Scènes de la Vie et de la Littérature américaines/01

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Scènes de la Vie et de la Littérature américaines
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 876-911).


I.

LE ROMAN DE MŒURS.


The Lamplighter, Boston et Londres, 1854.[1]


Le roman du Lamplighter, le grand succès littéraire de l’année présente en Amérique, est l’œuvre d’une femme, miss Cumming ; il sort de la ville de Boston, autrefois la capitale du puritanisme, aujourd’hui la métropole de l’unitarisme et le lieu d’asile de la philosophie allemande. Tous ceux qui suivent curieusement, nous ne dirons pas les progrès, mais les mouvemens de l’âme humaine à notre époque, ont pu remarquer le rôle éminent, capital, comme disent les Anglais, que jouent depuis quelques années dans la littérature de leur pays et dans la lutte active contre les préjugés et les superstitions de leurs concitoyens les femmes de race anglo-saxonne et de religion protestante. On sait quelle guerre sans trêve ni merci les écrivains anglais ont déclarée au cant ou cagoterie religieuse, au lâche respect des convenances, des usages établis, ou cagoterie sociale. Dans cette guerre énergiquement poursuivie contre deux idoles monstrueuses qui ont étouffé plus de sentimens vrais que le dieu Jaggernaut n’a écrasé de martyrs volontaires sous les roues de son char et que le dieu Moloch n’a dévoré d’enfans, ce sont des femmes qui ont lancé les traits les plus meurtriers. Les hommes ont saisi le côté grotesque ou odieux de la question, mais les femmes en ont saisi le côté douloureux. La religion sans âme, les étiquettes sociales, l’injustice mondaine, le bonheur insolent et sans pitié, l’activité brutale et sans dévouement de l’industrie, le foyer domestique sans tendresse, l’éducation hypocrite, la vie contemporaine enfin, avec ses labeurs desséchans, ses cruelles vulgarités et ses petitesses égoïstes, ont été exposés, expliqués et flétris avec cette fine analyse, cette indignation naïve et ces explosions de colère nerveuse qui sont propres à la nature féminine. Comptez les femmes américaines ou anglaises dont les écrits sont devenus populaires en quelques années, même hors de leur pays : mistress Stowe, miss Elisabeth Wetherell, mistress Gaskell, les trois miss Bronty. Et cette influence féminine n’a rien qui nous étonne, car les femmes possèdent la seule force morale qui nous reste et qui ait encore quelque action, je veux dire la force de l’instinct et du sentiment. Or cette force, dont l’homme se sert toujours d’une manière maladroite et souvent d’une manière ridicule, est au contraire le seul moyen d’action de la femme, le don spécial qui renferme en lui tout ce que la femme a d’admirable et de mauvais : la capacité de souffrir et la puissance de faire souffrir.

Il y a d’ailleurs une raison cachée qui agite peut-être à leur insu tous ces cœurs féminins et qui les pousse à l’assaut des vices contemporains. Puisque l’occasion s’en présente, il n’est pas hors de propos de dire quelques mots sur le rôle des femmes dans notre société, moins en vue de l’Amérique, où elles sont encore toute-puissantes, qu’en vue de l’Europe, où leur influence commence à décliner. Si les mœurs funestes qui s’étendent et se propagent de plus en plus parviennent définitivement à s’établir, ce sont les femmes qui en souffriront le plus : elles en souffrent déjà. Quelles sont donc ces mœurs nouvelles si menaçantes ? Pour répondre à cette question, il suffit de regarder quelle est la condition présente de la femme. Elle est reine et maîtresse encore en apparence, mais en apparence seulement; elle domine encore officiellement; quelques restes de vieux parfums chevaleresques, moisis et rancis, sont encore brûlés devant la belle idole, quelques faibles vestiges de respect suranné sont encore accordés à sa faiblesse. Au fond, elle a perdu son prestige moral et cette influence religieuse qui l’a faite libre pendant tant de siècles; elle commence à n’avoir plus d’empire sur les âmes. Tout son magnétisme ne peut vaincre les lourdes et grossières passions qu’excitent chez les hommes le coton brut et le 5 pour 100. La position que le christianisme et le moyen âge avaient faite à la femme, et qu’on pouvait considérer comme inébranlable, tant elle semblait le fondement même de la famille et de la société ; modernes, tend à disparaître fatalement. « L’âge de la chevalerie est passé ! » s’écriait douloureusement le brave Edmond Burke en racontant les outrages qu’avait eu à subir la reine Marie-Antoinette pendant les journées d’octobre : que dirait-il donc aujourd’hui ? Une insubordination violente, un certain esprit de brutale indépendance, un goût prononcé pour les plaisirs faciles, rapides, qui sont toujours à portée de la main, et que l’on peut pour ainsi dire avaler comme un breuvage entre deux marchés, la préoccupation ardente du bien-être matériel, sont quelques-uns des traits qui distinguent nos contemporains. Les femmes sont donc délaissées parce qu’elles sont gênantes, et parce que la position traditionnelle que le temps et la religion leur ont faite est en contradiction flagrante avec ces mœurs nouvelles. Les hommes fréquentent encore les femmes, mais seulement par habitude. Ils se détournent bien vite pour aller à des affaires qui font pitié et à des plaisirs qui font peur. Pour quiconque sait voir, il est évident que si le courant moral ne varie pas, cet abandon n’est que le commencement d’un ordre de choses tout nouveau dans la condition de la femme, le présage d’un changement auquel on ne pense pas encore, qu’on ne s’avoue pas, devant lequel on reculerait, mais que l’inévitable logique de la vie ne peut manquer d’amener tôt ou tard.

Quelle sera dans l’avenir la condition de la femme ? Ce qu’on peut affirmer sans crainte de se tromper, c’est que la femme ne peut conserver son ancien empire, si l’homme ne conserve en même temps le respect chevaleresque, l’esprit de dévouement, la noblesse d’âme, la sincérité et la naïveté passionnées qu’il avait portés jusqu’à nos jours dans l’amour, le mariage et la vie de famille. Il est impossible que la liberté de la femme se maintienne, si la femme elle-même n’est entourée d’un respect tout à fait exceptionnel, et il est impossible que ce respect exceptionnel subsiste, si l’amour des jouissances matérielles continue à l’emporter sur l’amour des volupté morales. En vérité on peut dire que chaque fois qu’un nouveau moyen de plaisir est créé, que l’industrie fait un pas nouveau, l’influence de la femme descend d’un degré plus bas. Or il ne semble pas que cet esprit industriel, la seule chose réelle et vivante aujourd’hui, soit prêt à disparaître et à céder la place par galanterie. L’industrie d’ailleurs a ses compensations. C’est elle qui crée le luxe qui sera la dernière consolation des femmes ; abandonnées, délaissées, elles vivront en compagnie des imitations de l’Inde, des parures et des bijoux. Le troupeau féminin pris en masse, toujours séduit par ce qui brille, ne songera pas à se plaindre et se précipitera tête baissée vers le miroir aux alouettes que font étinceler la science et l’industrie. Nous sommes à l’heure présente sur la limite extrême qui sépare deux manières de vivre fort différentes : un degré de sensualité et de brutalité de plus chez l’homme, un degré de corruption de plus chez la femme, et c’en est fait des anciennes relations entre les sexes.

Il y a pour ainsi dire de nos jours deux sociétés en présence. L’une est toute morale; nous la sentons fort bien en nous. C’est la société des quelques esprits cultivés, civilisés, moralises, qui existent encore aujourd’hui. Elle comprend quelques millions d’individus sur toute la surface de la terre, lesquels forment comme une grande franc-maçonnerie, et défendent encore une foule de vieilleries telles que la justice, la liberté, les droits de la conscience. Cette société-là est le commencement de celle qui, j’en ai la ferme espérance, vaincra tous les obstacles et obtiendra la protection de Dieu, de celle qui sera la société moderne, fille du temps et de l’histoire, du christianisme et de la science. Malheureusement il y en a une autre qui se prétend faussement fille de la philosophie et de la révolution, et qui n’est que la fille de l’industrie; une société barbare, puérile comme le sauvage, sensuelle comme la bête fauve, affamée de plaisirs, et qui, si on ne trouve pas moyen de la refréner, mettra le monde dans un tel état, qu’un grand miracle seul pourra le sauver. Cette activité effrénée, sans âme et sans cœur, que les Américains expriment par le go ahead, qui existe ailleurs qu’en Amérique, et dont nous sommes beaucoup trop glorieux, produit ces mœurs déplorables, qui menacent de devenir affreuses, si la partie sage et sensée de l’humanité ne s’occupe pas de la régler et de lui donner un but moral. L’industrie est certainement une grande et belle chose, mais jusqu’à présent elle n’a eu ni cœur ni entrailles. — Un illustre Anglais l’a bien nommée un héroïsme sans yeux; elle a besoin d’être pénétrée par l’esprit chrétien pour prendre une âme et perdre ce caractère cruel et implacable qui l’a distinguée jusqu’à présent. Ce serait une belle esquisse à faire que de retracer les changemens accomplis ou en train de s’accomplir dans nos mœurs, nos arts, notre vie morale par la toute-puissance de l’industrie, et cette esquisse faite avec impartialité prouverait incontestablement ce que nous avons avancé, — que si le courant moral n’est pas modifié, le monde est menacé de voir s’établir une société sans noblesse et sans amour. Or une telle société est essentiellement contraire aux instincts de la femme, et si elle s’en alarme, si elle cherche à réagir contre elle, il n’y a pas à s’en étonner. Que les femmes écrivent donc, qu’elles parlent et qu’elles agissent : ce n’est pas nous qui nous en plaindrons. Nous laisserons les pédans et les mondains se récrier tant qu’ils voudront contre les bas-bleus et citer Molière. Jamais ai contraire l’influence morale des femmes n’a été aussi nécessaire que, de notre temps, car nous ne péchons pas par délicatesse de sentimens, et si quelque influence peut donner à nos mœurs demi-barbares cette tendresse, cet esprit de charité, cette sollicitude pieuse qui adoucissent et ornent la vie, ce ne peut être que l’influence féminine. Ce rôle utile n’a par malheur jamais été rempli dans notre pays, où il semble que les femmes qui prennent la plume n’aient rien de plus intéressant à faire que de raconter en prose sentimentale de vieilles histoires d’adultère, dont les plus vulgaires lecteurs ne veulent plus.

Telles sont les réflexions que font naître en nous les innombrables écrits féminins qu’il nous a été donné de lire depuis quelques années. Tous ont un but commun, recommander l’esprit de charité, et nous n’entendons pas ce mot dans son sens étroit, nous ne le prenons pas seulement comme synonyme de bienfaisance : ces livres ne recommandent pas seulement la charité envers les misérables, ils la recommandent envers tous les êtres humains, quelle que soit leur condition ou leur rang, ils nous enseignent à nous défier des jugemens du monde, à fouler aux pieds les préjugés cruels qui sacrifient à une abstraction purement conventionnelle des cœurs vivans et souffrans, et pour nous résumer d’un mot, ils ne rendent tous qu’une même note et un même son : amour du prochain et sympathie humaine.

Le lieu où a été écrit le Lamplighter est le Massachusetts; ce petit fait a son importance aussi bien que le sexe de l’auteur, et pourrait également donner naissance à de nombreuses réflexions. En vérité, il n’y a guère à l’heure présente, sur la planète fangeuse où nous vivons, de coin de terre plus remarquable que ce petit état du Massachusetts. Nous parlions, il y a un instant, de cette société moderne toute morale qui existe éparse sur toute la surface du globe, et qui s’efforce de tempérer la barbarie de l’autre société. C’est dans le Massachusetts qu’elle a fixé son séjour en Amérique, c’est de là qu’elle parle, écrit, prêche et réagit contre les tendances américaines. Là se trouvent des écrivains qui recommandent à leurs concitoyens moins d’activité fébrile et plus de sage lenteur, moins de vanteries patriotiques et plus de naïveté. Là se trouvent des prédicateurs qui recommandent à leurs fidèles moins d’assujettissement superstitieux aux pratiques de tel ou tel culte et plus d’esprit chrétien; là se trouvent des philosophes qui recommandent de croire plutôt aux principes éternels de la morale qu’au jugement des foules. L’activité exagérée, l’égoïsme rapace des Américains, la bigoterie des sectaires, le quasi-athéisme qui consiste à regarder comme juste et bon tout ce qui a été sanctionné par une loi émanée d’hommes passionnés, créatures de foules plus passionnées encore, ont été attaqués et flétris en même temps qu’ont été proclamées la supériorité de l’individu sur les masses anonymes, l’obéissance à laquelle ont droit tout héroïsme et toute grandeur morale, l’adoration en esprit et en vérité que l’homme doit à tout ce qui porte dans le monde la marque divine. Un grand nombre de livres, les uns d’une profondeur et d’une sagacité singulières, les autres d’une bizarrerie extraordinaire, tous remarquables par leur esprit à la fois novateur dans la forme des idées et conservateur du fond même des idées qui sont nécessaires à l’existence de l’homme, ont été écrits sur cet étroit espace de terre, foyer du puritanisme et berceau de la révolution. C’est, je crois, le seul lieu où de nos jours une réunion d’hommes ait cherché à vivre conformément aux doctrines philosophiques qu’ils professaient et à pratiquer ce qu’ils pensaient. Bien des excentricités de visionnaires et de mystiques, bien des hallucinations dangereuses, se sont mêlées sans doute à ces doctrines; mais en dernier résultat le bon l’emporte sur le mauvais, et depuis que l’Europe se tait, depuis que pas une voix véritablement humaine ne s’élève de nos vieilles civilisations, depuis que l’Allemagne (la dernière nation qui ait écrit quelques livres valant la peine d’être lus et prononcé quelques paroles valant la peine d’être entendues) est muette, il ne s’est rien dit et rien écrit de meilleur que ce qui a été dit et écrit dans le Massachusetts. Honneur au docteur Channing, à Emerson, à Théodore Parker! Ils nous ont appris que toute sollicitude pour le bien et la vérité n’était pas éteinte dans le monde, et que dans le pays même de l’activité matérielle, le précieux feu sacré pouvait trouver un autel et des pontifes. Ce petit état du Massachusetts mérite désormais de voir son nom inscrit parmi les noms des villes et des peuples qui ont servi la cause de la civilisation moderne, à la suite des noms de Paris et de Londres, villes aujourd’hui à demi silencieuses, de Genève, dont l’horizon se rétrécit un peu, et de l’Allemagne, trop tôt égarée.

Le roman du Lamplighter appartient à la littérature dite réaliste. Il est essentiellement réaliste en ce sens que les incidens n’y ont rien de bien romanesque et les personnages rien de bien idéal. Les acteurs du livre sont ceux que l’on rencontre tous les jours et non pas ceux que l’on rencontre une seule fois dans la vie. Jadis les livres nous racontaient ce qui pouvait passer dans la vie comme un événement, aujourd’hui on commence à poser en système qu’ils doivent raconter exactement les trivialités et les vulgarités de chaque jour. Nous n’entrerons pas dans l’examen de ce système, qui a d’ailleurs sa raison d’être philosophique et se trouve en accord parfait avec les tendances démocratiques modernes, avec le règne du pur instinct, dernière et brutale expression de la sincérité, de la naïveté et de la spontanéité de l’âme dans une époque confuse, artificielle et adonnée au mensonge. En Amérique, le réalisme a une autre raison d’être, jusqu’à présent, la littérature américaine a revêtu ces trois formes : l’imitation, l’observation exacte et triviale de la réalité, l’abstraction philosophique. L’imitation n’était qu’une affaire d’habitude et un reste de respect pour l’Europe, et elle est en train de disparaître; en revanche, tous les écrivains qui s’efforcent d’être originaux tombent dans l’un ou l’autre de ces deux défauts, la trivialité ou l’abstraction. La raison en est simple : les Américains n’ont pas de passé, et par conséquent l’idéal pour eux ne peut se fondre dans la réalité. Ils vivent dans l’heure présente et de l’heure présente. Dans nos vieilles sociétés, toutes bouleversées qu’elles soient, le passé maintient encore ses droits. Nous le portons en nous, il fait partie de notre vie; il brille dans nos yeux, parle par nos lèvres, et si nous avions assez de force d’attention pour nous écouter et nous observer, nous surprendrions souvent dans nos sentimens et dans nos actes un certain élément historique qui, combiné avec nos vertus et nos vices personnels, communique à notre existence une élévation, une idéalité romanesque, un charme imprévu, qu’elle n’aurait pas, si nous appartenions à un peuple né d’hier. Chez nous, la vie, malgré la teinte d’uniformité qui s’étend sur tous les caractères, n’est donc pas sans idéal. Rien de pareil n’existe en Amérique; la vie y a encore tous ses ennuis vulgaires, tous ses soucis mesquins, toute sa lourde monotonie, sans avoir les compensations qu’une longue existence apporte avec elle, les beaux souvenirs, matières à rêveries sans fin, l’intelligence exquise et raffinée des beautés naturelles, l’habitude des arts, la faculté, finement aiguisée dès le berceau, de sentir et de jouir. L’éducation de nos sens est faite depuis notre enfance; nos pères nous l’ont léguée pour ainsi dire avec leur sang; nous pouvons percevoir, même au milieu de la vie la plus vulgairement occupée, mille nuances délicates. Cette éducation de l’âme et des sens ne s’est pas faite encore en Amérique. Aussi les Américains se trouvent-ils condamnés fatalement à décrire une vie qui n’a encore rien d’idéal, ou à chercher dans des combinaisons abstraites de sentimens l’idéal qui leur manque. Nathaniel Hawthorne, un des plus remarquables conteurs de l’Amérique, parcourt tout le champ du possible philosophique pour y trouver l’élément qui lui manque. Il fait des assortimens de sentimens comme un peintre des assortimens de couleurs; il se pose des problèmes moraux. Si l’écrivain américain n’emploie pas ce procédé d’analyse abstraite, il cherchera cet idéal, comme Edgar Poë, dans le merveilleux moderne, le magnétisme, les aérostats, l’électricité. Il lui reste encore la ressource de mettre en poème quelque question politique brûlante, comme Mme Beecher-Stowe, et il gagnera peut-être à l’emploi de ce procédé une certaine chaleur et une certaine passion; mais s’il se contente de reproduire la vie contemporaine, il produira un livre comme le Lamplighter, plein de trivialités, de caractères qui ne sont encore qu’en préparation, et de sentimens que le temps n’a pas fait épanouir.

C’est là en effet le côté curieux de tous les livres américains. Il semble, en les lisant, que l’on se promène au sortir de l’hiver dans quelque plaine que le souffle du printemps a eu à peine le temps d’effleurer. La terre est encore dure, cependant on sent qu’elle va s’ouvrir; la verdure voudrait poindre, la sève voudrait monter aux rameaux des arbres, mais une puissance fatale enchaîne tous les désirs de la nature. Çà et là volent quelques oiseaux qui n’osent pas encore chanter; l’eau des ruisseaux coule argentée et froide, semblable à de la glace liquide. Encore quelques semaines, et tout ce paysage rayonnera de lumières et de couleurs; il retentira de voix d’insectes et d’oiseaux. Il en est de même de ces livres. Il y a des commencemens de caractères qui ne se seront entièrement développés que dans cinquante ans d’ici, et des velléités de sentimens qui seront épanouis lorsque notre génération aura disparu. Nous assistons à la formation d’une manière de vivre toute nouvelle, qu’il ne nous sera pas donné de voir. Nous avons là des américanismes de langage, de sentimens et de pensées qui ne sont encore que bizarres, mais qui un jour feront partie d’une civilisation qui nous est inconnue. Ce sont les premiers bourgeons d’un paysage moral futur. Tel est aussi le grand intérêt du Lamplighter, et malheureusement il est à peu près impossible de le faire saisir au lecteur français. Cet intérêt, qui n’en est un que pour le philosophe et le curieux, ne suffit pas pour fixer l’attention de la foule. Il manque à ce livre les deux choses qui font le succès, la passion et la chaleur. Il a de la délicatesse, de la finesse, et il semble parfois, en le lisant, qu’on entend une de ces conversations distinguées qui, dites d’un ton de voix toujours égal, commencent par flatter l’oreille et l’esprit, mais fatiguent bientôt par leur calme et douce monotonie. Tels sont quelques-uns des mérites et des défauts du roman dont nous voudrions présenter un résumé aussi fidèle que possible. Le Lamplighter ne soulève pas une de ces questions brûlantes dont nous avons entretenu souvent nos lecteurs, et il n’excite pas la pensée comme les bizarreries philosophiques de certains romanciers modernes; mais il offre un curieux spécimen de l’art auquel sont arrivés les écrivains américains dans la composition littéraire. Ils ont écrit de meilleures choses, de plus profondes, de plus originales, de plus éloquentes; ils n’en ont pas écrit de plus littéraires, ni de plus travaillées. Nous sommes dans un faubourg de Boston, à la tombée de la nuit. Dans la campagne, il ferait jour encore une heure ou deux; mais dans ces quartiers populaires les rues sont si étroites, que le jour, lorsqu’il languit, n’y peut plus pénétrer. La lumière, comme la vie des habitans, s’y épuise plus vite que dans les beaux et riches quartiers. Il fait froid; dans les environs, les rues sont blanches de neige, mais ici la neige s’est fondue, et n’a fait qu’ajouter à la saleté habituelle des rues. La pauvreté n’embellit rien de ce qu’elle touche, et la nature elle-même se souille en l’approchant. A la porte d’une misérable demeure est assise une petite fille mal vêtue et mal peignée, dont le regard étrange attirerait l’attention d’un observateur. Malheureusement les pauvres gens qui la fréquentent ne sont guère connaisseurs en fait de visages humains, et sa figure brune, mobile, animée par des yeux perçans et énormes, ne lui a jamais valu d’autres complimens que ceux-ci : « Oh ! l’horrible petite fille ! fi la vilaine petite sorcière ! » Un esprit moins grossier s’apercevrait bien vite que Gerty n’est pas un enfant ordinaire. C’est un de ces enfans qui semblent l’expression même de la vie, tant son visage irrégulier et passionné indique d’activité, de mouvement et d’inquiétude intérieure, tant ses yeux regardent autour d’elle avec curiosité. C’est un de ces enfans nerveux, fébriles dès le berceau, qui semblent le mouvement incarné, et dont on tremblerait de tirer l’horoscope. Que seront-ils ? que feront-ils ? Oh! comme ils aimeront! comme ils haïront! Leur vie, malheureuse selon toute probabilité, ne sera-t-elle pas tissue de contradictions : dévouement, vengeance, tendresse, rancunes implacables ? Ils seront capables des plus grandes actions, capables aussi des plus grands crimes, car l’instinct est trop puissant chez eux, et pourra dominer la liberté; et si la liberté, qui, selon la belle pensée de Swedenborg, est l’équilibre entre le ciel et l’enfer, ne réussit pas à diriger leur vie, que seront-ils ? des anges ou des démons ? Tels sont les problèmes qu’on pourrait s’adresser en regardant Gerty assise sur le seuil de la pauvre maison du faubourg, et semblable, non, comme le disent ses voisins, à une petite sorcière, mais à une petite Euménide.

Gerty est une orpheline abandonnée et vit avec une vieille femme, Ecossaise d’origine, Nan Grant, créature brutale qui l’accable d’injures et de coups. Elle n’a jamais eu aucune joie ni aucun plaisir ? personne ne l’aime, elle n’aime personne. Sa seule distraction est de surveiller l’arrivée de l’allumeur de réverbères, de voir sa torche vaciller sous le vent, les lanternes s’allumer comme par magie, et la flamme jaillir avec empressement, toute semblable à un esprit appelé par un enchanteur. La figure du vieil allumeur lui est sympathique, et son instinct lui dit qu’elle aura en lui un ami. L’heure approche où elle va contempler cette féerie quotidienne, lorsque tout à coup la voix de Nan Grant retentit : — Gerty, êtes-vous allée chercher le lait ? — Pas moyen d’échapper; il lui faut accomplir l’ennuyeuse commission, et pendant ce temps l’allumeur viendra, elle sera privée de son spectacle. Elle se hâte donc, et dans sa précipitation se heurte contre l’échelle de son ami inconnu. « Eh bien ! voilà le lait par terre, dit le vieillard; que dira maman ? Allons, si la vieille se fâche, tu répondras que c’est moi qui suis le coupable. »

Malheureusement la vieille mégère n’était pas aussi facile à apaiser que le supposait le bon allumeur de réverbères. Gerty fut battue, privée de souper et envoyée au lit. Aussitôt qu’elle se vit enfermée, l’indignation et la rage s’emparèrent de son petit cœur; elle se précipita vers la porte et la frappa en criant dans un de ces éclats de colère passionnée qui lui étaient habituels : « Nan Grant, je vous hais ! vieille Nan Grant, je vous hais! » Puis, lorsque cet orage fut passé, elle ne pensa plus à l’odieuse Nan Grant, et ses pensées enfantines prirent une direction tout opposée. Elle se mit à contempler les étoiles aussi passionnément qu’elle avait tout à l’heure injurié Nan Grant. « Il en avait une surtout, une si large, si brillante, si douce à contempler cependant, qui semblait lui parler et dire : — Gerty, Gerty, pauvre petite Gerty ! — Cette étoile semblait pareille à une douce physionomie qu’elle avait contemplée il y avait longtemps, ou dont peut-être elle avait rêvé. Soudainement une pensée s’éleva dans son esprit : — Qui a allumé cette étoile ? Quelqu’un l’a allumée, quelque bonne personne, j’en suis sûre! Comment a-t-il pu monter si haut ? — Et Gerty s’endormit en se demandant qui avait allumé l’étoile. » Dès cette première scène, on aperçoit la double nature de l’enfant et les passions contraires qui lutteront en elle. Laquelle dominera ? La haine ou l’amour ?

Le lendemain, l’enfant sortit de bonne heure et s’en alla rêver sous un petit abri qu’elle s’était choisi dans un chantier voisin, car elle était toujours seule et évitait avec soin la compagnie des enfans de son âge. Le temps était froid, et Gerty n’avait pas de souliers. L’allumeur de réverbères lui avait promis de lui apporter quelque chose; si c’était seulement une paire de souliers! Le vieux Trueman Flint (c’était le nom de l’allumeur) vint en effet à l’heure habituelle et lui remit son présent : un beau petit chat, au poil bien soyeux. « Voici la petite créature que je vous avais promise, dit-il; ayez-en bien soin, ne lui faites pas de mal, et si, comme je le suppose, il ressemble à sa mère, qui est à la maison, vous l’aimerez bientôt. » Gerty avait souvent pensé à apprivoiser quelqu’un des matous du voisinage, mais elle avait hésité en songeant à la difficulté de le nourrir, lorsqu’elle-même était nourrie à peine. Il fallait cacher à Nan Grant ce nouvel hôte. Gerty multiplia les ruses et les stratagèmes, partagea avec lui ses maigres soupers, et arriva avant peu de temps à l’aimer à la folie. Elle s’attacha à la pauvre bête avec cette passion singulière et assez profonde que les enfans et les femmes ont pour les animaux gracieux et inoffensifs; mais le secret ne pouvait être toujours gardé, et le petit chat fut découvert. « A qui est ce chat, Gerty ? demanda Nan. — C’est le mien, répondit bravement Gerty. — Le vôtre ? depuis quand élevez-vous des chats ? » Et la vieille femme saisit le pauvre ami de Gerty et le plongea dans une marmite d’eau bouillante. Toute la colère naturelle à Gerty s’éveilla. « Immédiatement elle saisit une bûche et la lança de toutes ses forces contre Nan. Le coup était bien dirigé et frappa la vieille femme à la tête. Le sang jaillit de la blessure, mais Nan sentit à peine la douleur, tant sa fureur était grande contre l’enfant. Elle la prit par le bras, ouvrit la porte et la jeta dans la rue. — Vous n’infecterez plus ma maison, enfant du diable, dit-elle en rentrant et en laissant la petite fille au milieu du froid et de la nuit. »

Le vieux Trueman Flint, en faisant sa tournée habituelle, aperçut l’enfant, qui, circonstance caractéristique, poussait des cris perçans sans verser une larme, ainsi qu’il lui arrivait toujours dans ses momens de passion violente. Il la releva et l’interrogea sans que Gerty pût répondre à ces interrogations autre chose que ces deux mots : «Mon chat ! mon chat ! »

« — Quoi! le chat que je vous ai donné ? Eh bien ! l’avez-vous perdu ? il ne faut pas pleurer pour cela. Mais il fait froid, et il faut rentrer.

« — Oh ! elle ne me laisserait pas rentrer, dit Gerty, et je ne le voudrais pas, quand bien même elle le voudrait;

« — Qui ne voudrait pas vous laisser rentrer ? votre mère ?

« — Non, Nan Grant.

« — Qu’est-ce que Nan Grant ?

« — C’est l’horrible vieille scélérate qui a noyé mon chat dans l’eau bouillante.

« — Mais où est votre mère ?

« — Je n’en ai pas.

«— A qui appartenez-vous donc, pauvre petite créature ?

« — A personne.

« — Mais avec qui vivez-vous, et qui prend soin de vous ?

« — Oh ! je vivais avec Nan Grant, mais je la hais. Je lui ai jeté une bûche à la tête. Je voudrais l’avoir tuée.

« — Chut ! chut ! il ne faut pas dire de telles choses. Je vais aller la trouver, et je lui parlerai.

« True s’achemina vers la porte en s’efforçant d’entraîner Gerty avec lui; il trouva Nan Grant occupée à bander sa blessure. « Cette enfant ne m’appartient pas, lui dit la vieille femme; elle a demeuré longtemps ici. C’est la plus mauvaise petite créature que j’aie jamais connue : je m’étonne d’avoir pu la garder si longtemps; mais j’espère bien maintenant ne plus la voir. Elle a failli me briser la tête et mériterait d’être pendue; elle est possédée du diable si jamais créature humaine le fut.

« — Mais que va-t-elle devenir ? répondit True. La. nuit est terriblement froide. Que diriez-vous, madame, si on la trouvait demain matin gelée au seuil de votre porte ?

« — Est-ce votre affaire ? Prenez soin d’elle si vous voulez. Que d’embarras et de vacarme vous faites à propos de cette bambine! Emmenez-la chez vous; vous verrez s’il vous sera facile de l’aimer. Que d’autres se chargent d’elle s’ils veulent; pour moi, j’en ai assez, et quant à la trouver gelée ou morte, il n’y a pas de danger. Ces enfans qui viennent dans le monde on ne sait comment n’en sortent pas si facilement. Elle appartient à la ville, que la ville s’en charge. Pour vous, vous feriez mieux de passer votre chemin que de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas. »

Le bon True n’avait pas un caractère capable de résister à une telle furie; il retourna donc tristement près de Gerty.

« — Elle dit qu’elle ne veut plus vous recevoir!

« — Oh ! je suis si contente ! dit Gerty.

« — Mais où irez-vous ?

« — Je ne sais pas. J’irai avec vous peut-être, et je vous regarderai allumer les lanternes.

« — Mais où coucherez-vous cette nuit ?

« — Je ne sais pas. Je coucherai dehors, et je pourrai voir les étoiles. Je 

déteste les endroits obscurs.

« — Bonté divine ! mais vous gèlerez, mon enfant.

« — Eh bien! mais alors que vais-je devenir ?

« — Dieu seul le sait. — En disant ces derniers mots, True regarda Gerty et fut étonné de son air tranquille. Un léger combat s’éleva dans son âme, car il était pauvre et pouvait à peine suffire à ses besoins. Un accès de toux de l’enfant le décida. Il lui prit la main. — Eh! venez avec moi, dit-il. »


Ce premier épisode, raconté avec une énergie et une rapidité qui ne se soutiennent malheureusement pas toujours dans le cours du roman, éveille deux pensées, dont l’une est toute morale, et l’autre toute littéraire; On a rendu des lois pour protéger les animaux contre la brutalité de leurs maîtres. Maltraiter une bête inoffensive est une preuve de méchanceté. Cependant ce délit (car c’en est un) ne fait tort qu’au misérable qui le commet, et n’a pas de conséquences ultérieures : la bête souffre et se tait; mais de tous les crimes, le plus grand est l’injustice envers les enfans, car les mauvais traitemens auxquels un enfant est soumis changent sa nature même, lui font perdre sa précieuse naïveté, et lui donnent une expérience précoce et une fatale connaissance du mal. L’injustice commise envers un homme fait comprendre à cet homme tout le prix et toute la beauté de la justice; l’injustice envers un enfant ne lui fait comprendre que l’injustice. On a pu remarquer dans la vie que les misanthropes et les pessimistes sont généralement les meilleurs et les plus bienfaisans des hommes : l’homme qui hait fortement est souvent préférable à l’homme qui n’a pas de haines; mais un enfant misanthrope et qui a des raisons de haïr est la plus triste des créatures, car en grandissant il deviendra un être méchant, si la détestable éducation qu’on lui a donnée n’est pas arrêtée à temps. Tel est le cas de Gerty. Combien de mauvaises actions, combien même de fausses opinions sur le degré de perversité et d’égoïsme du monde ont leur origine dans les injustices subies pendant l’enfance! Nan Grant avait tué le chat de Gerty, et savez-vous ce que c’est que de tuer le chat d’un enfant ? J’ai connu un homme qui détestait la révolution française et qui avait certes ses raisons pour cela : une de ces raisons, c’est que la canaille sans-culottique, dans une visite domiciliaire, s’était amusée, malgré ses cris et ses larmes, à tuer quelques lapins qu’il élevait.

L’autre observation que nous suggèrent les premières pages du Lamplighter est, avons-nous dit, toute littéraire. C’est un trait caractéristique en effet des écrivains de race germanique que l’imporportance qu’ils accordent aux enfans. On connaît les innombrables portraits d’enfans dessinés par les romanciers anglais, surtout par Dickens; il est rare d’ailleurs que le héros d’un roman anglais ne soit pas enfant pendant un tiers au moins du récit. En Angleterre et en Allemagne, il existe une littérature pour les enfans, tout aussi soignée que la littérature à plus hautes prétentions. Cette littérature est représentée par des hommes de talent, et peut même intéresser un esprit habitué à une nourriture intellectuelle plus solide. Rien de pareil n’existe chez nous. Notre littérature, trop dédaigneuse, en même temps qu’elle repoussait la nature et se complaisait dans un milieu élevé, mais abstrait, et sur des sommets sereins et un peu froids, a négligé de tourner ses regards vers ce monde frais, bruyant et naïf de l’enfance. Les anciens écrivains français, dans leur dédain de ce qui était puéril, se sont interdit une foule d’impressions naturelles, et se sont fermé ainsi bien des sources vives de poésie. Ils en ont été punis, et leur punition, c’est cette sévérité glaciale qui règne trop souvent dans leurs écrits, et qui rend la lecture de leurs œuvres difficile pour tout esprit paresseux, infructueuse pour tout esprit naturellement inculte. Le seul livre de notre littérature où vive ce monde de l’enfance est Paul et Virginie, et encore cet admirable récit s’adresse-t-il évidemment plutôt à des hommes corrompus et affaiblis, qui demandent à tout prix la naïveté, qu’à des cœurs jeunes et réellement naïfs. De même qu’au XVIIIe siècle on découvrit la nature, qui depuis les grands poètes des siècles précédens n’avait plus été connue, de même le XIXe siècle est en train de découvrir un autre monde aussi gracieux que la nature, moins muet qu’elle, un monde qui a toute la fraîcheur des ruisseaux, toute la confuse harmonie des bois, et qui possède de plus cet intérêt profond que le vieux poète latin définissait si bien en déclarant que rien de ce qui était humain ne lui était étranger. Qui donc écrira ce poème de l’enfance ? Selon toute probabilité, un écrivain de race germanique, et s’il est permis de conjecturer auquel des peuples germaniques appartiendra cet écrivain, on peut avancer que ce sera un Américain du Nord. Cette tendance particulière s’est déjà révélée plusieurs fois, et parmi les figures poétiques que nous devons à l’Amérique du Nord, les figures d’enfans tiennent une place considérable. Nous en citerons trois qui sont connues de tout le monde : Evangeline dans le roman de Mme Stowe, Pearl dans le Scarlet Letter d’Hawthorne, et Gerty, dont nous nous occupons aujourd’hui. De ces trois figures, celle que nous préférons est Gerty. Evangeline est beaucoup trop une figure de keepsake, elle est trop angélique. Pearl est beaucoup trop bizarre et excentrique. Gerty est plus vraie, elle n’est ni trop ange comme la première, ni trop démon comme la seconde. La suite du roman de miss Cumming ne fera que confirmer cette remarque.

Trueman Flint avait exercé plus d’un métier et rempli plus d’une tâche pénible. Tour à tour vendeur de journaux, cocher de fiacre, casseur de bois, il s’était énergiquement remué pour ne pas se laisser mourir, ou, comme le dit très bien un écrivain anglais, pour maintenir aussi longtemps que possible l’union de son âme et de son corps. C’est une terrible existence que celle qui est employée tout entière, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, à un seul but, ne pas se laisser surprendre par la mort. Les années s’écoulent, et les diverses périodes de la vie passent sans avoir produit leurs fruits naturels. L’enfance s’évanouit sans avoir connu cette certitude instinctive d’être vêtu et nourri, aimé et choyé, qui donne à l’enfant tant d’indépendance et de bonheur exempt de préoccupation. La jeunesse arrive, et son esprit d’aventure, son activité exubérante, ne peuvent trouver leur emploi. L’âge mûr avec ses ambitions avorte tristement. La vieillesse, qui vient clore cette carrière d’impuissance, ne peut elle-même satisfaire son amour du repos. Cependant il reste une consolation au pauvre; il peut conquérir la sympathie de ses semblables en remplissant honnêtement la tâche infertile qui lui est dévolue, et Trueman Flint avait conquis cette sympathie qui, on ne saurait trop le répéter aux heureux du monde, est due, absolument due au malheureux qui est resté honnête et moral. Employé naguère dans la maison d’un riche marchand, il avait été Blessé grièvement par la chute de quelques lourds ballots. Malgré les soins dont son maître l’avait entouré, il n’avait jamais retrouvé son ancienne vigueur, et il avait été obligé d’accepter les fonctions d’allumeur de réverbères, qu’il remplissait, ainsi que nous l’avons vu, au moment où Gerty avait été chassée du foyer inhospitalier de Nan Grant.

L’oncle True, comme on l’appelait familièrement, n’avait jamais été marié, et il se mit à aimer Gerty avec toute la tendresse d’un célibataire. Il est à remarquer en effet que les célibataires de l’un ou de l’autre sexe, lorsque l’isolement ne les a pas rendus entièrement égoïstes ou n’a pas enfiellé leur cœur, sont de toutes les créatures humaines les plus sensibles et les plus affectueuses. Leurs sentimens, qui n’ont jamais été mis à l’épreuve, sont neufs et simples; leur dévouement n’a jamais été payé d’ingratitude, leur confiance n’a jamais été trahie, la vie n’a pas desséché en eux les sources du cœur. Gerty trouva donc dans l’oncle True plus qu’un père et un protecteur, elle trouva un homme qui épanchait sur elle tous les flots d’amour qui s’étaient accumulés en lui durant sa longue et laborieuse existence.

L’oncle True vivait très solitaire; cependant il avait un petit groupe d’amis, le vieux sacristain Cooper, un grognon à tendances pessimistes, sa fille mistress Sullivan, et une jeune aveugle, fille d’un riche marchand, miss Emily Graham. Tous s’employèrent charitablement en faveur de Gerty. Mistress Sullivan, mère d’un joli petit garçon, fournit à l’orpheline un camarade, et apprit à la petite sauvage à se rendre utile à son bienfaiteur. La chambre du vieux célibataire, naguère en désordre, révéla bientôt par sa propreté la présence d’une femme, et ce ménage singulier, composé d’un vieillard célibataire et d’un enfant abandonné, devint aussi riant qu’il est possible de l’être à la pauvreté. Cependant Gerty effrayait ses protecteurs par son ignorance religieuse et par l’esprit de vengeance qui semblait l’animer. Elle ne savait ce qu’était Dieu, et parlait souvent avec haine de la vieille Nan Grant. Un jour Willie, le fils de mistress Sullivan, lui apporta une petite statuette en plâtre représentant Samuel enfant dans l’attitude de la prière. Cette image la tourmenta longtemps. Qui était cet enfant ? que faisait-il ? qui priait-il ?


« — Comment l’appelez-vous ? dit-elle à Willie.

« — Un Samuel. Ce sont tous des Samuels.

« — Qu’est-ce qu’un Samuel ?

« — C’est le nom de l’enfant qui est représenté.

« — Pourquoi donc est-il à genoux ?

« Willie se mit à rire. — Ne le savez-vous pas ? dit-il. « — Non, dit Gerty, dites-moi pourquoi ?

« — Il est en prière.

« — Est-ce pour cela qu’il a les yeux tournés en haut ?

« — Certainement; il regarde le ciel tout en priant,

« — Il regarde quoi ? dites-vous.

« — Le ciel. Mais quoi ! Gerty, j’aurais cru que vous saviez ce que c’était que prier.

« — Non, dit Gerty; apprenez-le-moi.

« — N’avez-vous jamais invoqué Dieu ?

« — Non, jamais. Ou’est-ce que Dieu ? où est Dieu ?

« Willie se montra blessé de l’ignorance de Gerty et répondit avec respect : — Dieu est dans le ciel, Gerty.

« — Je ne sais pas où est le ciel, dit Gerty; je crois bien que je n’en sais rien.

« — Je ne crois pas que vous le sachiez, dit Willie. Je croyais que le ciel était dans les nuages; mais notre maître d’école dit que le ciel est partout où est le bien, ou quelque chose d’approchant.

« — Les étoiles sont-elles dans le ciel ?

« — On dirait qu’elles y sont; elles sont dans les nuages, où j’avais toujours supposé qu’était le ciel.

« — Je voudrais bien aller au ciel.

« — Vous irez un jour peut-être, si vous êtes bonne.

« — Est-ce qu’il n’y a que les bons qui vont au ciel ?

« — Oui.

« — En ce cas, je n’irai jamais, dit tristement Gerty.

« — Comment donc ? n’êtes-vous pas bonne ?

« — Oh! non, je suis très méchante.

« — Quelle drôle d’enfant! dit Willie. Qu’est-ce qui vous fait penser que vous êtes méchante ?

« — Oh! je suis méchante, dit Gerty d’un son de voix triste. Je suis le plus méchant enfant qu’il y ait au monde.

« — Qui vous a dit cela ?

« — Tout le monde. Nan Gran le dit, et elle prétend que tout le mondes pense comme elle; je le sais bien aussi, moi.

« — Nan Grant, est-ce cette vilaine vieille femme chez qui vous demeuriez ?

« — Oui. Comment savez-vous qu’elle était vilaine ?

« — C’est ma mère qui m’en a parlé. Maintenant, dites-moi, est-ce qu’elle ne vous a pas envoyée à l’école et ne vous a pas appris quelque chose ?

« Gerty secoua la tête négativement. »


Le premier éveil de cette intelligence passionnée et sauvage est vivement décrit dans le roman de miss Cumming. Les longs combats que se livrent le bien et le mal dans cette âme d’enfant, le difficile abandon des pensées de haine et de vengeance, sont dramatiquement retracés, et nous intéressent autant que s’il était question d’une personne d’un autre âge et d’une autre condition. C’est le spectacle de la vie en miniature et vu par le gros bout de la lorgnette. Cette longue résistance de la nature et de l’instinct, du péché originel contre les lumières du bon exemple, de l’éducation et de la religion, a aussi sa philosophie. On dirait que miss Cummirig a voulu faire l’apologie indirecte de la nature humaine, et prouver par l’exemple de Gerty que la religion n’avait jamais autant de puissance que sur les personnes douées à leur naissance de toutes les passions de l’homme originel et non régénéré. Cette pensée, qui se trouve en germe dans le roman, mériterait bien d’être développée par quelqu’un de ces écrivains protestans qui sont assez libres de préjugés pour comprendre ce qu’il y a de réellement grand dans la nature humaine et de fécond dans la passion, même sans la grâce. Le christianisme n’a jamais eu et il n’a jamais toute sa puissance que sur les hommes primitivement affligés de passions violentes et portés par une irrésistible impulsion autant vers le bien que vers le mal. Il fait des saints des hommes violens; il ramène à une soumission vraie et sincère ceux qui sont portés à la révolte, et réserve la perfection, non pour ces âmes dociles et béates qui tirent leur bonté de leur inertie et de leur état passif, mais pour ces âmes singulières, formées de contradictions, à la création desquelles semblent avoir également contribué le diable, la nature et les anges. Le christianisme n’est pas, comme on peut l’entendre dire souvent aux mondains qui se flattent de lui appartenir, une école de bonnes manières et de politesse; c’est une école de perfection, et il prend de préférence ses favoris, non parmi ceux que la nature a doués de qualités négatives, mais parmi ceux qu’elle a doués de passions violentes, et chez lesquels elle a versé avec profusion le soufre inflammable, la lave incandescente, toutes ces substances stimulantes qui poussent à l’amour, à la haine, au dévouement et à la vengeance. Ainsi se trouvent pour, ainsi dire réconciliées ces deux puissances toujours ennemies : la nature humaine et le christianisme. L’histoire moderne offre une série d’illustres exemples de cette union que le romancier américain nous fait peut-être à son insu contempler dans la personne d’une humble enfant abandonnée.

La charité de ses protecteurs a enseigné l’amour à Gerty, mais elle ne lui a pas appris le renoncement à la haine. Il suffit d’un incident pour donner lieu à une de ces explosions de colère qui lui étaient habituelles autrefois. Un soir, passant avec Willie près de _ la maison de Nan Grant, elle contemple avec des yeux étincelans de haine la vieille femme qui l’a si longtemps tyrannisée, s’écarte de son petit compagnon, s’arme d’une pierre et fait voler en éclats les vitres de la fenêtre. Le vieil oncle True l’avait envoyée à l’école; un jour elle en revient en déclarant qu’elle n’y remettrait plus les pieds. «Quel est cet homme ? avait demandé une des petites filles à Gerty en désignant l’allumeur de réverbères. — C’est mon oncle True, répondit Gerty. — Votre quoi ?... — Mon oncle, M. Flint, chez qui je demeure. — Ainsi vous vivez avec lui ? Eh ? ha! ha! ha! Plutôt que de vivre avec ce vieux ramoneur... » L’insulte n’était pas prononcée, que Gerty fondait à coups de poing contre l’école entière pour venger son bienfaiteur. Ici nous citerons la conversation suivante, qui donnera mieux que notre analyse l’idée exacte de ce remarquable caractère d’enfant.


« — N’êtes-vous pas allée à l’école, Gerty ? demanda miss Emily.

« — Oui, j’y suis allée; mais je ne veux plus y retourner.

« — Pourquoi donc ?

« — Parce que je hais ces petites filles, dit Gerty avec colère; oui, je les hais, les vilaines !

«— Gerty, reprit Emily, ne parlez pas ainsi; vous ne devez haïr personne.

« — Pourquoi donc pas ?

« — Parce que cela est mal.

« — Non, cela n’est pas mal; je dis que cela n’est pas mal; je les hais. Je hais Nan Grant, et je la haïrai toujours. Ne haïssez-vous personne ?

« — Non, répondit Emily.

« — Est-ce que personne n’a jamais noyé votre chat ? Personne n’a-t-il jamais appelé votre père vieux ramoneur ? dit Gerty. Si quelqu’un a fait cela, je suis sûre qu’aussi bien que moi vous le haïssez.

« — Gerty, dit solennellement Emily, ne m’avez-vous pas dit l’autre jour que vous étiez une méchante enfant, mais que vous désiriez être bonne, et que vous essaieriez de le devenir ?

« — Oui.

« — Si vous voulez devenir bonne et être pardonnée, il faut d’abord pardonner aux autres.

« Gerty ne répondit rien.

« — Ne voulez-vous pas que Dieu vous pardonne et vous aime ?

« — Dieu qui vit dans le ciel et qui a fait les étoiles ?

« — Oui.

« — Voudra-t-il m’aimer et me laisser aller un jour au ciel ?

« — Oui, si vous voulez essayer d’être bonne et d’aimer tout le monde.

« — Miss Emily, dit Gerty après un moment de silence, je ne le puis pas; par conséquent je présume que je ne puis pas aller au ciel.

« En ce moment, une larme tomba sur le front de Gerty; elle regarda pensivement Emily et dit :

« — Chère miss Emily, irez-vous au ciel ?

« — Je fais tout ce que je puis pour cela.

« — J’aimerais bien y aller avec vous, dit Gerty en tournant la tête et comme absorbée par une pensée.

« Emily ne répondit pas; elle laissa l’enfant à ses propres méditations.

« — Miss Emily, reprit enfin Gerty d’une voix faible et comme dans un chuchottement, j’essaierai; mais je crois que je ne pourrai pas.

« — Dieu vous bénisse et vous soutienne, mon enfant! dit Emily en posant la main sur la tête de Gerty. »


Mais Gerty est aussi aimante que vindicative, et elle a pour ses bienfaiteurs autant d’affection que de haine pour ses ennemis. Une intimité, — germe d’un de ces amours durables qui ne sont pas comme les passions de l’âge mûr, l’effet d’un hasard ou d’un accident, qui ont leurs racines dans l’enfance, et croissent à mesure que la vie se développe, à la manière des plantes et des arbres — se forme bientôt entre la jeune fille et Willie, le fils de mistress Sullivan, enfant dévoué, aimant et ayant au service de dévouement une santé robuste et une activité tout américaine, amour naissant est décrit avec charme, il laisse dans l’esprit impression douce et triste à la fois. Les deux enfans sont bons gracieux; mais le milieu dans lequel ils sont placés est si froid, leur condition si humble, la chambre témoin de leurs jeux si dépouillée! Il y a toujours quelque chose de mélancolique dans les passions les plus heureuses, lorsqu’elles ne se produisent pas dans un riche milieu, lorsqu’elles ne sont pas environnées comme de draperies et d’ornemens par l’aisance, le repos, la tranquillité de l’esprit. La gêne, la pauvreté, l’inquiétude du lendemain, le souci de la vie matérielle enveloppent et décolorent les généreuses flammes du cœur. L’amour dans ces conditions peut être assez bien représenté par la lutte pénible de la lumière contre les brumes épaisses de l’hiver. Willie et Gerty passent de longues heures ensemble, suivent dans ses expéditions nocturnes l’oncle True, admirent ensemble les flammes qu’il allume, les éclairages des boutiques, les étalages des marchands, prennent les mêmes goûts, les mêmes habitudes. Un jour, le patron de Willie meurt subitement et laisse le pauvre enfant sans emploi. Pendant plusieurs mois, il va frapper de port en porte pour trouver une nouvelle place, et il est près de se livre au désespoir, lorsqu’il reçoit pour étrennes, la veille de Christmas, la nouvelle que le riche marchand Clinton désire l’employer dans se bureaux. Quelques pages touchantes et assez vivement senties sont consacrées par l’auteur à la description de ces tristesses et de ce joies. Willie entre en qualité de commis chez M. Clinton et part bien tôt pour les Indes, emportant avec lui pour toute fortune les vivaces espérances de la jeunesse et l’amour de Gerty.

Cependant le temps marche et pèse toujours plus lourdement sur la tête du bon oncle True. Les forces du vieillard diminuent; il devient infirme. Il reçoit maintenant la récompense de ses anciens bienfaits. Gerty veille à son chevet, prépare ses repas, l’accompagne ou plutôt le soutient dans ses courtes promenades quotidiennes. l’oncle True fait presque l’envie de ses voisins, tant Gerty lui témoigne d’affection et de sollicitude. «Vraiment, se dit mentalement Mme Peekout en mettant la tête à la fenêtre, cet enfant semble beaucoup aimer ce vieillard; c’est sans doute son grand-père. Voyez que d’attentions et de soins ! Elle lui laisse le meilleur côté du trottoir et surveille chacun de ses pas. — Je me demande, dit à son tour Mme Grumble, si quelqu’un aura soin de moi comme cet enfant a soin de son grand-père, lorsque je serai vieille et infirme. Je jurerais bien que non. » Le robuste boucher, aux joues rosées, à qui Gerty a donné sa pratique, se penche avec politesse vers la jeune fille pour lui demander à voix basse quel genre de nourriture peut prendre M. Flint. « Pensez-vous, dit-il, qu’il aime les petits pois ? J’en ai là de tout frais; s’il les aime, je vous en enverrai une ou deux mesures. » Chacun admire et aime Gerty sans la connaître; elle appelle la sympathie. Quant à sa beauté, c’est là une question controversée. « Elle est laide à faire peur, » dit la jeune miss Isabelle Clinton, la fille du patron de Willie, sottement orgueilleuse de sa beauté régulière et de sa grande fortune. Tel n’est pas l’avis de sa cousine Kitty Ray : « Je ne puis comprendre, Isabelle, que vous ne la trouviez pas jolie. J’admire sa physionomie. » Willie lui-même, l’amoureux Willie, est indécis et n’ose déclarer que Gerty soit belle; mais, belle ou non, Gerty attire invinciblement les regards, car elle dispose de cette force de sympathie qui, mieux que la beauté et même que les dons de l’esprit, sait enlever les cœurs.

Les promenades de l’oncle True eurent bien vite un terme. Il put mourir sans inquiétude sur le sort de Gerty; la jeune aveugle, miss Emily Graham devait recueillir l’orpheline. Le vieillard ne connut pas les douleurs de l’agonie et les souffrances du dernier adieu, car l’ange du sommeil se chargea d’accomplir les fonctions de l’ange de la mort.


« Ce soir-là, lorsque Gerty eut fini de faire à haute voix, comme elle en avait l’habitude à l’heure du coucher, sa lecture de la Bible, True l’appela à son chevet et lui demanda, comme il l’avait fait fréquemment dans les derniers jours, de répéter sa prière favorite pour les malades. Gerty s’agenouilla au bord du lit et se rendit à sa demande avec un empressement solennel et touchant.

« — Maintenant, chérie, la prière pour les morts. N’y en a-t-il pas une dans votre petit livre ?

« Gerty trembla : il y en avait une et très belle, que la pensive enfant, à qui l’idée de la mort était familière, savait par cœur; mais pourrait-elle la réciter ? Pourrait-elle commander à sa voix ? Tout son être était en proie à l’agitation. Cependant l’oncle True désirait entendre cette prière, qui serait pour lui un soulagement; elle essaierait donc. Appelant à elle toute son énergie et toute sa puissance de volonté, elle commença, et, gagnant de la force à mesure qu’elle récitait, elle alla jusqu’à la fin. Une ou deux fois sa voix lui fit défaut; mais à force d’efforts et en dépit des larmes qui l’étouffaient, elle réussit à accomplir sa tâche. Sa voix résonnait si calme et avec un timbre si clair, que l’oncle True ne fut pas troublé un instant dans ses dévotions par la pensée de la douleur de sa fille, car heureusement il n, pouvait entendre les battemens et les sanglots silencieux de son cœur, tout prêt à se laisser, aller au désespoir.

« Lorsque la prière fut terminée, elle ne se leva point, elle ne le pouvait pas ; mais elle resta agenouillée, la tête ensevelie dans les draps du lit. Un moment, il se fit dans la chambre un silence solennel ; enfin le vieillard posa la main sur la tête de Gerty, qui leva les yeux.

« — Vous aimez miss Emily, n’est-il pas vrai, petit oiseau[2] ?

« — Oui, en vérité.

« — Vous serez pour elle un enfant soumis lorsque je ne serai plus ?

« — Oh ! oncle True, dit Gerty en sanglotant, vous ne pouvez pas me laisser. Je ne puis pas vivre sans vous, cher oncle True.

« — C’est la volonté de Dieu de m’appeler à lui, Gerty. Il a toujours été bon pour nous, et nous ne devons pas douter de sa bonté maintenant. Miss Emily peut faire pour vous plus que je n’ai fait, et vous serez heureuse avec elle.

« — Non, je ne serai pas heureuse, je ne le serai plus dans ce monde ! Je n’ai été heureuse que lorsque vous m’avez prise avec vous, et maintenant, si vous mourez, je voudrais mourir aussi.

« — Vous ne devez pas désirer de telles choses, chérie. Vous êtes jeune, et vous devez rester dans le monde pour essayer d’y faire le bien, en attendant votre tour de partir. Je suis un vieillard et ne suis plus qu’un fardeau.

« — Non, non, oncle True, dit tendrement Gerty, vous n’êtes à charge à personne, vous ne l’avez jamais été. Je voudrais ne vous avoir jamais été à charge.

« — Quant à cela, cher petit oiseau. Dieu le sait, vous avez été longtemps au contraire la joie de mon cœur. Je suis seulement fâché de penser que vous passez là tout votre temps auprès de moi, au lieu d’aller à l’école comme autrefois ; mais nous ne sommes pas libres de nous-mêmes, nous dépendons de Dieu d’abord, nous dépendons d’autrui ensuite. Et ceci me rappelle, Gerty, ce que j’ai à vous dire. Je sens que Dieu va m’appeler bientôt, plus tôt que vous ne pensez. D’abord vous pleurerez et vous aurez bien du chagrin sans doute ; mais miss Emily vous prendra avec elle, et vous dira, pour vous consoler, de bonnes paroles. Elle vous dira que nous serons tous réunis de nouveau un jour, et que nous serons heureux dans ce monde où il n’y a plus de séparation ; Willie fera aussi tout ce qu’il pourra pour vous consoler dans votre douleur, et un jour vous pourrez sourire encore comme autrefois. D’abord, et peut-être pendant longtemps, vous serez une charge pour miss Emily, elle aura beaucoup de dépenses à faire pour vous, et ce que j’ai besoin de vous dire, c’est que l’oncle True espère que vous serez aussi bonne que possible, et que vous ferez tout ce que miss Emily vous dira de faire ; puis peu à peu, à mesure que vous grandirez, vous pourrez lui rendre quelques services. Elle est aveugle, vous le savez ; vous devez donc avoir des yeux pour elle. Elle n’est pas forte, et vous devez prêter à sa faiblesse l’appui de votre bras, comme vous l’avez fait pour moi. Si vous êtes bonne et patiente. Dieu vous donnera un cœur tranquille, et lorsque vous serez triste et affligée, pensez au vieil oncle True, et comment il avait l’habitude de dire : Sois gaie, petit oiseau ! car je suis de cette opinion que tout finira par s’arranger. Que tout cela ne vous fasse point de la peine ; allez au lit, chérie, demain nous irons faire une bonne promenade, et Willie viendra avec nous, vous savez.

« Gerty essaya d’être gaie pour faire plaisir à l’oncle True, et alla se coucher. Elle rêva que le matin était déjà venu, et que l’oncle True et Willie faisaient une charmante promenade, que l’oncle True avait retrouvé ses forces et sa santé, que son œil était brillant, son pas ferme, et qu’elle-même et Willie riaient et se sentaient heureux; mais tandis qu’elle rêvait ce beau songe, le messager vint, un affectueux et silencieux messager, qui, dans la tranquillité de la nuit et lorsque l’univers dormait, prit l’âme du bon vieux True et l’emporta pour la remettre à Dieu ! »


Une nouvelle existence va commencer pour Gerty, une existence toute de patience, de résignation, d’humiliations amères. Elle apprendra de quel poids pèse un bienfait. En vérité je crois qu’on peut dire, sans être taxé d’immoralité, que de tous les fardeaux le plus lourd à supporter est celui des services rendus. Involontairement le bienfaiteur se croit certains droits sur son obligé, et, même lorsqu’il a du tact et de la délicatesse, il lui échappe de le faire sentir. Il se trouve toujours d’ailleurs à côté du bienfaiteur quelque âme assez grossière pour rappeler à l’obligé les services qu’il a reçus. Ce n’est point de miss Emily que Gerty peut redouter de telles choses. La belle et jeune aveugle a depuis trop longtemps été privée de la société du monde pour partager certains de ses préjugés et de ses indélicatesses. La maladie, en la clouant sur son fauteuil, a achevé de purifier son cœur, naturellement doux. C’est une touchante figure que celle de cette jeune aveugle, qui, de son siège de malade, forcément immobile, préside à toutes les péripéties du roman, et juge les sentimens des personnages qui passent et s’agitent devant ses yeux fermés. Miss Emily partage cette jeunesse de cœur et cette beauté de visage que les maladies irréparables communiquent souvent à leurs victimes. Le repos forcé, en leur épargnant les agitations des passions, leur épargne en même temps les stigmates qu’elles impriment. Une tristesse résignée et pieuse, une égalité d’humeur charmante, une sérénité affectueuse, sont quelques-unes des compensations que la nature accorde aux personnes infirmes, et qu’elle avait accordées à miss Emily. Malheureusement à côté de la jeune aveugle il y a son père, homme excellent, mais sujet à des boutades de dureté, et chez lequel les délicatesses du tact sont fort émoussées par la vie active et l’habitude des affaires; il y a mistress Ellis, la femme de chambre d’Emily, acariâtre, pleine de préjugés de la pire espèce, une de ces créatures à qui il sera toujours difficile de faire comprendre qu’un obligé n’est pas nécessairement un inférieur, bonne femme au demeurant. Mistress Ellis agit cavalièrement avec Gerty, dont le caractère n’est pas encore assez transformé pour ne pas sentir se réveiller ces facultés de haine qui sommeillent en elle, mais qui n’y sont point éteintes. Miss Emily a besoin de toute sa douceur pour rappeler au calme cette jeune fille emportée, qui, lorsqu’elle était un enfant, avait quitté le logis de Nan Grant sans savoir où elle irait coucher, et qui serait prête à recommencer encore. « Je ne veux pas vous rendre malheureuse, dit-elle à miss Emily, je ne veux être à charge à personne. Je m’en irai, je m’en irai quelque part où vous ne pourrez plus me voir ! »

La dernière fois que Gerty se laissa aller à ses explosions de colère, ce ne fut point par haine du mal qu’on lui faisait, mais par souvenir de la protection dont on l’avait entourée, par reconnaissance et par amour.


« Lorsque Gerty était venue loger chez M. Graham, elle avait apporté, avec une malle contenant ses effets, une vieille boîte qu’elle plaça dans un des placards de sa chambre. Cette boîte resta là tout l’hiver sans être ouverte et sans attirer l’attention de personne. Lorsque la famille quitta la ville pour la campagne, la boîte, soigneusement surveillée et protégée par sa propriétaire suivit aussi. Comme il n’y avait ni placard, ni cachette d’aucune sorte dans la nouvelle chambre de Gerty, elle plaça cette boite derrière son lit. Le soir avant son voyage à la ville, elle avait passé quelque temps à contempler une partie des objets qu’elle contenait. Un souvenir était attaché à chacun de ces objets, et bien des larmes tombèrent des yeux de la jeune fille sur ce petit trésor. Il y avait là l’image de Samuel, maintenant endommagée par le temps et les accidens. Elle remarqua une cassure grave sur le derrière de la tête, causée par une inadvertance de l’oncle True lui-même, et, se rappelant la patience avec laquelle le bon vieillard avait cherché à réparer sa faute, elle sentit que pour le monde entier elle ne consentirait à se séparer de ce souvenir. La boîte contenait encore les pipes en terre commune noircies par le temps et la fumée, et en pensant au plaisir qu’elles avaient donné à son vieil ami, elle sentit que c’était pour elle une consolation de les posséder. Elle avait aussi emporté la lanterne, car elle se rappelait toujours sa belle lumière, la première qui eût éclairé les ténèbres de sa vie, et elle n’avait pas non plus oublié un vieux bonnet de fourrures, sous lequel elle avait souvent cherché et jamais en vain, un sourire de tendresse, qu’il lui semblait pouvoir y rencontrer encore. Il y avait aussi quelques joujoux et livres d’images, présens de Willie, un petit panier qu’il avait taillé pour elle dans une noisette, et quelques autres bagatelles.

« Tous ces objets, à l’exception de la lanterne et du bonnet, avaient été laissés par Gerty sur la cheminée. En entrant dans la chambre, son œil chercha ses trésors; ils avaient disparu. La cheminée avait été proprement frotté et elle était vide. Elle courut vers l’endroit où elle avait laissé la vieille boîte ; la boîte avait également disparu. Courir après la fille de chambre qui se retirait, la rappeler et lui faire avec précipitation une série d’inquiètes questions, tout cela fut l’affaire d’un instant.

« Brigitte était une nouvelle domestique, remarquablement stupide d’ailleurs. Néanmoins Gertrude parvint à lui arracher tous les renseignemens dont elle avait besoin. L’image, les pipes et la lanterne avaient été jetées dans un tas de verre et de faïence cassés, et, comme le déclara Brigitte, brisés en mille pièces. Le bonnet, qu’on avait déclaré rongé par les vers, avait été condamné aux flammes ; quant aux autres objets, Brigitte ne savait ce qu’ils étaient devenus, mais elle croyait bien les avoir laissés dans le feu. Tout cela était accompli par les ordres de mistress Ellis. Gertrude laissa partir Brigitte sans lui faire soupçonner la grandeur de sa perte, puis, fermant la porte, elle se jeta sur son lit et donna cours à ses larmes.

« — C’était donc pour cela que mistress Ellis avait favorisé mon plan, et j’étais assez folle pour penser que c’était par bonté pour moi ! Elle voulait venir dans ma chambre pour me dérober, la voleuse !

« Elle se leva de son lit aussi soudainement qu’elle s’y était jetée, et se dirigea vers la porte, puis une nouvelle pensée sembla la saisir et elle retourna de nouveau vers son lit, et, avec de profonds soupirs, elle tomba à genoux et s’ensevelit la tête dans ses mains. Une ou deux fois elle leva la tête et sembla sur le point d’aller affronter son ennemi ; mais à chaque fois une pensée traversa son esprit et la retint. Ce n’était pas la crainte, oh ! non, Gerty ne craignait personne ; c’était un motif probablement plus puissant que celui-là. Quel que fût ce motif, il avait certainement une influence adoucissante, car après chaque nouvelle lutte elle devint plus calme. Enfin elle s’assit près de sa fenêtre, appuya sa tête sur sa main et regarda. La fenêtre était ouverte, la pluie avait cessé, et les sourires de la terre rafraîchie se réfléchissaient dans un brillant arc-en-ciel. Un petit oiseau vint, se percha sur une branche d’arbre près de la fenêtre, et entonna un Te Deum. Un lilas de Perse en pleine floraison répandait ses parfums délicieux. Une merveilleuse tranquillité envahit le cœur de Gertrude, qui, au bout de quelques instans, sentit la grâce qui apporte la paix succéder aux passions qui apportent le trouble. Elle avait triomphé, elle avait remporté la plus grande des victoires de la terre, une victoire sur elle-même. Le brillant arc-en-ciel, le chant de l’oiseau, le parfum des fleurs, toutes ces belles choses qui réjouissaient la terre après l’orage n’étaient pas de moitié aussi belles que le rayonnement qui se répandit sur la figure de la jeune fille, lorsque, la tempête intérieure qui l’agitait s’étant apaisée, elle leva les yeux au ciel, et envoya vers Dieu le silencieux hommage de son cœur. »


Ce fut là, ainsi que nous l’avons dit, la dernière explosion de l’ancienne Gerty ou Gertrude. À partir de ce moment, un nouvel être se révéla en elle, et pour employer le langage de l’Écriture, elle se sentit renaître de nouveau. Toutefois ce ne fut pas la dernière méchanceté de mistress Ellis. Emily tomba malade, et Gertrude, qui avait l’habitude de passer les journées auprès d’elle, fut exclue de sa chambre. Chaque fois qu’elle se présentait, on lui répondait que miss Emily n’avait pas besoin d’elle. Les fleurs qu’elle envoyait à sa protectrice étaient dédaigneusement jetées dans un coin. Gertrude implora en vain la grâce de soigner son amie. « Ne m’ennuyez plus de vos demandes, lui répondit mistress Ellis ; est-ce que vous entendez quelque chose à soigner les malades ? » Heureusement Gertrude fut accostée un jour à l’improviste, dans le petit jardin que M. Graham lui avait donné, par le médecin de la famille, le docteur Jeremy, personnage original, type de l’Américain qui s’en va, franc, loyal, gai et narquois, d’un cœur chaud, d’une enveloppe robuste, prodigue de sincères poignées de main, peu savant dans les détours subtils de la politesse, et ne connaissant que la ligne droite qui va du cœur au cœur. « Eh ! mais je vous reconnais, dit le bon docteur en abordant Gerty, c’est vous que j’ai vue chez Trueman Flint. Bonté divine! comme les enfans poussent! — Comment va miss Emily ? demanda Gertrude. — Mal, mal; mais je m’étonne que vous restiez ici, au lieu d’aller soigner votre amie. — Mistress Ellis ne veut pas me laisser entrer, et dit que miss Emily n’a pas besoin de moi. — Cela ne la regarde pas, et c’est mon affaire. J’ai besoin de vous pour soigner miss Emily. Que mistress Ellis retourne à ses pâtés et à ses sauces, qu’elle comprend mieux que les soins à donner aux malades. Vous commencerez dès demain. » Le docteur va trouver Emily, et lui demande pourquoi Gerty a été exclue de sa chambre. « Elle est timide, répond Emily, et craint d’attraper la fièvre, à ce que me dit mistress Ellis. — Mistress Ellis a dit un mensonge. Gerty demande à vous voir et à vous soigner, et elle s’acquittera de sa tâche beaucoup mieux que mistress Ellis. C’est une douce petite souris, et qui a une bonne tête sur les épaules. » Le docteur avait deviné parfaitement la nature propre à Gerty, mélange de tendresse et d’activité, qui la rendait capable des choses les plus diverses, — de soigner un malade, d’élever un enfant, de conduire un ménage et de manier un cheval. Pendant plusieurs semaines de suite, il enseigna à Gerty à conduire une voiture, et lorsqu’il commanda à Emily, entrée en convalescence, des promenades fréquentes, grande fut la surprise de la jeune aveugle en apprenant le nom de son gracieux cocher. Cet incident lui acquit la première place dans le cœur de miss Emily, et mit fin aux persécutions de mistress Ellis.

Mais pour celui qui vit des libéralités d’autrui il y a des épreuves plus grandes que les persécutions d’un inférieur à gages : ce sont les reproches du bienfaiteur lui-même et les accusations d’ingratitude qu’il peut vous jeter à la face. Il suffit pour cela que le bienfaiteur ait un de ces caprices d’humeur qui sont naturels à tous les hommes, ou qu’il apprécie mal quelqu’un des actes de l’obligé. M. Graham avait arrêté que la famille irait faire un voyage à La Havane, et que Gerty serait de la partie. Quelques jours avant le départ, Gerty apprit que le père de mistress Sullivan était tombé en démence, et que la pauvre femme ne pouvait suffire à le soigner. Abandonnerait-elle dans le chagrin et le malheur ses anciens amis, la mère de son cher Willie, qui lui écrivait des lettres si tendres, et lui avait envoyé de Calcutta de si jolis oiseaux des Indes ? Son parti fut bientôt pris : elle décida qu’elle ne ferait pas le voyage projeté, qu’elle resterait avec mistress Sullivan, et qu’elle se créerait une position indépendante en se faisant maîtresse d’école. Elle pensait, en agissant ainsi, obéir à son devoir. Miss Emily approuva, sans l’encourager trop vivement, un plan qui la privait de sa meilleure amie; mais le jugement de M. Graham sur la conduite de Gerty différa grandement de celui de sa fille.


« — J’espérais partir avec M. et miss Graham, répondit Gertrude, et je voyais arriver ce voyage avec le plus grand plaisir; mais je viens de décider que je resterai à Boston cet hiver.

« — Qu’est-ce que vous dites, Gertrude ? demanda M. Graham. Que voulez-vous dire ? Tout cela est nouveau pour moi.

« — Et pour moi aussi, monsieur, sans cela je vous en aurais déjà informé; je vous aurais déjà fait part des circonstances qui m’obligent à ne pas vous accompagner, mais elles sont d’une date toute récente.

« — Mais nous ne pouvons vous abandonner, Gertrude : je ne veux pas entendre parler de cela; vous devez venir avec nous malgré les circonstances.

« — Je crains de ne le pouvoir point, dit Gertrude en souriant doucement, mais en conservant un ton ferme. Vous êtes trop bon, monsieur, de désirer que je prenne part à ce voyage.

« — Le désirer! c’est-à-dire que j’insiste. Vous êtes sous ma tutelle, enfant, et j’ai le droit de vous dicter votre conduite.

« M. Graham commençait à se mettre en colère. Gertrude et Emily étaient troublées, mais aucune d’elles ne parla.

« — Donnez-moi vos raisons, si vous en avez quelqu’une, dit M. Graham avec véhémence; dites-moi qui vous a mis dans la tête cette singulière idée.

« — Je vous l’expliquerai demain, monsieur.

« — Demain ! Je veux le savoir maintenant.

« Mistress Bruce, s’apercevant qu’un orage domestique allait éclater, se leva sagement pour prendre congé. M. Graham suspendit sa fureur jusqu’après le départ des visiteurs; mais, aussitôt que la porte se fut refermée sur eux, il entra dans une grande colère.

« — Enfin dites-moi ce que tout cela signifie : je mets ordre à mes affaires, je prends tous mes arrangemens afin de pouvoir consacrer l’hiver à ce voyage, et cela beaucoup plutôt pour vous procurer un plaisir à toutes deux que par rapport à moi! et puis au moment où tout est prêt et où nous sommes à la veille de partir, Gertrude m’annonce qu’elle ne viendra pas ! Maintenant je veux savoir ses raisons.

« Emily essaya de les expliquer et termina en approuvant sa conduite. Aussitôt qu’elle eut fini, M. Graham, qui l’avait écoutée avec impatience et qui l’avait interrompue plusieurs fois par un « bah! » ou un « allons donc! » se laissa aller à un accès d’indignation encore plus violent que le précédent.

« — Ainsi Gerty nous préfère les Sullivan, et vous semblez l’encourager. Je voudrais savoir ce qu’ils ont fait pour elle, et si cela est comparable à ce que j’ai fait.

« — Ils ont été ses amis pendant de longues années, et maintenant qu’ils sont dans le malheur, il lui semble qu’elle ne doit pas les abandonner, et j’avoue que je ne suis pas étonnée de sa détermination. « — J’en suis étonné, moi. Elle aime mieux se faire esclave dans l’école de M. W... et plus esclave encore dans la famille de mistress Sullivan que de rester ici, où elle a toujours été traitée comme une dame, et mieux que cela, comme un membre de ma propre famille.

« — Oh ! monsieur Graham, dit Gertrude, ce n’est pas une affaire de préférence et de choix, il me semble que c’est une affaire de devoir.

« — Quelle raison vous en fait un devoir ? Est-ce parce que vous aviez coutume de vivre dans la même maison qu’eux, et que ce garçon qui est à Calcutta vous a envoyé une écharpe de poil de chameau et une cage pleine de misérables petits oiseaux et un tas de lettres ? est-ce pour cela que vous croyez devoir oublier vos propres intérêts afin d’aller prendre soin des malades de sa famille ? Je ne vois pas comment leurs droits sur vous peuvent se comparer aux miens. Ne vous ai-je pas donné la meilleure des éducations ? ai-je épargné quelque dépense pour vos progrès et votre bonheur ?

« — Je n’ai pas pensé, monsieur, répondit Gertrude humblement, mais cependant avec une dignité calme, à faire la somme des faveurs que j’ai reçues et à mesurer ma conduite en conséquence; les obligations que je vous ai sont immenses, et certainement c’est vous qui avez les premiers droits à mes services.

« — Services ! je n’ai pas besoin de vos services, enfant. Mistress Ellis peut faire tout ce que vous faites pour Emily ou moi; mais j’aime votre compagnie, et je trouve qu’il est très ingrat à vous de nous laisser comme vous parlez de le faire. Emily, ajouta M. Graham, je vous dis que c’est une affaire, de sentiment. Vous ne semblez pas voir la chose comme moi; mais, comme vous êtes deux contre moi seul, je ne dirai plus rien à ce sujet.

« En parlant ainsi, M. Graham prit une lampe et entra dans son cabinet, dont il ferma la porte avec bruit, pour ne pas dire avec fracas. »


Le lendemain de cette scène, Gerty quitta la maison de M. Graham, et se retira auprès de mistress Sullivan. Elle réalisa son projet d’indépendance et se fit maîtresse d’école, partageant son temps entre sa tâche et ses affections. Gerty avait sacrifié les convenances sociales à son devoir. A juger sa conduite au point de vue du monde, elle pouvait être taxée d’ingratitude, car les soins que mistress Sullivan avait pris d’elle dans son enfance ne pouvaient se comparer aux dépenses que M. Graham avait faites pour elle. Cependant qui pourra la condamner ? La quantité matérielle des dons n’en fait pas l’importance, et mistress Sullivan lui avait donné ce qu’elle avait, de l’affection. Cette dette de reconnaissance voulait être payée la première de toutes. Il y a dans la conduite de Gerty un beau spécimen de l’indépendance de caractère sur laquelle repose toute démocratie, et une judicieuse appréciation des doctrines de l’Évangile, dont la lumière éclairait maintenant sa vie.

Le voyage de M. et de miss Graham fut heureux; le séjour de Gerty à Boston le fut moins. Elle eut à veiller successivement au lit de mort du vieux père de mistress Sullivan et de mistress Sullivan elle-même. Ses devoirs de maîtresse d’école, les lettres de Willie, toujours pleines de tendresse, maintenant empreintes de reconnaissance, la société du bon docteur Jeremy et de sa femme, furent pour Gerty autant de consolations. Elle était seule maintenant au monde, et il ne lui restait plus un seul de ses anciens amis. La mort avait frappé le vieux Trueman Flint, puis mistress Sullivan. La vieille Nan Grant, son odieuse persécutrice, était morte aussi en recevant les pardons de sa victime. Willie était loin, ainsi qu’Emily. Les reverrait-elle jamais, et M. Graham consentirait-il à reprendre chez lui la jeune fille ? Heureusement la colère de M. Graham n’était qu’une boutade dont il ne tarda pas à être honteux. Il écrivit à Gertrude pour l’engager à venir à leur rencontre. Gerty aurait peut-être préféré sa nouvelle indépendance aux bienfaits de M. Graham; mais un grand changement s’était opéré dans la famille. M. Graham s’était remarié. Quel était le caractère de la nouvelle épouse ? serait-elle pour Emily une bonne mère ou une marâtre ? Ces considérations décidèrent Gerty, et elle retourna dans la maison des Graham.

Cette maison était bien changée. Là où régnaient autrefois le silence et la simplicité domestique régnaient maintenant le tumulte et le bruit. Un brillant rout se tenait chaque jour dans cette demeure, qui pendant si longtemps n’avait contenu qu’une infirme et un vieillard. La nouvelle mistress Graham aimait le monde et le bruit, et avait emmené avec elle tout un gai cortège de parens et d’amis, lesquels, par affinité naturelle, attirèrent d’autres visiteurs. Boston et ses environs connurent bientôt la maison de M. Graham et la route qui y conduisait. Un tohu-bohu assez confus de figures vivement dessinées passe sous les yeux du lecteur pendant tout un tiers du roman. Voici miss Isabelle Clinton, la fille du patron de Willie, une odieuse jolie femme, pleine de vanité, de dédain, de méchanceté vulgaire, et Kitty Ray, jeune fille naïve, spirituelle, sans malice, mais négligente de sa personne, défaut qui lui vaut les sarcasmes et les dédains de sa belle cousine, artiste en toilette, dandy féminin. Il y a là aussi miss Patty Pace, originale figure de vieille fille, très sensée dans toutes les choses de la vie ordinaire, mais dont le cerveau a été dérangé par des pensées opiniâtres de mariage, peut-être par quelque vieux chagrin d’amour; il y a encore le jeune M. Bruce, type assez curieux du jeune Américain mondain, de l’Américain qui a vu l’Europe, et qui mêle à sa brutalité primitive des prétentions aristocratiques. Tous ces personnages jasent, coquettent, font des cabrioles amoureuses, et se livrent à cet exercice dangereux qu’on appelle en anglais flirtation¸ , et que nous définirions par le mot badinage avec l’amour. Sentimentaliser, jouer avec les émotions du cœur, s’approcher des limites extrêmes de la passion sans y tomber, tous ces tours d’adresse, assez équivoques et légèrement immoraux, sont contenus dans ce mot flirtation, et sont, paraît-il, assez en vogue aux États-Unis. Le roman de miss Cumming est plein de scènes de ce genre. Isabelle Clinton fait de la flirtation avec tout le monde, et Kitty Ray avec M. Bruce, qui serait bien aise d’en faire avec miss Gertrude Flint, dont le caractère sérieux et le cœur sincèrement passionné repoussent naturellement ces mensonges de l’amour.

Nous extrairons de toutes ces scènes, qui sont dans le roman comme autant d’épisodes et de superfétations agréablement contés, les quelques traits qui se rapportent directement à l’héroïne, et qui peuvent servir à éclairer son caractère. Gertrude porte dans l’amour la naïveté, la passion, la sincérité qu’elle porte dans l’amitié et dans le dévouement. Elle n’a à son service aucun de ces artifices féminins faits pour exciter les désirs, et cependant elle est l’objet de l’admiration de tous les hommes. Elle n’a jamais cherché à faire de la toilette un moyen de séduction, et cependant les étoffes simples dont elle se revêt font ressortir ses avantages physiques mieux que ne pourraient le faire les étoffes de soie si chères à miss Clinton. Il en est de même de sa conversation et de ses manières. Gertrude s’habille noblement et parle noblement ; son élégance, son esprit, sa politesse, ne sont pas des choses apprises, mais viennent de l’âme. « Apprenez-moi, lui disait un jour la sœur de M. Bruce devant la brillante société réunie au foyer de M. Graham, apprenez-moi, Gerty, à être polie comme vous. — Rappelez-vous, répondit Gerty, la maxime de votre maître de musique : si vous voulez faire des progrès en musique, développez votre cœur ; si vous voulez être polie, développez votre cœur. » Une vérité qui a son importance est contenue dans ce mot de Gerty : c’est que le mot manières n’a aucune signification, que la vraie politesse vient de l’âme, que l’homme le plus noble est aussi le plus gracieux, et que rien, pas même un salut ou une poignée de main, ne peut échapper à l’empire de l’âme. Nous sommes heureux de trouver cette maxime chez un peuple jeune, qui n’a pas encore eu le temps de se faire des manières d’emprunt, et qui peut ressusciter un jour ces prodiges d’élégance animée, de politesse idéale (aujourd’hui disparus et remplacés tristement par le dandysme), qui brillent dans les héros de Shakspeare, images des manières dont un Walter Raleigh et un sir Philip Sidney pouvaient fournir les modèles au grand poète, et qui distinguèrent les Italiens du XVIe siècle et les Français du XVIIe, Cette maxime de Gerty est d’ailleurs en parfait accord avec cette philosophie américaine qui professe que de l’âme découlent toutes choses, les lois et les mœurs, les manières et les arts.

La beauté de Gerty est aussi toute morale, et l’on serait tenté de dire que miss Cumming a voulu faire un plaidoyer en faveur de la beauté romantique contre la beauté classique. Gerty est-elle belle, ne l’est-elle pas ? On ne saurait le dire ; mais ce qui est certain, c’est que le regard aime à se reposer sur elle, sur ces traits fins, mobiles, mince enveloppe charnelle qui suit tous les mouvemens de la pensée, tremble, rit, s’attriste avec l’âme. Gerty possède en un mot ce genre de beauté que possèdent les modernes, — la physionomie, — qui nous semble préférable, nous le disons en tremblant, même à la beauté régulière de l’art antique et à tous les chefs-d’œuvre de la sculpture grecque. La beauté classique a pour nous quelque chose de repoussant. Cette beauté est trop complète, et sa perfection a je ne sais quoi de borné qui excite une sorte de compassion. On sent qu’il n’y a rien à ajouter, et que cette beauté, inflexiblement arrêtée entre des lignes mathématiques, n’est pas susceptible d’un plus grand développement. Dans la beauté moderne, au contraire, rien d’arrêté ni de régulier. Le visage est susceptible d’expressions innombrables, et participe en quelque sorte de la nature de l’âme, dont l’essence est l’activité, et la loi le mouvement. Le règne de l’infini, inauguré par le christianisme, se révèle sur le visage humain, et a détrôné pour jamais l’antique beauté régulière, mais froide et dure.

Depuis longtemps, M. Bruce a été séduit par le charme irrésistible de ce visage, et a essayé à plusieurs reprises de faire comprendre son amour à Gerty. Il a tenté de piquer sa jalousie en se montrant très assidu auprès de miss Kitty Ray, qui, prenant au sérieux ses galanteries, est devenue sincèrement amoureuse. M. Bruce est riche, Gerty est orpheline et pauvre, et M. Bruce a pensé assez naturellement que Gerty s’empresserait d’accepter ses avances; mais Gerty n’a pas fait son éducation dans le Vanity Fair de M. Thackeray, et elle n’a pas cet odieux esprit d’intrigue particulier aux jeunes filles pauvres et qui s’ennuient de l’être. Son cœur est occupé d’ailleurs; il n’est plus en elle; il est loin, bien loin, sur l’Océan, dans les Indes, auprès de Willie. M. Bruce hésite longtemps avant de se décider à ce mariage. Il pourrait faire un bon parti et augmenter sa fortune. Enfin, n’y tenant plus, il va trouver Gerty, et lui propose sa main. La scène est curieuse et a un côté fort comique : l’ébahissement de l’homme qui croit à la toute-puissance de l’argent et s’étonne d’être repoussé.

« Elle était depuis peu de temps dans sa chambre, lorsqu’elle entendit un bruit de pas. Elle se retourna, et vit M. Bruce derrière elle; elle tressaillit et s’écria : — Monsieur Bruce, est-ce possible ? Je croyais que vous étiez allé à la noce ?

« — Non, il y avait ici pour moi de plus grands attraits. Pensez-vous, miss Gertrude, que j’aurais pu prendre du plaisir à une partie où vous n’étiez pas ?

« — Je n’aurais certainement pas la vanité de supposer le contraire, répliqua Gertrude.

« — Je voudrais que vous eussiez un peu plus de vanité, miss Gertrude. Peut-être croiriez-vous un peu plus à ce que je dis. « — Je suis heureuse que vous ayez assez de candeur pour reconnaître que sans la vanité il est impossible d’ajouter aucune foi à vos paroles dorées.

« — Je ne reconnais rien de semblable. Je vous dis ce que toute autre jeune fille que vous écouterait bien volontiers; mais comment pourrais-je vous convaincre que je suis sérieux et que je désire me faire comprendre de vous ? Comment pourrais-je vous amener à converser librement avec moi et à ne plus éviter ma société ?

« — En me parlant avec sincérité et simplicité, et en m’épargnant ces paroles et ces attentions qui, ainsi que je me suis efforcée de vous le faire comprendre, ne sont pas acceptables pour moi et sont indignes de vous.

« — Mais j’ai un dessein, un grand dessein. J’ai cherché pendant plusieurs jours une occasion de vous le communiquer, et maintenant il faut que vous m’écoutiez, dit-il en la voyant changer de couleur et prendre une physionomie inquiète. Il faut que vous me donniez tout de suite une réponse, réponse qui, je l’espère, sera favorable à mes vœux. Vous aimez la franchise : eh bien! je serai franc maintenant que j’ai pris mon parti. Mes amis et mes parens pourront bavarder et s’étonner tant qu’ils voudront de me voir épouser une femme qui n’a ni fortune ni famille; mais je suis décidé à tout braver, et je vous offre sans hésitation de partager mon avenir. Après tout, à quoi l’argent est-il bon, sinon à donner à un homme l’indépendance et le droit de faire ce qui lui plaît ? Quant au monde, vous pouvez porter la tête aussi haut que personne, Gertrude. Ainsi donc, si vous n’avez pas d’objection à faire, nous ne nous créerons pas plus longtemps de difficultés, et nous considérerons la chose comme arrangée. — Et il s’efforça de lui prendre la main.

« Mais Gertrude recula, le rouge lui monta au visage, et ses yeux, en se fixant sur M. Bruce, étincelèrent d’une expression d’étonnement et d’orgueil à laquelle on ne pouvait se méprendre. Le regard calme et pénétrant de ces yeux noirs disait des milliers de choses, et M. Bruce répondit à leur interrogateur par ces mots : — J’espère que ma franchise ne vous a blessée ?

« — Votre franchise, non, reprit Gertrude avec calme; la franchise ne me blesse jamais. Mais qu’ai-je donc fait pour vous inspirer involontairement tant de confiance, que vous me donniez à peine le droit d’exprimer mon opinion, tandis que vous parlez déjà de résister à vos amis ?

« — Rien, fit Bruce en s’excusant : j’ai cru que vous agissiez sous l’empire de cette impression, que j’étais disposé à jouer avec vos sentimens; j’ai supposé que vous ne vous seriez pas ainsi tenue à l’écart, si vous aviez pensé que j’étais sérieux; mais, croyez-moi, je vous ai encore plus admirée pour la dignité de votre conduite. Pardonnez-moi si j’ai osé compter sur votre faveur. Je serai trop heureux de recevoir de vous une réponse favorable.

…….

« Gertrude, dit-il enfin, vous vous jouez de moi ou de vous-même. Si vous êtes disposée à coqueter avec moi, je suis bien aise de vous faire comprendre que je ne m’humilierai pas au point de vous prier davantage; mais si d’un autre côté vous êtes à ce point oublieuse de vos intérêts que vous refusiez de propos délibéré une fortune comme la mienne, je crois qu’il est malheureux que vous n’ayez pas près de vous quelque ami pour vous conseiller. Pareilles bonnes fortunes ne se présentent pas tous les jours, surtout pour de pauvres maîtresses d’école, et j’ose dire que, si vous êtes assez insensée pour la dédaigner, vous n’en trouverez jamais une autre... » Un court silence s’ensuivit. M. Bruce fit un pas ou deux vers la porte, s’arrêta, puis revint et dit : « Après tout, Gertrude Flint, je crois qu’il viendra un jour où vos opinions seront moins romanesques; alors vous vous souviendrez de cette nuit, et vous désirerez d’avoir agi autrement. Vous vous apercevrez ce jour-là que dans le monde chacun doit penser à soi. »


Gertrude a triomphé successivement de toutes les épreuves; il lui reste à triompher d’une dernière, plus grave que la détresse, l’humiliation et la tentation vulgaire de la richesse,— l’ingratitude de l’être aimé. C’est pour Willie qu’elle a tout supporté, pour lui qu’elle a encouru la colère et la disgrâce momentanée de M. Graham, pour lui qu’elle se dérobe aux hommages des adorateurs qui l’entourent. Si Willie ne pensait plus à elle ! Depuis longtemps, elle n’a point reçu de nouvelles. De tristes pressentimens, auxquels elle ne veut point croire, l’assiègent souvent, et troublent par de rapides accès de tristesse son égalité d’humeur et sa sérénité d’âme.

M. Graham et sa nouvelle épouse se décident à aller faire ce fameux tour d’Europe, voyage obligé de tout Américain riche et à prétentions aristocratiques. On épargne ce voyage à l’aveugle Emily et à Gertrude, et toutes deux en profitent pour aller, en compagnie du docteur Jeremy et de sa femme, faire une courte excursion à Saratoga, le rendez-vous du monde élégant de la grande république, le Hombourg ou le Baden-Baden américain. C’est là que, dans une salle d’hôtel, les voyageurs font la rencontre d’un homme singulier dont la destinée se trouve, à leur insu, mêlée à la leur. C’est le Deus ex machinâ qui arrive, comme dans les vieux romans et les vieilles pièces de théâtre, pour tout expliquer et terminer les difficultés à la satisfaction d’un chacun; mais il faut savoir gré à l’auteur d’avoir fait un personnage original de ce personnage nécessaire au dénoûment. M. Philipps, tel est le nom de l’étranger, frappe à première vue par de singuliers contrastes. Est-il jeune ? ne l’est-il pas ? Ses traits sont fatigués et même dévastés, cependant ils trahissent encore un reste de jeunesse. Les yeux sont beaux et brillans comme ceux d’un homme de vingt-cinq ans, mais la chevelure est celle d’un homme qui touche à la vieillesse. Sa physionomie intelligente et attristée raconte une longue histoire de douleurs et de souffrances impatiemment supportées. On dirait que l’âme qui l’anime est celle de Gertrude elle-même, de la Gertrude d’autrefois, de la Gertrude irritable, aimante, sans empire sur elle-même, et victime de ses passions. Quoi qu’il en soit, sa physionomie a beaucoup frappé les voyageurs, et surtout Gertrude. « — Un homme d’une apparence très élégante, n’est-il pas vrai ? demanda Gertrude à ses amis. — Élégant! répondit mistress Jeremy, avec cette chevelure grisonnante ? — Je trouve que cela lui va bien, dit Gertrude, mais je ne lui voudrais pas un air aussi mélancolique; cela vous rend triste de le regarder. — Quel âge lui donnez-vous ? demanda le docteur Jeremy. — Environ cinquante ans, environ trente ans, répondirent en même temps Mme Jeremy et Gertrude. — Deux opinions fort différentes, remarqua Emily. Docteur, décidez la question. — Impossible ! Je ne me hasarderais pas à conjecturer l’âge de cet homme à dix ans près. Ma femme le fait trop vieux certainement, et Gertrude, trop jeune; mais ce n’est pas l’âge qui a fait blanchir ses cheveux, voilà ce qui est sûr.»

Une grande intimité se forma bientôt entre M. Philipps et Gerty. Ces deux âmes singulières étaient faites pour se comprendre. M. Philipps ouvrit son cœur à Gerty, qui ne put y regarder sans effroi. Ce cœur désert n’avait plus pour habitans que le désespoir et l’ennui. M. Philipps ne croyait plus aux hommes et désespérait de Dieu. Des malheurs qu’il ne racontait pas l’avaient isolé de la vie du monde; jamais il n’avait trouvé une main secourable. Il rendait au monde ou plutôt il feignait de lui rendre haine pour haine, car aux mots affectueux qui lui échappaient il était aisé de voir qu’il lui en coûtait de haïr, et lorsqu’il allait trop loin dans ses accès d’irréligion et de misanthropie, il se laissait battre comme un enfant par la tendre logique de Gertrude.

Pendant que Gerty s’occupait ainsi à consoler son nouvel ami, il arriva un incident qui l’obligea elle-même à chercher des consolations; miss Isabelle Clinton apparut un jour inopinément à Saratoga, plus parée, plus brillante, plus coquette que jamais, donnant le bras à un jeune homme bruni par le soleil des pays chauds, vieilli prématurément par un climat défavorable ou par de longues fatigues, mais que l’œil de Gerty reconnut immédiatement : c’était Willie Sullivan, dont depuis si longtemps elle ne recevait plus de nouvelles. Elle le vit causer avec miss Clinton, lui présenter galamment la main, l’accompagner à la promenade, au spectacle; elle l’entendit lui assigner des heures de rendez-vous. Autour d’elle, les jeunes femmes et les élégans le désignèrent, par leurs gestes et leurs chuchottemens, comme le préféré de la belle miss Clinton. Vingt fois Gerty eut la pensée de s’élancer vers Willie et de lui dire : Je suis ici. Un sentiment d’orgueil la retint. « Il me reconnaîtra, » se dit-elle; mais Willie semblait absorbé par la pensée d’une seule personne. Le cœur de Gertrude éclata; les larmes, longtemps refoulées, jaillirent en abondance, et la triste mélodie des sanglots, brisant le silence de la chambre où Gertrude veillait à côté d’Emily, réveilla la jeune aveugle. « Gertrude, pourquoi chercher à me cacher vos peines ? Dites-moi tout, mon enfant. « Lorsque Gertrude eut confié sa peine à Emily : « Vos chagrins sont amers, mais sont bien loin d’avoir l’amertume des miens, » lui dit l’aveugle, et à son tour elle ouvrit son cœur si longtemps fermé.

L’histoire d’Emily, complétée par les confidences que M. Philipps fit quelque temps après à Willie, est fort romanesque, trop romanesque peut-être. Emily aussi avait aimé. L’objet de son amour était le propre fils de la seconde femme de son père, Philip Amory, jeune homme étourdi, emporté, irréfléchi, bon et généreux comme les hommes de son caractère. Cet amour était contrarié par M. Graham, homme d’affaires exact, sévère et froid, et qui abhorrait Philip Amory autant pour ses qualités que pour ses défauts. Plusieurs fois le jeune homme s’était rendu coupable de négligences qui lui avaient attiré les reproches insultans de son beau-père, reproches auxquels il avait répondu avec un emportement voisin de la colère. Un faux fut commis au préjudice de M. Graham, et ce dernier désigna Philip Amory comme le coupable. Philip ne put se justifier, protesta de son innocence, et accepta avec rage et douleur l’accusation qui pesait sur lui. Un soir, pendant qu’il se trouvait dans la chambre d’Emily, retenue au lit par la fièvre, M. Graham entra soudainement. Une scène effroyable eut lieu. M. Graham l’accabla d’injures et d’accusations, lui reprocha son prétendu crime et l’audace avec laquelle cherchait à s’emparer du cœur de son enfant. Le bras de Philip Amory se leva contre M. Graham. Emily poussa un cri et s’évanouit. Lorsqu’elle revint à elle, elle était aveugle. Dans le trouble où l’avaient jeté et sa colère contre M. Graham et ses craintes pour Emily, Philip avait saisi une fiole contenant un acide corrosif, et l’avait répandu par mégarde sur le visage de sa bien-aimée. A compter de ce jour, il ne la revit plus; les portes de la maison lui furent fermées. Il partit et promena sa triste existence dans toutes les régions du monde. Sur le vaisseau qui l’emportait à Rio-Janeiro, but de son premier voyage, il inspira un amour profond à la fille du capitaine, qui resta bientôt orpheline et sans autre protection que celle de Philip. Il l’épousa, et une fille fut le fruit de ce mariage. Le besoin força Philip d’abandonner sa femme pour chercher quelque emploi capable de le faire vivre, lui et les êtres qui lui étaient chers; mais il chercha en vain, et pour comble d’infortune, lorsqu’il revint à Rio-Janeiro, maigre, hâve et en haillons, sa femme et sa fille avaient disparu. La mère était morte, et la fille avait été recueillie par un vieux marin nommé Ben Grant, époux de l’indigne Nan Grant. Cette enfant n’était autre que Gerty elle-même, et M. Philip, l’étranger mélancolique, n’était autre que Philip Amory, l’ancien amant d’Emily.

Le titre d’une des charmantes fantaisies de Shakspeare : Tout est bien qui finit bien, peut résumer la conclusion du roman. Les pressentimens de Gerty l’avaient trompée. Willie n’avait jamais songé à miss Clinton. Bien souvent dans ses longs voyages, pendant son séjour dans les capitales européennes, son cœur avait failli être pris. Tant de beaux visages avaient passé sous ses yeux! Mais l’image de Gerty l’avait sauvé de toutes les séductions. Tout se termine comme dans les livres d’autrefois par un double mariage, celui de Gertrude avec Willie et celui de Philip Amory avec l’aveugle Emily. Et ainsi se trouve réalisée cette parole de l’oncle True : « Sois gai, petit oiseau, car je suis de cette opinion, que tout finira par s’arranger. » Le roman se termine par quelques pages charmantes, expression d’un bonheur sérieux et religieux, où le souvenir des morts chéris et des épreuves passées vient jeter une ombre de mélancolie.


« — Venez, Gerty, dit Willie, venez à la fenêtre, et voyez quelle belle nuit!

« Penchée sur l’épaule de Willie, Gertrude regarda le ciel jusqu’à ce que le disque de la lune fût visible dans un brillant espace bleu, clair et sans nuages. Ils ne parlèrent pas, mais leurs cœurs battaient des mêmes émotions en pensant aux jours passés.

« En ce moment, l’allumeur de gaz passa rapidement, alluma comme par un attouchement électrique les lanternes qui bordaient la rue, et en un instant tout fut resplendissant de lumière.

« Gerty soupira. — La tâche du pauvre oncle True n’était pas aussi facile, dit-elle. Il s’est fait bien des progrès depuis lui.

« — Oui vraiment, dit Willie en jetant un regard sur le comfortable salon de leur demeure et en reposant ensuite ses yeux sur le visage de la bien-aimée dont la physionomie rayonnante réfléchissait son propre bonheur; oui, des progrès comme nous en rêvions autrefois. Je voudrais que le cher vieillard fût là pour les voir et en jouir avec nous.

« Une larme jaillit de l’œil de Gertrude, mais elle pressa le bras de Willie et lui montra religieusement une belle et brillante étoile qui sortait en ce moment d’un nuage argenté sous lequel elle avait été jusque-là à demi cachée, l’étoile dans laquelle Gertrude avait toujours cru reconnaître le sourire du bon vieillard.

« — Cher oncle True ! dit-elle, sa lampe brille encore dans le ciel, Willie, et sa lumière ne s’est pas encore éteinte sur la terre. »


Le grand mérite du Lamplighter consiste tout entier, selon nous, dans le caractère de Gerty, et c’est là le point que nous avons surtout voulu mettre en lumière. Gerty, c’est le triomphe de la naïveté et de la simplicité sur l’esprit mondain. C’est là la leçon morale qui ressort pour nous de ce livre, et que miss Cumming y a mise peut-être à son insu. Rien ne résiste à la patience de la jeune fille; les dédains, les humiliations, le malheur, se lassent devant cette résignation. Gerty traverse le monde comme les peintres du moyen âge nous représentent les vierges et les saintes, sans crainte au milieu des bêtes du désert qui les regardent passer avec étonnement, et qui s’approchent, domptées par l’énergie de la douceur, pour lécher leurs pieds délicats. Le roman laisse à désirer; il est froid, souvent maladroit, plein de longueurs, d’incidens assez vulgaires; mais Gerty est une vraie création, qui pourrait être plus originale encore, et qui était faite pour tenter même un esprit plus vigoureux que celui de la femme de talent à qui nous la devons. Quelque jugement qu’on puisse porter sur ce livre, dont le succès a été prodigieux, et sur sa valeur intrinsèque, il lui restera toujours le mérite d’avoir le premier montré la force que peut avoir au milieu de nos sociétés artificielles et compliquées une âme simple et franche. Nous qui avons bu à tant de sources malsaines, nous avons besoin de tels breuvages, et nous les acceptons, même présentés dans la coupe de miss Cumming. Les poètes et les artistes restent silencieux; ils se plaignent de leur impuissance, de l’infertilité de leur époque : voilà un sujet tout trouvé et fait pour tenter ceux d’entre eux qui ont une âme saine. Qu’ils reprennent le caractère de Gerty : ils sont, pour en faire un chef-d’œuvre, dans de meilleures conditions que l’auteur américain. Ils n’ont pas besoin de raffiner, de parler le langage un peu fade de la religiosité féminine, de donner au sentiment cette teinte de sentimentalité si agréable aux femmes, mais si contraire à l’expression franche et mâle des choses de la vie. Qu’ils mettent le monde, qui ne vit que d’artifices et de convention, aux prises avec une âme naïve, résignée, et sans autres armes que des instincts incorruptibles et la force redoutable de la patience : nous leur promettons le succès qu’a obtenu le Lamplighter.

Mais si la vieille Europe ne trouve plus de charme dans ces récits des choses de l’âme, que la jeune Amérique continue à rechercher les sources fraîches de la vie vers lesquelles soupirent tant d’altérés dans le monde entier! a Retournons à la nature! » disait le XVIIIe siècle, lassé et fatigué de sensualités, de corruptions et de systèmes improductifs. Que le cri du XIXe siècle soit : — Retrouvons l’âme humaine ensevelie sous une couche épaisse de superfétations parasites! Revenons à elle, et faisons briller de nouveau sa lumière immortelle. Nous en avons assez, des curiosités intellectuelles, des bizarreries de l’esprit, des dépravations du cœur, dont la littérature nous a si longtemps entretenus. Ce sont des sources infécondes qui s’épuisent vite et qui se sont vite épuisées. La littérature demande une révolution morale, qui devra s’accomplir bon gré, mal gré, en dépit du monde qui demande qu’on l’amuse, des gens d’affaires qui exigent qu’on les fasse rire, et des oisifs qui veulent jouir par l’imagination des sottises que leur fortune et leur condition ne leur permettent


EMILE MONTEGUT.

  1. Une traduction de ce roman vient de paraître à Paris, à la librairie de M. Meyrueis, rue Tronchet.
  2. Birdie, expression familière.