice & verité
Les vieux ſiecles il deuance.

Stro. 23.

C’eſt luy dont les graces infuſes
Ont ramené par l’Vniuers
Le chœur des Pierides Muſes,
Faites illuſtres par ſes vers :
Par luy leurs honneurs ſ’embelliſſent,

Ou ſoit d’eſcrits contraints par piez,
Ou ſoit par des nombres qui gliſſent
De pas tous francs & déliez :
C’eſt luy qui honore & qui priſe
Ceux qui font l’amour aux neufs Sœurs,
Et qui eſtime leur douceurs,
Et qui conduit leur entrepriſe.

Antiſtro.

C’eſt luy (Chanſon) que tu reueres
Comme vn eſprit venu du Ciel,
C’eſt celuy qui aux lois ſeueres
A fait gouſter l’Attique miel :
C’eſt luy que la ſaincte balance
Cognoiſt, & qui ne bas ne haut,
Iuſte, ſon poids douteux n’eſlance,
La tenant droite comme il faut :
C’eſt luy dont l’œil non variable
Note les meſchans & les bons,
Et qui contre le heurt des dons
Oppoſe ſon cœur imployable.

Epode.

I’auiſe au bruit de ces mots
Toute France qui regarde
Mon trait qui droitement darde
Le riche but de ſon los.
Ie trahirois les vertus,
Et les hommes reueſtus
De vertueuſes louanges,
Sans publier leur renom,
Et ſans enuoyer leur nom
Outre les terres eſtranges.

Stro. 24.

L’vn d’vne choſe esbat ſa vie,
L’autre d’vne autre a volonté :
Mais ton ame n’eſt point rauie
Sinon de iuſtice & bonté.
Pour cela noſtre Margverite,
L’vnique ſœur de noſtre Roy,
De loin eſpiant ton merite,
Bonne a tiré le bon à ſoy.
Bien que ſon pere ait par ſa lance
Donté le Suiſſe mutin,
Et que de l’or Grec & Latin
Ait redoré toute la France :

Antiſtro.

Il ne fiſt iamais choſe telle
Que d’auoir engendré la fleur
De la Margverite immortelle,
Pleine d’immortelle valeur,
Princeſſe que le Ciel admire :
Et à fin que de tous coſtez
Dedans ſes graces il ſe mire,
Sus elle tient ſes yeux voûtez :
Laquelle d’vn vers plein d’audace
Plus hautement ie deſcriray,
Lors que hardi ie publi’ray
Le tige Troyen de ſa race.

Epode.

Mais la loy de la Chanſon
Ores ores me vient dire,
Que par trop en long ie tire
Les replis de ſa façon.
Ores donque ie ne puis

Vanter la fleur, tant ie ſuis
Pris d'vne ardeur nompareille
D'aller chez toy pour chanter
Ceſte Ode, à fin d'enchanter
Ton ſoin charmé par l'oreille.