Schopenhauer, l’Homme et le Philosophe
Schopenhauer était né le 22 février 1788, et lorsqu’en 1831, renonçant aux voyages et à la vie errante, il s’établit à Francfort, où il a fini ses jours, il était encore un inconnu. Cependant, dès le mois de décembre 1818, il avait exposé son système et publié un livre qui a fait époque dans l’histoire de la philosophie. Ce livre où plus tard tant de penseurs, d’écrivains, d’artistes ont cherché des enseignemens et des inspirations, n’avait eu aucun succès. On l’avait tiré à 800 exemplaires, et dix ans après la mise en vente, il en restait 150 en magasin. L’éditeur en mit une centaine au pilon, l’édition ne s’épuisait pas.
Comme jamais homme n’a senti plus vivement ce qu’il valait et n’a été moins maître de son imagination, Schopenhauer imputa son infortune à une vaste et savante conspiration des philosophes universitaires, qui s’étaient entendus pour faire le silence autour de lui et qui interdisaient à l’Allemagne de prononcer son nom. Il aurait mieux fait de se dire qu’il était venu trop tôt, qu’il avait devancé les temps. Pendant la première moitié de ce siècle, le rationalisme optimiste fut la philosophie en vogue dans toute l’Allemagne. On proclamait le règne universel de la raison, et on la retrouvait partout, dans les choses comme dans les êtres vivans et pensans, dans l’existence humaine, dans la politique elle-même comme dans la nature, sur la terre comme dans le ciel. On disait avec Hegel que tout ce qui existe est raisonnable, que l’histoire est une évolution progressive, « le progrès dans la conscience de la liberté. » Un philosophe qui expliquait la création du monde par l’égarement fatal d’une volonté inconsciente et aveugle, qui est le principe de tout, devait passer en ce temps pour un mauvais plaisant ou pour un fou mélancolique. Dans un passage de son livre sur l’Allemagne, qui frappa beaucoup Schopenhauer, Mme de Staël avait avancé comme lui « que la volonté, qui est la vie, la vie, qui est aussi la volonté, renferment tout le secret de l’univers et de nous-mêmes. » Mais elle n’avait pas dit que la volonté d’être est le malheur et le péché originel ; elle n’avait pas apostrophé le démon créateur, elle ne lui avait pas crié en lui montrant son œuvre : « Comment as-tu osé interrompre le repos sacré du néant, pour enfanter un monde qui n’est qu’une vallée de misères, de larmes et de crimes ? »
Les temps changèrent, le vent tourna, et l’on se prit à douter que la raison fût le souverain arbitre des destinées humaines. Les peuples avaient obtenu par de patiens efforts et à la sueur de leur front une partie des libertés qu’ils réclamaient, et à peine les eurent-ils conquises, ils les prirent en pitié, s’étonnèrent de les avoir tant désirées et découvrirent que l’espérance nous procure plus de bonheur que la possession. Les sciences avaient fait de merveilleux progrès ; elles racontaient aux hommes des histoires vraies, qui ressemblaient à des contes de fées, et elles leur promettaient de transformer le monde. Mais malgré leurs admirables inventions, on s’apercevait que la somme des biens et des maux restait à peu près la même, que ni les chemins de fer, ni les télégraphes, ni la chimie, ni la physique ne guérissent les cœurs malades. L’industrie opérait des miracles, on demandait à l’économie politique d’en faire, elle se déclarait impuissante. Les antiques traditions, les anciennes habitudes s’étaient perdues, et on se dégoûtait des nouvelles idoles comme des vieilles ; on ne savait comment les remplacer, on attendait quelque chose qui ne venait pas. Il semblait que tout fût possible, et il était aussi difficile d’être heureux qu’avant l’invention des machines à vapeur. On rêvait beaucoup, et à force de rêver, les nerfs étaient devenus plus irritables, les imaginations plus agitées et plus inquiètes. Les désirs satisfaits faisant naître de nouveaux désirs, jamais on n’avait été plus avide de jouissances et si sensible aux privations. Les sages qui se contentent de peu n’osaient plus convenir qu’ils étaient contens, et la vanité s’en mêlant, les mécontens faisaient gloire de leur inexorable ennui. Une philosophie pessimiste était assurée désormais de se gagner la faveur publique. Schopenhauer détrôna Hegel, il devint le philosophe à la mode, et quand il affirmait que tout est fiction, mensonge, vaine apparence, on lui passait facilement cette proposition et on répétait après lui : Betrug ist alles, Lug und Schein.
Il comptait bien que son jour viendrait, et sa renommée soudaine le réjouit plus qu’elle ne l’étonna. En peu de temps, cet homme ignoré, qui avait atteint la soixantaine, était devenu un homme illustre, un écrivain goûté, admiré, encensé. On accourait de loin pour le voir, on sollicitait des audiences, on était heureux et fier de dîner auprès de lui à la table d’hôte de l’Hôtel d’Angleterre. Les femmes, les officiers en garnison étudiaient ses ouvrages et s’engouaient de ce prophète trop longtemps méconnu. On fêtait le jour anniversaire de sa naissance ; on lui envoyait de partout des fleurs, des présens, des adresses en prose et en vers. Les uns le comparaient au roi Arthur de la Table-Ronde, les autres le proclamaient le nouvel empereur de la philosophie allemande.
La première fois qu’un de ses dévots s’avisa de lui baiser la main, il poussa un cri de surprise ; mais il se fit bien vite à ce genre de cérémonie, et lorsqu’il apprit qu’un grand propriétaire, qui avait réussi à se procurer son portrait, se proposait de bâtir une chapelle pour y loger l’image sainte, il se contenta de dire : « C’est la première qu’on me consacre. Que sera-ce en l’an 2100 ? »
Après sa mort, la vogue alla croissant ; sa gloire se répandit sur le monde, ses œuvres furent traduites dans toutes les langues. Mais les Allemands ont l’esprit critique, et leurs engouemens sont suivis de brusques retours. On n’est trahi que par les siens. M. Gwinner, exécuteur testamentaire de l’illustre défunt, crut bien faire en écrivant une indiscrète et minutieuse biographie de son maître, qui ressemblait beaucoup à un réquisitoire. Ce qui fit plus de tort encore à Schopenhauer, ce fut la publication de sa correspondance, où il s’est peint lui-même tel qu’il était. L’homme parut déplaisant, et on se demanda si sa philosophie méritait vraiment d’être prise au sérieux. On l’examina de plus près, on en signala les incohérences, les contradictions. Il n’est pas difficile d’en découvrir dans un système très composite, où l’idéalisme transcendantal de Kant se trouve amalgamé avec les théories de Cabanis et d’Helvétius, le transformisme de Lamarck avec la doctrine platonicienne des idées éternelles et des types permanens, la plus abstraite, la plus quintessenciée des esthétiques avec une psychologie qui enseigne que la pensée est une sécrétion du cerveau, que dirai-je encore ? l’ironie voltairienne avec les extases, les syndérèses et les ineffables tendresses d’un messie hindou.
« L’édifice ne se tient pas debout, a-t-on dit ; il n’en reste pas pierre sur pierre. » C’est aller bien loin ; on ne se débarrasse pas ainsi d’un homme qui a prononcé, comme l’écrivait ici M. Brunetière, des paroles qui ne s’oublieront point. Un éminent professeur de l’université de Heidelberg, M. Kuno Fischer, a consacré à Schopenhauer le huitième volume de son excellente Histoire de la philosophie moderne, il reconnaît, lui aussi, que le système est fort incohérent ; mais il rend justice à l’originalité du penseur, à tout ce qu’il y a d’ingénieux et de profond dans ses vues, à sa remarquable puissance d’analyse. Jean-Paul, qui avait lu Schopenhauer dans un temps où personne ne le lisait, comparait son premier livre « à un de ces lacs mélancoliques de la Norvège, encaissés de toutes parts dans de sombres murailles de rochers et qui n’aperçoivent jamais le soleil, à la surface desquels ne passe jamais aucun oiseau, ni aucune vague, mais dont les profondeurs, dans les nuits claires, réfléchissent le ciel étoile. » Il ajoutait : « Je ne peux qu’admirer ce livre ; heureusement je n’en accepte pas les conclusions. » C’est à peu près ce que dit M. Kuno Fischer[1].
Mais les contradictions qu’on a signalées dans la philosophie de Schopenhauer lui ont fait moins de tort que le peu de souci qu’il eut de mettre sa vie d’accord avec sa doctrine. Les philosophes ont eu pour la plupart leurs inconséquences, leurs faiblesses ; on ne saurait leur demander d’être tous des héros, de grands caractères, l’incarnation d’une idée comme les Pascal, les Spinoza et les Fichte. Mais Schopenhauer semblait se faire un malin plaisir de prendre en beaucoup de choses le contrepied de ses principes et de ses maximes. Lisez ses écrits, lisez ses lettres, vous aurez affaire à deux hommes qui ne se ressemblent en rien.
Quand Leopardi décrivit les misères de ce monde, il les avait toutes senties ; c’est d’un cœur déchiré, martyrisé par la destinée qu’est sortie cette plainte immortelle qu’on n’entendra jamais sans émotion. Le pessimisme de Schopenhauer, selon l’expression spirituelle de M. Kuno Fischer, est un pessimisme sans douleur, ein schmerzloser Pessimismus. Comme le remarque le savant professeur de Heidelberg, il était né coiffé. « Quoiqu’il fût venu au monde un vendredi et qu’il s’en plaignît, il était un enfant du dimanche, ein Sonntagskind, un favori des dieux, auquel étaient échus en partage les biens les plus précieux de la terre, tous les dons de l’esprit, une entière indépendance, tout le loisir nécessaire pour cultiver ses facultés et ses talens, une vocation décidée qui n’avait pas eu la peine de se chercher, des ouvrages qui devaient lui faire un nom, et jusque dans ses dernières années, une santé indestructible, des nuits excellentes, un sommeil d’enfant, une vieillesse éclairée et réchauffée par le soleil de la gloire et aboutissant à une mort prompte et douce. Et, en vérité, il n’ignorait point tout ce que valaient les avantages dont il avait été favorisé. Combien de fois ne s’est-il pas glorifié de son génie, de son indépendance, de sa santé florissante, de ses ouvrages et même de sa figure ! » Le bon Goudman en voulait au grand Être de ne l’avoir pas rendu plus heureux en lui faisant avoir un bon bénéfice et sa maîtresse miss Fidler : « Mais enfin, disait-il, tel que je suis avec mes 630 shellings de rente, je lui ai encore bien de l’obligation. » Schopenhauer avait beaucoup plus de 630 shellings de rente, il pouvait se passer d’avoir un bon bénéfice, et s’il n’a pas épousé miss Fidler, c’est qu’il avait le mariage en horreur.
Dira-t-on qu’il avait trop longtemps attendu la gloire, que l’injustice de ses contemporains et ses infortunes de librairie lui avaient assombri l’imagination ? Dès l’âge de vingt-trois ans, avant qu’il eût écrit une seule ligne et lorsqu’il n’avait encore aucun titre à la renommée, il disait à Wieland : « La vie est une triste chose, eine missliche Sache, et j’emploierai la mienne à méditer sur la vie. » Mais, en revanche, qu’on n’aille pas croire que son pessimisme fut une feinte, une hypocrisie ou un parti-pris littéraire. Il a vu cette vallée de larmes telle qu’il l’a représentée ; mais ce n’était qu’une image, et cette image lui apparaissait avec une clarté si lumineuse qu’il ne pouvait s’empêcher de la trouver belle et qu’à ses lamentations se mêlait une volupté secrète. « La grande tragédie, nous dit M. Fischer, se jouait sur le théâtre, et il était à l’orchestre, dans un fauteuil fort moelleux, tenant à la main sa lunette, qui lui rendait tous les services d’un microscope solaire, et tandis que nombre de spectateurs allaient oublier la pièce au buffet, il en suivait toutes les péripéties avec une attention soutenue. Personne, en ce moment, n’était plus sérieux que lui, personne n’avait le regard plus pénétrant, après quoi il rentrait chez lui, ressentant tout à la fois une émotion profonde de tristesse et de joie, et il racontait ce qu’il avait vu. »
On sait que les philosophes qui dînent se divertissent, sur la fin du repas, à disserter sur toutes les sottises, sur toutes les horreurs qui affligent le genre animal, depuis les terres australes jusqu’au pôle arctique. « Cette diversité d’abominations ne laisse pas d’être fort amusante ; c’est un plaisir que n’ont point les bourgeois casaniers et les vicaires de paroisse, qui ne connaissent que leur clocher. » Mais une joie plus vive encore est d’avoir une imagination chaude et puissante et le don de faire voir aux autres tout ce qu’on voit ou tout ce qu’on a cru voir. Schopenhauer était fermement persuadé que le monde est « un triste lieu de pénitence, une colonie pénitentiaire, » et il avait autant de plaisir à en raconter les misères que tel romancier anglais à décrire des prisons ou un dépôt de mendicité. Quand on sait rendre comme personne la mélancolie et le morne silence des lacs norvégiens, peut-on s’empêcher de prendre en goût les paysages tristes et désolés ? Étudiez les lettres de Schopenhauer, et vous vous convaincrez que s’il avait été moins pessimiste, il aurait été moins heureux. Qui pourrait lui en faire un crime ? Ce philosophe avait une sincérité d’artiste, et assurément c’est bien quelque chose.
Parmi les inconséquences que lui reprochent les ennemis de sa philosophie, il en est qui ne me choquent point. « S’il s’était tué, disent-ils, nous croirions à sa bonne foi. » C’est être en vérité fort exigeant, et je n’ai jamais compris qu’on demandât aux pessimistes de démontrer leur thèse en se brûlant la cervelle. Il y eut jadis, si je ne me trompe, un traducteur anglais de Lucrèce, qui écrivait de page en page dans la marge de son manuscrit : « Nota bene, quand j’aurai fini ma traduction, je me tuerai. » Il a fini sa traduction et il s’est tué, démontrant ainsi qu’il était homme de parole. Mais quand on reproche à Schopenhauer de n’en avoir pas fait autant, on oublie que sur ce point il a été d’accord avec sa doctrine, qu’il avait formellement condamné le suicide. N’avait-il pas déclaré que, si le sage doit s’appliquer à supprimer en lui la volonté d’être, le malheureux qui se tue, loin de tuer sa volonté, cesse de vivre parce qu’il ne cesse de vouloir et qu’il veut en finir avec la douleur ? « Or la douleur, disait-il, est la suprême mortification, qui conduit au renoncement et à la délivrance, et il en est de l’homme qui se tue comme d’un malade qui, n’ayant pas le courage de subir une opération douloureuse, mais salutaire, préfère garder sa maladie. »
Non-seulement il n’a jamais pensé à se détruire, il s’occupait sans cesse de se conserver ; peu d’hommes ont pris tant de soin de leur chère personne et ont été plus attentifs à la défendre contre tout accident. La crainte de la petite vérole le chassa de Naples ; il s’enfuit de Vérone parce qu’on y prisait du tabac empoisonné, il se sauva de Berlin pour échapper au choléra. Il eut longtemps l’habitude de ne s’endormir qu’après avoir mis un pistolet chargé sous son oreiller. Il logeait au premier étage pour être plus vite dans la rue si le feu prenait à la maison. Il n’aurait pas souffert qu’on lui fit la barbe avec un autre rasoir que le sien, et de peur de boire dans un verre contaminé, il emportait toujours une coupe de cuir dans sa poche. M. Bourdeau a eu raison de dire qu’il aurait pu s’approprier le mot d’un de nos vieux satiriques : « Je ne crains rien, fort le dangier. » Mais ce ne sont pas là des traits de caractère, c’est de la physiologie et de l’hérédité. Il était né maniaque, et il avait de qui tenir.
Sa grand’mère paternelle avait été folle, deux de ses oncles avaient été fous, et son père était un homme bizarre. Dès les premiers mois de la grossesse de sa femme, Henri-Floris Schopenhauer avait décidé qu’elle lui donnerait un fils, que ce fils serait un grand négociant, qu’il s’appellerait Arthur, et, comme il était anglomane, il entendait qu’Arthur naquît dans la peau d’un Anglais. A cet effet, il emmena sa femme à Londres ; mais, à peine s’y fut-on établi, il se ravisa, et, dans la mauvaise saison, quoique la mer fût démontée, il la ramena précipitamment à Dantzig, où elle accoucha deux mois plus tard. Si ses couches furent heureuses, ce n’est pas à son mari qu’elle en eut l’obligation. Ce même homme s’est tué dans un accès de fièvre chaude, en se jetant d’une lucarne dans un des canaux de Hambourg. Il aurait été incapable de composer un livre intitulé : le Monde comme volonté et comme représentation. Il a laissé à son fils le soin de l’écrire, et il faut savoir gré à Arthur Schopenhauer d’avoir prouvé qu’on peut être à la fois un maniaque et un puissant raisonneur.
Les pessimistes ont toujours affecté de haïr les femmes, et il est certain que, si nous pouvions nous décider à ne plus les aimer, ce misérable monde rentrerait bientôt dans le néant. Schopenhauer s’est toujours donné pour un misogyne endurci. Que d’épigrammes n’a-t-il pas décochées « à l’animal aux idées courtes et aux longs cheveux ! » Il n’admettait pas même que ce fût un bel animal ; il fallait, disait-il, que l’intelligence des hommes fût obscurcie par l’amour pour qu’ils admirassent « ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, aux larges hanches. » Cependant, il eut jusqu’à sa mort un goût prononcé pour ces larges hanches et ces épaules étroites. Dans sa jeunesse, à Hambourg, il s’était prodigieusement amusé, et la première venue suffisait à son bonheur. À Dresde, il eut un fils naturel, qui mourut jeune ; à Venise, il eut une maîtresse, qu’il abandonna ; à Berlin, il rechercha et obtint les faveurs d’une actrice, dont il s’est souvenu en rédigeant son testament. Il avait dépassé la soixantaine quand une jeune Française, Élisabeth Ney, qui avait du talent pour la sculpture, arriva à Francfort et sollicita l’honneur de faire son buste. Elle lui plut infiniment ; elle se logea dans la même maison que lui et elle prenait le café dans sa chambre ; ils se promenaient ensemble, il lui faisait la cour. « Je n’aurais jamais cru, écrivait-il à son disciple Lindner, qu’il y eût dans le monde une fille si charmante ! » Eh oui, ce grand misogyne a toujours aimé les femmes, mais il faut pardonner aux hommes et même aux philosophes les inconséquences qu’elles leur font commettre : elles ont été mises au monde pour nous faire aimer la contradiction. Au plaisir de les adorer, on joint celui de leur dire des injures. Est-il un honneur qui vaille celui-là ?
Si médire des femmes en les aimant n’est pas un péché mortel, il est permis en revanche de s’étonner qu’un philosophe qui se qualifie lui-même de grand contempteur des hommes, Menschenverächter, qui en toute rencontre professe le plus hautain mépris pour le vulgaire, pour le bourgeois, pour le philistin, pour la « souveraine canaille, » soit fort désireux de savoir ce que cette canaille peut penser de lui et attache un prix infini à cette fumée qu’on appelle la gloire. Schopenhauer était plus que personne soucieux de sa renommée, avide de louanges, de flatteries et d’hommages ; quiconque critiquait ses ouvrages n’était qu’un pleutre ou qu’un drôle, et le sot qui les vantait conquérait du coup son estime. On le voit dans sa correspondance demander à ses disciples et surtout au plus zélé de tous, à Frauenstädt, son famulus, de courir les cabinets de lecture, d’y feuilleter tous les livres, tous les journaux, toutes les revues, et de transcrire avec soin les passages où il était question d’Arthur Schopenhauer et de son génie. Il l’accusait quelquefois de ne pas être assez consciencieux dans ses recherches : « Mon grand chagrin, disait-il, est de ne pas avoir lu la moitié de ce qu’on écrit sur moi… » Cependant il n’était pas ingrat, il confessait que sur le tard il avait savouré de grandes joies, qu’une vieillesse couronnée de roses, fussent-elles des roses blanches, » est une vraie bénédiction. Plus il avance en âge, plus son pessimisme se tempère et s’adoucit. Le ton de ses lettres change ; aux colères rouges succèdent les éclats d’une gaîté sarcastique. Il affirmait jadis avec Simonide que le plus grand bonheur est de ne pas être. Il a découvert que la vie a du bon, il ne demande qu’à prolonger la sienne, et deux années avant sa mort, il écrit à un de ses amis : « L’Upanischad sacré déclare en deux endroits que la durée normale de la vie humaine est de cent ans, et M. Flourens, dans ses études sur la longévité, dit à peu près la même chose. C’est une consolation. » De toutes les vanités de ce monde, la plus vaine est un désespoir qui rêve de devenir centenaire.
Schopenhauer n’a pas été seulement le plus éloquent des pessimistes, il a été un moraliste aussi profond qu’austère ; mais il n’était pas un moraliste pratiquant, et il faut convenir qu’à cet égard ses adversaires ont beau jeu contre lui. Il enseignait que la pitié est le fondement de la morale ; mais il s’empresse d’ajouter que la vraie miséricorde n’a rien de commun avec cette tiède et vague philanthropie, « qui nous permet de déplorer le malheur d’autrui en nous sentant à l’aise dans notre peau. » La sainte pitié qu’il prêche est celle qu’a connue Bouddha, cette vertu mystérieuse, qu’on ne peut acquérir que lorsque le cœur est pénétré du sentiment de l’unité des êtres. Si l’on croit avec Kant que le temps et l’espace n’ont rien de réel, qu’ils ne sont que des formes de notre perception, la multiplicité et la diversité des choses ne sont plus qu’une vaine apparence, et elles se révèlent à nous comme identiques à nous-mêmes. Le voile de Maïa se déchire, la grande illusion s’évanouit, L’égoïste, qui a des écailles sur les yeux, se distingue soigneusement de tout ce qui n’est pas lui, il ne voit dans l’univers qu’un étranger qu’il exploite, et il ne croit vraiment qu’à sa propre existence. Il n’y a plus pour le sage de moi ni de non-moi ; il découvre dans le fond de son être le principe du monde, et il se reconnaît dans tout ce qui est.
Schopenhauer est sûrement d’entre tous les philosophes celui qui a dit le plus durement son fait à l’égoïsme, celui qui a instruit son procès avec le plus de sévérité et de rigoureuse logique ; mais il faut l’avouer, il ne fut jamais dans la pratique qu’un parfait égoïste. Un jour, dans une gare, comme le train approchait, il vit un inconnu traverser la voie ; il l’interpella, lui représenta vivement son imprudence ; c’est peut-être la marque la plus réelle de sainte pitié qu’il ait donnée à son prochain. Il était célibataire, il était rentier, et aussi anglomane que son père, il entendait vivre comme un Anglais qui habite le continent et qui a laissé en Angleterre toutes ses charges de citoyen, toutes ses servitudes et ses devoirs de famille. Très réglé dans l’emploi de ses journées, il n’a jamais fait à personne le sacrifice de la moindre de ses habitudes. Il aurait fallu un incendie, une catastrophe, un tremblement de terre pour l’empêcher de faire sa sieste, de se promener, de lire le Times à l’heure réglementaire, ou de jouer un petit air de flûte avant d’endosser son habit et de nouer sa cravate blanche pour aller dîner à table d’hôte. Aussi ménager de sa fortune que de son temps, malgré quelques placemens malheureux, il a doublé son capital et ses revenus. Tout cela est fort bien ; mais qu’en eût dit Bouddha ?
Il y a des égoïsmes aimables, le sien ne l’était pas. Il se montra toujours implacable pour ses adversaires, surtout pour les professeurs de philosophie, et lorsqu’à l’époque de réaction qui suivit la dissolution de l’assemblée de Francfort, on en destitua quelques-uns, il en ressentit une joie de cannibale qui mange son ennemi. Qu’il s’agît de Fichte ou de Schelling, de Hegel ou de Herbart, il traitait tous ses rivaux de charlatans ou de bavards, de vieilles femmes, de têtes fêlées ou de farceurs. Il se permettait tout dans ses lettres ; mais comme il était prudent, il consultait des hommes de loi pour savoir jusqu’à quel point il est permis d’injurier un philosophe sans courir le risque d’être cité en justice pour délit d’outrages, et, par prudence aussi, il attendit que Fichte et Hegel fussent morts pour dire tout haut ce qu’il pensait d’eux.
S’il traitait ses ennemis de Turc à More, il malmenait souvent ses amis. Ne connaissant que les amitiés utiles, les amitiés de rapport, il n’admettait dans sa familiarité que ses disciples qu’il employait à répandre sa gloire. Quand il se souvenait de tout ce qu’avait fait Frauenstädt, son famulus, pour lui procurer des lecteurs et des dévots, il daignait l’appeler son Théophraste, son Metrodore, le plus militant de ses apôtres, apostolus activus, militans, strenuus, acerrimus. Mais si le famulus avait dans quelque article de journal mal rendu sa pensée ou parlé des professeurs de philosophie avec trop de ménagement, il lui adressait de vertes réprimandes. Frauenstädt a rendu grâces au maître de l’avoir plus d’une fois autorisé à s’asseoir auprès de lui sur son sopha ; mais un jour qu’il se présentait à une heure indue, le maître lui lava la tête et lui signifia qu’il n’était pas aux ordres des indiscrets. S’il était dur pour ses disciples, à qui il avait de grandes obligations, on croira sans peine qu’il l’était encore plus pour les petites gens à qui il ne devait rien. Il eut à Berlin une violente altercation avec une vieille couturière qui s’était arrêtée devant sa porte et qu’il avait sommée de déguerpir. Comme elle tardait à s’éloigner, il la chassa en l’injuriant, la jeta à terre et elle se blessa dans sa chute. Elle porta plainte, et il fut condamné à lui payer 60 théiers par an. Lorsqu’on lui annonça qu’elle était morte, il écrivit sur la lettre de faire part : Obit anus, abit onus !
Ce qu’il y eut de plus singulier et de plus fâcheux dans son histoire, ce fut sa brouillerie avec sa mère, qui vécut vingt-quatre ans encore sans qu’il tentât de la revoir. Johanna Schopenhauer avait, paraît-il, plus de charme que de beauté. Elle aimait le monde et elle joignait l’adresse à la grâce. En 1806, à peine s’était-elle installée à Weimar, Goethe, au grand scandale de la cour et de la ville, épousa sa maîtresse, Christiane Vulpius. Il la présenta à la nouvelle venue, qui lui fit grand accueil : « Puisqu’il lui donne son nom, disait-elle, nous pouvons bien lui offrir une tasse de thé. » Elle s’acquit ainsi les bonnes grâces du grand homme, et, en peu de temps, son salon, comme elle l’annonçait à son fils, devint « un cercle littéraire qui n’avait pas son pareil en Allemagne. »
Elle avait rendu un grand service à ce fils ingrat, condamné par son père à se faire commerçant ; elle avait révoqué la sentence, l’avait encouragé à suivre la carrière pour laquelle il se sentait né. Mais leurs caractères s’accordaient peu. D’humeur souple et gaie, elle lui reprochait non-seulement la noirceur de ses pensées, mais son orgueil, sa superbe, sa sagesse oraculaire, son olympienne fatuité : « Quoiqu’il soit nécessaire à mon bonheur de te savoir heureux, lui disait-elle, je me soucie peu d’être témoin de ta félicité ; il me serait difficile de vivre avec toi. » De son côté, il l’accusait d’aimer trop la représentation et la dépense. Mais quels que fussent ses griefs, il n’aurait jamais rompu avec elle si elle n’avait écrit des biographies, des voyages, des romans, qui se vendaient, tandis que la prose d’Arthur Schopenhauer ne se vendait point. Cette blessure ne se ferma jamais : « On lira encore mon livre, lui écrivit-il un jour, quand le dernier exemplaire du tien aura été porté dans la décharge. » Un philosophe assez jaloux des succès littéraires de sa mère pour la prendre en haine est un cas assez rare. Longtemps après et quand elle n’était plus de ce monde, Frauenstädt découvrit dans les œuvres posthumes d’Anselme Feuerbach un portrait dur et fort désobligeant de Johanna Schopenhauer. Il s’empressa de copier le passage et de l’envoyer au maître qui lui répondit : « Le portrait n’est que trop ressemblant. Dieu me pardonne ! cela m’a fait rire. » Il avait enseigné pourtant comme un point de doctrine que l’intelligence est à la bonté de cœur ce qu’est la lumière vacillante d’un flambeau à la clarté sereine du soleil. — « Dieu me pardonne, cela m’a fait rire ! » — Encore un coup, qu’en eût dit Bouddha ?
Il y a une justice qu’il faut lui rendre, il s’est toujours donné pour ce qu’il était, sa correspondance en fait foi. Il admirait beaucoup Rancé, et en voyant son portrait, il dit d’une voix émue : « C’est l’affaire de la grâce ! » Il savait bien que la grâce lui manquerait toujours, et il en prenait facilement son parti. À ceux qui lui reprochaient le désaccord de sa doctrine et de sa vie, il répondait : « Occupez-vous de ce que je dis, ne vous occupez pas de ce que je fais. » Il aurait pu répondre aussi : « Il suffit au sculpteur que sa statue soit belle ; est-il tenu d’être beau lui-même ? » Malheureusement il s’est avisé un jour de se faire une place parmi les fondateurs de religion, et cette prétention a tout gâté. Les fondateurs de religion s’engagent à faire ce qu’ils disent ; ce sont leurs œuvres et leurs miracles qui les jugent, et si François d’Assise avait prêché la pauvreté en s’appliquant à doubler ses revenus, depuis longtemps on ne parlerait plus de lui. Bacon était un assez vilain homme. Que nous importe. Il ne s’est pas piqué de sauver les âmes, de racheter le monde ; il n’a pas été l’apôtre « du quiétisme, qui est le renoncement à tout désir, de l’ascétisme, qui est l’immolation réfléchie de la volonté égoïste. » Il y avait une opposition absolue entre le caractère de Schopenhauer et le rôle qu’il a prétendu jouer. C’est la grande contradiction de sa vie et la seule en vérité qui me choque.
Comme l’a remarqué fort justement M. Kuno Fischer, quand on juge Schopenhauer, il ne faut jamais oublier qu’au temps de sa jeunesse, le culte du génie était la religion de toute l’Allemagne littéraire. Ce culte avait son code et son rituel. On posait en principe que le génie a tous les droits et qu’il est au-dessus de toutes les règles communes que les Philistins sont tenus d’observer. Son existence étant à la fois un honneur et un bonheur pour le genre humain, qu’il instruit et réjouit par ses œuvres, son seul devoir est d’exister et de narrer à l’univers ce qui se passe dans son imagination. Tout ce qu’on peut lui demander, c’est d’avoir cette sincérité d’artiste que possédait Schopenhauer. Il a parlé quelque part d’un accusé dont la triste histoire avait été racontée si éloquemment par son avocat, que ce pauvre homme fondit en larmes et s’écria : « Je n’aurais jamais cru que j’eusse tant souffert ! » Il s’est vanté d’avoir reçu de la nature le don de l’émotion imaginative et volontaire et la faculté de s’arracher des larmes par ses propres récits. Il prétendait qu’il n’aurait tenu qu’à lui de devenir un grand comédien s’il n’avait mieux aimé devenir un grand philosophe.
Il eut jusqu’à la fin le culte du génie, et pour honorer le sien, il le comparait tour à tour au Mont-Blanc ou au soleil. C’était là sa seule dévotion. Pourquoi a-t-il voulu en créer une autre à l’usage des simples et des humbles ? Pourquoi s’est-il imaginé un jour que l’Europe avait besoin d’une religion nouvelle, que sa philosophie lui en tiendrait lieu et qu’il serait le Bouddha de l’Occident ? Il tâcha de persuader à ses disciples qu’ils étaient des apôtres ; il les engageait à se visiter les uns les autres ; il leur écrivait : « En quelque lieu que deux d’entre vous s’assemblent en mon nom, je serai au milieu de vous. » En vérité, dans la conduite de la vie, cet habile joueur de flûte ne craignait pas les discordances et les notes fausses.
Mais prenait-il réellement au sérieux sa mission et le caractère religieux de sa doctrine ? Il m’est difficile de le croire. Les Allemands, quand ils s’en mêlent, sont de prodigieux mystificateurs. Il y avait, dans un collège militaire d’Autriche, deux cadets qui passaient leurs nuits à méditer en secret les ouvrages du grand Arthur. Ils en étaient venus à se convaincre que s’ils tuaient en eux la volonté d’être, du même coup le monde serait anéanti. Ils ne demandaient pas mieux que de mortifier leur volonté ; mais avaient-ils le droit de supprimer l’univers ? Tourmentés par leurs scrupules, ils en firent part au maître, et quelques semaines avant sa mort, il leur répondit sur un ton de paternelle indulgence que c’était là une de ces questions transcendantes qu’il ne se chargeait pas de résoudre ; c’est à peu près ce que répondait Méphistophélès aux bons jeunes gens qui lui soumettaient leurs cas de conscience.
Il se plaisait à dire qu’en examinant une de ses photographies, il avait été frappé de son étonnante ressemblance avec le prince de Talleyrand, et il désirait qu’on en fût frappé comme lui. Il aimait à passer pour un être impénétrable, mystérieux et diabolique, à inspirer à tout ce qui l’approchait une pieuse épouvante. L’un des Français qui connaissent le mieux l’Allemagne, M. Challemel-Lacour, était allé le voir à Francfort et dîna avec lui à table d’hôte : « Ses paroles lentes et monotones, qui m’arrivaient à travers le bruit des verres et les éclats de gaîté de mes voisins, me causaient une sorte de malaise, comme si j’eusse senti passer sur moi un souffle glacé à travers la porte entr’ouverte du néant. » Lorsqu’on lit Aristote ou Platon, Descartes, Malebranche ou Condillac, Spinoza, Kant ou Hegel, quoi qu’on pense de leur doctrine, on est sans inquiétude sur leur bonne foi ; ils avaient tous cette candeur métaphysique qui est la première vertu des grands penseurs. Quand on lit le Monde comme volonté ou les Parerga, on est moins rassuré, on craint d’être dupe. L’édifice semble beau ; mais pendant qu’on l’admire, on croit entendre au fond d’une cave le sourd ricanement du grand enchanteur qui l’a bâti et qui se moque de son œuvre et de lui-même.
Schopenhauer regardait comme le plus précieux ornement de son cabinet de travail une statuette de Bouddha en bronze, fondue au Thibet, qu’il avait achetée à Paris. Elle était posée sur une console de marbre, et il avait des entretiens secrets avec « l’être accompli et parfait, » avec le sage des sages, dont le doux sourire console et rachète le monde. Peut-être lui disait-il quelquefois : « Ta bonhomie égalait ta sainteté, tu as découvert le principe de la vraie morale, et tu t’es fait un devoir de la pratiquer toi-même. À quoi donc te servaient tes disciples ? » Il aurait pu prendre pour devise la sentence mémorable que Goethe écrivit un jour dans l’album d’un étudiant : « C’est le bon Dieu qui nous donne les noix, mais ce n’est pas lui qui les casse. »
- ↑ Geschichte der neuern Philosophie, achter Band : Arthur Schopenhauer, von Kuno Fischer. Heidelberg. 1893.