Réflexions sur le Bonheur

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Texte établi par M. l'abbé (Simon-Jacques) Bourlet de Vauxcelles, A Paris : De l'imprimerie de Chevet (p. 1-40).

RÉFLEXIONS

SUR

LE BONHEUR.


On croit communément qu’il est difficile d’être heureux, et l’on n’a que trop de raisons de le croire ; mais il seroit plus aisé de le devenir, si chez les hommes les réflexions, et le plan de conduite en précédoient les actions. On est entraîné par les circonstences, et on se livre aux espérances qu’elles donnent, qui ne rendent jamais qu’à moitié ce qu’on en attend. Enfin, on n’apperçoit bien les moyens d’être heureux que lorsque l’âge, et les entraves qu’on s’est données y mettent des obstacles. Prévenons ces réflexions qu’on fait trop tard : ceux qui liront celles-ci, y trouveront ce que l’âge et les réflexions de leur vie leur fourniroient trop lentement. Empêchons-les de perdre une partie du tems précieux et court que nous avons à sentir et à penser, et de passer, à calfater leurs vaisseaux, le tems qu’ils doivent employer à se procurer les plaisirs qu’ils peuvent goûter dans leur navigation.

Il faut pour être heureux, s’être défait des préjugés ; être vertueux ; se bien porter ; avoir des goûts et des passions ; être susceptible d’illusion ; car nous devons la plupart de nos plaisirs à l’illusion, et malheureux est celui qui la perd. Loin donc de chercher à la faire disparoître par le flambeau de la raison, tâchez d’épaissir le vernis qu’elle met sur la plupart des objets ; il leur est encore plus nécessaire que ne le sont à nos corps les soins et la parure.

Il faut commencer par se bien dire à soi-même, et par se bien convaincre que nous n’avons rien à faire en ce monde qu’à nous y procurer des sensations et des sentimens agréables. Les moralistes qui disent aux humains : Réprimez vos passions et maîtrisez vos desirs, si vous voulez être heureux, ne connoissent pas le chemin du bonheur. On n’est heureux que par des goûts ou des passions satisfaites, parce qu’on n’est pas toujours assez heureux pour avoir des passions, et qu’au défaut des passions, il faut bien se contenter des goûts. Ce seroit donc des passions qu’il faudroit demander à Dieu, si on osoit lui demander quelque chose ; et Le Nôtre avoit grande raison de demander au pape des tentations au lieu d’indulgences.

Mais, me dira-t-on, les passions ne font-elles pas plus de malheureux que d’heureux ? Je n’ai pas la balance nécessaire pour peser en général le bien et le mal qu’elles ont fait aux hommes ; mais il faut remarquer que les malheureux sont connus, parce qu’ils ont besoin des autres, qu’ils aiment à raconter leurs malheurs, qu’ils y cherchent des remèdes et du soulagement : les gens heureux, au contraire, ne cherchent rien et ne vont point avertir les autres de leur bonheur : les malheureux sont intéressans ; les gens heureux sont inconnus.

Voilà pourquoi, lorsque deux amans sont raccommodés, lorsque leur jalousie est finie, lorsque les obstacles qui les séparoient sont surmontés, ils ne sont plus propres au théâtre ; la pièce est finie pour les spectateurs ; et la scène de Renaud et d’Armide n’intéresseroit pas autant qu’elle le fait, si le spectateur ne savoit pas que l’amour de Renaud est l’effet d’un enchantement qui doit se dissiper, et que la passion qu’Armide fait voir dans cette scène rendra son malheur plus intéressant. Ce sont les mêmes ressorts qui agissent sur notre ame pour l’émouvoir, aux représentations théâtrales, et dans les évènemens de la vie. On connoît donc bien plus l’amour par les malheurs qu’il cause que par le bonheur, souvent obscur, qu’il répand sur la vie des hommes. Mais supposons, pour un moment, que les passions fassent plus de malheureux que d’heureux, je dis qu’elles seroient encore à desirer ; parce que c’est la condition sans laquelle on ne peut avoir de grands plaisirs ; or, ce n’est la peine de vivre que pour avoir des sentimens et des sensations agréables, et plus les sentimens agréables sont vifs, plus on est heureux. Il est donc à desirer d’être susceptible de passions ; et je le répète encore, n’en a pas qui veut : c’est à nous à les faire servir à notre bonheur, et cela dépend souvent de nous. Quiconque a su si bien économiser son état et les circonstances où la fortune l’a placé, qu’il soit parvenu à mettre son esprit et son cœur dans une assiète tranquille, et qu’il soit susceptible de tous les sentimens, de toutes les sensations agréables que cet état peut comporter, est assurément un excellent philosophe, et doit bien remercier la nature. Je dis son état et les circonstances où la fortune l’a placé, parce que je crois qu’une des choses qui contribue le plus au bonheur, c’est de se contenter de son état et de chercher plutôt à le rendre heureux qu’à en changer.

Mon but n’est pas d’écrire pour toutes sortes de conditions et pour toutes sortes de personnes : tous les états ne sont pas susceptibles de la même espèce de bonheur. Je n’écris que pour ce qu’on appelle gens du monde ; c’est-à-dire pour ceux qui ont une fortune toute faite, plus ou moins brillante, plus ou moins opulente, mais enfin telle qu’ils peuvent rester dans leur état, sans en rougir ; et ce ne sont peut-être pas les plus aisés à rendre heureux.

Mais pour avoir des passions, pour pouvoir les satisfaire, il faut, sans doute, se bien porter ; c’est là le premier bien : or, ce bien n’est pas si indépendant de nous qu’on le pense. Comme nous sommes tous nés sains (je dis en général) et faits pour durer un certain tems, il est sûr que si nous ne détruisions pas notre tempérament par la gourmandise, par les veilles, par les excès enfin, nous vivrions tous à-peu-près ce qu’on appelle âge d’homme : j’en excepte les morts violentes, qu’on ne peut prévoir, et dont par conséquent il est inutile de s’occuper. Mais, me répondra-t-on, si votre passion est la gourmandise, vous serez donc bien malheureux ; car si vous voulez vous bien porter, il faudra perpétuellement vous contraindre ? A cela je réponds que le bonheur étant votre but en satisfaisant vos passions, rien ne doit vous écarter de ce but ; et si le mal d’estomac ou la goutte, que vous donnent les excès que vous faites à table, vous causent des douleurs plus vives que n’est le plaisir que vous trouvez à satisfaire votre gourmandise, vous calculez mal si vous préférez la jouissance de l’un à la privation de l’autre ; vous vous écartez de votre but et vous êtes malheureux par votre faute. Ne vous plaignez donc pas d’être gourmand ; car c’est une source de plaisirs continuels ; mais sachez la faire servir à votre bonheur. Cela vous sera aisé en restant chez vous, et en ne vous faisant servir que ce que vous voulez manger : ayez des tems de diète ; si vous attendez que votre estomac desire par une faim bien vraie, tout ce qui se présentera vous fera autant de plaisir que des mets plus recherchés, et auxquels vous ne songerez pas lorsque vous ne les aurez pas devant les yeux. Cette sobriété que vous vous serez imposée rendra le plaisir plus vif. Je ne vous la recommande pas pour éteindre en vous la gourmandise, mais pour vous en préparer une jouissance plus délicieuse. À l’égard des malades, des cacochymes, que tout incommode, ils ont d’autres espèces de bonheur : avoir bien chaud, bien digérer leur poulet, aller à la garde-robe, est une jouissance pour eux : mais ce n’est pas pour eux que j’écris ; un tel bonheur, si c’en est un, est trop insipide pour s’occuper des moyens d’y parvenir. Il semble que ces sortes de personnes soient dans une sphère, dont ce qu’on appelle bonheur, jouissance, sentimens agréables, ne peut approcher ; elles sont à plaindre, mais on ne peut rien pour elles.

Quand on s’est une fois bien persuadé que sans la santé on ne peut jouir d’aucun plaisir et d’aucun bien, on se résout sans peine à faire quelques sacrifices pour la conserver. J’en suis, je puis le dire, un exemple : j’ai un très-bon tempérament ; mais je ne suis point robuste. Il y a des choses qui sûrement détruiroient ma santé : tel est le vin, par exemple, et toutes sortes de liqueurs ; je me les suis interdites dès ma première jeunesse. J’ai un tempérament de feu ; je passe la matinée à me noyer de liquide ; enfin je me livre souvent à la gourmandise dont Dieu m’a douée ; mais je répare ces excès par des diètes rigoureuses, que je m’impose à la première incommodité que je sens, et qui m’ont toujours évité des maladies. Ces diètes ne me coûtent rien, parce que dans ces tems-là je reste chez moi à l’heure des repas ; mais comme la nature est assez sage pour ne pas nous donner le sentiment de la faim quand nous l’avons surchargée de nourriture, ma gourmandise n’étant point excitée par la présence des mets, je ne me refuse rien en ne mangeant point, et je rétablis ma santé sans qu’il m’en coûte de privation.

Une autre source de bonheur, c’est d’être exempt de préjugés ; et il ne tient qu’à nous de nous en défaire. Nous avons tous la portion d’esprit nécessaire pour examiner les choses qu’on veut nous obliger de croire ; pour savoir, par exemple, si deux et deux font quatre ou cinq : et d’ailleurs dans ce siècle on ne manque pas de secours pour s’instruire. Je sais qu’il y a d’autres préjugés que ceux de la superstition ; et je crois qu’ils sont très-bons à secouer, quoiqu’il n’y en ait aucun qui influe autant sur notre bonheur et notre malheur que ceux de la superstition : qui dit préjugé, dit une opinion qu’on a reçue sans examen, parce qu’elle ne le soutiendroit pas. L’erreur ne peut jamais être un bien, et elle est sûrement un grand mal dans les choses d’où dépend la conduite de la vie.

Il ne faut pas confondre les préjugés avec les bienséances ; les préjugés n’ont aucune vérité et ne peuvent être utiles qu’aux ames mal faites ; car il y a des ames corrompues comme des corps contrefaits. Celles-là sont hors de rang, et je n’ai rien à leur dire : les bienséances ont une vérité de convention, et c’en est assez pour que toute personne bien née ne se permette jamais de s’en écarter. Il n’y a point de livre qui apprenne les bienséances, et cependant personne ne les ignore, au moins de bonne foi. Elles varient suivant les états, les âges, les circonstances ; quiconque prétend au bonheur, ne doit jamais s’en écarter ; mais l’exacte observation des bienséances est une vertu, et j’ai dit que pour être heureux il faut être vertueux.

Je sais que les prédicateurs, et même Juvénal, disent qu’il faut aimer la vertu pour elle-même, pour sa propre beauté ; mais il faut tâcher d’entendre le sens de ces paroles, et l’on verra qu’elles se réduisent à ceci : Il faut être vertueux, parce qu’on ne peut être vicieux et heureux. J’entends par vertu tout ce qui peut contribuer au bonheur de la société, et par conséquent au nôtre, puisque nous sommes membres de la société.

Je dis qu’on ne peut être heureux et vicieux, et la démonstration de cet axiome est dans le cœur de tous les hommes. Je soutiens même aux plus scélérats qu’il n’y en a aucun à qui les reproches de sa conscience, c’est-à-dire de son sentiment intérieur, le mépris qu’il sent qu’il mérite, et qu’il éprouve dès qu’on le connoît, ne tienne lieu de supplice : je n’entends pas par scélérats, les voleurs, les assassins, les empoisonneurs ; ils ne peuvent se trouver dans la classe des gens pour qui j’écris ; mais je donne ce nom aux gens faux et perfides, aux calomniateurs, aux délateurs, aux ingrats, enfin à tous ceux qui sont atteints des vices contre lesquels les lois n’ont point sévi, mais contre lesquels celles des mœurs et de la société ont porté des arrêts d’autant plus terribles qu’ils sont toujours exécutés.

Je maintiens donc qu’il n’y a personne sur la terre qui puisse sentir qu’on le méprise sans être au désespoir. Ce mépris public, cette animadversion des gens de bien, est un supplice plus cruel que tous ceux que le Lieutenant-criminel pourroit infliger, parce qu’il dure plus long-tems et que l’espérance ne l’accompagne jamais.

Il faut donc n’être pas vicieux si l’on ne veut pas être malheureux. Mais ce n’est pas assez pour nous de n’être pas malheureux : la vie ne vaudroit pas la peine d’être supportée, si l’absence de la douleur étoit notre seul but. Le néant vaudroit mieux ; car assurément c’est l’état où l’on souffre le moins. Il faut donc tâcher d’être heureux ; il faut être bien avec soi-même, par la même raison qu’il faut être logé commodément chez soi ; et vainement espéreroit-on pouvoir jouir de cette satisfaction sans la vertu.

Aisément des mortels on éblouit les yeux ;
Mais on ne peut tromper l’œil vigilant des Dieux.

a dit un[1] de nos meilleurs poètes. Mais c’est l’œil vigilant de sa propre conscience qu’on ne trompe jamais : plus on se rend une justice exacte et plus on peut se rendre témoignage que l’on a rempli ses devoirs, qu’on a fait tout le bien qu’on a pu faire, qu’on est vertueux enfin, plus on goûte cette satisfaction intérieure, qu’on peut appeler la santé de l’ame. Je doute qu’il y ait un sentiment plus délicieux que celui qu’on éprouve quand on vient de faire une action vertueuse et qui mérite l’estime des honnêtes gens. Au plaisir intérieur d’une action vertueuse se joint encore le plaisir de jouir de l’estime universelle ; car les fripons ne peuvent refuser leur estime à la probité, mais l’estime des honnêtes gens mérite seule qu’on la compte. Enfin je dis que pour être heureux, il faut être susceptible d’illusion, et cela n’a guère besoin d’être prouvé. Mais, me direz vous, vous avez dit que l’erreur est toujours nuisible ; l’illusion n’est-elle pas une erreur ? Non : l’illusion ne nous fait pas voir à la vérité les objets tels qu’ils sont, mais elle les fait voir tels qu’ils doivent être ; pour nous donner des sentimens agréables, elle les accommode à notre nature ; telles sont les illusions de l’optique : or, l’optique ne nous trompe pas, quoiqu’elle ne nous fasse pas voir de la manière dont il faut que nous les voyions pour notre utilité. Quelle est la raison pour laquelle je ris plus que personne aux marionnettes, si ce n’est parce que je me prête plus que personne à l’illusion, et qu’au bout d’un quart-d’heure je crois que c’est Polichinelle qui parle ? Auroit-on un moment de plaisir à la comédie, si on ne se prêtoit à l’illusion qui vous fait voir des personnages morts depuis long-tems et qui les fait parler en vers alexandrins ? Mais quel plaisir auroit-on à un autre spectacle où tout est illusion, si on ne savoit pas s’y prêter ? Assurément il y auroit bien à perdre, et ceux qui n’ont à l’Opéra que le plaisir de la musique et des danses, y ont un plaisir bien décharné et bien au-dessous de celui que donne l’ensemble de ce spectacle enchanteur. J’ai cité les spectacles, parce que l’illusion y est plus aisée à sentir ; elle se mêle à tous les plaisirs de notre vie, et elle en est le vernis. On ne dira que trop vrai, jusqu’à un certain point : on ne peut se donner des illusions, de même qu’on ne peut se donner des goûts et des passions ; mais on peut conserver les illusions qu’on a ; on peut ne pas chercher à les détruire ; on peut ne pas aller derrière les coulisses voir les roues qui font les vols et les autres machines ; voilà tout l’art qu’on y peut mettre, et cet art n’est ni inutile ni infructueux.

Voilà les grandes machines du bonheur, si je puis m’exprimer ainsi ; mais il y a encore bien des adresses de détail qui peuvent contribuer à notre bonheur.

La première de toutes est d’être bien décidé à ce qu’on veut être et à ce qu’on veut faire, et c’est ce qui manque à presque tous les hommes. C’est pourtant la condition sans laquelle il n’y a point de bonheur. Sans elle on nage perpétuellement dans une mer d’incertitude ; on détruit le matin ce qu’on a fait le soir ; on passe la vie à faire des sottises, à les réparer, à s’en repentir. Ce sentiment de repentir est un des plus pénibles et des plus désagréables que notre ame puisse éprouver ; un des grands secrets est de savoir s’en garantir. Comme rien ne se ressemble dans la vie, il est presque toujours inutile de voir les fautes ; du moins l’est-il de s’amuser long-tems à les considérer et à se les reprocher : c’est nous couvrir de confusion à nos propres yeux, sans aucun profit. Il faut partir d’où l’on est : employer toute la sagacité de son esprit à réparer et à trouver les moyens de réparer ; mais il ne faut point regarder au talon, et il faut toujours éloigner de son esprit le souvenir de ses fautes, quand on en a tiré dans une première vue le fruit qu’on en peut attendre. Ecarter les idées tristes et leur en substituer d’agréables, est encore un des grands ressorts du bonheur, et nous avons celui-là en notre pouvoir, du moins jusqu’à un certain point.

Je sais que dans une violente passion qui nous rend malheureux, il ne dépend pas absolument de nous de bannir les idées qui nous affligent ; mais on n’est pas toujours dans ces situations violentes ; toutes les maladies ne sont pas des fièvres malignes ; et les petits malheurs de détail, les situations désagréables, quoique foibles, sont bonnes à éviter. La mort, par exemple, est une idée qui nous afflige toujours ; soit que nous prévoyions la nôtre, soit que nous pensions à celle des gens que nous aimons : il faut donc éviter avec soin tout ce qui peut nous rappeler cette idée. Je suis bien opposée à Montaigne, qui se félicitoit tant de s’être tellement accoutumé à la mort, qu’il étoit sûr de la voir de près sans en être effrayé. On voit par la complaisance avec laquelle il rapporte cette victoire, qu’elle lui avoit beaucoup coûté ; et en cela, le sage Montaigne avoit mal calculé ; car assurément c’est une folie d’empoisonner par cette idée triste et humiliante une partie du peu de tems que nous avons à vivre, pour supporter, plus patiemment, un moment que les douleurs corporelles rendent toujours très-amer, malgré toute notre philosophie. D’ailleurs, qui sait si l’affoiblissement de notre esprit, causé par la maladie ou par l’âge, nous laissera recueillir le fruit de nos réflexions, et si nous n’en serons pas pour nos frais, comme il arrive si souvent dans la vie ? Ayons toujours dans l’esprit, quand l’idée de la mort nous revient, ce vers de Gresset :

La douleur est un siècle, et la mort un moment.

Détournons donc notre esprit de toutes les idées désagréables ; elles sont la source d’où naissent tous les maux métaphysiques ; et c’est sur-tout ceux-là qu’il est presque toujours en notre pouvoir d’éviter. La sagesse doit avoir toujours les jetons à la main ; car qui dit sage dit heureux, du moins dans mon dictionnaire. Il faut avoir des passions pour être heureux ; mais il faut les faire servir à notre bonheur, et il y en a auxquelles il faut défendre toute entrée dans notre ame. Je ne parle pas des passions qui sont des vices, telles que la haine, la vengeance, la colère. L’ambition, par exemple, est une passion dont je crois qu’il faut défendre son ame, si on veut être heureux ; ce n’est pas par la raison qu’elle n’a point de jouissances, car je crois que cette passion peut en fournir ; ce n’est pas parce que l’ambition desire toujours, car c’est assurément un grand bien ; mais c’est parce que de toutes les passions c’est celle qui met le plus notre bonheur dans la dépendance des autres : or, moins notre bonheur est dans la dépendance des autres, et plus il nous est aisé d’être heureux. Ne craignons pas de faire trop de retranchemens sur cela ; il en dépendra toujours assez. Par cette raison d’indépendance, l’amour de l’étude est de toutes les passions celle qui contribue le plus à notre bonheur. Dans l’amour de l’étude se trouve enfermée une passion dont une ame élevée n’est jamais entièrement exempte, celle de la gloire. Il n’y a même que cette manière d’en acquérir pour la moitié du monde, et c’est cette moitié justement à qui l’éducation en ôte les moyens, et en rend le goût impossible. Il est certain que l’amour de l’étude est bien moins nécessaire au bonheur des hommes qu’à celui des femmes. Les hommes ont une infinité de ressources qui manquent entièrement aux femmes. Ils ont bien d’autres moyens d’arriver à la gloire, et il est sûr que l’ambition de rendre ses talens utiles à son pays et de servir ses concitoyens, soit par son habileté dans l’art de la guerre, ou par ses talens pour le gouvernement ou les négociations, est fort au-dessus de celle qu’on peut se proposer par l’étude. Mais les femmes sont exclues par leur état de toute espèce de gloire ; et quand par hasard il s’en trouve quelqu’une née avec une ame assez élevée, il ne lui reste que l’étude pour la consoler de toutes les exclusions et de toutes les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par état.

L’amour de la gloire, qui est la source de tant de plaisirs pour l’ame, et de tant d’efforts en tout genre qui contribuent au bonheur, à l’instruction et à la perfection de la société, est entièrement fondé sur l’illusion. Rien n’est si aisé que de faire disparoitre le fantôme après lequel courent toutes les ames élevées ; mais qu’il y auroit à perdre pour elles et pour les autres ! Je sais qu’il est quelque réalité dans l’amour de la gloire, dont on peut jouir de son vivant ; mais il n’y a guères de héros, en quelque genre que ce soit, qui voulût se détacher entièrement des applaudissemens de la postérité, dont on attend même plus de justice que de ses contemporains. On ne s’avoue pas toujours le desir vague de faire parler de soi quand on ne sera plus ; mais il est toujours au fond de notre cœur. La philosophie voudroit en faire sentir la vanité ; mais le sentiment prend le dessus et ce plaisir n’est point une illusion, car il nous prouve le bien réel de jouir de notre réputation future. Si le présent étoit notre unique bien, nos plaisirs seroient plus bornés qu’ils ne le sont. Nous sommes heureux dans le moment présent, non seulement par nos jouissances actuelles, mais par nos espérances, par nos réminiscences. Le présent s’enrichit du passé et de l’avenir. Qui travailleroit pour ses enfans, pour la grandeur de sa maison, si on ne jouissoit pas de l’avenir ? Nous avons beau faire ; l’amour-propre est toujours le mobile plus ou moins caché de nos actions ; c’est le vent qui enfle les voiles et sans lequel le vaisseau n’iroit pas.

J’ai dit que l’amour de l’étude étoit la passion la plus nécessaire à notre bonheur : c’est une ressource sûre contre les malheurs ; c’est une ressource de plaisirs inépuisable, et Cicéron a bien raison de le dire : les plaisirs des sens et du cœur sont, sans doute, au-dessous de ceux de l’étude. Il n’est pas nécessaire d’étudier pour être heureux ; mais il l’est peut-être de sentir en soi cette ressource et cet appui. On peut aimer l’étude et passer des années entières, peut-être toute sa vie, sans étudier ; et heureux celui qui la passe ainsi ! car ce ne peut être qu’à des plaisirs plus vifs qu’il sacrifie un plaisir qu’il est toujours sûr de trouver, et qu’il rendra assez vif pour le dédommager de la perte des autres.

Un des plus grands secrets du bonheur est de modérer ses desirs et d’aimer les choses qu’on possède. La nature, dont le but est toujours notre bonheur (et j’entends par nature, tout ce qui est sans raisonnement), la nature, dis-je, ne nous donne des desirs que conformément à notre état : nous ne desirerons naturellement que de proche en proche ; un capitaine d’infanterie desire d’être colonel, et il n’est point malheureux de ne point commander les armées, quelques talens qu’il se sente. C’est à notre bon esprit et à nos réflexions à fortifier cette sage sobriété de la nature ; il ne faut donc ne se permettre de desirer que les choses qu’on peut obtenir sans trop de soins et de travail, et c’est un point sur lequel nous pouvons beaucoup pour notre bonheur. Aimer ce qu’on possède, savoir en jouir, savourer les avantages de son état, ne point trop porter la vue sur ceux qui nous paroissent plus heureux, s’appliquer à perfectionner le sien et à en tirer le meilleur parti possible, voilà ce qu’on doit appeller être heureux ; et je croirois faire une bonne définition, en disant que le plus heureux des hommes est celui qui desire le moins le changement de son état. Pour jouir de ce bonheur, il faut guérir ou prévenir une maladie de notre espèce, qui s’y oppose entièrement, et qui n’est que trop commune, c’est l’inquiétude ; cette disposition d’esprit s’oppose à toutes les jouissances, et par conséquent à toute espèce de bonheur. La bonne philosophie, c’est-à-dire, la ferme persuasion que nous n’avons autre chose à faire en ce monde que d’être heureux, est un remède sûr contre cette maladie, dont les bons esprits, ceux qui sont capables de principes et de conséquences, sont toujours exempts. Il est une passion très-déraisonnable aux yeux du philosophe et de la raison, c’est la passion du jeu : il seroit heureux de l’avoir, si on pouvoit la modérer et la réserver pour le tems de notre vie où elle sera nécessaire, et ce tems c’est la vieillesse. Il est certain que l’amour du jeu a sa source dans l’amour de l’argent ; il n’y a point de particulier pour qui le gros jeu (et j’appelle gros jeu celui qui peut faire une différence dans notre fortune) ne soit un objet intéressant. Notre ame veut être remuée par l’espérance ou par la crainte ; elle n’est heureuse que par les choses qui lui font sentir son existence ; or le jeu nous met perpétuellement aux prises avec ces deux passions, et tient par conséquent notre ame dans une émotion qui est un des grands principes de bonheur qui soit en nous. Le plaisir que m’a fait le jeu a servi souvent à me consoler de n’être pas riche. Je me crois l’esprit assez bien fait pour qu’une fortune, médiocre pour un autre, suffise à me rendre heureuse, et dans ce cas le jeu me deviendroit insipide ; du moins je le craignois, et cette idée me persuadoit que je devois le plaisir du jeu à mon peu de fortune et servoit à m’en consoler.

Il est certain que les besoins physiques sont la source des plaisirs des sens, et je suis persuadée qu’il y a plus de plaisirs dans une fortune médiocre que dans une entière abondance. Une boîte, une porcelaine, un meuble nouveau, sont une vraie jouissance pour moi ; mais si j’avois trente boîtes, je serois peu sensible au plaisir d’avoir la trente-unième. Nos goûts s’émoussent aisément par la satiété, et il faut rendre graces à Dieu de nous avoir donné des privations, nécessaires pour les conserver. C’est ce qui fait qu’un Roi s’ennuie si souvent et qu’il est impossible qu’il soit heureux, à moins qu’il n’ait reçu du ciel une ame assez grande pour être susceptible des plaisirs de son état, c’est-à-dire, de celui de rendre un grand nombre d’hommes heureux ; mais alors cet état devient le premier de tous par le bonheur, comme il l’est par la puissance.

J’ai dit que plus notre bonheur dépend de nous, et plus il est assuré ; et cependant la passion qui peut nous donner les plus grands plaisirs et nous rendre le plus heureux, met entièrement notre bonheur dans la dépendance des autres : on voit que je veux parler de l’amour : cette passion est peut-être la seule qui puisse nous faire desirer de vivre, et nous engager à remercier l’auteur de la nature, quel qu’il soit, de nous avoir donné l’existence, Milord Rochester a bien raison de dire que les Dieux ont mis cette goutte céleste dans le calice de la vie pour nous donner le courage de la supporter.

Il faut aimer, c’est ce qui nous soutient ;
Car sans l’amour, il est triste d’être homme.

Si ce goût naturel, qui est un sixième sens, le plus fin, le plus délicat, le plus précieux de tous, se trouve rassemblé dans deux ames également sensibles, également immuables, également susceptibles de bonheur et de plaisir, tout est dit, on n’a plus rien à faire pour être heureux ; tout le reste est indifférent. Il n’y a que la santé qui y soit nécessaire ; il faut employer toutes les facultés de son ame à jouir de ce bonheur ; il faut quitter la vie quand on le perd, et être bien sûr que les années de Nestor ne sont rien au prix d’un quart-d’heure d’une telle jouissance. Il est juste qu’un tel bonheur soit rare ; s’il étoit commun il vaudroit mieux être homme que Dieu, du moins tel que nous pouvons nous le représenter. Ce qu’on peut faire de mieux est de se persuader que ce bonheur n’est pas impossible. Je ne sais cependant si l’amour a jamais rassemblé deux personnes faites à tel point l’une pour l’autre, qu’elles ne connussent jamais la satiété de la jouissance, ni le refroidissement qu’entraîne la sécurité, ni l’indolence et la tiédeur qui naissent de la facilité et de la continuité d’un commerce dont l’illusion ne se détruit jamais, (car, où en entre-t-il plus que dans l’amour ?) et dont l’ardeur enfin fût égale dans la jouissance et dans la privation, et pût supporter également les malheurs et les plaisirs.

Un cœur capable d’un tel amour, une ame si tendre et si ferme, semble avoir épuisé le pouvoir de la divinité ; il en naît une en un siècle ; il semble que d’en produire deux soit au-dessus de ses forces, ou que si elle les avoit produites, elle seroit jalouse de leurs plaisirs si elles se rencontroient. Mais l’amour peut nous rendre heureux à moins de frais ; une ame tendre et sensible est heureuse par le seul plaisir qu’elle trouve à aimer. Je ne veux pas dire par-là qu’on puisse être parfaitement heureux en aimant, quoiqu’on ne soit pas aimé ; mais je dis que quoique nos idées de bonheur ne soient pas également remplies par l’amour de l’objet que nous aimons, le plaisir que nous sentons à nous livrer à toute notre tendresse peut suffire pour nous rendre fort heureux ; et si cette ame a encore le bonheur d’être susceptible d’illusion, il est impossible qu’elle ne se croie pas plus aimée qu’elle ne l’est peut-être en effet : elle doit tant aimer qu’elle aime pour deux, et que la chaleur de son sentiment supplée à ce qui manque réellement à son bonheur. Il faut sans doute qu’un caractère sensible, vif et emporté, paye le tribut des inconvéniens attachés à ces qualités, je ne sais si je dois dire bonnes ou mauvaises ; mais je crois que quiconque composeroit son individu les y feroit entrer. Une première passion emporte tellement hors de soi une ame de cette trempe, qu’elle est inaccessible à toute reflexion et à toute idée modérée. Elle peut sans doute se réparer de grands chagrins ; mais le plus grand inconvénient attaché à cette sensibilité emportée, c’est qu’il est impossible que quelqu’un qui aime à cet excès soit aimé, et qu’il n’y a presque point d’hommes dont le goût ne diminue par la connoissance d’une telle passion. Cela doit sans doute paroître bien étrange à qui ne connoit pas encore assez le cœur humain ; mais pour peu qu’on ait réfléchi sur ce que nous offre l’expérience, on sentira que pour conserver long-tems le cœur de son amant, il faut toujours que l’espérance ou la crainte agisse sur lui : or, une passion, telle que je viens de la dépeindre, produit un abandonnement de soi-même qui rend incapable de tout art ; l’amour perce de tout côté ; on commence par vous adorer, cela est impossible autrement ; mais bientôt la certitude d’être aimé, l’ennui d’être toujours prévenu, le malheur de n’avoir rien à craindre, émoussent les goûts. Voilà comme est fait le cœur humain ; et qu’on ne croie pas que j’en parle par rancune. J’ai reçu de Dieu, il est vrai, une de ces ames tendres et immuables ; qui ne savent ni déguiser, ni modérer leurs passions, qui ne connoissent ni l’affoiblissement ni le dégoût, et dont la tenacité sait résister à tout, même à la certitude de n’être plus aimé ; mais j’ai été heureuse pendant dix ans par l’amour de celui qui avoit subjugué mon ame, et ces dix ans je les ai passés tête à tête avec lui, sans aucun moment de dégoût et de langueur. Quand l’âge, les maladies, peut-être aussi la satiété de la jouissance, ont diminué son goût, j’ai été long tems sans m’en appercevoir ; j’aimois pour deux ; je passois ma vie entière avec lui, et mon cœur, exempt de soupçons, jouissoit du plaisir d’aimer et de l’illusion de se croire aimé. Il est vrai que j’ai perdu cet état si heureux, et que ce n’a pas été sans qu’il m’en ait coûté bien des larmes.

Il faut de terribles secousses pour briser de telles chaînes ; la plaie de mon cœur a saigné long-tems. J’ai eu lieu de me plaindre, et j’ai tout pardonné ; j’ai été assez juste pour sentir qu’il n’y avoit peut-être au monde que mon cœur qui eut cette immutabilité qui anéantit le pouvoir des tems ; que si l’âge et ses maladies n’avoient pas entièrement éteint ses desirs, ils auroient peut-être encore été pour moi, et que l’amour me l’auroit ramené ; enfin que son cœur incapable d’amour, m’aimoit de l’amitié la plus tendre, et m’auroit consacré sa vie. La certitude de l’impossibilité du retour de son goût et de sa passion, que je sais bien qui n’est pas dans la nature, a amené insensiblement mon cœur au sentiment paisible de l’amitié, et ce sentiment, joint à la passion de l’étude, me rendoit assez heureuse.

Mais un cœur si tendre peut-il être rempli par un sentiment aussi paisible et aussi foible que celui de l’amitié ! Je ne sais si on doit espérer, si on doit souhaiter même de tenir toujours cette sensibilité dans l’espèce d’apathie à laquelle il a été difficile de l’amener.

On n’est heureux que par des sentimens vifs et agréables ; pourquoi donc s’interdire les plus vifs et les plus agréables de tous ? Mais ce qu’on a éprouvé, les réflexions qu’on a été obligé de faire pour amener, son cœur à cette apathie, la peine même qu’on a eue de l’y réduire, doit faire craindre de quitter un état qui n’est pas malheureux, pour essuyer des malheurs que l’âge et la perte de la beauté rendroient inévitables. Belles réflexions, me dira-t-on, et bien utiles ! Vous verrez de quoi elles vous serviront, si vous avez jamais du goût pour quelqu’un qui devienne amoureux de vous ; mais je crois qu’on se trompe, si on croit que ces réflexions soient inutiles. Les passions, passé trente ans, ne nous emportent plus avec la même impétuosité. Croyez que l’on résisteroit à son goût si on le vouloit bien fortement, et qu’on fut bien persuadé qu’il fera notre malheur. On n’y cède que parce qu’on n’est pas bien convaincu de la sûreté de ces maximes, et qu’on espère encore d’être heureux ; et on a raison de se le persuader. Pourquoi s’interdire l’espérance d’être heureux, et de la manière la plus vive ? Mais s’il ne faut que s’interdire cette espérance, il n’est pas permis de se tromper sur les moyens du bonheur. L’expérience doit du moins nous apprendre à compter avec nous-mêmes, et à faire servir nos passions à notre bonheur ; on peut prendre sur soi jusqu’à un certain point : nous ne pouvons pas tout, sans doute, mais nous pouvons beaucoup ; et j’avance, sans craindre de me tromper, qu’il n’y a point de passion qu’on ne puisse surmonter, quand on s’est bien convaincu qu’elle ne peut servir qu’à notre malheur. Ce qui nous égare sur cela dans notre première jeunesse, c’est que nous sommes incapables de réflexions, que nous n’avons point d’expérience et que nous nous figurons que nous rattraperons le bien que nous avons perdu à force de courir après ; mais l’expérience et la connoissance du cœur humain nous apprennent que plus nous courons après, et plus il nous fuit : c’est une perspective trompeuse qui disparoît quand nous croyons l’atteindre. Le goût est une chose involontaire qui ne se persuade point, qui ne se ranime presque jamais. Quel est votre but quand vous cédez au goût que vous avez pour quelqu’un ? n’est-ce pas d’être heureux par le plaisir d’aimer et par celui de l’être ? Autant donc il seroit ridicule de se refuser à ce plaisir, par la crainte d’un malheur à venir, que peut-être vous n’éprouverez qu’après avoir été fort heureux, et alors il y aura une compensation, et vous devez songer à vous guérir et non à vous repentir ; autant une personne raisonnable auroit à rougir, si elle ne tenoit pas toujours son bonheur dans sa main, et si elle le mettoit entièrement dans celle d’un autre. Le grand secret pour que l’amour ne nous rende pas malheureuses, c’est de tâcher de n’avoir jamais tort avec un amant, de ne jamais lui montrer trop d’empressement quand il se refroidit, et d’être toujours d’un degré plus froide que lui : cela ne le ramènera pas ; mais rien ne le ramèneroit ; et il n’y a rien à faire qu’à oublier quelqu’un qui cesse de nous aimer. S’il nous aime encore, rien n’est capable de le réchauffer et de rendre à son amour sa première ardeur, que la crainte de nous perdre ou d’être moins aimé. Je sais que ce secret est difficile à pratiquer pour les ames tendres et vraies ; mais elles ne peuvent cependant trop prendre sur elles pour le pratiquer, d’autant plus qu’il leur est bien plus nécessaire qu’à d’autres. Rien ne dégrade tant, que les démarches qu’on fait pour regagner un cœur froid ou mécontent ; cela nous avilit aux yeux de celui que nous cherchons à conserver, et à ceux des hommes qui pourroient penser à nous ; mais ce qui est bien pis, cela nous rend malheureuses et nous tourmente inutilement !

Il faut donc suivre cette maxime avec un courage inébranlable, et ne jamais céder sur cela à notre propre cœur. Il faut tâcher de connoître le caractère de la personne à qui l’on s’attache, avant de céder à son goût ; il faut que la raison soit reçue dans le conseil ; non cette raison qui condamne vaguement toute espèce d’engagement comme contraire au bonheur, mais celle qui, en convenant qu’on ne peut être fort heureux sans aimer, veut qu’on n’aime que pour son bonheur, et qu’on surmonte un goût dans lequel on voit évidemment qu’on n’essuieroit que des malheurs.

Mais quand ce goût a été le plus fort, quand il l’a emporté sur la raison, comme cela n’arrive que trop, il ne faut point se piquer d’une constance qui seroit aussi ridicule que déplacée. C’est bien le cas de pratiquer le proverbe : les plus courtes folies sont les meilleures ; ce sont sur-tout les plus courts malheurs ; car il y a des folies qui rendroient fort heureux, si elles duroient toute la vie. Il ne faut point rougir de s’être trompé ; il faut se guérir, quoi-qu’il en coûte, et sur-tout éviter la présence d’un objet qui ne peut que nous agiter et nous faire perdre le fruit de nos réflexions ; car chez les hommes, la coquetterie sert à l’amour ; ils ne veulent perdre ni leurs conquêtes, ni leurs victimes, et par mille coquetteries ils savent rallumer un feu mal éteint, et vous tenir dans un état d’incertitude aussi ridicule qu’insupportable. Il faut couper dans le vif ; il faut rompre sans retour ; il faut, dit M. de Richelieu, découdre l’amitié, et déchirer l’amour : enfin c’est à la raison à faire notre bonheur dans l’âge mûr ; dans l’enfance, nos sens se chargent seuls de ce soin ; dans la jeunesse, le cœur et l’esprit commencent à s’en mêler, avec cette subordination que le cœur décide de tout : mais dans l’âge mûr la raison doit être de la partie ; c’est à elle à nous faire sentir qu’il faut être heureux, quoi qu’il en coûte. Chaque âge a ses plaisirs qui lui sont propres : ceux de la vieillesse, sont les plus difficiles à obtenir ; le jeu et l’étude, si on en reste encore capable, la gourmandise, la considération, voilà les ressources de la vieillesse ; tout cela n’est sans doute que des consolations : heureusement il ne tient qu’à nous d’avancer le terme de notre vie s’il se fait trop attendre ; mais tant que nous nous résolvons à la supporter, il faut tâcher de faire pénétrer les plaisirs par toutes les portes qui l’introduisent jusqu’à notre ame ; nous n’avons pas d’autres affaires.

Tâchons donc de nous bien porter, de n’avoir point de préjugés, d’avoir des passions, de les faire servir à notre bonheur, de remplacer nos passions par des goûts, de conserver précieusement nos illusions, d’être vertueux, de ne jamais nous repentir, d’éloigner de nous les idées tristes, et de ne jamais permettre à notre cœur de conserver une étincelle de goût pour quelqu’un dont le goût diminue et qui cesse de nous aimer. Il faut bien quitter l’amour un jour, pour peu qu’on vieillisse ; et ce jour doit être celui où il cesse de nous rendre heureux. Enfin songeons à cultiver le goût de l’étude, ce goût qui ne fait dépendre notre bonheur que de nous-mêmes ; préservons-nous de l’ambition, et sur-tout sachons bien ce que nous voulons être ; décidons-nous sur la route que nous voulons prendre pour passer notre vie, et tâchons de la semer de fleurs.

  1. Voltaire, dans Sémiramis.