Savants et écrivains/Texte entier

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INTRODUCTION


J’ai réuni dans ce volume plusieurs biographies de savants. Bien que leur carrière ne soit pas remplie d’aventures retentissantes, la vie des travailleurs et celle des penseurs mérite d’être connue. Eux aussi ont combattu, et si leurs combats ont été le plus souvent silencieux, ils ont quelquefois exigé de ceux qui les livraient des qualités qui ne sont pas communes. L’étude de leurs esprits, de tendances si diverses, celle même de leurs caractères, ne peut être dénuée d’intérêt. C’est ce qui m’a engagé à reproduire ici quelques-unes des notices que j’avais dû écrire dans différentes circonstances au sujet de plusieurs hommes de science que j’ai connus. J’ai pris seulement soin de supprimer, dans la mesure du possible, tout ce qui avait un caractère trop technique et aurait pu ainsi fatiguer la majorité des lecteurs.

J’avais à éviter un écueil et je me rends bien compte que je n’ai pu le faire qu’imparfaitement. La plupart de ces notices sont des nécrologies ; d’autres ont été écrites à l’occasion de jubilés ou de fêtes commémoratives. Dès lors la part de l’éloge devait l’emporter de beaucoup sur celle de la critique. Non seulement la poétique du genre l’exigeait absolument, mais au moment où l’on vient de perdre un collègue, un collaborateur, un ami, on se souvient de ses qualités plus volontiers que de ses défauts.

De tant d’éloges rassemblés, n’allait-il pas se dégager cet ennui, qui, si l’on en croit un vers célèbre, est engendré par l’uniformité ? Et, ce qui serait bien plus regrettable encore, la nécessité de louer ne m’allait-elle pas forcer parfois à sacrifier un peu la vérité, et sinon à l’altérer, tout au moins à la taire ? Eh bien, non ; en relisant ces pages dont quelques-unes sont déjà anciennes, il me semble que je n’aurais rien à en retrancher, rien à y changer, et peu de chose à y ajouter. Le ton seul gagnerait à être un peu plus varié ; il ne suffit pas de dire toujours la vérité, le lecteur préférerait qu’on ne la dît pas toujours de la même manière. Mais s’il veut se donner la peine d’y regarder d’un peu près, il verra que cette monotonie n’est qu’apparente, que ces hommes, tous dignes de louanges, étaient fort différents les uns des autres et que l’éloge qui convenait à l’un, n’aurait pu convenir à l’autre. Il pourra même deviner de quelle manière un homme de mauvaise humeur aurait dit cette même vérité que j’ai exprimée d’une façon différente, et j’ose espérer qu’il préférera la mienne.

Est-ce à dire que les savants n’aient pas de défauts ? N’en croyez rien ; dans cette préface même, j’aurai l’occasion d’en signaler quelques-uns ; mais je resterai dans les généralités. Les savants, pris en corps, ne s’en fâcheront pas, tandis qu’ils seraient choqués sans doute d’en voir faire l’application à quelqu’un des collègues qu’ils ont perdus.

Chez ces hommes, si divers à tant d’égards, on retrouvera pourtant beaucoup de traits communs. Tous, bien entendu, ont été des laborieux ; si bien doué que l’on soit, on ne fait rien de grand sans travail ; ceux qui ont reçu du ciel l’étincelle sacrée, n’en sont pas exemptés plus que les autres ; leur génie même ne fait que leur tailler de la besogne. Mais il y a bien des manières de travailler ; il y en a dont la vie entière n’est qu’une longue patience et qui, sans s’arrêter jamais, n’avancent chaque jour que d’un pas ; il y en a, au contraire, qui s’abandonnent à leur ardeur et qui s’acharnent en assauts furieux contre les obstacles, au lieu d’attendre que le temps et la persévérance finissent par les user. Les uns s’acquittent du travail comme d’un devoir, je ne dis pas d’un devoir pénible, mais comme d’un devoir tout court. Ils s’imaginent avoir reçu je ne sais quelle consigne à laquelle ils ne veulent pas manquer. Pour les autres le travail est avant tout un besoin, un plaisir ; ils aiment leur œuvre comme l’artiste aime la sienne. Ce sont leurs tempéraments divers qui expliquent ces divergences, et la différence des caractères contribue ainsi à former la différence des esprits.

Tous, d’autre part, sont des passionnés ; leur passion, qui est l’amour de la vérité, l’amour de la science, est généralement muette, mais elle n’en est pas moins ardente. Tous, par conséquent, sont en un sens des hommes de foi ; toute passion suppose une foi ; tout mobile d’action est une foi ; c’est la foi seule qui donne la persévérance, qui donne le courage. Et cependant, on n’est pas un savant si on n’est doué d’esprit critique, qui semble exclure toute espèce de foi et qui souvent fait prendre les hommes de science pour des sceptiques. Qu’est-ce à dire ? Quand la foi a un objet précis, elle n’aime pas à affronter la critique, elle la redoute et s’en irrite, alors même qu’elle fait profession de n’en rien craindre. Mais il n’en est pas de même de celle qui n’a d’autre objet qu’un idéal vague et indéterminé ; celle-là fait bon ménage avec l’esprit critique ; elle est comme un aiguillon qui nous pousse sans cesse en avant ; mais elle ne nous interdit pas, à chaque croisée de chemins, d’examiner librement quelle route il convient de prendre. Les gens du dix-huitième siècle, qui ont tout critiqué, se sont embarqués pleins de confiance pour un Eldorado inconnu.

La foi du savant n’est donc pas celle du chrétien ; mais il y a plus, la foi religieuse n’est pas toujours pareille à elle-même. Il y a deux sortes de besoins religieux, il y a le besoin de certitude, il y a celui d’amour mystique ; il est rare que l’un et l’autre se rencontrent dans une même âme. C’est le premier qui fait les orthodoxes, c’est l’autre qui fait les hérétiques. La foi du savant ne ressemble pas à celle que les orthodoxes puisent dans le besoin de certitude. Il ne faut pas croire que l’amour de la vérité se confonde avec celui de la certitude ; loin de là, dans notre monde relatif toute certitude est un mensonge. Non, la foi du savant ressemblerait plutôt à la foi inquiète de l’hérétique, à celle qui cherche toujours et qui n’est jamais satisfaite. Elle est plus calme, et en un sens plus saine ; mais comme elle, elle nous fait entrevoir un idéal dont nous ne pouvons avoir qu’une vague notion et elle nous donne la confiance que, sans jamais nous permettre de l’atteindre, nos efforts pour en approcher ne seront pas sans fruit.

Les hommes dont je vais parler sont presque tous des physiciens, des astronomes, ou des mathématiciens ; cultivant des sciences voisines, il semblerait que leurs tendances d’esprit dussent être à peu près les mêmes. Il n’en est rien. À côté des laborieux qui n’ont confiance que dans une patiente analyse, nous trouverons les intuitifs qui se fient à une sorte de divination, et qui n’ont pas toujours à s’en repentir. Certains mathématiciens n’aiment que les larges aperçus ; en présence d’un résultat, ils rêvent immédiatement de le généraliser, cherchent à le rapprocher des résultats voisins pour en faire comme la base d’une pyramide plus haute et d’où ils verront plus loin. Il y en a d’autres auxquels répugnent ces vues trop étendues, parce que, si beau que soit un vaste paysage, les horizons lointains sont toujours un peu vagues ; ils préfèrent se restreindre pour mieux voir les détails et les amener à la perfection ; ils travaillent comme le ciseleur ; ils sont plus artistes que poètes.

Ajouterai-je maintenant que tous les vrais savants sont modestes ; ne souriez pas, il y a certainement des degrés ; mais le plus orgueilleux des membres de l’Institut sera toujours plus modeste que bien des politiciens de second ordre, des députés fraîchement élus, pour qui la modestie serait d’ailleurs une terrible gêne qui arrêterait promptement leur carrière. Quand on se mesure à un idéal un peu élevé, on ne peut que se trouver petit.

Il serait fâcheux que cette modestie engendrât la méfiance de soi-même qui serait un obstacle à toute entreprise de longue haleine. Heureusement les savants les plus défiants de leurs forces ont confiance dans leurs méthodes ; la plupart même se rendent compte de ce qu’ils peuvent attendre de leurs propres facultés, et s’ils ne songent pas à s’en faire une parure dont ils chercheraient à tirer vanité, ils les aiment comme un utile instrument.

De là cette bonhomie que l’on remarque chez beaucoup de savants ; ils sont accueillants parce qu’ils ne cherchent pas à faire parade de leur supériorité, cependant que la vague conscience qu’ils en ont entretient chez eux une éternelle bonne humeur. Ils sont optimistes parce que leur passion leur donne des joies fréquentes, en leur épargnant les chagrins ; ils ne se désespèrent pas de ne jamais trouver la vérité ; et ils s’en consolent aisément puisqu’ils ne sont jamais privés du plaisir de la chercher.

Signalons un autre trait, la plupart d’entre eux restent jeunes de cœur. Peut-être n’ont-ils pas été aussi jeunes que d’autres, mais ils l’ont été plus longtemps. Chevreul était déjà centenaire qu’il était encore jeune. Et leur naïveté même, qui éclate à tous les yeux, est un signe de jeunesse. C’est sans doute que le chagrin seul vieillit et nous venons de voir que leur passion n’engendre que des joies sans douleurs.

Le désintéressement est aussi une vertu générale chez les savants ; l’appétit de l’argent leur est presque toujours inconnu ; je sais bien qu’il s’est formé des légendes ; mais ce sont des légendes ; l’un de ceux à qui elles se sont le plus souvent attaquées, était un chimiste. Qu’on calcule avec quelle facilité sa spécialité lui aurait permis de faire fortune dans l’industrie, s’il s’en était soucié. Ceux d’entre nous qui passent pour intéressés ne paraissent tels que par contraste ; dans un autre monde ils auraient une tout autre réputation.

Mais il y a d’autres désintéressements que celui de l’argent, et c’est ici qu’il convient de faire des distinctions, de discerner des degrés. Il y a des hommes qui recherchent l’influence et d’autres qui la dédaignent ; les premiers ont une excuse, c’est qu’ils ne la désirent pas seulement pour eux-mêmes, mais pour leurs idées ; c’est encore que le monde scientifique ne peut se passer d’administrateurs qui s’occupent de ses intérêts temporels. Mais mes préférences vont aux autres, qu’aucun souci extérieur ne vient distraire de leur rêve laborieux.

Les savants devraient aussi être indifférents à la gloire ; quand on a eu le bonheur de faire une découverte, que peut être la satisfaction de lui donner son nom, auprès de la joie d’avoir contemplé un instant la vérité face à face ? Et ne devrait-on pas se dire que le monde est aussi reconnaissant à l’inventeur anonyme de la roue ou du feu que s’il savait prononcer les syllabes de son nom ? Ai-je besoin d’ajouter que tout le monde ne pense pas ainsi, ou du moins n’agit pas comme s’il pensait ainsi ?

Et cependant j’ai connu des savants qui se souciaient peu de la gloire, et je les signalerai plus loin ; ils se réjouissaient de leurs conquêtes, non comme d’un triomphe personnel, mais comme d’une sorte de succès collectif de l’armée où ils combattaient. Dans cette armée beaucoup de braves soldats sont sans doute morts sans laisser de nom, et après avoir utilement aidé à la victoire commune.

Ce qui avant tout permet de juger les savants arrivés, c’est la façon dont ils accueillent les jeunes. Voient-ils en eux des rivaux futurs, qui peut-être les éclipseront dans la mémoire des hommes ? Ne leur montrent-ils qu’une bienveillance provisoire, qui s’alarmera ou bientôt s’irritera devant des succès trop rapides et trop éclatants ? Ou bien, au contraire, les regardent-ils comme de futurs compagnons d’armes, à qui ils passeront la consigne en se retirant de la lutte ; comme des collaborateurs qui poursuivront la grande œuvre entreprise, destinée d’avance à n’être jamais achevée ?

Accepteront-ils même que ces jeunes gens les contredisent, parfois timidement ? Ah, la manie d’avoir toujours raison ! Ce sont des observateurs, qui savent déduire une loi des faits ; ils voient bien que tout le monde s’est trompé, que les plus grands hommes ont été convaincus d’erreurs multiples et n’en sont pas moins honorés, et ils ne veulent pas en conclure qu’eux non plus ne sont pas infaillibles !

J’ai cru pouvoir mettre en tête de ces biographies, le discours que j’ai prononcé lors de ma réception à l’Académie française et où j’ai fait l’éloge de Sully Prudhomme, et celui où j’ai parlé des écrits de Gréard. Sully Prudhomme aurait sans doute accepté de figurer dans cette société ; ce délicat poète aimait la science et il aimait aussi les savants, dont le rapprochaient certaines qualités d’âme ; elles étaient chez lui plus exquises et comme parfumées de sensibilité, mais elles pouvaient l’aider à comprendre ce qu’il y a parfois de poésie cachée dans le labeur, en apparence si aride, du travailleur scientifique.


SAVANTS ET ÉCRIVAINS





SULLY PRUDHOMME[1]


Messieurs,

L’usage veut qu’au début de son discours, chaque récipiendaire semble s’étonner d’un honneur qu’il a sollicité, et s’efforce de vous expliquer à quel point vous vous êtes trompés. Cela doit être parfois bien embarrassant ; heureusement, mon cas est plus simple. Je sais que j’ai profité d’une de ces traditions auxquelles vous tenez à demeurer fidèles. Ce sont les mérites des d’Alembert, des Bertrand, des Pasteur qui m’ont ouvert l’accès de votre Compagnie. Je le sais, et tout le monde le sait ; c’est ce qui me dispense d’insister davantage, et me permet d’aborder sans plus de retard cette noble figure que je dois chercher à faire revivre, mission qui m’attire, et dont je me sens écrasé.

En vous parlant de Sully Prudhomme, ce n’est ni par le poète, ni par le philosophe, que je commencerai ; c’est par l’homme, car c’est lui qui nous fait comprendre à la fois l’un et l’autre.

Pour connaître l’homme, nous n’avons pas seulement le témoignage de ses amis, et ce que tout poète met de son âme dans ses vers, nous possédons un cahier de pensées intimes, qu’il écrivait pour lui-même à l’âge de dix-huit ans, et qu’il n’a pas livrées au public. Dans ce recueil, que lisons-nous ?

« On n’est heureux que par ce qu’on sent, et non par ce qu’on est ; mais on est grand par ce qu’on pense, et point par le bonheur. Vaut-il mieux être heureux que grand ?… Oh ! sevrez-nous de jouissances, mais non pas d’infortunes. Combien l’homme heureux est inférieur à l’homme qui sait souffrir. Nous tenons à l’honneur de souffrir avec force, comme le soldat tient à la blessure qui lui décore la poitrine ».

Cette profession de foi de sa jeunesse, sa vie ne l’a pas démentie ; non que vous deviez vous attendre à des récits retentissants, mais parce que ce même sentiment, toujours en éveil, inspirait sans bruit les moindres actes de toutes ses journées.

D’où venait donc une telle soif de sacrifice ? Chez Sully Prudhomme se trouvaient réunies deux facultés qui d’ordinaire s’excluent : une sensibilité exquise et délicate, une puissance de réflexion tenace et perspicace. Isolée, chacune d’elles eût trouvé son équilibre. La réflexion eût fait de lui un bourgeois satisfait ; la sensibilité aveugle se fût endormie dès que se serait éloigné l’objet qui l’aurait blessée. La sensibilité clairvoyante ne connaît pas de repos. Elle cherche toujours et multiplie ainsi les occasions de souffrir. De là des scrupules sans cesse renaissants ; la conscience s’interroge, ne croit jamais avoir assez fait, et ne peut être contentée que par des actions difficiles.

Qu’on ne s’y trompe pas, cependant ; ce n’était pas l’ascétisme chrétien, puisqu’il s’agissait de ne pas déchoir, et non d’expier une chute originelle. D’ailleurs, il était sans doute prêt à s’imposer les tâches actives les plus difficiles ; mais, trop avide de sentir et de connaître, trop reconnaissant à la nature d’être belle, il ne songeait pas à repousser les biens qu’elle nous offre. C’est ce qui nous explique ce morceau si curieux qui commence par ces vers :


J’ai deux tentations, fortes également :
Le duvet de la rose et le crin du cilice.


Les hommes trop scrupuleux ont mille sujets de souffrance ; ils sont impropres à l’action ; il est difficile de marcher, quand on a peur d’écraser un puceron ; et ils aspirent à l’action, parce qu’à leurs yeux s’abstenir c’est presque déserter.


Mon fier désespoir n’est peut-être
Qu’une excuse à ne point agir.
Et comme, au fond, je me sens traître,
Un prétexte à n’en point rougir.


Sully Prudhomme prenait tout au sérieux : ses devoirs d’écolier, quand il était enfant, comme plus tard, ses devoirs d’académicien. Que d’angoisses représentait chaque jugement à rendre, soit dans vos concours, soit au Conseil de l’Ordre de la Légion d’Honneur. Il gaspillait un temps, dont il était d’ailleurs si avare, à répondre à des lettres oiseuses, ou à lire tous les manuscrits qu’on lui envoyait. Il se serait fait un scrupule d’éconduire ces importuns qui demandent un conseil, et attendent un éloge. Quel combat alors entre la crainte de blesser et celle de mentir ! Il s’en tirait habilement, avec l’illusion d’avoir tout concilié par l’aménité de la forme.

À cette aménité, il tenait beaucoup ; il se défendait d’être caustique, et cependant il avait un esprit naturel et gai, qui me fait penser à celui de certains saints du christianisme, et qui rendait pour ses amis son commerce plus exquis encore.

Ce conflit entre ses deux natures nous explique bien des traits. Il était le plus généreux des hommes, mais, dans ses générosités mêmes, il ne s’abandonnait pas à son élan naturel, il le dissimulait jusqu’à ce qu’il eût tout pesé, comme un juge ; il ne se dépensait pas en protestations, et son premier abord pouvait sembler froid.

Qu’était-ce que cette sympathie inquiète qui l’unissait aux hommes et aux choses, et dont il a si bien parlé ?


J’ai voulu tout aimer, et je suis malheureux,
Car j’ai de mes tourments multiplié les causes ;
D’innombrables liens frêles et douloureux
Dans l’univers entier vont de mon âme aux choses.


Ce n’était pas seulement la souffrance presque physique qu’éveille en nous le spectacle de la douleur, c’était, avant tout, la révolte contre l’injustice qui choque ce qu’il y a de plus intellectuel dans notre sensibilité.

Cette lutte intérieure n’était pas sans angoisse ; il nous a peint, dans des vers admirables, ce dialogue tragique entre le cœur qui dit : « Je crois et j’espère », et l’intelligence qui répond : « Prouve ». Et ce combat a commencé dès l’éveil même de sa raison, puisque c’est à quinze ans qu’il écrivait ceci :

« Il est bien malheureux, l’homme qui est né poète et philosophe tout ensemble ; il considère les deux faces de toutes choses et pleure ainsi sur le néant de ce qu’il admire. Il est à plaindre aussi, celui qui n’est que philosophe, car il l’est souvent aux dépens du cœur, la source de nos joies. Mais heureux le poète, si l’illusion n’est pas la pire des misères ».

Sully Prudhomme n’a pas connu son père ; peu de mois après sa naissance, sa mère vit s’évanouir un bonheur qu’elle avait longtemps attendu ?


Nous fûmes unis peu d’années
Après de bien longues amours.


Les premières impressions de l’enfant furent des impressions de deuil, et la marque en demeura sur son âme :


Sourdement et sans qu’on y pense
Le noir descend des yeux au cœur.


Depuis son veuvage et jusqu’à sa mort, Mme Sully Prudhomme habita avec une sœur et un frère aîné. Cet oncle fut pour le jeune homme un soutien matériel et moral ; il était peu propre à comprendre ses aspirations poétiques, mais c’était un homme droit, d’un simple et robuste bon sens. Ce sont là les qualités de sa province lyonnaise. C’était sans doute aussi à ses ancêtres lyonnais que Sully devait ses habitudes de réflexion un peu minutieuse. Quant à sa sensibilité, il croyait la tenir de sa mère, âme naïvement religieuse et secrètement idéaliste :


Quand tu m’aimais sans me connaître,
Pâle et déjà ma mère un peu,
Un nuage voguait peut-être
Comme une île blanche au ciel bleu.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Tu crias, des ailes, des ailes.


À huit ans il entra comme interne dans un pensionnat. Cet exil précoce lui laissa des souvenirs cruels. Tout le monde se rappelle ce qu’il a dit de ces « sombres écoles », et dès qu’on parle des misères de l’internat, les vers délicieux de la Première solitude chantent dans toutes les mémoires.

Son caractère commençait à s’affirmer. inquiet de ses devoirs, il était sensible à la moindre réprimande. Un jour, dans la pension d’où on l’envoyait au Lycée Bonaparte, un de ses maîtres lui fit des reproches immérités ; tout ému, il s’enfuit et courut chez sa mère. L’émotion du chef d’institution ne fut pas moindre. Cette moisson de lauriers qu’il avait escomptés allait être compromise ? À cette pensée, toutes ses fibres tressaillirent : il courut chez le fugitif ; à quelles excuses s’abaissa-t-il, je l’ignore, mais les intérêts de la maison furent sauvés.

Déjà l’enfant rêvait de se dévouer, de venger la justice outragée. Un de ses camarades avait été battu par un grand : « Tu dois lui rendre les coups que tu as reçus, » lui dit Sully. Le lendemain, tremblant, mais résolu, le pauvre petit marcha droit à l’ennemi. Il attendait, non sans anxiété, les conséquences de son audace, quand il vit son adversaire s’affaisser. C’était Eviradnus, je veux dire Sully, qu’on croyait bien loin et qui surgissait tout à coup. Pour arriver là, il avait dû enfreindre je ne sais combien de règlements scolaires et c’était cela qui lui avait paru difficile, et c’était pourquoi il avait voulu le faire. « Comme il m’aime, disait son camarade, mais ce n’est pas parce qu’il m’aime qu’il a fait cela ; c’est parce que c’est juste. »

Vint l’âge de la bifurcation, car à cette époque notre enseignement secondaire n’était pas encore une fourche à quatre dents. Sully opta pour les Sciences. Ce fut un étonnement mêlé de regrets pour beaucoup des amis de sa famille, surtout pour un vieux magistrat, lettré délicat, qui ne put s’empêcher de lui faire des remontrances. Il avait déjà donné des preuves de talent littéraire, il venait d’écrire pour une comédie de salon un joli prologue en vers ; mais il se rendit aux conseils de son maître de pension.

L’étude des sciences laissa sur son esprit une empreinte profonde ; non seulement il vit s’ouvrir des horizons nouveaux, mais il devint de plus en plus incapable de se contenter de l’à peu près. Cette étude, il la fit sérieusement et avec succès. On sera peut être étonné d’apprendre qu’il a laissé un volumineux manuscrit sur la philosophie des mathématiques ; on dirait vraiment qu’il cherchait d’avance à justifier ma présence ici dans la mesure du possible.

Il se destinait à l’École Polytechnique, mais il ne subit pas les épreuves, car une ophtalmie l’obligea à interrompre ses études. Renonçant alors à la carrière scientifique, il se retira à Lyon chez des parentes pour se préparer au baccalauréat ès-lettres. C’est là, dans un milieu profondément chrétien, qu’il subit une crise ardente de mysticisme, dernier éclair de sa foi expirante.

Cependant, il fallait « faire quelque chose. » Grâce à la protection de M. Schneider, il trouva une petite position au Creusot, mais il n’y resta, nous dit-il, que le temps nécessaire pour reconnaître à quel point il s’était fourvoyé. Il revint alors à Paris et commença à travailler chez un notaire. Hélas, son âme de poète ne devait pas trouver plus de satisfactions dans le notariat que dans l’industrie.

Les clercs de notaire sont, paraît-il, exposés à de singulières mésaventures. Sully Prudhomme fut chargé par son patron d’aller réclamer je ne sais quelle somme à un certain M. Fouet. Ce commerçant, qui ne se doutait guère que son nom aurait un jour l’honneur de retentir sous cette coupole, chercha d’abord à l’éconduire et finit par l’accuser d’escroquerie. Il requit deux agents et le fit mener au commissariat. Là, l’innocence fut reconnue et l’accusateur confondu. Le clerc réhabilité put refaire triomphalement un chemin qu’il avait parcouru une première fois sous l’œil soupçonneux de tout un quartier, cependant que M. Fouet, confus de son erreur, ne savait comment la réparer et s’obstinait à offrir un petit verre.

Assidu à ses devoirs professionnels, Sully passait une partie de la nuit à écrire des vers. Quand on l’envoyait en course, il s’acquittait le plus vite possible de sa mission, pour courir à un café, où il lisait ses poésies à ses amis de la Conférence Labruyère. Inutile d’ajouter que ceux-ci étaient enthousiastes ; ce furent eux qui découvrirent l’oiseau rare, un éditeur. Ce fut l’un d’eux aussi, votre regretté confrère, Gaston Paris, qui sut intéresser Sainte-Beuve au jeune poète. C’est ainsi que parurent les Stances et Poèmes, bientôt salués d’un article élogieux du Critique des Lundis.

Ce succès même prouvait aux moins clairvoyants qu’il ne serait jamais qu’un médiocre tabellion, et à partir de ce moment, sa famille le laissa libre de suivre ses goûts.

Le public fut ravi ; il venait d’entendre des accents nouveaux, et ces accents étaient ceux que la jeune génération attendait depuis longtemps, sans en avoir conscience. La voix qui s’élevait ne ressemblait à aucune de celles qu’on avait connues. Sully Prudhomme est avant tout un psychologue ; ce qu’il aime à peindre, ce ne sont pas les aspects brillamment colorés du monde matériel, ce sont les demi-teintes de la vie intérieure, les joies et les tristesses de l’âme, et comme la seule âme que nous puissions connaître, c’est la nôtre, son véritable sujet, c’est lui-même. C’était déjà celui des romantiques, mais combien de différences que son caractère et son temps suffisent à expliquer !

Ce que les romantiques nous montrent d’eux-mêmes, c’est ce qu’il peut y avoir en eux d’exceptionnel et d’extraordinaire ; le lecteur est ému, mais il est étonné ; il sent dans Sully Prudhomme un ami qu’il peut admirer sans fatigue ; il croit rencontrer une âme semblable à la sienne, quoique plus délicate et plus haute ; ce qu’il y retrouve, ce n’est peut-être pas lui-même tout entier, c’est du moins ce qu’il y a de meilleur en lui.


· · · · · · · · · · · · Ma vie y sera toute,
La tienne aussi, lecteur · · · · · · · · · · · ·


Nos grandes douleurs commencent par de vives tortures qui se calment peu à peu et s’achèvent en de longues tristesses ; le prisonnier finit par s’accoutumer à l’horreur de sa prison et n’en sent plus que l’ennui.


Je sanglotais alors, je soupire aujourd’hui


a dit Sully dans le Pardon. Pour lui, il nous parlera des soupirs plus volontiers que des sanglots ; il chantera les timidités du cœur, les lentes souffrances du silence, les douleurs qui se taisent et qui ne guériront pas. Si le déchaînement de la tempête a sa grandeur, on peut préférer la mélancolie apaisée de ces journées grises qui suivent les grands orages et dont la lumière fine et douce est propice aux analyses délicates.

Confiant dans son génie, le poète de 1830 laissait l’imagination vagabonder à l’aise. Chez Sully, la réflexion lui impose un frein ; il observe plus qu’il n’invente ; il a besoin de voir la réalité telle qu’elle est et il souffrirait de la déformer. Par là aussi il devait plaire à un siècle sur lequel l’esprit de la science positive avait soufflé.

Il différait aussi du poète romantique par sa nature morale ; celui-ci se sentait victime d’une injustice du sort et c’est là ce qui lui arrachait des plaintes éloquentes. Sully tremblait d’être favorisé par quelque privilège immérité et sa conscience en était tourmentée sans trêve.

Et s’il résistait à son imagination, ce n’était pas seulement par une sorte de scrupule scientifique, c’était parce que le monde de la fiction lui semblait trop éloigné de celui où l’homme peut agir utilement et se dévouer. Qu’on se rappelle les vers où il parle de Musset avec tant d’admiration, mais où il lui reproche de se désintéresser de l’action et de ne pas être


Amant-de l’idéal comme on l’est d’un drapeau.


Il nous a dit ce qu’il devait aux Parnassiens : « C’est chez Leconte de Lisle que j’ai pour la première fois bien compris ce que c’est qu’un vers bien fait. J’appris à cette école que la richesse et la sobriété sont données toutes deux à la fois par la seule justesse. » En résumé il leur a pris quelque chose de leur forme, mais rien d’autre. À leur exemple, il a fait quelques-uns de ces tableaux où un pinceau ferme et précis juxtapose des couleurs fines et éclatantes, et qui font penser aux peintures de Meissonier et de certains Hollandais. Tels sont le Cygne, le Soleil, la Pluie. Mais ce ne furent que des essais ; sa nature l’entraînait ailleurs.

On l’a comparé à Vigny et cette comparaison est juste ; tous deux sont des penseurs en même temps que des poètes ; tous deux ont souffert de l’imperfection de l’univers ; mais tandis que l’aristocrate est d’abord choqué de ce que le monde a de vulgaire, Sully, sur qui a passé le souffle démocratique de son siècle, s’indigne avant tout qu’il soit injuste. Cependant la pensée de Vigny ne paraît pas avoir exercé sur lui une influence directe, et cette ressemblance est fortuite ; elle devait échapper d’ailleurs aux premiers lecteurs qui goûtaient en lui la tendresse plutôt que la profondeur.

Quelles furent les sources de son inspiration ? il nous les a fait connaître lui-même par les titres qu’il a donnés aux quatre parties de son poème des Épreuves ; l’Amour, le Doute, le Rêve, l’Action.

L’Amour d’abord, car ce sont les femmes qui de tout temps ont fait chanter les poètes en les faisant pleurer. On sait que Sully eut dans sa jeunesse un roman très simple, mais très triste, qui lui laissa le cœur brisé ; je n’en veux savoir que ce qu’il nous en a dit lui-même ; il y a des secrets délicats qu’il convient de respecter, et j’aime mieux que ce soit lui qui vous raconte ce qu’il veut qu’on en sache. C’était une enfant encore, sans doute une cousine.


Madame, vous étiez petite,
J’avais douze ans,
Si j’adorais, trop tôt poète,
Vos petits pieds,
Trop tôt belle, vous me courbiez
La tête.


Quand il était éloigné d’elle, exilé dans son lycée, sa passion s’exaltait et il rêvait des dévouements les plus romanesques :


Alors mon idéal suprême
N’était pas l’inouï bonheur
En aimant d’être aimé moi-même,
Mais d’en mourir avec honneur.


Et pourtant ce n’était pas un enfantillage, puisque toute sa vie n’en devait pas effacer le souvenir.


Quand j’y pense aujourd’hui, je redeviens enfant.


Puis vint l’âge où la jeune fille se maria sans avoir compris, et s’éloigna en disant un gentil adieu à son camarade d’enfance, qui avait cru s’être fait comprendre :


Que vous ai-je donc fait pour me sourire encore
Quand vous ne m’aimez pas ?


Alors commença le deuil, plus cruel puisque c’était celui d’une vivante.


Peut-être la croyez-vous morte.
Non, le jour où j’ai pris son deuil
Je n’ai vu de loin ni cercueil
Ni drap tendu devant la porte.
Et je la perds toute ma vie
En d’inépuisables adieux.


Ô morte mal ensevelie
Ils ne t’ont pas fermé les yeux.


Désormais, la vie lui semble sans objet ; désabusé et méfiant, il ne peut plus connaître que ces bonheurs empoisonnés par le doute, et dont on porte d’avance le deuil, comme de ces enfants qui naissent maladifs et voués à la mort.


Hélas, l’habitude en est prise,
Tu n’as que si tard deviné
Combien le doute martyrise.
impérissable une fois né !


Ces bonheurs-là, le moindre bruit les effaroucherait et il leur faut presque le silence de la tombe.


Aimons en paix, il fait nuit noire,
La lueur blême du flambeau
Expire, nous pouvons nous croire
        Au tombeau.


Toutefois, le souvenir d’un amour même malheureux laisse dans l’âme je ne sais quelle douceur qu’on n’échangerait pas pour l’indifférence de ceux qui n’ont pas connu la

douleur.

Adieu, laissez mon cœur dans sa tombe profonde
Mais ne le plaignez pas, car s’il est mort au monde,
Il a fait son suaire avec un pan du ciel.


Et puis l’image qu’il a gardée restera encore jeune, quand la vieillesse aura flétri la beauté.


Tout l’or de vos cheveux est resté dans mon cœur


Et c’est pourquoi il ne demande qu’à pardonner :


Que je pardonne à l’âme en souvenir des yeux.


Il pardonne en effet, et c’est elle sans doute que le Faustus du Bonheur retrouve, sous le nom de Stella, transfigurée dans une planète meilleure ; c’est elle qui l’attendra dans l’autre vie :


Et tu m’y souriras la première, peut-être,
Ô toi qui sans m’aimer as su que je t’aimais.


Nous retrouvons aussi, dans ses vers, les échos de la crise religieuse qui a ébranlé son âme d’adolescent. Il était né dans une famille pieuse, mais la foi naïve et tendre qu’elle lui avait donnée, fut ébranlée de bonne heure par une éducation scientifique qui lui apprenait à se demander sans cesse pourquoi.

Sans doute, il y a des savants qui conservent la foi, mais ils ne sont que savants ; ces espaces grandioses et lumineux qu’ils admirent, ils ne s’indignent pas qu’ils restent indifférents. Le poète avait besoin de sympathie et il s’inquiétait de cette immensité impassible que la science lui montrait. C’est le sentiment qui est si éloquemment exprimé dans le sonnet de la Grande Ourse.

Quand il renonça à ses études scientifiques, il vint à Lyon dans un milieu mystique qui agit sur lui à son insu. Une nuit, il se réveilla tout transformé ; il sentait son âme inondée de lumière, comme une chambre obscure où on a laissé pénétrer soudain le soleil. Les arguments qui avaient assailli sa foi chancelante lui semblaient désormais impuissants ; il n’aurait su dire quel était leur point faible, mais puisqu’il voyait, il ne s’en inquiétait pas plus que le marcheur ne s’inquiète des arguments de Zénon contre la possibilité du mouvement.

Cette crise dura plusieurs mois et il songea un instant à se faire dominicain ; mais, de retour à Paris, le mirage disparut et la lecture de Strauss eut raison de ce qu’il avait encore de foi. Il lui restait cependant la nostalgie des contrées qu’il avait entrevues et que la plupart d’entre nous, incrédules ou croyants tranquilles, ne connaissent que par le livre de William James, comme nous connaissons le centre de l’Afrique par les récits des voyageurs. Que de fois, il regretta la vision évanouie !


Je vous attends, Seigneur ; Seigneur, êtes-vous là ?
J’ai beau joindre les mains, et, le front sur la Bible,
Redire le Credo que ma bouche épela,
Je ne sens rien du tout devant moi, c’est horrible.


Il n’a pas seulement peint les nuances les plus fines du sentiment, il nous a fait sentir le parfum mélancolique des choses qui font rêver parce qu’elles ont vécu et vieilli. Les choses ont une âme complaisante puisqu’elles ont seulement celle que nous leur prêtons ; celles des hommes, les vraies, nous restent inconnues. Bien souvent notre poète a déploré cette impénétrabilité des âmes qui, se cherchant sans cesse et aspirant à se rejoindre, se heurtent à une inexorable barrière.

Le rêve semble doux, et pourtant il l’eût sans doute conduit au pessimisme le plus amer, à celui qui lui a inspiré le Vœu et la Vie de loin. C’est l’idée de l’action qui l’a sauvé ; il en comprenait la grandeur, bien qu’il fût incapable d’agir.

Il était hanté par le sentiment du devoir social, par la pensée de ceux qui travaillent et qui souffrent, et ce n’était pas seulement par pitié, mais par la crainte de bénéficier tranquillement d’une injustice.

Comme tous les jeunes gens de sa génération, il se laissait séduire par les utopies humanitaires ; déjà il croyait voir les nations réconciliées. Effacée par l’éclat de ce radieux avenir, l’image de la patrie semblait s’obscurcir.

Soudain la foudre éclata ; Paris connut les horreurs du siège. À cette époque, Sully venait d’être éprouvé par une série de deuils cruels. Sa mère, l’oncle et la tante avec qui il vivait, lui avaient été enlevés en quelques semaines. Tant de coups successifs avaient irrémédiablement ébranlé sa santé ; il s’engagea néanmoins dès le premier jour et il donna à son pays tout ce qu’une âme forte peut obtenir d’un corps débile.

Puis après les heures sombres de la guerre, vint l’heure plus sombre encore de la paix, celle où la France dut se résigner à cette grande douleur, qui nous laisserait deux fois inconsolables, si jamais nos fils semblaient s’en consoler.

Oh ! alors, comme il renie ses erreurs d’autrefois et de quel élan il écrit son poème du Repentir ; comme il aime la France et ceux qui sont morts pour elle :


Si tous les hommes sont mes frères,
Que me sont désormais ceux-là !


Pendant plusieurs années, il ne voulut plus lire un journal. Permettez-moi cependant de signaler une nuance qui nous étonne, nous autres gens de l’Est. Pour lui le souvenir des frères séparés et qui souffrent demeure au second plan. Ce qui efface tout, c’est l’idée de la patrie abaissée et le regret de la grandeur perdue.

Et pourtant il ne pouvait arriver à haïr. C’est que la patrie n’est pas un simple syndicat d’intérêts, c’est le faisceau des idées généreuses et même des généreuses folies pour lesquelles nos pères ont combattu et souffert, et alors une France haineuse ne serait plus la France.

Voilà pourquoi Sully s’est écrié :


Et plus je suis Français, plus je me sens humain !


Peut-être aujourd’hui croirait-il nécessaire d’ajouter que trahir la France, ce serait trahir l’humanité.

C’est vers l’âge de quarante ans que Sully Prudhomme publia les poèmes philosophiques. Il ne faudrait pas croire qu’il se fit philosophe en vieillissant, comme d’autres se font ermites. Bien au contraire ; c’est au Creusot qu’il écrivit cette traduction de Lucrèce qui ne fut imprimée que longtemps après.

Du premier coup, il se distingue de ceux qui, avant lui, avaient traité en vers de semblables sujets ; en effet il sait ; sa conscience scrupuleuse ne lui aurait pas permis de parler d’un objet qu’il aurait mal connu ; elle n’aurait pas toléré non plus une expression à demi précise ou à demi exacte.

Comment donc comprenait-il la poésie scientifique d’une part et la poésie philosophique d’autre part ?

La science triomphante doit-elle tuer la poésie ? Sa lumière brutale va-t-elle dessécher cette fleur délicate qui ne prospérerait que sous l’ombre des futaies obscures ? Sully ne le pensait pas. Ce qu’il envie, ce n’est pas l’ignorance naïve des poètes d’autrefois, ce sont au contraire les vastes et lumineux horizons qui s’ouvriront devant ceux de demain.


Poètes à venir, qui saurez tant de choses.


Si le mystère est nécessaire à la poésie, il n’y a pas à craindre qu’il disparaisse jamais, il ne peut que reculer. Quelque loin que la science pousse ses conquêtes, son domaine sera toujours limité ; c’est tout le long de ses frontières que flotte le mystère, et plus ces frontières seront éloignées, plus elles seront étendues.

Les abîmes de grandeur et de petitesse que le télescope et le microscope nous dévoilent, l’harmonie cachée des lois physiques, la vie toujours renaissante et toujours diverse, voilà des sujets bien dignes de tenter les poètes. Ce ne sont pas ceux que Sully traite de préférence ; ce qu’il admire, c’est l’âme du savant, c’est sa persévérance et son courage.

L’homme n’est pas moins grand quand il donne sa vie pour conquérir la vérité que quand il la risque pour subjuguer une province. Sans doute le savant d’aujourd’hui n’espère plus arracher à la nature son secret d’un seul coup. Il sait que l’œuvre à laquelle il se dévoue est grande, mais il sait aussi qu’il n’en verra pas la fin :


Nous allons conquérir un chiffre seulement.


Qu’importe ? C’est de beaucoup de chiffres comme celui-là que la vérité est faite. Pour avoir ce chiffre, les Argonautes du Zénith n’ont pas reculé devant la mort. C’est en vain que la chair frémissante s’effraye, l’esprit est son maître et, pour poursuivre son idéal, il l’entraîne toujours plus haut.


Ô maître, quel tourment ta volonté m’inflige,
Je succombe. — Plus haut. — Pitié ! — Plus haut, te dis-je.
Et le sable épanché provoque un nouveau bond.


Si la poésie scientifique n’est pour la science qu’une parure, la poésie philosophique peut être un instrument pour le philosophe en quête de la vérité. C’est qu’en effet la réalité que le philosophe aspire à connaître n’est pas celle dont le savant se contente. La réalité, la vraie, celle du philosophe, est constamment vivante, constamment changeante, les diverses parties en sont intimement liées et semblent se pénétrer mutuellement, de sorte qu’on ne saurait les séparer sans les déchirer. Celle du savant n’en est qu’une image ; comme toutes les images elle est immobile et elle est morte ; ou plutôt c’est une mosaïque dont les pierres sont juxtaposées avec art, mais ne sont que juxtaposées. Sans doute cette image peut seule nous permettre de connaître, puisque nous l’avons faite à la mesure de notre entendement.

Mais quand le philosophe l’a contemplée, il demande autre chose. Ce qu’il sent ainsi, comment pourra-t-il l’exprimer ? Les mots de la prose sont comme ceux du langage scientifique ; définis une fois pour toutes, ils ne peuvent représenter que des objets immuables et nettement circonscrits. La poésie a comme la musique le privilège d’éveiller des rêves sans fin. Chaque note isolée laisserait notre âme indifférente ; réunies dans une mélodie, elles deviennent sur nous toutes-puissantes, comme si le rythme et le mouvement de la phrase musicale leur avait donné la vie.

Les mots assemblés dans un vers jouissent de la même mystérieuse vertu. Chacun d’eux n’a plus seulement sa signification propre, il devient capable de suggérer une foule d’images qui se succèdent à l’infini, pareilles à ces ondes que le choc d’une pierre détermine à la surface de l’eau. Toutes ces ondes se mêlent et se pénètrent, comme le font les éléments de la réalité vivante, et c’est ainsi que la poésie philosophique peut nous donner de cette réalité un portrait moins imparfait.

Cette poésie a cependant un défaut qui vient de sa profondeur même. Chaque mot exigerait une longue réflexion ; l’esprit voudrait se laisser entraîner et suivre le poète dans son vol, il souffre d’être à chaque instant arrêté et de retomber à terre. Le sentiment pénible s’atténue à la seconde lecture, mais c’est seulement quand nous commençons à savoir le morceau par cœur que notre plaisir est sans mélange.

La poésie philosophique a d’anciens titres de noblesse ; nous n’avons pas besoin de remonter jusqu’aux temps un peu brumeux de Parménide ; Lucrèce est plus près de nous, mais qu’il est déjà loin cependant ! Dans ce temps la philosophie était jeune et confiante en elle-même, et, comme les enfants, la moindre lueur suffisait à l’enchanter. Lucrèce a vu que le monde n’obéit pas au caprice des dieux, mais qu’il est gouverné par des lois immuables, par je ne sais quelle harmonie grandiose et aveugle ; la nouveauté de ce spectacle l’émerveille et transfigure à ses yeux la nature ; délivré de mille craintes chimériques, il se sent respirer librement.

Chose étrange, pour les hommes éclairés de ce temps, Épicure était un bienfaiteur de l’humanité ; et plus tard, quand le Christ nous a rendu l’immortalité, cela s’est appelé la bonne nouvelle ; et plus tard encore, les philosophes du XVIIIe siècle ont été salués comme des libérateurs.

Plein de reconnaissance pour son maître, Lucrèce veut apporter aux hommes la parole de délivrance ; il part, joyeux et résolu, pour son apostolat ; c’est cette ardeur qui nous émeut et qui fait vibrer ses vers. Aujourd’hui, ce qui rend tragiques les poèmes de notre siècle, c’est l’angoisse de la lutte intérieure et du doute ; ce n’est plus au dehors que les combats se livrent, c’est au dedans.

Sully nous a dit comment il fut amené à traduire le premier livre de la Nature des Choses : « Cette traduction fut entreprise comme un simple exercice, pour demander au plus robuste et au plus précis des poètes le secret d’assujettir le vers à l’idée. » C’est donc un instrument qu’il voulait se forger, et cet instrument nous a donné les Destins, la Justice et le Bonheur.

Le monde est-il bon ou mauvais ? ou bien les optimistes et les pessimistes ne sont-ils pas dupes d’une commune illusion ? Tel est le problème qu’il se pose dans son premier poème philosophique, les Destins.

Sully Prudhomme nous montre l’esprit du bien et l’esprit du mal étudiant chacun de son côté le plan du monde qu’il veut créer et qu’il veut l’un aussi bon, l’autre aussi mauvais que possible. Mais le bien n’existe que par le contraste du mal, le mal par celui du bien, et les deux plans finissent par être identiques.

Dans une langue bien faite, les adjectifs heureux et malheureux ne devraient avoir ni positif, ni superlatif, mais seulement un comparatif, et peut-être en est-il ainsi de tous les adjectifs.

C’est évidemment en créant l’homme que les deux esprits se sont trompés ; ils auraient pu se tirer d’affaire en lui donnant une autre âme, moins inquiète et moins fière, moins prompte à oublier, à se lasser de tous les biens ou à s’accoutumer à tous les maux. Mais peut-être est-il trop tard pour leur donner un conseil.

Dans le second de ces poèmes, le penseur cherche la Justice. Dans cette nature que l’on dit créée par un Dieu juste, il ne trouve que la lutte sans pitié entre les espèces, entre les États et, dans l’État, entre les citoyens. Par tout sur la terre le vainqueur a le mépris du droit. Et dans les autres astres ? Hélas, les étoiles gagnent sans doute à être vues de loin.

Ce qui demeure, c’est la conscience de l’homme et c’est là que l’idée de justice a son unique asile. Peut-être triomphera-t-elle un jour ; mais l’homme est venu trop tôt, ou trop tard et c’est pour cela qu’il se sent éternellement exilé. C’est la nature cependant qui a fait l’homme ; avait-elle oublié pour un jour son indifférence morale ? ou bien de même qu’elle avait donné au lion la cruauté utile au carnivore, a-t-elle donné à l’homme la conscience morale nécessaire à la conservation d’une espèce qui doit vivre en société.

C’est en ce sens que les aspirations de cette conscience sont d’accord avec les secrets desseins de la nature. Le poète se contente de cette explication et, délivré de l’angoisse, il entonne un chant d’allégresse, peut-être prématuré, car le vrai problème, le plus douloureux, n’est pas abordé. Est-il possible de discerner où est la justice ? Peut-on concevoir une justice qui ne soit pas injuste que par quelque côté ?

Après la Justice, le poète cherche le Bonheur. Voilà ce que les hommes demandent sans cesse ; voilà ce qu’ils ne peuvent espérer ; les progrès de la civilisation peuvent-ils le leur donner ? On fait croire à l’homme qu’il travaille pour être heureux, et cette illusion est nécessaire, mais c’est une illusion. L’homme ne travaille pas pour être heureux, mais pour être fort, et le plus souvent aux dépens de son bonheur. Autrefois il a quitté la douce vie pastorale pour le dur travail de la terre ; croit-on qu’il renonça sans regret aux longues rêveries dans les vastes espaces ? Mais il l’a bien fallu, puisque les riches cultures nourrissent les gros bataillons. Il a bien fallu plus tard abandonner l’air libre des champs pour l’atmosphère embrasée des usines, puisque l’acier qui donne la puissance exige des fournaises. Si par hasard un peuple préférait le bonheur à la force, ses voisins plus avisés ne tarderaient pas à le lui ravir avec la liberté.

L’homme, si misérable sur terre, peut-il espérer le bonheur dans quelque astre lointain ? Pour cela il devrait changer d’âme ; il lui faudrait une âme d’ange ou une âme de bête. Qu’on se rappelle les vers des Épaves :


Il n’en pourrait jouir qu’en devenant un autre,
Mais l’être que voilà, qu’en feras-tu, mon Dieu !


Faustus et Stella se retrouvent après leur mort sur une planète heureuse, où l’imagination du poète a accumulé tout ce qu’elle a pu rêver d’harmonie et de beauté. Est-ce là le bonheur ? non, l’homme se sent déchoir s’il cesse de lutter. Il se lasserait vite de cette félicité vide d’action et vide d’émotion. Il y a dans le poème un épisode qui me semble caractéristique. Stella se met à chanter ; sa voix n’est plus terrestre :


Il n’y languit plus de soupir…
Il n’y passe plus de frisson…
Il n’y tinte plus de sanglot…


Mais qu’est-ce donc qu’une musique où il n’y a ni soupir, ni frisson, ni sanglot !

Sans doute ils s’ennuieraient promptement s’ils n’avaient le souvenir de la Terre ; mais ce souvenir même est un tourment ; là-bas, des malheureux souffrent encore. Les âmes délicates ne sauraient concevoir un paradis à côté duquel il reste un enfer. Ceux qui pourraient s’y plaire et à qui la justice suffit, ne sont pas dignes d’y entrer. Faustus et Stella se décident à retourner sur la Terre ; ils arrivent trop tard, l’humanité n’est plus ; mais la beauté de ce sacrifice inutile leur a donné ce qu’ils ne pouvaient attendre d’aucun paradis.

C’est ainsi que Sully a traduit en beaux vers cette idée du bonheur par le sacrifice que nous trouvions déjà dans son journal intime de jeunesse.

À partir de 1889, Sully Prudhomme ne publia plus de vers, mais il ne cessa pas d’écrire : les problèmes métaphysiques le tourmentaient, il voulait s’y consacrer tout entier.

« Il est plus facile, écrivait-il à un jeune homme, de se résigner à l’ignorance quand on a mesuré la portée limitée de la science humaine ; on ne souffre dès lors pas plus de ne pouvoir atteindre la vérité suprême que de ne pouvoir décrocher les étoiles. » Ce conseil, il pouvait le donner, il ne pouvait s’y conformer lui-même, car il était poète, et les poètes sont précisément ceux qui souffrent de ne pouvoir décrocher les étoiles.

Il n’était pas un sceptique, et pourtant son dernier livre a pour titre : Que sais-je ? Que sais-je ? C’est là qu’aboutissent tous les penseurs, mais que leurs voies sont différentes ! Montaigne n’ose pas dire je ne sais rien ; ce serait encore une affirmation et que sais-je lui semble plus prudent. Sully ne veut pas dire je ne sais rien, parce que toute son âme proteste contre un aveu prématuré d’impuissance qui lui semblerait presque une désertion.

Quelles étaient ses doctrines philosophiques ? Il n’était pas matérialiste, il n’était pas non plus spiritualiste, il l’a dit. Il n’était pas idéaliste, puisqu’il commençait par demander qu’on lui accordât l’existence du monde extérieur, et pourtant ce n’était pas un vrai réaliste puisqu’il comprenait l’énormité de cette concession ; il n’était pas positiviste, lui qui écrivait si tranquillement : « il y a une métaphysique absolue de l’univers. » Mais je m’arrête, il y a dans le vocabulaire philosophique trop de mots qui riment en iste et cette multitude infinie m’effraie.

Ne nous étonnons pas trop qu’il soit rebelle à toute classification ; l’âme d’un vrai philosophe est un champ de bataille, ce n’est pas une monarchie paisible où il n’y a de place que pour un seul maître. Sur ce champ de bataille, quels sont les belligérants ? Ce sont, d’une part, la raison exigeante et intransigeante, et d’autre part, les aspirations, les instincts profonds du cœur qu’aucun argument ne peut réduire ; ce sont, comme disait Kant, la raison pure d’un côté et de l’autre la raison pratique.

Dans cette lutte, la raison pure est vaincue d’avance ; nos instincts, c’est nous-mêmes, et il est naturel que nous ayons pour eux un peu de complaisance et que nous fassions pencher la balance de leur côté. Et puis la raison pure, dans ses analyses impitoyables, rencontre bientôt la contradiction. Sa rivale la rencontre également, mais elle ne s’en soucie pas, tandis que pour une construction rationnelle, toute contradiction est mortelle. Nous en venons bientôt à ne plus voir que de pures apparences dans le monde que la raison semblait nous dévoiler et alors le champ reste libre pour l’aspiration, pour cette raison pratique qui nous donne le sentiment ou l’illusion, qu’elle nous révèle quelque chose de l’univers en nous faisant participer à sa vie.

C’est surtout par leur façon de comprendre la raison pratique que les philosophes diffèrent. Pour Kant, c’est une morale inflexible, la morale un peu sèche d’un catéchisme protestant. Pour Sully Prudhomme c’est une effusion tendre où l’amour de l’art et de la beauté s’allie à une recherche du bien moral, plus soucieuse de charité que de justice. C’est cela, qui, pour lui, est le reflet du monde réel. Il sent qu’il y a dans l’azur du ciel autre chose que la fine poussière par laquelle les savants l’expliquent, et ce qui lui fait espérer que ce n’est pas une illusion, c’est qu’il croit reconnaître dans son aspiration, cette force peut-être aveugle, qui produit l’évolution et modèle l’univers.

Et malgré tout, il n’avait pas trouvé la paix ; ce monde de son aspiration était un monde de poète, brillant, mais changeant et multiple ; il n’avait pas la netteté et la sécheresse de contours de celui de Kant ; ce n’était qu’un devenir, ce n’était pas l’être, et sa soif métaphysique demeurait inassouvie.

Pour la question qui nous touche le plus, celle de l’immortalité, il restait désespéré, et celui qui avait dit :


Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux !
Ouverts à quelque immense aurore
De l’autre côté des tombeaux,
Les yeux qu’on ferme voient encore,


Écrivait maintenant : « Bientôt viendra le temps où je ne penserai plus ».

L’anthropomorphisme de certaines théologies lui faisait horreur ; donner à Dieu une âme d’homme, c’est lui donner une âme responsable, c’est l’accuser de tout le mal qu’il y a dans l’univers. Cependant le poète ne peut être qu’anthropomorphiste, car il lui faut des images ; de là entre le poète et le philosophe une lutte sans issue. « Dieu, s’écriait-il, c’est ce qui me manque à moi pour le comprendre. » Mais il cherchait Dieu.


Et sous l’infini qui l’accable
Prosterné désespérément,


Il songe au silence alarmant
De l’univers inexplicable.
Le front lourd, le cœur dépouillé,
Plus triste d’un savoir plus ample,
Sur les marches du dernier temple
Il pleure encore agenouillé.


Comme l’a dit Pascal, chercher Dieu, c’est déjà l’avoir trouvé. Aussi quand la mère de Sully, tout inquiète, demandait à Gaston Paris : « Dites-moi, oh ! affirmez-moi que dans son livre il n’y a rien contre Dieu », il pouvait à bon droit lui répondre : « Madame, je vous jure qu’il n’y a pas un mot, pas une pensée qui soit impie, et que cette poésie entière, loin de se détourner de Dieu, le cherche constamment par le plus sincère et le plus religieux des efforts. »

Pascal est pour nous un problème, et il est peu de penseurs que ce problème n’ait préoccupés ; il eût été surprenant qu’il n’attirât pas le poète philosophe qui avait connu les mêmes déchirements. Dès 1862, Sully écrivait dans son journal intime :

« Pascal, je t’admire, tu es mien, je te pénètre comme si je pensais en toi, tristesse magnanime, profonde, profonde comme la nuit, comme elle pleine de lueurs lointaines. Sois mon maître, adopte-moi, je souffre infiniment, je gravite autour de la vérité, je ne l’atteins jamais. »

Depuis nous retrouvons à chaque instant le nom de Pascal dans les premières poésies, et dans le poème du Bonheur, c’est encore Pascal qui apparaît à Faustus pour le rassurer et le consoler. Enfin cette image, qui ne cesse de le hanter, inspire à Sully un livre très fouillé où il cherche à reconstruire le plan de Pascal et à restituer l’ordre des Pensées.

L’âme de Pascal était pour lui un mystère attirant parce qu’elle ressemblait singulièrement à la sienne et qu’en même temps elle en différait profondément. C’étaient les mêmes combats entre la raison froide et implacable et les aspirations du cœur. Mais ces aspirations étaient plus ardentes, plus fougueuses, plus irrésistibles et surtout plus impitoyables. Pascal était plus passionné que tendre ; dans ses élans charitables, ce n’étaient pas les hommes qu’il aimait, mais uniquement les membres de Jésus-Christ ; aussi, avait-il accepté sans difficulté le Dieu féroce du jansénisme qui faisait reculer un cœur délicat, plein d’indulgence et de pitié pour tout ce qui souffre.

Sully ne séparait pas ses aspirations esthétiques de ses aspirations morales ; le sentiment du beau, dans l’art aussi bien que dans la nature, lui semblait la véritable révélation du divin ; aucune de ses manifestations ne lui était indifférente ; les plus fines, les plus délicates, les plus menues lui semblaient les plus précieuses. C’était au contraire à l’infini qui l’écrasait, que Pascal réservait son admiration exclusive, sorte de sublime effroi qui, loin de l’attirer doucement vers le ciel, le rejetait brutalement dans un néant d’où une grâce surnaturelle pouvait seule le retirer. Que de ressemblances et que de contrastes !

Après de longues luttes, Pascal avait trouvé une paix que Sully Prudhomme n’a jamais connue. Quand le poète nous a raconté cette nuit de 1654 où Pascal a directement senti l’existence du Dieu d’Abraham, d’lsaac et de Jacob, il devait penser à cette autre nuit, où lui-même, à Lyon, avait été envahi par une lumière aussi éclatante, mais plus fugitive, et ce souvenir éveillait en lui des regrets.

« Ah, disait-il, combien, en dépit de ses tourments, son sort pourrait tenter ceux qui, non moins affamés que lui de vérité, de justice et d’amour, désespèrent de s’en jamais rassasier. » Mais à ces regrets, il ne s’abandonnait pas ; il comprenait que l’homme ne peut, malgré tout, « accepter de s’endormir et de rêver qu’il croit. » L’abdication de la raison était à ses yeux une déchéance, et dût-il se condamner à éternellement ignorer le repos, il ne voulait pas se diminuer en sacrifiant l’une des deux forces qui se disputaient son âme.

La raison a ses limites, elle ne peut connaître que le relatif, mais dans son domaine elle reste souveraine ; la foi de Pascal lui demandait bien d’autres sacrifices et Sully n’y voulait pas consentir ; par une analyse très fine des formules dogmatiques, il croyait reconnaître qu’elles ne sont pas seulement des mystères écrasants pour notre intelligence déchue, mais qu’elles sont vides de sens à force d’être contradictoires, et il se demandait comment cette vérité aurait échappé à Pascal, s’il ne s’était pas volontairement voilé les yeux. S’il n’avait pas abordé la question du mouvement de la Terre, celle de l’authenticité des Livres Saints, était-ce parce qu’il avait peur de trop voir ? De là un jugement qui reste malgré tout bien surprenant : « Pascal n’est pas un héros. » Était-ce là la véritable conclusion de l’ouvrage ? Non, sans doute, puisqu’on pourrait en arracher cette page sans que l’unité du livre en souffrît ; il ne resterait plus que des élans de sympathie, aboutissant à cette exclamation finale « Ici-bas faire le bien par le sacrifice de l’égoïsme à l’amour, et au delà ressusciter en Dieu même, quelle récompense, quel rêve ! »

Sully Prudhomme ne goûtait pas les beaux-arts comme un simple amateur ; il s’amusait à modeler ; il a laissé de petits médaillons qui reproduisent les traits de sa mère et de ses amis ; nous avons aussi des albums où, pendant ses voyages en Italie et en Hollande, il a copié au crayon ou à la plume certaines figures qui l’avaient frappé dans les tableaux des musées qu’il visitait. On y remarque un sens délicat de l’expression et quelque habileté technique. En revanche, on dit qu’il n’était pas musicien ; c’est pourtant lui qui a écrit l’Agonie et un passage inoubliable du Bonheur.

Mais il était incapable de sentir sans réfléchir sur ce qu’il sentait. Il ne cessait d’interroger le peintre qui faisait son portrait. Comment telle touche légère, telle inflexion imperceptible de la ligne peut-elle modifier profondément l’expression et la physionomie ? Il n’est pas étonnant que si sensible à la beauté et si avide de comprendre, il nous ait laissé une théorie esthétique.

Dans le plaisir que nous causent les œuvres artistiques, il distingue deux éléments. Sans la joie que procurent aux sens les couleurs ou les sons quand ils sont purs et harmonieusement combinés, il n’y aurait pas de véritable beauté, et c’est pourquoi nul n’est artiste, s’il n’est doué au moins d’un sens excellent. Mais l’art n’est pas tout entier dans cette délicate volupté ! Son véritable objet est l’expression. Par je ne sais quelle mystérieuse sympathie, l’œuvre nous révèle à la fois quelque chose de l’âme de l’artiste et ces caractères cachés, cette essence intime du modèle que notre œil grossier n’aurait pu y discerner à lui seul.

L’expression peut être objective ou subjective : tantôt, en effet, elle cherche à reproduire des éléments qui existent réellement dans la nature, tantôt elle se borne à nous suggérer des sentiments à l’occasion d’objets que notre imagination anime des passions de l’homme.

De là une classification des beaux-arts qui étonne au premier abord, puisque par exemple, elle rapproche l’architecture et la musique, parce que l’une et l’autre ne copient aucun modèle, comme ceux qui s’imposent au peintre et au sculpteur, qu’elles ne connaissent que l’expression subjective et qu’elles nous laissent la liberté de rêver à l’infini.

Nos idées sont enchaînées entre elles par des liens subtils créés par l’habitude ; elles s’appellent les unes les autres et se succèdent dans un ordre où un caprice apparent dissimule une inflexible discipline. L’artiste sait mettre en branle celle qui conduit la danse et bientôt toutes les autres suivent ; bientôt toute l’âme est soulevée de vagues qui s’y croisent en tout sens. Cette agitation même entraîne à sa suite l’émotion esthétique qui y semble attachée, comme si l’homme s’exaltait au-dessus de lui-même en sentant son cœur battre plus vite. Cette émotion vient sans doute aussi quand l’âme est remuée par les accidents de la vie, mais elle se trouve masquée alors par la violence des passions et elle reste inaperçue. Elle est au contraire sans rivale en présence de l’agitation plus douce qu’éveille en nous l’œuvre d’art.

Sully ne pouvait oublier l’art qu’il avait cultivé lui-même, la poésie. Sur celui-là aussi, il avait réfléchi. Il restait fidèle à la prosodie traditionnelle et il cherchait non sans succès, et surtout non sans finesse, à en justifier les règles par la raison. Il montrait ce qu’il y avait d’artificiel et de faux dans certaines nouveautés retentissantes.

Il s’amusait à rappeler aux versificateurs trop indépendants qu’ils avaient eu un précurseur, Chateaubriand, qui écrivait des phrases harmonieuses, et qui les aurait égalés s’il avait mis plus souvent à la ligne.

Il y a sans doute, aujourd’hui de jeunes poètes à qui ses idées semblent bien arriérées ; qu’ils se reportent à la belle notice biographique écrite par Gaston Paris en 1895 et surtout qu’ils méditent les dernières pages, celles où Paris défend son ami contre ceux qui, dans ce temps déjà, l’accusaient d’avoir vieilli. Aujourd’hui ce sont des hommes nouveaux, et avec de nouveaux arguments, qui veulent démontrer qu’il a vieilli, et quant à ses détracteurs d’autrefois, il n’y a pas quinze ans, et ils sont oubliés.

Sa poésie, si délicieusement française, était appréciée à l’étranger, et quand le prix Nobel de littérature fut décerné pour la première fois, ce fut lui qui fut choisi comme lauréat. Les reporters affluèrent ; la valeur du prix, et peut-être sa valeur pécuniaire plus que sa valeur morale, avait attiré l’attention publique, et avait fait pénétrer sa gloire dans des couches profondes que sa poésie n’avait pas remuées. L’Europe croit que l’admiration du dollar n’est qu’une religion américaine, mais l’Europe se flatte.

On sait quel usage généreux il fit de son prix. Toute aubaine inattendue lui paraissait imméritée, et il aurait rougi d’en rien garder.

La vieillesse était venue ; quand il était jeune et qu’il souffrait, il l’avait presque désirée :


Viennent les ans ! J’aspire à cet âge sauveur
Où mon sang coulera plus sage dans mes veines :
Où, les plaisirs pour moi n’ayant plus de saveur,
Je vivrai doucement avec mes vieilles peines.
Puissé-je ainsi m’asseoir au faîte de mes jours,
Et contempler la vie, exempt enfin d’épreuves,
Comme du haut des monts on voit les grands détours
Et les plis tourmentés des routes et des fleuves.


De tous les vœux qu’il formulait alors, un seul fut exaucé :


Que je m’en donnerai de tendresse à mon aise !


Ce que fut pour lui cette vieillesse qu’il avait tant souhaitée, vous le savez. De continuelles tortures, l’impuissance physique, et, surgissant au-dessus de tant de ruines, son intelligence intacte et lucide, et son âme inébranlée. Ce supplice, heureusement adouci par de discrets dévouements, dura dix ans, sans abattre son énergie. C’est au travail qu’il demandait l’oubli de ses souffrances. C’est à cette époque qu’il lisait avec acharnement la « Somme » de saint Thomas d’Aquin, lecture qui lui inspirait cette réflexion : « Que tout cela est compliqué ! Comment cela a-t-il pu sortir de l’Évangile, qui est si simple » !

Cet oubli, il le cherchait aussi dans l’amitié. Pour ses amis, il essayait de redevenir l’homme d’autrefois. Ses traits semblaient vieillis, quand le doux éclair de ses yeux ne leur rendait pas pour un instant leur jeunesse ; mais il s’efforçait de donner à ceux qui l’aimaient l’illusion de la gaieté. Il craignait que la souffrance ne fût une laideur, et pour leur en épargner le spectacle, il demandait à la morphine la force de sourire encore.

Je ne voudrais pas dire cependant qu’il souhaitât la fin ; il ne faisait que s’y résigner. Il n’avait pas assez d’espérance, et il ne pouvait pas envisager le néant avec sérénité, parce que, malgré le philosophe, l’imagination du poète le peuplait ; de sorte que ce néant, ce n’était pas le sommeil, c’était seulement la nuit.

La mort vint cependant, et, avec elle, la délivrance. Il l’attendait ; il ne l’avait pas regardée sans angoisse, parce que son âme était tourmentée par l’incertitude, mais il l’avait regardée en face.

GRÉARD, ÉCRIVAIN[2]

Gréard fut avant tout un homme d’action ; M. le Recteur vous a parlé de la grandeur de son œuvre, il vous a dit ce que fut son infatigable activité, de quel labeur elle fut faite, de quelle volonté et de quelle sagesse, de quelle persévérance et de quel courage. Mais Gréard fut également un homme d’étude, un penseur et un écrivain. Il ne faudrait pas croire pourtant qu’il cherchât dans les lettres un délassement, l’oubli momentané de ses travaux quotidiens. Non, la plume à la main, il combattait encore ; il avait à un si haut degré le sentiment du devoir professionnel, qu’il aurait cru déserter son poste, s’il s’était distrait un instant de la tâche qu’il avait assumée. En revanche, ennemi de la moindre tache, dans l’action même, il restait un homme de goût et l’on prend plaisir à lire jusqu’à ses rapports administratifs où l’on retrouve cette tranquille lucidité et cette sobre élégance qui caractérisent son talent.

Il ne s’écartait point de ses préoccupations journalières quand il écrivait l’Éducation des femmes par les femmes, ce livre agréable, plein d’idées et plein de faits, où revivent les grands éducateurs du dix-septième et du dix huitième siècle, Fénelon, Mme de Maintenon, Rousseau, Mme Roland. Beaucoup de ces pédagogues ont admirablement écrit et l’on ne doit pas s’en étonner. Si les psychologues sont presque toujours des écrivains, c’est sans doute qu’il faut les doigts délicats d’un artiste pour toucher à cette chose si subtile qu’est l’âme d’un homme ; et alors quelle finesse de tact n’exigera pas cette fleur plus frêle encore qui s’appelle une âme d’enfant ! Que de pénétration devra-t-on posséder pour en discerner les nuances ! et comment ne retrouverait-on pas les traces de tant de qualités dans les ouvrages de ceux qui ont aimé et servi l’enfance ?

Gréard ressemblait à ses modèles. Il avait ces mêmes vertus qui rendent certains hommes privilégiés capables et dignes de s’occuper de la jeunesse : la passion intérieure qui leur donne l’ardeur indispensable aux grandes actions, et en même temps la possession de soi-même qui contient cette passion, et la discipline parfois au point de n’en rien laisser voir au dehors ; comme eux aussi, il avait cette inflexible douceur qui s’allie à une calme fermeté. Ajouterai-je qu’à certains égards il se rapprochait plutôt des éducateurs du dix-septième siècle que de ceux du dix-huitième ? Ceux-là s’en étonneront sans doute qui savent quel ouvrier du progrès il a été pendant toute sa vie ; mais si les généreuses aspirations du dix-huitième siècle éveillaient sa sympathie, son expérience lui avait appris qu’il est dangereux de trop s’adresser à la sensibilité et que la raison est quelque chose de plus solide. C’est qu’il avait été, ce que Rousseau ne fut jamais, un pédagogue pratiquant.

Plutarque, qui lui a fourni son sujet de thèse, avait été aussi un éducateur. Non seulement il avait écrit un traité d’éducation, mais c’était un de ces pédagogues pour adultes que l’on nomme des moralistes. Sous ce nom de moralistes, on confond deux genres d’hommes bien différents ; les uns constatent, décrivent les phénomènes moraux et leurs conclusions sont généralement pessimistes ; les autres prêchent le bien moral ; ils voient bien ce qu’est la nature humaine, mais ils cherchent à la corriger et ils n’en veulent pas désespérer. C’est parmi ces optimistes que se classait Plutarque et qu’il faudrait également ranger Gréard.

Bien que le nom de Plutarque évoque l’image imposante des héros de ses Parallèles, il a été le plus souvent le peintre d’une vie tranquille et familiale et c’est sous cet aspect que Gréard s’est surtout plu à le représenter. On sait que le philosophe de Chéronée a été un parfait conseiller municipal et un marguillier sans reproche ; cette exacte assiduité à s’acquitter des plus petites tâches n’était pas pour déplaire à Gréard, homme de devoir et fonctionnaire modèle.

Gréard a été un novateur hardi, presque un révolutionnaire. Au premier abord, on aurait pu s’y méprendre ; en voyant cette belle tête calme, les conservateurs d’autrefois, ceux qui n’aimaient pas le désordre, auraient cru reconnaître un des leurs ; ils ne se seraient trompés qu’à demi. Quand Gréard effaçait quelque trace du passé, ce n’était jamais sans regret ; mais sa raison lui montrait le sacrifice à faire et il n’hésitait pas.

Lorsque la Nouvelle Sorbonne, qui était en grande partie son œuvre, commença à sortir de terre, il ressentit une légitime fierté ; mais il ne put oublier qu’elle s’élevait sur des ruines et il écrivit, dans un livre ému, ses Adieux à la Vieille Sorbonne. Là il évoqua tous les souvenirs qui s’attachaient à ces murs vénérables, les ombres de ces hommes d’étude qui y ont vécu d’une vie simple, qui ne pensaient pas comme nous, mais qui aimaient la pensée, et plus près de nous celles de ces maîtres glorieux dont la voix vibrante a éveillé l’esprit des temps nouveaux. Ce pieux hommage, rendu sur une tombe, ne l’empêchait pas de veiller avec un soin jaloux sur les premiers pas de l’héritière. Les meilleurs réformateurs, ceux qui ne détruisent que pour reconstruire, ceux dont les réformes durent, sont ceux qui ont un peu un tempérament de conservateur, et qui, sans ralentir leur marche, jettent quelquefois en arrière un regard attendri sur le passé.

Permettez-moi de vous parler encore de deux livres où Gréard a beaucoup mis de son cœur ; ce sont ceux qu’il a consacrés à la mémoire de Prévost-Paradol et à celle de Scherer ; il était lié à Prévost par une étroite et ancienne amitié qui remontait aux années d’École normale, et c’est pourquoi le portrait qu’il nous a tracé de lui est si plein de vie et si attachant.

Cette amitié était moins fondée sur la conformité des caractères que sur leur contraste harmonieux. Prévost-Paradol, comme si son âme pliait déjà sous je ne sais quel souffle avant-coureur de la suprême tempête, fut un pessimiste précoce. Il l’était parce qu’il était trop clairvoyant ; rien n’égale l’angoisse d’une Cassandre qui pleure de n’être pas écoutée ; quant à lui, on sait qu’il s’en est désespéré jusqu’à en mourir.

Il l’était parce qu’il était ambitieux, non de cette ambition vulgaire qui n’est qu’un appétit, mais de celle des âmes généreuses qui se sentent remplies d’une force bienfaisante et qui ne veulent pas qu’elle demeure inutile. La première, la plus basse, peut-être assouvie, l’autre est condamnée à se désoler éternellement de ne pouvoir faire tout le bien qu’elle a rêvé.

Si Gréard voulut lui aussi se dévouer à son pays, ce n’était pas en le dominant, c’était en se mettant à son service, en accomplissant avec une scrupuleuse régularité son devoir quotidien. C’est là qu’on peut trouver la paix, c’est ainsi qu’il avait conquis cette sérénité et cet optimisme où l’âme blessée de Prévost-Paradol aimait à chercher ce qu’elle appelait son refuge. Et cependant Gréard ne tirait peut-être pas de cette amitié un moindre avantage, puisque dans les rêves qu’il faisait pour son ami il trouvait la satisfaction de ce besoin d’idéal romanesque qui sommeille chez les plus sages d’entre nous.

La vie de Scherer est un de ces drames intérieurs qui ont tourmenté tant de consciences contemporaines. Après de longues études, il avait dû abandonner une foi qu’il ne pouvait cesser d’aimer. Il lui avait fallu sacrifier tous ses souvenirs et ce qu’il était habitué à regarder comme l’unique soutien ; et ce sacrifice était nécessaire s’il ne voulait pas que sa vie morale reposât sur un mensonge.

Gréard ne pouvait éprouver à son endroit qu’une profonde sympathie, puisque ces luttes intimes étaient la preuve d’une haute valeur morale, et d’une absolue sincérité, et c’est pourquoi il a voulu nous en raconter l’histoire. Personnellement il n’avait pas connu les mêmes déchirements ; les divers dieux qu’il servait s’étaient toujours accordés sans peine. Ce fut pour lui un bonheur entre beaucoup d’autres ; sa vie, en effet, fut heureuse, et elle nous est un exemple salutaire, puisqu’elle nous enseigne que le travail et la fidélité au devoir peuvent engendrer la joie.

CURIE ET BROUARDEL[3]

Messieurs,


Dans nos réunions annuelles, nous avons coutume de jeter un coup d’œil en arrière sur l’année qui vient de s’écouler. Un coup d’œil en arrière est toujours mélancolique. Chaque année des vides se sont produits parmi nous et dont ne peuvent nous consoler quelques conquêtes péniblement arrachées à une nature avare de ses secrets. Quel est le général si endurci, qui le soir de la plus belle victoire, ne la trouve pas chèrement achetée ?

Cette année, je n’aurais à vous parler que de petites conquêtes qui n’ont pas fait de bruit et qui ne valent que par leur nombre ; en revanche nous avons fait des pertes cruelles.

Et d’abord un épouvantable accident, qui fut pour nous un coup de foudre, nous a enlevé un de nos confrères les plus illustres et les plus estimés.

Curie était un de ceux sur qui la Science et la France croyaient avoir le droit de compter. Son âge permettait les longs espoirs ; ce qu’il avait déjà donné semblait une promesse, et l’on savait que, vivant, il n’y faillirait pas. Le soir qui précéda sa mort (pardonnez-moi ce souvenir personnel) j’étais assis à côté de lui ; il me parlait de ses projets, de ses idées, j’admirais cette fécondité et cette profondeur de pensée, l’aspect nouveau que prenaient les phénomènes physiques, vus à travers cet esprit original et lucide, je croyais mieux comprendre la grandeur de l’intelligence humaine, et le lendemain tout était anéanti en un instant ; un hasard stupide venait nous rappeler brutalement combien la pensée tient peu de place en face des mille forces aveugles qui se heurtent à travers le monde sans savoir où elles vont et en broyant tout sur leur passage.

Ses amis, ses confrères comprirent tout de suite la portée de la perte qu’ils venaient de faire ; mais le deuil s’étendit bien au-delà ; à l’étranger, les plus illustres savants s’y associèrent et tinrent à manifester l’estime où ils tenaient notre compatriote, pendant que dans notre pays, il n’était pas un Français, si ignorant qu’il fût, qui ne sentit plus ou moins confusément quelle force la patrie et l’humanité venaient de perdre.

Curie apportait dans l’étude des phénomènes physiques je ne sais quel sens très fin qui, lui faisant deviner les analogies insoupçonnées, lui permettait de s’orienter à travers un dédale de complexes apparences où d’autres se seraient égarés. Le monde s’offre à nous comme une suite d’images changeantes et bariolées qui semblent se succéder capricieusement. Tous les physiciens savent que ces aspects fugitifs recouvrent un fond immuable ; mais tous ne savent pas le découvrir. Les uns, comme l’enfant qui poursuit un papillon, s’attachent à ce qu’il y a d’éphémère dans le phénomène, sans discerner ce qu’il a de commun avec ce qui précède et avec ce qui suit ; les autres ne semblent regarder que dans leur propre pensée et ferment les yeux quand la nature s’avise de la contredire. Les vrais physiciens, comme Curie, ne regardent ni en dedans d’eux-mêmes, ni à la surface des choses, ils savent voir sous les choses.

Les Mathématiques sont quelquefois une gêne, ou même un danger quand, par la précision même de leur langage, elles nous amènent à affirmer plus que nous ne savons. Ceux qui ont cet instinct dont je vous parle savent mieux s’en servir. Ils n’y voient qu’un moyen de mieux exprimer cette symétrie qu’ils sentent dans les choses. C’est par ce sentiment de la symétrie que Curie fut amené à la découverte de la piézoélectricité du quartz, travail où se révélèrent pour la première fois ses rares qualités.

Son attention fut ainsi attirée sur les cristaux ; quelle est la raison mystérieuse qui donne à ces corps cette régularité géométrique qui nous étonne ; pourquoi se développent-ils symétriquement et ont-ils toujours la même forme qu’ils reprennent, même quand on les mutile, pourvu qu’ils puissent continuer à s’accroître ? Curie avait sur toutes ces questions des vues originales que la mort ne lui a pas laissé le temps d’approfondir.

Dans un champ magnétique, le fer s’aimante fortement ; mais les autres corps subissent des actions analogues quoique beaucoup plus faibles, soit dans le même sens, soit en sens contraire. On aurait pu croire et l’on croyait en effet qu’il n’y avait là qu’une différence de degré. Curie nous a fait voir qu’il n’en est rien et que les causes qui rendent magnétiques le fer ou le nickel par exemple, n’ont rien de commun avec celles qui produisent dans d’autres corps des effets du même genre, et en effet l’influence de la température se fait sentir dans les deux cas d’une façon tout à fait différente.

Ces premières recherches lui avaient valu l’admiration de quelques physiciens compétents, mais, comme il aimait l’ombre, son nom restait ignoré du public. Une découverte étonnante le fit connaître et du jour au lendemain le rendit célèbre. Il y a en Bohême une mine d’où l’on extrait une roche qui contient de nombreux éléments divers dont quelques-uns étaient regardés comme très rares ; or elle en contenait un que personne n’avait vu et qui était bien plus rare encore ; c’est à peine si chaque tonne en renfermait une fraction de milligramme. C’était le radium ; quand les Curie eurent isolé et rassemblé ce métal nouveau, on vit qu’il possédait les propriétés les plus surprenantes. Il en sort constamment des radiations que l’on peut assimiler à un flux de corpuscules électrisés, extraordinairement ténus, animés de vitesses presque aussi grandes que celles de la lumière. Ces corpuscules sont, croit-on, si légers que le radium pourrait en émettre pendant des milliards d’années sans que son poids diminue sensiblement. Quand ils atteignent un électroscope, ils le déchargent ; quand ils frappent certains corps, ils les illuminent, et, au premier abord, cette lumière semble éternelle, puisque la source en semble inépuisable.

Ces corpuscules réalisent des vitesses que nous ne connaissions pas, et l’étude de leurs mouvements nous révèle une mécanique nouvelle qui, aux yeux de quelques enthousiastes, doit bientôt supplanter notre pauvre vieille mécanique, bonne tout au plus pour nos misérables machines qui font péniblement du 120 à l’heure ou pour les paresseuses planètes qui vont à peine mille fois plus vite. Et cette mécanique nouvelle ne laisse rien debout ; on nous annonce déjà qu’il n’y a plus de matière et que ce que nous appelons ainsi n’est qu’une illusion d’origine électrique.

Le radium qui produit de la lumière doit également produire de la chaleur ; mais Curie a montré qu’il en produit beaucoup ; et ce fut une nouvelle surprise. Était-ce là le mouvement perpétuel ? On s’est peut-être trop hâté de l’affirmer ; puisqu’on nous dit maintenant que le radium doit s’épuiser en douze cents ans.

À ce compte, il contiendrait encore cent mille fois plus de chaleur que le même poids de charbon. Et alors on a voulu voir la source de la chaleur interne du globe ou même de la chaleur solaire dans des provisions cachées de radium.

Plus on étudiait le nouveau corps, plus on trouvait de faits inattendus qui semblaient démentir tout ce que nous croyions savoir de la matière. On en voyait sortir de mystérieuses émanations dont les transformations successives paraissaient la cause de la chaleur produite et qui, finalement, aboutissaient à l’hélium, un gaz très léger qu’on a trouvé dans le Soleil bien avant de le rencontrer sur la Terre. Le rêve des vieux alchimistes était il donc réalisé ? Était-on en présence de la transmutation des éléments ? Ceux qui s’effraient des nouveautés auraient tort de s’alarmer trop vite. Il est probable que les chimistes réussiront finalement à faire rentrer ces phénomènes étranges dans les cadres qui leur sont familiers ; on s’arrange toujours en effet et si les éléments sont, par définition, ce qui demeure constant dans toutes les transformations, il faudra bien qu’ils soient immuables. Toujours est-il que ce sont là des réactions bien différentes de tout ce que nous connaissions et qui mettent en jeu semblables quantités d’énergie. On a peut être été trop vite, mais de ce qu’on a rêvé il restera toujours assez pour que toute la Physique demeure bouleversée.

Encore ne parlerai-je pas ici des applications médicales, je n’aime pas à aborder les questions pratiques, parce que je me sens un peu naïf et que j’ai toujours peur de faire de la réclame mal à propos et de faire le jeu de quelque trust.

Ces résultats qui éblouissaient le public doivent paraître plus précieux encore à ceux qui savent de quelle longue patience et de quelle admirable sagacité ils ont été achetés. De hautes récompenses, bien méritées, redoublèrent la popularité de Curie ; la presse quotidienne fit retentir son nom et malgré lui, il devint à la mode. La renommée, qui d’ordinaire ne va guère au-devant de ceux qui ne la cherchent pas, alla le poursuivre jusque dans l’obscurité où il la fuyait. Tant de bruit effarouchait cet homme si modeste qui n’aimait la Science que pour elle-même et cette notoriété tapageuse n’aurait été à ses yeux qu’un accident importun, ennemi de son travail et de son repos, s’il n’avait pas senti que toute cette gloire n’était pas seulement pour lui, mais rejaillissait sur la France.

Tous ceux qui l’ont connu savent quel était l’agrément et la sûreté de son commerce, quel charme délicat s’exhalait, pour ainsi dire, de sa douce modestie, de sa naïve droiture, de la finesse de son esprit. Toujours prêt à s’effacer devant les siens, devant ses amis ou même ses rivaux, il était ce qu’on appelle un « détestable candidat » ; mais, dans notre démocratie, les candidats, c’est ce qui manque le moins.

Qui aurait cru que tant de douceur cachât une âme intransigeante ? Il ne transigeait pas avec les principes généreux dont on l’avait nourri, avec l’idéal moral particulier qu’on lui avait appris à aimer, cet idéal de sincérité absolue, trop haut peut-être pour le monde où nous vivons. Il ne connaissait pas ces mille petits accommodements dont se contente notre faiblesse. Il ne séparait pas d’ailleurs le culte de cet idéal de celui qu’il rendait à la Science, et il nous a montré par un éclatant exemple quelle haute conception du devoir peut sortir du simple et pur amour de la vérité. Peu importe à quel Dieu l’on croit ; c’est la foi, ce n’est pas le Dieu qui fait les miracles.

Nous ne pouvons rappeler le souvenir de Curie sans que notre pensée aille à cette femme admirable qui ne fut pas seulement pour lui une compagne dévouée, mais une précieuse collaboratrice. Sa part fut importante. Ces quantités infinitésimales de matière disséminées et comme perdues dans des masses énormes, que de patience, de soin, d’attention constante ne fallait-il pas pour n’en pas perdre de vue les traces à peine visibles, les concentrer sans en rien perdre et, finalement, les rassembler en quelques grains de riche poussière ? D’ailleurs cette collaboration, où les qualités naturelles de l’homme et de la femme se trouvèrent si heureusement associées, ne fut pas seulement un échange d’idées ; elle fut avant tout un échange d’énergie, sûr remède contre ces découragements passagers auxquels tous les chercheurs sont exposés. Une telle action morale est sans prix et nous n’avons pas de balance pour la peser.

La mort de M. Bischoffsheim fut presque pour ses confrères un coup inattendu, car à le voir si plein de vivacité, de gaieté, de bonne humeur, nous aurions oublié son âge, s’il n’avait eu de temps en temps la coquetterie de nous le rappeler. Nous prenions plaisir à voir parmi nous cet aimable vieillard, si naturellement simple, si rempli d’affabilité pour tous, et qui se délassait dans nos rangs de ces agitations politiques qui ont usé ses forces et peut-être hâté sa fin.

Son nom évoque naturellement le souvenir des grandes fondations que nous lui devons et je serais tenté de le mettre en parallèle avec ces milliardaires du Nouveau-Monde, qui ont tant fait pour la Science américaine et pour la grandeur intellectuelle de leur pays. Mais je m’arrête, car je crois le voir protester et se défendre contre la menace d’une réclame importune. Combien de fois ceux d’entre nous qui allaient lui demander son concours pour quelque œuvre scientifique utile ne l’ont-ils pas entendu répondre : « Je veux bien, mais pas de tapage, je vous en prie, que mon nom ne soit pas prononcé ». Et c’est pourquoi j’ai peur de le désobliger en faisant trop de tapage.

Il ne s’agissait pas pour lui de s’élever un fastueux tombeau, destiné à éblouir l’imagination des foules, une sorte de pyramide de Chéops qui ne servirait la Science que par surcroît. Ce qu’il rêvait, ce n’était pas de perpétuer sa mémoire, c’était de faire quelque chose de réellement utile.

Il donnait avec tant de simplicité, que je me demandais quelquefois s’il ne croyait pas seulement acquitter une dette ; s’il ne se considérait pas comme chargé par la grande Richesse contemporaine, que les découvertes scientifiques ont rendue possible, de restituer à la Science un peu de ce qui lui vient d’elle. Est-ce pour cela qu’il avait toujours l’air d’attacher si peu de prix à ses largesses ?

Mais il nous donnait autre chose encore et qui peut-être n’était pas moins précieux, c’étaient les conseils de son robuste bon sens, son expérience pratique des affaires ; son art de manier les hommes. Une grande fondation ne se crée pas seulement avec de l’argent ; il y faut l’esprit de suite, l’intelligence de l’administrateur ; le discernement qui vous fait distinguer ce qui est utile de ce qui est superflu, et le caractère qui vous donne le courage d’accorder ce qu’il faut et de refuser ce qui est inutile. Nous l’avons bien vu quand, les constructions terminées, il a fallu faire fonctionner la nouvelle institution. Quelle place il tenait dans le conseil de l’Observatoire, de son Observatoire ; ce n’était pas seulement celle qui était due à sa généreuse initiative ; c’était aussi, c’était surtout celle que lui valaient la sagesse de ses avis et son sens de la réalité. Il nous a souvent aidés à trouver la solution d’une difficulté pratique et son influence est pour beaucoup dans la bonne harmonie qui n’a jamais cessé de régner dans le personnel.

C’est là-bas qu’il fallait le voir, sur ce mont Gros au pied duquel s’étend la ville de Nice et la mer d’azur ; là, il vous montrait cette majestueuse coupole, chef-d’œuvre de Garnier, se découpant sur ce ciel si bleu qui semble promettre aux astronomes des nuits splendides. Ou bien, plus haut encore, dans les régions sauvages et pittoresques des Alpes-Maritimes, tout près des neiges éternelles, au sommet du Mounier, où il avait élevé un petit observatoire de montagne qu’il rêvait d’agrandir encore. Là, on voyait que son œuvre était bien lui-même, qu’il ne l’avait pas seulement payée, mais qu’il l’avait créée.

Peu de temps après, nous étions frappés d’un troisième deuil et nous perdions encore un confrère aimable et bienveillant qui était un galant homme et un homme de bien.

Toute sa vie, Brouardel nous avait donné l’exemple d’une infatigable activité mise au service de la Science et de l’humanité. Toujours sur la brèche, il était assidu à nos séances où il prenait part à nos discussions scientifiques, comme à celles de nombreuses Commissions chargées de résoudre des questions pratiques ; sans parler de son enseignement et du temps qu’il consacrait aux intérêts de la Faculté de Médecine. C’est ainsi qu’il put longtemps nous donner cette illusion qu’il était inaccessible aux atteintes de l’âge et de la maladie. Mais il y a un an sa robuste constitution avait commencé à plier, et il avait été obligé de prendre quelque repos et finalement d’abandonner toutes ses occupations. Dès ce moment ses amis ne s’y trompèrent pas et désespérèrent de le conserver longtemps. Ils savaient bien, en effet, que les hommes comme lui ne se reposent que quand leurs forces sont complètement épuisées, et qu’ils ne s’arrêtent que pour ne plus se relever. Et pourtant sa mort fut pour eux et pour nous tous une douloureuse surprise, et le souvenir de la part qu’il prenait à nos travaux nous semblait encore si récent que nous ne pouvions nous attendre à le voir disparaître si promptement.

La médecine légale présente des problèmes extrêmement complexes, parce que les données en sont multiples et d’origine diverse, sans cesse variables d’une espèce à l’autre ; parce que le savant n’y doit pas seulement pénétrer le mystère de la nature inconsciente, comme dans les autres problèmes scientifiques, mais déjouer la ruse de l’homme. Pour les résoudre, il faut être à la fois physicien, chimiste, physiologiste et psychologue. Et ces problèmes sont d’autant plus redoutables que les conséquences d’une erreur peuvent être épouvantables, entraîner pour un innocent des souffrances imméritées, et, ce qui est pis encore, abaisser l’humanité tout entière en obscurcissant l’idée de justice. Nul ne savait mieux les résoudre que notre confrère, grâce à sa science, à son bon sens, à sa sagacité, à sa connaissance des hommes ; bien des fois il aida la justice à découvrir un criminel, bien des fois aussi il eut la joie de sauver un innocent que les apparences allaient perdre. Inutile de rappeler des exemples dont quelques-uns sont récents.

L’hygiène, dont nos pères se souciaient si peu, a pris dans les sociétés d’aujourd’hui une importance énorme et qui ne fera que s’accroître. La rapidité moderne des communications n’ouvre pas seulement nos portes aux hommes et aux marchandises des terres lointaines, mais à une foule de microbes et de maladies infectieuses ; les races en se mêlant s’apportent mutuellement leurs maux. D’autre part, la concentration croissante de la population dans les villes multiplie les contacts et par là les chances de contagion. Enfin le travail n’est plus ce qu’il était autrefois ; la vie moderne, accélérant tous les jours son mouvement, nous tient constamment en haleine et réclame de l’homme d’affaires, de l’ouvrier d’usine, comme du travailleur cérébral, un effort sans cesse croissant. Aussi la civilisation serait-elle exposée à périr par son excès même si l’hygiéniste ne veillait ; contre des ennemis nouveaux il nous fournit de nouvelles armes et surtout il nous apprend à leur opposer non plus des efforts isolés et sans cohésion, mais une action systématique et disciplinés ; l’hygiène n’est plus une affaire individuelle, mais municipale, nationale ou internationale.

Ce rôle nouveau de l’hygiène, Brouardel a été un des premiers à le comprendre dans toute sa largeur. Il y a des maladies évitables, disait-il, et non seulement il le disait mais il le prouvait en nous montrant les résultats obtenus à l’étranger.

Grâce à sa persévérance, et malgré les osbtacles de toutes sortes qu’il avait à combattre, les exemples qu’il nous proposait comme modèles commencent à être suivis.

Mais que de difficultés dans cette lutte ; que de droits acquis à respecter, que de préjugés même à ménager. Nous ne sommes plus, en effet, dans le domaine de la Science pure, mais en pleine mêlée, dans la guerre quotidienne où les grands intérêts économiques des nations, et même les petits intérêts des individus tiennent plus de place que la vérité scientifique. Il fallait, pour faire œuvre utile, un homme apte à la fois à regarder cette vérité en face, et à s’assouplir aux multiples nécessités de la vie pratique. Ce sont là deux dons très différents et qui sont bien rarement réunis.

Brouardel les possédait l’un et l’autre au plus haut degré, et c’est ce qui rendait son concours si précieux dans les Commissions où s’agitaient ces graves questions, et qui, pour des problèmes urgents, voulaient des solutions immédiates, et surtout dans ces Congrès internationaux où il a tenu une si grande place. Ce sont ces Congrès, par exemple, qui ont, sans nuire aux intérêts commerciaux, arrêté à maintes reprises le choléra aux portes de l’Europe ; quelle part notre confrère a prise au succès de leurs travaux, ses collègues étrangers aimaient à le rappeler.

C’est aussi ce rare assemblage de deux facultés qui semblent opposées, qui nous explique la direction qu’il a donnée à son activité scientifique.

Dans cette voie, les savants ne peuvent guère compter sur le bonheur de découvrir ces lois générales, extérieures pour ainsi dire à l’espace et au temps, mais ils ont d’autres joies et avant tout celle de faire à l’humanité du bien tout de suite et de soulager les maux sans faire attendre le remède.

Le savant est accoutumé à ne conquérir la vérité que lentement ; pour lui, toute certitude doit être achetée par de longues hésitations, par de perpétuels tâtonnements. Il se défie de celle qui s’offre trop facilement, et il ne l’accepte qu’après l’avoir soumise à des épreuves nombreuses et diverses. L’homme qui doit agir ne peut s’embarrasser de ces scrupules. Il se soucie peu d’une vérité qui se ferait si longtemps attendre, parce qu’elle arriverait trop tard et quand le moment de l’action serait passé. Il lui faut donc des conquêtes rapides, ce ne sont parfois ni les plus durables, ni celles que l’on doit le plus estimer. Aussi a-t-il à redouter des écueils que nous ne connaissons pas, nous autres pour qui le temps ne compte pas, et alors nous serions tentés parfois de dire qu’un vrai savant ne devrait pas les affronter ; combien il vaut mieux au contraire nous féliciter qu’il y ait des hommes assez habiles pour les éviter.

L’Académie a également perdu cinq de ses correspondants.

Boltzmann, qui vient de mourir tragiquement, professait depuis longtemps à Vienne ; il s’était surtout fait connaître par ses recherches sur la théorie cinétique des gaz. Si le monde obéit aux lois de la Mécanique qui permettent indifféremment de marcher en avant ou en arrière, pourquoi tend-il constamment vers l’uniformité sans que l’on puisse le faire rétrograder ? Telle est la question qu’il avait entrepris de résoudre et non sans quelque succès.

Langley, l’un des physiciens les plus éminents de l’Amérique, nous avait révélé des régions inconnues du spectre solaire, les régions dites infrarouges, que nous ne pouvons voir, parce qu’elles n’impressionnent pas notre rétine et qui ne se laissent pas non plus photographier. Un instrument ingénieux qu’il appelait le bolomètre lui avait permis de les explorer. Dans ces derniers temps, il s’était occupé du vol des oiseaux, il nous avait appris pourquoi les aigles peuvent planer si longtemps sans remuer les ailes et il rêvait de les imiter en construisant de puissants aéroplanes ; peut-être sommes-nous sur le point de voir la réalisation de son rêve, il sera mort sans y avoir assisté.

Rayet, Directeur de l’Observatoire de Bordeaux, avait découvert un des premiers, pendant une éclipse totale, le spectre des protubérances solaires, découverte dont les conséquences furent considérables. Il avait travaillé avec ardeur et succès à la grande Carte Photographique du Ciel. Malgré l’altération de sa santé, il resta jusqu’à la fin sur la brèche.

Sire avait réalisé de curieuses expériences sur les gyroscopes à une époque ou l’on était moins familier qu’aujourd’hui avec les propriétés paradoxales de ces appareils. L’ingéniosité d’esprit dont il avait fait preuve avait attiré l’attention de tous les Mécaniciens, surpris par ses résultats qu’ils expliquèrent, mais qu’ils n’avaient pas prévus.

Bienaymé, savant ingénieur, avait étudié la construction des machines à vapeur de la Marine et avait contribué à créer notre flotte de guerre.

Aux noms des membres et des correspondants de notre Académie que nous avons perdus depuis un an, qu’il me soit permis d’associer le souvenir des officiers et des soldats qui sont morts pour la Science, sous le climat de l’Équateur, au service de la mission géodésique organisée par l’Académie. Cette opération qui durait depuis cinq ans s’est heureusement terminée, malgré des difficultés sans nombre et des fatigues énormes. Le succès a été complet et je tiens à féliciter ceux qui sont revenus de là-bas après avoir montré sur des rivages lointains, dans une expédition pacifique, ce que valent le courage, l’endurance et la science de l’armée française ; je tiens surtout à saluer le Commandant Massenet, le Sapeur Roussel et le Canonnier Pressé qui moins heureux n’ont pas vu le triomphe final et qui sont tombés sur cet autre champ de bataille.

LAGUERRE



Dans cette notice sur la vie et les travaux de M. Laguerre, j’aurai plus à parler de ses travaux que de sa vie. Son existence, utile et laborieuse, n’a été ni agitée ni bruyante. Sans ambition, partagé entre ses devoirs professionnels, les joies de l’étude et celles de la famille, les seuls événements de sa vie ont été des découvertes.

Laguerre naquit à Bar-le-Duc, le 9 avril 1834. Dès le début de ses études, son talent naissant fut remarqué de ses maîtres ; mais il ne devait pas quitter les bancs du lycée sans avoir montré qu’il était autre chose qu’un bon écolier. En 1853, n’étant encore que candidat à l’École Polytechnique, il se signala par un travail original.

Dans le programme d’admission à cette école, la place d’honneur appartient à la géométrie analytique. Cette science se renouvelait alors par une révolution en quelque sorte inverse de la réforme cartésienne. Avant Descartes, le hasard seul, ou le génie, permettait de résoudre une question géométrique ; après Descartes, on a pour arriver au résultat des règles infaillibles ; pour être un géomètre il suffit d’être patient. Mais une méthode purement mécanique, qui ne demande à l’esprit d’invention aucun effort, ne peut être réellement féconde. Une nouvelle réforme était donc nécessaire : ce furent Poncelet et Chasles qui en furent les initiateurs. Grâce à eux, ce n’est plus ni à un hasard heureux ni à une longue patience que nous devons demander la solution d’un problème, mais à une connaissance approfondie des faits mathématiques et de leurs rapports intimes. Les longs calculs d’autrefois sont devenus inutiles, car on peut le plus souvent en prévoir le résultat.

Laguerre a joué dans cette réforme un rôle très important, que son premier travail de jeunesse permettait déjà de pressentir. La théorie des propriétés projectives de Poncelet, l’une des plus utiles des méthodes modernes, permet de déduire d’une proposition connue une infinité de propositions nouvelles. Mais, en 1853, cette théorie était loin d’être complète ; bien des points, et non des moins importants, restaient encore à éclaircir ; comment pouvait se faire la transformation des propriétés métriques des figures, et en particulier des relations entre les angles ? Le jeune lycéen résolut du premier coup ce problème qui préoccupait les fondateurs de la géométrie moderne ; sa solution, simple et élégante, fut publiée dans les Nouvelles Annales de Mathématiques.

Il entra le quatrième à l’École Polytechnique. Si son rang de sortie fut un peu moins brillant, nous ne devons pas nous en étonner, car il fut à l’École ce qu’il fut dans la vie. Le monde ne lui apparaissait pas comme un champ clos, ni les hommes comme des rivaux qu’il faut devancer à tout prix. Ce qu’il cherchait dans l’étude, ce n’était pas le succès, mais le savoir ; malheureusement, le chemin le plus court vers ces premiers rangs si ardemment convoités n’est pas toujours le travail original et libre qui fait perdre de vue le but auquel d’autres pensent sans cesse.

Devenu officier d’artillerie et envoyé à Metz, à Mutzig, puis à Strasbourg, il ne publia rien pendant dix ans. Il remplissait ses devoirs militaires avec une scrupuleuse ponctualité, et ses camarades pouvaient croire que sa profession l’absorbait tout entier. Ils se trompaient. Laguerre poursuivait silencieusement les études qu’il avait si brillamment commencées et accumulait d’importants matériaux.

Quand il revint à Paris, en 1864, pour remplir les fonctions de répétiteur à l’École Polytechnique, il lui eût été facile, en dévoilant les secrets qu’il devait à dix ans de travail, de publier un important volume de géométrie qui l’eût immédiatement classé hors de pair. Il n’en fit rien ; les idées générales n’avaient de prix, à ses yeux, que par les applications particulières où elles pouvaient conduire. Il ne communiqua donc ses résultats qu’un à un, avec sobriété, presque avec avarice.

Difficile à satisfaire, il ne voulait rien livrer que de parfait. Ce n’est qu’en 1870 qu’il fit, à la salle Gerson, un cours public, où il exposa ses vues d’ensemble sur l’emploi des imaginaires en géométrie et dont les premières leçons furent seules publiées.

Aucune des ressources nouvelles de la Géométrie supérieure ne lui fut étrangère ; il en créa quelques-unes ; il les mania toutes avec habileté et bonheur. Les résultats sont trop nombreux pour que je puisse songer à les analyser ou même à les énumérer tous. Sur cent quarante Mémoires qu’il nous a laissés, plus de la moitié sont des travaux de géométrie et marquent la place qu’a tenue Laguerre dans ce mouvement dont j’ai parlé plus haut et d’où est sortie la géométrie nnoderne.

Laguerre ne se borna pas à l’étude de la géométrie pour laquelle il eut toute sa vie une prédilection ; il s’intéressa aussi à ces généralisations de la notion de nombre qui ont tant étendu le champ de l’Analyse Mathématique. Ses aperçus sont ingénieux et lumineux. Quelquefois on croit d’abord n’y trouver qu’une notation nouvelle ; mais qu’on ne s’y trompe pas : dans les Sciences mathématiques, une bonne notation a la même importance philosophique qu’une bonne classification dans les Sciences naturelles.

Depuis 1874, Laguerre faisait partie du Jury d’admission à l’École Polytechnique. Ces délicates fonctions ne pouvaient être confiées à un examinateur plus compétent et plus scrupuleux. Ces juges si redoutés sont jugés à leur tour, et quelquefois sévèrement, par les candidats malheureux ou par leurs professeurs. Jamais un condamné n’a protesté contre un arrêt de Laguerre. Il savait mieux que personne distinguer le vrai savoir, quelquefois moins brillant, de cette érudition superficielle due à une préparation habile. Aussi quelle souffrance pour lui quand un candidat, dont il avait dès l’abord deviné le mérite, se troublait dans la suite de l’examen et restait au-dessous de lui-même !

C’est à ce moment de sa vie que j’ai commencé à le connaître et que j’ai pu apprécier, non seulement son rare talent de géomètre, mais sa conscience, sa droiture et sa grande élévation morale. Je me rappellerai toujours avec reconnaissance la complaisance avec laquelle il mettait au service des débutants toutes les ressources d’une érudition vaste et sûre.

Ses nouvelles fonctions ne détournèrent pas Laguerre de ses recherches géométriques ; c’est à cette époque qu’il créa la géométrie de direction. Il est peu d’exemples qui fassent mieux voir combien l’idée la plus simple peut devenir féconde quand un esprit ingénieux et profond s’en empare. On peut regarder une droite ou un cercle comme la trajectoire d’un point mobile ; mais ce point peut parcourir sa trajectoire dans deux sens opposés : c’est ce qui conduit à considérer une droite comme formée de deux semi-droites et un cercle comme formé de deux cycles. De ce point de vue, les autres courbes se répartissent en deux classes : les courbes de direction qui sont susceptibles de se décomposer analytiquement comme la droite en deux trajectoires parcourues en sens contraire, et celles pour lesquelles une semblable décomposition est impossible.

Le parti que Laguerre a su tirer de cette distinction montre qu’elle n’est nullement arbitraire. Elle l’a conduit en particulier à une transformation géométrique nouvelle qui promet de n’être pas moins utile que les transformations déjà connues.

J’arrive à la partie la plus remarquable de l’œuvre de Laguerre, je veux parler de ses travaux sur les équations algébriques. Le théorème de Sturm permettait déjà une discussion complète ; la méthode de Newton donnait une approximation rapide et indéfinie. La question semblait donc épuisée. Mais ce n’était pas la première fois que Laguerre, abordant un champ où les esprits superficiels ne croyaient plus avoir rien à glaner, en rapportait une moisson nouvelle.

La méthode de Sturm, il faut bien le reconnaître, a été plus admirée qu’appliquée. Pour obtenir le nombre des racines réelles d’une équation, on préfère généralement employer des moyens détournés propres à chaque cas particulier ; on ne pouvait donc trouver de nouveau qu’en dehors du cas général.

La démonstration classique de la règle des signes de Descartes est d’une grande simplicité ; Laguerre en a trouvé une plus simple encore. Ce n’eût été là qu’un avantage secondaire, mais la démonstration nouvelle s’applique non seulement aux polynômes entiers, mais encore aux séries infinies. Ainsi transformé, le théorème de Descartes devient un instrument d’une flexibilité merveilleuse ; manié par Laguerre, il le conduit à des règles élégantes, bien plus simples que celle de Sturm et s’appliquant à des classes très étendues d’équations. Une d’elles, qui, à vrai dire, est aussi compliquée que celle de Sturm, a le même degré de généralité. Laguerre ne s’y arrête pas d’ailleurs, attiré plutôt vers les cas particuliers simples par son instinct scientifique.

La méthode de Newton consiste à remplacer l’équation à résoudre par une équation du premier degré qui en diffère très peu ; Laguerre la remplace par une équation du deuxième degré qui en diffère moins encore. L’approximation est plus rapide ; de plus, la méthode n’est jamais en défaut, au moins quand toutes les racines sont réelles.

Tel est ce vaste ensemble de travaux algébriques et analytiques où Laguerre a su, chose rare, s’élever aux aperçus généraux sans perdre jamais de vue les applications particulières et même numériques.

Je m’arrête dans cette longue énumération de découvertes ; je n’ai pu être court, et je n’ai pas même l’excuse d’avoir été complet, puisque je n’ai signalé ni les applications de la méthode de Monge ni celles du principe du dernier multiplicateur ; mais la prodigieuse fécondité de Laguerre rendait ma tâche difficile.

S’il était vrai qu’on ne pût rencontrer la gloire sans la chercher, Laguerre serait toujours resté ignoré ; mais, heureusement, ses beaux travaux lui avaient attiré l’estime et l’admiration des juges les plus compétents, et il ne devait pas attendre en vain qu’on lui rendît justice. L’Institut lui ouvrit ses portes le 11 mai 1885 ; peu de temps après, M. Bertrand lui confiait la suppléance de la chaire de Physique mathématique au Collège de France.

Il est triste de penser que Laguerre ne put jouir que pendant peu de temps de cette double et légitime récompense. Il eut encore le temps, cependant, dans les quelques leçons qu’il fit au Collège de France, d’exposer sous un jour tout nouveau cette belle théorie de l’attraction des ellipsoïdes, qu’il avait complétée par ses travaux personnels. Il siégea à peine à l’Académie des Sciences. Les examens d’entrée à l’École Polytechnique l’en éloignèrent d’abord, puis la maladie l’obligea à quitter toutes ses occupations.

Sa santé, qui avait toujours été délicate, usée par un travail incessant et opiniâtre, était irrémédiablement perdue. Malgré les soins pieux dont Laguerre était entouré, le mal fit pendant six mois de continuels progrès. Il mourut, le 14 août 1886, dans sa ville natale, à Bar-le-Duc.

Il sera regretté non seulement de ses amis, mais de tous les hommes qui s’intéressent à la Science et qui savent combien de secrets il a emportés dans la tombe.

HERMITE


Cher et illustre maître,


À l’occasion de votre soixante-dixième anniversaire, nous désirons vous offrir un témoignage de notre reconnaissance et aussi de notre respectueuse admiration pour tant de beaux travaux accumulés pendant un demi-siècle.

Depuis cinquante ans en effet vous n’avez cessé de cultiver les parties les plus élevées de la Science mathématique, celles ou règne le nombre pur : l’Analyse, l’Algèbre, l’Arithmétique.

Toutes trois vous doivent d’inestimables conquêtes. À une époque où l’importance des fonctions abéliennes commençait seulement à être soupçonnée, après Jacobi, Rosenhain et Göpel, mais avant les grands travaux de Riemann et de Weierstrass, paraissait votre Mémoire sur la division de ces transcendantes encore à peine connues. Quelques années après, vous publiiez votre mémorable travail sur leur transformation.

En même temps vous faisiez vos premières découvertes sur la théorie naissante des formes algébriques et, attaquant successivement toutes les questions intéressantes de l’Arithmétique, vous agrandissiez et vous éclairiez d’une lumière nouvelle l’admirable édifice élevé par Gauss.

La théorie des nombres cessait d’être un dédale grâce à l’introduction des variables continues sur un terrain qui semblait réservé exclusivement à la discontinuité. L’analyse sortant de son domaine vous amenait ainsi un précieux renfort. On peut dire en effet que le prix de vos découvertes est encore rehaussé par le soin que vous avez toujours eu de mettre en évidence l’appui mutuel que se prêtent les unes aux autres ces sciences en apparence si diverses.

C’était l’Arithmétique qui recueillait les premiers fruits de cette alliance ; mais l’analyse en devait aussi largement profiter. Vos groupes de transformations semblables n’étaient-ils pas en effet des groupes disconcontinus et ne devaient-ils pas engendrer des transcendantes uniformes, utiles dans la théorie des équations linéaires ? Pour la même raison vous deviez être séduit par les propriétés des fonctions elliptiques et par cette facilité presque mystérieuse avec laquelle on en déduit des théorèmes arithmétiques. L’étude de la transformation et celle des équations modulaires vous ont fourni une riche moisson de découvertes. Vous y rattachiez d’abord le problème du nombre des classes, qu’abordait en même temps un savant dont l’Europe déplore la perte récente ; puis la résolution de l’équation du cinquième degré, cette belle conquête dont l’Algèbre est redevable à l’Analyse. Enfin vous y trouviez l’occasion de montrer la véritable nature de la fonction modulaire qui devait devenir le premier type de toute une classe de transcendantes nouvelles.

Sans vouloir tout citer, je ne puis cependant passer sous silence vos travaux sur la généralisation des fractions continues. Ces recherches qui vous ont occupé toute votre vie ont été couronnées par votre Mémoire sur le nombre e, et par la création d’une méthode élégante et féconde dont on s’est servi depuis pour établir l’impossibilité de la quadrature du cercle, cette vérité depuis si longtemps soupçonnée et si récemment démontrée.

Uniquement épris de science pure, vous vous êtes rarement préoccupé des applications, mais elles vous sont venues par surcroît ; on ne peut en effet oublier combien votre bel Ouvrage sur l’équation de Lamé, en dehors de son immense fécondité analytique, a été utile aux Mécaniciens et aux Astronomes.

Mais il faut nous arrêter, car il ne nous appartient pas de rappeler tout ce que la Science vous doit ; nous pouvons parler du moins de ce que nous vous devons.

Votre enseignement si clair et si élevé, vos écrits si profonds et si suggestifs, nous ont appris à comprendre la Science ; l’exemple de votre vie qui lui a été consacrée tout entière, la chaleur de votre parole dès qu’il s’agit d’elle, nous ont appris à l’aimer et comment il faut l’aimer.

Ces idées que vous avez semées comme sans y penser, quand nous les retrouvons ensuite et que nous nous efforçons d’en tirer tout ce qu’elles contenaient, vous seriez tenté d’oublier qu’elles sont à vous ; mais nous, nous ne l’oublions pas, et ce n’est pas vrai seulement de ceux d’entre nous qui ont eu la bonne fortune de suivre vos leçons : ceux aussi qui n’ont subi votre influence que de loin et indirectement n’ignorent pas quel en est le prix et tous sont également pénétrée de reconnaissance.

Indifférent à la gloire qui vous est venue sans que vous l’ayez cherchée, nous espérons toutefois que vous connaissez trop bien la sincérité de nos sentiments pour repousser ce modeste témoignage de notre respect.

CORNU

Alfred Cornu était né en 1841. En 1860, il entra à l’École Polytechnique, d’où il sortit deux ans après comme élève-ingénieur des Mines. Mais il abandonna de bonne heure le service actif des Mines pour entrer dans le corps enseignant de l'École Polytechnique. Il était, en effet, encore élève à l’École des Mines, quand le Conseil de perfectionnement le désigne comme répétiteur à l’École Polytechnique en 1864. Dès 1867, à l’âge de vingt-six ans, il fut nommé professeur de Physique dans cette grande École. Son enseignement fut tout de suite très goûté des élèves ; il inaugurait un mode nouveau d’exposition de la Physique et, en particulier, de la Thermodynamique.

D’ailleurs, comme membre du Conseil de perfectionnement, il exerça, pendant de longues années, une grande influence sur l’évolution de l’École Polytechnique.

En 1878, il fut nommé membre de l’Académie des Sciences qui, quelques mois auparavant, lui avait décerné le prix La Caze.

En 1886, il entra au bureau des Longitudes, et l’on trouvera, dans l’Annuaire de ce bureau, une série de notices que le public a beaucoup appréciées.

M. Cornu était membre de la Société royale de Londres, des Académies de Turin, Rome, Vienne, Saint-Pétersbourg, de celles de Suède, de Belgique, de Boston.

Il fut président de la Société française de Physique et de la Société astronomique de France.

Il était membre du Conseil de l’Observatoire de Paris, où il remplissait les fonctions de secrétaire, et du Conseil de l’Observatoire de Nice.

Quand il fallut, au Congrès de Physique, choisir un président pour recevoir dignement nos hôtes de 1900, c’est à lui que tout naturellement tous ont songé. Nul n’aurait présidé avec plus d’autorité ces débats, où nous avions convié tant d’illustres savants étrangers.

Il était désigné par sa gloire incontestée, qu’avait consacrée le suffrage de tant d’Académies étrangères, par l’étendue et la sureté de sa science, par la justesse de son esprit. Partout on l’écoutait avec profit parce qu’il savait beaucoup, et on l’écoutait avec plaisir, parce qu’il savait dire.

Qui ne se rappelle avec quelle limpidité il exposait ses découvertes, soit à l’Académie, soit à la Société de Physique, soit à la Société internationale des Électriciens ; avec quelle chaleur aussi et surtout avec quelle élégance ? Il était aussi jaloux d’une clarté impeccable en face de ses collègues qu’en face de ses élèves. Faire autrement eût été pour lui une souffrance; car ses goûts d’artiste se retrouvaient partout, chez le penseur, chez l’expérimentateur, chez le professeur.

Quand il imaginait ou qu’il construisait un appareil nouveau, quand il en étudiait les derniers détails, quand il le décrivait surtout, on sentait que ce n’était pas seulement à ses yeux un instrument, mais un objet d’art, et qu’il ne se préoccupait pas uniquement d’aller au but par le chemin le plus sûr et le plus court. La moindre imperfection le faisait souffrir, non parce qu’elle était une gêne, mais parce qu’elle était une tache.

Aussi, quand il aborda l’étude de la diffraction, il eut bientôt fait de remplacer cette multitude rébarbative de formules hérissées d’intégrales par une figure unique et harmonieuse, que l’oeil suit avec plaisir et où l’esprit se dirige sans effort. Tout le monde aujourd’hui, pour prévoir l’effet d’un écran quelconque sur un faisceau lumineux, se sert de la spirale de Cornu. M. Cornu débuta dans la Science par une théorie de la réflexion cristalline ; il parvint à ramener ces lois si compliquées à des règles géométriques simples et élégantes et à construire géométriquement le plan de polarisation du rayon réfléchi à la surface d’un cristal.

Cette méthode géométrique était alors nouvelle, et elle ne satisfaisait pas tous les esprits habitués aux conceptions mécaniques de l’ancienne école. « J’aurais, disait M. Bertrand, loué plus volontiers des tentatives qui, sans donner des conclusions aussi satisfaisantes, paraîtraient plus solidement fondées. » Cette appréciation, venant d’un critique pourtant si éclairé, nous montre bien que ce qui nous paraît aujourd’hui si simple était à cette époque une hardiesse.

Par ses travaux sur la réflexion cristalline Cornu a été conduit à étudier la manière de mesurer les indices d’un cristal biréfringent par la réflexion totale. L’étude expérimentale de la double réfraction l’a aussi occupé quelque temps.

De la réflexion cristalline Cornu est naturellement passé à la réflexion métallique. De ce qu’il nous a appris à ce sujet, nous retiendrons surtout une chose : il n’y a pas d’abîme entre la réflexion vitreuse et la réflexion métallique ; on passe de l’une à l’autre par degrés insensibles ; si ce passage nous échappe le plus souvent, c’est que notre vue est bornée, que nous ne voyons qu’une toute petite partie du spectre, depuis le rouge jusqu’au violet. La photographie, en suppléant à l’infirmité de notre rétine, nous a révélé l’ultra-violet, champ beaucoup plus vaste que Cornu aimait à explorer et où il a vu, entre autres choses, tous les intermédiaires entre les deux sortes de réflexion.

Il a beaucoup écrit sur la lumière ; si, en effet, il a laissé sa trace dans toutes les parties de la Physique, c’est surtout pour l’Optique qu’il avait de la prédilection. Je crois que ce qui l’attirait dans l’étude de la lumière, c’est la perfection relative de cette branche de la Science, qui, depuis Fresnel, semble participer à la fois de l’impeccable correction et de la sévère élégance de la géométrie elle-même. Là, il pouvait, mieux que partout ailleurs, satisfaire pleinement les aspirations naturelles de son esprit d’ordre et de clarté.

C’est là seulement qu’il pouvait espérer nous donner de petits chefs-d’œuvre d’élégance géométrique comme ceux dont nous venons de parler.

Il reprit, en 1871, la méthode de M. Fizeau pour la mesure de la vitesse de la lumière ; il introduisit dans cette méthode d’importants perfectionnements et lui donna plus de précision. Il est certain maintenant que le chiffre définitif ne pourra pas s’écarter beaucoup de celui qu’il a trouvé.

Les expériences qu’il poursuivit à ce sujet entre l’École Polytechnique et le Mont Valérien lui prirent plusieurs années ; mais la discussion des résultats, la comparaison de diverses méthodes l’occupèrent toute sa vie ; il est mort au moment où de nouvelles expériences, entreprises sous son inspiration, venaient de commencer à Nice.

J’ai déjà parlé de ses recherches sur la diffraction et les intégrales de Fresnel ; il n’abandonna jamais ce genre de recherches ; il a particulièrement étudié les réseaux, l’influence des inégalités périodiques ou systématiques des instruments qui servent à les tracer et les propriétés focales qui résultent de ces inégalités.

Ces réseaux, si utiles en spectroscopie et que Rowland a portés à un si haut degré de perfection, présentaient souvent des anomalies déconcertantes. Cornu est arrivé à en découvrir la cause : les vis qui servent à les tracer, quelque précises qu’elles soient, présentent cependant de petites inégalités, de sorte que les traits du réseau, si fins et si rapprochés, ne sont pas rigoureusement équidistants. Tantôt ils sont plus serrés, tantôt plus écartés les uns des autres, et les différences se reproduisent périodiquement, chaque fois que la vis a fait un tour complet. Ces différences sont très faibles et n’atteignent que quelques millièmes de millimètre. Elles suffisent cependant, comme Cornu l’a démontré, pour déplacer le foyer.

Cette imperfection semble inévitable, malgré les progrès incessants réalisés par les constructeurs ; Cornu a montré que, dans certains cas, on peut en tirer un parti utile.

Les franges d’interférence lui ont fourni aussi l’occasion de fines études ; il a recherché les conditions d’achromatisme de ces franges, et il s’est servi également de cet instrument si délicat pour étudier les déformations élastiques du verre. Rien de plus joli que les hyperboles irisées, qu’il obtenait ainsi et qui montraient d’un coup d’œil tout l’ensemble de ces déformations infiniment petites.

Dans cette région mixte où l’Optique confine à l’Électricité, il a étudié à plusieurs reprises la polarisation magnétique, et tout récemment encore il a fait faire à cette partie de la Science un progrès signalé. C’était au moment où le phénomène de Zeeman venait d’être découvert. Tout le monde croyait que les raies spectrales, et en particulier la raie D, se décomposaient en un triplet. Le premier, il vit qu’il y avait quatre composantes, et que le soi-disant triplet était un quadruplet.

Cette découverte obligea Lorentz à modifier sa théorie, en en conservant les traits les plus essentiels, mais en lui faisant perdre cette simplicité qui l’avait d’abord séduit. Depuis, de nombreuses observations ont mis hors de doute la complexité extrême du phénomène et ont montré que le quadruplet découvert par Cornu était encore l’un des cas les plus simples.

La spectroscopie le préoccupa beaucoup et, en particulier, l’importante question du renversement des raies ; il montra, clairement les conditions de ce phénomène dont le rôle est si grand en Astronomie.

Cette étude du renversement était déjà fort intéressante par elle-même ; mais ce qui en a doublé l’importance, ce sont les conséquences qu’on en a tirées pour la classification des raies spectrales. Au premier abord, les spectres des divers éléments paraissent un pur chaos ; nous savons aujourd’hui qu’il n’en est rien et que la distribution des raies obéit à des lois relativement simples ; nous pressentons que la connaissance complète de ces lois nous révélera quelques-uns des secrets de la constitution de la matière ; mais elles nous sont restées longtemps cachées, parce que les spectres les plus simples se composent de plusieurs séries, qui empiètent les unes sur les autres. Le premier point était donc de distinguer ces séries pour pouvoir les isoler. Or les circonstances du renversement fournissaient un critérium qui, comme l’a très bien vu Cornu, facilitait cette distinction.

Il a imaginé un procédé très ingénieux pour distinguer les raies telluriques des raies d’origine solaire. En vertu du principe Doppler-Fizeau, les raies sont déplacées quand la source est en mouvement. Or le Soleil tourne rapidement sur lui-même ; si donc on observe successivement les deux bords de cet astre, les raies d’origine solaire semblent se déplacer, les raies d’origine terrestre ne changent pas ; l’observation se fait en imprimant au spectroscope une sorte d’oscillation rapide. Les raies qui participent à cette oscillation se distinguent facilement, ce sont celles qui nous viennent du Soleil.

Il a étudié en particulier le spectre ultra-violet du Soleil et son absorption par les parties supérieures de l’atmosphère. Le spectre ultra-violet s’étend beaucoup plus loin que le spectre visible ; ce qui nous limite, ce n’est pas la sensibilité des plaques photographiques, qui seraient impressionnées par des ondes beaucoup plus courtes, c’est l’absorption des radiations les plus réfrangibles par les lentilles et par l’air. Voilà l’ennemi que Cornu avait à combattre et, pour en triompher, il lui a suffi d’employer des objectifs et des prismes en quartz ou en spath.

Cornu s’est beaucoup attaché à perfectionner les instruments d’optique ; il disait souvent que l’Optique géométrique a été trop négligée, qu’elle nous réserve encore, non sans doute des surprises, mais une foule des ressources qu’on ne songe pas à employer.

Les instruments sont imparfaits, et ils ne peuvent pas ne pas l’être; ils le seraient encore, quand même le travail de l’opticien serait absolument sans défaut, quand même les verres seraient tout à fait transparents et homogènes, puisque les aberrations prévues par la théorie sont en tous cas inévitables.

Inévitables, sans doute, mais l’art peut les atténuer en les opposant habilement les uns aux autres. Chaque défaut, à ce compte, devient un bienfait, puisqu’il peut servir de remède à un défaut contraire.

« Souvent, en effet, disait Cornu, dans les particularités mêmes qui, au premier abord, paraissent des imperfections fâcheuses, on trouve des ressources utilisables pour d’autres genres d’expériences. »

C’est ce qu’il a lui-même fait bien souvent. Ses expériences sur la vitesse de la lumière l’avaient familiarisé avec l’emploi et le réglage des collimateurs. Il s’est rendu compte ainsi du parti que les astronomes pourraient en tirer : il a imaginé plusieurs appareils très portatifs, très faciles à régler et très précis ; le dernier en date est la lunette zénithonadirale, dont il a présenté le plan au Congrès de Géodésie de 1900 et qui permettrait des mesures de latitude relativement rapides et extrêmement exactes. C’est une merveille de précision et une application d’une élégance inattendue des lois les plus simples de l’Optique géométrique.

Citons encore un exemple de l’ingéniosité et de la simplicité que déployait Cornu dans la solution des problèmes d’Optique géométrique.

On a une lunette destinée à l’observation visuelle et achromatisée dans ce but ; on veut l’utiliser pour la photographie, faudra-t-il changer l’objectif ? Pas du tout, il suffira d’écarter de quelques millimètres les deux lentilles de flint et de crown dont il se compose. Ce fut à l’occasion du passage de Vénus qu’il eut cette idée si simple et si utile aux astronomes.

Ce n’est d'ailleurs pas là le seul service qu’il ait rendu à l’Astronomie ; il a inventé une méthode photométrique pour l’observation des éclipses des satellites de Jupiter.

L’observation de ces éclipses est le meilleur moyen de connaître l’heure de Paris, sinon pour les marins, dont les chronomètres se dérangent rarement, au moins pour les explorateurs des continents. Mais l’instant où le satellite s’éteint est difficile à apprécier ; sa lumière décroît graduellement ; à quel instant disparaît-il ? Cela dépend de la puissance de l’instrument avec lequel on l’observe et, même avec un même instrument, deux observateurs qui n’ont pas la même acuité visuelle en jugeront différemment. Ne vaut-il pas mieux, au lieu de guetter une extinction impossible à saisir, observer le moment où l’éclat du satellite prend une valeur donnée ? Telle est, en quelques mots, l’idée que Cornu a imaginée et qu’il a rendue pratique.

Dans la préparation des expéditions entreprises à l’occasion de Vénus, et dans la discussion des résultats, Cornu a rendu de très grands services ; il a contribué à créer les méthodes de mesure des épreuves photographiques.

Nul, en résumé, ne connaissait mieux que lui les instruments d’optique et, sur ce point, ses lumières ont largement profité à l’Astronomie.

Je ne m’étendrai pas au sujet de ses recherches sur l’Optique météorologique. Il a consacré plusieurs notes à des observations de couronnes ou de halos; par des expériences ingénieuses, exécutées devant de nombreux auditoires, il a imité le phénomène du halo et même celui du rayon vert. Il observait souvent la polarisation atmosphérique et les variations des raies telluriques, et il en connaissait l’importance pour la prévision du temps. Je me rappelle un jour où un froid très vif était accompagné d’une pression très élevée ; la plupart des météorologistes, se fiant à de nombreux précédents, croyaient que le froid serait, de longue durée ; tous les signes semblaient leur donner raison ; seul Cornu prévoyait qu’il cesserait dès le lendemain et c’est ce qui arriva en effet. L’Optique lui avait révélé ce qui se passait dans les régions supérieures de l’atmosphère que les rayons solaires avaient traversées.

Je ne puis pas ne pas mentionner une invention très simple pour laquelle son nom devrait être béni de nombreux praticiens, car elle nous a débarrassés des inconvénients du halo photographique.

Puisque nous sommes sur les applications pratiques de l’Optique, parlons encore du procédé stroboscopique si simple et si pratique, qu’il a imaginé, quelques semaines avant sa mort, pour déceler et mesurer les irrégularités de marche d’un alternateur.

La délicatesse de ses sens et, en particulier, l’extraordinaire finesse de son oreille lui furent précieuses dans d’autres recherches, qu’il poursuivit en commun avec M. Mercadier. On discutait depuis longtemps sur les intervalles musicaux ; les physiciens étaient partagés, les uns tenant pour la gamme dite de Platon, les autres pour celle de Pythagore. L’expérience conduisit Cornu à un résultat bien inattendu. Les musiciens emploient tantôt l’une, tantôt l’autre de ces deux gammes, suivant les cas. Ils ne s’en doutaient guère, et ils jetèrent les hauts cris quand on les en avertit ; mais le fait n’en est pas moins hors de doute.

M. Cornu a repris la célèbre expérience de Cavendish pour la mesure de la densité moyenne du globe terrestre. Il a notablement perfectionné les méthodes, il a éliminé de nombreuses causes d’erreurs et il a obtenu un nombre beaucoup plus précis que ceux qu’on possédait avant lui.

Ceux qui, après lui, ont voulu étudier cette difficile question ont largement profité de ses conseils ; avertis par son exemple des pièges qui leur étaient tendus et des moyens de les éviter, ils ont introduit dans ses méthodes de nombreux perfectionnements, mais leur chiffre ne présente pas plus de certitude. On ne se doute pas assez, non seulement dans le public, mais dans le monde savant, de toute la peine que coûte une décimale.

Tous les arts qui veulent de la précision l’intéressaient, et tous les ans il allait à Nice examiner l’horloge astronomique, qu’il y avait installée d’après des principes tout nouveaux ; il y apportait des perfectionnements incessants et il approchait chaque jour de la perfection absolue.

Je ne sais si les horlogers voyaient son œuvre d’un très bon œil ; le mécanisme dont il se servait était grossier et il se contentait des rouages d’une horloge à bon marché. Il comptait uniquement, pour assurer la régularité de la marche, sur la masse imposante de son pendule, qui poursuivait ses oscillations régulières, sans se laisser troubler par les caprices du mécanisme minuscule qu’on y avait attelé.

Ce qui doit rassurer les horlogers pour l’avenir de leur industrie, c’est qu’un pareil système est encombrant et ne convient qu’aux observatoires.

Dans le même ordre d’idées, il s’est occupé longtemps de la synchronisation électrique des horloges. Le problème semble facile ; mais, en réalité, il exige bien des connaissances diverses ; la preuve, c’est que les nombreux principes introduits par M. Cornu, et qui apportaient une solution complète et définitive, ne furent pas compris du premier coup.

Il est peu de domaines en Physique où il n’ait reculé les bornes de la précision, où il ne nous ait laissé quelque petit modèle d’une perfection achevée.

Mais l’Optique l’a toujours attiré ; il y revenait sans cesse, même quand cette science était délaissée par la mode. Les instruments d’optique, la diffraction, le spectre solaire, la vitesse de la lumière surtout rappelaient constamment son attention. C’est en mesurant cette vitesse qu’il avait débuté ; il y pensait encore dans ses derniers jours. Il avait conçu des projets grandioses dont la réalisation était commencée : il voulait faire voyager le rayon dont il devait mesurer la vitesse entre la Corse et le mont Mounier, où est la succursale de l’Observatoire de Nice.

Comme il aimait cet Observatoire, où il allait tous les ans et où ses conseils étaient hautement appréciés ! Et comment ne pas évoquer le souvenir de ce voyage, où nous l’avons vu, au sommet de ce mont Mounier, regardant la mer au-dessus de laquelle il voulait faire passer la lumière ? Avec quelle confiance il parlait de son rêve, et qui de nous eût pu croire alors qu’il n’en verrait pas l’accomplissement ?

C’est que, quand il croyait au succès, on pouvait le regarder comme assuré. Sa critique était sûre, et il se défiait de l’enthousiasme. Il savait de quelles embûches l’expérimentateur est environné et à quel prix la précision ou la certitude scientifique peuvent s’acquérir. Nul ne savait mieux que lui prévoir tous les pièges, et en lui donnant la main on était certain de les éviter. Il n’est pas un physicien à qui ses conseils n’aient épargné quelque mécompte.

Aussi n’était-il pas dupe de ces modes passagères qui entraînent les foules scientifiques aussi facilement que les foules vulgaires. Toujours il attendait la preuve avant de croire.

Il aimait les débutants et il cherchait à les encourager ; mais, en même temps, il les prémunissait contre les écueils sur lesquels leur ardeur juvénile aurait pu les entraîner. Ceux qui avaient accepté sa discipline ne tardaient pas à en reconnaître la sagesse.

On s’explique ainsi l’influence qu’il exerçait sur tous, sur ses élèves, sur ses amis, sur les savants, sur les praticiens. La droiture de son caractère, la simplicité de sa vie, la sûreté de ses amitiés augmentaient encore son autorité. Tous croyaient qu’il en jouirait longtemps encore. Aussi quelle stupeur, quel deuil universel, quand on apprit qu’il n’était plus.

Quand la mort nous enlève un homme dont la tâche est terminée, c’est seulement l’ami, le maître ou le conseiller que nous pleurons ; mais nous savons que son œuvre est accomplie et, à défaut de ses conseils, ses exemples nous restent. Combien elle nous semble plus impitoyable quand c’est un savant encore tout rempli de vigueur physique, de force morale, de jeunesse d’esprit, d’activité féconde, qui soudain disparaît ; alors nos regrets sont sans bornes, car ce que nous perdons, c’est l’inconnu, qui par essence est sans limites ; ce sont les espoirs infinis, les découvertes de demain, que celles d’hier semblaient nous promettre.

De là cette émotion qui s’est emparée du monde savant tout entier, quand cette nouvelle si imprévue, si foudroyante est venue le frapper.

Tous les corps dont il faisait partie étaient atteints cruellement. Partout il avait donné de précieux conseils et l’on en sentait mieux le prix à l’heure où l’on allait en être privé. Que ne pouvait-on encore attendre de lui ? Il était frappé en pleine activité ! Que de travaux interrompus il laissait derrière lui ? Pourquoi sont-ce les meilleurs, ceux que la mort fauche ainsi sans attendre ?

Son Œuvre, quoique inachevée, reste grande et, bien qu’une si rapide esquisse ne permette guère d’en mesurer l’importance, j’espère avoir donné une idée du caractère si original de son talent.

HALPHEN

I


Halphen naquit à Rouen en 1844 ; il entra à l’École Polytechnique à l’âge de 18 ans, en 1862, et il en sortit à la fin de sa seconde année d’études avec le grade de sous-lieutenant d’artillerie. Son étonnant talent d’algébriste avait déjà été remarqué à l’École par ses maîtres et par ses camarades ; cependant ce fut seulement en 1869 qu’il publia son premier travail original, qui, sans donner toute sa mesure, pouvait déjà faire concevoir les plus grandes espérances. Peu de mois après il était en possession des principaux résultats de son Mémoire sur les courbes gauches algébriques, l’une de ses productions les plus dignes d’admiration. La plupart de ces résultats ne furent publiés que bien des années plus tard. Les terribles événements de l'année 1870 l’empêchèrent sans doute de terminer la rédaction définitive et ce beau travail, résumé dans quelques Notes succinctes des Comptes rendus des séances de l’Académie des Sciences, resta longtemps ignoré de presque tous les savants.

Au commencement de la guerre, Halphen, récemment nommé lieutenant en premier, se trouvait à Besançon et il s’occupa de l’armement de cette place. Sans doute il maudissait la mauvaise fortune qui, en l’attachant à ces utiles travaux, l’éloignait des champs de bataille ; il ne prévoyait guère tous les avantages qu’il lui devrait : ignorer les longues tristesses de la captivité, combattre pour son pays jusqu’au dernier jour, assister aux rares épisodes de cette campagne dont un Français puisse se souvenir sans douleur ! À peine remis d’une chute de cheval, où il s’était brisé la clavicule, il partit pour Mézières et y arriva peu de jours avant la catastrophe de Sedan. Il put heureusement quitter cette place avant l’investissement et rejoignit l’armée du Nord.

On sait les héroïques efforts de cette petite armée, si vite improvisée, ses alternatives de succès et de revers, et l’écrasement final de Saint-Quentin.

Halphen, bientôt nommé capitaine, prit part à la bataille de Pont-Noyelles, où sa brillante conduite lui valut la croix de la Légion d’honneur, à celle de Bapaume et à celle de Saint-Quentin. Les services qu’il rendit dans cette dernière affaire attirèrent l’attention du général Faidherbe qui les rappelle dans son rapport :

« La batterie Halphen, dit-il, avait pris une excellente position à la gauche de Francilly et y a combattu d’une manière remarquable pendant toute la journée. »

Le jeune capitaine pouvait être légitimement fier d’un tel éloge venant d’un tel chef.

« Halphen, dit à ce sujet M. Hermite, Faidherbe, après tant d’autres, ont été fidèles à la double mission de l'École Polytechnique et ont continué ses glorieuses traditions. N’y a-t-il pas effectivement, dans les habitudes de l’intelligence, dans cette nature particulière que crée l’enseignement de notre grande École, une liaison normale, une concordance avec les qualités du soldat ? Une rigoureuse discipline de l’esprit prépare aux devoirs militaires, et l’on ne peut douter que les études mathématiques contribuent à former cette faculté d’abstraction indispensable au chef pour se faire une représentation intérieure, une image de l’action par laquelle il se dirige, en oubliant le danger, dans le tumulte et l’obscurité du combat. »

Ces paroles de M. Hermite méritent d’être méditées, et je ne puis qu’y souscrire, pourvu que l’on n'oublie pas que c’est avant tout l’énergie morale qui fait le capitaine comme elle fait le soldat ; mais ceux qui ont connu Halphen savent que chez lui le caractère ne le cédait pas à l’intelligence.

Quand la guerre étrangère fut terminée, Halphen prit part à la lutte contre la Commune et au second siège de Paris. Ses Services avaient été trop appréciés pour que la Commission des grades ne lui maintînt pas le troisième galon qu’il avait si bien mérité.

Il n’allait pas tarder d’ailleurs à être appelé sur un autre théâtre, où ses qualités scientifiques devaient briller d’un si vif éclat. En 1873, il fut nommé répétiteur à l’École Polytechnique, et pendant treize ans, il appartint tout entier à la Science.

Ses travaux, l’avaient placé déjà au premier rang parmi les géomètres contemporains, quand un double succès académique vint attirer sur son nom l’attention du monde savant.

L’Académie de Berlin avait mis au concours l’étude des courbes gauches algébriques ; il s’était déjà occupé de ce sujet en 1869 : j’ai dit par suite de quelles circonstances ses travaux étaient restés à peu près ignorés. Il compléta sa rédaction et ajouta à son œuvre plusieurs chapitres importants. L’Académie partagea le prix entre Halphen et le célèbre géomètre allemand M. Nother.

Presque en même temps, il remportait dans son pays même un autre succès non moins éclatant. L’Académie des Sciences de Paris lui décernait, en 1881, le grand prix des Sciences mathématiques pour son important Ouvrage sur la réduction des équations linéaires aux formes intégrables.

Son élection à l’Institut ne pouvait tarder et, en effet, en mars 1886, à sa première candidature, il fut élu par 49 voix sur 51 votants. Cette unanimité presque complète, qu’il est si rare d’obtenir, montre quelle estime le mérite d’Halphen inspirait à tous les savants français.

Bien qu’éloigné depuis longtemps du service militaire actif, il en avait conservé le goût et il désirait s’y retremper pendant quelques années. Il demanda donc à quitter l’École Polytechnique et il fut envoyé à Versailles, au 11e régiment d’artillerie, avec le grade de chef d’escadron.

Il fit cependant une année encore les examens d’entrée, dont il était chargé depuis 1884.

Malgré le zèle avec lequel il s’acquittait de ses devoirs militaires, il ne fut perdu ni pour l’Académie, dont il continua, malgré l’éloignement, à suivre assidument les séances, ni surtout pour la Science.

C’est à cette époque, en effet, qu’il rédigea son livre sur les fonctions elliptiques, dont je parlerai longuement plus loin.

Il menait cette vie si bien remplie, depuis trois ans déjà, quand la mort, hâtée peut-être par tant de fatigues, vint le frapper, presque subitement, le 23 mai 1889.

De longs jours lui semblaient encore promis. Les géomètres attendaient de lui des travaux aussi nombreux et aussi remarquables que ceux qu’il avait déjà produits. Sans doute, après avoir achevé son grand monument, son Traité des fonctions elliptiques, il porterait son admirable pénétration dans de nouveaux domaines.

Comment cet espoir a-t-il été déçu ? Comment ce savant officier, dont le corps paraissait aussi vigoureux que l’esprit, nous a-t-il été si promptement enlevé ?

Le travail acharné auquel il dut se livrer pour terminer les deux premiers volumes de sa Théorie des fonctions elliptiques, dans les quelques heures que lui laissait le service du régiment, ce grand effort intellectuel, joint aux fatigues physiques de sa vie militaire, ont-ils donc excédé ses forces ? Je ne sais.

Au mois d’avril 1889, il manqua plusieurs séances de l’Académie ; des bruits alarmants, auxquels on refusait de croire, commençaient à circuler ; puis, un jour, les avis des médecins ne permirent plus à ses confrères de conserver le moindre doute. Le lendemain, cette grande intelligence s’éteignait.

Sa mort fut un deuil pour la Science française, mais elle ne fut pas ressentie moins vivement au delà des frontières. Que de lettres j’ai reçues, où des savants étrangers me disaient la sympathie qu’on éprouvait chez eux pour la perte cruelle et irréparable dont la France était frappée !

Je voyais ainsi que, devant un talent aussi éminent, les petites jalousies nationales se taisaient et que les admirables qualités d’Halphen, si françaises pourtant, étaient aussi appréciées à l’étranger qu’en France.

II


Sa franchise et sa loyauté le faisaient estimer de tout le monde.

Sa bienveillance n’était pas banale, mais elle le faisait aimer de ceux qui avaient su la mériter. Aussi ses amis étaient fiers de son amitié, et, sûrs de pouvoir compter sur lui, lui étaient très attachés.

Sa critique était redoutée, parce que son jugement n’hésitait jamais et que sa raillerie était spirituelle et mordante. Je ne crois pas pourtant qu’elle lui ait fait d’ennemis ; car on le savait indulgent pour les personnes et uniquement inspiré par le souci de la Science.

Il se faisait, de ce que doit être un savant et de ce que doit être l’Académie, l’idéal le plus élevé. C’est pourquoi il semblait quelquefois si sévère pour les œuvres médiocres ; c’est pourquoi, aussi, ses votes n’étaient jamais dictés par des considérations mondaines ou personnelles.

Bien des personnes ont pu croire que, comme tous les juges qui se trompent rarement, il persévérait volontiers dans ses erreurs. Je dois avouer que je l’ai cru longtemps moi-même, jusqu’à ce qu’un exemple frappant m’ait détrompé.

Ces mêmes qualités faisaient de lui pour l’École Polytechnique un examinateur précieux. Dans cette tâche délicate, bien des écueils sont à éviter ; il faut, dans le peu de temps dont on dispose, découvrir la véritable valeur des candidats sous le vernis uniforme dû à l’art des préparateurs. Cela ne suffit pas encore ; il faut faire accepter son arrêt par le public qui assiste aux examens et qui n’a pas toujours l’habitude de distinguer la réalité de l’apparence ; pour cela ce n’est pas assez de deviner la vérité, il faut forcer le candidat à la faire éclater par ses réponses.

Il faut, en un mot, un jugement prompt et droit, éclairé et sûr de lui-même, qui n’est donné qu’à de rares privilégiés et qu’Halphen possédait au plus haut degré.

III


Je ne puis analyser ici en détail les différents Mémoires d’Halphen, je me bornerai à définir en quelques mots le caractère essentiel de son talent.

Les Mathématiciens se partagent entre deux tendances opposées.

Tandis que les uns, uniquement curieux d’étendre toujours plus loin les frontières de la Science, s’empressent, pour courir à de nouvelles conquêtes de laisser là un problème dès qu’ils sont sûrs de pouvoir le résoudre, les autres se préoccupent d’en trouver effectivement la solution et ne l’abandonnent jamais sans en avoir tiré toutes les conséquences. Les premiers ressemblent aux voyageurs qui croient connaître un pays pour l’avoir traversé à la vapeur, les autres veulent le parcourir pas à pas et n’en laisser aucune partie inexplorée.

Esprit pénétrant autant que juste, Halphen pouvait choisir entre ces deux voies opposées. Il a préféré la seconde, et c’est ce qui donne à son œuvre son remarquable caractère d’absolue perfection. Tout ce qu’il a touché est maintenant achevé et il n’y a plus à y revenir.

Les géomètres qui ne l’ont pas lu, s’il y en avait, pourraient seuls regretter ce choix. « Le général, diraient-ils sans doute, est seul digne de nos efforts. Les équations de la division de l’argument sont résolubles par radicaux. Voilà un résultat simple, général, élégant et, par conséquent, intéressant. Sans doute nous serions bien embarrassés s’il nous fallait en résoudre une seule. Mais qu’importe ? Appliquerions-nous jamais la formule si nous étions parvenus à la construire effectivement ? Qui s’est jamais servi de celle de Cardan ? »

Ce serait là une critique bien superficielle.

On ne parvient au général que par le particulier ; cela est vrai même dans les sciences exactes ; car, si elles procèdent dans la démonstration du général au particulier, elles doivent dans l’invention suivre la marche inverse, comme les sciences d’observation elles-mêmes.

Il arrive quelquefois que dans cette marche on croit pouvoir brûler des étapes, mais on ne tarde pas à s’apercevoir que la profondeur fait défaut à ces connaissances trop rapidement acquises.

Quand on croit posséder le moyen de résoudre une vaste catégorie de problèmes, ce n’est donc pas retourner en arrière que de traiter en détail un cas particulier. Cette étude nous fera seule connaître la valeur de la méthode générale et nous permettra d’en dégager les éléments essentiels et d’y découvrir ce qui peut servir de germe à une généralisation ultérieure.

Si les mathématiciens s’abandonnaient tous à la première tendance, la Science ne tarderait pas à s’encombrer d’une foule de méthodes pratiquement inapplicables et les savants s’habitueraient trop vite à se contenter à bon marché. Ceux qui sont au courant de l’état actuel des Mathématiques ne jugeront peut-être pas que cette crainte soit sans fondement.

Il peut sembler superflu de rien ajouter ; qu’on me permette cependant de me placer à un autre point de vue et d’expliquer pourquoi ce genre de recherches, quand même il devrait être inutile, ne serait pas pour cela sans intérêt.

Le savant digne de ce nom, le géomètre surtout, éprouve en face de son œuvre la même impression que l’artiste ; sa jouissance est aussi grande et de même nature. Si je n’écrivais pas pour un public amoureux de la Science, je n’oserais pas m’exprimer ainsi; je redouterais l’incrédulité des profanes. Mais ici je puis dire toute ma pensée. Si nous travaillons, c’est moins pour obtenir ces résultats positifs, auxquels le vulgaire nous croit uniquement attachés, que pour ressentir cette émotion esthétique et la communiquer à ceux qui sont capables de l’éprouver.

Cette émotion, les œuvres inspirées par les deux tendances opposées peuvent également nous la procurer. Si nous aimons à gravir les cimes d’où nous découvrons de larges horizons, notre admiration est-elle moindre devant les ouvrages accomplis de la statuaire grecque ? C’est à ces chefs-d’œuvre que font penser les Mémoires d’Halphen, où il semble qu’on ne pourrait changer un seul mot sans en détruire l’harmonie.

Avouerai-je que je l’ai souvent envié ? Je n’ai jamais terminé un travail sans regretter la façon dont je l’avais rédigé ou le plan que j’avais adopté. Voilà une impression qu’Halphen n’a jamais connue.

Mais à quoi bon insister ? ce plaidoyer est bien inutile. Que celui qui est suffisamment familier avec les mathématiques lise les ouvrages d’Halphen, il verra à quel point, en étant complet et parfait, on peut rester original et pénétrant ; il verra que ce puissant génie a accru le domaine de l’Analyse, non seulement en profondeur, mais encore en étendue.

La netteté de son esprit avait fait de lui non seulement un géomètre de premier ordre, mais un écrivain d’un réel mérite. Aussi pouvait-il être goûté de ceux mêmes qui sont restés étrangers aux progrès des Sciences mathématiques. Tout le monde ne le sait pas, mais ses Confrères de l’Institut, qui ont entendu ses remarquables Rapports, ne peuvent l’ignorer.

Les Notices scientifiques que publient les candidats à l’Académie ne sont d'ordinaire que de sèches nomenclatures, et les Académiciens ne les lisent que par devoir. Celle d’Halphen, je ne crains pas de le dire, est écrite avec autant d’esprit que de logique, et sa lecture a été un plaisir même pour les savants adonnés à des études très différentes.

TISSERAND[4]

Messieurs,


Le deuil du Bureau des Longitudes sera douloureusement ressenti par tous ses Membres. Ils n’étaient pas seulement les collègues de Tisserand : tous étaient ses amis ; tous appréciaient la sûreté de ses relations, la parfaite égalité de son humeur ; tous aimaient son influence qu’il exerçait toujours si discrètement.

À ces souvenirs se joignent, pour moi, ceux, tout chauds encore, d’une étroite intimité.

La catastrophe a été si soudaine, la vérité est si cruelle que l’esprit se refuse à la comprendre tout entière. Et, après trois jours écoulés, nous ne pouvons encore croire que nous ne retrouverons plus l’appui de sa bonté douce, de son ferme jugement, de son calme bon sens, que nous ne verrons plus son visage s’éclairer de la bienveillante finesse de son sourire, que nous n’entendrons plus sa parole, souvent piquante, sans être jamais caustique.

M. Tisserand a débuté dans la Science par une thèse sur la Méthode de Delaunay. Mieux que l’inventeur, peut-être, il en a compris la véritable portée. Il a vu qu’elle ne s’applique pas seulement à la Lune, mais à la grande inégalité de Jupiter et de Saturne, au mouvement d’Hypérion, à celui des petites planètes.

Il entrait dans une voie où il devait rencontrer toute une moisson de découvertes.

Ainsi, dans certains cas rebelles aux anciens procédés, la stabilité du système n’était pas démontrée : une Note des Comptes rendus a levé les derniers doutes. Les moyens sont simples, le travail est court, mais les résultats sont considérables : les méthodes plus ambitieuses n’y ont rien ajouté d’essentiel.

Le criterium de Tisserand, précieux pour les astronomes, leur permet de suivre l’identité d’une comète à travers tous les changements que l’action de Jupiter fait subir à son orbite. L’idée n’est pas moins simple qu’ingénieuse.

Toujours en effet le but semble atteint sans effort. C’est sans doute pour cela que la modestie était, chez Tisserand, si naturelle, si exempte d’affectation.

Il s’occupait d’ailleurs des questions les plus intéressantes et les plus diverses, de la libration de la Lune, de son accélération séculaire, de l’équation différentielle dite de Gyldén.

Tantôt il développait la fonction perturbatrice dans le cas d’une forte inclinaison, forgeant ainsi un instrument pour l’étude de Pallas et des comètes périodiques.

Tantôt il discutait les lois d’attraction qu’on a voulu substituer à celle de Newton et, en particulier, la loi électrodynamique de Weber.

Tantôt il mettait en évidence, par la seule puissance du calcul, l’aplatissement de Neptune, que les lunettes ne peuvent déceler, et, à des distances plus prodigieuses encore, celui d’Algol, qui ne nous apparaît que comme un point lumineux immobile.

Son Traité de Mécanique céleste sera pour nous et pour nos successeurs ce qu’a été pour nos pères le Livre de Laplace : un résumé fidèle et complet de l’état de la Science, résumé où les découvertes personnelles de Tisserand occupent une large place.

Par l’élégance, la concision, la clarté, l’ampleur, ce grand Ouvrage n’est pas indigne de son immortel modèle.

Le dernier volume a paru, il y a quelques mois ; il est heureux pour la Science que notre Collègue ait eu le temps d’achever son œuvre. Mais pourquoi faut-il qu’il n’ait pu jouir du repos relatif qu’il avait si bien gagné après cet immense labeur !

Tisserand nous appartenait depuis 1878. Secrétaire du Bureau pendant de longues années, il nous a apporté dans ces fonctions ses habitudes de conscience et de tranquille régularité et les précieuses qualités de son style limpide et net. Cette année, il avait été appelé à la vice-présidence.

Le public lisait avec plaisir les notices qu’il nous donnait pour l’Annuaire, et où se retrouvait l’admirable professeur dont une autre voix vous a parlé.

Citons les Notices sur les perturbations, sur la mesure des masses en Astronomie, sur la Lune et son accélération séculaire, sur les planètes intramercurielles.

Il y a quelques jours, il nous lisait encore un travail qui sera imprimé dans le prochain Volume de l’Annuaire et où il exposait nos connaissances sur le mouvement propre du Soleil.

En revoyant son nom, il nous semblera qu’il est encore des nôtres ; que dis-je, il en sera toujours, car la mémoire de l’homme, de l’ami fidèle ne périra pas avant qu’ait disparu le dernier de ceux qui l’ont connu ; celle du savant vivra éternellement.

Messieurs[5],


Il y a trois ans déjà que les amis de Tisserand étaient réunis autour de sa tombe, et en nous retrouvant ici, prêts à lui rendre un nouvel hommage, il nous semble encore que notre perte est d’hier : tant est restée vivante pour nous l’image de sa tranquille et bienveillante physionomie, traversée souvent de la douce malice d’un sourire, tant est vif encore le souvenir de sa parole dont la fine ironie ne blessait jamais !

J’avais l'honneur d’être deux fois son collègue : au Bureau des Longitudes et à la Faculté des Sciences de Paris, et je voudrais rappeler la trace qu’il a laissée dans ces deux Corps savants.

Partout ses collègues appréciaient la parfaite constance de son humeur ; ils aimaient l’influence conciliante de sa modération et de son calme bon sens ; ils recherchaient ses conseils toujours dictés par un jugement droit et ferme.

Nos étudiants, eux aussi, voyaient en lui un guide que tous acceptaient sans peine parce qu’il ne s’imposait à personne.

Il leur a toujours témoigné, comme à tous ceux qui l’entouraient, une bienveillante et délicate sollicitude, non celle qui se répand en protestations, mais celle qui, discrète et efficace, sait soutenir et conseiller. Il les recevait avec cette tranquille simplicité que le succès, les honneurs, la gloire même n’avaient jamais pu altérer.

II


Tisserand fut reçu à l’École Normale en 1863, à l’âge de dix-huit ans ; attiré de bonne heure par la Science du Ciel, il entra à l’Observatoire en sortant de l’École.

Il se fit bientôt connaître comme théoricien et comme observateur, et, en 1873, il fut appelé à la direction de l’observatoire de Toulouse.

Enfin, en 1878, ses travaux recevaient une triple récompense : il était élu membre de l’Académie des Sciences, membre du Bureau des Longitudes et il entrait à la Faculté des Sciences de Paris en qualité de professeur suppléant. Bien qu’il n’eût que trente-trois ans, sa rapide élévation n’étonnait que lui.

Au Bureau des Longitudes, il remplit longtemps les fonctions de Secrétaire. Il fut chargé, en outre, de poursuivre l’Œuvre inachevée de Delaunay et de reprendre les tables de la Lune ; il eut le temps de terminer la partie la plus difficile de cet immense travail. Son autorité dans nos conseils grandissait de jour en jour, et, au moment où la mort nous l’a enlevé, ses collègues allaient le porter à la présidence par leurs suffrages unanimes.

À la Faculté des Sciences, il enseigna d’abord la Mécanique rationnelle comme suppléant de Liouville. Dans cet enseignement, qui s’adresse à des débutants, on ne peut réussir que grâce à d’éminentes qualités de clarté et de méthode. Son succès fut complet.

D’ailleurs, il passa bientôt à la chaire de Mécanique céleste où l’appelaient sa compétence et ses études de prédilection. Pendant de longues années, trop courtes, hélas ! pour l’astronomie française, il y prodigua les trésors de sa science et éclaira d’une lumière calme et constante le chemin qui conduit aux plus hautes vérités.

Il aimait cet enseignement qu’il ne voulut pas quitter quand il fut nommé directeur de l’Observatoire de Paris.

D’autres vous diront les services qu’il a rendus à l’Astronomie d’observation, à la tête de deux grands établissements, et dans ses missions au Siam, au Japon, à la Martinique. Mais c’est l’Astronomie théorique qu’il a surtout cultivée et je suis forcé de m’étendre longuement sur cette partie de son œuvre.

III


Delaunay avait le premier rompu avec les traditions anciennes de la Mécanique céleste et abandonné des procédés devenus impuissants en face des problèmes plus délicats qui restaient à résoudre.

Peut-être, toutefois, n’avait-il pas aperçu toute la portée de sa découverte ; en la rattachant à des principes plus généraux, Tisserand l’éclairait d’un jour nouveau, et il allait en tirer un parti inattendu.

L’inventeur n’avait appliqué sa méthode qu’à la Lune ; la thèse de Tisserand a pour but de l’étendre à la grande inégalité de Jupiter et de Saturne ; mais elle fait entrevoir bien d’autres applications.

L’un des plus beaux titres de gloire des fondateurs de la Mécanique céleste, un de ceux auxquels ils attachaient le plus de prix, c’est la démonstration de la stabilité du Système solaire.

Dans certains cas, pourtant, cette démonstration restait en défaut et les effets perturbateurs, loin de se balancer, semblaient d’abord s’accumuler. C’est ce qui arrivait, par exemple, pour la planète Hécube et pour certains satellites de Saturne.

Par une modification judicieuse et ingénieuse de la méthode de Delaunay, Tisserand a triomphé des dernières difficultés.

Ces recherches sont condensées dans une série de courtes Notes qui ont paru dans les Comptes rendus ou dans le Bulletin astronomique. Dans l’étroit espace que ces recueils lui réservaient, l’auteur a su tout dire, et tout dire clairement.

On dirait qu’il y a exprimé tout le suc de ces nouvelles méthodes, dont l’exposition complète remplit de gros volumes. Dédaigneux d’un appareil mathématique inutile, il va droit au point essentiel et néglige ce qui n’est qu’accessoire.

Quand une comète approche d’une grosse planète, son orbite est profondément modifiée. Tisserand nous a appris, par exemple, comment ces astres errants, capturés par Jupiter ou Saturne, sont contraints d’abandonner leur course vagabonde pour devenir des satellites du Soleil.

Pourrons-nous, à travers de tels changements, suivre leur identité ?

Quel moyen de savoir si l’on a affaire à un astre nouveau ou à une comète déjà connue dont quelque planète a troublé la marche ? Ce moyen, Tisserand nous l’a donné ; il est très simple, mais personne n’y avait pensé ; aujourd’hui tous les astronomes se servent de ce qu’ils appellent le criterium de Tisserand.

Je ne puis songer à analyser ici tous les travaux que notre regretté collègue a consacrés aux points les plus délicats et les plus divers de l’Astronomie théorique, à la discussion de la loi de Weber, qu’on a voulu substituer à celle de Newton, aux perturbations des astres à forte inclinaison, comme sont Pallas et les comètes, à la détermination des orbites, à l’anneau de Saturne, à la théorie de la Lune, à l’origine des comètes, à la figure des corps célestes, à la constitution interne de la Terre…

Je m’arrête, une simple énumération serait encore trop longue.

Je dirai un mot seulement d’une de ses dernières Notes, non qu’il y ait consacré beaucoup de temps, ni qu’elle tienne une place notable dans son Œuvre par son importance, ou son étendue, mais parce qu’elle caractérise bien la puissance de son analyse.

La planète Neptune est trop éloignée pour que le télescope puisse nous faire connaître sa forme : Tisserand l’a déterminée par le calcul. Encore connaissait-il le mouvement du satellite ; mais il a fait plus. À des distances bien plus prodigieuses encore, Algol n’apparaît dans nos lunettes que comme un point lumineux ; son satellite n’est même pas visible ; et pourtant, en quelques lignes de calcul, Tisserand a déterminé l’aplatissement de cette étoile.

Dans tous ses écrits, nous retrouvons l’admirable professeur dont nos étudiants aimaient la parole.

Qu’il s’adresse aux savants, comme dans ses Mémoires ; aux débutants, comme dans ses Exercices d’Analyse ; ou que, dans l’Annuaire du Bureau des Longitudes, il écrive des Notices pour un grand public, avide de vérité, mais ignorant des Mathématiques, il sait parler à chacun le langage qui peut être compris et goûté.

Ils sont rares ceux qui réunissent toutes ces qualités : profondeur de la pensée, lucidité de l’exposition, ardeur qu’aucun travail ne peut rebuter ; c’est pourquoi lui seul pouvait entreprendre et mener à bien la grande œuvre de sa vie : son Traité de Mécanique céleste.

Quand, au commencement de ce siècle, Laplace écrivait son immortel Ouvrage, il nous donnait un résumé fidèle et complet de l’état de l’Astronomie mathématique.

Les progrès de la Science ont été d’abord assez lents et le monument élevé par Laplace n’a longtemps reçu que de légères additions qui n’en rompaient pas l’ordonnance.

Il y a quinze ans, il n’en était déjà plus de même, et la Mécanique céleste attendait, pour ainsi dire, un nouveau Laplace, qui sût, non certes, faire oublier le premier ni dispenser de le lire, mais le compléter et continuer son Œuvre.

Tisserand ne croyait certainement pas avoir égalé son modèle ; et pourtant sa modestie avait peut-être tort. Si Laplace a des qualités propres, qui ne seront jamais surpassées, par exemple je ne sais quelle ampleur de pensée et de style, Tisserand ne le rappelle-t-il pas par la concision et l’élégance ? et même ne l’emporte-t-il pas sur lui par la clarté de son exposition que le lecteur suit sans fatigue ?

D’ailleurs, ce ne sont là que des nuances, et je donnerais une impression plus juste en disant simplement : c’est le livre que Laplace aurait écrit s’il avait vécu de nos jours.

Heureusement pour nous, Tisserand eut le temps d’achever ce livre ; mais il ne devait pas, hélas, jouir longtemps de la satisfaction de la tâche accomplie.

Il fut frappé debout, en pleine vigueur, en pleine activité. À trois heures, il était à l’Académie, au milieu de ses confrères ; le soir même, il n’était plus.

Ne songeons pas trop à ce qu’il aurait pu faire encore, à tous ces espoirs que la mort a brutalement anéantis ; consolons-nous plutôt en pensant qu’il n’a pas péri tout entier et que son action lui a survécu.

C’est qu’en effet ses écrits n’étaient qu’une partie de son Œuvre ; c’était celle qui frappait le plus les yeux, mais ce n’était peut-être ni la plus importante, ni la plus durable.

Il agissait aussi, il agit encore par son influence, non seulement par l’influence lointaine de ses idées qui se fait sentir bien au delà de nos frontières, mais par cette influence personnelle que savent seuls exercer ceux dont le cœur ne le cède pas à l’esprit.

Il attirait les jeunes gens ; aux plus avancés, il ouvrait les colonnes du Bulletin astronomique, ce recueil qu’il avait fondé ; il encourageait les autres par son accueil bienveillant, il les soutenait par son constant appui

Il préparait ainsi des recrues pour l’armée du travail, en vue des combats de l’avenir. Ceux qui n’ont pas cette prévoyance et qui s’absorbent tout entiers dans leurs travaux personnels ne font pas assez pour la Science. La mort interrompra leur œuvre qui restera inachevée.

La mort, au contraire, n’a pas pris Tisserand au dépourvu ; il a semé, nous récolterons.

BERTRAND[6]

Mon cher Maître,


La Société mathématique de France m’a fait un honneur dont je lui suis profondément reconnaissant : elle m’a chargé d’être auprès de vous son interprète et de vous apporter ses respectueuses félicitations.

C’est un jour de fête aussi pour elle ; non seulement parce que presque tous ses membres sont vos élèves, mais parce que votre nom lui appartient. Il est à elle doublement, et nous en sommes fiers, depuis le jour où vous avez accepté le titre de membre honoraire du Conseil.

Il y a vingt ans que vous êtes des nôtres ; vous étiez déjà illustre alors, et depuis longtemps, car vous l’avez été de bonne heure.

C’était justice. — L’algèbre vous devait de beaux théorèmes sur les groupes de Galois, la géométrie d’importants travaux sur la théorie des surfaces, la mécanique d’ingénieuses applications de la méthode de Jacobi.

Et ces innombrables petits problèmes résolus au jour le jour et si élégamment que l’on songe aux Éléments d’Euclide et au livre des Principes !

Et ce grand Traité de calcul différentiel et intégral, si précieux pour tous les analystes !

J’allais oublier vos idées sur la similitude en mécanique, idées simples et fécondes qui devaient engendrer bientôt le système moderne des unités électriques. C’est là un enfant qui, malgré ses retentissants succès, ne vous a peut-être pas toujours donné complète satisfaction, mais que vous chercheriez vainement à renier.

Qu’on me permette d’insister un peu plus sur les recherches plus récentes que vous avez achevées depuis que vous nous appartenez, sur ces travaux dont les habitués du Collège de France ont eu la primeur, mais que vous avez bientôt livrés au grand public.

Vos leçons sur la thermodynamique et l’électricité nous ont fait connaître de nouvelles qualités de votre libre esprit. Vos devanciers, pressés de construire, s’étaient peut-être contentés à trop peu de frais ; ils avaient quelquefois affirmé trop vite, et beaucoup de leurs assertions, trop longtemps indiscutées, étaient déjà sur le point de devenir articles de foi, quand votre pénétrante critique nous a heureusement ramenés à ce demi-scepticisme qui est pour le savant le commencement de la sagesse.

Vous avez toujours eu une sorte de prédilection pour le calcul des probabilités, sans doute en souvenir de ses illustres fondateurs, de Pascal d’abord, et de ces géomètres du dix-huitième siècle, vers qui vous pousse une secrète sympathie. Cependant vous ne pouvez partager leur naïve confiance dans l’instrument qu’ils ont créé. Vous savez trop bien qu’ils n’ont pu soumettre à la règle de fer du calcul ce qui est, par essence, si incertain et si fugitif, qu’à force d’accumuler les hypothèses tacites. Ces hypothèses, souvent arbitraires, vous les avez dénoncées impitoyablement, portant vous-même de rudes coups à la science que vous aimez.

Vous ne nous avez jamais été infidèle, malgré l’attrait qu’exerçaient sur vous d’autres études ; et dans les moments mêmes où vous paraissiez vous y absorber tout entier, un livre nouveau venait de temps en temps nous montrer que vous ne nous aviez pas oubliés. C’est ainsi que vous avez parcouru d’une frontière à l’autre, de l’algèbre à la physique, ce vaste domaine des mathématiques qui nous semble tout un monde, à nous autres géomètres, et qui n’est pourtant qu’une des provinces visitées par votre universelle curiosité.

Vivant dans la familiarité des maîtres d’autrefois, de ces Descartes, de ces d’Alembert, de ces Laplace dont vous parlez naturellement la langue, vous avez hérité de leur limpide bons sens, de leur logique simple et droite, de ces qualités que nous aimons parce qu’elles sont celles de notre race.

Comme eux, vous avez toujours cru que la pensée peut être profonde sans que le style cesse d’être clair et la forme attrayante. Dédaigneux des subtilités, vous n’aimez que ce que nos pères appelaient la Raison ; tout ce qui est obscur ou confus vous irrite.

Le temps n’est plus où tous les hommes éclairés étaient français par l’esprit ; mais si nous voulons conserver notre place, il faut que nous restions nous-mêmes ; aussi devons-nous vous être reconnaissants de l’exemple que vous nous donnez, vous qui êtes resté le plus français de tous nos géomètres.

BERTHELOT



Les premiers travaux de Berthelot ont eu pour objet la synthèse des composés organiques. Avant lui, on distinguait deux domaines absolument étrangers l’un à l’autre, celui de la chimie minérale et celui de la chimie organique. Entre les deux, une barrière infranchissable ; il existe, croyait-on, certains corps que la vie peut seule créer. Tels sont les sucres et les alcools. Tout ce que le chimiste peut faire, c’est de les extraire des végétaux ou des cadavres des animaux. Berthelot ne voulut pas s’arrêter devant cette barrière et il parvint à la renverser. Il part des éléments, du carbone, de l’hydrogène, de l’oxygène. Grâce à l’effluve électrique, il combine le carbone à l’hydrogène, et il obtient l’acétylène ; de l’acétylène, il passe à la benzine ; puis il produit d’autres carbures et même de l’alcool. La voie était ouverte; on l’a suivie depuis et on a été beaucoup plus loin.

Dans ces recherches de synthèse, il avait en sans doute des précurseurs, mais il est le premier qui ait entrepris systématiquement la construction des corps organiques en partant des éléments.

Ce n’était pas encore créer la vie, et il ne semble pas que nous soyons près d’un semblable résultat ; c’était seulement créer sans la vie ce qu’on croyait que la vie seule pouvait faire.

C’était cependant briser l’une des cloisons par lesquelles l’ignorance voulait diviser le monde en compartiments étanches ; l’univers semblait faire un pas vers l’unité. Berthelot sans doute se réjouissait à la fois de sa découverte et de l’appui qu’il croyait y trouver en faveur de ses convictions. Pasteur, au contraire, se réjouissait quand il avait montré ou cru montrer que la vie seule peut produire le pouvoir rotatoire. Il était de l’autre côté de la barricade.

On doit se féliciter qu’il y ait des savants de génie des deux côtés de la barricade, quand ce sont des hommes d’une absolue bonne foi. C’est tantôt un parti, tantôt l’autre qui remporte une victoire ; mais chacune de ces victoires est une conquête pour la science, puisque c’est un fait nouveau.

La thermochimie a occupé Berthelot pendant de longues années. Toute réaction dégage ou absorbe de la chaleur, et il importe de connaître la quantité de chaleur produite puisque, plus elle sera grande, plus la réaction sera facile.

Les théories de Berthelot sur ce point ont été fort critiquées ; quelle est la théorie qui ne l’a pas été ou qui ne le sera pas, et même qui ne le sera pas à juste titre ? Nous ne devons donc pas nous étonner que les théories thermochimiques aient évolué et qu’elles n’aient pu conserver leur forme primitive. L’essentiel c’est qu’elles aient vécu, qu’elles aient fait prévoir certains faits et même que, par les travaux qu’elles ont suscités, elles aient fait découvrir d’autres faits qu’elles n’avaient pas prévus. Le rôle des théories, ce n’est pas d’être vraies, c’est d'être utiles.

Et ici que de résultats, combien de données numériques accumulées, quelles élégantes méthodes expérimentales ! Que de faits nouveaux, et, ce qui n’est pas à dédaigner, ces faits ne sont pas isolés, grâce à la théorie de Berthelot : ils sont ordonnés, au lieu de former un immense chaos. De sorte que, quand elle devra faire place à une théorie plus compréhensive, ils trouveront tout naturellement dans ces cadres nouveaux la case qui leur convient.



Les travaux de Berthelot sur les explosifs se rattachent naturellement à ses idées sur la thermochimie. À la suite de nos désastres, la France avait besoin du dévouement de ses enfants ; aucun ne songeait alors à le lui marchander, et Berthelot mit au service de la patrie toutes les ressources de son génie.

On avait commencé à produire des engins d’une formidable puissance, mais dont les effets paraissaient capricieux et mystérieux. Hélas ! tous les mystères ne sont pas encore éclaircis et de temps en temps quelque catastrophe vient nous en avertir.

Cependant les lois générales sont trouvées et elles permettent un emploi rationnel des explosifs ; elles ne l’étaient pas il y a trente ans, et, si elles le sont aujourd'hui, c’est grâce à Berthelot et à son collaborateur M. Vieille. Qu’est-ce que l’onde explosive ? De quoi dépend sa vitesse de propagation. Il n’est pas nécessaire d’insister pour faire comprendre combien ces problèmes étaient difficiles et combien ils étaient importants. Ces phénomènes sont malaisée à saisir parce qu’ils sont très rapides et parce qu’ils brisent tout sur leur passage; il faut imaginer des instruments assez délicats pour les fixer et capables cependant de résister à leur action destructive.

L’étude de la chimie végétale a beaucoup préoccupé Berthelot. Les corps vivants font aussi de la synthèse organique ; ils puisent des matériaux dans le monde minéral où ils sont plongés et ils s’en servent pour fabriquer des composés plus complexes. Par quel mécanisme ? Et, en particulier, d’où tirent-ils l’azote ? Ils ont à leur disposition un réservoir immense de ce gaz qui est l’atmosphère ; mais savent-ils s’en servir, ou ne peuvent-ils utiliser, comme on l’a cru longtemps, que l’azote déjà combiné ? La question paraît résolue aujourd’hui et il semble que les plantes empruntent directement l’azote à l’atmosphère par deux procédés, où le rôle des microorganismes est prépondérant. Les expériences de Berthelot ont mis l’un d’eux en évidence et montré l’importance des microbes contenus dans la terre végétale.

On trouvait chez Berthelot ce qu’on ne trouve plus guère chez les savants d’aujourd’hui, ce qu’on ne trouvera peut-être plus du tout chez les savants de demain : une connaissance approfondie des langues classiques et de l’antiquité.

C’est grâce à cela qu’il ne fut pas seulement un savant, mais aussi un historien de la science ; il nous a fait connaître les anciens alchimistes, ceux de la Grèce et ceux du moyen âge ; il nous a montré comment la science est née de la magie et combien elle a eu de peine à se séparer de sa mère.

Ces vieux textes, dont les auteurs ne se sont pas toujours souciés d’être clairs, n’exigent pas seulement pour être compris des connaissances philologiques ; ils ne sont accessibles qu’à un savant ; les traductions que nous en ont données les profanes ne sont pas plus intelligibles que l’original. Un homme comme Berthelot, à la fois chimiste et grécisant, pouvait seul résoudre ces problèmes.

Ils l’ont beaucoup intéressé dans les dernières années de sa vie. Pour faire revivre la chimie des anciens, il a analysé des métaux et divers produits industriels remontant aux premières dynasties égyptiennes. Quelques semaines avant sa mort, il se préoccupait de faire revenir du Maroc des manuscrits où se trouvent reproduits les écrits de quelques alchimistes arabes.

Enfin Berthelot fut un grand philosophe ; dans tout ce qu’il a fait, on retrouve des traces de cette tendance. C’est par là que son œuvre est grande et c’est par là aussi que l’homme était encore plus grand que l’œuvre.

Il avait foi en la science ; non qu’il attendit d’elle des dogmes immuables ; il savait que nous ne pouvons rien savoir que de relatif et que toute notre science ne peut être qu’un perpétuel devenir. Mais il croyait que devant elle s’ouvre un champ illimité et qu’il n’est pas dans ce champ de partie si éloignée qu’elle ne puisse atteindre un jour, pour peu qu’on lui en laisse la liberté. Cette liberté il la voulait entière et absolue. Il était resté fidèle aux doctrines qui faisaient l’objet de ses conversations de jeunesse avec son ami Renan et que celui-ci a exposées dans l’Avenir de la science.

Il croyait non seulement que la science est grande et qu’elle est belle, mais aussi qu’elle est bonne ; je veux dire qu’elle est capable de rendre l’homme meilleur. Ceux qui la cultivent pour elle-même se sentiront purifiés par ce culte désintéressé. Ceux qui ne peuvent en voir qu’une partie et qui n’en connaissent que quelques applications gagneront aussi à sentir, plus ou moins confusément, qu’il y a quelque chose de plus grand que les intérêts matériels de tous les jours, qui peut servir ces intérêts, mais qui n’est pas fait uniquement pour les servir. Leur faire comprendre cela, se sera toujours un triomphe de la pensée sur la matière.

FAYE[7]

La Société était en vacances quand elle a perdu un de ses fondateurs, un des hommes qui lui faisaient le plus d’honneur ; c’est donc aujourd’hui seulement, après près de trois mois écoulés, que nous pouvons saluer la grande figure qui vient de disparaître et rendre hommage à la mémoire de celui qui a tant fait pour nous. Je n’ai pas l’intention de vous donner une biographie complète de M. Faye, ni une analyse détaillée de ses travaux. Le temps me manquerait pour retracer dignement une vie si longue et si bien remplie. Aussi, dans l’impossibilité de tout dire, je serai très bref.

Depuis un an, la Société a été cruellement éprouvée ; deux de nos anciens présidents nous ont été enlevés, l’un, M. Cornu, en pleine jeunesse, en pleine santé apparente, par une catastrophe soudaine et imprévue ; l’autre, arrivé au terme d’une longue et glorieuse carrière et après une belle vie consacrée au culte de la Science. Mais en le voyant si vert et toujours si pareil à lui-même, nous nous étions tout doucement habitués à penser que la mort l’avait oublié, de sorte qu’à la fin, le second malheur qui nous a frappés ne nous a pas moins surpris que le premier.

Plus que personne, M. Faye était capable de ces patients travaux de précision qui s’imposent à tous les astronomes et, sous ce rapport, il a fait ses preuves ; mais ce que nous devons surtout voir en lui c’est un semeur d’idées ; c’est par là avant tout que sa mémoire vivra. Beaucoup n’estiment que les résultats qu’ils appellent solides et font peu de cas de ces édifices qu’ils jugent trop brillants pour n’être pas fragiles. Ils ont tort : d’abord les idées de M. Faye vivront longtemps et tout nous porte à penser qu’elles ont hérité de la robuste santé et de la longévité de leur père. Et puis, si elles doivent un jour disparaître, puisqu’enfin nous sommes tous mortels, croit-on qu’elles ne laisseront rien derrière elles et qu’il ne restera rien de tout le mouvement qu’elles auront soulevé ? De même que l’humanité est immortelle, bien que les hommes subissent la mort, de même la vérité est éternelle, bien que les idées soient périssables, parce que les idées engendrent les idées, comme les hommes engendrent les hommes.

Pour ces idées, il a combattu jusqu’au dernier jour avec une ardeur que l’âge n’avait pas affaiblie. Dans ce corps qui ne vieillissait que lentement, l’âme semblait incapable de vieillir. C’est qu’il croyait en ses idées et qu’il les aimait, et c’est la foi et l’amour qui font les âmes jeunes. Voilà pourquoi il a pu donner à tant de générations précocement désabusées le bon exemple de la jeunesse.

Il aimait la lutte et ses cheveux étaient depuis longtemps blanchis qu’il se précipitait au combat, non avec l’âpre énergie du Titan qui raidit tous ses muscles, mais avec la confiance souriante d’un Olympien bon enfant. Si les discussions étaient vives, jamais ses coups n’étaient dirigés contre les personnes. Aussi s’est-il battu toute sa vie sans se connaître un ennemi.

Et quand il s’égara un moment dans la politique, à une époque de passions violentes, il sut désarmer les haines de ses adversaires ; ou plutôt il n’eut pas besoin de les désarmer, elles semblèrent l’ignorer et tous les coups s’écartèrent devant lui.

D’où lui venait ce singulier privilège ? Son secret est bien simple : il a rencontré partout la bienveillance, parce qu’il a toujours été bienveillant pour tous. Je ne dis pas seulement courtois : la courtoisie est un fruit de l’éducation ; son universelle sympathie était un don de la nature, et elle était écrite de tels traits sur son aimable physionomie, que le plus humble débutant l’abordait avec confiance.

Les candidats à qui il refusait sa voix n’avaient pas le courage de lui en vouloir et se retiraient charmés de son accueil.

Faye naquit en 1814 ; il entra à l’École polytechnique en 1832. C’était une époque de convictions ardentes et généreuses. L’École était encore toute fière du rôle qu’elle avait joué pendant « les trois Glorieuses » ; les lauriers de leurs anciens empêchaient les conscrits de dormir. Si l’on en croit la légende, Faye fut renvoyé de l’École pour avoir combattu au cloître Saint-Merry. C’est peut-être après tout le plus grand service que le roi Louis-Philippe ait rendu à la Science. Qui sait si Faye n’eût pas plus longtemps hésité à trouver sa voie, ayant devant lui une carrière toute tracée, si la bureaucratie n’eût pas étouffé son génie naissant… À vrai dire, je ne le crois pas ; toujours est-il qu’il n’eut pas à se plaindre de l’inflexible rigueur du gouvernement de juillet.

Il alla d’abord en Gascogne, où il s’occupa de la fertilisation des Landes.

Fils d’un ingénieur des Ponts et Chaussées, il fut initié par son père à ce genre de travaux. Il alla ensuite en Hollande, où, comme en Gascogne, il s’agissait de fixer les dunes par des plantations de pins. Ce voyage joua un grand rôle dans sa vie, c’est là qu’il rencontra celle auprès de qui il devait passer tant d’années heureuses et dont l’image nous semble aujourd’hui inséparable de la sienne.

Je n’hésite pas à le dire, madame Faye doit avoir une part de notre reconnaissance. C’est le bonheur en effet qui a donné à l’illustre savant son éternelle jeunesse, c'est le bonheur qui lui a fait cette santé morale grâce à laquelle il a triomphé de tant d’obstacles.

Nous n’avons donc pas à regretter que sa vocation astronomique ne se soit pas révélée tout de suite. Elle ne se fit pas attendre longtemps d’ailleurs et bientôt, par la protection d’Arago, il entrait à l’Observatoire. Une découverte importante ne tarda pas à appeler l’attention sur son nom. On ne connaissait encore qu’un petit nombre de comètes périodiques. M. Faye en découvrit une dont il calcula complètement l’orbite. Elle a reçu son nom et est bien connue de tous les astronomes.

D’autres travaux ne tardèrent pas à confirmer les espérances que ce premier succès avait fait concevoir et à trente-deux ans, le jeune savant vit les portes de l’Académie s’ouvrir devant lui.

Il est temps de dire quelques mots des idées de M. Faye et de ses principales théories, et il est juste de commencer par ses recherches sur la constitution du Soleil.

Depuis qu’on a observé le Soleil, les opinions sur sa nature se sont réparties en deux groupes ; les uns y voulaient voir un noyau incandescent entouré d’une atmosphère plus froide où flottaient des nuages qui produisaient les taches ; les autres pensaient au contraire que le Soleil est formé d’un noyau obscur entouré d’une atmosphère remplie de nuages lumineux, la photosphère ; les taches ne sont que des trous qui se produisent dans la photosphère et à travers lesquels on voit le noyau sombre.

À cette époque, grâce surtout à Arago, la seconde de ces doctrines avait triomphé de la première et vous savez que ce triomphe devait être définitif et que l’hypothèse du noyau incandescent était condamnée pour toujours. Il faut reconnaître pourtant que la théorie victorieuse se présentait sous une forme bien paradoxale et qu’il fallait toute l’autorité d’Arago pour la faire accepter. Par noyau obscur, en effet, Arago entendait noyau froid et noyau solide. « Si l’on me demandait, disait-il, si le Soleil est habité, je répondrais que je n’en sais rien, mais si l’on me demandait s’il est habitable, je répondrais oui. »

Faye introduisit dans cette théorie une modification qui faisait disparaître le paradoxe : le noyau solaire est relativement obscur, c’est entendu ; mais il n’est pas solide, il est gazeux ; il n’est pas froid, il est plus chaud que la photosphère elle-même. C’est ainsi que dans une flamme les parties les plus chaudes ne sont pas les plus lumineuses.

En même temps se trouvait éclairci un autre mystère de la Physique solaire. Cet astre déverse autour de lui des torrents de chaleur ; si le noyau était froid et si toute cette chaleur venait de la photosphère, comment les provisions accumulées dans une couche si mince ne seraient-elles pas promptement épuisées.

Si au contraire le noyau est chaud, très chaud, cette masse énorme peut contenir des réserves imposantes ; si elle les cède peu à peu à la photosphère elle peut maintenir celle-ci dans son état d’incandescence, malgré les pertes incessantes dues au rayonnement.

Comment se fait cet échange ? Faye a cherché heureusement à en rendre compte par le jeu alternatif des combinaisons et des dissociations chimiques. De là doit résulter également une circulation interne des gaz dont Faye s’est efforcé de pénétrer les lois. Il espérait rattacher ces lois aux principes généraux de la mécanique et expliquer par elles diverses circonstances de détail telles que l’inégalité de la rotation du Soleil aux diverses latitudes et la mystérieuse période des taches.

La théorie solaire de Faye est aujourd'hui universellement adoptée, du moins dans ses grandes lignes ; elle nous aide à comprendre les phénomènes du monde stellaire, tels que les étoiles variables à longue période et peut-être les étoiles temporaires.

Les comètes devaient également attirer l’attention de Faye et principalement ces singuliers appendices que l’on appelle queues. L’attraction newtonienne ne peut suffire à les expliquer et ils nous obligent à admettre l’existence d’une force répulsive. D’autres l’avaient dit avant Faye, mais il a trouvé tant d’arguments nouveaux à l’appui de cette opinion qu’il a beaucoup contribué à la faire triompher.

Quelle est maintenant la nature de cette force répulsive ? Bien des astronomes la regardaient comme électro-statique. Ce n’était pas l’avis de M. Faye ; pour lui c’était la chaleur du soleil qui devait repousser la matière subtile des comètes et, pour le prouver, il invoquait une expérience qui lui semblait mettre en évidence l’action répulsive des corps chauds. Aujourd’hui on n’est pas éloigné d’en revenir à cette manière de voir ; d’après la théorie de Maxwell, une source lumineuse doit repousser les corps légers et quelques physiciens prétendent avoir vérifié cette hypothèse par des expériences extrêmement délicates. S’il en était ainsi, l’idée triompherait, mais il faudrait admettre pourtant que l’expérience de M. Faye était fautive, car la force de Maxwell serait certainement beaucoup trop petite pour être décelée par les moyens dont disposait le savant astronome.

Il ne dédaignait pas non plus notre infime planète ; les cyclones dont notre atmosphère est le théâtre l’ont occupé bien des années. Ces phénomènes sont-ils dus à des mouvements ascendants qui deviennent circulaires par l’effet de la rotation terrestre ? Ou bien nous viennent-ils d’en haut après avoir pris naissance sur les bords des grands courants aériens supérieurs ? C’est cette dernière idée qu’a adoptée M. Faye ; parmi toutes celles qu’il a défendues, c’est certainement pour celle-là qu’il a rompu le plus de lances. Les discussions qu’il a soutenues à ce propos sont encore dans toutes les mémoires, et je ne veux pas y revenir.

Mais il aimait à insister sur les rapprochements qu’on pouvait faire entre ces phénomènes météorologiques et ceux qu’on observe à la surface solaire et qu’il connaissait si bien. Le parallélisme lui paraissait frappant. Les taches correspondaient aux cyclones et naissaient dans les mêmes zones que les cyclones terrestres ; la différence de rotation des divers parallèles solaires s’expliquait par des courants assimilables à nos alizés, dus à des causes différentes, sans doute, puisque les nôtres sont produits par la chaleur d’un soleil extérieur, mais dont sa théorie solaire lui semblait bien rendre compte.

Il s’intéressait beaucoup à la géodésie et il y trouva l’occasion d’une autre hypothèse féconde. On avait observé que les mesures du pendule donnaient toujours des résultats trop faibles sur les continents et trop forts sur les îles. Faye a donné de ce fait une formule frappante, tout se passe comme si les masses continentales n’existaient pas ; il en a donné en même temps une explication plausible. Les mers étant une cause de refroidissement, le globe se serait refroidi plus vite sous les mers ; la croûte solide serait donc plus épaisse sous les océans que sous les continents ; c’est ainsi que se seraient formées sous les continents des sortes de cloches où les gaz se seraient accumulés au-dessus de la masse liquide interne. Ces vides compenseraient alors l’effet de l’attraction des masses continentales. Cette hypothèse mérite en tout cas de fixer l’attention.

Je terminerai par les idées de Faye sur la cosmogonie. Pour Laplace, la nébuleuse primitive, se contractant par refroidissement, aurait abandonné successivement une série d’anneaux, la masse de chacun de ces anneaux se serait ensuite rassemblée et prenant la forme sphérique aurait donné naissance aux différentes planètes. Cette hypothèse rendait bien compte de la plupart des faits connus au commencement du dix-neuvième siècle : faiblesse des excentricités et des inclinaisons, mouvements directs des satellites, rotations directes des planètes. Malheureusement, un certain nombre de faits nouveaux vinrent troubler cette harmonie ; les satellites d’Uranus et de Neptune avaient un mouvement rétrograde ; en vain Laplace avait-il annoncé qu’on pouvait parier je ne sais combien de milliards contre un franc, que si on découvrait un astre nouveau son mouvement serait direct, il aurait perdu son pari. La découverte des satellites de Mars vint porter un nouvel accroc à la théorie et montrer la nécessité de la modifier.

M. Faye suppose qu’il s’est différentié dès l'origine, dans la nébuleuse primitive, des régions plus denses, qui sont devenues des centres d’attraction et autour desquelles la matière s’est progressivement condensée ; l’équilibre étant instable, ces différences se sont ainsi accentuées de plus en plus jusqu’à ce que, finalement, la totalité de la matière se soit réunie autour de ces centres de condensation.

Presque toute cette matière s’est naturellement rassemblée au centre de la nébuleuse, et c’est ce qui a produit le Soleil ; mais une partie cependant s’est dirigée vers des centres d’attraction secondaires, auxquels nous devons les planètes. Ainsi les planètes n’auraient pas été abandonnées par la nébuleuse ; elles seraient nées au sein de cette nébuleuse. D’abord peu distinctes, elles se seraient accrues et différentiées de plus en plus ; elles auraient circulé d’abord dans un milieu presque aussi dense qu’elles-mêmes ; puis ce milieu serait devenu de plus en plus subtil, jusqu’à se confondre avec ce que nous appelons aujourd’hui le « vide interplanétaire ».

Je ne veux pas exposer ici comment ces hypothèses expliquent non seulement les mêmes faits que celle de Laplace, mais encore ceux qui ont été découverts depuis. Je ne veux pas non plus en comparer le mérite avec celui des autres explications qui ont été proposées dans ces derniers temps, par MM. Wolf et de Ligondès. Toujours est-il que c’est grâce à M. Faye que les questions cosmogoniques, si longtemps délaissées, ont rencontré de nouveau l’attention qu’elles méritent.

On voit avec quelle prodigalité Faye a semé les idées nouvelles. Ce n’est pas là toute son œuvre, et je devrais parler par exemple du rôle qu’il a joué dans la préparation de toutes les grandes entreprises astronomiques et géodésiques : passage de Vénus, différences de longitude, mesure de la nouvelle méridienne de France, révision de l’arc de Quito.

Sa carrière fut heureuse. Ses beaux travaux et son talent étaient admirés de tous et son caractère désarmait les jalousies que ses succès auraient pu faire naître.

Il rentra comme professeur dans cette École polytechnique dont il avait été autre fois l’élève. Sa parole était goûtée de ses auditeurs ; car elle était claire et en même temps pittoresque.

Il fut recteur, inspecteur général de l’Université, et représenta longtemps l’Académie des sciences au Conseil supérieur de l’Instruction publique. S’il ne devint pas directeur de l’Observatoire, c’est qu’il aurait été obligé de se nommer lui-même, puisqu’il était ministre au moment de la mort de Le Verrier.

Il présida plusieurs années de suite le Bureau des longitudes et ce ne fut qu’à regret que cet établissement, pour se conformer à l’usage général, dut revenir au système du renouvellement annuel de son bureau. Enfin l’Association géodésique internationale l’avait choisi comme président perpétuel, et cette dignité lui était d’autant plus précieuse que c’était un honneur que les autres nations rendaient en sa personne à la Science française.

Quand, après avoir dépassé de dix ans le terme réglementaire dans son enseignement de l’École polytechnique, il ne crut pas que l’heure du repos avait sonné pour lui, et au lieu de demander une retraite qu’il avait bien gagnée, il voulut rester au Bureau des longitudes. Jusqu’à son dernier jour, il fut assidu aux séances et prit une part active aux délibérations.

Pendant toute sa longue vie, il n’a pas cessé de travailler.

POTIER

En 1903, la Physique fit une perte irréparable qui fut ressentie d’ailleurs par tous ceux qui s’intéressent soit à la science pure de l’Électricité, soit à ses applications industrielles : M. Potier, qu’une longue maladie tenait éloigné de nos réunions, mais dont les conseils nous étaient précieux, termina sa féconde et douloureuse carrière.

L’élévation et la justesse de son esprit lui avaient acquis une juste autorité dans tout ce qui touche à la philosophie naturelle ; sa bienveillance, sa modestie, son indifférence aux honneurs, la droiture de son caractère le faisaient aimer et estimer de tous ; enfin, dans ces derniers temps, la tranquille sérénité avec laquelle il supportait de cruelles épreuves physiques, l’effort incessant qui maintenait son âme debout sur les ruines de son corps, nous faisaient admirer son courage comme nous admirions déjà son talent.

Potier était entré à l’École Polytechnique en 1857, déjà licencié ès-sciences mathématiques ; il en sortit deux ans après comme Élève-Ingénieur des Mines. Il a rendu au Corps des Mines d’inappréciables services, non seulement par son enseignement à l’École des Mines, mais par ses travaux géologiques. Il était en effet aussi estimé des géologues que des physiciens. Pendant de longues années, à côté de MM. Michel Lévy et Bertrand, il a pris une part active aux travaux de la Carte Géologique détaillée de la France. Il n’est pas sans intérêt d’insister sur cette face de son talent ; les qualités de l’observateur ne sont pas toujours alliées à celles du mathématicien ; rappeler que ce même esprit qui s’élevait sans vertige jusqu’aux théories les plus abstraites de la physique mathématique, savait également débrouiller avec sagacité et patience les minutieux détails des formations géologiques, c’est, me semble-t-il, mieux le faire connaître, et mieux le faire comprendre ; c’est expliquer en effet comment ce physicien, plus théoricien qu’expérimentateur, a su montrer néanmoins un sens si vif et si juste de la réalité.

Potier a fait peu de travaux expérimentaux, et ceux qu’il a faits ont toujours été entrepris dans le but d’élucider quelques difficultés soulevées par ses recherches théoriques. Ses écrits doivent donc le faire ranger parmi les théoriciens. Combien pourtant il diffère des mathématiciens qui travaillaient au commencement du siècle dernier, et qui, pleins de confiance dans la force de l’analyse, perdaient souvent le contact de l’expérience. S’il expérimentait peu par lui-même, il suivait de près les expériences des autres, en étudiait minutieusement les détails, les critiquait judicieusement ; il se servait des abstractions, mais il ne vivait pas avec elles ; il vivait avec la matière. L’amitié de Cornu lui fut précieuse sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres.

Ses premiers travaux se rapportent à l’optique, où, après les découvertes de Fresnel, il restait un travail de coordination à accomplir. Les théories partielles de Fresnel, si fécondes entre ses mains, n’étaient pourtant pas toujours, ni complètes, ni tout à fait satisfaisantes pour l’esprit, ni immédiatement conciliables entre elles. Celle de la réflexion en particulier donnait prise à bien des objections. En partant d’une hypothèse très simple, en supposant que le passage d’un milieu à un autre ne se fait pas d’une façon brusque, mais par une couche de transition très mince, Potier a non seulement écarté les dernières objections, mais rendu compte de la polarisation elliptique observée dans la réflexion sur les corps transparents, phénomène qui avait vainement exercé la sagacité de Cauchy. Il a confirmé d’ailleurs par diverses expériences ses prévisions théoriques.

L’étude expérimentale de la réflexion métallique, soit par le moyen des anneaux colorés, soit par divers procédés d’interférence, est venue à l’appui de ces premières recherches. Elle a montré que, pour la réflexion métallique comme pour la réflexion vitreuse, l’introduction des vibrations longitudinales, conformément à la théorie de Cauchy, est absolument inutile et que l’hypothèse de la couche de transition explique tout d’une façon beaucoup plus simple.

Une question des plus délicates à également occupé Potier. L’aberration des étoiles fixes et les expériences de Fizeau nous montrent que l’éther n’est pas entraîné par la matière ; comment se fait-il alors que ce mouvement relatif de l’éther et du globe terrestre ne puisse être mis en évidence par aucune expérience d’optique ? Potier a fait faire à cette question un pas considérable ; et il a fallu attendre Lorentz pour qu’elle en fît un nouveau qui nous a tellement rapprochés de la solution que nous la touchons presque.

Les rapports de l’Optique et de l’Électricité devaient naturellement attirer l’attention de Potier, qui a beaucoup contribué à populariser Maxwell en France. Il se trouva donc amené à étudier la polarisation magnétique de Faraday ; après avoir vérifié la loi de Verdet, il a proposé une ingénieuse explication du phénomène, qui était fort plausible au moment où elle a été imaginée, mais qui paraît aujourd’hui devoir être abandonnée pour celle de Lorentz.

Dans le domaine électrique proprement dit, nous devons citer en première ligne les services qu’il a rendus à l’Exposition de 1881, dans les discussions qui ont précédé le choix d’un système d’unités électriques et dans l’étude expérimentale détaillée des appareils exposés : Nous mentionnerons ensuite ses recherches sur la théorie de la pile, sur la détermination de l’équivalent électrochimique de l’argent. Ce sont là des résultats théoriques, mais il y en a d’autres qui intéressent plus directement l’industriel, comme ceux qui se rapportent aux machines à courant continu et à la réaction d’induit.

Enfin, il a publié plusieurs mémoires sur la Thermodynamique, des ouvrages didactiques, et il a complété par des notes la traduction du grand traité de Maxwell. Joignons à cette liste ses travaux sur la géologie.

On voit qu’il a touché à toutes les parties de la physique, et pourtant ne parler ici que de ses écrits, ce serait donner de son rôle une idée incomplète et fausse.

Il était de ces hommes qui sont plus grands que leur œuvre, dont l’influence vivra plus longtemps que le nom, de ces hommes aussi qui font moins qu’ils ne font faire. Son action, sur tous les physiciens qui l’ont connu, fut très grande ; elle fut constante et très fructueuse.

Et d’abord il a agi par son enseignement ; à l’École Polytechnique, il fut répétiteur dès 1867 et prit tout de suite beaucoup d’influence sur les élèves; en 1881, il devint professeur ; son cours, très substantiel, très bourré de faits, imprégné de l’esprit expérimental, fut admiré de tous les élèves ; quelques-uns, il faut l’avouer, le trouvaient trop complet. Est-ce là un reproche ? ceux qui n’y pouvaient pas consacrer assez de travail pour se l’assimiler tout entier, en tiraient d’autant plus de profit qu’ils avaient dû y consacrer plus d’efforts, et les plus forts y trouvaient tout ce qu’ils souhaitaient. Ce n’était pas sa faute, du reste, si la science physique progresse plus vite que le nombre des leçons attribuées au cours. Il vint un moment où la maladie l’obligea à se faire suppléer ; il n’avait pas perdu tout espoir de reprendre son enseignement quand le Ministre de la Guerre se priva de ses services, peut-être un peu brutalement. Il ne quittait pas l’École pour toujours. Il y rentra bientôt comme examinateur des élèves ; c’étaient là des fonctions qu’il pouvait remplir malgré la paralysie qui le terrassait ; il ne les abandonna que tout à fait à la fin de sa vie.

Il enseignait aussi à l’École des Mines ; il fit d’abord le cours de physique générale aux jeunes gens qui se préparent à l’examen d’entrée, puis, quand on ajouta au programme des leçons d’électrotechnique industrielle, sa compétence toute spéciale les lui fit naturellement confier.

Mais ce n’était pas seulement sur ses élèves que son action s’exerçait ; il n’était pas un physicien qui ne fût heureux de venir lui demander conseil ; dans tout ce qu’on a fait en France depuis vingt ans il y a une parcelle de sa pensée. Dans son cabinet, à côté du savant qui venait lui soumettre une question de science spéculative, on rencontrait l’industriel qui le consultait sur une difficulté pratique, sur un enroulement d’induit ou une distribution.

Le mal qui l’a tué fut long et cruel. Douze ans, il fut étendu sur un lit ou sur un fauteuil, privé de l’usage de ses membres et souvent torturé par la douleur. L’envahissement de la maladie était lent et continu, les crises, d’année en année, plus fréquentes. À la fin, son corps n’était plus rien, et, dans le lit d’où il ne pouvait plus sortir, on ne voyait plus que deux yeux. Son âme était plus forte que l’aveugle puissance d’un mal brutal, elle ne plia pas. Il se faisait porter à l’École Polytechnique ou à l’École des Mines. Tout ce qu’il avait aimé autrefois, il continua à s’y intéresser de plus en plus dans les moments de répit que lui laissait la souffrance. Et dans ce corps, de jour en jour plus chétif, l’intelligence restait toujours aussi lumineuse. Telle une forteresse dont les remparts s’en vont pièce à pièce sous les obus ennemis et que l’énergie d’un chef fait encore redoutable. Quelques semaines avant sa mort, il me demandait des livres de mathématique pour entreprendre une étude nouvelle pour lui. Jusqu’au dernier jour, il nous a montré que la pensée est plus forte que la mort.

WEIERSTRASS

I


Ce qui me frappe dans la carrière mathématique de Weierstrass, c’est la remarquable unité de la pensée, persistant à travers l’étendue et la variété de son œuvre.

Dès le début, il s’est proposé un but bien déterminé, il a créé des méthodes pour l’atteindre ; et s’il a essayé quelquefois ces méthodes sur d’autres problèmes, il n’a jamais perdu de vue l’objet final de ses recherches.

Au reste il a pris soin lui-même de nous en avertir.

En 1857, il entrait à l’Académie de Berlin et dans son discours de réception, il s’exprimait ainsi :

« Je dois maintenant expliquer en quelques mots quelle a été jusqu’ici la marche de mes études et dans quelle direction je m’efforcerai de les poursuivre. »

« Depuis le temps, où sous la direction de mon maître Gudermann, je fis pour la première fois connaissance avec la théorie des fonctions elliptiques, cette branche nouvelle de l’Analyse mathématique a exercé sur mon intelligence un puissant attrait dont l’influence sur le développement de ma pensée a été décisive. »

« Cette discipline, fondée par Euler, cultivée avec ardeur et succès par Legendre, s’était d’abord étendue dans une direction unique ; mais elle venait depuis dix ans d’être bouleversée entièrement par l’introduction des fonctions doublement périodiques découvertes par Abel et Jacobi. Ces transcendantes, dotant l’Analyse de grandeurs nouvelles dont les propriétés sont remarquables, trouvaient aussi des applications en Géométrie et en Mécanique, et montraient par là qu’elles étaient le fruit normal d’un développement naturel de la science. »

« Mais Abel, habitué à se placer toujours au point de vue le plus élevé, avait trouvé un théorème qui s’étend à toutes les transcendantes résultant de l’intégration des différentielles algébriques et qui est pour elles en quelque sorte ce qu’est celui d’Euler pour les fonctions elliptiques. Enlevé à la fleur de l’âge, il n’avait pu poursuivre lui-même sa grande découverte, mais Jacobi en avait bientôt fait une seconde non moins importante ; il avait démontré l’existence de fonctions périodiques de plusieurs arguments dont les propriétés principales sont fondées sur le théorème d’Abel et par là il avait fait connaître la véritable signification de ce théorème. »

« La représentation effective de ces grandeurs, dont l’analyse n’avait encore aucun exemple, l’étude détaillée de leurs propriétés devenait donc l’un des problèmes fondamentaux des mathématiques ; et, dès que j’en eus compris le sens et l’importance, je résolus de m’y essayer. »

« C’eût été une véritable folie, si j’avais seulement voulu penser à la solution d’un pareil problème, sans m’y être préparé par une étude approfondie des moyens qui devaient m’y aider et sans m’être exercé d’abord sur des problèmes moins difficiles… »

Ainsi, il a eu depuis ses débuts l’ambition de créer une théorie complète et cohérente des fonctions abéliennes. C’est déjà à ces fonctions qu’il s’attaque dans son premier travail qu’il a publié dans des conditions si insolites. On sait qu’il était professeur de gymnastique dans un gymnase de la Vieille Prusse. Chacun des professeurs devait à son tour rédiger un mémoire qui était imprimé en tête du « Programme » de l’établissement. Quand ce fut le tour de Weierstrass, on s’attendait à une dissertation sur les avantages de la barre fixe et des barres parallèles. La stupéfaction fut générale quand on lut son travail consacré à ses chères fonctions abéliennes. Aucun de ses collègues du gymnase n’était en état de l’apprécier ; mais on l’envoya à Rosenhain qui en comprit la grande valeur. C’est ainsi que fut mise en lumière la vocation de Weierstrass, jusque-là ignorée de tous.

Dès son entrée dans la carrière, encore élève de Gudermann, il voit avec netteté le but vers lequel il marchera toute sa vie, il ne l’oubliera jamais et cherchera sans cesse à s’en rapprocher.

On croirait voir un savant ingénieur attaquant une place très forte ; à travers la complication des travaux d’approche, à travers les longues péripéties du siège, l’unité de sa pensée persiste et reste toujours visible.

Cependant, bien entendu, les instruments qu’il créait ainsi pouvaient servir à bien d’autres besognes ; à droite et à gauche de la grande route qu’il suivait, il a ouvert bien des voies latérales et il s’y est engagé assez avant pour nous montrer où elles conduisaient. Il y a guidé les premiers pas de ses élèves et leur a assigné à chacun un but. Aussi, quelque nombreux qu’aient été ces élèves, son héritage a été assez riche pour que chacun d’eux ait pu s’y tailler une large part.

II


Pour atteindre son but, le grand géomètre avait trois échelons à gravir :

1o  Approfondir la théorie générale des fonctions, d’abord celle des fonctions d’une variable, puis celle des fonctions de deux variables ; c’était là la base sur laquelle toute la pyramide devait s’élever.

2o  Les fonctions abéliennes étant l’extension naturelle des fonctions elliptiques, il fallait perfectionner la théorie de ces dernières transcendantes et la mettre sous une forme où la généralisation devînt facile.

3o  Il reste enfin à attaquer les fonctions abéliennes elles-mêmes.

III


Mais ce serait mal le comprendre que de penser qu’en poursuivant un dessein unique, il a négligé les autres parties de l’Analyse. Quand il abordait d’autres problèmes, ce n’était pas uniquement pour s’exercer, comme pourrait le faire croire une des phrases de son discours académique que j’ai citées plus haut. Nul au contraire n’avait l’esprit plus large, et, s’il restait ainsi attaché à son plan de campagne, c’est qu’il en attendait des résultats d’une portée universelle.

Tel un général marche directement sur la capitale de l’ennemi, sachant bien que, dès qu’il l’aura atteinte, tout le pays tombera en son pouvoir.

Il rêvait donc sinon pour lui-même, au moins pour ses successeurs, de bien plus vastes conquêtes. Si ces espérances, qui à ses débuts devaient lui sembler bien lointaines, ont fini par se réaliser en grande partie, c’est qu’il n’est pas resté seul. Son enseignement a formé de nombreux disciples, et a donné au maître toute une armée, qui acceptait sa direction, et qu’il lançait en avant, ne pouvant aller partout lui-même.

C’est pour cela qu’il est si difficile de rendre un compte exact des travaux mathématiques de Weierstrass ; ce n’est pas seulement parce que son œuvre imprimée est considérable ; c’est surtout parce que cette œuvre ne le contient pas tout entier.

Longtemps les plus importants de ses ouvrages sont restés inédits et c’était dans son enseignement oral qu’il prodiguait les trésors de sa science ; que de richesses, encore aujourd’hui, ne nous sont conservées que par la mémoire de ses auditeurs.

Heureusement les élèves se pressaient en foule autour de sa chaire et allaient ensuite porter au loin son influence. L’esprit de Weierstrass inspirait ainsi non seulement ceux qui avaient eu le bonheur d’entendre sa parole, mais ceux qui n’en avaient reçu qu’un écho indirect. Aussi, dans l’œuvre de beaucoup d’entre nous, il pourrait légitimement revendiquer une part.

Dans ses dernières années, sa santé l’avait obligé à abandonner cet enseignement ; il vieillissait entouré du respect et de l’admiration de tous, s’occupant tranquillement de la publication de ses travaux avec la joie de voir son œuvre continuée par les hommes qu’il avait animés de son esprit.

IV


En terminant cette rapide esquisse, je voudrais pouvoir caractériser en quelques mots l’esprit qui dans tous leurs travaux a animé le maître et ses disciples.

C’est d’abord un souci constant d’une parfaite rigueur.

Pour cela, Weierstrass renonce à se servir de l’intuition, ou du moins ne lui laisse que la part qu’il ne peut lui ôter. Les notions intuitives sont analysées et réduites en leurs éléments ; parmi ces éléments, les philosophes en trouveraient certainement qui conservent le caractère intuitif ; mais ceux-là sont rejetés hors du domaine des mathématiques pures, qui peuvent se développer sans eux ; les physiciens seuls auront à s’en occuper. Ceux qu’on conserve sont analysés à leur tour et cette analyse est poussée jusqu’à ce qu’on arrive à l’élément ultime, le nombre entier.

De là à l’égard de la géométrie une certaine méfiance qui est le caractère propre de l’École de Berlin ; pour ainsi dire elle ne cherche pas à voir, mais à comprendre.

Tout dérive donc du nombre entier et participe par conséquent de la certitude de l’arithmétique ; le continu lui-même se ramène à cette origine et toutes les égalités qui font l’objet de l’Analyse et où figurent des grandeurs continues ne sont plus que des symboles, remplaçant une multitude infinie d’inégalités entre nombres entiers.

Les notions analytiques sont donc pour Weierstrass, comme pour Kronecker, des constructions faites avec les mêmes matériaux, les nombres entiers. Mais il y a une différence entre les deux conceptions ; Kronecker est surtout préoccupé de mettre en évidence le sens philosophique des vérités mathématiques ; le nombre entier étant le fond de tout, il veut qu’il reste partout apparent ; pour lui, les seules opérations licites sont l’addition et la multiplication ; ce n’est que par une concession aux préjugés contemporains qu’il consent quelquefois à admettre la division.

Tel n’est pas le point de vue de Weierstrass. Dès qu’il a élevé une construction, il oublie de quels matériaux elle est faite et n’y veut plus voir qu’une unité nouvelle dont il fera les éléments d’une construction plus grandiose. Il peut le faire sans crainte, car il en a, une fois pour toutes, éprouvé la solidité.

Ces unités intermédiaires ne sont sans doute que des auxiliaires ; mais notre esprit est si faible qu’il ne peut s’en passer ; car il ne peut percevoir à la fois tous les détails d’un grand ensemble. Ces artifices sont donc nécessaires si l’on veut marcher toujours en avant et c’est là justement ce que veut Weierstrass. Kronecker, lui aussi, a bien fait des découvertes, mais s’il y est arrivé, c’est en oubliant qu’il était philosophe et en délaissant lui-même ses principes qui étaient condamnés d’avance à la stérilité.

Weierstrass procède donc par construction en partant du nombre entier ; il marche ainsi toujours du simple au composé. Il se distingue par cette tendance d’autres analystes qui partant du général et de l’indéterminé et qui le déterminent ensuite de plus en plus par des hypothèses restrictives. De là le contraste entre sa façon de concevoir la fonction analytique et celle de ses devanciers.

Une autre pensée semble l’avoir guidé.

En 1875, il écrivait à M. Schwarz :

« Plus je réfléchis aux principes de la théorie des fonctions — et c’est ce que je fais sans cesse — plus je suis solidement convaincu qu’ils sont bâtis sur le fondement des vérités algébriques et que, par conséquent, ce n’est pas le véritable chemin, si inversement on fait appel au transcendant pour établir les théorèmes simples et fondamentaux de l’Algèbre ; et cela reste vrai, quelque pénétrantes que puissent paraître au premier abord les considérations par lesquelles Riemann a découvert tant d’importantes propriétés des fonctions algébriques. »

Je pourrais citer d’autres exemples où il s’est inspiré de la même idée. Il s’est constamment efforcé d’aller au but par le chemin le moins détourné, qui n’est pas toujours le plus rapide ni le plus élégant, mais qui est le seul logique.

LORD KELVIN

La mort de lord Kelvin a été un deuil pour le monde savant tout entier, elle a été ressentie à la fois par ceux qui ne connaissaient pas l’homme et qui ne faisaient que l’admirer et par ceux qui avaient eu le bonheur de l’approcher et qui avaient appris à l’aimer. La trace qu’il a laissée dans les sciences physiques, ou comme disent les Anglais dans la philosophie naturelle, est profonde et sera durable, non seulement grâce à ses travaux personnels, mais grâce à l’influence qu’il a exercée et aux disciples qu’il a inspirés.

Je ne puis, dans une aussi courte étude, que résumer les traits généraux de son œuvre, en cherchant à mettre en évidence les plus caractéristiques. Ce qui frappe d’abord tout le monde, c’est que le même homme, qui a rendu tant de services aux praticiens, s’est complu dans les considérations les plus abstraites, et s’est constamment efforcé d’arracher à la nature les secrets qu’elle garde le plus jalousement et qui importent le moins aux ingénieurs. Cette alliance de la théorie et de la pratique est certainement le caractère distinctif du génie de lord Kelvin. Je le vois encore feuilletant devant moi ses carnets où des recherches sur la théorie cinétique des gaz se trouvaient mêlées à des calculs relatifs à un câble sous-marin, et si bien mêlées que lui seul pouvait s’y reconnaître. On voyait combien de fois en quelques jours son esprit avait passé d’une de ces deux préoccupations à l’autre.

Et qu’on ne dise pas que cela est une tendance naturelle aux Anglais. « Que vous êtes heureux en France, me disait-il lui-même un jour, vous ne souffrez pas comme nous de ce divorce constant entre la science et la pratique. » Il voyait peut-être ce qui se passe en France d’un œil un peu trop optimiste, mais cela prouve au moins que le mal dont il se plaignait n’est pas ignoré en Angleterre. Dans les deux pays, et sans doute dans tous les pays, bien rares sont les hommes qui réunissent, même à un faible degré, les deux aptitudes opposées, ceux, en un mot, qui sont de petits lords Kelvin.

Je l’ai connu tardivement, mais je l’ai connu encore jeune, car il l’a toujours été. Jusqu’à son dernier jour, son ardeur juvénile, sa capacité d’enthousiasme étaient demeurées intactes. Mais il y a plus, ce que les vieillards ont le plus de peine à conserver, c’est la faculté de s’adapter, celle de changer, celle de brûler ce qu’ils ont adoré. Je fus donc fort surpris, au mois d’avril qui précéda sa mort, quand j’eus l’honneur de le voir à Glasgow, de l’entendre parler d’idées qui lui avaient été autrefois très chères et auxquelles, me dit-il, il avait renoncé. Il paraît qu’il avait tenu le même langage à quelques-uns de ses disciples ; ce fut une consternation, ils ne purent le suivre dans son évolution, ils étaient moins jeunes que lui.

On ne peut s’empêcher de faire une autre remarque. Où faut-il aller chercher ses idées les plus profondes ? Dans ses Popular Lectures. Ces leçons ne sont donc pas de simples vulgarisations, en vue desquelles il aurait sacrifié plus ou moins à regret quelques heures prises sur un travail plus sérieux. Il ne s’abaissait pas pour parler au peuple, puisque c’est souvent devant lui et pour lui que sa pensée prenait naissance et revêtait sa forme la plus originale. C’est donc dans les mêmes pages que le lecteur novice et le savant pourront aller chercher et trouver un aliment. Comment cela se fait-il ? Cela vient évidemment de la nature de son esprit, il ne pensait pas en formules, il pensait en images ; la présence de l’auditoire populaire, la nécessité de s’en faire comprendre lui suggérait naturellement l’image, qui était pour lui la génératrice habituelle de la pensée.

William Thomson, le futur Kelvin, naquit à Belfast le 26 juin 1824 ; c’était le second fils de James Thomson, professeur à l’Institut royal Académique de Belfast. Son père, fils d’un cultivateur, était un homme énergique qui s’était fait lui-même ; il fut appelé en 1832 à l’Université de Glasgow comme professeur de mathématiques, c’est dans cette Université qu’il fit inscrire ses deux fils James et William, destinés tous deux à la célébrité. Bien préparés par leur père, ils ne tardèrent pas à s’y distinguer. C’est cependant à Cambridge que William prit part au concours pour le grade de senior wrangler en 1841 ; il n’obtint que le second rang ; ses juges reconnaissaient eux-mêmes que le premier n’était pas digne de tailler les crayons de Thomson, mais ils avaient la superstition des « points. » Peut-être après tout l’Angleterre diffère-t-elle moins de la France qu’un vain peuple ne le pense. La même année William Thomson obtint un fellowship à Saint-Peter’s College.

Ce fellowship est une institution qui nous étonne ; l’idée d’avoir des fonctionnaires payés pour travailler librement, pour faire ce qu’ils veulent, répugne à toutes nos traditions administratives. Mais en Angleterre et à cette époque, cette liberté était d’autant plus heureuse, que l’Université de Cambridge manquait de laboratoire sérieusement organisé. Thomson vint donc à Paris et travailla avec Regnaut, il s’occupa de recherches sur la chaleur, et il avait à peine vingt-deux ans quand l’Université de Glasgow lui offrit la chaire de Philosophie Naturelle, qu’il devait occuper plus d’un demi-siècle et ne quitter qu’en 1899. Profitant de ce qu’il avait vu à Paris, il y créa un laboratoire annexé à la chaire, ce qui paraît-il était une nouveauté de l’autre côté de la Manche ; les nôtres étaient pauvres, mais du moins ils existaient. Il ne faudrait pas croire que, pendant sa jeunesse studieuse, il resta étranger à ces exercices sportifs, si chers aux étudiants anglais. Il paraît qu’il figura avec honneur dans je ne sais quelles régates. C’est lui que les Anglais citent comme exemple quand on leur demande si ce sont les mêmes jeunes gens qui se distinguent dans les concours et dans les sports. Invoquent-ils toujours le même exemple, parce qu’il est éminent entre tous, ou parce qu’il est unique, c’est ce que je n’entreprendrai pas de décider.

Nous passerons rapidement sur ses travaux où, à côté d'études purement mathématiques assez élégantes, il a commencé à s’occuper de la théorie de la chaleur de Fourier, de la théorie du potentiel et de l’électrostatique. Ces travaux l’ont conduit à la découverte de la méthode des images dont nous parlerons plus loin ; mais ce qui commença à attirer l’attention sur son nom, ce sont ses recherches sur la thermodynamique. C’était l’époque où cette science naissait : on venait de découvrir le principe de l’équivalence ; mais ce principe n’était pas encore universellement accepté ni surtout universellement compris. D’un autre côté, un lecteur superficiel aurait pu croire qu’il n’y avait plus rien à tirer du célèbre ouvrage de Carnot, que ses idées dans ce qu’elles avaient d’essentiel étaient incompatibles avec le nouveau principe et qu’elles étaient définitivement condamnées.

La tâche à accomplir était donc de donner au principe de l’équivalence comme au principe de Carnot leur forme définitive et de les concilier. On allait voir marcher vers ce même but parallèlement et indépendamment l’un de l’autre Clausius, Helmholtz, Rankine et Thomson. C’était le même spectacle qu’avaient donné dans la période précédente Joule et Mayer, qui avaient été conduits simultanément au principe d’équivalence. Il y a des moments où le blé depuis longtemps semé est prêt à naître et où on le voit sortir de terre sur tous les points à la fois.

W. Thomson fut dans ses premières années fidèle aux idées primitives de Carnot ; il ne les connut d’abord qu’indirectement par la lecture d’un mémoire de Clapeyron ; s’étant procuré enfin le mémoire original, il en donna un lumineux exposé intéressant à divers titres, et il y vit immédiatement la possibilité d’une définition absolue de la température, indépendante du choix arbitraire d’un corps thermométrique. À ce moment, c’est-à-dire en 1848, il écrivait encore que la conversion de la chaleur en travail est probablement impossible. Son frère, J. Thomson, venait de démontrer que la pression abaisse le point de congélation de l’eau, et William avait fait voir que ce fait expérimental est une confirmation de la théorie de Carnot.

En 1850, toutefois, W. Thomson se rallie aux idées de Joule, à la suite des recherches de Rankine ; et dès l’année suivante il publiait dans les Transactions de la Société royale d’Édimbourg son grand article : On the Dynamical Theory of Heat, où il adopte définitivement les vues nouvelles sur la nature de la chaleur. Il adore ce qu’il avait brûlé, mais il a la sagesse de ne pas brûler tout à fait ce qu’il avait adoré ; il avait vu souvent les idées de Carnot, qui avaient été les siennes, confirmées par l’expérience ; ce ne pouvait être par hasard ; elles ne pouvaient plus être conservées telles quelles ; mais il fallait qu’elles continssent une part de vérité, et c’est cette part qu’il s’appliqua avec succès à démêler. Par exemple, il n’y avait pas lieu d’abandonner l’idée de l’échelle absolue des températures, conçue sous l’influence de Carnot ; il suffisait de la modifier.

Dans d’autres articles, Thomson introduisit la notion de la dissipation de l’énergie à laquelle Rankine et Clausius avaient été conduits de leur côté ; et celle de la « motivité », c’est-à-dire du travail mécanique réellement disponible représenté par la chaleur enfermée dans plusieurs corps portés à diverses températures.

Une autre découverte fut celle de l’effet appelé Joule-Thomson ; la loi dite de Joule ne s’applique qu’aux gaz parfaits et des expériences plus délicates permettaient de mesurer l’écart entre la loi réelle et la loi théorique. C’était le moyen de déterminer effectivement cette échelle absolue des températures dont il avait conçu l’idée. On sait que cet effet Joule-Thomson a reçu depuis une application pratique importante et qu’il permet seul le jeu de la machine Linde pour la fabrication de l’air liquide.

Les nouvelles théories thermodynamiques ne s’appliquaient pas seulement aux fluides, elles devaient être vraies aussi pour les solides, mais là elles devenaient plus compliquées, car les phénomènes thermiques se mêlaient avec les phénomènes élastiques ; c’est là l’objet d’un article publié en 1878 dans l’Encyclopédie Britannique et intitulé Elasticy and Heat ; à cette époque, son esprit était déjà préoccupé par les questions cosmologiques ; et c’est pour cela que les applications à la physique du globe tiennent dans cet article une place importante.

La thermodynamique joue également un rôle dans les phénomènes électriques. Les phénomènes thermo-électriques ne peuvent échapper à ses lois ; Thomson a montré comment ils y obéissent. Les choses ne sont pas aussi simples qu’on l’avait cru d'abord et c’est ainsi que fut découvert l’effet Thomson, c’est-à-dire la différence de potentiel au contact entre deux masses métalliques, chimiquement identiques, mais de température différente.

En ce qui concerne ces phénomènes de différence de potentiel au contact, il resta fidèle, jusqu’à la fin, aux idées de la jeunesse. C’est en 1851, qu’il publia son travail fondamental sur la pile de Volta ; il considérait l’effet Volta comme une sorte d’action chimique à distance entre le zinc et le cuivre, et en 1883, il revenait sur la même idée pour y chercher un moyen de déterminer la grandeur des atomes. Sa façon de voir sur ce point n’est pas adoptée par tout le monde.

Il n’est guère dans le domaine de l’électricité et du magnétisme de canton qu’il n’ait exploré et il serait trop long d’énumérer tous les mémoires qu’il a consacrés à cet objet. Citons, en particulier, l’élégante méthode des images qui donne la solution de tant de problèmes d’électrostatique, comme, par exemple, la distribution de l’électricité à la surface d’une lentille, ou sur celles de deux ou de plusieurs sphères voisines. Elle ne s’applique pas seulement à l’électrostatique, mais aussi, par exemple, à l’étude du magnétisme induit et elle nous apprend, entre autres choses, comment se comporte une plaque de fer en présence d’un pôle magnétique.

La télégraphie sans fil emploie, comme on sait, les oscillateurs de Hertz ; mais des oscillations électriques avaient été réalisées longtemps avant Hertz, par Feddersen, par la simple décharge d’un condensateur. Seulement ces oscillations n’avaient reçu aucune application pratique et ne pouvaient en recevoir, parce que la fréquence en était beaucoup trop faible. C’est Thomson qui a donné la théorie de ces phénomènes et c’était, en même temps, celle des oscillateurs hertziens, qui étaient encore à naître et qu’elle devançait ainsi de plus de trente ans.

Les électriciens doivent être reconnaissants à Thomson des instruments de mesure qu’il leur a donnés ; qu’on n’oublie pas ce qu’étaient, avant lui, les mesures électriques, combien elles étaient difficiles et en même temps grossières, et qu’on se rende compte du chemin parcouru !

En électrostatique, c’est à lui que nous devons l’électromètre absolu et l’électromètre à quadrants, là où on n’avait, avant lui, que l’électroscope à feuilles d'or ou la balance de Coulomb. Il nous a donné aussi des ampèremètres et des instruments se prêtant à la détermination absolue de l’ohm. Sans ces instruments, l’électro-technique n’aurait pu naître, ou elle n’aurait pu que tâtonner dans l’obscur dédale d’un empirisme grossier.

William Thomson a fortement contribué aussi à l’adoption des unités électriques absolues et du système C. G. S. ; et ce n’est pas ici qu’il convient de rappeler quels services a rendus le triomphe de ce système en 1881. Il était aussi partisan du système métrique, et il a rompu beaucoup de lances en sa faveur ; je suppose qu’il a convaincu les savants, mais il avait entrepris aussi de convertir le grand public et il revint sur ce sujet à plusieurs reprises dans ses Popular Lectures. Mais il avait à craindre de fortes résistances ; il paraît que les Anglais n’ont pas encore pu comprendre qu’il est plus facile de diviser par 10 que par 12, ou par les autres nombres plus compliqués encore qui sont les rapports de leurs diverses unités et que j’hésite à écrire. Après tout, nous continuons bien à diviser les degrés en soixante minutes. Il est mort sans avoir définitivement triomphé ; mais divers symptômes permettent d’espérer que ses efforts n’ont pas été tout à fait vains, et que la vérité, si elle marche bien lentement, n’en est pas moins en marche.

Ce qui a beaucoup contribué à populariser le nom du grand physicien anglais, ce sont ses travaux sur la télégraphie sous-marine ; ils ont été l’occasion d’un de ses premiers succès et il n’a jamais cessé de s’en occuper. Les ingénieurs qui se sont adressés à lui ont dû avoir quelque hésitation, car ils ne devaient pas le regarder comme un pratical man, mais ils n’ont pas eu à s’en repentir. Sans lui, il paraît certain que les signaux n’auraient pu franchir l’Atlantique. Il s’est rendu compte de l’influence de la capacité du câble et il a formé ce qu’on a appelé depuis l’équation des télégraphistes. Mais c’était peu de voir pourquoi les signaux ne passaient pas, il fallait trouver le remède. À ce problème, il donna deux solutions, ce furent d’abord les appareils à miroir, sensibles aux moindres variations de courant et puis le siphon recorder qui est encore employé aujourd'hui.

La télégraphie sous-marine soulève d’autres problèmes, par exemple la pose même des câbles et la condition de leur résistance. Ce fut ainsi que lord Kelvin fut amené à s’occuper des sondages en mer. Autrefois, on estimait la profondeur par la longueur de la ligne qu’on était obligé de dérouler ; l’appareil nouveau enregistrait la pression maxima atteinte ; très simple et très pratique, il est maintenant partout en usage. Ce n’est pas là le seul service que Thomson a rendu à la navigation ; ce n’est même pas le principal : le plus important, c’est l’invention du compas compensé. La boussole d’autrefois convenait aux vieux navires en bois ; quand le fer remplaça le bois dans les constructions, on put craindre de ne plus pouvoir s’en servir, car ses indications étaient faussées ; la théorie du magnétisme fournissait la solution ; on aurait pu songer à calculer la correction à faire ; mais il était plus simple d’employer des masses compensatrices ; c’est ce que fit Kelvin qui montra dans quelles conditions la compensation est possible et comment on peut l’obtenir une fois pour toutes, sous une latitude quelconque et pour un cap quelconque.

William Thomson s’est occupé également des vagues de la mer et de la construction des phares ; mais, parmi les choses de la mer, ce qui a le plus attiré son attention, c’est l’étude des marées. Je me bornerai à citer les deux instruments dont il se sert pour les prédire : l’Harmonic analyser et le Tides predicter ; le premier, qui doit permettre d’analyser les courbes des marégraphes et d’en déduire les constantes d’un port, ne s’est pas répandu ; on préfère pour le calcul de ces constantes, faire d’innombrables additions. Mais une fois ces constantes déterminées, il faut en déduire la courbe des marées pour les années à venir et pour cela, il faut se servir du Tides predicter ; cet instrument très ingénieux est en même temps très simple, puisqu’il se compose essentiellement d’un fil passant sur une série de poulies excentriques ; il est employé dans les services hydrographiques de tous les pays.

Tous les Anglais ont entre les mains ce qu’ils appellent le ti and ti, c’est-à-dire le traité de mécanique de Tait et de Thomson. Il est peu d’ouvrages classiques qui contiennent tant de vues originales et profondes ; il y a des théories qu’on ne trouve que là et que les ouvrages similaires du continent ne reproduisent pas, je ne sais pas pourquoi. Telle est la théorie des petits mouvements par le moyen des équations de Lagrange ou de Hamilton, avec ses applications à la stabilité des mouvements gyroscopiques, soit qu’on ne tienne pas, soit qu’on tienne compte du frottement. Telle est également la théorie des Kinetic foci et de la stabilité d’une trajectoire. Rien de plus suggestif que ces théories très générales et en même temps très concrètes qui montrent tant de choses à la fois parce qu’elles embrassent beaucoup et parce qu’elles font image. Elles se rattachent d’ailleurs aux principes du calcul des variations, principes qui paraissent peu accessibles aux débutants et que, cependant, Thomson n’a pas craint d'aborder devant tous les publics, puisqu’une de ses Popular Lectures les plus intéressantes est consacrée précisément aux isoperimetrical problems. C’est dans ce livre qu’on trouvera beaucoup de ses recherches sur les marées, et sur tout ce qu’elles nous apprennent au sujet de l’état intérieur du globe ; c’est là également qu’il a exposé ses résultats, sur les figures d’équilibre d’une masse fluide en rotation.

Cela m’amène naturellement à parler des idées de Kelvin sur la cosmogonie et la physique du globe. Plusieurs de ses mémoires et de ses leçons populaires sont consacrés à des questions de géologie. Sur les points essentiels, il est en désaccord avec les géologues classiques et je puis même dire avec les deux écoles classiques de la géologie. Aux partisans des causes actuelles, il oppose les données relatives au degré géothermique et au refroidissement graduel du globe. Étant donnée la chaleur que perd chaque année notre planète, il faut bien qu’elle ait été fluide il y a à peine un milliard d’années. Hier encore (au sens que les géologues actualistes donnent au mot hier), elle était certainement très différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Le soleil lui-même ne peut être vieux ; il fait une prodigieuse consommation de chaleur ; la force vive des poussières cosmiques qu’il peut dévorer ne pourrait suffire à l’alimenter. L’origine de sa chaleur ne peut donc être que sa propre contraction ; mais alors sa durée possible est limitée à quelques centaines de millions d’années. Qu’il reste peu de place pour la vie ! Quelle perspective pour l’avenir de notre pauvre système solaire ! Il est heureux que la découverte du radium ait fait concevoir à quelques personnes l’espoir de prolonger un peu le malade.

Et d’un autre côté, Thomson nie l’existence de l’Océan en fusion que les géologues de l’autre école placent au centre de la terre, et dont nous ne serions séparés que par une croûte fort mince. D’abord, quand la terre s’est solidifiée, il n’a pas pu se former une croûte comme sur un étang qui gèle ; la glace reste à la surface parce qu’elle est plus légère que l’eau liquide ; mais l’eau est, sous ce rapport, un corps exceptionnel. D’autre part, la théorie de la précession et de la nutation est remarquablement confirmée par les observations ; mais les fondateurs de la mécanique céleste ont fait cette théorie pour un globe solide, ils ne se sont pas avisés que l’intérieur était liquide et, s’il l’était, les phénomènes seraient tout différents ; il y aurait une mutation semi-mensuelle fort sensible. Enfin, cet océan intérieur aurait ses marées, qui troubleraient celles de nos mers ; Thomson a alors rapproché des observations de marées et il en conclut que, non seulement la terre n’est pas intérieurement liquide, mais qu’elle est vingt fois plus rigide que l’acier. Tout dernièrement des expériences ont été faites avec un pendule horizontal, dans les conditions où l’on n’avait pas à craindre toutes les causes perturbatrices qui influent sur les marées. On n’a pas obtenu des résultats aussi extrêmes. La terre devrait se contenter de la rigidité de l’acier ; ces expériences n’en constituent pas moins une confirmation des idées de lord Kelvin.

Quittons maintenant notre terre, notre système solaire lui-même et jetons un coup d’œil sur l’ensemble de l’univers. Comment va se comporter la matière dont il est formé sous l’influence de l’attraction newtonienne. Supposons qu’à l’origine cette matière soit uniformément distribuée sur une sphère que la lumière mettrait 6.000 ans à traverser ; une molécule placée à l’origine en repos à la surface acquerrait en quelques millions d’années des vitesses énormes, et la comparaison de ces vitesses avec celles que nous observons nous force à limiter les dimensions et la densité moyenne de l’univers ; elle nous apprend en même temps que l’éther n’obéit pas à la gravitation ; et en creusant cette idée grandiose de Thomson, on apercevra la Voie-Lactée se comportant comme font les gaz dans la théorie cinétique, sauf que les atomes y sont remplacés par des soleils.

Attiré par la physique du globe, Kelvin ne pouvait manquer d’appliquer à cette étude son habileté d’électricien. Il fit donc d’importantes recherches sur le magnétisme terrestre et sur l’électricité atmosphérique ; c’est pour étudier le potentiel des différentes couches de l’atmosphère qu’il imagina les appareils à écoulement d’eau qui ont rendu depuis tant de services.

Mais le grand problème à ses yeux, celui auquel il rêvait sans cesse, c’était la constitution de l’éther et de la matière. Il y a dans la façon de considérer ce problème un étrange contraste entre les Anglo-Saxons et les penseurs du continent. Les uns et les autres cherchent à décomposer la matière vulgaire en éléments très petits, à la remplacer par quelque matière subtile qui en fournira l’explication. Comment maintenant concevra-t-on ces éléments ultimes ? Sur le continent, ce seront des entités devenues aussi purement mathématiques que possible, vidées de toutes leurs qualités ; ce ne seront pour ainsi dire plus des éléments matériels, puisqu’on les aura dépouillés de tout ce qui pourrait frapper nos sens. Il en est tout autrement de l’autre côté de la Manche ; on veut faire de la matière, non plus avec quelque chose de plus pur que la matière et qui n’est pas de la matière, mais bien avec quelque chose d’aussi semblable que possible à la matière qui nous est familière, quelque chose que l’on pourrait presque voir et toucher. Expliquer un phénomène physique, c’est imaginer un modèle, un appareil visible et palpable, qu’on pourrait à la rigueur commander à un constructeur, et dont le fonctionnement reproduirait grossièrement quelque chose qui ressemble au phénomène à expliquer. Si un de ces modèles devient insuffisant pour expliquer un phénomène nouvellement découvert, lord Kelvin n’hésite pas à y ajouter un « renvoi de sonnette » (sic) absolument comme s’il avait un serrurier à sa disposition. Et que dire de l’éther ? En France ou en Allemagne, ce n’est guère qu’un système d’équations différentielles ; pourvu que ces équations n’impliquent pas contradiction et rendent compte des faits observés, on ne s’inquiétera pas si l’image qu’elles suggèrent est plus ou moins étrange ou insolite. W. Thomson, au contraire, cherche tout de suite quelle est la matière connue qui ressemble le plus à l’éther ; il paraît que c’est le scotch shoe wax, c’est-à-dire une espèce de poix très dure.

Nous nous posons alors une question un peu déconcertante ; quand nous lisons les travaux d’un continental, nous voyons tout de suite dans quelle mesure il croit que c’est arrivé, si l’on veut me passer cette expression vulgaire ; comme nous sommes accoutumés à sa façon de penser, nous comprenons ce qui, à ses yeux, est une hypothèse plus ou moins justifiée et ce qui n’est qu’un symbole. Quand il s’agit d’un Anglais, nous ne savons plus que penser. Évidemment, quand on voit un modèle où s’entrecroisent une foule de tringles et de renvois de sonnettes, nous n’hésitons pas : nous voyons bien qu’il s’agit d’une simple image, d’une manière de mieux se faire comprendre. Mais, d’un autre côté, il semble que ces images grossières doivent être remplacées à bref délai par d’autres images, destinées à être définitives, à devenir la réalité même et qui n’en sont pas à une distance infinie. L’Anglais cherche tout de suite une mesure ; c’est peu de dire qu’il y a un éther, il veut savoir quelle est sa densité ; il ne se contente pas de savoir que la matière se comporte comme si elle était discontinue ; il se demande quel est le nombre des molécules et quel est leur diamètre. Dès qu’il aperçoit un symbole, il cherche à le toucher, comme si ce n’était pas un simple fantôme.

La théorie cinétique des gaz est une des tentatives les plus heureuses qu’on ait faites pour expliquer la matière. Chose étrange, lord Kelvin était à la fois séduit et sur certains points réfractaire. Il n’a jamais pu se rendre compte de la généralité du théorème de Maxwell-Boltzmann. Il supposait que ce théorème devait comporter des exceptions et, quand on lui avait montré qu’une exception qu’il avait cru découvrir n’était qu’apparente, il en cherchait une nouvelle.

La théorie moléculaire de la matière qui assimile un corps matériel à une sorte de système solaire où les molécules sont en mouvement continuel et où l’équilibre apparent n’est dû qu’à la stabilité de ce mouvement, cette théorie, dis-je, avait, quand il était jeune, tout l’attrait de la nouveauté ; elle semblait une conséquence directe de la découverte de la Thermodynamique. Il y resta attaché et d’ailleurs elle n’a pas encore fait son temps. Il fut ainsi conduit à une théorie de l’élasticité, plus générale que celle de Cauchy, qu’il avait complétée par quelques renvois de sonnette complémentaires. Cela revenait à supposer plusieurs sortes de molécules, comme seraient celles d’un mélange gazeux, et c’est ainsi que nous l’exposerions en France. Mais, même après ce perfectionnement, elle ne le satisfaisait pas entièrement, elle ne lui paraissait pas représenter convenablement les propriétés de l’éther telles qu’elles sont révélées par les phénomènes optiques. Il semble que l’éther ne résiste pas à la compression, ni à la déformation ; il veut bien se laisser comprimer ou cisailler, mais il ne veut pas tourner ; c’est le contraire de ce que fait la matière ordinaire. Et alors, Thomson imagine un milieu formé de tringles assemblées, pouvant coulisser les unes sur les autres, mais portant des gyroscopes animés de rotations rapides et résistant plus ou moins quand on veut changer leur orientation. C’est l’éther gyrostatique.

À cet ordre d’idées se rattachent les atomes tourbillons ; dans un liquide les tourbillons sont stables ; ils se transportent sans rien perdre de leur moment de rotation qui fait leur individualité. Plus cette rotation est rapide, plus ils offrent de résistance apparente, d’impénétrabilité. En augmentant cette rapidité, on atteindrait une rigidité pratiquement absolue. Et alors pourquoi les atomes matériels ne seraient-ils pas tout simplement de semblables tourbillons. Ils seraient insécables, mais aussi bien on sait qu’un sabre s’ébrèche sur une veine liquide dont le mouvement est assez rapide. Ainsi la matière ordinaire, comme l’éther, devrait ses caractères essentiels aux rotations rapides et éternelles qui régneraient dans son sein.

Autre assimilation curieuse ; supposons deux tourbillons dans un liquide ; quelle sera leur action mutuelle ? Thomson démontre que cette action sera la même que l’action électrodynamique de deux courants qui auraient même forme et même position que ces tourbillons. Ce sera la même, au signe près ; tout sera renversé, les attractions seront remplacées par des répulsions et inversement. Un renversement analogue avait été observé par Bjerknes quand il avait cherché à imiter par des procédés hydrostatiques les attractions et les répulsions électrostatiques.

Dans cette revue des travaux de lord Kelvin, j’allais oublier ses idées sur la capillarité qu’il a exposées d’une façon si frappante et si originale dans une de ses Popular Lectures.

Sur la fin de sa vie il se fit dans ses idées un remarquable changement que peuvent expliquer les découvertes inattendues de ces dernières années, les rayons cathodiques, les rayons Röntgen, le radium. On se rendra compte du progrès de ses idées en lisant la nouvelle édition de ses Baltimore Lectures. Étant allé en Amérique en 1884 pour le Congrès de Montréal, il fit à Baltimore une série de leçons où il exposa ses idées anciennes sur l’éther de Fresnel. C’est là qu’on trouve, réunies et présentées dans leur ensemble sous une forme qui semblait définitive, les théories jusque-là dispersées dans ses mémoires antérieurs.

Dans la nouvelle édition, ces leçons se sont grossies d’appendices qui en doublent à peu près le volume. L’un de ces appendices porte un titre significatif : Nineteenth Century Clouds over the Dynamical Theory of Heat and Light (Nuages amassés au xixe siècle sur la théorie dynamique de la chaleur et de la lumière) et il avoue qu’il n’a pu encore complètement dissiper quelques-uns de ces nuages ; un autre titre semblera d’abord moins clair, Aepinus atomized ; et il contribuera sans doute à illustrer le nom un peu obscur d’Aepinus ; quoi qu’il en soit, il a pour objet de faire une place à des nouveau-venus qui en réclament une et qui la réclament impérieusement, je veux parler des électrons. Lord Kelvin accueille ces intrus avec bonne humeur et accepte de les patronner ; il ne se rallia jamais à la théorie ondulatoire des rayons cathodiques, un instant défendue par Hertz, et ne cessa pas d’attribuer ces phénomènes à des projectiles qui ne diffèrent pas de nos électrons actuels. Il n’hésita pas à leur sacrifier l’éther gyrostatique et les atomes-tourbillons. Il y a à peine quelques mois que parut son dernier mémoire où toutes ces questions sont envisagées sous ce nouveau biais et qui peut être regardé comme son testament scientifique ; ce mémoire était intitulé : Of the Motions of Ether produced by Collisions of Atoms or Molecules Containing or not Containing Electrions. Cependant il est un point sur lequel il ne suivit pas les révolutionnaires ; il crut pas à la transmutation des éléments, que l’on proclame aujourd’hui sur des preuves assez légères.

Que dire de sa vie ; elle fut heureuse, mais il ne fit aucun envieux, et il fut aimé de tous. Il vieillit dans cette université de Glasgow, où il avait été immatriculé à 10 ans, où il avait écrit à 16 ans ses premiers mémoires mathématiques, où il était devenu professeur à 22 ans ; il ne quitta sa chaire qu’après plus de cinquante ans d’enseignement, et quelques mois avant sa mort, il présidait encore, comme chancelier, une cérémonie de l’Université. Il avait l’âme fidèle et ne voulut jamais quitter les lieux qu’il avait aimés.

Il avait épousé en 1852 miss Margaret Crum qu’il perdit en 1870, il se remaria en 1874 avec miss Frances-Anna Blandy, de Madère, qu’il rencontra pour la première fois en allant à Pernambouc sur le navire où il fit ses célèbres expériences sur les sondages. Lady Kelvin fut pour lui une compagne charmante, en même temps que dévouée et attentive ; la maladie dont elle fut frappée, contribua certainement à hâter la fin de son mari.

Il serait trop long d’énumérer les honneurs dont il fut comblé ; William Thomson devint sir William Thomson, puis il fut élevé à la pairie ; il s’appela désormais lord Kelvin. Kelvin est le nom d’une charmante petite rivière ombragée et serpentante qui coule au pied de cette Université qui lui avait été si chère. Ces changements sont sans inconvénient quand on n’a pas d’enfants ; il en avait de nombreux qu’il fallut débaptiser, c’étaient tous les effets Thomson, les compas Thomson, les sondeurs Thomson que des milliers de marins durent apprendre à nommer d’un nom nouveau.

En 1896, on célébra son jubilé ; plus de deux mille amis et disciples se réunirent à Glasgow et lui expédièrent en sept minutes un télégramme de félicitations de Glasgow à Glasgow, viâ Terre-Neuve, New-York, Chicago, San-Francisco, los Angeles, Nouvelle Orléans, Washington. C’était là un délicat hommage au créateur de la télégraphie transatlantique.

Il travailla jusqu’au bout, la maladie qui l’emporta ne dura que quelques jours. Ses obsèques eurent lieu à Westminster, au milieu d’un concours de savants anglais et étrangers. Il fut enterré aux pieds de la statue de Newton. Ce si grand honneur n’était pas immérité. Cette façon de penser en voyant la réalité en face, sous forme d’image concrète, sans que cette vision vivante cesse d’être assez précise pour que les calculs mathématiques puissent s’y appliquer avec rigueur ; en un mot, ce double génie mathématique et physique avait appartenu à Newton et on ne l’avait plus revu depuis.

LŒWY

L’Astronomie française, déjà si éprouvée par la perte successive de Callandreau, de Perrotin, des frères Henry et de Féraud vient encore de subir une perte cruelle, une des plus irréparables qui pût la frapper. M. Lœwy, directeur de l’Observatoire de Paris, est tombé tout à coup victime d’un mal subit et il ne s’est pas relevé. Il est mort en pleine activité, en pleine possession de son talent, sans que son ardeur laborieuse se soit jamais ralentie. C’est la mort qu’il eût sans doute souhaitée, celle qui permet de travailler jusqu’à la dernière minute ; car le repos forcé eût été pour cet infatigable travailleur le plice qui lui eût semblé le plus redoutable.

Maurice Lœwy était né à Vienne le 15 avril 1833 ; c’est là qu’il a étudié, qu’il a commencé à observer, qu’il a fait imprimer ses premiers travaux. Ses premières publications ont pour objet le calcul des orbites des comètes et des petites planètes.

Ces premières recherches avaient attiré l’attention de Le Verrier ; d’autre part à cette époque les israélites n’étaient pas traités en Autriche sur le pied d’égalité, et Lœwy craignait que sa carrière n’en fût entravée. Le Verrier lui fit des offres et il les accepta. Le 15 août 1860 il entra à l’Observatoire de Paris et un an après il était nommé astronome adjoint. Le Verrier savait découvrir les jeunes talents, les encourager et les attirer ; peut-être, une fois qu’il les avait attirés, ne leur continuait-il pas ses encouragements avec assez de persévérance.

Lœwy poursuivit en France ses recherches sur les orbites. Mais le champ de son activité ne tarda pas à s’élargir, et il porta son attention sur l’étude détaillée des instruments. Ce fut lui qui fut chargé de rédiger pour les Annales de l’Observatoire les instructions relatives à l’emploi des équatoriaux ; on trouve déjà dans cet exposé le même souci de la rigueur et de la précision qui devait le distinguer plus tard.

Il servait la France depuis neuf ans quand il fut admis à la grande naturalisation en 1869. De tout temps notre patrie a su s’attacher des fils adoptifs qui n’étaient pas les moins dévoués de ses enfants. Un an à peine après, Paris était investi par l’ennemi, et Lœwy devait défendre son nouveau pays sur les remparts de la capitale. Les dangers affrontés pour la France achevaient de le consacrer Français. Depuis il a largement payé sa dette envers la France en lui donnant quarante-sept ans d’un labeur obstiné, en lui donnant aussi des fils nombreux et vaillants, dont l’exemple de sa vie devait faire des travailleurs utiles et de bons citoyens.

Ses Mémoires et surtout ses travaux d’observation lui avaient attiré l’estime de tous les savants, qui la lui témoignèrent en le faisant entrer en 1873 à l’Académie des Sciences. L’année précédente, il avait été nommé membre du Bureau des Longitudes. Ces nouvelles fonctions allaient lui donner beaucoup de travail ; mais un surcroît de travail ne l’avait jamais effrayé. Pendant quinze ans, en effet, avec l’amiral Mouchez, il s’occupa de la direction de l’observatoire du Bureau des Longitudes installé dans le parc de Montsouris pour l’instruction astronomique des marins et des explorateurs. Pendant trente ans, il dirigea les calculateurs du Bureau des Longitudes, ce qui exige des vérifications incessantes et une surveillance continuelle. Il prenait à cœur les intérêts de ces modestes collaborateurs et il les défendait avec vaillance au risque parfois de se brouiller avec les administrateurs du Ministère, qui, non moins légitimement, se préoccupaient de ménager nos finances.

Ce fut ainsi qu’il rédigea plus de 30 volumes de la Connaissance des Temps ; il tenait à ce que cette éphéméride restât supérieure à toutes les publications similaires et il y introduisait d’incessants perfectionnements ; il en rêvait beaucoup d’autres et il n’était retenu que par les étroites limites du maigre budget du Bureau, entraves importunes qu’il supportait avec impatience. Ce n’était pas tout encore ; c’était lui qui s’occupait de la partie astronomique de l’Annuaire du Bureau des Longitudes et qui la revisait sans cesse ; c’était lui qui rédigeait les éphémérides des étoiles de culmination lunaire que ce Bureau a publiées chaque année tant que ses ressources financières le lui ont permis. C’est lui enfin qui a presque entièrement rempli de Mémoires originaux le premier volume des Annales. On voit de combien de façons diverses et avec quelle persévérance il apporta son concours au Corps savant qui venait de l’appeler dans son sein.

En 1871, Loewy proposa une nouvelle forme d’équatorial qu’il devait réaliser plus tard et dont il devait tirer un merveilleux parti. On sait combien est pénible l’emploi des équatoriaux ordinaires, quelle gymnastique continuelle il exige des astronomes. Sans doute, leur dévouement à la Science est grand et ils ne regretteraient pas leurs fatigues, si elles ne devaient pas nuire à la valeur de leurs observations ; mais il est clair qu’il n’en est rien et qu’un observateur fatigué fera de moins bonne besogne. Ce sont ces considérations qui ont déterminé Lœwy à inventer l’équatorial coudé. Grâce à deux réflexions sur des miroirs plans, un rayon lumineux parti d’un point quelconque du ciel peut être renvoyé dans une direction fixe, celle de l’axe polaire. Commodément installé dans un fauteuil et sans se déplacer, l’astronome peut amener successivement dans le champ de sa vision un astre quelconque en agissant sur deux petites manettes placées à sa portée. Il peut même se chauffer, ce qui pour un astronome est un confort inouï. À ces avantages viennent se joindre ceux qui résultent de la grande distance focale.

Il y a aussi des inconvénients ; on peut craindre que les miroirs plans ne fassent perdre de la lumière, qu’ils ne se déforment par la flexion ou la température ; que dans ce double tube, inégalement chauffé, il ne se produise des courants d’air ou des ondulations. En fait, à certains moments les images peuvent se montrer un peu flottantes ; mais, en prenant certaines précautions que l’expérience a indiquées, on est parvenu à atténuer ces inconvénients et, à l’usage, ils ont fini par se montrer beaucoup moindres qu’on ne l’avait cru a priori. Deux instruments de ce type ont été installés dans les jardins de l’Observatoire ; c’est l’un d’eux qui a servi pour la photographie de la Lune avec les résultats que l’on sait.

La flexion dans les instruments méridiens a aussi attiré son attention. Mais cette détermination était difficile ; Lœwy a imaginé à cet effet un ingénieux appareil et, avec la collaboration de Périgaud, il l’a appliqué au cercle méridien de Bischoffsheim.

Sa méthode donne encore autre chose ; dans la théorie de la lunette méridienne, on suppose que les tourillons sont des cylindres de révolution parfaits, et en effet les constructeurs réalisent très exactement cette condition. Mais dans les sciences d’observation, les postulats doivent être soumis à une incessante révision, car ils cessent d’être acceptables à mesure qu’on devient plus exigeant, qu’on demande plus de précision. Il devenait nécessaire de déterminer la forme exacte des tourillons. L’appareil de Lœwy nous en fournissait le moyen, plusieurs années avant que M. Hamy ait donné à ce problème l’élégante solution que l’on connaît.

J’arrive à une méthode très ingénieuse, qui permet de déterminer d’une part la constante de la réfraction, d’autre part celle de l’aberration. Ces deux phénomènes ont l’un et l’autre pour effet de faire varier la distance angulaire apparente de deux étoiles fixes. Le problème est donc dans les deux cas de mesurer les petites variations de cette distance angulaire.

Mais jusqu’à ces derniers temps on n’avait pas fait cette mesure directement et l’on s’était borné à déterminer les positions des deux astres à comparer en se servant des observations méridiennes. Et il en résultait par exemple que l’on avait à compter avec l’incertitude sur la nutation, et plus généralement avec toute erreur sur la position de l’équateur et de l’écliptique qui servaient de plans de référence. On se privait d’ailleurs de tous les avantages des procédés différentiels. Malheureusement ces procédés ne paraissaient pas pouvoir être appliqués, puisque les deux étoiles dont il s’agissait d’évaluer la distance étaient toujours très éloignées l’une de l’autre. Lœwy eut l’idée de rapprocher les deux images, en les faisant se réfléchir sur les deux faces d’un prisme placé devant l’objectif. Ce qu’il y avait de plus remarquable, c’est que des erreurs qui auraient pu provenir d’une foule de causes diverses s’éliminaient d’elles-mêmes. On n’avait pas besoin de connaître l’angle du prisme pourvu qu’il fût constant ; les variations de température n’agissaient que sur les dimensions linéaires sans altérer cet angle ; de petits changements dans l’orientation du prisme n’introduisaient que des erreurs que l’on pouvait regarder comme infiniment petites du second ordre. Ce sont là les avantages communs de toutes les méthodes différentielles.

Pourquoi cette méthode n’a-t-elle pas encore donné tous les résultats qu’on en attendait ? Je ne saurais le dire ; le succès avait d’abord été encourageant, les difficultés que l’on avait éprouvées au début pour obtenir de bonnes images avaient été surmontées. Il semble que Loewy s’est laissé détourner de ces recherches par d’autres idées qui sollicitèrent bientôt toute son attention et occupèrent tout son temps ; il est regrettable qu’il n’en ait pas confié la suite à quelqu’un de ses collaborateurs. Je crois qu’on a encore beaucoup à en attendre.

La principale difficulté dans les observations méridiennes, c’est la détermination des constantes instrumentales ; il faut comparer la position de l’équateur instrumental avec celle de l’équateur réel. Cette comparaison se fait par l’observation des polaires. Mais dans la méthode classique on se contentait d’observer les deux passages d’une même circumpolaire à 12 heures d’intervalle. Les inconvénients de cette façon de procéder sont évidents, puisque les étoiles observables de jour sont rares, et que, dans une période de 12 heures, la position de l’instrument a pu varier, ainsi que la marche de la pendule. Lœwy a cherché le moyen de s’en affranchir en dirigeant la lunette vers le pôle et en déterminant à chaque instant à l’aide d'un micromètre les coordonnées de diverses étoiles polaires. On peut alors dans une même nuit voir défiler une centaine d’étoiles comprises entre la deuxième et la dixième grandeur, sur lesquelles on peut effectuer des séries de pointés sans attendre leur passage au méridien. En groupant ces pointés comme il convient, en choisissant le moment d’une façon judicieuse, en répartissant les étoiles par couples ou par groupes de quatre, on peut éliminer les causes d’erreur systématique, s’affranchir par exemple de celles qui pourraient provenir de la marche de la pendule, ou d’un déplacement de l’instrument pendant la durée des observations. Lœwy a consacré à cette discussion de nombreuses Notes ; il n’a laissé aucun point dans l’ombre, et il a trouvé des collaborateurs qui ont appliqué sa méthode avec succès.

On voit que, pendant toute la durée de sa carrière, Lœwy ne cesse de se préoccuper de l’étude des instruments, et j’ai cru devoir insister sur les perfectionnements de toutes sortes qu’il y avait introduits. Je ne puis m’étendre ici avec autant de détails sur ses travaux d’observation, je suis obligé de choisir ; et, puisque je ne puis parler de la besogne quotidienne de l’Observatoire, je rappellerai la part qu’il a prise à la détermination des différences de longitude entre Paris et Marseille, Marseille et Alger, Alger et Paris, Paris et Berlin, Paris et Bonn, Paris et Bregenz, Paris et Vienne.

Mais ce qui l’a occupé presque exclusivement dans ses dernières années, et ce qui restera un de ses plus beaux titres de gloire, c’est l’Atlas photographique de la Lune dont il a poursuivi l’exécution en collaboration avec M. Puiseux. Il avait créé l’instrument, c’était le grand coudé ; cet appareil, grâce à sa grande distance focale, donnait une image directe de dimensions déjà notables. Cette image était encore agrandie après coup. Avant d’arriver à la perfection que nous admirons dans les planches de son Atlas, il eut à triompher de bien des difficultés. Malgré la courte durée de la pose et le soin avec lequel le mouvement d’horlogerie avait été installé, on ne pouvait éviter de fâcheuses vibrations, il fallut renoncer à mettre la lunette elle-même en mouvement ; ce n’est plus ce poids énorme qui se déplace, c’est la plaque, qui est légère et plus docile. Je passe sur tous les tâtonnements relatifs à la mise au point dans l’exécution des agrandissements.

Je ne crois pas être aveuglé par la fierté patriotique en déclarant que ces planches sont très supérieures à ce que l’on a fait d’analogue à l’étranger. Ce n’est certes pas à la pureté du ciel parisien, ni à la puissance de l’instrument que nous le devons.

C’est d’abord à l’habileté des opérateurs, c’est surtout à leur infatigable persévérance.

Il fallait d’abord choisir l’heure la plus favorable aux images, et je n’ai pas besoin de dire que ce n’est pas toujours l’heure la plus commode pour les astronomes. Les belles nuits sont rares et, dans une même nuit, les belles heures sont vite passées. D’ailleurs, dans certaines phases, et non les moins intéressantes, la Lune ne se montre que dans la seconde partie de la nuit, et il y a des observateurs qui n’aiment pas beaucoup travailler dans la seconde partie de la nuit ; ce sont là des délicatesses que les vrais travailleurs comme Lœwy ne connaissent pas.

Quelque nombreuses que soient les planches publiées, elles ne sauraient donner une idée de l’immensité du travail accompli. Sans doute on n’observait que lorsque les images semblaient bonnes, afin de ne pas gâcher les plaques ; mais cependant, sur dix clichés, on était obligé d’en rejeter neuf pour ne conserver que ceux dont la netteté était parfaite.

Les deux auteurs se sont interdit toute retouche de la façon la plus absolue. Ce n’est qu’à ce prix qu’on peut obtenir un document ayant une valeur scientifique ; aussi quelle source précieuse de renseignements que ces photographies parfaitement sincères prises à toutes les phases et par conséquent sous tous les éclairages. D’ici quelques années, nous pourrons savoir sans doute si notre satellite est figé dans une définitive immobilité, ou s’il se produit de rares changements, comme on l’a affirmé quelquefois, sans en avoir d’autre preuve que la fantaisie d’un dessinateur.

MM. Lœwy et Puiseux ont cherché à tirer de leurs clichés tous les enseignements qu’ils comportent ; ils ont voulu savoir ce qu’ils nous apprennent sur l’histoire de la Lune. Cet astre, aujourd’hui réduit au silence et au repos de la mort, a eu en effet une histoire ; il a vécu et il est impossible de méconnaître les traces des grands cataclysmes dont il a été autrefois le théâtre. Privé maintenant d’atmosphère, il peut en avoir eu autrefois ; et MM. Lœwy et Puiseux sont disposés à le penser, car ils croient voir des effets des vents qui y soufflaient à une époque antérieure. Je ne crois pas qu’on puisse souscrire à toutes leurs conclusions, et beaucoup d’entre elles devront sans doute être modifiées ; mais il leur était bien permis d’être aventureux, puisque les premiers géologues plus rapprochés de l’objet de leurs études, se sont laissé quelquefois aller à des hypothèses hasardées et qui sont loin d’avoir été inutiles à leurs successeurs.

En 1878, après la mort de Le Verrier, l’amiral Mouchez, nommé directeur de l’Observatoire, se fit adjoindre Lœwy comme sous-directeur, il conserva les mêmes fonctions sous la direction de Tisserand. En 1896, après la mort si prématurée et si regrettable de Tisserand, c’est à lui que le Ministre confia la direction de notre grand établissement astronomique. Il dut se partager entre ses recherches personnelles et les devoirs de l’administrateur. Ces soucis de tous les instants lui prenaient une partie de ses journées, tandis que ses nuits restaient consacrées au travail scientifique. Sa direction fut féconde et, pour me borner ici aux progrès matériels et à ceux qui ont un intérêt scientifique direct, je rappellerai qu’il a contribué à faire introduire à l’Observatoire le chronographe imprimant et le micromètre auto-enregistreur, construit par Gautier pour les observations méridiennes.

Son autorité parmi les savants français s’accroissait donc de jour en jour, mais elle n’était pas moindre à l’étranger. Elle s’affirma à l’occasion de deux grandes entreprises internationales. La première avait commencé avant lui. Je veux parler du Catalogue et de la Carte photographique du Ciel. C’était l’amiral Mouchez qui en avait eu la première idée, et Tisserand avait continué l’œuvre de son prédécesseur. Mais heureusement sa mort n’amena aucun ralentissement dans le travail et, grâce à Lœwy, la France conserva, dans la collaboration internationale, la place qui était due à son initiative. Dans les Conseils qui se réunissent périodiquement, l’influence de Lœwy était très grande et, grâce à l’autorité qu’il avait su acquérir, elle se faisait utilement sentir dans les intervalles des sessions.

Le succès, désormais assuré, de cette œuvre, qui a déjà été si utile et qui le sera plus encore dans un siècle, quand on pourra comparer le ciel de demain à celui d’aujourd’hui, ce succès, dis-je, avait montré d’une façon éclatante ce que l’on peut attendre d’une coopération internationale bien dirigée. Aussi, quand la découverte d’Éros fit entrevoir la possibilité d’une détermination plus exacte de la parallaxe solaire, ce fut encore à cette coopération que l’on fit appel ; car la tâche semblait excéder les forces d’une seule nation. Lœwy conçut l’idée et sut la faire adopter ; un congrès amena une prompte entente, et cette belle conception devint pratique ; on arrêta un plan de travail et ce fut Lœwy qui fut chargé de rédiger à ce sujet les instructions pour les travailleurs ; la plupart des Observatoires du monde ont répondu à cet appel et nous ont fourni un riche matériel d’observations qu’il reste à mettre en œuvre ; dans peu d’années, nous saurons si elles répondent aux espérances que nous avions conçues.

Le rôle joué par Lœwy dans ces deux entreprises témoignait de son autorité à l’étranger et en même temps la développait. La Société royale astronomique de Londres, les Académies de Vienne, Saint-Pétersbourg, Berlin, Rome, Washington l’admirent parmi leurs associés et leurs correspondants.

Lœwy était bon, il ne connaissait pas la rancune. Travailleur acharné, il aimait les grands travailleurs ; eux seuls pouvaient compter sur son appui. Ce n’est pas qu’il fût un chef sévère, loin de là ; s’il a quelquefois péché, cela a été plutôt par excès d’indulgence. Mais il ne favorisait que ceux qui aimaient le travail.

Il s’est trompé quelquefois dans ses appréciations sur les hommes ; mais il a toujours su reconnaître son erreur ; et il l’a toujours fait sans arrière-pensée et sans faux amour-propre. Quelques minutes à peine avant sa mort, il défendait énergiquement, au Conseil des Observatoires, un astronome pour qui il avait eu autrefois quelque défiance, et un membre du Conseil le faisait remarquer et le félicitait de cette preuve d’impartialité.

Depuis deux ou trois ans, sa santé s’était altérée, mais son ardeur au travail, son activité scientifique ne s’étaient pas ralenties ; il remplissait toujours toutes ses fonctions avec le même zèle. Aussi ses collaborateurs, sa famille elle-même ne croyaient pas sa fin si proche. Le 15 octobre 1907, il se rendit au Conseil des Observatoires qui avait à présenter au choix du ministre une liste de candidats à la direction des Observatoires d’Alger et de Marseille. Il prit la parole et commença un exposé remarquablement lucide des titres des différents candidats. Il parlait avec quelque animation, quand tout à coup il s’affaisse et perd immédiatement connaissance. Ses collègues l’entourent et veulent d’abord croire à un malaise passager ; mais des signes multiples ne leur permettent bientôt plus de s’illusionner ; au bout de quelques minutes il cesse de respirer ; cette belle intelligence s’était éteinte subitement. Les soins qu’on lui prodigua pour chercher à le ramener à la vie furent inutiles ; la Science française était frappée d’un deuil de plus.

LES POLYTECHNICIENS[8]

Messieurs et chers Camarades,


Je suis vraiment confus de l’honneur que m’a fait le Comité de l’Association en m'appelant à présider cette séance ; et j’ajouterai que cette confusion n’a fait qu’augmenter quand, en feuilletant les Comptes rendus des dernières réunions, j’ai jeté les yeux sur la liste des présidents qui m’ont précédé à cette même place depuis dix ans. J’y ai vu des hommes qui étaient désignés par toute une vie de travail, par d’éminents services rendus au pays, par de longues années de dévouement à l’œuvre de l’Association Amicale ; j’y ai vu le doyen de nos Généraux, plusieurs Ministres, de savants Ingénieurs, le Directeur d’une grande compagnie, ceux qui ont conquis notre Empire d’outre-mer et ceux qui l’ont organisé, celui qui a fait sortir de terre, il y a trois ans, les splendeurs éphémères du Champ de Mars.

Je crois qu’il est inutile d’insister, car vous voyez assez combien cette liste est éloquente et comme elle doit me rendre modeste ; mais je dois vous parler d’autres réflexions qu’elle m’inspire. Tous ces hommes sont éminents, mais à des titres bien divers. Nos Camarades se sont illustrés dans la Guerre, dans les Finances, dans l’Administration, dans les Travaux Publics ; dans le cabinet, comme sur le champ de bataille, dans les Colonies, à bord des navires, sur mer et sur terre, et même sous terre. D’une si glorieuse variété, nous pouvons à bon droit être fiers, et pourtant c’est elle qui fournit aux détracteurs de notre École un de leurs arguments les plus chers.

Tant de fruits différents mûrissant sur un même tronc, cela ne leur semble pas naturel. Comment un enseignement qui produit de pareils savants pourrait-il faire de braves soldats ou de véritables praticiens ? Comment un enseignement qui donne de si bons soldats pourrait-il faire des savants sérieux ? Nous pourrions leur répondre par les résultats, en leur montrant la liste que je citais tout à l’heure et à laquelle il serait aisé d’adjoindre bien d’autres noms. C’est ainsi qu’au philosophe éléate qui niait la possibilité du mouvement, le cynique répondait par la démonstration expérimentale : en marchant.

Je ne sais si cela suffirait pour les convaincre. Je vous concède le passé, diraient ils, mais le siècle a marché ; la Science s’est accrue et est devenue un fardeau trop lourd qu’il est indispensable de partager ; la division du travail, chère aux économistes, s’impose irrésistiblement et l’Université elle-même, obligée de parquer nos enfants, dès leur âge le plus tendre, dans les catégories A, B, C, D, nous a avertis qu’il faut se spécialiser de bonne heure.

Et ils en diraient bien long encore ; car il y a une chose que les utilitaristes ne comprendront jamais, c’est la puissance des impondérables, c’est la force de l’Idée. Combien ils se trompent ! C’est grâce à cette force, par exemple, que l’héritier d’un grand nom se sent soutenu par les hauts faits de ses ancêtres ; s’il est soldat, il sera fier de ses aïeux guerriers, mais il le sera aussi de ceux qui se seront distingués dans la diplomatie, et cette double fierté sera une partie de son courage. Eh bien, nous aussi nous avons notre noblesse ; nous aussi nous sommes une famille illustre, et toutes ses gloires, si diverses qu’elles soient, contribuent à exalter l’âme de chacun de nous, à la rendre plus forte et plus confiante. Ceux qui combattent pour la Patrie, comme ceux qui combattent pour la Vérité, puisent à ce patrimoine commun comme à une source vivifiante et réconfortante. Ce patrimoine, nous devons donc chercher à l’accroître dans toutes ses parties ; ce qui amoindrirait l’une d’elles les amoindrirait toutes et nous amoindrirait tous. Cette solidarité d’honneur, c’est le véritable esprit de corps qui ne consiste pas, comme on le croit quelquefois, à soutenir partout nos Camarades, mais à nous efforcer toujours de nous rendre dignes d’eux.

L’usage veut que chaque Président vienne à son tour vous parler d’une des branches de notre famille commune, chacun choisissant celle qu’il connaît le mieux, et je suis naturellement amené à vous rappeler le souvenir des Savants sortis de l’École. Tout intimidé que je sois à l’idée de me faire le porte-parole de tant d’ombres illustres, je suis obligé de me conformer à cette habitude constante.

Permettez-moi d’abord de saluer ceux qui viennent de disparaître ; deux hommes dont les travaux scientifiques sont un honneur pour nous et dont le fécond enseignement a été goûté par de nombreuses générations de Polytechniciens. Tous deux ont été enlevés cette année à notre affection et à notre respect, l’un après une longue vie glorieuse et comblée d’honneurs, l’autre frappé par un coup inattendu, quand une santé apparente semblait nous promettre que nos fils profiteraient de ses leçons comme nous en avons profité nous-mêmes.

Pendant de longues années, Faye nous a prodigué les vues les plus originales sur la constitution des astres, il a semé des idées ingénieuses que, parvenu à l’extrême vieillesse, il défendait encore avec une ardeur juvénile.

Cornu, critique très fin, physicien impeccable, avait avant tout une âme d’artiste ; chacune de ses expériences comme chacune de ses leçons était un modèle d’élégance.

Ces hommes n’ont d’ailleurs fait que pour suivre une tradition séculaire. Dans l’œuvre scientifique du dix-neuvième siècle, qui est si grande, la part des Polytechniciens est considérable, et cette part, pourtant, ils ne la doivent à aucun monopole. Aujourd’hui le siècle est terminé et une vue d’ensemble est possible ; dans chaque science nous pouvons distinguer deux ou trois idées fondamentales qui ont engendré une révolution féconde. En mathématiques, l’analyse a été renouvelée par l’introduction des imaginaires, la géométrie synthétique est née. À qui devons-nous ces deux progrès essentiels ? Le premier, c’est à Cauchy, le second à Chasles et à Poncelet.

La physique d’aujourd’hui ne ressemble guère à celle d’il y a cent ans ; l’optique physique, la thermodynamique, l’électrodynamique l’ont transformée. Pour l’optique, c’est Fresnel qui a fait tout l’essentiel ; pour la théorie mécanique de la chaleur, Sadi Carnot a été le génial précurseur, et aux débuts de l’électrodynamique, nous retrouvons encore le grand nom d’Arago.

Si la Mécanique céleste a cessé de tourner toujours dans le même cercle, c’est grâce à Le Verrier et à Delaunay, dont je ne crains pas de rapprocher les noms, maintenant qu’ils sont morts et qu’un conflit n’est plus à craindre.

La théorie atomique a changé la face de la chimie. Or sur quel fondement reposerait cette théorie si notre Camarade Gay-Lussac ne lui avait donné la loi des volumes ?

Les Géologues reconnaissent encore Élie de Beaumont comme le créateur de leur science et c’est Bravais et Mallard qui ont donné leur forme actuelle aux conceptions minéralogiques.

Toujours et partout nous retrouvons nos Camarades.

Pourtant je prévois une objection. L’École attirant chaque année un grand nombre de jeunes gens bien doués, il doit nécessairement en sortir beaucoup d’hommes remarquables ; cela ne prouve pas que c’est elle qui les fait. Comment discerner ce qu’ils tiennent d’elle, et ce qu’ils tiennent de la nature ? Les aptitudes de ces hommes étaient diverses ; ne trouvons-nous pas cependant entre eux je ne sais quel air de famille, témoignage muet de ce qu’ils doivent à leur mère commune ?

Ces esprits de tendances si variées se sont coudoyés à l’École ; les liens qui les rapprochaient ne se sont pas rompus tout à fait après la sortie. N’ont-ils rien retiré d’un tel commerce et en particulier le contact d’hommes préoccupés de la pratique n’a-t-il pas agi sur les savants purs ?

Cela, c’est ce qu’on peut dire a priori, que nous apprend l’examen sans parti-pris de leurs œuvres ? En même temps que chez les physiciens, les chimistes, les minéralogistes mêmes, nous reconnaissons l’influence de la haute culture mathématique qu’ils ont reçue ; en revanche, chez les mathématiciens, chez ceux mêmes dont l’esprit semble à première vue le plus abstrait, nous voyons le constant souci des applications. Je ne parle pas de Poisson, l’évidence serait trop frappante, mais Cauchy, l’inventeur des intégrales imaginaires, revient sans cesse avec prédilection à la Physique mathématique et à la Mécanique.

Si tout à l’heure, dans cette rapide revue des Sciences, je n’ai pas parlé de la Mécanique, c’est avec intention, j’aurais eu trop à dire. La Mécanique est et doit être, pour ainsi dire, notre domaine propre. Cornu aimait à répéter que la Mécanique doit être dans l’enseignement de l’École le ciment qui en lie entre elles les différentes parties, et il avait bien raison : par un côté elle touche à la Physique, par un autre aux applications pratiques, par un autre à l’Analyse.

Eh bien, la voilà, cette marque de fabrique que je cherchais ; nos physiciens, nos mathématiciens sont tous un peu mécaniciens.

Nos jeunes Universités, comme les Universités étrangères, tiennent beaucoup à donner à l’étudiant ce qu’elles appellent la vision de la Science intégrale ; bien des plumes autorisées ont montré combien cela est important. À l’École nous avons cela, et nous avons quelque chose de plus ; outre la vision intégrale de la Pensée, nous avons aussi la vision de l’action et cela aussi est bon. Je vais (pardonnez-moi cette digression) vous dire une des raisons pour lesquelles cette vision est salutaire.

Vous avez sans doute entendu parler de la faillite de la Science et cela vous a peut-être paru étonnant après tant de conquêtes si rapides et si surprenantes. Et cependant, cela s’explique aisément.

Voulez-vous me permettre une comparaison ? Beaucoup de gens prétendent que les enfants ne sont jamais si insupportables qu’au moment du jour de l’an ; tant de richesses à la fois ne font que les rendre maussades ; le jouet qu’ils ont reçu ne leur plaît jamais et ils envient celui de leur frère. Eh bien, nos contemporains sont comme ces enfants gâtés ; depuis cent ans, ils ont reçu trop d’étrennes.

Pour la lutte de la vie, il faut deux choses : des armes et du courage ; la Science nous a promis des armes ; elle nous les a données ; si nous n’avons pas le courage de nous en servir, ce n’est pas elle qui fait faillite, c’est nous.

Tout mal fondé qu’il soit, ce découragement, si fréquent autour de nous, n’en est pas moins un mal, puisqu’il est une faiblesse. Contre ce mal, nous autres Polytechniciens, nous sommes mieux préservés, parce que nous avons un antidote. L’action ou, à son défaut, la vision de l’action est le meilleur remède contre le vague à l’âme ; c’est l’oisiveté qui fait les enfants gâtés. Or ceux d’entre nous qui n’agissent pas, ont du moins vu de près ceux qui agissent et il leur en reste quelque chose.

Ceux dont nous avons parlé sont les grands ancêtres, mais les fils n’ont pas été indignes de leurs pères. Dans la génération suivante ont brillé deux hommes que nous avons tous connus, car ils ne se sont éteints que dans ces dernières années. Hermite, dont le regard semblait toujours tourné vers quelque vision intérieure, voyait, je crois, face à face les abstractions mathématiques, sans voiles et dépouillées de toute forme matérielle, et pour lui cependant étincelantes, vivantes et presque animées ; Bertrand, aux yeux pétillants de malice, pensait en géomètre plutôt qu’en analyste ; critique pénétrant en même temps qu’inventeur ingénieux, lettré presque autant que mathématicien.

Après eux sont venus Laguerre et Halphen, qui nous furent trop tôt ravis, M. Jordan, qui a créé toute une algèbre nouvelle, M. Humbert ; l’élégant géomètre. Je ne veux pas oublier Moutard qui a rendu tant de services à l’enseignement de l’École et à l’Association. Dédaigneux des honneurs, sa rude indépendance égalait la sûreté de son jugement et son sens mathématique.

Les physiciens ne sont pas restés en arrière. Quelle figure originale que celle de M. Potier dont l’intelligence pénétrante nous paraît plus admirable encore depuis qu’elle semble défier les cruelles attaques de la maladie, comme pour nous prouver combien une grande âme est au-dessus des atteintes d’une force aveugle et stupide.

À côté de lui, nous voyons M. Becquerel qui a ajouté de nouveaux rayons à la gloire de sa dynastie.

Mais je n’en finirais plus. Contentons-nous d’une sèche statistique et constatons que l’Académie des Sciences compte actuellement 26 de nos Camarades ; nous en trouvons également à l’Académie Française, à l’Académie des Inscriptions, à l’Académie des Sciences Morales, car nous avons aussi des archéologues, des économistes ; nous avons même des philosophes, M. de Freycinet, par exemple, comme nous avons eu autrefois Auguste Comte et Jean Reynaud.

Quant à l’avenir, nous pouvons avoir confiance, à la condition que notre enseignement conserve son caractère essentiel. Sans doute des progrès sont possibles et désirables, mais il faut que la grande pensée qui a présidé à la création de l’École ne soit pas méconnue. La Science a grandi et cependant nous n’avons toujours que deux ans pour apprendre, de sorte que nos richesses commencent à devenir un embarras. Peut-être faudra-t-il choisir, mais alors il faudra bien choisir ; ce qu’il faudra conserver c’est ce qui peut former et élever les âmes, ce qui apprend à apprendre, à penser, à comprendre. L’École doit former des esprits et non des aide-mémoire ambulants.

N’imitons pas les auteurs des trop célèbres programmes de 1850, qui ont voulu nous infliger dix années de pesante obscurité. Ces hommes, dont quelques-uns étaient éminents, savaient bien ce qu’ils faisaient. S’ils avaient peur de la pensée désintéressée, c’est qu’ils savaient qu’elle est libératrice. Malgré le mal passager qu’ils nous ont fait, ils nous ont du moins rendu un service, ils nous ont avertis. Ce qu’ils ont voulu, nous ne pouvons le vouloir, puisqu’ils nous ont laissé voir pourquoi ils le voulaient. Ceux qui aiment la liberté craindront de leur ressembler et on peut être certain qu’ils ne se laisseront plus séduire par les sophismes des praticiens intransigeants.

L’École doit se transformer peu à peu comme toutes les choses humaines, mais il ne faut pas toucher à ce qui fait son âme, il faut que l’alliance de la théorie et de la pratique ne soit pas rompue ; il ne faut pas la mutiler, sans quoi il n’en resterait qu’un vain nom.

  1. Discours de réception prononcé à l’Académie française, le 28 janvier 1909.
  2. Discours prononcé à l’inauguration du monument de Gréard.
  3. Discours prononcé à la Séance publique de l’Académie des Sciences, le 17 décembre 1906.
  4. Discours prononcé aux obsèques de Tisserand.
  5. Discours prononcé à l’inauguration du monument de Tisserand.
  6. Discours prononcé au jubilé de Bertrand, le 27 mai 1894.
  7. Lu dans la séance publique de la Société astronomique de France, décembre 1902.
  8. Discours prononcé à la séance générale de l’Association Amicale des Anciens Élèves de l’École Polytechnique, le 25 janvier 1903.