Shakespeare - Œuvres complètes, Hugo, tome 7 - Introduction

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François-Victor Hugo
Introduction
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome VII : Les amants tragiques
Paris, Pagnerre, 1868
p. 7-73
Dédicace Antoine et Cléopâtre


INTRODUCTION.


I

Lorsque messire Jacques Amyot, abbé de Bellozane, publia sa traduction des œuvres de Plutarque sous le patronage de très-haut et très-chrétien roi de France Henri Deuxième, l’émotion fut grande chez nos aïeux de la Renaissance. Les personnages antiques, que le Moyen Âge avait relégués dans la légende, à côté des Arthur et des Roland, rentraient brusquement dans l’histoire. Grâce à l’interprétation du bonhomme Amyot, les ténèbres amassées autour de tant de noms illustres étaient enfin dissipées ; les exagérations de la tradition orale tombaient devant le témoignage écrit. La déposition de Plutarque était là, traduite avec un scrupule implacable. Ces êtres prestigieux, auxquels une crédulité séculaire attribuait des proportions démesurées, reprenaient tout à coup la taille humaine. Le biographe de Chéronée racontait la vie intime de ces héros ; il les montrait en robe de chambre, assis au foyer de famille : il disait leurs infirmités comme leurs vertus ; il les faisait voir, dès l’enfance, soumis à tous les besoins et sujets à toutes les défaillances de la créature. Les générations modernes regardaient tous ces grands hommes qu’Amyot leur expliquait, et, stupéfaites, elles reconnaissaient des hommes. Elles contemplaient avec une incessante avidité ces vivants portraits : Thémistocle, Alcibiade, Agis et Cléomène, Coriolan, Annibal, les Gracques, Cicéron, Brutus. C’était donc là Pompée ! C’était donc là César ! Quoi ! ce petit homme, c’était Alexandre !

Mais, dans cette galerie glorieuse, il y avait un groupe qui provoquait une curiosité inexprimable : c’étaient deux amants qui se tenaient étroitement embrassés. — L’un, vêtu de la laticlave romaine, était âgé de cinquante ans au moins ; il avait « la barbe forte et épaisse, le front large, le nez aquilin… Il usait du style et façon de dire qu’on appelle asiatique, laquelle florissait et était en grande vogue en ce temps-là, et si avait grande conformité avec ses mœurs et sa manière de vivre qui était venteuse, pleine de braverie vaine et d’ambition inégale qui ne s’entretenait point… Si avait outre cela une dignité fort libérale et sentant son homme de bonne maison… Il ne faisait point difficulté de boire devant tout le monde et de s’asseoir auprès des soldats quand ils dînaient, et de boire et manger avec eux à leur table ; il n’est pas croyable combien cela le faisait aimer, souhaiter et désirer d’eux… Il était grossier et peu subtil de nature, et s’apercevait à tard des fautes qu’on lui faisait ; mais aussi quand il les connaissait, il en était bien fort marri, et les confessait rondement à ceux à qui sous son autorité on avait fait tort : bien avait-il le cœur grand, tant à punir les forfaits comme à rémunérer les bienfaits. » — L’autre, habillée à la mode macédonienne, était une femme de trente ans environ : « sa beauté seule n’était point si incomparable qu’il n’y en pût bien avoir d’aussi belles comme elle, ni telle qu’elle ravit incontinent ceux qui la regardaient ; mais sa conversation à la hanter était si amiable, qu’il était impossible d’en éviter la prise, et avec sa beauté, la bonne grâce qu’elle avait à deviser, la douceur et la gentillesse de son naturel qui assaisonnait tout ce qu’elle disait ou faisait, était un aiguillon qui poignait au vif ; et si y avait outre cela grand plaisir au son de sa voix seulement et à sa prononciation, parce que sa langue était comme un instrument de musique à plusieurs jeux et registres qu’elle tournait aisément en tel langage comme il lui plaisait, tellement qu’elle parlait à peu de nations barbares par truchement, mais leur rendait par elle-même réponse, au moins à la plus grande partie, comme aux Éthiopiens, Arabes, Troglodites, Hébreux, aux Syriens, Médois et aux Parthes et à beaucoup d’autres dont elle avait appris les langues. » Tels étaient Antoine et Cléopâtre, d’après la véridique peinture de Plutarque ; tels apparaissaient, aux yeux de nos pères étonnés, ces amants illustres que l’épopée érotique plaçait dans une lumineuse apothéose à côté de ces couples fabuleux, Pâris et Hélène, Achille et Briséis, Thésée et Hippolyte, Hercule et Omphale.

Quelle légende tragique que cette biographie d’Antoine et de Cléopâtre, racontée naïvement par le digne précepteur de Marc-Aurèle ! La fantaisie humaine ne pourra jamais rêver rien de plus merveilleux que ce drame, inventé par l’histoire, qui se noue par une amourette et se dénoue par le bouleversement d’un empire. Pascal a indiqué dans une phrase célèbre toutes les profondeurs de cet étonnant sujet : « Si le nez de Cléopâtre avait été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » Ce qui frappe le penseur dans cette mémorable leçon donnée aux hommes par la destinée, c’est la prodigieuse disproportion entre le fait et la conséquence, entre le moyen et le résultat, entre les prémisses et la conclusion. « La cause est un je ne sais quoi et les effets en sont effroyables. »

Pour vous rendre compte de cette disproportion, réduisez à ses éléments essentiels l’action dont il s’agit : — un prodigue, épris d’une courtisane qu’il entretient à grands frais, se décide, pour réparer sa fortune, à épouser une femme qu’il n’aime pas ; à peine le mariage est-il conclu, qu’il retourne auprès de sa maîtresse pour manger avec elle la dot de sa femme. L’épouse délaissée se réfugie chez son frère qui, furieux, provoque le mari. Un duel a lieu : le prodigue succombe et la courtisane désespérée se suicide. — Supposez que les événements que je viens de dire se passent dans le cercle restreint de la vie bourgeoise : qu’en résultera-t-il ? Une simple tragédie domestique dont la catastrophe n’atteindra que quelques existences immédiatement compromises. Faites au contraire que ces mêmes événements aient lieu dans les plus hautes régions de la vie publique ; faites que la courtisane s’appelle Cléopâtre et porte une couronne ; faites que le mari prodigue s’appelle Antoine et règne sur l’Orient ; faites que le frère qui venge l’épouse outragée se nomme Octave et soit maître de l’Occident : alors tout l’univers connu se trouvera engagé dans une querelle de ménage ; le deuil d’une famille produira le deuil de l’humanité. La terre frémira sous le pas des armées, la mer sous le poids des flottes ; les peuples se provoqueront et se rueront les uns sur les autres ; Alexandrie jettera le défi à Carthagène ; Rome se colletera avec Athènes. Pour soutenir la cause de la courtisane, cent mille hommes, douze mille chevaux, trois cents vaisseaux suffiront à peine ; on verra accourir à la rescousse le roi des Libyens Bocchus, le roi de la Haute-Cilicie Tarcodemus, le roi de Cappadoce Archélaüs, le roi de Paphlagonie Philadelphus, le roi de Commagène Mithridate, le roi de Thrace Adallas, le roi de Pont Polémon, le roi d’Arabie Manchus, le roi des Lycaoniens et des Galathes Amynthas, le roi des Juifs Hérode, et enfin le roi des Mèdes. Pour défendre les droits de la femme légitime, ce ne sera pas trop de quatre-vingt mille vétérans, de douze mille chevaux et de deux cent cinquante vaisseaux ; l’Italie, l’Espagne, la Gaule enverront leurs légions, et l’Europe s’ébranlera depuis l’Esclavonie jusqu’à la mer Océane — Ô logique surprenante des faits ! Se peut-il qu’une cause aussi mince ait d’aussi énormes résultats ! Pour soulever le globe, le sourire d’une vierge folle est-il donc un levier suffisant ?

Quoi ! parce qu’un homme s’est amouraché d’une fille, parce qu’il s’est affolé d’un profil équivoque, voilà la guerre universelle allumée. Il faut que partout les mères pleurent leurs enfants, que partout les fiancés s’arrachent à leurs fiancées, que partout les cœurs se déchirent. La corvée enlève le laboureur à son sillon, le paysan à sa cabane, le berger à son troupeau. La presse dépeuple les maisons pour peupler les galères ; on prend de force, — c’est Plutarque qui le raconte, — les muletiers, les moissonneurs, les voyageurs qui passent ; le désert envahit les cités ; la Guerre et le Chaos courent à travers champs, la torche à la main ; le ciel s’empourpre de lueurs sinistres : ce sont les hameaux qu’on brûle, ce sont les escadres qu’on incendie. — L’Orient et l’Occident, après s’être longtemps défiés, se rencontrent. Le choc a lieu devant le promontoire d’Actium. L’Orient recule devant l’Occident. À peine le combat a-t-il commencé que Cléopâtre effarée s’enfuit ; pour rejoindre sa maîtresse, Antoine s’enfuit à son tour ; il laisse à Octave le champ de bataille et la victoire ; il déserte ces peuples qui étaient venus là se faire tuer pour lui ; il se dérobe à ces légions fidèles qui l’avaient si vaillamment soutenu à Pharsale et à Philippes. Que lui importent l’honneur et la gloire et la toute-puissance ? Il n’écoute que sa passion ; lui, le lieutenant de César, le vainqueur de Cassius, il s’est sauvé comme un lâche, et un baiser de Cléopâtre l’a déjà consolé de l’empire perdu. Mais Octave ne lui laisse pas de répit ; il rallie à ses aigles implacables l’Europe et l’Asie, et vient assiéger l’adultère jusque dans Alexandrie. En vain les amants ont cru ressaisir la victoire dans une sortie heureuse. Le dieu Bacchus qui les protégeait les abandonne, le peuple fait comme le dieu et les trahit. La désertion va les livrer à Octave, mais, au moment où le vainqueur croit les tenir, tous deux lui échappent par le suicide. La dynastie des Ptolémées succombe à la morsure d’un aspic ; la fière Égypte devient une province romaine ; l’univers n’a plus qu’un maître ; l’ère des Césars commence ; Octavie est vengée et le monde est esclave.

On comprend à quel point ce drame, si éloquemment raconté par Plutarque, devait séduire le génie de Shakespeare. L’auteur d’Hamlet trouvait, dans ce sujet unique, l’éclatante confirmation de ses vues sur l’impuissance de la volonté humaine aux prises avec les forces mystérieuses qui dirigent la marche des choses. Pendant des siècles, une grande ville, qui représentait une grande idée, avait tenté de transformer l’univers à son image ; aidée des plus vaillants capitaines et des hommes d’État les plus habiles, Rome avait voulu agglomérer les peuples sous sa suprématie tutélaire : elle avait essayé de rallier les nations ennemies dans une vaste communauté à laquelle elle avait donné d’avance le nom sublime de République. Chimérique espoir ! L’effort de Rome vers l’avenir devait aboutir à la plus triste contradiction. L’événement allait donner à la ville éternelle le plus formidable démenti. Tandis que Rome élaborait la civilisation, l’événement produisait la décadence ; tandis que Rome s’évertuait pour le progrès, l’événement inaugurait le césarisme ; tandis que Rome ébauchait la République, l’événement formait le triumvirat et complotait l’empire. La glorieuse politique des Caton, des Brutus, des Gracques et des Scipion s’écroulait dans une intrigue ; l’entreprise de cent générations avortait dans un démêlé de famille. Dérision suprême de la destinée ! Trente ans avant Jésus-Christ, l’univers romain n’est plus qu’un patrimoine qu’un libertin dévore dans une orgie sans nom en compagnie d’une gourgandine. À Cléopâtre la Syrie ! À Cléopâtre l’île de Chypre ! La Lydie à Cléopâtre ! La maîtresse d’Antoine a-t-elle la fantaisie d’un peuple ? Elle n’a qu’à choisir.

Une aventure si triste pour l’initiative humaine offrait aux idées du poëte un symbole trop éclatant pour qu’il ne fût pas tenté de la mettre sur la scène. Mais ce sujet si profondément tragique présentait à l’exécution des difficultés presque insurmontables. Comment était-il possible, sans distraire et sans disperser l’intérêt, de produire sur le théâtre tous les incidents que l’annaliste indiquait au poëte : la mort de Fulvie, le départ d’Antoine pour Rome, son mariage avec Octavie, la réconciliation des triumvirs, leur pacte avec Cnéius Pompée, l’entrevue de Misène, la fête donnée par Pompée aux maîtres du monde, la rupture d’Antoine avec Octavie, son retour auprès de Cléopâtre, la déposition de Lépide, la bataille d’Actium, la fuite des amants, le débarquement d’Octave en Égypte, le combat d’Alexandrie, la victoire décisive d’Octave, enfin la mort d’Antoine et de Cléopâtre ? Comment grouper en un harmonieux ensemble tous ces faits accumulés par l’histoire universelle dans un intervalle de douze années ? Une pareille tâche aurait fait reculer tous nos auteurs classiques : avant même de la tenter, il leur aurait fallu enfreindre toutes leurs règles, violer toutes leurs conventions, bouleverser toute leur poétique. Le théâtre de Shakespeare était seul assez vaste pour contenir une pareille action ; son génie était seul assez puissant pour la condenser. L’auteur anglais a scrupuleusement recueilli les faits principaux consignés par le chroniqueur grec ; mais il a eu l’art de les rattacher à un point central. Dans le drame, comme dans l’histoire, c’est Cléopâtre qui est l’âme des événements. C’est elle qui, en dominant le triumvir, soulève le monde ; c’est elle qui, d’un signe, arrache Antoine à Octavie ; c’est elle qui le brouille avec César ; c’est elle qui le fait fuir à Actium ; c’est pour elle qu’Antoine se débat sous Alexandrie ; c’est pour elle qu’il se tue ; c’est elle qui termine l’action par sa mort.

Le poëte a tout fait pour que son héroïne fût sans cesse présente à notre pensée. Ce n’est jamais que pour peu de temps que nous la perdons de vue. À peine Antoine a-t-il pu débarquer en Italie, qu’aussitôt l’action nous ramène en Égypte pour nous montrer Cléopâtre pleurant son amant.

— Charmion, donne-moi à boire de la mandragore.

— Pourquoi, madame ?

— Pour que je puisse dormir ce grand laps de temps où mon Antoine est absent !…

Le mariage d’Antoine avec la sœur d’Octave ne s’est pas plus tôt conclu sous nos yeux, que vite le magique auteur évoque Alexandrie et Cléopâtre pour nous peindre, dans une scène superbe qui manque à Plutarque, l’impression que va faire sur l’impérieuse reine la nouvelle apportée de Rome.

LE MESSAGER.

Madame, il est marié à Octavie.

CLÉOPÂTRE, le frappant.

Que la peste la plus venimeuse fonde sur toi !

LE MESSAGER.

Bonne madame, patience !

CLÉOPÂTRE.

Hors d’ici, horrible drôle, ou je vais chasser tes yeux comme des balles devant moi ; je vais dénuder ta tête.

Le secouant violemment.

Je te ferai fouetter avec du fer, étuver dans la saumure et confire à la sauce ardente… Oh ! dis que cela n’est pas, et je te donnerai une province, et je rendrai ta fortune splendide, et je te gratifierai de tous les dons que ton humilité peut mendier.

LE MESSAGER.

Il est marié, madame.

CLÉOPATRE, tirant un couteau.

Misérable, tu as trop longtemps vécu.

Le messager s’enfuit.

Bientôt l’action nous rappelle à Rome où nous assistons à la séparation d’Octave et d’Octavie ; mais c’est comme à contre-cœur que le poëte cède cette fois encore aux exigences du sujet ; il écourte les adieux du frère et de la sœur, et il invente une nouvelle scène où la reine d’Égypte reparaît pour questionner le messager sur sa rivale : — As-tu aperçu Octavie ? — Oui, reine redoutée. — Où ? — À Rome, madame. Je l’ai regardée de face : elle marchait entre son frère et Marc-Antoine. — Est-elle aussi grande que moi ? — Non, madame. — L’as-tu entendu parler ? A-t-elle la voix perçante ou basse ?

— Sa voix est basse.

— Cela n’a rien de si gracieux ! Elle ne peut lui plaire longtemps… Voix sourde et taille naine !… Quelle majesté a sa tournure ?

— Elle se traîne. Sa marche ne fait qu’un avec son repos. Elle a un corps plutôt qu’une animation. C’est une statue plutôt qu’une vivante.

— Estime son âge, je t’en prie.

— Madame, elle était veuve.

— Veuve ! Charmion, tu entends ?

— Et je crois qu’elle a bien trente ans.

— As-tu sa figure dans l’esprit ? Est-elle longue ou ronde ?

— Ronde à l’excès.

— La plupart de ceux qui sont ainsi sont niais. Et ses cheveux, de quelle couleur ?

— Bruns, madame, et son front est aussi bas qu’on peut le désirer.

— Tiens ! voilà de l’or pour toi. Tu ne dois pas prendre mal mes premières violences… Eh ! à l’en croire, cette créature n’est pas grand’chose.

C’est par de telles scènes que le génie de Shakespeare supplée à l’histoire et en comble les lacunes. C’est par ces traits-d’union ineffaçables que le poëte rejoint les incidents épars dans la chronique. Sans cesse il ramène l’intérêt vers cette figure souveraine qui donne à l’œuvre son unité. Absente ou présente, Cléopâtre anime le drame tout entier. Même dans la fête que le jeune Pompée offre aux triumvirs à bord de sa galère, même dans cette orgie monstrueuse où le vin tourne les têtes les plus hautes, où Lépide roule sous la table, où Antoine trébuche et où César balbutie, c’est Cléopâtre qui préside inaperçue. Cléopâtre est l’enchanteresse fatale qui a initié Rome aux effrayants mystères de la volupté orientale. Elle est la sorcière invisible qui entraîne les maîtres du monde dans le tourbillon vertigineux de la bacchanale égyptienne.

Et c’est ici surtout que se manifeste la toute-puissance de Shakespeare. Cléopâtre étant l’héroïne de son drame, comment s’y est-il pris pour attirer sur cette créature funeste les sympathies du public ? A-t-il fait comme Corneille dans Pompée et nous a-t-il présenté la fille des Ptolémées comme le modèle de la grandeur d’âme et de l’intrépidité morale ? A-t-il fait comme Dryden dans Tout pour l’amour, et a-t-il travesti la formidable reine d’Égypte en une timide Lavallière dont un Louis XIV romain méconnaît l’inaltérable dévouement ? Non, Shakespeare n’a pas fait ainsi : il n’a pas triomphé de l’obstacle en l’éludant ; il n’a pas tronqué la prodigieuse figure que Plutarque lui indiquait ; il lui a laissé toutes ses laideurs et toutes ses beautés, toutes ses bassesses et toutes ses grandeurs. Dans le drame, Cléopâtre reparaît avec toutes les contradictions qui font sa physionomie dans l’histoire. Nous la retrouvons telle qu’elle dut être, tyrannique et généreuse, hautaine et familière, violente et tendre, mélancolique et rieuse, perfide et dévouée, peureuse et héroïque, lascive et sublime. « L’âge ne saurait la flétrir, ni l’habitude épuiser sa variété infinie. Les autres femmes rassasient les appétits qu’elles nourrissent ; mais elle, plus elle satisfait, plus elle affame. Car les choses les plus immondes séduisent en elle au point que les prêtres la bénissent quand elle se prostitue ! »

Cléopâtre est le type suprême de la séduction. Le prestige qu’elle exerce est le plus grand triomphe de la magie féminine. Ses sœurs, les autres héroïnes de Shakespeare, ne nous plaisent que par leurs vertus et par leurs qualités ; elle, elle nous enchante par ses défauts, par ses faiblesses même. « Je l’ai vue une fois, dit le sceptique Énobarbus, sauter quarante pas à clochepied ; ayant perdu haleine, elle voulut parler et s’arrêta palpitante, si gracieuse, qu’elle faisait d’une défaillance une beauté, et qu’à bout de respiration elle respirait le charme. » Sa grâce est telle qu’elle survit à l’odieux. Shakespeare peut impunément lui attribuer les paroles les plus monstrueuses. « Majesté, dit Alexas à Cléopâtre, Hérode de Judée n’ose vous regarder que quand vous êtes de bonne humeur. — J’aurai la tête de cet Hérode, répond-elle impassible. » Les peuples ne sont pas plus sacrés pour elle. « Je voudrais que tu mentisses, dit-elle au messager qui lui annonce le mariage d’Antoine, dût la moitié de mon Égypte être changée en citerne ! »

Bien sûr de l’irrésistible charme de son héroïne, le poëte ne nous laisse pas d’illusions sur elle un seul instant. Dès le commencement du drame, au moment même où Cléopâtre entre en scène au bras de son amant, il nous dit ce qu’elle est avec une énergique franchise : « Faites bien attention, s’écrie-t-il, et vous verrez dans Antoine l’un des trois piliers du monde transformé en bouffon d’une prostituée. »

Take but good note, and you shall see in him
The triple pillar of the world transform’d
In a strumpet’s fool.

Ainsi, pas de réticence, pas de faux-fuyant, pas d’équivoque. Shakespeare n’a pas la timidité de Corneille ni de Dryden : il n’esquive pas le sujet, il l’aborde de front. Il ne renie pas son héroïne, il la proclame. C’est une « prostituée » qu’il intronise sur la scène ; c’est sur une prostituée qu’il attire l’intérêt ; c’est pour l’affection d’une prostituée qu’il réclame notre pitié ; c’est pour la mort d’une prostituée et de son amant qu’il exige nos larmes. Omnipotence du génie ! Dans ce drame, où une épouse outragée revendique ses droits contre une courtisane, ce n’est pas l’épouse qui nous émeut, c’est la courtisane ! Celle que nous plaignons, ce n’est pas cette Octavie, si austère et si chaste, « dont la vertu et les grâces parlent une langue ineffable, » c’est cette fille perdue qu’Antoine a ramassée « comme un reste sur l’assiette de César mort ! » Celle dont le malheur nous touche, ce n’est pas la matrone romaine, c’est la catin d’Égypte !

Mais par quel moyen le poëte a-t-il pu donner ainsi le change à la conscience infaillible du spectateur et concentrer sur Cléopâtre toutes les sympathies qui semblaient dues à Octavie ? Pour opérer ce prodige, Shakespeare n’a eu qu’à dire la vérité : il n’a eu qu’à nous révéler le sentiment profond qui inspire son héroïne. Cléopâtre a dans le cœur la flamme qui purifie tout : elle aime. C’est par l’amour que la courtisane royale se relève à nos yeux ; c’est par l’amour qu’elle se réhabilite.

Oui, cet Antoine qu’elle bafoue, qu’elle harcèle, qu’elle irrite, cet Antoine qu’elle renie par instant et qu’elle tromperait sans scrupule avec un Thyréus, elle l’aime ; elle l’aime éperdument. En doutez-vous ? Voyez. Dès qu’Antoine n’est plus là, tout manque à Cléopâtre. Elle ne pense qu’à lui, elle ne parle que de lui ; elle s’enivre de mandragore pour dormir tout le temps de son absence : « Oh ! Charmion, où crois-tu qu’il est maintenant ? Est-il debout ou assis ? Est-il à pied ou à cheval ? Ô heureux coursier chargé du poids d’Antoine, sois vaillant ! car sais-tu qui tu portes ? Le demi-Atlas de cette terre, le bras et le cimier du genre humain ! En ce moment il parle et dit tout bas : Où est mon serpent du vieux Nil ? » Et, quand Antoine a expiré, quels regrets ! quelle désolation ! La douleur éclata-t-elle jamais en sanglots plus pathétiques : « Veux-tu donc mourir, ô le plus noble des hommes ? As-tu pas souci de moi ? Resterai-je donc dans ce triste monde qui en ton absence n’est plus que fumier ? Oh ! voyez, mes femmes, le couronnement du monde s’écroule… Oh ! flétri est le laurier de la guerre ! L’étendard du soldat est abattu ! Les petits garçons et les petites filles sont désormais à la hauteur des hommes ; plus de supériorité ! Il n’est rien resté de remarquable sous l’empire de la lune ! Elle s’évanouit, et, quand elle revient à la vie, c’est avec la résolution de la quitter. « L’acte vraiment brave et vraiment noble, nous allons l’accomplir à la grande façon romaine, et nous rendrons la mort fière de nous obtenir… Allons ! sortons ! L’enveloppe de ce vaste esprit est déjà froide… Ah ! femmes, femmes, nous n’avons plus pour amis que notre courage et la fin la plus prompte. »

Shakespeare a scrupuleusement suivi le récit de Plutarque : il n’y a fait qu’une modification essentielle. Dans l’histoire, Antoine, après sa réconciliation avec Octave, cohabite avec Octavie et a d’elle des enfants. Dans le drame, Antoine n’épouse Octavie que pour la forme : il se refuse « à fouler l’oreiller conjugal et à engendrer d’elle une race légitime. »

Have I my pillow left impress’d in Rome,
Forborne the getting of a lawful race.

Qui ne voit dans cette correction de l’histoire par le génie un trait d’exquise délicatesse ? Le poëte n’a pas voulu que son héros fût un seul instant infidèle à son héroïne : il n’a pas permis qu’une trahison, même légale, profanât cet adultère sacré. Pour Shakespeare, l’union d’Antoine avec Octavie n’a jamais été qu’un marché éphémère bâclé par la politique ; mais son union avec Cléopâtre est un pacte éternel, conclu par le dévouement. Aussi le poëte n’hésite-t-il pas à sacrifier la première à la seconde. À ses yeux, ce qui sanctifie les rapports entre l’homme et la femme, c’est moins la convention sociale que la loi naturelle. Que deux êtres s’aiment, qu’ils vivent l’un pour l’autre, cela suffit : en dépit de tout engagement contraire, ils sont fiancés à jamais. Devant la postérité comme devant Shakespeare, l’épouse d’Antoine, ce n’est plus Octavie, c’est Cléopâtre.

L’intensité de la passion en est la légitimité : telle est la vérité morale qui ressort, éclatante, de l’œuvre admirable que nous venons d’étudier.

Quel contraste entre les deux couples qui remplissent ce livre de leurs émotions : Antoine et Cléopâtre, Roméo et Juliette ! — Ceux-ci sont adolescents, loyaux et candides ; ils n’ont pas une ride au front, pas un remords au cœur ; leur caractère est pur comme leur affection ; leur esprit est vierge comme leur corps. Leur accord est une continuelle effusion de tendresses ; c’est un harmonieux duo où pas un murmure ne détonne. Ce qu’il rêve, elle le voit : ce qu’elle sent, il le pressent. Les soupirs répliquent aux soupirs, les larmes aux larmes, les baisers aux baisers : bouches qui s’effleurent ! pensées qui se confondent ! — L’innocence des amants chrétiens n’a d’égale que la corruption des amants païens. Antoine est aussi vicieux que Roméo est intègre ; Cléopâtre est aussi dissolue que Juliette est chaste. L’union du Romain et de l’Égyptienne est l’accouplement néfaste de deux grandes âmes que le pouvoir absolu a faites monstrueuses : cette union est sombre comme l’orage, rauque comme la débauche, échevelée comme l’orgie. Les peuples écrasés par le despotisme contemplent avec effroi cette passion titanique qui gronde au-dessus de leurs têtes et jaillit en éclairs foudroyants. Entre le triumvir et la reine d’Égypte, ce ne sont que querelles, récriminations, sarcasmes, invectives ! Qu’importe ! Ils s’aiment ; et telle est la grandeur de leur amour que nous en oublions leurs crimes. Oui, devant ce sentiment si réel et si profond, nous sommes tellement émus que nous ne nous rappelons plus les forfaits de ces amants, les nations asservies, la Grèce, l’Égypte et l’Asie rançonnées, l’univers mis au pillage. Nous regrettons la défaite, pourtant si méritée, d’Actium ; nous déplorons le désastre, pourtant si nécessaire, d’Alexandrie. Tel est le prestige exercé sur nous par l’immense passion, que, malgré nous, nous pardonnons aux despotes. Notre compassion se rebelle contre notre équité, et la mort d’Antoine et de Cléopâtre nous frappe autant que la mort de Roméo et de Juliette.

C’est qu’en effet la même fatalité qui entraîne ceux-ci, précipite ceux-là. Pour les uns comme pour les autres, le suicide est une nécessité. L’affinité entre les deux catastrophes est telle qu’il semble qu’en les préparant, la destinée se soit plagiée elle-même. On n’a pas assez remarqué cette surprenante analogie qui, jusque dans les détails, provoque les rapprochements. Les deux dénoûments ont lieu dans le même décor funèbre : ici c’est le tombeau des Ptolémées, là c’est le tombeau des Capulets.

Traqués par l’adversité, les amants païens ont été, comme les amants chrétiens, acculés au sépulcre ; c’est au sépulcre qu’ils se réfugient ; c’est au sépulcre qu’est leur dernier rendez-vous. Dans les deux drames, la même erreur a les mêmes conséquences : Antoine croit Cléopâtre morte et se tue ; Roméo croit Juliette morte et se tue. L’attachement des femmes est à la hauteur du dévouement des hommes : toutes deux refusent de se sauver. Celle-ci résiste aux sollicitations de César, comme celle-là aux prières de Laurence : « Je ne me fie qu’à ma résolution, » dit l’une, et elle s’applique l’aspic. — Je ne veux pas partir, s’écrie l’autre, et elle saisit le poignard.

Sublime conclusion ! Entre ces deux couples qui ont vécu si différemment, l’amour infini supprime toute différence : il efface toute distinction entre les innocents et les coupables ; il fait de l’Égyptienne expirante l’égale de la Véronaise à l’agonie, il donne à l’adultère l’auguste majesté du mariage. « Donne-moi mon manteau, mets-moi ma couronne. J’ai en moi d’immortelles convoitises. Vite, vite, Iras. Il me semble que j’entends Antoine qui appelle. Je le vois qui se lève pour louer ma noble action… Époux, j’arrive : que mon courage soit désormais mon titre à ce nom ! » Oui, le même nom que Juliette donne à Roméo, Cléopâtre a enfin conquis le droit de le donner à Antoine : au moment où elle se tue pour lui, il lui est bien permis de l’appeler son époux. Les deux amants ont échangé en mourant le baiser des éternelles fiançailles. Entre elle et lui, désormais plus de séparation à craindre, plus de divorce possible. Leur ennemi même est obligé de reconnaître cette union sainte, perpétuée par le sacrifice. « Enlevez-la, dit Octave à ses gardes, elle sera enterrée près de son Antoine : jamais tombe sur la terre n’étreindra un couple aussi fameux. »

Ensevelis par leur vainqueur, Antoine et Cléopâtre reposent côte à côte dans le cercueil nuptial. La mort a été pour eux l’hymen.

II

C’était après Marignan. La guerre que la république de Venise, aidée de la France chevaleresque, soutenait contre l’empereur d’Allemagne, durait encore. Un jeune officier vicentin au service de la sérénissime république, don Luigi da Porto, avait pris en affection un archer de sa compagnie, nommé Pérégrino, vétéran de cinquante ans environ, qui, comme tous ses compatriotes véronais, était un joyeux compagnon et un beau parleur. Chaque fois qu’il avait à faire quelque reconnaissance ou quelque excursion, don Luigi emmenait cet archer favori, qui charmait les heures du bivouac par sa verve intarissable. Un jour donc qu’il devait se rendre de Gradisca à Udine, comme les chemins du Frioul étaient peu sûrs à cette époque, il s’était fait suivre par Pérégrino et par deux autres archers. La route était âpre, sinistre et désolée. L’Autrichien avait laissé partout la trace de son passage : ce n’étaient que champs dévastés, arbres arrachés, maisons incendiées, hameaux déserts. L’officier cheminait triste et pensif en avant de son escorte, lorsqu’il fut interrompu au milieu de sa rêverie par une voix qui appelait derrière lui. Il se retourna et reconnut Pérégrino. L’archer, ayant remarqué la mélancolie de son commandant, s’offrait gracieusement à l’en distraire par le récit d’une aventure émouvante qui avait eu lieu jadis dans sa ville natale. Don Luigi accepta de grand cœur la proposition, et voici à peu près ce que, chemin faisant, le vieux soldat raconta :

« Au commencement du treizième siècle, à l’époque où Bartholoméo della Scala était seigneur de Vérone, il y avait dans cette ville deux familles qui se haïssaient d’une haine immémoriale. Entre les Cappelletti et les Montecchi les provocations et les querelles étaient continuelles, et c’était à grand’peine que le podestat était parvenu pour un moment à les faire cesser. Pendant cette trêve éphémère, le chef de l’une de ces familles, Antonio Cappelletti, avait réuni tous ses partisans dans une fête de nuit. Un jeune homme qui appartenait à la maison rivale, Roméo Montecchi, n’hésita pas, en dépit du danger, à pénétrer dans ce bal pour y poursuivre une dame qui lui tenait rigueur et dont il était épris. À peine fut-il entré dans la salle que Juliette, la fille d’Antonio, fixa les yeux sur lui et fut frappée de sa beauté. Roméo s’aperçut de l’impression qu’il avait produite sur la jeune personne ; bientôt il s’approcha d’elle et profita des libertés de la danse pour lui presser la main. Juliette répondit à la douce étreinte et avoua naïvement à Roméo sa tendre admiration. Roméo répliqua par la plus respectueuse protestation de dévouement, et, la fête étant terminée, se retira avec le reste des convives.

Dès cette soirée, Juliette ne songea plus qu’à Roméo, et Roméo, oubliant la cruelle pour laquelle il avait soupiré vainement jusque-là, ne rêva plus que de Juliette. Les deux amants cherchèrent à se rencontrer de nouveau. Roméo passait ses nuits seul, au péril de sa vie, sous les fenêtres de sa belle ; quelquefois même, l’imprudent grimpait jusqu’au balcon de sa chambre ; et là, sans être vu d’elle ni de personne, il pouvait la voir et l’entendre. Une nuit que la lune brillait, au moment où Roméo se préparait à son escalade, Juliette ouvrit sa fenêtre et l’aperçut :

— Que faites-vous ici à cette heure ? murmura-t-elle stupéfaite.

— Hélas, répondit Roméo, tout ce qu’il plaît à l’amour de m’inspirer.

— Et si vous étiez surpris, ne courriez-vous pas risque d’être tué ?

— Certainement ; mais il me sera doux de mourir près de vous, si je ne puis vivre avec vous.

— Jamais je ne m’opposerai à ce que vous viviez près de moi. Plût à Dieu que l’inimitié qui existe entre nos deux maisons n’y mît pas plus d’obstacle que ma volonté !

— Qu’importe cette inimitié ! Consentez à être ma femme, et je ne crains pas que personne ose vous arracher de mes bras.

Cependant Juliette résista aux instances de Roméo, et les deux jeunes gens se séparèrent sans avoir pris de parti. Enfin, un soir que la neige tombait à gros flocons, le pauvre amoureux transi frappa au balcon de la jeune fille et la supplia de l’admettre dans sa chambre. Juliette s’y refusa avec irritation et répliqua tout net qu’elle n’accorderait une pareille faveur qu’à son mari. Toutefois, ne voulant pas que Roméo s’exposât plus longtemps pour venir la visiter, elle se déclara prête à l’épouser et à le suivre ensuite partout où il voudrait l’emmener. Le jeune homme fut ravi d’avoir obtenu le consentement souhaité. Pour célébrer le mariage, tous deux convinrent de s’adresser secrètement au moine franciscain Lorenzo, grand philosophe, très-expérimenté en beaucoup de sciences tant naturelles que physiques.

Ce religieux était le confesseur de Juliette et l’ami de Roméo. Il n’eut aucune objection à consacrer une alliance qui, espérait-il, pouvait amener une réconciliation entre les familles rivales. Conformément à un plan arrêté d’avance, un jour de carême, Juliette quitta la maison paternelle sous prétexte d’aller à confesse, et se rendit au couvent de Saint-François-en-Citadelle, où Roméo l’attendait. Le mariage fut conclu dans le confessionnal même.

Quelques semaines après cette union clandestine, une rixe éclate sur la promenade du Cours entre les Cappelletti et les Montecchi ; Roméo, quoique présent, s’abstient d’abord d’y prendre part, mais il entend les cris de ses partisans blessés ; il veut les venger, s’élance sur un certain Tebaldo, qui paraissait le plus enragé parmi les ennemis, et d’un coup d’épée l’étend roide mort sur la place. Les Cappelletti furibonds courent se plaindre au seigneur della Scala et, sur leurs instances, le meurtrier est expulsé de Vérone. À la nouvelle de cet arrêt, Juliette se rend à la cellule de Lorenzo où son mari est caché ; là elle déclare à Roméo qu’elle l’accompagnera dans son exil ; elle coupera ses tresses blondes et le servira comme son page, et jamais seigneur n’aura été mieux servi. Roméo repousse généreusement cette offre généreuse ; convaincu qu’avant peu il obtiendra sa grâce, il décide sa femme à attendre à Vérone le résultat des démarches qui vont être faites auprès du podestat. — Voilà les époux séparés. L’un chevauche tristement vers Mantoue, tandis que l’autre retourne désolée sous le toit paternel.

Les jours se passent. Le chagrin mine la santé de Juliette et altère ses traits. Sa mère s’inquiète de ce changement et veut en savoir la cause. Mais Juliette la lui dissimule ; elle n’attribue qu’à des prétextes futiles la douleur qui la tue. Donna Giovanna, à bout de conjectures, finit par se persuader que la pauvre enfant meurt d’envie de se marier et qu’elle a honte d’en convenir. Toute fière de sa découverte, elle va la communiquer à son seigneur et maître, don Antonio, qui sur-le-champ ordonne que sa fille, pour se guérir, épousera sans délai le comte de Lodrone. Juliette a beau protester qu’elle ne désire pas se marier, don Antonio n’en veut pas démordre ; il menace Juliette de toute sa tyrannie paternelle si elle se refuse plus longtemps à devenir comtesse. Mais la femme de Roméo aime mieux mourir que de violer la foi jurée. Conduite par sa mère, qui croit la mener à confesse, Juliette retourne au couvent de Saint-François et conjure Lorenzo de lui fournir les moyens d’accomplir sa résolution désespérée : si le bon père ne veut pas lui fournir un poison rapide, elle se frappera d’un coup de couteau. Le religieux la supplie énergiquement de renoncer à son projet de suicide, et lui propose un expédient : au lieu de poison Juliette avalera un narcotique qui l’endormira pendant quarante-huit heures. Ses parents, la croyant morte, la feront ensevelir et déposer, sur un cercueil découvert, dans le tombeau de famille qui est placé justement au milieu du cimetière du couvent. Le moment venu, Lorenzo la retirera du caveau, la transportera dans sa cellule, jettera sur elle une robe de moine, puis l’escortera jusqu’à Mantoue, où l’attendra Roméo, initié d’avance, par une lettre de sa femme, à tous les détails du stratagème. — Juliette accepte avec joie ce plan sauveur, elle prend la poudre que lui présente Lorenzo, promet de lui envoyer sur-le-champ la lettre destinée à prévenir Roméo et, radieuse, retourne auprès de sa mère à qui elle demande pardon de son obstination passée. Enchanté de cette conversion miraculeuse, don Antonio veut hâter les noces de sa fille et l’envoie, sous l’escorte de deux tantes, dans un château, situé à deux milles de Vérone où elle doit être présentée à la famille de son fiancé.

Juliette se laisse conduire au manoir de fort bonne grâce ; mais, le soir venu, elle prétexte la fatigue du voyage, et se retire dans sa chambre avec une jeune camériste qui couche ordinairement près d’elle. Vite elle se déshabille et se met au lit ; la camériste en fait autant et s’endort. Au bout de quelque temps, Juliette la réveille, lui dit qu’elle a grand soif et la prie d’aller lui chercher un verre d’eau. La soubrette obéit machinalement et se recouche. Juliette prend le verre d’eau, y verse précipitamment la poudre narcotique, l’avale, puis se relève, se revêt de ses habits de fête, éteint sa lumière, s’étend de nouveau sur son lit, croise les bras et s’endort. Le lendemain matin, tout le monde était debout au château que Juliette n’était pas encore levée. Ses tantes et sa chambrière s’étonnent de ce retard inaccoutumé ; elles se décident à la réveiller et l’appellent. Pas de réponse. Elles tirent les rideaux du lit, regardent et trouvent la jeune fille rigide et blême comme un cadavre. Plus de doute : Juliette est morte ! Aux cris de douleur qui retentissent, don Antonio, arrivé depuis un moment au château, accourt dans la chambre de sa fille et fait vite appeler un médecin. L’homme de l’art déclare, après examen, que la malheureuse enfant est morte et qu’il ne reste plus qu’à l’ensevelir. On procède aux funérailles. Le corps de Juliette est ramené solennellement à Vérone et déposé dans le caveau de famille au cimetière Saint-François.

La funèbre cérémonie terminée, un valet de Roméo, qui depuis longtemps servait d’intermédiaire entre les deux époux, Piétro, court à Mantoue pour raconter à son maître les tristes événements dont tout Vérone est ému. Par suite d’un contre-temps funeste, Roméo n’avait pas reçu la lettre qui lui expliquait le stratagème de Lorenzo : au récit circonstancié que lui fait son fidèle valet, il ne doute pas que Juliette soit morte ; dès lors il n’écoute plus que son désespoir. Il congédie Piétro, qui pourrait s’opposer à ses sinistres projets, revêt une défroque de paysan, prend dans une armoire une fiole d’eau de serpent, part pour Vérone, arrive pendant la nuit au cimetière du couvent de Saint-François, s’introduit dans le caveau des Cappelletti, dont il descelle la pierre, et boit le poison en embrassant pour la dernière fois sa bien-aimée. À ce contact suprême, Juliette s’éveille.

Alors a lieu une scène déchirante entre le mari qui va mourir et la femme qui vient de renaître. Roméo explique de quelle fatale méprise il a éfé victime ; Juliette déclare qu’elle suivra Roméo dans la tombe. Roméo combat d’une voix épuisée cette héroïque résolution.

— Si ma foi et mon amour vous ont été chers, vivez, je vous en supplie, vivez, puisque vous pouvez encore jouir de la vie !

— Ah ! répond-elle, si vous avez sacrifié votre vie pour ma mort qui n’était que simulée, que ne dois-je pas faire, mon bien-aimé, pour votre mort qui n’est, hélas ! que trop réelle ? Mon seul regret est de ne pas avoir le moyen de mourir avant vous, et je m’en veux à moi-même de vivre encore au moment de vous perdre.

Roméo essaye de répliquer à Juliette ; mais les forces lui manquent ; le râle le serre à la gorge et l’empêche de parler. À ce moment, le Père Lorenzo, qui doit venir chercher la jeune femme, apparaît à l’entrée du caveau. Il s’étonne des gémissements qu’il entend :

— Crains-tu donc, ma chère fille, dit-il à Juliette, que je te laisse mourir ici ?

— Bien loin de là ; ma seule crainte est que vous ne m’en retiriez vivante. Ah ! par pitié, refermez ce sépulcre et éloignez-vous, que je puisse mourir tranquille. Mon père ! mon père ! est-ce donc ainsi que vous m’avez rendu à Roméo ? Voyez ! voyez ! je le presse sur mon sein !

Et Juliette montre au moine effaré son mari qui agonise. Lorenzo se penche sur Roméo et le supplie de parler à sa Juliette. À ce nom bien-aimé, le moribond rouvre les yeux, les fixe tendrement sur Juliette, soupire et rend l’âme.

Le jour commençait à poindre. Lorenzo veut éloigner la jeune femme du cher cadavre qu’elle étreint encore : oh ! qu’elle vienne dans un couvent prier pour Roméo ! Mais Juliette refuse ; son unique vœu est d’être enterrée avec lui. Elle se retourne vers son mari, lui ferme les yeux, puis reste quelque temps à le contempler, retient violemment sa respiration et retombe morte sur le mort.

Cependant les gardes du podestat, en passant près du cimetière, ont remarqué avec étonnement la lumière qui brille dans le caveau des Cappelletti. Ils se dirigent vers le monument, surprennent Lorenzo à côté des deux cadavres, et, le soupçonnant d’un double meurtre, le somment de sortir du tombeau pour s’expliquer. Lorenzo, qui est clerc, résiste d’abord à la sommation des officiers laïques. Mais le seigneur della Scala, prévenu de cette étrange arrestation, envoie au moine l’ordre de comparaître devant lui. Lorenzo se justifie bien vite en racontant minutieusement la tragique histoire des amants véronais. Touché jusqu’aux larmes de ces tristes événements, ce brave seigneur se rend lui-même au cimetière, déjà envahi par une foule immense, et ordonne que les deux époux, transportés à l’Église Saint-François, soient inhumés dans le même sépulcre. Attirés par une douleur commune, les Cappelletti et les Montecchi se rendent en masse à l’église ; et les deux familles, si longtemps ennemies, se réconcilient enfin sur la tombe des deux jeunes gens que leur discorde a tués. »

Ainsi finit l’aventure tragique que l’archer Pérégrino racontait au capitaine Luigi da Porto sur le chemin de Gradisca à Udine.

Que va devenir ce récit, écouté au milieu des distractions de toute espèce qui peuvent assaillir l’esprit dans une excursion militaire à travers un pays désolé ? Peut-être le vent qui souffle l’a-t-il emporté et jeté dans l’oubli, phrase à phrase, parole à parole ; peut-être n’en resterait rien, pas même un souvenir.

Mais non, rassurez-vous. Le récit du soldat véronais ne doit pas périr : il est destiné à une prodigieuse fortune. Tout à l’heure la poésie va le recueillir et l’immortaliser. Roman, il va émouvoir l’Italie et la France ; comédie, il va amuser l’Espagne ; drame, il va passionner l’Angleterre et le monde.

En 1516, Luigi da Porto, ce même officier que je vous ai montré tout à l’heure cheminant sur la route du Frioul, est blessé grièvement en défendant l’entrée de Vicence à la tête de sa compagnie. Forcé de renoncer au service, il quitte l’épée pour la plume, et d’homme d’armes se fait homme de lettres. Alors, grâce à son excellente mémoire, il se rappelle la narration de Pérégrino, et la développe dans une nouvelle qui est publiée à Venise en 1535, six ans après sa mort, sous ce titre : La Guiletta.

Dix-huit ans plus tard, un romancier en vogue, le moine dominicain Mateo Bandello s’approprie la nouvelle de Luigi, l’amplifie, en rectifie certains détails secondaires, et, ainsi modifiée, l’insère sous son nom dans le recueil de ses contes, qui paraît avec grand fracas en 1553.

Six ans après, notre compatriote trop oublié, le breton Pierre Boisteau sous prétexte de mettre en français le roman de Bandello, le refait presque complètement, y introduit même un personnage de sa façon[1] ! et remplace la conclusion traditionnelle par un dénoûment tout nouveau où Roméo, meurt sans avoir assisté au réveil de sa femme, et où Juliette se tue avec le poignard de son mari.

C’est toujours par la France que l’Angleterre est initiée au mouvement volontaire de la Renaissance. Le roman italien, corrigé par Pierre Boisteau, passe le détroit, et aussitôt un rapsode anglais, Arthur Brooke, paraphrase la version française dans un poëme de quatre mille vers qu’il édite en 1562, avec ses initiales, sous ce titre prolixe : La tragique histoire de Romeus et Juliette, contenant un rare exemple de vraie constance ainsi que les subtils conseils et pratiques d’un vieux moine, et leur fatal résultat.

Cinq ans plus tard, un héraut d’armes de la reine Élisabeth, William Paynter, plus modeste qu’Arthur Brooke, traduit littéralement le texte de Boisteau et insère cette traduction dans une compilation banale. Le Palais du Plaisir, colportée par toute l’Angleterre dès 1567.

Shakespeare venait de naître.

C’est par cette série d’interprètes que la légende murmurée jadis sur une route par un passant est parvenue de souffle en souffle jusqu’à l’esprit souverain qui doit la vivifier.

Coïncidence frappante ! Au moment même où la fable italienne traverse la Manche, évoquée par le génie du Nord, elle franchit les Pyrénées, réclamée par le génie du Midi. Elle prend possession à la fois de ces deux grandes scènes rivales, la scène anglaise et la scène espagnole. Pendant que là-bas, au milieu des brumes de la Tamise, William Shakespeare rêve Roméo et Juliette, ici, sous un soleil presque africain, Lope de Vega compose Les Castelvins et les Montèses.

Avant d’entrer dans le théâtre de Londres et d’y assister au drame que répètent les comédiens ordinaires de la reine Élisabeth, pénétrons, s’il vous plaît, dans le théâtre de Madrid et voyons un peu la pièce que joue la troupe du roi don Philippe.

Le rideau se lève. Le décor représente une place de Vérone. Au fond est un beau palais qui appartient au vieil Antonio, chef de la faction des Castelvins. Il y a bal dans ce palais. Le bruit des violons et des flûtes parvient jusqu’à nous. Sur le devant de la scène, Rosélo, jeune cavalier de la faction des Montèses, cause gravement avec son ami Anselme et lui confie son désir d’assister à la fête. Le prudent Anselme s’évertue à le dissuader de ce projet insensé : Rosélo n’ignore pas quelle haine implacable se sont jurée les Castelvins et les Montèses. Va-t-il donc, par pure fanfaronnade, se livrer à ses ennemis, s’exposer à quelque outrage éclatant, risquer sa vie ? — Rosélo s’entête : une sorte de transport surnaturel le pousse, prétend-il, à entrer chez Antoine ; il émet l’espoir que l’amour terminera toutes ces méchantes querelles, et que l’hyménée réconciliera les deux partis. Anselme tient bon, mais Rosélo persiste et finit par décider son ami à l’accompagner. Les deux jeunes gens se masquent et s’insinuent dans le palais, suivis du gracioso Marin qui proteste par sa terreur bouffonne contre l’extravagance de son maître.

Le décor change. Nous voici devant un vaste jardin où circulent allègrement des groupes de cavaliers et de dames travestis. Un jeune Castelvin, Octave, fils de Théobalde, fait la cour à sa fiancée, la charmante Julie, fille d’Antoine, qui répond froidement à ses fadaises. Dans ce moment paraissent nos trois intrus. Rosélo aperçoit Julie ; frappé de sa beauté rare, il perd la tête et ôte son masque. Le maître de céans, Antoine, le reconnaît. « Peut-on pousser l’audace plus loin ? s’écrie-t-il. Rosélo dans mon palais ! » Et furieux il va s’élancer sur le jeune homme, la rapière au poing. Heureusement Théobalde retient son vieil ami et le rappelle au respect de l’hospitalité. Grâce à cette intervention, Rosélo peut impunément contempler Julie. « Hélas ! pense-t-il, pourquoi suis-je né du sang des Montèses ? En aurait-il coûté davantage au ciel de me faire Castelvin[2] ? » De son côté Julie ressent un trouble étrange à l’aspect de cet étranger dont elle ignore le nom : « Si l’amour descendait chez les hommes, il prendrait le visage et la taille de cet inconnu. » Les deux jeunes gens se rapprochent dans le désordre du bal champêtre : Rosélo avoue à Julie qu’il l’aime ; Julie, profitant d’un moment où Octave a le dos tourné, glisse une bague au doigt de Rosélo, et lui accorde un rendez-vous pour la nuit prochaine.

Cependant le jour baisse et le crépuscule met un terme à la fête. Tous les invités se retirent. Julie reste seule avec Célie, sa suivante, et lui révèle ses tendres sentiments pour le bel inconnu. Célie se récrie : « Ce bel inconnu, c’est le fils de Fabrice, l’ennemi de votre nom et de votre famille ! » Elle supplie sa maîtresse de combattre cette passion néfaste. Julie voudrait bien suivre un si bon conseil, mais elle n’en a plus la force. D’ailleurs, comment pourrait-elle se dégager ! Elle lui a répondu d’un ton qui n’annonce pour lui aucune horreur. Faut-il donc qu’elle passe dans l’esprit de Rosélo pour une âme double et sans foi ?

— Quelques politesses pour un étranger, affirme Célie, ne tirent pas à conséquence.

— Mais je lui ai donné une bague.

— C’est une innocente galanterie qui peut échapper dans un jour d’allégresse.

— Mais…

— Quoi ! encore un mais, madame.

— Célie, ne me désespère pas, il s’attend à me parler cette nuit dans le jardin. J’ai promis de m’y trouver.

— Ne vous y trouvez point ; il se piquera, vous ne le verrez plus, et c’est l’unique moyen de vous guérir promptement.

En dépit des remontrances de la soubrette, Julie s’est décidée à tenir parole. La nuit est venue. La jeune fille erre seule dans l’allée, et attend Rosélo qui apparaît après avoir escaladé les murs du jardin. Tête-à-tête.

— Rosélo, écoutez-moi. J’ai fait mes réflexions… Cet amour nous mènerait trop loin l’un et l’autre. Nous sommes sur le bord d’un abîme. Tâchons de nous en écarter. Vous êtes né Montèse et je suis Castelvine. Quelle horreur si l’on découvrait que je souffre vos assiduités ! Je vois votre mort certaine, mon désespoir, ma honte inévitable. Oubliez-moi et que mon nom ne sorte jamais de votre bouche. Adieu, Rosélo, retirez-vous ! Hélas ! je tremble au moment où je vous parle ! Si mon père vous surprenait ici !

Rosélo ne tient pas compte des prières de Julie ; il ne peut pas partir, il ne partira pas. « Chère ennemie, le ciel sait que je vous obéirais si je pouvais vous obéir ; mais l’amour qui me pénètre me rend incapable d’un si grand effort. Rien ne m’épouvante. Il me serait plus doux de perdre la vie que d’être privé de la joie de vous voir[3]. » Puis, se jetant aux genoux de sa bien-aimée : « Julie, frappe ce cœur qui t’adore, répands tout le sang odieux des Montèses qui coule dans mes veines, ou donne-moi ta main : songe que le ciel nous a peut-être formés pour étouffer l’inimitié de nos pères et pour rétablir la paix dans notre patrie. »

À ce moment pathétique, on entend une rumeur au fond du jardin. Julie reconnaît la voix de son père : « Éloigne-toi, dit-elle tremblante, il te sacrifierait à sa haine.

— Non, je ne te quitterai point : dois-je vivre ou mourir ? Parle. À quoi te résous-tu ?

Julie se décide enfin ; elle aime mieux épouser Rosélo que de le laisser tuer ; elle accorde son consentement et le jeune homme se retire.

Ici finit la première journée. Quand la deuxième commence, le soleil de midi luit sur la place publique de Vérone et éclaire de ses plus ardents rayons le portail de la cathédrale. Rosélo fait part à Anselme de son union avec la fille d’Antoine : le mariage vient d’être conclu secrètement par le ministère du prêtre Aurélio. Au moment où les deux amis s’entretiennent, un cliquetis d’épées accompagné de vociférations retentit à l’entrée de l’église : bientôt débouchent sur la place des bandes furieuses, armées de rapières et de pertuisanes. Ce sont les Castelvins et les Montèses qui se sont provoqués et qui vont se battre. Rosélo intervient entre les deux factions : « Seigneurs, arrêtez-vous ! Je suis Montèse, mais je ne souhaite pas le malheur des Castelvins[4]. Souffrez qu’enfin la raison vous éclaire, et daignez m’apprendre quel sujet vous a mis les armes à la main. » Octave explique à Rosélo que les valets d’une dame Montèse ont eu l’audace de déranger un tabouret placé sous les pieds de sa sœur Dorothée. Rosélo ne peut voir là un molif suffisant pour que tant de personnes s’entr’égorgent. Il s’offre à réparer l’offense en allant lui-même replacer le tabouret, et propose en outre de prévenir toute discorde nouvelle par une double alliance entre les deux familles : Octave se marierait à dona Andréa, dame Montèse, et lui, Rosélo, épouserait Julie. — Cette proposition exaspère le jeune Castelvin, qui n’a nullement renoncé à ses prétentions sur la fille d’Antoine. Il s’élance sur son rival, l’épée nue. « Seigneurs, s’écrie Rosélo en s’adressant aux gentilshommes qui l’entourent, soyez témoins que je suis réduit à me défendre lorsque je ne cherchais que la paix. » Le duel s’engage. Après la deuxième botte, Octave tombe mort, et Rosélo n’a que le temps de fuir pour se soustraire aux peines terribles dont la loi menace les meurtriers. Au bruit de la querelle, le duc de Vérone, Maximilien, est accouru. Sa Grâce interroge les assistants pour connaître les coupables et les châtier. Toutes les dépositions sont à la décharge de Rosélo ; Julie elle-même sort de l’église pour le justifier. Mais le duc craindrait d’irriter les Castelvins si Rosélo restait impuni : il l’exile.

Changement de décor. Nous reconnaissons le jardin d’Antoine éclairé vaguement par la lune. Avant de quitter Vérone, Rosélo a voulu revoir Julie et s’est rendu auprès d’elle, accompagné de Marin, qui, de son côté, désire faire ses adieux à Célie. — Julie est toute en larmes. Rosélo lui demande si c’est la mort d’Octave qui la désole[5] : si cela est, il lui offre son poignard pour en frapper le meurtrier. « Cruel, répond la jeune femme, ne sais-tu pas que ton absence est la seule cause de mes pleurs ? Je n’ai plus d’autres parents que toi. Tu es mon bien, mon espoir, ma gloire et ma vie. La nature m’a faite Castelvine, mais l’amour me rend Montèse. » Tout en devisant avec une tendre effusion, les deux époux disparaissent sous la charmille, laissant la place au gracioso et à la soubrette, qui égayent la scène de leurs épanchements comiques. — Marin raconte que, pendant la dernière bagarre, il s’est réfugié au haut d’une tour, ne se sentant nulle envie de mourir, et trouvant d’ailleurs que Célie méritait bien qu’on vécût pour elle. Célie approuve fort la couardise, si flatteuse pour elle, de son bon ami. À l’en croire, les galants doivent être un peu poltrons pour rendre de longs services à leurs maîtresses. Un rodomont croit pouvoir entrer partout l’épée à la main ; il s’attire des affaires, réveille le voisinage et nous met dans des transes continuelles. Parlez-nous d’un poltron ! « Sa timidité nous assure de sa prudence ; et nous goûtons avec lui des plaisirs tranquilles, sans craindre pour notre réputation. » Marin enchanté jure par les yeux mutins de Célie qu’on ne trouvera pas dans Vérone un lâche plus consciencieux que lui. À peine ce Figaro sans vergogne a-t-il eu le temps d’embrasser sa Suzanne que les deux époux reparaissent. — Rosélo, qui doit se réfugier à Ferrare, promet de revenir voir sa femme de temps à autre. Julie est déjà inquiète des suites de cette absence forcée ; et, pour la rassurer, il faut que Rosélo se confonde en protestations de fidélité. À son tour, Marin exige des garanties de Célie, qui fait vœu d’être aussi constante… qu’un papillon. À ce moment pathétique, des torches luisent à travers la feuillée. Voici Antoine qui s’avance avec des valets armés jusqu’aux dents pour reconnaître d’où provient ce bruit inusité qu’il entend dans le jardin. Rosélo et Marin ont juste le temps de s’esquiver. Antoine trouve sa fille toute éplorée et veut savoir la cause de cette pluie de larmes. Julie l’attribue à la mort de son cousin Octave. Le vieillard la loue de cette sensibilité, et, pour consoler la pauvre enfant, se met en tête de la marier au comte Pâris, jeune seigneur aimable, riche et fort accrédité dans Vérone. Sans crier gare, il envoie au comte une lettre pressante : « Je vous donne ma fille, écrit-il, quittez tout, venez nous trouver[6]. »

Ici l’intrigue se complique. La comédie, qui jusqu’ici a suivi sans trop de divagation le scénario italien, s’en écarte brusquement et s’égare dans les méandres de l’imbroglio picaresque. À peine sorti de Vérone, Rosélo tombe en plein dans une embuscade que lui ont tendue les Castelvins. Au moment où il va succomber sous le nombre de ses agresseurs, survient fort à propos le comte Pâris, qui lui prête main-forte, le dégage et lui offre un asile dans une charmante villa qu’il possède aux environs. C’est là, en présence de Rosélo, qu’il reçoit la missive d’Antoine : il s’empresse de la montrer à son hôte pour lui faire part de la bonne nouvelle. Rosélo la lit, se croit renié par Julie, et part aussitôt pour Ferrare avec l’intention formelle de se venger de cette trahison dans les bras de quelque maîtresse.

La troisième journée nous montre Julie renfermée chez elle, et violemment persécutée par son père qui veut lui imposer le comte Pâris. La jeune femme désespérée écrit au prêtre Aurélio qu’elle est décidée à mourir plutôt que de subir ce second mariage, et envoie Célie porter la lettre. La soubrette revient avec un flacon que lui a remis le prêtre et qui contient, a-t-il dit, un calmant souverain. Que madame prenne cette potion, et elle sera délivrée de tous ses tourments ! Cette affirmation laconique suffit à Julie : « Aurélio, pense-t-elle, est un grand philosophe : toutes les propriétés des plantes lui sont connues, la nature n’a point de secrets pour lui. De plus, il aime Julie comme il aime Rosélo. Depuis qu’il les a mariés, il les appelle ses enfants. » Rassurée par ces réflexions, Julie boit la liqueur, les yeux fermés ; mais aussitôt elle se plaint de souffrances intolérables ; un feu ardent la dévore ; elle ne voit plus qu’à travers un nuage. Plus de doute. Le prêtre s’est trompé et, au lieu d’un cordial, lui a envoyé du poison : « Arrête, Célie, ne trouble pas mes derniers moments… Je meurs contente… Quand tu verras Rosélo, dis-lui que je n’ai pas déshonoré mon titre d’épouse, dis-lui que j’emporte mon amour dans la tombe, dis-lui qu’il se souvienne de moi, mais qu’il se console… qu’il vive heureux… Adieu, Rosélo ! Rosélo ! »

À peine Célie a-t-elle emmené sa maîtresse défaillante, qu’une décoration nouvelle nous montre une rue de Ferrare. Rosélo, transformé en petit-maître, est installé sous le balcon de dona Sylvia, jeune coquette célèbre dans la ville, et fait à cette merveilleuse une déclaration qui semble fort bien accueillie. Ces pourparlers galants sont interrompus par Anselme, qui vient d’assister aux funérailles de Julie, et qui apprend à Rosélo tous les événements dont s’entretient à Vérone la douleur publique : la fille d’Antoine s’est empoisonnée ; et elle a été trouvée morte dans son lit et enterrée le matin. Rosélo, indigné contre lui-même d’avoir méconnu un dévouement si héroïque, veut s’en punir par un coup de couteau. Mais Anselme lui retient le bras et révèle enfin à son ami le secret que le prêtre Aurélio lui a confié : ce n’est pas un poison que Julie a bu, c’est un narcotique ; tous la croient morte, mais elle n’est qu’endormie. La nuit, prochaine, elle s’éveillera, et Rosélo n’a qu’à partir bien vite pour retirer sa femme du monument funèbre. — Rosélo ne perd pas un instant et se lance au galop sur la route de Vérone, en compagnie du gracioso Marin qui a peine à le suivre.

Changement à vue. Voici le tombeau de famille des Castelvins, vaste caveau encombré d’ossements et de têtes de mort. Au milieu est le cercueil où a été déposée Julie. La jeune femme vient de s’éveiller : elle ne sait pas où elle est, elle distingue vaguement les squelettes qui l’entourent et se croit sous l’influence d’un horrible cauchemar. Bientôt paraissent à l’entrée du sépulcre Rosélo et son valet. Marin éclaire la route avec un flambeau ; il s’avance, plus frémissant que Sganarelle traîné par don Juan ; il trébuche contre un crâne, il tombe : la lumière s’éteint ! Malgré l’obscurité qui règne, les deux époux se sont bientôt reconnus ; ils ont hâte de quitter cet horrible lieu et vont chercher asile dans une ferme qu’Antoine possède aux environs.

C’est là, dans un décor tout agreste, que nous retrouvons nos fugitifs, en compagnie d’Anselme qui s’est joint à eux. Tous ont revêtus des costumes champêtres et mènent une existence pastorale. Mais ces félicités bucoliques sont brusquement troublées par l’arrivée d’Antonio qui vient, avec une cohue d’invités, célébrer son mariage avec mademoiselle Dorothée, sœur du défunt Octave. Craignant d’être surpris par leurs ennemis, Rosélo, Anselme et Marin ont déguerpi au plus vite. De son côté, Julie a grimpé dans une logette pratiquée au-dessus de l’appartement même d’Antoine ; de cette retraite invisible, elle interpelle son père ; elle prétend être revenue de chez les morts pour lui reprocher son injustice et sa rigueur : c’est lui qui l’a tuée en la forçant à épouser Pâris, bien qu’elle fût déjà mariée à Rosélo ; aussi est-elle décidée à le hanter tant qu’il ne consentira pas à reconnaître son gendre et à l’aimer. Le bon Antoine, persuadé que c’est l’ombre de sa fille qui lui parle, est saisi de panique : pour apaiser les mânes de Julie, il jure qu’il aimera son mari comme un fils. Au moment où il vient de prononcer ce vœu solennel, arrivent Théobalde et d’autres seigneurs, entraînant Rosélo, Anselme et Marin qu’ils ont faits prisonniers. Les Castelvins furibonds proposent d’infliger à ces trois mécréants les plus affreux supplices ; mais Antoine s’y oppose ; il déclare vouloir tenir le serment qu’il a fait au spectre de sa fille ; il prend Rosélo sous sa protection et, pour lui prouver sa tendresse toute paternelle, il offre de lui céder sa propre fiancée Dorothée. Le mariage entre Rosélo et la fille de Théobalde est sur le point de s’accomplir, quand apparaît Julie, qui descend du ciel pour réclamer en personne son mari. Surprise générale. Antonio, trop heureux de retrouver son enfant, excuse la ruse dont il a été dupe et ratifie l’union définitive de Julie et de Rosélo ; lui-même épouse Dorothée, et Marin obtient Célie, ornée d’une dot de mille ducats. La paix entre les Montèses et les Castelvins est enfin conclue, au milieu de l’hilarité générale, par une triple noce.

La pièce de Lope de Véga est amusante, leste et spirituelle : on y trouve tous les mérites, comme tous les défauts de la comédie de cape et d’épée ; elle a l’entrain, la variété, la saillie prompte, l’allure facile, le geste rapide ; mais il lui manque les qualités suprêmes, l’observation qui scrute les passions, l’imagination qui crée les caractères, la concentration qui règle l’action. Dans l’œuvre espagnole, il y a le mouvement, il n’y a pas la vie : tous ces personnages s’agitent, mais ne respirent pas ; parlent, mais ne pensent pas ; crient, mais ne sentent pas ; ils passent devant nous comme autant d’automates qu’agite au hasard un caprice irresponsable. Pourquoi Rosélo, qui semblait être passionnément épris de Julie, est-il prêt à la tromper avec la première fille venue ? Nous ne savons. L’auteur ne se donne pas la peine d’expliquer cette contradiction. Lui-même ne croit pas plus que nous à la réalité des sentiments qui animent ses personnages : il doute de cette affection exceptionnelle que Rosélo et Julie professent l’un pour l’autre ; voilà pourquoi il en altère sans scrupule le dénoûment tragique ; voilà pourquoi il en fait la caricature dans l’amourette bouffonne du gracioso et de la soubrette.

Lope de Véga a fait la parodie de la légende italienne, Shakespeare en a fait le drame.

William a vengé les amants de Vérone des ironies de Lope : il leur a restitué leur tendresse éperdue, leur fidélité inébranlable, leur suicide sublime. Ces héros, fourvoyés dans la comédie, il les a livrés pour toujours à la fatalité tragique. Il les a soustraits au bonheur banal dont le poëte espagnol avait flétri leur union, et il les a voués à jamais au martyre dont ils étaient dignes. Il leur a rendu leur ennui, leur désespoir, leur agonie ; il leur a rendu leurs sanglots, et les larmes du genre humain.

Le drame anglais n’est pas la reproduction de la légende italienne, il en est la résurrection. Shakespeare a ranimé de son souffle souverain toutes ces figures ensevelies dans la tradition : Roméo, Juliette, Tybalt, la nourrice, le moine, le vieux Capulet. Grâce à lui, chacune de ces ombres a acquis une individualité impérissable. Le poète a fait revivre, non-seulement les personnages, mais l’époque disparue. Dès la première scène, dans cette Vérone qu’ensanglantent les querelles civiles, nous reconnaissons l’Italie du quatorzième siècle, cette misérable Italie pour laquelle le Dante mendie, du fond du purgatoire, la pitié de l’empereur Albert : « Viens voir les Montecchi et les Cappelletti, les Monaldi et les Filippeschi, ô toi, homme sans souci, les uns déjà tristes, les autres craignant de le devenir… Maintenant ne peuvent vivre sans guerre ceux qui habitent ces contrées, et l’on y voit se ronger l’un l’autre ceux qu’entourent une même muraille et un même fossé[7]. » Alors la discorde est partout, le déchirement partout, le morcellement partout. Cette société que nous avons vue, au temps d’Antoine et de Cléopâtre, limitée aux bornes de l’univers connu, est maintenant réduite aux proportions d’une cité ; non, pas même d’une cité, — d’une maison. Les enfants de la même ville se battent d’une rue à l’autre, Guelfes contre Gibelins, Blancs contre Noirs, Orsinis contre Colonnas, Capulets contre Montagues. À voir cette universelle manie de fratricide, il semblerait que chaque créature est possédée de l’esprit de Caïn. On croirait que l’humanité va disparaître, que la civilisation va s’éteindre et que la haine va triompher.

Mais non. Ne perdons pas espoir. Au fond même du cœur humain, il y a un instinct tutélaire que n’ont pas étouffé tous les appétits néfastes : il y a un sentiment divin qui résiste à toutes les passions bestiales. Cet instinct tutélaire, ce sentiment divin, c’est l’amour. Tandis que la haine pousse au désordre, à la guerre, au chaos, l’amour prêche la concorde, la paix, l’harmonie. L’amour tente de réunir ceux que la haine divise. Acharné comme la haine, il est, comme elle, aveugle : il ignore les obstacles. Peu lui importent les préjugés de caste, les acharnements de parti, les jalousies de race, les vendettas héréditaires. Il poursuit, en dépit de tout, sa mission providentielle : organe mystérieux du progrès, il s’évertue à réconcilier les familles, à rapprocher les nations, à reconstituer l’humanité. La haine nie, l’amour affirme ; la haine détruit, l’amour vivifie. Roméo et Juliette est le splendide symbole de cet antagonisme éternel entre les deux principes contraires.

Tandis qu’on se bat dans les rues de Vérone et que les valets préludent à coups de couteau à la querelle des maîtres ; tandis que cette brute de Tybalt force à la riposte l’inoffensif Benvolio ; tandis que le vieux Capulet menace de sa rapière rouillée le vieux Montague, apercevez-vous ce jeune homme, pâle et défait, qui, dès l’aube, erre à l’aventure dans ce grand bois de sycomores ? Il soupire, il gémit, il pleure. Qu’a-t-il donc ? Il a besoin d’aimer : il est tourmenté de ces vagues désirs que révèle la puberté à l’adolescent inquiet ; il souffre de l’isolement où il a vécu jusqu’ici ; il cherche un cœur sympathique qui batte à l’unisson du sien ; il appelle l’âme égarée qui doit compléter son âme. — Cette âme prédestinée à la sienne, Roméo croit l’avoir retrouvée dans Rosaline. Mais Rosaline est un mythe ; c’est une créature insaisissable « qui échappe au choc des regards provoquants ; » nul ne l’a vue, nul ne la verra jamais ; elle n’existe que dans l’imagination de son platonique amant. Le nom de Rosaline est le pseudonyme de la beauté idéale dont Roméo est épris. Jusqu’ici Roméo a poursuivi vainement cette beauté fugitive, et voilà la cause de sa mélancolie. Voilà la cause de ce trouble étrange qu’il ressent ; « Ô tumultueux amour ! Ô amoureuse haine ! ô tout créé de rien ! informe chaos de ravissantes visions ! plume de plomb ! lumineuse fumée ! feu glacé, santé malade ! sommeil toujours éveillé qui n’est pas ce qu’il est ! Voilà l’amour que je sens et je n’y sens pas d’amour ! »

Ce conflit d’impressions contradictoires peut seul donner une idée de la crise morale qui précède chez le jeune homme l’explosion de la passion. Roméo a peine à se rendre compte de ce qu’il éprouve ; il est inquiet, agité ; il a la fièvre de la sympathie. Il faut qu’il aime ; mais qui ? mais qui donc ?

C’est l’époque où le carnaval agite ses grelots dans les rues de Vérone. Le soir vient. Voyez-vous ce palais dont les vitres s’illuminent ? Eh bien, s’il est dans le monde un lieu funeste pour Roméo Montague, c’est cette demeure splendide. Là les Capulets sont en fête ; là sont réunis tous les ennemis de Roméo : de tous les cavaliers, de toutes les dames qui entrent sous ce porche, il n’en est pas un, il n’en est pas une qui ne prononce avec exécration le nom de Montague. Que Roméo passe donc vite devant cette maison maudite, et qu’il se garde d’y entrer !… Mais je ne sais quelle séduction, plus forte que la raison, entraîne le Montague. Il semble fasciné par ce seuil fatal ; il se sent entraîné vers ce salon doré par la même force mystérieuse qui attire Hamlet sur la sombre plate-forme. — Il entre, déguisé en pèlerin. Il regarde tous ces fronts menaçants, tous ces visages hostiles. Ô stupeur ! « Quelle est, murmure-t-il, cette dame qui enrichit la main de ce cavalier là-bas ? Oh ! elle apprend aux flambeaux à resplendir ! Sa beauté est suspendue à la joue de la nuit comme un riche joyau à l’oreille d’une Éthiopienne ! Beauté trop précieuse pour la possession, trop exquise pour la terre !… Mon cœur a-t-il aimé jusqu’ici ? Non, car je n’avais pas encore vu la vraie beauté. » Dès ce moment, Roméo ne s’appartient plus : la vague tendresse qu’il éprouvait naguère est devenue une irrésistible passion ; la beauté qu’il rêvait a enfin pris forme devant ses yeux ravis. Dans son extase, le jeune homme ne remarque pas Tybalt qui le menace de son épée ; il n’a qu’une préoccupation, contempler cette jeune fille ; qu’un désir, lui parler. Il s’approche d’elle, il lui prend la main, il lui donne un baiser et, dans ce baiser, son âme. Mais cette inconnue qu’il adore, sous quel nom doit-il l’invoquer ? Roméo s’informe : plus de doute, elle s’appelle Juliette, et c’est une Capulet ! « Ô trop chère créance, s’écrie-t-il en se retirant, ma vie est due à mon ennemie. » De son côté Juliette demande avec anxiété les noms de ces cavaliers qui s’en vont : — Nourrice, quel est ce gentilhomme là-bas ? — C’est le fils et l’héritier du vieux Tibério. — Quel est celui qui sort à présent ? — Ma foi, je crois que c’est le jeune Pétruchio. — Quel est cet autre qui suit et qui n’a pas voulu danser ? — Je ne sais pas. — Va demander son nom ; s’il est marié, mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial… — Son nom est Roméo, c’est un Montagne, le fils unique de votre plus grand ennemi. — Mon unique affection émane de mon unique aversion ! Il m’est né un prodigieux amour, puisqu’il faut que j’aime mon ennemi exécré ! » Ainsi la sympathie humaine est imprescriptible : la nature finit toujours par ressaisir ses droits méconnus. Qu’importe que Roméo ait appris dès l’enfance à détester les Capulets ! Qu’importe que Juliette ait été élevée dans l’horreur des Montagues ! L’éducation, si forte qu’elle soit, est moins forte que la passion. L’inimitié des deux familles se résout en tendresse, la haine acharnée des parents suscite chez les enfants un amour acharné qui lui donne le démenti et la brave.

Après la scène du bal, la scène du balcon. Dès que Roméo et Juliette se sont retrouvés, l’union est devenue pour eux la nécessité suprême. Pour atteindre ce but radieux, les deux amants sont prêts à tout, — oui, même à renier leurs pères et à abjurer leurs noms. « Tu n’es pas un Montague, lui dit-elle, tu es toi-même. Qu’est-ce qu’un Montague ? Ce n’est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d’un homme… Oh ! sois quelque autre nom ! Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons rose embaumerait autant sous un autre nom. Quand Roméo ne s’appellerait plus Roméo, il n’en garderait pas moins ses chères perfections… Roméo, renonce à ton nom, et, en échange de ton nom, prends-moi tout entière. — Je te prends au mot, répond-il, appelle-moi seulement ton amour, et je reçois un nouveau baptême, je ne suis plus Roméo. » La Juliette anglaise est bien plus fatalement éprise que la Giulietta italienne ou la Julia espagnole. Elle ne résiste pas, comme celles-ci, aux sollicitations de son amant ; elle se donne tout de suite, à jamais : « Ah ! je voudrais bien rester dans les convenances, je voudrais bien nier ce que j’ai dit. Mais adieu les cérémonies ! M’aimes-tu ? Je sais que tu vas dire oui, et je te croirai sur parole… Si tu penses que je me laisse trop vite gagner, je froncerai le sourcil, et je serai cruelle, et je te dirai non, pour que tu me fasses la cour : autrement, rien au monde ne m’y déciderait. En vérité, beau Montague, je suis trop éprise, et aussi tu pourrais croire ma conduite légère ; mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle que celles qui savent le mieux affecter la réserve. » Devant Roméo, Juliette laisse tomber tous les voiles ; elle n’a ni honte, ni coquetterie, ni fierté ; elle dédaigne la tactique banale de la défensive féminine ; les ruses de la résistance lui répugnent comme autant d’hypocrisies. À quoi bon les équivoques ? À quoi bon les faux-fuyants ? À quoi bon les délais ? À quoi bon les mensonges ? N’est-elle pas à lui comme il est à elle ? Qu’il la possède donc. Pudeur suprême de l’amour ! la vierge s’offre avec l’empressement de la prostituée.

L’union, résolue entre les amants, doit être consacrée dès le lendemain. Mais où donc est le prêtre digne de bénir cette sainte fusion des deux âmes ? Regardez, à la lueur de l’aurore, ce vieillard qui entre dans cette cellule, un panier au bras. Il vient de cueillir dans les champs les simples dont il a besoin pour composer ses philtres bienfaisants. Sans être magicien comme le Lorenzo de la légende, Laurence est un savant. Il est de ces clercs tolérants qui n’ont pas peur d’étudier Dieu dans son œuvre ; il a beaucoup observé, beaucoup médité. Pour lui, « il n’est rien sur la terre de si humble qui ne rende à la terre un service spécial. » Il cherche la grâce dans ce qu’il y a de plus vil, comme dans ce qu’il y a de plus noble ; il interroge les plantes, les herbes, jusqu’aux pierres. La nature lui révèle ses secrets aussi volontiers que la société ; il est l’arbitre choisi des choses et des hommes. La fleur, comme Juliette, l’a pris pour confesseur. Observez-le bien. C’est un des plus vénérables caractères que le théâtre nous offre. Quel contraste entre ce religieux rêvé par le poëte hérétique, et le religieux vulgaire que les écrivains catholiques ont peint d’après nature ! Combien ce ministre de la charité et de la science ressemble peu au moine intrigant, ignorant et fourbe, dont Boccace et Rabelais ont levé la cagoule ! Laurence est le représentant le plus auguste du sacerdoce : c’est un philosophe, c’est un sage ! Pour sanctifier l’amour de ses héros, le poëte a évoqué la majestueuse figure du pontife idéal.

Shakespeare, qui, comme chacun sait, a refait Roméo et Juliette, a complètement modifié la scène où les deux amants viennent trouver le moine dans sa cellule. Dans le drame primitif, publié en 1597, Laurence ratifiait le mariage entre le fils des Montagues et l’héritière des Capulets, sans témoigner aucune inquiétude sur les conséquences de cette union clandestine, « Père, lui disait Roméo en entrant, c’est de ton concours sacré que dépendent mon bonheur et celui de Juliette. — Sans plus de paroles, répondait Laurence, je ferai tout au monde pour vous rendre heureux, si cela est en mon pouvoir. » Dans le drame définitif, imprimé en 1599, le moine a perdu cette fausse confiance. Ce n’est plus sans appréhension qu’il accorde son concours : « Puisse le ciel, s’écrie-t-il, sourire à cet acte pieux, et puisse l’avenir ne pas nous le reprocher par un chagrin ! » Il ne dissimule plus les inquiétudes qu’autorise sa vieille expérience ; le bonheur de ces amoureux lui paraît trop grand pour durer : « Ces joies violentes ont des fins violentes : flamme et poudre, elles se consument dans un baiser. » Ainsi le moine nous prépare par ses pressentiments à la fatale conclusion. Grâce à une retouche magistrale, il acquiert la puissance augurale qui lui manquait. Ce trait nouveau complète désormais sa figure. Le prêtre est devenu prophète.

Hélas ! la prédiction de Laurence ne se réalise que trop tôt. À peine Roméo a-t-il épousé Juliette, à peine a-t-il quitté la cellule, que Tybalt le défie sur la place publique. — Vous vous rappelez comment a lieu la rencontre entre Roméo et Tebaldo dans la légende italienne. Une rixe a éclaté sur la promenade du Cours entre les deux familles rivales : Roméo, d’abord neutre, se laisse émouvoir par les cris de ses partisans blessés ; il se jette sur Tebaldo et le tue. — Afin de justifier cette action de Roméo, Shakespeare a pris un surcroît de précaution : quelques coups d’épée donnés à d’obscurs partisans ne lui ont pas paru une provocation suffisante ; il a aggravé l’offense de Tybalt par le meurtre de Mercutio. Ce n’est pas seulement pour Roméo, son ami intime, que la mort de Mercutio est une perte irréparable, c’est pour la foule, dont il était le favori. Jamais figure plus aimable, plus gracieuse et plus gaie n’avait paru sur la scène. — Shakespeare avait trouvé dans des ébauches antérieures les autres personnages de son drame. Mais Mercutio était né de sa fantaisie : aussi avait-il traité ce fils unique en enfant gâté ; il avait prodigué, pour en doter celui-ci, tous les trésors de sa verve inépuisable ; il lui avait accordé les dons les plus enviés de l’intelligence. Mercutio n’était pas seulement un homme d’esprit dans l’acception moderne du mot, c’était un poëte. Il n’avait pas seulement tous les mérites superficiels, la saillie, la répartie soudaine, la raillerie, l’étincelle ; il avait toutes les facultés puissantes, l’intuition mystérieuse, la pensée profonde, l’imagination ardente, le feu sacré. Il ne savait pas seulement lancer l’épigramme mordante aux trousses de la nourrice ahurie ; il pouvait, quand bon lui semblait, atteler le quadrige effréné du rêve au char aérien de la reine Mab.

Dryden rapporte une tradition étrange à propos de la mort de Mercutio ; d’après cette tradition, l’auteur de Roméo et Juliette aurait déclaré qu’il avait été obligé de tuer Mercutio au milieu de la pièce, pour ne pas être tué par lui. Dryden, qui se plaît à croire à l’authenticité de ces paroles, ajoute assez méchamment que Mercutio ne lui semble pas un personnage si formidable, et que l’auteur aurait bien pu, sans danger pour lui-même, le laisser vivre jusqu’à la fin de la pièce et mourir dans son lit. Johnson, peu suspect de partialité pour Shakespeare, relève avec colère l’assertion malveillante de Dryden, et en fait justice en peu de mots : « La gaieté de Mercutio, son esprit, et son courage, dit le célèbre critique, feront toujours désirer par ses amis qu’il eût vécu plus longtemps ; mais sa mort n’est pas précipitée ; il a vécu le temps qui lui était assigné dans la construction de la pièce, et je ne doute pas que Shakespeare n’eût été capable de prolonger son existence, bien que quelques-unes de ses saillies dépassent la portée de Dryden. » La riposte de Johnson est dure, mais méritée. Conçoit-on, en effet, l’outrecuidance du poëte de la Restauration, raillant, sur un propos de coulisse, l’incapacité de Shakespeare ! Comme il est vraisemblable que l’auteur de Comme il vous plaira et de Beaucoup de bruit pour rien eût proclamé son impuissance à soutenir jusqu’au bout un personnage comique ! Shakespeare, le père de Béatrice et de Rosaline, Shakespeare, l’auteur de l’intarissable Falstaff, se déclarant épuisé par Mercutio ! Quelle absurdité ! — L’affirmation de Dryden ne prouve qu’une chose : c’est qu’il n’a point compris la savante construction du drame dont il parle. La mort de Mercutio n’est pas un accident intempestif, dû au caprice soudain d’un esprit fatigué ; elle est l’événement nécessaire d’où doit sortir le dénoûment même.

Tybalt doit tuer Mercutio afin que Roméo tue Tybalt. Pour que cet Hamlet de l’amour s’arrache à son inaction, pour qu’il soit entraîné à se battre avec ce Laërtes farouche dont Juliette est la cousine, il faut une de ces causes suprêmes qui mettent l’épée à la main des plus lâches : il faut qu’il ait à venger, sinon un père, du moins un frère. « Donc ce gentilhomme, mon intime ami, a reçu un coup mortel pour moi, après l’outrage déshonorant fait à ma réputation !… Tybalt est vivant, triomphant, et Mercutio est tué. Ah ! remonte au ciel, circonspecte douceur, et toi, furie à l’œil de flamme, sois mon guide !… Tybalt, reprends pour toi ce nom d’infâme que tu m’as donné tout à l’heure. L’âme de Mercutio n’a fait que peu de chemin au-dessus de nos têtes ; elle attend que la tienne aille lui tenir compagnie ! Il faut que toi ou moi ou tous deux nous allions la rejoindre ! » Ainsi parle Roméo. Devant le cadavre de Mercutio, il sent renaître en lui ses rancunes de Montague ; l’antique esprit des vendettas lui restitue ses vertiges ; il est possédé de nouveau de ce démon de la haine qu’avait exorcisé le doux regard de sa bien-aimée ; le sang de ses aïeux lui remonte à la face. Il menace de sa lame furieuse la rapière redoutable qui vient de frapper son ami. Le mari de Juliette croise le fer avec le cousin de Juliette. C’en est fait. Tybalt tombe et Roméo est banni.

Quelle scène étonnante que celle où Juliette apprend les terribles événements qui vont décider de sa vie ! Jamais poëte n’a combiné avec une plus savante audace ces deux éléments du drame, le comique et le tragique. — La nourrice arrive haletante, épuisée, toussant, crachant, n’en pouvant plus. À son geste de désespoir, Juliette comprend qu’une catastrophe est arrivée ; mais quelle est au juste cette catastrophe, elle ne peut parvenir à le découvrir : « Il est mort ! il est tué ! il n’est plus ! » Mais qui donc est mort ? La nourrice ne le dit pas. Son essoufflement prolonge l’affreuse équivoque. Il faut que Juliette attende que la vieille femme ait repris haleine ; il faut que cette immense douleur reste suspendue aux intermittences de ce catarrhe : « Quel démon es-tu pour me torturer ainsi ? s’écrie la pauvre enfant. C’est un supplice à faire rugir les damnés. Roméo est-il mort ? Dis oui ou non, et qu’un seul mot décide de ma misère ! » L’asthme de la vieille est impitoyable. Quelques minutes, quelques siècles s’écoulent avant qu’elle parvienne à articuler ces mots décisifs : « Tybalt n’est plus et Roméo est banni ! Roméo qui l’a tué est banni ! » Enfin Juliette connaît la vérité tout entière : elle est frappée d’un double malheur ; elle a à pleurer en même temps son cousin mort et son mari proscrit. Pour un instant la perte de Tybalt paraît être le regret suprême de Juliette : on dirait qu’alors elle se rappelle cette douce enfance dont Tybalt fut le compagnon, et que ces souvenirs affluent dans son esprit pour accuser Roméo. Durant une minute, les prédilections de la jeune fille semblent dominer les affections de la femme. Juliette cesse d’être une Montagne pour redevenir une Capulet. À l’écouter parler de Roméo, on croirait entendre la Chimène maudissant Rodrigue : « Ô cœur de reptile caché sous la beauté en fleur ! Corbeau aux plumes de colombe ! Agneau ravisseur de loups ! Méprisable substance d’une forme divine ! Se peut-il que la perfidie habite un si splendide palais ! » Mais l’Italienne n’a pas l’acharnement familial de l’Espagnole. Chez elle, cette apparente velléité de résistance à la passion n’a que la durée d’un éclair. Pour que ses vrais sentiments fassent explosion, il suffit d’un mot de la nourrice : « Il n’y a plus à se fier aux hommes, marmonne cette commère, ce sont tous des parjures, tous des vauriens, tous des hypocrites. Ah ! où est mon valet ? Vite, qu’on me donne de l’eau-de-vie !… Honte à Roméo ! »

Travesties de cette façon bouffonne, les paroles que Juliette vient de prononcer contre son mari lui semblent autant de blasphèmes ; elle se tourne avec fureur contre la vieille qui lui renvoie cet écho burlesque de ses imprécations : « Maudite soit ta langue pour ce souhait ! Il n’est pas né pour la honte, lui ! La honte serait honteuse de siéger sur son front, car c’est le trône où l’honneur devrait être couronné monarque absolu de l’univers. Ah ! quel monstre j’étais de l’outrager ainsi ! » Le grotesque déchaîne le sublime. Provoqué par la ridicule interruption de la nourrice, l’amour reparaît chez Juliette dans toute sa pathétique grandeur ; le désespoir de l’épouse foudroie le deuil de la cousine de ses dédains superbes : « Oh ! il y a un mot plus terrible que la mort de Tybalt qui m’a assassinée ; je voudrais bien l’oublier, mais, hélas ! il pèse sur ma mémoire comme une faute damnable sur l’âme du pécheur. Tybalt est mort, et Roméo est banni. Banni ! ce seul mot banni a tué pour moi dix mille Tybalt. Que Tybalt mourût, c’était un malheur suffisant, se fût-il arrêté là. Si même le malheur inexorable a besoin d’un cortége de catastrophes, pourquoi, après m’avoir dit Tybalt est mort, n’a-t-elle pas ajouté ton père aussi ou ta mère aussi, ou même ton père et ta mère aussi ? Mais, à la suite de la mort de Tybalt, faire surgir cette arrière-garde : Roméo est banni, c’est tuer, c’est égorger à la fois père, mère, Tybalt, Roméo et Juliette ! Roméo est banni… Il n’y a ni fin, ni limite, ni mesure, ni borne à ce mot meurtrier ! »

La scène suivante entre Laurence et Roméo est un des plus frappants exemples de la toute-puissance du génie. Ici s’offrait à l’auteur une formidable difficulté : il avait à peindre l’état mental d’un homme que l’exil arrache à tout ce qu’il aime. Pour une pareille tâche, les éléments que fournit l’observation personnelle manquaient au poëte. — Tant qu’il ne s’agissait que d’exprimer les douleurs imposées à l’homme par la vie, Shakespeare pouvait trouver dans ses propres impressions les documents qui lui étaient nécessaires. Il avait été jaloux comme Othello ; il avait pleuré un enfant comme le roi Lear ; il avait éprouvé, comme Claudio, les terreurs de la mort ; il avait épuisé, comme Hamlet, les amertumes de la mélancolie. Il avait été frappé par la nature, mais il n’avait pas été, comme Roméo, accablé par la société. Il n’avait pas subi l’épouvantable déchirement de l’homme qui est arraché par la même secousse à la patrie et à la femme adorées. Il n’avait pas été condamné à quitter pour toujours le foyer héréditaire, à rompre les douces habitudes de l’enfance, à briser les chères relations de la jeunesse. Il n’avait pas été réduit à abandonner la terre douce et triste,

Tombeau de ses aïeux et nid de ses amours.

Il n’avait pas été suffoqué par les sanglots d’un éternel adieu ; il n’avait pas senti son cœur se fondre et son âme s’en aller sur ses lèvres dans le baiser suprême d’un dernier rendez-vous.

Comment donc le poëte pouvait-il exprimer les angoisses de Roméo, ne les ayant pas éprouvées ? Toutes les données de l’expérience faisant défaut, un talent vulgaire aurait éludé ou écourté la terrible scène. Mais Shakespeare n’a pas eu cette défaillance. Il a affronté le sujet avec toute l’assurance du génie ; il a suppléé par l’intuition aux lacunes de l’analyse ; ne pouvant voir, il a deviné, et, par un miracle d’imagination, il a évoqué le vrai.

Ô vous tous qui avez traversé ces épreuves, vous tous que la destinée a violemment enlevés aux joies natales, relisez cette scène où Roméo apprend la sentence qui le frappe, et dites-moi si le poëte n’a pas bien trahi le secret de vos souffrances. Ne sont-ce pas vos plaies cachées que voilà mises à nu ? Ne sont-ce pas les douleurs stoïquement désavouées par vous qui hurlent par la voix de Roméo ? « Ah ! le bannissement ! par pitié, dis : la mort ! L’exil a l’aspect plus terrible, bien plus terrible que la mort !… Hors de ces murs, le monde n’existe pas : il n’y a que purgatoire, torture, enfer même ! Être banni d’ici, c’est être banni du monde, et cet exil-là, c’est la mort !… Tu n’avais donc pas de poison subtil, pas un couteau affilé, un instrument quelconque de mort subite ? Tu n’avais donc pour me tuer que ce seul mot : banni ! banni ! Ce mot-là, mon père, les damnés de l’enfer le prononcent dans les rugissements ! … Au gibet la philosophie ! Tu ne peux pas parler de ce que tu ne sens pas. Si tu étais jeune comme moi, éperdu comme moi et comme moi proscrit, alors tu pourrais t’arracher les cheveux et te jeter contre terre pour y prendre d’avance la mesure de ta fosse ! »

Quelle nuit de noces ils ont eu, les époux véronais ! Nuit de délices et de tortures ! Nuit d’extase et d’effroi ! Nuit d’immense ravissement et de désolation immense ! Entre ces jeunes gens que l’amour marie ce soir, demain l’exil prononce le divorce. Les voyez-vous dans la chambre nuptiale, allant du balcon à l’alcôve et de l’alcôve au balcon, enchantés et effarés, maudissant et bénissant chaque minute qui s’écoule, échevelés à la fois par la jouissance et par l’horreur ? Hélas ! ces étreintes si douces doivent être les dernières ; tous ces baisers sont des baisers d’adieu ! La proscription, la hideuse proscription est à la porte et n’attend que le point du jour pour les enlever l’un à l’autre. Misérables bienheureux ! il faut qu’ils rassasient en quelques heures l’infini de leurs désirs ; il faut qu’ils vivent en quelques secondes toute une éternité de tendresses… Ciel ! quel est l’oiseau qui a chanté. Est-ce le rossignol ? Est-ce l’alouette ? « C’est le rossignol, prétend Juliette ; toutes les nuits il chante sur le grenadier là-bas. Crois-moi, amour, c’était le rossignol. — C’est l’alouette, affirme Roméo, c’est la messagère du matin ! Regarde, amour, ces lueurs jalouses qui dentellent le bord des nuages à l’orient. Je dois partir et vivre ou rester et mourir. — Cette clarté là-bas n’est pas la clarté du jour, je le sais bien, moi ! c’est quelque météore que le soleil exhale pour te servir de torche cette nuit. Reste donc ! — Soit ! qu’on me prenne, qu’on me mette à mort, je suis content si tu le veux ainsi. Non, cette lueur grise n’est pas le regard du matin, elle n’est que le pâle reflet du front de Cynthia, et ce n’est pas l’alouette qui frappe de ces notes stridentes la voûte du ciel. Vienne la mort et elle sera la bienvenue. Ainsi le veut Juliette… Comment êtes-vous, mon âme ? Causons, il n’est pas jour. — Il est jour, il est jour ! Va-t’en, pars. C’est l’alouette qui détonne ainsi. Sa voix nous dérobe l’un à l’autre et te chasse d’ici par son hourvari matinal. Ah ! maintenant pars !… Allons, fenêtre, laisse entrer le jour et sortir ma vie. — Adieu, adieu ! un baiser et je descends. » Et l’affreux arrachement a lieu et Roméo descend, et, quand il est descendu, les deux époux échangent un dernier regard ; mais déjà ils sont méconnaissables ; l’exil a jeté sur leur visage son crêpe lugubre. « Ô Dieu ! s’écrie-t-elle, tu m’apparais comme au fond d’une tombe. Ou mes yeux me trompent, ou tu es bien pâle. — Crois-moi, ma bien-aimée, tu me sembles bien pâle aussi. L’angoisse a bu noire sang, adieu ! » Pour les amants, la séparation, c’est la mort. Chaque pas qui les éloigne est un pas dans le sépulcre. Dès l’instant où ils se quittent, ce ne sont plus des vivants, ce sont des spectres.

Roméo et Juliette est, de tous les drames de Shakespeare, celui où l’action est la plus rapide. Voyez avec quelle logique inexorable les événements s’y sont précipités. L’entrée de Roméo au bal des Capulets a eu immédiatement une double conséquence, son mariage avec Juliette et son duel avec Tybalt. Son duel avec Tybalt a eu pour résultat son exil. Son exil a causé le désespoir de Juliette. Le désespoir de Juliette est le motif qui décide ses parents à la marier sans retard à Pâris. — Dans la légende italienne, un intervalle de plusieurs mois s’écoule entre le départ de Roméo et cette funeste décision. « Roméo ayant pris congé de Juliette s’en va à Saint-François, et, après qu’il eut fait entendre son affaire à frère Laurens, partit de Vérone accoutré en marchand étranger et fît si bonne diligence, que sans encombrier il arriva à Mantoue, où il loua maison, et vivant en compagnie honorable, s’essaya pour quelques mois à décevoir l’ennemi qui le tourmentait. Mais durant son absence, la misérable Juliette ne sut donner si bonne trêve à son deuil que par la mauvaise couleur de son visage, on ne découvrît aisément l’intérieur de sa passion[8]. » — Dans le drame, pas de délai. La fatalité tragique, une fois en besogne, ne s’interrompt pas. À peine Roméo a-t-il quitté la chambre nuptiale que voici venir Capulet et lady Capulet, pour signifier à leur fille que dans deux jours elle doit épouser le comte Pâris. Placée entre la foi conjugale et le respect filial, Juliette agit comme Desdémona : elle résiste, avec déférence mais avec fermeté, à l’autorité paternelle.

Alors éclate sur la jeune femme la formidable colère du père offensé. Capulet est de la même race que Brabantio. C’est un de ces seigneurs de vieille roche habitués à exercer chez eux le pouvoir absolu. Devant lui tous plient, tous s’humilient, tous tremblent. Sa femme n’est que la première de ses servantes. Il traite ses gens comme sa famille, et sa famille comme ses gens. Doué de qualités réelles, affable, hospitalier, assez bon homme au fond, Capulet devient féroce à la moindre résistance. Vous vous rappelez, pendant la scène du bal, avec quelle indignation il gourmandait son neveu Tybalt. Jugez par là combien il doit être exaspéré par la désobéissance de sa fille : « Mignonne donzelle, s’écriait-il, dispensez-moi de vos fiertés et préparez vos fines jambes pour vous rendre jeudi prochain à l’église Saint-Pierre, en compagnie de Pâris, ou je t’y traînerai sur la claie, moi ! — Cher père, je vous en supplie à genoux, ayez la patience de m’écouter, rien qu’un mot ! — Arrière, éhontée ! » Repoussée par le vieillard qui vient de sortir furieux, Juliette se traîne aux pieds de lady Capulet. Si son père ne l’a pas comprise, peut-être sa mère la devinera-t-elle : « Oh ! ne me rejetez pas, ma mère bien-aimée. Ajournez ce mariage d’un mois, d’une semaine. Sinon, dressez le lit nuptial dans le sombre monument où Tybalt repose ! — Ne me parle plus, je n’ai rien à te dire, car entre toi et moi tout est fini. » Et lady Capulet court rejoindre son mari. Qui donc aura pitié de la pauvre enfant, si sa mère l’abandonne ? Il est encore une affection sur laquelle Juliette compte : la nourrice ! — Oui, cette vieille servante qui l’a allaitée, qui l’a tenue dans ses bras toute petite, qui a obtenu d’elle son premier sourire, et, vous vous en souvenez, sa première grimace, cette fidèle gouvernante qui l’a vue grandir sous ses yeux, qui toujours l’a gâtée, adulée, choyée, qui pour elle a tendu les langes du berceau et les draps du lit nuptial, celle-là du moins sympathisera avec Juliette : « Ô mon Dieu, nourrice, comment empêcher cela ? Console-moi, conseille-moi ! » Ici encore le sublime se heurte au grotesque. Le vulgaire raisonnement de la nourrice n’indique au noble délire de Juliette que le plus ignoble expédient : « Ma foi, écoutez ! Roméo est banni ; je gage le monde entier contre néant qu’il n’osera jamais venir vous réclamer… Puisque tel est le cas, mon avis, c’est que vous épousiez le comte. Oh ! c’est un si aimable gentilhomme. Roméo n’est qu’un torchon à côté de lui ! » Devant cet infâme conseil, la généreuse créature se révolte, Juliette récuse à tout jamais le lâche dévouement qui lui offre le bonheur dans le déshonneur : « Ô vieille damnée ! abominable démon ! Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de souhaiter que je me parjure, ou d’outrager mon seigneur ! Va-t’en, perfide conseillère. Entre toi et mon cœur, il y a désormais rupture. »

Maudite par son père, honnie par sa mère, trahie par sa nourrice, Juliette va s’adresser à la mort : elle se tuera plutôt que d’épouser Pâris. Mais, avant d’accomplir cette résolution désespérée, elle veut, pour l’acquit de sa conscience, invoquer une dernière fois l’arbitrage de la sagesse humaine. Elle se rend chez son confesseur, un poignard à la main : « Oh ! donne-moi vite un conseil, dit-elle à Laurence ; sinon, entre ma détresse et moi, je prends ce couteau pour médiateur. » À la situation extrême où est placée Juliette, Laurence entrevoit tout de suite la véritable issue : cette issue, ce n’est pas le suicide, c’est la fuite. Il faut que Juliette fuie, et fuie avec Roméo. Mais comment opérer cette évasion sans un scandale qui perde la jeune femme ? Comment protéger la retraite des époux ? Comment dépister à jamais les vendettas acharnées à les poursuivre ? La science extraordinaire du moine lui révèle un moyen extraordinaire. Comme l’alchimiste païen de Cymbeline, le mage chrétien a la recette d’un narcotique inoffensif qui peut donner à un vivant toute l’apparence d’un cadavre. Endormie par ce narcotique, Juliette passera pour morte ; ses parents l’enseveliront au caveau de famille ; au bout de quarante-deux heures elle s’éveillera ; Roméo, appelé de Mantoue par une lettre pressante, l’enlèvera de la tombe et tous deux pourront, sans être inquiétés, se réfugier dans quelque lointain asile. Tel est le plan qui doit sauver Juliette, « si aucune frayeur féminine ne vient abattre son courage au moment de l’exécution. » — Donne, oh ! donne…, ne me parle pas de frayeur, s’écrie l’amoureuse qui ne doute pas d’elle-même, et elle emporte la précieuse fiole qui contient sa réunion à Roméo.

Rentrée à la maison, Juliette suit les instructions de son directeur ; elle feint de consentir à épouser Pâris, et, tandis que Capulet, dupe de ce pieux mensonge, veille aux préparatifs de la noce, elle s’apprête pour les funérailles. Une fois seule dans sa chambre, elle saisit la fiole ; mais, au moment d’avaler l’étrange liqueur, elle sent un frisson qui lui glace le sang ; sa frêle et délicate constitution se révolte contre la violence qui lui est faite. Une lutte sinistre s’établit entre sa nature et sa volonté, entre les instincts de la femme et la résolution de l’épouse. Toutes les suppositions que peut suggérer l’effroi traversent en un instant sa pensée. Elle craint d’être empoisonnée ; elle craint que Roméo n’arrive pas à temps ; elle craint d’être suffoquée ou tout au moins de devenir folle dans ce caveau « où depuis des siècles sont entassés les os de ses ancêtres, où Tybalt sanglant pourrit sous son linceul, où, à certaines heures de la nuit, les esprits apparaissent. » Elle craint de s’éveiller avant l’heure « au milieu de gémissements semblables à ces cris de mandragore déracinée que les vivants ne peuvent entendre sans tomber en démence. Oh ! alors elle perdrait la raison ; et peut-être, insensée, voudrait-elle jouer avec les squelettes de ses ancêtres, et, saisissant l’os de quelque grand parent, en broyer sa cervelle désespérée ! » Dans son délire, elle aperçoit le spectre de son cousin poursuivant Roméo… « Arrête, Tybalt, arrête ! » Il semble qu’en ramenant sa pensée vers Roméo, Juliette ait repris courage. Elle porte la fiole à ses lèvres et avale le breuvage, dans un toast à son bien-aimé : « Roméo ! Roméo ! Roméo ! voici à boire, je bois à toi. »

Mistress Jameson, dans une remarquable étude, a justement fait ressortir la différence qui existe entre Juliette et les autres types féminins de Shakespeare. L’énergie de Juliette ne rappelle jamais celle que produit chez sa sœur Imogène la grandeur morale, ou chez sa sœur Portia la puissance intellectuelle ; elle est fondée sur le sentiment, non sur le caractère ; elle est accidentelle, non inhérente. Otez à Juliette son amour, vous retrouverez tout de suite la faible et pusillanime nature d’une naïve enfant. Au contraire restituez-lui sa passion, et aussitôt cette nature s’exaltera, sa faiblesse deviendra force, sa pusillanimité se changera en intrépidité, sa naïveté se transformera en éloquence. Elle aura tout courage et toute bravoure ; elle affrontera toutes les épreuves, tous les périls, tous les épouvantails. L’enfant deviendra sublime, et l’héroïsme posera sur ce front de quinze ans son éblouissante auréole.

Jusqu’ici le stratagème imaginé par Laurence a réussi entièrement. Ce que le moine avait prémédité s’est accompli dans le moindre détail. Le matin même où Pâris devait l’épouser, Juliette, immobilisée par le somnifère, a été déclarée morte, et conduite au cimetière au lieu d’être menée à l’église. « Tous les préparatifs de fête se sont changés en appareil funèbre ; le gai concert est devenu un glas mélancolique, le repas de noces un triste banquet d’obsèques, l’hymne solennel un chant lugubre. » La jeune femme, couchée dans un cercueil ouvert, dort au caveau de famille ; avant vingt-quatre heures, elle doit s’éveiller. Qu’alors Roméo arrive, qu’il la retire du sépulcre, l’emmène de cette triste Vérone, et les deux époux, désormais à l’abri du péril, pourront transporter dans quelque désert éloigné l’Éden de leur amour ! Oh ! quelle existence d’extases, de ravissements et de délices leur promet ce paradis retrouvé ! Quelle joie de vivre, loin des haines du monde, sous quelque humble toit, côte à côte, la bouche sur la bouche, le cœur sur le cœur, Roméo pour Juliette, Juliette pour Roméo ! Le bon prêtre a tout arrangé et tout deviné ; il a tout prévu, oui, tout, — hormis l’imprévu ! Laurence a bien écrit à Roméo pour lui révéler son plan mystérieux, mais la lettre n’a pas été remise à Roméo. Le moine qui s’était chargé de la porter a été retenu par un accident. — Cet accident, c’est le veto mis par le sort au bonheur des amants véronais. Cet accident, c’est le trait oblique lancé sur les deux prédestinés par les astres ennemis. Cet accident, c’est par la brusque échappatoire opposée à la conjecture par mystère ! Cet accident, c’est l’infranchissable grain de sable jeté par la fatalité en travers de la volonté humaine.

Hélas ! les plus sages sont sujets à l’erreur : frère Jean n’ayant pu remplir sa mission, le projet de Laurence avorte. Balthazar arrive le premier ; et, au lieu de l’heureuse issue qu’avait rêvée le moine, arrive la catastrophe.

Persuadé par le récit du page que Juliette est morte, Roméo ne verse pas une larme, ne pousse pas un sanglot, n’articule pas un cri. Devant une telle douleur, le poëte a fait taire la parole : il n’a pas cherché à exprimer l’inexprimable, il n’a pas tenté de définir l’infini. À quoi bon pour ce désespoir les lieux communs de la plainte ? Juliette est morte. Il s’agit bien de la pleurer ! Il faut la rejoindre. « Ô ma Juliette, je dormirai près de toi ce soir ! » Pour arriver à ce but suprême, Roméo veut le moyen le plus infaillible et le plus rapide : il s’empoisonnera. Mais comment se procurer du poison ? La loi de Mantoue punit de mort le trafic de cette denrée-là. Bien misérable serait celui que l’appât du gain déciderait à braver une prohibition si terrible. C’est alors que Roméo se souvient d’avoir rencontré, il y a quelques jours, un pauvre apothicaire occupé à cueillir des simples. « Ce gueux que la famine a rongé jusqu’aux os » tient aux environs une chétive échoppe où se dessèchent une tortue, un alligator empaillé et des peaux de poissons monstrueux ; sur sa devanture « sont épars, pour faire étalage, des boîtes vides, des pots de terre verdâtres, des vessies, des graines moisies, des restes de ficelles et de vieux pains de rose. » Roméo se rappelle minutieusement ces détails qui confirment son plus cher espoir. Nul doute que cette pénurie squalide ne soit corruptible, et que ce meurt-de-faim ne lui vende à mourir. — Roméo frappe à la porte du bouge. L’homme ouvre. Roméo lui offre une fortune, quarante ducats, pour une dose de poison. « J’ai des poisons meurtriers, répond l’homme timidement, mais la loi de Mantoue, c’est la mort pour qui les débite. » Roméo est surpris du scrupule. Ce téméraire qui s’insurge contre la destinée s’étonne de ce pusillanime qui hésite à se révolter contre la société. Roméo viole bien la loi naturelle : pourquoi ce malheureux n’enfreindrait-il pas une convention factice ? Le Montague insiste avec une sinistre éloquence. La misère morale prêche l’insurrection à la misère matérielle pour en faire sa complice : « Le monde ne t’est point ami, ni la loi du monde ; le monde n’a pas fait sa loi pour t’enrichir, viole-la donc, cesse d’être pauvre et prends ceci. » Enfin le gueux se laisse tenter ; tout tremblant, il accepte la bourse en échange de la fiole. « Voici ton or, reprend Roméo impassible. Ce poison-là est plus funeste à l’âme des hommes, il commet plus de meutres en cet odieux monde que ces pauvres mixtures que tu n’as pas le droit de vendre. C’est moi qui te vends du poison ; toi, tu ne m’en as pas vendu. Adieu, achète de quoi manger et engraisse… Ceci du poison ! non ! viens, cordial, viens avec moi au tombeau de Juliette, c’est là que tu dois me servir ! »

La nuit est venue. Les ténèbres couvrent le cimetière au milieu duquel se dresse le mausolée des Capulets. Derrière les ifs et les cyprès dont les ombres s’agitent dans le champ funèbre, apercevez-vous cette lumière qui s’avance vers nous, sinistre comme un feu follet ? C’est la torche qui éclaire la marche de Roméo vers le sépulcre où dort sa bien-aimée. À cette lueur fantastique, le proscrit apparaît, drapé dans un manteau sombre. Son œil fixe, ses traits contractés, son geste saccadé, sa face spectrale annoncent une détermination irrévocable. Que va-t-il se passer ? — Arrivé devant le tombeau, Roméo prend un levier des mains de Balthazar qui l’accompagne, puis, congédiant le fidèle serviteur : « Va-t’en, lui dit-il, éloigne-toi ; si tu oses revenir pour épier ce que je vais faire, par le ciel ! je te déchirerai lambeau par lambeau, et je joncherai de tes membres ce cimetière affamé. Ma résolution est farouche comme le moment, elle est plus inexorable que le tigre à jeun ou la mer rugissante. — Je vais me retirer, murmure le page attéré, je ne vous troublerai pas. — C’est ainsi que tu me prouveras ton dévouement… Prends cet or, vis et sois heureux. Adieu, cher enfant ! » Dès que le page a disparu, Roméo s’élance vers la tombe, le levier à la main : « Matrice de mort, s’écrie-t-il, je parviendrai bien à ouvrir tes lèvres pourries et à te fourrer de force une nouvelle proie. » Mais au moment où il va crocheter la porte, une voix menaçante l’interpelle du fond de l’ombre : « Suspends ta besogne, vil Montague ! Misérable condamné, je t’arrête. Obéis et viens avec moi, car il faut que tu meures. » Roméo, déjà tourné vers la tombe, se retourne vers ce vivant qui ose le déranger, et le conjure de ne pas intervenir follement entre lui et la tombe : « Oh ! va-t’en. Par le ciel, je t’aime plus que moi-même, car c’est contre moi-même que je viens ici armé. Ne tarde pas, vis, et dis un jour que la pitié d’un fou t’a forcé de fuir. » Mais l’inconnu brave la commisération de Roméo et le provoque de son épée. Le Montague pare le coup et riposte : son adversaire tombe expirant, Roméo ne sait pas encore qui il a tué : il approche la torche du cadavre, et reconnaît — qui ? Son rival, Pâris.

Nombre de critiques ont blâmé comme une complication inutile ce duel entre Pâris et Roméo que le poëte a ajouté à la légende italienne. Ces critiques auraient dû mieux comprendre la pensée du maître. Si Shakespeare s’est ici départi de sa scrupuleuse fidélité au scénario original, c’est qu’un motif puissant l’y a déterminé. Sans doute la conscience du poëte a protesté contre l’impunité accordée par la tradition au persécuteur de Juliette. La coupable obstination de Pâris lui a paru mériter un châtiment. N’est-ce pas en effet Pâris qui a réduit Juliette au désespoir ? Voulant épouser la fille de Capulet, cet homme ne l’a même pas consultée ! Au lieu de s’adresser à elle afin d’obtenir son aveu, il a provoqué contre elle toutes les rigueurs du despotisme paternel. En vain Laurence lui avait reproché cette conduite déloyale ; Pâris n’a pas tenu compte de ces objections. En dépit de Juliette elle-même, qui ne lui dissimulait pas ses antipathies, il s’est entêté dans ses poursuites avec la froide persévérance d’un calculateur qui ne voit dans le mariage que le contrat, et qui traite, comme des affaires d’argent, les plus délicates questions du cœur. Poussé par la plus prosaïque convoitise, le comte a voulu faire violence aux goûts de Juliette ; il a attenté aux franchises les plus sacrées de cette belle âme. Le téméraire ! il n’a pas vu où devait l’entraîner sa triste cupidité. En s’acharnant ainsi, il n’a pas vu à quelle rivalité formidable il allait se heurter ; il n’a pas deviné qu’il essayait de séparer deux existences inséparables. Cette erreur lui a coûté la vie. Pâris a succombé pour s’être interposé jusqu’au dernier moment entre Roméo et Juliette ; il a été broyé dans le suprême embrassement des époux prédestinés.

Pâris tué, le Montagne peut enfin accomplir sans obstacle sa résolution. Il pénètre dans le tombeau, traînant le corps sanglant qu’il ensevelit de ses mains, en adversaire généreux ; puis, ce pieux devoir accompli, il contemple pour la dernière fois la forme terrestre de la beauté idéale qu’il croit, hélas ! enfuie ailleurs. — Un instant, on espère qu’il va reconnaître sa méprise. À voir ce teint blanc et rose, ces traits si calmes, cette figure si sereine, Roméo semble soupçonner d’abord que Juliette n’est qu’assoupie, « Ô ma bien-aimée, la mort ne t’a pas conquise ; la flamme de la vie est encore toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues, et le blême drapeau de la mort n’est pas encore déployé là. » Mais ce doute ne fait que traverser son esprit comme une poétique image. Roméo ne prend pas au mot la tutélaire métaphore qu’une secrète inspiration lui suggère. Pour lui, Juliette est morte, bien morte : Balthazar ne le lui a-t-il pas dit ? Allons ! il faut mourir ! « Chère Juliette, je veux rester près de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit. Je veux rester ici avec la vermine que tu as pour chambrière. Oh ! c’est ici que je veux fixer mon éternelle demeure et soustraire aux étoiles ennemies cette chair lasse du monde… Viens, amer conducteur, viens acre guide. Pilote désespéré, lance sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente… À toi ! mon amour ! » À peine Roméo a-t-il été foudroyé par le poison, que Juliette tressaille. Elle ouvre les yeux ; son premier cri est pour demander Roméo. Encore engourdie par le sommeil, elle ne voit pas ce cadavre qui l’étreint. Il faut que Laurence, qui vient d’entrer, lui révèle l’affreuse vérité : « Un pouvoir au-dessus de toute contradiction a traversé nos projets. Viens ! partons ! Ton mari est là gisant sur ton sein… Viens, je te placerai dans une communauté de saintes religieuses. Pas de question ! » — « Va-t’en d’ici, répond-elle au prêtre, moi, je ne m’en irai pas !… Qu’est ceci ? Une fiole dans la main de mon bien-aimé ! Le poison, je le vois, a causé sa fin prématurée. Le ladre ! il a tout bu ! Il ne m’a pas laissé une goutte amie pour le rejoindre. Je veux baiser ses lèvres. Peut-être y trouverai-je un reste de poison dont le baume me tuera ! » En vain Juliette accumule les baisers : elle ne peut sucer la mort sur cette bouche adorée. Heureusement elle aperçoit le poignard suspendu au côté de Roméo, elle le saisit : « Voici ton fourreau, s’écrie-t-elle, rouille-toi là et laisse-moi mourir ! »

Ainsi que le lecteur s’en souvient, dans la légende de Luigi da Porto, Juliette s’éveille avant que Roméo, déjà empoisonné, ait rendu le dernier soupir ; les deux époux ont un dernier entretien et s’expliquent dans une scène navrante l’effroyable erreur dont ils sont victimes. Selon toute probabilité, Shakespeare n’a pas eu connaissance de ce dénoûment que les traducteurs anglais, Arthur Brooke et William Paynter, lui ont présenté, modifié selon la version française de Pierre Boisteau. S’il en avait eu connaissance, aurait-il altéré son drame conformément à la tradition primitive ? Aurait-il préféré la conclusion italienne à la conclusion française ?

Cette grave question, qui aujourd’hui encore tient en suspens la critique européenne, David Garrick l’a tranchée au siècle dernier par l’affirmative. Croyant obéir au génie même de Shakespeare, l’illustre tragédien n’a pas hésité à refaire la scène finale du drame d’après les indications de Luigi da Porto et à jouer sur le théâtre de Drury-Lane la pièce ainsi transformée. Le lecteur trouvera, reproduit fidèlement dans les notes placées à la fin de ce volume, tout le travail de Garrick et pourra ainsi décider par lui-même si l’œuvre du maître a gagné ou perdu à cette correction posthume. Quant à moi, s’il m’est permis d’exprimer un timide avis dans cette importante controverse, j’avouerai que le succès obtenu par Garrick ne justifie pas à mes yeux sa témérité. Le drame de Shakespeare corrigé par le chef de troupe me fait l’effet d’un merveilleux tableau du Titien retouché crûment par quelque peintre de décor. Cette retouche criarde détonne, non-seulement avec le style, mais avec la pensée du maître. Les lamentations pénibles qu’arrache à Roméo et à Juliette la reconnaissance finale intercalée par Garrick troublent complètement l’impression que le poëte a entendu produire sur le spectateur. Au lieu de la salutaire tristesse que doit laisser dans son esprit la conclusion primitive, le public, devant ce surcroît de supplice, n’éprouve plus que l’horreur et l’effroi. Est-ce là ce que le poëte a voulu ? Loin d’exagérer la douloureuse émotion causée par la mort des amants véronais, il a tout fait au contraire pour l’atténuer ; c’est dans ce but qu’il a prolongé la scène jusqu’à la réconciliation des Montagues et des Capulets. Logique dans son système, Garrick a retranché ce dernier épisode. Mais comment ne pas voir que cette suppression est directement contraire aux intentions les plus formelles de l’auteur ?

Au lieu de conclure son œuvre par l’anathème du désespoir, Shakespeare l’a résumé par un cri d’espérance. La lutte entre l’amour et la haine, dont Roméo et Juliette est le merveilleux emblème, se termine en définitive par le succès du bon principe : la bataille qui semblait perdue par l’amour s’achève, grâce à un brusque retour, par la déroute de la haine. Ces familles ennemies que n’avait pu rapprocher l’union des deux amants sont réconciliés par leur mort ; elles abjurent les rancunes et les animosités qui ont tué leurs enfants. Les bourreaux sont convertis par les martyrs ; la victoire reste aux victimes. Désormais plus de querelles intestines ! Plus de vendettas domestiques ! Les Capulets tendent la main aux Montagues ; Étéocle ouvre les bras à Polynice ; Thyeste se jette aux pieds d’Atrée. Le sacrifice de Roméo et de Juliette est l’holocauste expiatoire qui doit apaiser à jamais les furies du fratricide.

Que cette solution suprême nous rassure et nous console. Espérons, espérons. L’amour, en voie de triomphe, ne s’arrêtera pas. L’amour, c’est la fatalité propice qui emporte l’humanité vers l’harmonie divine. Aujourd’hui l’amour fonde la cité par le rapprochement des familles ; demain il fondra la patrie par la réconciliation des cités. Un jour, inspirées par lui, les villes ennemies feront comme les maisons ennemies : elles renieront leurs rivalités et leurs jalousies séculaires. Alors plus de Guelfes ni de Gibelins ! Ainsi que les Capulets aux Montagues, ceux de Pise tendront la main à ceux de Forence, ceux de Ferrare à ceux de Rimini, ceux de Modène à ceux de Parme. Milan conspirera en faveur de Mantoue. Gênes prendra les armes, non plus pour ruiner, mais pour sauver Venise. Le Nord affranchira le Midi : le fils d’un pêcheur de la côte subalpine s’embarquera dans l’ouragan pour aller délivrer la terre de Masaniello.

Un dernier mot pour évoquer un pieux souvenir.

Dans un faubourg de Vérone, près d’un couvent franciscain situé hors de l’enceinte Scaliger, au milieu d’un champ qui fut jadis un cimetière et qui est aujourd’hui converti en vignoble, on voit, sous un berceau de pampres, un sarcophage de marbre rouge, en partie dégradé par les siècles. Ce sarcophage, profond d’un pied et demi, large de deux pieds et long de six pieds, est fruste et découvert ; dans l’intérieur, à l’extrémité orientale, est un oreiller de pierre qui semble avoir été placé là pour appuyer une tête ; à deux des parois se remarquent deux trous, évidemment creusés à la hâte, qui ont dû faire office de soupirail. C’est dans ce tombeau, plus semblable à un lit qu’à un sépulcre, que, selon une tradition immémoriale, le moine Lorenzo a déposé Juliette.

À l’heure où j’écris, le canon autrichien menace le champ sacré qui contient la glorieuse relique ; une bande de reîtres bivouaque dans le vénérable monastère ; un soudard germanique est en faction auprès du sarcophage !

Ô vous tous, camarades d’outre-monts, jeunes gens qui avez au cœur la sainte flamme de Roméo et qui parlez sa langue, songez qu’une sentinelle tudesque garde le monument où fut inhumée la fille des Capulets ! Songez à cela, et puisse cette pensée surexciter votre acharnement, au jour de la lutte décisive contre l’étranger ! Puisse le ressentiment d’une telle profanation exalter votre fureur jusqu’à l’héroïsme ! Alors, en dépit des bastions et de la forteresse, marchez sur Vérone, intrépides ; forcez le faubourg sous la mitraille, pénétrez dans le champ funèbre, reprenez-le, et, quand vous l’aurez reconquis, ô prodige ! vous verrez surgir de la tombe, après une léthargie de quinze cents ans, cette Juliette immortelle qui s’appelle l’Italie !


Hauteville-House, 10 août 1860.

  1. L’apothicaire qui vend le poison à Roméo. (Voir à l’appendice cette curieuse nouvelle, réimprimée ici pour la première fois depuis le seizième siècle.)
  2. C’est dans le même sentiment que le Roméo de Shakespeare dit à Juliette : « Mon nom, sainte chérie, m’est odieux à moi-même, puisqu’il est un ennemi pour toi ; si je l’avais écrit là, je le déchirerais en pièces. »
  3. De même Roméo à Juliette : « Si tu ne m’aimes pas, que tes parents me trouvent ici. J’aime mieux ma vie finie par leur haine que le mort prorogée sans ton amour. »
  4. De même Roméo à Tybalt : « Le nom de Capulet m’est aussi cher que le mien ; tiens-toi pour satisfait. »
  5. Un doute semblable traverse l’esprit de Roméo : « Est-ce qu’elle ne me regarde pas comme un infâme meurtrier, maintenant que j’ai souillé l’enfance de notre bonheur d’un sang si proche du sien ? »
  6. Le vieux Capulet dit avec la même outrecuidance : « Sire Pâris, je puis hardiment vous offrir l’amour de ma fille. »
  7. Dante. Le Purgatoire (6e chant).
  8. Nouvelle de Bandello, traduite par Boisteau.
Dédicace Antoine et Cléopâtre
Introduction