Samuel Koenig, Appel au public, 1752/Lettre de Leibniz contestée par Maupertuis

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Leibniz
Fameuse lettre de Leibniz à Varignon[1] du 16 octobre 1707 contestée par Maupertuis en 1752 et publiée par Samuel Koenig dans son Appel au Public
Elie Luzac fils (p. 41-48).

  1. [Lettre d'abord supposée adressée à Hermann mais en 1898, C. I. Gerhardt : cette « lettre est écrite par Leibniz. Il est également prouvé, avec une probabilité proche de la certitude, qu’elle était adressée à Varignon ».]


LETTRES
DE
Mr. de LEIBNITZ.


Pour mettre le Public en état de juger jusqu’à quel point les soupçons conçus contre l’autenticité du Fragment, peuvent être bien ou mal fondés, on a cru qu’il étoit à propos de lui mettre sous les yeux la Lettre entière dont ce Fragment fait partie, avec quelques autres écrites de la même main, & qui ont été envoyées à Mr. Koenig en même tems que l’autre, comme autant de Copies de Lettres de Mr. de Leibnitz. Les noms des Savans, auxquels elles ont été écrites, ne se trouvent point à la tête des trois premières. Mais, sur la foi d’un Billet, qui se trouvoit dans le Cahier où étoient marqués les noms de Mrs. Bayle, Foucher, Herman, & Volder, Mr. Koenig avoit conclu que la Lettre en question, qui est ici la prémière, avoit été écrite à Mr. Herman, la seconde sur la Philosophie de Descartes à Mr. Foucher, & la troisième à Mr. Bayle. Cependant Mr. Koenig ne veut point avoir de querelle avec qui que ce soit sur ces assertions. Il l’a souvent déclaré, & nous le répétons ici : l’autenticité de ces Lettres en elle-même ne l’intéresse point ; il lui est très-indifférent à qui on les donne, & ce que chacun en pense. La seule chose qu’il se propose de prouver, est, qu’il a reçu ces Lettres telles qu’elles sont ; qu’il les donne telles qu’il les a reçues ; qu’il les a supposées bonnes & authentiques, & sur-tout qu’il n a jamais eu la pensée d’en citer le Fragment en question pour faire tort à autrui. Pour le reste, il lui importe fort peu de savoir avec certitude, par qui ou à qui ces Lettres ont été écrites. Si ces sortes de pièces sont intéressantes pour la Philosophie, elles ne le sont qu’à cause des choses qui s’y trouvent, la valeur desquelles ne dépend nullement de quelque petit fait de pure curiolité.


Lettre de Mr. de Leibniz, dont
Mr. Koening a cité le Fragment.


      Monsieur,


Je suis charmé d’apprendre que vous soyiez rétabli de l’incommodité dont votre dernière faisoit mention. Pour l’intérêt des sciences & celui de vos amis, vous devez vous ménager, & user sobrement du plaisir des longues méditations, qui peuvent ruiner aisément la meilleure constitution. Je vous ai témoigné dans ma précédente, combien je suis aise que vous soyez aussi content de votre place, que ceux qui vous l’ont conférée le sont de vous. J’espère que cet heureux commencement sera suivi d’autres agrémens, auquel je me ferai un plaisir de contribuër toutes les fois que j’en aurois l’occasion. N’aïant pas eu le tems cette fois de toucher aux matières de Géométrie, que vous me proposez, je me contenterai de répondre à l’article de votre Lettre, où vous me demandez des éclaircissements sur mon Principe de Continuïté. Assurément je pense que ce Principe est général, & qu’il tient bon, non seulement dans la Géométrie mais encore dans la Physique. La Géométrie n’étant que la science des limites & de la grandeur du Continu, il n’est point étonnant, que cette loi s’y observe par-tout : car d’où viendroit une subite interruption dans un sujet qui n’en admet pas en vertu de sa nature ? Aussi savons-nous bien que tout est parfaitement lié dans cette science, & qu’on ne sauroit alléguer un seul exemple, qu’une propriété quelconque y cesse subitement, ou naisse de même, sans qu’on puisse assigner le passage intermédiaire de l’une à l’autre, les points d’inflexion & de rebroussement, qui rendent le changement explicable ; de manière, qu’une Equation Algébrique, qui représente exactement un état, en représente virtuellement tous les autres, qui peuvent convenir au même sujet. L’universalité de ce Principe dans la Géométrie m’a bientôt fait connoitre, qu’il ne sauroit manquer d’avoir lieu aussi dans la Physique : puisque je vois que, pour qu’il y ait de la règle & de l’ordre dans la Nature, il est nécessaire, que le Physique s’harmonise constamment avec le Géométrique ; & que le contraire arriveroit, si là, où la Géométrie demande de la continuation, le Physique souffroit une subite interruption. Selon moi tout est lié dans l’Univers en vertu de raisons de Métaphysique, de manière que le présent est toujours gros de l’avenir, & qu’aucun état donné n’est explicable naturellement, qu’au moyen de celui, dont il a été précédé immédiatement. Si on le nie, le monde aura des hiatus, qui renversent le grand Principe de la Raison suffisante, & qui obligeront de recourir aux miracles, ou au pur hasard dans l’explication des Phénomènes. Je tiens donc, pour m’expliquer en style d’Algèbre, que si, à l’imitation de Monsr. Hudde, qui prétendoit pouvoir assigner une Courbe Algébrique, dont les contours marqueroient les traits d’un visage connu, on pouvoit exprimer, par une formule d’une Caractéristique supérieure, quelque propriété essentielle de l’Univers, on y pourroit lire, quels seront les états successifs de toutes ses parties, dans tous les tems assignés. Aussi arrive-t-il qu’on ne trouve pas un seul événement naturel, qui démente ce grand Principe ; au contraire tous ceux, qu’on connoit exactement, le justifient parfaitement. On a reconnu que les Lois du Choc, que nous a laissé Mr. Descartes, sont fausses ; mais je puis faire voir qu’elles ne le sont parce qu’elles feroient naître des hiatus dans les événemens, en violant la loi de la Continuïté ; & que dès qu’on y fait les corrections, qui la rétablissent, on retombe dans ces mêmes lois que Mr. Huygens & Wren ont trouvées, & que les expériences ont justifiées. La Continuïté étant donc un requisitum nécessaire, un caractère distinctif des véritables Lois de la Communication du mouvement, peut-on douter que tous les phénomènes n’y soient soumis, ou qu’ils ne deviennent intelligiblement explicables, qu’au moyen des véritables Lois de la Communication du mouvement ? Mais comme, selon moi, il règne une parfaite continuïté dans l’ordre des Successifs, ainsi il en règne une pareille dans celui des Simultanés, laquelle établit le plein réel, & renvoie aux Régions imaginaires les espaces vides. Dans les choses, qui existent à la fois, il peut y avoir de la continuïté, quoique l’imagination n’y apperçoive que des Sauts : parce que bien des choses paraissent aux yeux entièrement dissemblables & désunies, qu’on trouveroit néanmoins parfaitement semblables & unies dans leur intérieur, si on pouvoit parvenir à les connoitre distinctement. A ne considérer que la configuration externe des Paraboles, des Ellipses & des Hyperboles, on seroit tenté de croire qu’il y a une interruption immense d’une espèce de ces courbes à l’autre. Cependant nous savons qu’elles sont liées intimement, de manière qu’il est impossible de ranger entre deux quelque autre espèce intermédiaire, qui nous fasse passer de l’une à l’autre par des nuances plus imperceptibles. Je pense donc avoir de bonnes raisons pour croire, que toutes les différentes classes des Etres, dont l’assemblage forme l’Univers, ne sont dans les idées de Dieu, qui connoit distinctement leurs gradations essentielles, que comme autant d’Ordonnées d’une même Courbe, dont l’union ne souffre pas qu’on en place d’autres entre deux, à cause que cela marqueroit du désordre & de l’imperfection. Les hommes tiennent donc aux animaux, ceux-ci aux plantes & celles-ci déréchef aux fossiles, qui se lieront à leur tour aux corps, que les sens & l’imagination nous représentent comme parfaitement morts & informes. Or puisque la loi de la Continuïté exige, que, quand les déterminations essentielles d’un Etre se rapprochent de celles d’un autre, qu’aussi en conséquence toutes les propriétés du prémier doivent s’approcher graduellement du dernier, il est nécessaire, que tous les ordres des Etres naturels ne forment qu’une chaîne, dans laquelle les différentes classes, comme autant d’anneaux, tiennent si étroitement les unes aux autres, qu’il est impossible aux sens & à l’ tion de fixer précisément le point, où quelqu'une commence, ou finit: toutes les espèces, qui bordent, ou qui occupent, pour ainsi dire, les Régions d'inflexion & de rebroussement, devant êtres équivoques & douées de caractères, qui peuvent se rapprocher des espèces voisines également. Ainsi l'existence de Zoophytes, par exemple, ou comme Buddeus les nomme, de Plant-Animaux, n'a rien de monstrueux ; mais il est même convenable à l'ordre de la nature qu'il y en ait. Et telle est la force du Principe de continuïté chez moi, que non seulement je ne serois pas étonné d'apprendre, qu'on eut trouvé des Etres qui, par rapport à plusieurs propriétés, par exemple, celles de se nourrir, ou de se multiplier, puissent passer pour des végétaux à aussi bon droit que des animaux, & qui renversassent les règles communes, bâties sur la supposition d'une séparation parfaite & absolue des différents ordres des Etres simultanés qui remplissent l'Univers ; j'en serois si peu étonné, dis-je, que même je suis convaincu qu'il doit y en avoir de tels, que l'Histoire naturelle parviendra peut-être à les connoitre un jour, quand elle aura étudié davantage cette infinité d'Etres vivants, que leur petitesse dérobe aux observations communes, & qui se trouvent cachés dans les entrailles de la Terre & dans l'abîme des Eaux. Nous n'observons que depuis hier, comment serons-nous fondés à nier à la raison ce que nous n'avons pas encore eu l'occasion de voir ? Le Principe de Continuïté est donc hors de doute chez moi, & pourroit servir à établir plusieurs vérités importantes dans la véritable Philosophie, laquelle s'élevant au-dessus des sens & de l'imagination, cherche l'origine des Phénomènes dans les Régions intellectuelles. Je me flatte d’en avoir quelques idées, mais ce siècle n’est point fait pour les recevoir.

QUANT à mes Principes de Dynamique, que vous souhaitez voir développés davantage, ils ont pris naissance dans la même Métaphysique, très différente de celle qu’on enseigne dans les Ecoles, ce qui les rend inaccessibles à bien des Géomètres, qui méprisent toute Métaphysique, hormis celle, qui nait de l’imagination, que je méprise à mon tour, après m’y être assez longtemps attaché dans ma première jeunesse. Je crois vous avoir déjà marqué dans une autre occasion, que c’est par de simples considérations abstraites du tems, de l’espace, de la cause & de l’effet, etc. que je suis arrivé à ma nouvelle manière d’estimer la puissance ou force vive des Corps en mouvement. Et je suis persuadé que c’est la véritable source, où il faut aller chercher l’origine de ces sortes de vérité. Cependant, comme bien des gens souhaitent plutôt de sentir que de comprendre, j’approuve qu’on emploie d’autres preuves tirées de choses sensibles, qui peuvent servir à convaincre plus facilement des vérités importantes, ceux qui ne veulent pas remonter si haut. En général il est bon qu’on se mette à la portée de tout le monde, pourvu que la vérité n’en souffre pas. La force est donc comme le produit de la masse par le carré de la vitesse, & le tems n’y fait rien, comme la démonstration, dont vous voulez faire usage, le montre clairement. Mais l’Action n’est point ce que vous pensez : la considération du tems y entre ; elle est comme le produit de la masse par l’espace & la vitesse, ou du tems par la force vive. J’ai remarqué que, dans les modifications de mouvemens, elle devient ordinairement un Maximum ou un Minimum : on en peut déduire plusieurs propositions de grande conséquence ; elle pourroit servir à déterminer les courbes que décrivent les corps attirés à un ou plusieurs Centres. Je voulois traiter de ces choses entre autres dans la seconde partie de ma Dynamique, que j’ai supprimée, le mauvais accueil, que le préjugé a fait à la prémière, m’aïant dégouté. Mais comme je m’aperçois que ma lettre devient trop longue, je finis en vous priant de me donner part, le plus souvent que voue pourrez, de vos excellentes méditations, & de m’envoyer de tems en tems de quoi orner nos Miscellanea. J’ai l’honneur d’être très-parfaitement

Monsieur,
A Hanovre, le 16
Octobre 1707.
Votre très-humble serviteur,
Leibnitz.