Réflexions sur le divorce/Présentation de l’auteur/I

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Texte établi par Adolphe de LescureLibrairie des bibliophiles (p. 1-4).


ÉTUDE
LITTÉRAIRE ET MORALE
sur
MADAME NECKER

I



Madame Necker ne fut pas seulement une femme belle, savante, spirituelle, aimable, maîtresse d’une maison hospitalière et d’un salon en crédit, comme le XVIIIe siècle en compta beaucoup ; elle fut une honnête femme, une épouse modèle, une mère exemplaire, ce qui y fut beaucoup plus rare ; et elle ajouta à ses agréments mondains, à ses qualités sociales, cette pointe d’originalité et, comme on disait alors, de singularité, d’une piété solide, d’une charité passionnée et d’une irréprochable vertu.

Elle ne fut pas la seule assurément, même en un temps où il y avait encore, malgré l’exemple de Louis XVI et de Marie-Antoinette, qui remettait en honneur les vertus domestiques, beaucoup trop d’épouses légères et de mères indifférentes, à chercher et à trouver le bonheur dans les devoirs du foyer, les sentiments légitimes, à se montrer modestement parée à la fois de l’admiration et de l’estime de ses amis, à témoigner par son exemple de l’accord possible du sentiment et de la raison, du goût des lumières et de l’amour du bien. On pourrait citer encore jusqu’à quatre ou cinq grands noms du même temps, dignes de cette grave et douce compagnie, et que du reste le salon puritain de Necker compta parmi ses amies sinon ses familières, la marquise de Créqui, la maréchale de Beauvau, la duchesse de Choiseul, Mme Helvétius.

Mais enfin Mme Necker, dans l’histoire de nos mœurs, demeure celle que distingua au plus haut degré cette originalité du goût des plaisirs honnêtes et de la pratique des devoirs et des vertus domestiques, à une époque où les doctrines matérialistes avaient encore beaucoup de partisans, où les victoires et conquêtes de la galanterie même vénale, avaient encore beaucoup de courtisans, où l’approche de la Révolution n’avait pas encore mis la vertu à la mode, et où l’on ne gagnait à la pratiquer qu’une satisfaction de conscience tempérée peut-être par la crainte d’un certain ridicule.

Cette crainte troubla moins que toute autre Mme Necker, qui avait pris de bonne heure, comme son mari, le parti de ne rechercher que les suffrages honorables, et qui, tout en devenant Française par l’esprit, était demeurée franchement Genevoise ou plutôt Vaudoise par le cœur. Du reste, il faut convenir que si elle eut le mérite et brigua surtout l’honneur d’être une épouse modèle et une mère exemplaire, cette noble ambition fut particulièrement bien servie par les circonstances, car elle était la femme de Jacques Necker, le financier philanthrope, le politique philosophe, le ministre réformateur, qui apporta pour son honneur et son malheur, dans la pratique des hommes et l’exercice du pouvoir, les illusions généreuses et dangereuses d’un esprit dogmatique ; et elle fut la mère de Germaine Necker, future Mme de Staël, la femme qui a eu le plus d’idées et de passions viriles et dont le talent a le plus approché du génie.

Ce double titre suffirait même à la gloire de Mme Necker, et, inscrit sur sa tombe, lui ferait une assez belle épitaphe, si la piété conjugale et filiale de ses plus proches n’avait trouvé une consolation à publier les écrits trouvés dans ses papiers et à orner d’une gloire littéraire posthume la mémoire de celle qui avait renoncé à cette gloire de son vivant par le plus touchant des scrupules et le plus noble des sacrifices.


Ce trait d’héroïsme intellectuel et moral clôt dignement notre esquisse préliminaire et justifie le soin que nous allons prendre de retracer avec une certaine curiosité de détails la physionomie de celle qui en fut capable, qui a écrit, à l’honneur de l’amour conjugal, les Réflexions sur le Divorce, et qui, à l’honneur de l’amour maternel, a allumé dans le cœur de Mme de Staël cette flamme sacrée d’une vertu que n’y éteignirent jamais les erreurs d’idées et les fautes de passion qu’elle mêla à tant de qualités, de mérites, de services et de chefs-d’œuvre.