Ronsard - Œuvres, Buon, 1587/La mercerie que ie porte

La bibliothèque libre.
Œuvres de P. de Ronsard, Texte établi par Jean Galland, Claude Binet et al., BuonTome 2 (p. 92-95).
ODE XVI.



LA mercerie que ie porte,
Bertran, eſt bien d’vne autre ſorte
Que celle que l’vſurier vend
Dedans ſes boutiques auares,
Ou celles des Indes barbares
Qui enflent l’orgueil du Leuant.
Ma douce nauire immortelle
Ne ſe charge de drogue telle :
Et telle de moy tu n’attens,
Ou ſi tu l’attens, tu t’abuſes :
Ie ſuis le trafiqueur des Muſes,
Et de leurs biens maiſtres du Temps.
Leur marchandiſe ne s’eſtalle
Au plus offrant dans vne halle,
Leur bien en vente n’eſt point mis,
Et pour l’or il ne s’abandonne :
Sans plus, liberal ie le donne
A qui me plaiſt de mes amis.

Reçoy donque ceſte largeſſe,
Et croy que c'eſt vne richeſſe
Qui par le temps ne s'vſe pas,
Mais contre le temps elle dure,
Et de ſiecle en ſiecle plus dure
Ne donne point aux vers d'apas.
L'audacieuſe encre d'Alcee
Par les ans n'eſt point effacée,
Et viuent encore les ſons
Que l'amante bailloit en garde
A ſa Tortue babillarde
La compagne de ſes chanſons.
Mon grand Pindare vit encore,
Et Simonide, & Steſichore,
Sinon en vers au moins par nom:
Et des chanſons qu'a voulu dire
Anacreon deſur ſa Lyre,
Le temps n'efface le renom.
N'as-tu ouy parler d'Enee,
D'Achil, d'Aiax, d'Idomenee?
A moy ſemblables artiſans
Ont immortalizé leur gloire,
Et fait allonger la memoire
De leur nom iuſques à nos ans.
Helene Greque eſtant gaignee
D'vne perruque bien peignee,
D'vn magnifique accouſtrement,
Ou d'vn Roy trainant grande ſuite
N'a pas eu la poitrine cuite
Seule d'amour premierement.
Hector le premier des gendarmes
N'a ſué ſous le faix des armes,

Fendant les eſcadrons eſpais :
Non vne fois Troye fut priſe :
Maint Prince a fait mainte entrepriſe
Deuant le camp des deux Rois Grecs.
Mais leur prouëſſe n’eſt cogneuë,
Et vne obliuieuſe nuë
Les tient ſous vn ſilence eſtraints :
Engloutie eſt leur vertu haute
Sans renom, pour auoir eu faute
Du ſecours des Poëtes ſaints.
Mais la mort ne vient impunie,
Si elle atteint l’ame garnie
Du vers que la Muſe a chanté,
Qui pleurant de dueil ſe tourmente
Quand l’homme aux enfers ſe lamente
Dequoy ſon nom n’eſt point vanté.
Le tien le ſera : car ma plume
Aime volontiers la couſtume
De louer les bons comme toy,
Qui preuois l’vn & l’autre terme
Des deux ſaiſons, conſtant & ferme
Contre le temps qui va ſans foy :
Plein de vertu, pur de tout vice,
Non bruſlant apres l’auarice,
Qui tout attire dans ſon poing,
Chenu de mœurs, ieune de force,
Amy d’eſpreuue, qui s’efforce
Secourir les ſiens au beſoing.
Celuy qui ſur la teſte ſienne
Voit l’eſpee Sicilienne,
Des douces tables l’appareil
N’irrite ſa faim, ny la noiſe

Du Roßignol qui ſe deſgoiſe,
Ne luy rameine le ſomeil.
Mais bien celuy qui ſe contente
Comme toy, la mer il ne tente
Et pour rien tremblant n’a eſté,
Soit que le bled fauſſe promeſſe,
Ou que ſa vendange ſe laiſſe
Griller aux flammes de l’Eſté.
De celuy, le bruit du tonnerre,
Ny les nouuelles de la guerre
N’ont fait chanceler la vertu :
Non pas d’vn Roy la fiere face,
Ny des Pirates la menace
Ne luy ont le cœur abbatu.
Taiſez vous ma Lyre mignarde,
Taiſez vous ma Lyre iazarde,
Vn ſi haut chant n’eſt pas pour vous :
Retournez louer ma Caſſandre,
Et deſur voſtre Lyre tendre
Chantez-la d’vn fredon plus dous.