L’Année terrible/Sedan

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L’Année terribleMichel Lévy, frères (p. 19-29).


AOÛT

1870




SEDAN


I


Toulon, c’est peu ; Sedan, c’est mieux.

Toulon, c’est peu ; Sedan, c’est mieux. L’homme tragique,
Saisi par le destin qui n’est que la logique,
Captif de son forfait, livré les yeux bandés
Aux noirs événements qui le jouaient aux dés,
Vint s’échouer, rêveur, dans l’opprobre insondable.
Le grand regard d’en haut lointain et formidable
Qui ne quitte jamais le crime, était sur lui ;
Dieu poussa ce tyran, larve et spectre aujourd’hui,


Dans on ne sait quelle ombre où l’histoire frissonne,
Et qu’il n’avait encore ouverte pour personne ;
Là, comme au fond d’un puits sinistre, il le perdit.
Le juge dépassa ce qu’on avait prédit.

Il advint que cet homme un jour songea : — Je règne.
Oui. Mais on me méprise, il faut que l’on me craigne.
J’entends être à mon tour maître du monde, moi.
Terre, je vaux mon oncle, et j’ai droit à l’effroi.
Je n’ai pas d’Austerlitz, soit, mais j’ai mon Brumaire.
Il a Machiavel tout en ayant Homère,
Et les tient attentifs tous deux à ce qu’il fait ;
Machiavel à moi me suffit. Galifet
M’appartient, j’eus Morny, j’ai Rouher et Devienne.
Je n’ai pas encor pris Madrid, Lisbonne, Vienne,
Naples, Dantzick, Munich, Dresde, je les prendrai.
J’humilierai sur mer la croix de Saint-André,
Et j’aurai cette vieille Albion pour sujette.
Un voleur qui n’est pas le roi des rois, végète.
Je serai grand. J’aurai pour valets, moi forban,
Mastaï sous sa mitre, Abdul sous son turban,
Le czar sous sa peau d’ours et son bonnet de martre ;
Puisque j’ai foudroyé le boulevard Montmartre,
Je puis vaincre la Prusse ; il est aussi malin
D’assiéger Tortoni que d’assiéger Berlin ;
Quand on a pris la Banque on peut prendre Mayence.
Pétersbourg et Stamboul sont deux chiens de faïence ;

Pie et Galantuomo sont à couteaux tirés ;
Comme deux boucs livrant bataille dans les prés,
L’Angleterre et l’Irlande à grand bruit se querellent ;
D’Espagne sur Cuba les coups de fusil grêlent ;
Joseph, pseudo-César, Wilhelm, piètre Attila,
S’empoignent aux cheveux ; je mettrai le holà ;
Et moi, l’homme éculé d’autrefois, l’ancien pitre,
Je serai, par-dessus tous les sceptres, l’arbitre ;
Et j’aurai cette gloire, à peu près sans débats,
D’être le Tout-Puissant et le Très-Haut d’en bas.
De faux Napoléon passer vrai Charlemagne,
C’est beau. Que faut-il donc pour cela ? prier Magne
D’avancer quelque argent à Lebœuf, et choisir,
Comme Haroun escorté le soir par son vizir,
L’heure obscure où l’on dort, où la rue est déserte,
Et brusquement tenter l’aventure ; on peut, certe,
Passer le Rhin ayant passé le Rubicon.
Piétri me jettera des fleurs de son balcon.
Magnan est mort, Frossard le vaut ; Saint-Arnaud manque,
J’ai Bazaine. Bismarck me semble un saltimbanque ;
Je crois être aussi bon comédien que lui.
Jusqu’ici j’ai dompté le hasard ébloui ;
J’en ai fait mon complice, et la fraude est ma femme.
J’ai vaincu, quoique lâche, et brillé, quoique infâme.
En avant ! j’ai Paris, donc j’ai le genre humain.
Tout me sourit, pourquoi m’arrêter en chemin ?
Il ne me reste plus à gagner que le quine.
Continuons, la chance étant une coquine.

L’univers m’appartient, je le veux, il me plaît ;
Ce noir globe étoilé tient sous mon gobelet.
J’escamotai la France, escamotons l’Europe.
Décembre est mon manteau, l’ombre est mon enveloppe ;
Les aigles sont partis, je n’ai que les faucons ;
Mais n’importe ! Il fait nuit. J’en profite. Attaquons.

Or il faisait grand jour. Jour sur Londres, sur Rome,
Sus Vienne, et tous ouvraient les yeux, hormis cet homme ;
Et Berlin souriait et le guettait sans bruit.
Comme il était aveugle il crut qu’il faisait nuit.
Tous voyaient la lumière et seul il voyait l’ombre.

Hélas ! sans calculer le temps, le lieu, le nombre,
A tâtons, se fiant au vide, sans appui,
Ayant pour sûreté ses ténèbres à lui,
Ce suicide prit nos fiers soldats, l’armée
De France devant qui marchait la renommée,
Et sans canons, sans pain, sans chefs, sans généraux,
Il conduisit au fond du gouffre les héros.
Tranquille, il les mena lui-même dans le piège.

— Où vas-tu ? dit la tombe. Il répondit : que sais-je ?


II

Que Pline aille au Vésuve, Empédocle à l’Etna,
C’est que dans le cratère une aube rayonna,
Et ces grands curieux ont raison ; qu’un brahmine
Se fasse à Benarès manger par la vermine,
C’est pour le paradis et cela se comprend ;
Qu’à travers Lipari de laves s’empourprant,
Un pêcheur de corail vogue en sa coraline,
Frêle planche que lèche et mord la mer féline,
Des caps de Corse aux rocs orageux de Corfou ;
Que Socrate soit sage et que Jésus soit fou,
L’un étant raisonnable et l’autre étant sublime ;
Que le prophète noir crie autour de Solime
Jusqu’à ce qu’on le tue à coups de javelots ;
Que Green se livre aux airs et Lapeyrouse aux flots,
Qu’Alexandre aille en Perse ou Trajan chez les Daces,
Tous savent ce qu’ils font ; ils veulent : leurs audaces
Ont un but ; mais jamais les siècles, le passé,
L’histoire n’avaient vu ce spectacle insensé,
Ce vertige, ce rêve, un homme qui lui-même,
Descendant d’un sommet triomphal et suprême,
Tirant le fil obscur par où la mort descend,
Prend la peine d’ouvrir sa fosse, et, se plaçant
Sous l’effrayant couteau qu’un mystère environne,
Coupe sa tête afin d’affermir sa couronne !


III

Quand la comète tombe au puits des nuits, du moins
A-t-elle en s’éteignant les soleils pour témoins
Satan précipité demeure grandiose ;
Son écrasement garde un air d’apothéose ;
Et sur un fier destin, farouche vision,
La haute catastrophe est un dernier rayon.
Bonaparte jadis était tombé ; son crime,
Immense, n’avait pas déshonoré l’abîme ;
Dieu l’avait rejeté, mais sur ce grand rejet
Quelque chose de vaste et d’altier surnageait ;
Le côté de clarté cachait le côté d’ombre ;
De sorte que la gloire aimait cet homme sombre,
Et que la conscience humaine avait un fond
De doute sur le mal que les colosses font.

Il est mauvais qu’on mette un crime dans un temple,
Et Dieu vit qu’il fallait recommencer l’exemple.

Lorsqu’un titan larron a gravi les sommets,
Tout voleur l’y veut suivre ; or il faut désormais
Que Sbrigani ne puisse imiter Prométhée ;
Il est temps que la terre apprenne épouvantée
À quel point le petit peut dépasser le grand,

Comment un ruisseau vil est pire qu’un torrent,
Et de quelles stupeurs la main du sort est pleine,
Même après Waterloo, même après Sainte-Hélène !
Dieu veut des astres noirs empêcher le lever.
Comme il était utile et juste d’achever
Brumaire et ce Décembre encor couvert de voiles
Par une éclaboussure allant jusqu’aux étoiles
Et jusqu’aux souvenirs énormes d’autrefois,
Comme il faut au plateau jeter le dernier poids,
Celui qui pèse tout voulut montrer au monde,
Après la grande fin, l’écroulement immonde,
Pour que le genre humain reçût une leçon,
Pour qu’il eût le mépris ayant eu le frisson,
Pour qu’après l’épopée on eût la parodie,
Et pour que nous vissions ce qu’une tragédie
Peut contenir d’horreur, de cendre et de néant
Quand c’est un nain qui fait la chute d’un géant.

Cet homme étant le crime, il était nécessaire
Que tout le misérable eût toute la misère,
Et qu’il eût à jamais le deuil pour piédestal ;
Il fallait que la fin de cet escroc fatal
Par qui le guet-apens jusqu’à l’empire monte
Fût telle que la boue elle-même en eût honte,
Et que César, flairé des chiens avec dégoût,
Donnât, en y tombant, la nausée à l’égout.


IV


Azincourt est riant. Désormais Ramillies,
Trafalgar, plaisent presque à nos mélancolies ;
Poitiers n’est plus le deuil, Blenheim n’est plus l’affront,
Crécy n’est plus le champ où l’on baisse le front,
Le noir Rosbach nous fait l’effet d’une victoire.
France, voici le lieu hideux de ton histoire,
Sedan. Ce nom funèbre, où tout vient s’éclipser,
Crache-le, pour ne plus jamais le prononcer.


V


Plaine ! affreux rendez-vous ! Ils y sont, nous y sommes.

Deux vivantes forêts, faites de têtes d’hommes,
De bras, de pieds, de voix, de glaives, de fureur,
Marchent l’une sur l’autre et se mêlent. Horreur !
Cris ! Est-ce le canon ? sont-ce des catapultes ?
Le sépulcre sur terre a parfois des tumultes,

Nous appelons cela hauts faits, exploits ; tout fuit,
Tout s’écroule, et le ver dresse la tête au bruit.
Des condamnations sont par les rois jetées
Et sont par l’homme, hélas ! sur l’homme exécutées ;
Avoir tué son frère est le laurier qu’on a.
Après Pharsale, après Hastings, après Iéna,
Tout est chez l’un triomphe et chez l’autre décombre.
O Guerre ! le hasard passe sur un char d’ombre
Par d’effrayants chevaux invisibles traîné.

La lutte était farouche. Un carnage effréné
Donnait aux combattants des prunelles de braise ;
Le fusil Chassepot bravait le fusil Dreyse ;
A l’horizon hurlaient des méduses, grinçant
Dans un obscur nuage éclaboussé de sang,
Couleuvrines d’acier, bombardes, mitrailleuses ;
Les corbeaux se montraient de loin ces travailleuses ;
Tout festin est charnier, tout massacre est banquet.
La rage emplissait l’ombre, et se communiquait,
Comme si la nature entrait dans la bataille,
De l’homme qui frémit à l’arbre qui tressaille ;
Le champ fatal semblait lui-même forcené.
L’un était repoussé, l’autre était ramené ;
Là c’était l’Allemagne et là c’était la France.
Tous avaient de mourir la tragique espérance
Ou le hideux bonheur de tuer, et pas un
Que le sang n’enivrât de son âcre parfum,

Pas un qui lâchât pied, car l’heure était suprême.
Cette graine qu’un bras épouvantable sème,
La mitraille, pleuvait sur le champ ténébreux ;
Et les blessés râlaient, et l’on marchait sur eux
Et les canons grondants soufflaient sur la mêlée
Une fumée immense aux vents échevelée.
On sentait le devoir, l’honneur, le dévouement,
Et la patrie, au fond de l’âpre acharnement.
Soudain, dans cette brume, au milieu du tonnerre,
Dans l’ombre énorme où rit la mort visionnaire,
Dans le chaos des chocs épiques, dans l’enfer
Du cuivre et de l’airain heurtés contre le fer,
Et de ce qui renverse écrasant ce qui tombe,
Dans le rugissement de la fauve hécatombe,
Parmi les durs clairons chantant leur sombre chant,
Tandis que nos soldats luttaient, fiers et tâchant
D’égaler leurs aïeux que les peuples vénèrent,
Tout à coup, les drapeaux hagards en frissonnèrent,
Tandis que, du destin subissant le décret,
Tout saignait, combattait, résistait ou mourait,
On entendit ce cri monstrueux : Je veux vivre !

Le canon stupéfait se tut, la mêlée ivre
S’interrompit… — le mot de l’abîme était dit.

Et l’aigle noir ouvrant ses griffes attendit.


VI


Alors la Gaule, alors la France, alors la gloire,
Alors Brennus, l’audace, et Clovis, la victoire,
Alors le vieux titan celtique aux cheveux longs,
Alors le groupe altier des batailles, Châlons,
Tolbiac la farouche, Arezzo la cruelle,
Bovines, Marignan, Beaugé, Mons-en-Puelle,
Tours, Ravenne, Agnadel sur son haut palefroi,
Fornoue, Ivry, Coutras, Cérisolles, Rocroy,
Denain et Fontenoy, toutes ces immortelles
Mêlant l’éclair du front au flamboiement des ailes,
Jemmape, Hohenlinden, Lodi, Wagram, Eylau,
Les hommes du dernier carré de Waterloo,
Et tous ces chefs de guerre, Héristal, Charlemagne,
Charles-Martel, Turenne, effroi de l’Allemagne,
Condé, Villars, fameux par un si fier succès,
Cet Achille, Kléber, ce Scipion, Desaix,
Napoléon, plus grand que César et Pompée,
Par la main d’un bandit rendirent leur épée.