Opinions sociales/Roupart

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ROUPART[1]


M. Bergeret aimait et estimait hautement les gens de métier. Ne faisant point de grands aménagements, il n’avait guère occasion d’appeler des ouvriers ; mais, quand il en employait un, il s’efforçait de lier conversation avec lui, comptant bien en tirer quelques paroles substantielles.

Aussi fit-il un gracieux accueil au menuisier Roupart qui vint, un matin, poser des bibliothèques dans le cabinet de travail.

Cependant, couché à sa coutume, au fond du fauteuil de son maître, Riquet dormait en paix. Mais le souvenir immémorial des périls qui assiégeaient leurs aïeux sauvages dans les forêts rend léger le sommeil des chiens domestiques. Il convient de dire aussi que cette aptitude héréditaire au prompt réveil était entretenue chez Riquet par le sentiment du devoir. Riquet se considérait lui-même comme un chien de garde. Fermement convaincu que sa fonction était de garder la maison, il en concevait une heureuse fierté.

Par malheur, il se figurait les maisons comme elles sont dans les campagnes et dans les Fables de la Fontaine, entre cour et jardin, et telles qu’on peut en faire le tour en flairant le sol parfumé des odeurs des bêtes et du fumier. Il ne se mettait pas dans l’esprit le plan de l’appartement que son maître occupait au cinquième étage d’un grand immeuble. Faute de connaître les limites de son domaine, il ne savait pas précisément ce qu’il avait à garder. Et c’était un gardien féroce. Pensant que la venue de cet inconnu en pantalon bleu rapiécé, qui sentait la sueur et traînait des planches, mettait la demeure en péril, il sauta à bas du fauteuil et se mit à aboyer à l’homme, en reculant devant lui avec une lenteur héroïque. M. Bergeret lui ordonna de se taire, et il obéit à regret, surpris et triste de voir son dévouement inutile et ses avis méprisés. Son regard profond, tourné vers son maître, semblait lui dire :

— Tu reçois cet anarchiste avec les engins qu’il traîne après lui. J’ai fait mon devoir, advienne que pourra.

Il reprit sa place accoutumée et se rendormit. M. Bergeret, quittant les scoliastes de Virgile, commença de converser avec le menuisier. Il lui fit d’abord des questions touchant le débit, la coupe et le polissage des bois, et l’assemblage des planches. Il aimait à s’instruire et savait l’excellence du langage populaire.

Roupart, tourné contre le mur, lui faisait des réponses interrompues par de longs silences, pendant lesquels il prenait des mesures. C’est ainsi qu’il traita des lambris et des assemblages.

— L’assemblage à tenon et mortaise, dit-il, ne veut point de colle, si l’ouvrage est bien dressé.

— N’y a-t-il point aussi, demanda M. Bergeret, l’assemblage en queue d’aronde ?

— Il est rustique et ne se fait plus, répondit le menuisier.

Ainsi le professeur s’instruisait en écoutant l’artisan. Ayant assez avancé l’ouvrage, le menuisier se tourna vers M. Bergeret. Sa face creusée, ses grands traits, son teint brun, ses cheveux collés au front et sa barbe de bouc toute grise de poussière lui donnaient l’air d’une figure de bronze. Il sourit d’un sourire pénible et doux et montra ses dents blanches, et il parut jeune.

— Je vous connais, monsieur Bergeret.

— Vraiment ?

— Oui, oui, je vous connais… Monsieur Bergeret, vous avez fait tout de même quelque chose qui n’est pas ordinaire… Ça ne vous fâche pas que je vous le dise ?

— Nullement.

— Eh bien, vous avez fait quelque chose qui n’est pas ordinaire. Vous êtes sorti de votre caste et vous n’avez pas voulu frayer avec les défenseurs du sabre et du goupillon.

— Je déteste les faussaires, mon ami, répondit M. Bergeret. Cela devrait être permis à un philologue. Je n’ai pas caché ma pensée. Mais je ne l’ai pas beaucoup répandue. Comment la connaissez-vous ?

— Je vais vous dire. On voit du monde, rue Saint-Jacques, à l’atelier. On en voit des uns et des autres, des gros et des maigres. En rabotant mes planches, j’entendais Pierre qui disait : « Cette canaille de Bergeret ! » Et Paul lui demandait : « Est-ce qu’on ne lui cassera pas la gueule ? » Alors j’ai compris que vous étiez du bon côté dans l’Affaire. Il n’y en a pas beaucoup de votre espèce dans le cinquième.

— Et que disent vos amis ?

— Les socialistes ne sont pas bien nombreux par ici, et ils ne sont pas d’accord. Samedi dernier, à la Fraternelle, nous étions quatre pelés et un tondu et nous nous sommes pris aux cheveux. Le camarade Fléchier, un vieux, un combattant de 70, un communard, un déporté, un homme, est monté à la tribune et nous a dit : « Citoyens, tenez-vous tranquilles. Les bourgeois intellectuels ne sont pas moins bourgeois que les bourgeois militaires. Laissez les capitalistes se manger le nez. Croisez-vous les bras, et regardez venir les antisémites. Pour l’heure, ils font l’exercice avec un fusil de paille et un sabre de bois. Mais quand il s’agira de procéder à l’expropriation des capitalistes, je ne vois pas d’inconvénients à commencer par les juifs. »

» Et là-dessus, les camarades ont fait aller leurs battoirs. Mais, je vous le demande, est-ce que c’est comme ça que devait parler un vieux communard, un bon révolutionnaire ? Je n’ai pas d’instruction comme le citoyen Fléchier, qui a étudié dans les livres de Marx. Mais je me suis bien aperçu qu’il ne raisonnait pas droit. Parce qu’il me semble que le socialisme, qui est la vérité, est aussi la justice et la bonté, que tout ce qui est juste et bon en sort naturellement comme la pomme du pommier. Il me semble que combattre une injustice, c’est travailler pour nous, les prolétaires, sur qui pèsent toutes les injustices. À mon idée, tout ce qui est équitable est un commencement de socialisme. Je pense comme Jaurès que marcher avec les défenseurs de la violence et du mensonge, c’est tourner le dos à la révolution sociale. Je ne connais ni juifs ni chrétiens. Je ne connais que des hommes, et je ne fais de distinction entre eux que de ceux qui sont justes et de ceux qui sont injustes. Qu’ils soient juifs ou chrétiens, il est difficile aux riches d’être équitables. Mais quand les lois seront justes, les hommes seront justes. Dès à présent les collectivistes et les libertaires préparent l’avenir en combattant toutes les tyrannies et en inspirant aux peuples la haine de la guerre et l’amour du genre humain. Nous pouvons dès à présent faire un peu de bien. C’est ce qui nous empêchera de mourir désespérés et la rage au cœur. Car bien sûr nous ne verrons pas le triomphe de nos idées, et quand le collectivisme sera établi sur le monde, il y aura beau temps que je serai sorti de ma soupente les pieds devant… Mais je jase et le temps file. »

Il tira sa montre, et, voyant qu’il était onze heures, il endossa sa veste, ramassa ses outils, enfonça sa casquette jusqu’à la nuque et dit sans se retourner :

— Pour sûr que la bourgeoisie est pourrie ! Ça s’est vu du reste dans l’affaire Dreyfus.

Et il s’en alla déjeuner.

Alors, soit qu’en son léger sommeil un songe eût effrayé son âme obscure, soit qu’épiant, à son réveil, la retraite de l’ennemi, il en prît avantage, soit que le nom qu’il venait d’entendre l’eût rendu furieux, ainsi que le maître feignit de le croire, Riquet s’élança la gueule ouverte et le poil hérissé, les yeux en flammes, sur les talons de Roupart qu’il poursuivit de ses aboiements frénétiques.

Demeuré seul avec lui, M. Bergeret lui adressa, d’un ton plein de douceur, ces paroles attristées :

— Toi aussi, pauvre petit être noir, si faible en dépit de tes dents pointues et de ta gueule profonde, qui, par l’appareil de la force, rendent ta faiblesse ridicule et ta poltronnerie amusante, toi aussi tu as le culte des grandeurs de chair et la religion de l’antique iniquité. Toi aussi tu adores l’injustice par respect pour l’ordre social qui t’assure ta niche et ta pâtée. Toi aussi tu tiendrais pour véritable un jugement irrégulier, obtenu par le mensonge et la fraude. Toi aussi tu es le jouet des apparences. Toi aussi tu te laisses séduire par des mensonges. Tu te nourris de fables grossières. Ton esprit ténébreux se repaît de ténèbres. On te trompe et tu te trompes avec une plénitude délicieuse. Toi aussi tu as des haines de race, des préjugés cruels, le mépris des malheureux.

Et comme Riquet tournait sur lui un regard d’une innocence infinie, M. Bergeret reprit avec plus de douceur encore :

— Je sais : tu as une bonté obscure, la bonté de Caliban. Tu es pieux, tu as ta théologie et ta morale, tu crois bien faire. Et puis tu ne sais pas. Tu gardes la maison, tu la gardes même contre ceux qui la défendent et qui l’ornent. Cet artisan que tu voulais en chasser a, dans sa simplicité, des pensées admirables. Tu ne l’as pas écouté.

Tes oreilles velues entendent non celui qui parle le mieux, mais celui qui crie le plus fort. Et la peur, la peur naturelle, qui fut la conseillère de tes ancêtres, et des miens, à l’âge des cavernes, la peur qui fit les dieux et les crimes, te détourne des malheureux et t’ôte la pitié. Et tu ne veux pas être juste. Tu regardes comme une figure étrangère la face blanche de la Justice, divinité nouvelle, et tu rampes devant les vieux dieux, noirs comme toi, de la violence et de la peur. Tu admires la force brutale parce que tu crois qu’elle est la force souveraine, et que tu ne sais pas qu’elle se dévore elle-même. Tu ne sais pas que toutes les ferrailles tombent devant une idée juste…

Tu ne sais pas que la force véritable est dans la sagesse et que les nations ne sont grandes que par elle. Tu ne sais pas que ce qui fait la gloire des peuples, ce ne sont pas les clameurs stupides, poussées sur les places publiques, mais la pensée auguste, cachée dans quelque mansarde et qui, un jour, répandue par le monde, en changera la face. Tu ne sais pas que ceux-là honorent leur patrie qui, pour la justice, ont souffert la prison, l’exil et l’outrage. Tu ne sais pas. »


  1. Extrait de Monsieur Bergeret à Paris, chap. VII. (Note Wikisource).