Sentiment des citoyens/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 309-314).
SENTIMENT

DES CITOYENS



AVERTISSEMENT DE BEUCHOT.

L’Émile de J.-J. Rousseau avait été brûlé à Genève, et son auteur décrété le 18 juin 1762. Rousseau espéra longtemps que quelques compatriotes élèveraient la voix en sa faveur. Après avoir attendu environ un an, il abdiqua, le 12 mai 1763, son droit de bourgeoisie. Ce fut alors que parurent, au nom de quelques Genevois, des Représentations qui furent imprimées, en 1763, avec les Réponses du conseil. Ce fut l’origine des Lettres écrites de la campagne (par J.-R. Tronchin, né en 1711, mort en 1793, procureur général du conseil des deux-cents, et cousin du célèbre médecin), publiées dès novembre 1764, sous la date de 1768, in-8o, qui firent naître les Lettres écrites de la montagne, par J.-J. Rousseau, 1764, deux parties in-8o. C’est contre ces dernières lettres que fut composé le Sentiment des citoyens, qui parut en décembre 1764, puisque Rousseau en parle dans sa lettre à du Peyrou, du 31 décembre de cette année. J.-J. Rousseau, dès le 6 janvier 1765, en envoya un exemplaire à Duchesne, son libraire de Paris, en le priant de les réimprimer[1]. Il croyait que l’opuscule était de J. Vernes, et avait ajouté à sa réimpression une lettre et des notes. Vernes ayant désavoué l’écrit, Rousseau fit supprimer son édition, et elle est assez rare aujourd’hui. Il l’avait intitulée Réponse aux lettres écrites de la montagne, publiée à Genève sous ce titre : Sentiment des citoyens.

M. A.-A. Renouard est le premier qui ait admis cet opuscule dans les Œuvres de Voltaire (tome XLIII de son édition, publié en 1821). Il y conserva les six notes de Rousseau ; elles ont ici ses initiales pour signatures.


B.



SENTIMENT DES CITOYENS.

Après les Lettres de la campagne sont venues celles de la montagne. Voici les sentiments de la ville :

On a pitié d’un fou ; mais quand la démence devient fureur, on le lie. La tolérance, qui est une vertu, serait alors un vice.

Nous avons plaint Jean-Jacques Rousseau, ci-devant citoyen de notre ville, tant qu’il s’est borné dans Paris au malheureux métier d’un bouffon qui recevait des nasardes à l’Opéra, et qu’on prostituait marchant à quatre pattes sur le théâtre de la Comédie. À la vérité, ces opprobres retombaient en quelque façon sur nous : il était triste pour un Genevois arrivant à Paris de se voir humilié par la honte d’un compatriote. Quelques-uns de nous l’avertirent, et ne le corrigèrent pas. Nous avons pardonné à ses romans, dans lesquels la décence et la pudeur sont aussi peu ménagées que le bon sens ; notre ville n’était connue auparavant que par des mœurs pures et par des ouvrages solides qui attiraient les étrangers à notre Académie : c’est pour la première fois qu’un de nos citoyens l’a fait connaître par des livres qui alarment les mœurs, que les honnêtes gens méprisent, et que la piété condamne.

Lorsqu’il mêla l’irréligion à ses romans, nos magistrats furent indispensablement obligés d’imiter ceux de Paris et de Berne[2], dont les uns le décrétèrent et les autres le chassèrent. Mais le conseil de Genève, écoutant encore sa compassion dans sa justice, laissait une porte ouverte au repentir d’un coupable égaré qui pouvait revenir dans sa patrie et y mériter sa grâce.

Aujourd’hui la patience n’est-elle pas lassée quand il ose publier un nouveau libelle dans lequel il outrage avec fureur la religion chrétienne, la réformation qu’il professe, tous les ministres du saint Évangile, et tous les corps de l’État ? La démence ne peut plus servir d’excuse quand elle fait commettre des crimes.

Il aurait beau dire à présent : Reconnaissez ma maladie du cerveau à mes inconséquences et à mes contradictions, il n’en demeurera pas moins vrai que cette folie l’a poussé jusqu’à insulter à Jésus-Christ, jusqu’à imprimer que « l’Évangile est un livre scandaleux[3], téméraire, impie, dont la morale est d’apprendre aux enfants à renier leur mère et leurs frères, etc. » Je ne répéterai pas les autres paroles, elles font frémir. Il croit en déguiser l’horreur en les mettant dans la bouche d’un contradicteur ; mais il ne répond point à ce contradicteur imaginaire. Il n’y en a jamais eu d’assez abandonné pour faire ces infâmes objections et pour tordre si méchamment le sens naturel et divin des paraboles de notre Sauveur. Figurons-nous, ajoute-t-il, une âme infernale analysant ainsi l’Évangile. Eh ! qui l’a jamais ainsi analysé ? Où est cette âme infernale[4] ? La Métrie, dans son Homme-machine, dit qu’il a connu un dangereux athée dont il rapporte les raisonnements sans les réfuter. On voit assez qui était cet athée[5] ; il n’est pas permis assurément d’étaler de tels poisons sans présenter l’antidote.

Il est vrai que Rousseau, dans cet endroit même, se compare à Jésus-Christ avec la même humilité qu’il a dit que nous lui devions dresser une statue. On sait que cette comparaison est un des accès de sa folie. Mais une folie qui blasphème à ce point peut-elle avoir d’autre médecin que la même main qui a fait justice de ses autres scandales ?

S’il a cru préparer dans son style obscur une excuse à ses blasphèmes, en les attribuant à un délateur imaginaire, il n’en peut avoir aucune pour la manière dont il parle des miracles de notre Sauveur. Il dit nettement, sous son propre nom[6] : « Il y a des miracles dans l’Évangile qu’il n’est pas possible de prendre au pied de la lettre sans renoncer au bon sens » ; il tourne en ridicule tous les prodiges que Jésus daigna opérer pour établir la religion.

Nous avouons encore ici la démence qu’il a de se dire chrétien quand il sape le premier fondement du christianisme ; mais cette folie ne le rend que plus criminel. Être chrétien et vouloir détruire le christianisme n’est pas seulement d’un blasphémateur, mais d’un traître.

Après avoir insulté Jésus-Christ, il n’est pas surprenant qu’il outrage les ministres de son saint Évangile.

Il traite une de leurs professions de foi d’amphigouri, terme bas et de jargon qui signifie déraison. Il compare leur déclaration aux plaidoyers de Rabelais[7] : Ils ne savent, dit-il, ni ce qu’ils croient, ni ce qu’ils veulent, ni ce qu’ils disent.

« On ne sait, dit-il ailleurs[8], ni ce qu’ils croient, ni ce qu’ils ne croient pas, ni ce qu’ils font semblant de croire. »

Le voilà donc qui les accuse de la plus noire hypocrisie sans la moindre preuve, sans le moindre prétexte. C’est ainsi qu’il traite ceux qui lui ont pardonné sa première apostasie, et qui n’ont pas eu la moindre part à la punition de la seconde, quand ses blasphèmes, répandus dans un mauvais roman, ont été livrés au bourreau. Y a-t-il un seul citoyen parmi nous qui, en pesant de sang-froid cette conduite, ne soit indigné contre le calomniateur ?

Est-il permis à un homme né dans notre ville d’offenser à ce point nos pasteurs, dont la plupart sont nos parents et nos amis, et qui sont quelquefois nos consolateurs ? Considérons qui les traite ainsi : est-ce un savant qui dispute contre des savants ? Non, c’est l’auteur d’un opéra et de deux comédies sifflées. Est-ce un homme de bien qui, trompé par un faux zèle, fait des reproches indiscrets à des hommes vertueux ? Nous avouons avec douleur et en rougissant que c’est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches, et qui, déguisé en saltimbanque, traîne avec lui de village en village, et de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mère, et dont il a exposé les enfants à la porte d’un hôpital en rejetant les soins qu’une personne charitable voulait avoir d’eux, et en abjurant tous les sentiments de la nature comme il dépouille ceux de l’honneur et de la religion[9].

C’est donc là celui qui ose donner des conseils à nos concitoyens (nous verrons bientôt quels conseils) ! C’est donc là celui qui parle des devoirs de la société !

Certes il ne remplit pas ces devoirs quand, dans le même libelle[10], trahissant la confiance d’un ami[11], il fait imprimer une de ses lettres pour brouiller ensemble trois pasteurs. C’est ici qu’on peut dire, avec un des premiers hommes de l’Europe, de ce même écrivain, auteur d’un roman d’éducation, que, pour élever un jeune homme, il faut commencer par avoir été bien élevé[12].

Venons à ce qui nous regarde particulièrement, à notre ville, qu’il voudrait bouleverser parce qu’il y a été repris de justice. Dans quel esprit rapporte-t-il nos troubles assoupis ? Pourquoi réveille-t-il nos anciennes querelles et nous parle-t-il de nos malheurs ? Veut-il que nous nous égorgions[13] parce qu’on a brûlé un mauvais livre à Paris et à Genève ? Quand notre liberté et nos droits seront en danger, nous les défendrons bien sans lui. Il est ridicule qu’un homme de sa sorte, qui n’est plus notre concitoyen, nous dise :

« Vous n’êtes ni des Spartiates[14], ni des Athéniens ; vous êtes des marchands, des artisans, des bourgeois, occupés de vos intérêts privés et de votre gain. » Nous n’étions pas autre chose quand nous résistâmes à Philippe II et au duc de Savoie[15] ; nous avons acquis notre liberté par notre courage et au prix de notre sang, et nous la maintiendrons de même.

Qu’il cesse de nous appeler esclaves, nous ne le serons jamais. Il traite de tyrans les magistrats de notre république, dont les premiers sont élus par nous-mêmes. « On a toujours vu, dit-il[16], dans le conseil des deux-cents, peu de lumières, et encore moins de courage. » Il cherche par des mensonges accumulés à exciter les deux-cents contre le petit conseil ; les pasteurs contre ces deux corps, et enfin tous contre tous, pour nous exposer au mépris et à la risée de nos voisins. Veut-il nous animer en nous outrageant ? veut-il renverser notre constitution en la défigurant, comme il veut renverser le christianisme, dont il ose faire profession ? Il suffit d’avertir que la ville qu’il veut troubler le désavoue avec horreur. S’il a cru que nous tirerions l’épée pour le roman d’Émile, il peut mettre cette idée dans le nombre de ses ridicules et de ses folies. Mais il faut lui apprendre que si on châtie légèrement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux[17].


FIN DU SENTIMENT DES CITOYENS.


  1. « À Motiers, le 6 janvier 1765.

    « Je vous envoie, monsieur, une pièce imprimée et publique à Genève, et que je vous prie d’imprimer et publier à Paris, pour mettre le public en état d’entendre les deux parties, en attendant les autres réponses plus foudroyantes qu’on prépare à Genève contre moi. Celle-ci est de M. Vernes, ministre du saint Évangile, et pasteur à Séligny ; je l’ai reconnu d’abord à son style pastoral. Si toutefois je me trompe, il ne faut qu’attendre pour s’en éclaircir : car, s’il en est l’auteur, il ne manquera pas de la reconnaître hautement, selon le devoir d’un homme d’honneur et d’un bon chrétien ; s’il ne l’est pas, il la désavouera de même, et le public saura bientôt à quoi s’en tenir.

    « Je vous connais trop, monsieur, pour croire que vous voulussiez imprimer une pièce pareille si elle vous venait d’une autre main. Mais puisque c’est moi qui vous en prie, vous ne devez vous en faire aucun scrupule. Je vous salue de tout mon cœur.


    « Rousseau. »
  2. Je ne fus chassé du canton de Berne qu’un mois après le décret de Genève. (J.-J. R.)
  3. Lettres écrites de la montagne, 1re partie, lettre 1re, pages 59-60 de l’édition originale. (B.)
  4. Il paraît que l’auteur de cette pièce pourrait mieux répondre que personne à sa question. Je prie le lecteur de ne pas manquer de consulter, dans l’endroit qu’il cite, ce qui précède et ce qui suit. (J.-J. R.)
  5. C’était La Métrie lui-même.
  6. Dans une note de la troisième lettre de la première partie, page 148 de l’édition originale. (B.)
  7. Première partie, seconde lettre, page 81.
  8. Ibid., page 82.
  9. Je veux faire avec simplicité la déclaration que semble exiger de moi cet article. Jamais aucune maladie de celles dont parle ici l’auteur, ni petite, ni grande, n’a souillé mon corps. Celle dont je suis affligé n’y a pas le moindre rapport ; elle est née avec moi, comme le savent les personnes encore vivantes qui ont pris soin de mon enfance. Cette maladie est connue de MM. Malouin, Morand, Thierry, Daran, le frère Côme. S’il s’y trouve la moindre marque de débauche, je les prie de me confondre et de me faire honte de ma devise. La personne sage et généralement estimée qui me soigne dans mes maux et me console dans mes afflictions n’est malheureuse que parce qu’elle partage le sort d’un homme fort malheureux ; sa mère est actuellement pleine de vie et en bonne santé malgré sa vieillesse. Je n’ai jamais exposé ni fait exposer aucun enfant à la porte d’aucun hôpital ni ailleurs.

    Une personne qui aurait eu la charité dont on parle aurait eu celle d’en garder le secret, et chacun sent que ce n’est pas de Genève, où je n’ai point vécu, et d’où tant d’animosité se répand contre moi, qu’on doit attendre des informations fidèles sur ma conduite. Je n’ajouterai rien sur ce passage, sinon qu’au meurtre près j’aimerais mieux avoir fait ce dont son auteur m’accuse que d’en avoir écrit un pareil. (J.-J. R.)

  10. Note de la troisième lettre, page 129.
  11. Je crois devoir avertir le public que le théologien qui a écrit la lettre dont j’ai donné un extrait n’est ni ne fut jamais mon ami ; que je ne l’ai vu qu’une fois en ma vie, et qu’il n’a pas la moindre chose à démêler ni en bien ni en mal avec les ministres de Genève. Cet avertissement m’a paru nécessaire pour prévenir les téméraires applications. (J.-J. R.)
  12. Tout le monde accordera, je pense, à l’auteur de cette pièce, que lui et moi n’avons pas plus eu la même éducation que nous n’avons la même religion. (J.-J. R.)
  13. On peut voir dans ma conduite les douloureux sacrifices que j’ai faits pour ne pas troubler la paix de ma patrie ; et, dans mon ouvrage, avec quelle force j’exhorte les citoyens à ne la troubler jamais, à quelque extrémité qu’on les réduise. (J.-J. R.)
  14. Lettre 9e, 2e partie, page 181.
  15. Voyez tome XII, page 482.
  16. Lettre 7e, 2e partie, page 59.
  17. Dans la réimpression faite par l’ordre de J.-J. Rousseau, mais non sous ses yeux, on avait ajouté ce qui suit :

    « Post-scriptum d’un ouvrage des citoyens de Genève, intitulé Réponse aux Lettres écrites de la campagne.

    « Il a paru, depuis quelques jours, une brochure de huit pages in-8o, sous le titre de Sentiment des citoyens ; personne ne s’y est trompé. Il serait au-dessous des citoyens de se justifier d’une pareille production. Conformément à l’article 3 du titre xi de l’édit, ils l’ont jeté au feu comme un infâme libelle. »


    Cette addition avait été mal disposée, et imprimée de manière à faire croire qu’elle faisait partie de l’ouvrage. (B.)