Shakespeare - Œuvres complètes, Hugo, tome 9 - Introduction

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François-Victor Hugo
Introduction
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome IX : La famille
Paris, Pagnerre, 1872
p. 7-74
Dédicace Coriolan


INTRODUCTION.


Le 11 août 1596, le glas funèbre tintait à l’église de la Sainte-Trinité, dans le bourg de Stratford-sur-Avon. La porte d’une modeste maison, située dans Henley Street, venait de s’ouvrir pour laisser passer un petit cercueil, orné de feuillage et de fleurs, que deux porteurs avaient aisément soulevé. Quelques personnes vêtues de noir, peut-être des amis, peut-être des parents, marchaient derrière ce cercueil. Le convoi descendit la rue qui est perpendiculaire à l’Avon, puis, ayant atteint la rive, tourna à droite, suivit la berge le long d’une haie de saules, pénétra dans le cimetière paroissial par une allée pavée de pierres tumulaires, et s’arrêta devant une fosse fraîchement creusée à l’ombre de l’abside gothique. Là la bière fut déposée. Le ministre, vêtu de son blanc surplis, récita le service des morts ; les assistants, selon le rite antique, jetèrent dans la tombe des branches d’immortelle et de romarin, et le fossoyeur refoula la terre sur le corps. La cérémonie terminée, le sacristain ouvrit le registre des sépultures, déposé dans une des ailes de l’église, et y écrivit au hasard de sa plume rustique le nom du nouveau venu. Voici cette inscription que j’ai moi-même pieusement recueillie :

1596, August. 17, Hamnet, filius William Shakspere.

Celui qu’on venait d’enterrer ainsi obscurément, dans cet humble cimetière de campagne, portait un nom plus que royal, un nom à rendre les princes jaloux et à faire envie aux livres d’or les plus hautains, un nom dont l’éclat impérissable fait pâlir les titres les plus splendides des généalogies dynastiques : il s’appelait Hamlet Shakespeare ! Cet enfant auguste, baptisé le 2 février 1584, en même temps que Judith, sa sœur jumelle, avait vécu onze ans à peine.

Quel deuil pour l’auteur de Roméo et Juliette que la perte de ce fils unique, héritier présomptif de sa gloire ! Ce qu’a souffert Shakespeare en cette journée fatale du 11 août 1596, Shakespeare seul pouvait le dire : il ne l’a pas voulu. William a préféré cacher ses larmes au public et garder pour lui toute sa douleur. Mais, si discrète que soit l’âme du poëte, il faut bien que tôt ou tard elle laisse échapper ses secrets : un jour arrive où l’inspiration même la trahit et l’entraîne brusquement à des confidences involontaires. — Encore sous le coup du lamentable événement qui vient de le frapper, Shakespeare reprend son travail interrompu et refait, pour la scène du Globe, un drame historique, appartenant depuis plusieurs années au répertoire du théâtre anglais, le Roi Jean. Justement, parmi les personnages de ce drame, une figure d’enfant se présente à lui, la douce et touchante figure du jeune Arthur mort avant l’âge. Devant ce spectre imaginaire, l’âme du poëte est prise d’une émotion irrésistible. La vision que lui présente l’histoire semble lui rappeler le bien-aimé qui dort dans le cimetière. Les traits du petit prince se confondent pour lui avec les traits de son propre fils. Alors le poëte oublie le froid scénario qu’il a cru prendre pour guide, et, en introduisant Constance, il laisse entrer sur la scène la sublime apparition de sa douleur échevelée ; « Je ne suis pas en démence ! les cheveux que j’arrache sont à moi ! j’ai perdu mon fils. Je ne suis pas en démence. Plût au ciel que j’y fusse ! Si j’étais en démence, j’oublierais mon fils… Prêtre, je t’ai ouï dire que nous reverrons dans le ciel les êtres aimés. Si cela est vrai, je reverrai mon fils ; car, depuis Caïn, le premier enfant mâle, jusqu’à celui qui ne respire que d’hier, il n’est jamais né d’aussi gracieuse créature ; mais maintenant le ver va me le ronger en bouton, et il aura la mine creusée d’un spectre et la livide maigreur de la fièvre : mort ainsi, il ressuscitera ainsi, et quand je le rencontrerai dans la cour des cieux, je ne le reconnaîtrai plus. Ainsi, jamais, jamais je ne dois revoir mon joli enfant… Ne me parle pas, toi qui n’as jamais eu de fils !… La douleur occupe la place de mon fils absent, elle couche dans son lit, elle va et vient avec moi, elle prend ses jolis regards, me répète ses mots, me rappelle toutes ses grâces et habille de sa forme ses vêtements vides… Ô Seigneur ! mon fils ! mon bel enfant ! ma vie ! ma joie ! ma nourriture ! tout mon monde ![1] »

À peine l’auteur du Roi Jean avait-il jeté ce cri de détresse paternelle qu’une seconde catastrophe l’atteignait. — Le 6 septembre 1601, il dut suivre son père, John Shakespeare, au même champ funèbre où cinq ans auparavant il avait porté son enfant. Cette fois encore, l’œuvre du poëte subit, pour ainsi dire, le contre-coup du malheur qui venait de l’accabler. Quiconque a comparé l’ébauche première d’Hamlet à l’œuvre définitive, a dû être frappé de la transformation qu’a subie, grâce à de nombreuses retouches, le principal personnage. La figure du prince de Danemark a contracté je ne sais quoi de plus solennel et de plus sombre. Ce n’est plus un chagrin théâtral, c’est une souffrance réelle et profonde qui plisse ce front soucieux. La douleur naguère un peu superficielle d’Hamlet a pris l’accent convaincu d’une tristesse superbe qui, du haut de l’expérience, jette l’anathème à la vie : « Ô Dieu ! Ô Dieu ! combien pesantes, usées, plates et stériles me semblent toutes les jouissances de ce monde ! Fi de la vie ! ah ! fi ! c’est un jardin de mauvaises herbes qui montent en graine : une végétation grossière et fétide est tout ce qui l’occupe. » Et plus loin : « J’ai depuis peu perdu toute ma gaîté : vraiment tout pèse si lourdement à mon humeur que la terre, cette belle création, me semble un promontoire stérile ; le ciel, ce dais splendide, regardez ! ce magnifique plafond, ce toit mystérieux constellé de flammes d’or, eh bien, il ne m’apparaît plus que comme un noir amas de vapeurs pestilentielles ![2] » Est-ce Hamlet qui parle ? est-ce William ? Ne croirait-on pas entendre la plainte même de l’auteur dans l’ennui de ce fils qui « depuis peu a perdu toute sa gaîté ? » C’est depuis peu en effet que John Shakespeare est mort. Avant l’année 1601, le poète ne pouvait que deviner la douleur filiale du prince de Danemark. Maintenant il l’éprouve et il la souffre. L’auteur porte désormais le même deuil que son personnage. Et voilà sans doute pourquoi l’affliction d’Hamlet est devenue si poignante et si vraie. La mélancolie du héros a acquis toute l’amertume des larmes versées par le poëte. Le culte si religieux et si tendre qu’Hamlet a pour le spectre d’Elseneur, Shakespeare l’a voué, lui aussi, à l’ombre de son père !

Aucun commentateur n’a remarqué jusqu’ici cette double coïncidence entre la mort d’Hamlet Shakespeare et la révision du Roi Jean, entre la mort de John Shakespeare et la transfiguration d’Hamlet. Pour ma part, j’ai cru découvrir dans la biographie du poëte le lugubre commentaire de son œuvre. Il semble qu’en vertu d’un arrêt mystérieux l’auteur soit condamné à subir successivement chacune des souffrances qu’il doit mettre en scène. Faut-il que cette mère en détresse sanglote plus pathétiquement ? Vite un événement relire au poête son enfant. Faut-il que ce fils en deuil soit plus désespéré ? Soudain un autre événement enlève au poëte son père. On dirait que le destin, mécontent des premiers essais du maître, fait du malheur une condition nécessaire au perfectionnement de son génie : il le met lui-même à la torture, afin de lui arracher des cris plus humains et plus déchirants. Pour que le poëte rugisse mieux à travers son drame, le tout-puissant Phalaris l’enferme vivant dans la douleur ardente.

Ainsi interprétée par sa vie même, l’œuvre de Shakespeare acquiert un nouveau titre à la vénération et à l’enthousiasme des âges. Les souffrances qu’il a produites sur le théâtre nous deviennent d’autant plus sympathiques et plus sacrées qu’il a dû lui-même les ressentir. Nous apprécions mieux encore les merveilles qu’il nous a léguées, en nous rappelant que de peines intimes elles lui ont coûtées ! Hélas ! les plus belles émotions de ce monde n’ont guère été pour William que des désenchantements. Nous l’avons déjà vu, — ami, il fut trompé par son ami ; amant, il fut éconduit par sa bien-aimée : il subit lui-même tour à tour les déceptions de Valentin trahi par Protée et les déboires de Troylus renié par Cressida. Le sort ne lui fut pas moins hostile que l’humanité. Fils, il eut le triste devoir d’ensevelir son père. Père, il eut la pénible mission d’enterrer son fils.

Shakespeare a été cruellement éprouvé par l’existence : il n’a cessé de faire à ses dépens l’expérience des passions humaines. C’est à l’intensité de ses douleurs personnelles qu’il a dû mesurer la puissance de ces affections essentielles à l’âme, l’amour filial et l’amour paternel. Est-il étonnant que, frappé par une double catastrophe, il n’ait vu dans ces deux sentiments si doux que des agents implacables d’expiation tragique, et qu’il ait montré coup sur coup l’un si funeste à Coriolan, l’autre si fatal au roi Lear ?


I


La famille est l’élément primordial de la société. Antérieure à l’État qui, dans son expression la plus haute, n’est qu’un concours facultatif de volontés libres, la famille est une communauté nécessaire d’affections prédestinées. Le choix n’est pour rien dans la formation de cette communauté : le mystère de la conception l’enveloppe de toutes parts. Elle est immémoriale comme le passé, inévitable comme l’avenir. Perpétuée par des générations successives qui la renouvellent sans cesse, elle est vieille comme le monde et jeune comme lui. L’État est soumis à des lois discutables ; la famille est assujettie à des règles invariables. Respect du descendant pour l’ascendant, sollicitude de l’ascendant pour le descendant, dévouement de l’un pour l’autre, tel est ce droit rudimentaire dont les dispositions éternelles peuvent être obscurcies parfois, jamais modifiées. L’amour maternel n’a pas grandi depuis Hécube ; la piété filiale ne s’est pas accrue depuis Énée ; l’affection fraternelle ne dépassera jamais Antigone. L’État subit toutes les vicissitudes du progrès ; la famille est immuable comme l’instinct. — En vain les cataclysmes et les fléaux se ligueraient contre elle : elle survit à tout. Le déluge a beau accumuler ses torrents pour l’engloutir : elle sort de l’arche saine et sauve.

Qu’importe que l’adversité l’arrache au sol natal ! La famille se fait à l’existence nomade comme à la vie sédentaire, elle bâtit partout sa tente, elle porte partout son feu sacré. Plus l’orage gronde autour d’elle, plus étroitement et plus tendrement elle resserre son groupe fidèle autour de l’âtre flamboyant. Déchaînez-vous, tyrannies d’un jour. Acharnez-vous, pouvoirs impuissants. Vous n’éteindrez pas le doux sourire de cette jeune fille inclinée devant son père ; vous ne dissoudrez pas ce faisceau de cœurs ! La famille expatriée est devenue patrie.

La famille est un sanctuaire inaccessible. Elle interdit son seuil vénéré à tous les despotismes extérieurs. Elle recueille dans son hospice inviolable les blessés du dehors, elle les console, elle les ranime ; elle panse leurs plaies et les ferme sous les baisers. Elle offre aux âmes fatiguées son repos salutaire, elle prodigue aux cœurs brisés ses caresses souveraines. La vie privée est sa sphère légale et légitime. Elle a pour domaine propre l’ombre du toit domestique. C’est dans cette ombre discrète qu’elle cache ses archives de courage, ses traditions de vertu, ses trésors d’émotions ineffables. Cette ombre est à la fois sa force et sa pudeur. C’est à cette ombre qu’elle renouvelle et perpétue le type divin qui lui a été transmis dès l’origine. C’est dans cette ombre qu’elle doit vivre et se renfermer. Pour peu qu’elle en veuille sortir, elle altère son caractère et ment à sa mission.

Oui, c’est à la condition de ne pas quitter le toit domestique que la famille garde son essence. Dès qu’au lieu de concentrer son énergie en elle-même, elle prétend l’épancher à l’extérieur, dès qu’abusant de son antique majesté et de son prestige héréditaire, elle envahit la cité, dès ce moment elle cesse d’être une puissance tutélaire pour devenir un danger social. Cette communauté, si admirable et si sainte dans la vie privée, n’est plus qu’une faction dans la vie publique. Aussitôt qu’elle empiète sur l’État, la famille se dégrade et dégénère en aristocratie. Elle transforme en bastille despotique son asile providentiel, elle se met un blason à la place du cœur, elle ravale au patriciat l’auguste paternité, elle échange l’auréole pour la couronne.

Dès lors l’autorité de la famille n’apparaît plus que comme une odieuse usurpation. L’humanité regarde et ne reconnaît plus ce père devenu prince, ce fils devenu baron. Le sentiment inné de l’égalité proteste du fond de tous les cœurs contre les prétentions étranges de cette hautaine maison. La raison se refuse à confesser une supériorité que rien ne justifie : de quel droit ces hommes se croient-ils au-dessus des autres ? De quel droit se déclarent-ils seuls gentilshommes ? De quel droit réclament-ils à jamais pour eux et pour leurs successeurs l’apanage de tous les biens de ce monde, noblesse, dignité, excellence, richesse, liberté, pouvoir ? Admettons qu’ils aient d’illustres aïeux : s’ensuit-il que les descendants valent les ancêtres ? Ils prétendent léguer toute puissance à leurs enfants : peuvent-ils leur léguer tout mérite ? Ont-ils des codicilles pour transmettre le talent ? Est-ce que la vertu est un fief ? Est-ce que le génie est un majorat ?

Ainsi, quand la famille, méconnaissant l’origine commune du genre humain, ose se constituer en caste, elle soulève contre elle les murmures du bon sens. Elle ne peut établir sa prépondérance politique que par un outrage continuel à la raison et à l’indépendance de tous. Elle s’attire nécessairement les colères de la cité qu’elle veut régir. Elle révolte les esprits, et tôt ou tard la rébellion des esprits entraîne l’insurrection des bras. Alors les déshérités se liguent contre les privilégiés, les manants contre les seigneurs, les travailleurs contre les oisifs, les prolétaires contre les richesses, et la guerre civile s’allume.

C’est cette situation violente que nous offre la première scène de Coriolan. Une émeute formidable vient d’éclater dans la ville de Rome. Les plébéiens remplissent le Forum, armés de piques, de bâtons et de massues. Un orateur de carrefour énonce avec une éloquence farouche les griefs des révoltés. Il faut mettre un terme à la tyrannie de la famille patricienne qui opprime et affame le peuple. « Le superflu de nos gouvernants suffirait à nous soulager. Mais ils nous trouvent déjà trop coûteux. La maigreur qui nous afflige, effet de notre misère, est comme un inventaire détaillé de leur abondance : notre détresse est profit pour eux. Vengeons-nous avec nos piques, avant de devenir des squelettes. Les dieux le savent, ce qui me fait parler, c’est la faim du pain, et non la soif de la vengeance. »

Les paroles du harangueur sont accueillies par les acclamations de la foule. En même temps des imprécations sinistres retentissent :

— Mort à Caïus Marcius ! s’écrie-t-on de toutes parts.

— C’est notre grand ennemi, exclame celui-ci.

— C’est le limier du peuple, vocifère celui-là.

— Tuons-le, reprend l’orateur populaire, et nous aurons le blé au prix que nous voulons. Est-ce décidé ?

— Oui ! oui ! n’en parlons plus. Mort à Caïus Marcius ! Vite à l’œuvre ! Courons.

Caïus Marcius ! Quel est ce personnage que dénonce ainsi la colère du peuple ? Comment cet homme a-t-il pu susciter contre lui tant de haines ? Ici une explication est nécessaire.

Petit-fils du vieux roi Ancus Marcius, Caïus appartient à l’une des plus grandes familles sénatoriales. Ce n’est pas seulement cette haute naissance, c’est son mérite personnel qui le désigne comme le chef naturel du parti patricien. Tout jeune encore, il a figuré dans dix-sept combats. Un jour, sur le champ de bataille, il a d’un coup d’épée fait tomber à genoux Tarquin le Superbe, et il est rentré dans Rome couronné de chêne. — Marcius est la personnification éclatante de l’aristocratie. — Si jamais les prétentions à la suprématie ont été justifiées, c’est chez cet homme extraordinaire. Le poëte, renchérissant sur l’histoire, l’a doué de toutes les vertus publiques et privées. Marins est aussi désintéressé que vaillant, aussi loyal que généreux, aussi franc que magnanime. « Il ne flatterait pas Neptune sous la menace du trident, ni Jupiter sous le coup de la foudre. Sa bouche, c’est son cœur. » Il n’a pas plus d’ambition que de cupidité : « Il convoite moins que l’avarice ne donnerait, et trouve la récompense de ses actes dans leur accomplissement. » — Cet homme, indomptable sous l’armure, est doux comme un enfant dans la vie privée. En dépit des assertions de Plutarque qui représente Marcius comme mal accointable et malpropre pour vivre et converser entre les hommes, et qui déclare expressément qu’on ne pouvait le fréquenter, tant ses façons de faire étaient odieuses, Shakespeare a voulu que son héros eût toutes les qualités mondaines et sociables. Marcius est aussi affable pour ses familiers que respectueux envers les femmes et déférent envers les vieillards. Voyez avec quel empressement il cède le pas au vénérable dictateur Titus Lartius ! Avec quelle courtoisie charmante il salue Valérie, la noble sœur de Publicola, la Diane de Rome ! Quelle cordiale poignée de main il offre à son cher Ménénius, ce joyeux compagnon, ce patricien de belle humeur, si connu dans les ruelles pour apprécier « le vin capiteux que n’a pas refroidi une goutte du Tibre ! » Avec quelle conjugale tendresse il étreint sa femme Virgilie, « cette grâce silencieuse ! » Avec quelle effusion paternelle il embrasse son enfant, ce garnement de Marcius ! Mais remarquez surtout avec quelle filiale dévotion il s’agenouille devant sa mère. Comme ami, comme époux, comme père, comme fils, Marcius est le modèle des hommes. A-t-il donc atteint la perfection ? Non, vous le savez, Shakespeare n’accorde la perfection à personne : il y a une tache à ce beau caractère, il y a un trait fatal à cette grandiose figure.

Marcius est miné intérieurement par cette infirmité originelle qui fit la chute du premier homme : il est orgueilleux ! Sa personnalité est dominée par un orgueil excessif, intraitable, inexorable, qui, à la moindre contradiction, l’égare dans tous les emportements de la colère et doit un jour l’entraîner aux abîmes. L’éducation tout aristocratique qu’a reçue le jeune sénateur n’a fait que développer en lui cette funeste passion. La hautaine Volumnie[3], cette grande dame à qui Shakespeare a prêté à la fois la magnanimité de la matrone antique et l’arrogance d’une duchesse féodale, a inculqué à son fils tous les préjugés de caste ; elle a fortifié sa fierté native de toute la vanité patricienne. Par de déplorables préceptes, elle a dénaturé en lui l’amour de la famille et l’a fait tourner en morgue seigneuriale. Elle l’a élevé à voir dans les plébéiens non des hommes comme lui, mais des êtres hors l’humanité, « des serfs à laine, des créatures bonnes à vendre et à acheter pour quelques oboles, faites pour paraître tête nue dans les réunions et rester bouche béante, immobiles de surprise, quand un patricien se lève. » Marcius n’a que trop profité de ces détestables leçons. Lui, si affable pour les privilégiés de la classe patricienne, il n’a que de l’aversion pour les innombrables déshérités de la race plébéienne. Figurez-vous, réunis dans la même hauteur, le dédain du baron pour le vassal, l’impertinence du lord envers ses tenants, la dureté du boyard envers le moujik, la répulsion du brahmine pour le paria, et vous aurez une idée du mépris que le peuple inspire à Marcius. Tous ces hommes qui travaillent et qui souffrent, sont, selon lui, au niveau de la brute ; il ne leur accorde pas plus « une âme élevée, apte aux choses de ce monde, qu’à ces chameaux de guerre qui reçoivent leur pitance pour porter des fardeaux et une volée de coups pour avoir plié sous le faix. » À l’entendre, toutes les prérogatives, tous les emplois, tous les honneurs, tous les pouvoirs appartiennent exclusivement et pour toujours à l’oligarchie de quelques familles nobles. Quant à l’immense multitude, c’est pour lui « le monstre à mille têtes, » la tourbe sans nom, la canaille sans âme et sans droit.

Vous comprenez maintenant pourquoi les plébéiens insurgés qui occupent le Forum concentrent toutes leurs fureurs contre Marcius. Avec l’instinct infaillible de la foule, ils dénoncent dans le jeune Caïus leur plus grand ennemi ; ils pressentent en lui leur oppresseur, et ils prennent les armes contre ce tyran à venir. « À mort Caïus Marcius ! » hurlent ces milliers de bouches. En vain une voix timide essaie de rappeler les services qu’il a rendus au pays. « Il s’est payé lui-même en orgueil, réplique un insurgé. Les gens de conscience timorée prétendent qu’il a tout fait pour la patrie, je dis, moi, qu’il a tout fait pour plaire à sa mère, ensuite pour servir son orgueil. » Et tous d’acclamer cette réponse péremptoire ! Et tous de brandir leurs piques en criant : Au Capitole !

Cependant, au moment où toutes ces bandes armées s’ébranlent, survient l’aimable sénateur Ménénius que sa bonhomie proverbiale désignait d’avance comme médiateur entre le pouvoir et l’émeute. À l’aspect de cette figure sympathique, la multitude s’arrête. On veut savoir ce qu’a à dire ce digne patricien « qui a toujours aimé le peuple. » Ménénius prend vite la parole, et, d’un ton paterne, récite aux insurgés la fameuse fable que la Fontaine a rendue familière à tous nos écoliers. Cet apologue tout spécieux, qui compare le gouvernement à l’estomac et le peuple aux membres du corps humain, apaise comme par enchantement la fureur des émeutiers. Admirable mansuétude du peuple ! il suffit de ce chétif argument pour calmer tous ses ressentiments et faire prendre patience à sa détresse. De tout temps le peuple a eu trois mois de misère au service de la République. Les plébéiens viennent d’être complètement pacifiés par la fable de Ménénius, quand apparaît Marcius, le mépris dans le regard, l’insulte sur les lèvres. Ces furieux qui naguère voulaient assommer sous leurs bâtons l’arrogant patricien, se laissent maintenant outrager par lui sans mot dire. Marcius peut impunément les traiter de galeux, de couards, de gibier de potence. « Manants, vous prétendez que le blé ne manque pas… Ah ! si la noblesse mettait de côté ses scrupules et me laissait tirer le glaive, je ferais de vous une hécatombe de cadavres aussi haute que ma lance ! » En vain Marcius provoque de son épée la forêt de piques qui l’environne : les piques ne bougent pas. En vain irrite-t-il de ses bravades odieuses toutes ces rancunes ameutées autour de lui : la parole d’un rhéteur les tient à ses pieds muselées.

Caïus est impitoyable : il accumule injure sur injure. Il proteste avec indignation contre la faiblesse du sénat qui vient de donner raison à la révolte en concédant au peuple l’institution du tribunat. « Désormais les manants auront cinq tribuns de leur choix pour soutenir leur politique vulgaire. Ils ont nommé Junius Brutus ; Sicinius Velutus en est un autre : le reste m’est inconnu. Sangdieu ! la populace aurait démoli toutes les maisons de Rome avant d’obtenir cela de moi. » Heureusement pour la patience du peuple, un message important fait diversion à l’insolence de Marcius : les Volsques ont pris les armes. Caïus salue d’un cri de joie cet événement « qui va purger Rome d’un superflu infect. » À défaut de l’épée patricienne, le fer des Volsques immolera les plébéiens. C’est sur le champ de bataille que Marcius compte vaincre l’émeute aujourd’hui triomphante. Cette guerre, entreprise pour le salut du peuple, il compte la faire servir à la perte du peuple.

Aussi avec quelle ardeur et quelle vaillance il se met en campagne ! Il faut être témoin de ces exploits pour y croire. Il faut assister à ces prodiges pour les trouver possibles. Shakespeare nous montre en de dramatiques tableaux ces prouesses inouïes. Non content du procédé de la tragédie classique qui les eût résumés dans un récit fastidieux, le poëte anglais développe sur le théâtre les hauts faits de Marcius. Dans une série de scènes émouvantes, nous voyons Caïus rallier devant Corioles les centuries, d’abord repoussées, ensuite s’élancer seul dans la cité ennemie et s’en emparer, puis, laissant aux soudards la facile besogne de ramasser le butin, courir dans la plaine au secours du consul Cominius et mettre en fuite de sa main le général ennemi Tullus Aufidius. — Shakespeare a compris qu’une grandeur démesurée pouvait seule étayer la hauteur démesurée de Marcius. Aussi, dans cette lutte épique, a-t-il donné à son personnage la taille gigantesque des héros fabuleux. Entre Caïus et ses compagnons d’armes, toute proportion a disparu. Marcius devant Corioles, ce n’est plus un général romain à la tête de ses légions, c’est Antée traînant après lui son armée de pygmées, c’est Achille jetant à l’assaut de Troie ses bandes de Myrmidons.

Marcius a reçu par acclamation le surnom de Coriolan ; il entre triomphalement dans Rome : — « Entendez-vous ces trompettes ? s’écrie Ménénius qui reconnaît la fanfare du victorieux. — Oui, réplique Volumnie, ce sont les émissaires de Marcius ; devant lui il porte le fracas, et derrière lui il laisse les larmes. La mort, ce sombre esprit, réside dans son bras nerveux : il s’élève, retombe, et alors des hommes meurent. » Dès que Coriolan paraît, il fléchit le genou devant sa mère, comme pour lui faire hommage de sa victoire. « Relève-toi, dit Volumnie, relève-toi, mon brave soldat, relève-toi, Marcius, relève-toi, Coriolan !… J’ai assez vécu pour voir mettre le comble à mes vœux et à l’édifice de mes rêves : une seule chose te manque, et je ne doute pas que Rome ne te la confère. » Cette chose unique qui manque à Coriolan, c’est la toge de consul. La mère ambitieuse est pressée de tirer du triomphe de Marcius toutes ses conséquences politiques : elle sait que ses désirs sont des ordres pour son fils, et déjà elle lui impose la splendide servitude du pouvoir. Vainement le caractère indépendant de Coriolan voudrait se dérober à ces exigences maternelles : « Ah ! sachez-le, bonne mère, j’aime mieux servir les Romains à ma guise que les commander à la leur. » Marcius a beau dire : il faut qu’il obéisse. Toute parole de Volumnie est pour lui une consigne. Il se rend donc au sénat. Les pères conscrits le proclament consul à l’unanimité. Coriolan accepte avec une respectueuse déférence le mandat de la noble assemblée à laquelle « il doit pour toujours ses services et sa vie. » Mais il supplie qu’on le dispense de se présenter comme candidat devant le peuple. Lui, Coriolan, implorer les suffrages de la plèbe ! Jamais il ne pourra se plier à ce dégradant usage. Pourtant la loi est formelle : le choix des patriciens, pour être valide, doit être confirmé par les plébéiens. Les tribuns, présents à la séance, réclament avec une légitime insistance la stricte observation de la constitution républicaine. Bon gré mal gré, Marcius doit se soumettre à toutes les formalités légales.

Par une inexactitude magistrale, l’auteur s’est départi ici du scénario que lui indiquait l’histoire. Plutarque dit expressément que Marcius se conforma sans résistance à toutes les prescriptions de la loi : « Marcius, suivant la coutume, montrait plusieurs cicatrices, sur sa personne, de blessures reçues en plusieurs batailles par l’espace de dix-sept ans, tellement qu’il n’y avait celui du peuple qui n’eût en soi-même honte de refuser à un si vertueux homme, et s’entre-disaient les uns aux autres qu’il fallait, comment que ce fût, l’élire consul[4] » Le Coriolan tragique n’a pas cette facile souplesse du Coriolan historique. Son inflexible fierté ne saurait condescendre ainsi à aduler la multitude. Imaginez le plus altier des lords daignant s’offrir comme candidat aux manants de quelque bourg pourri : ce n’est que du bout des lèvres que le grand seigneur féodal murmure les compliments exigés. Plus hautain encore, Coriolan ne sollicite pas les suffrages du peuple, il les réclame :

— Vous savez pourquoi je suis ici debout ?

— Oui, nous le savons. Dites-nous pourtant ce qui vous y amène.

— Mon mérite.

— Votre mérite ?

— Oui, et non pas ma volonté.

— Pourquoi pas votre volonté ?

— Ce n’a jamais été ma volonté de demander l’aumône aux pauvres.

C’est ainsi que Marcius revendique les voix du peuple souverain. — Admirable scène tout entière imaginée par Shakespeare ! Quel supplice pour l’arrogant praticien que d’avoir à solliciter cette foule tant méprisée de lui ! Ces meurt-de-faim, ces va-nu-pieds, ces gagne-petit qu’il voulait décimer naguère, ces gueux dont il eût souhaité entasser les cadavres dans une hécatombe haute comme sa lance, il est donc condamné par la loi à les implorer ! Il est obligé d’être le mendiant de ces mendiants ! Pour haranguer cette tourbe, le guerrier a dû mettre bas les armes, rejeter sa lance, dépouiller sa cuirasse, abdiquer son épée et s’affubler de la robe de bure du suppliant ! Pour prier toutes ces détresses, cet orgueil surhumain a dû revêtir le sordide haillon de la misère ! Ah ! c’en est trop ! Shakespeare a bien vu que son personnage ne pouvait en conscience jouer un pareil rôle. Voilà pourquoi Marcius prend pour solliciter le peuple l’accent de la dérision. Sans cesse il dément par l’impertinence de son ton l’humilité de sa requête ; sans cesse il met à ses paroles la sourdine de l’ironie.

— J’ai des blessures à vous montrer, mais vous les verrez en particulier… Votre bonne voix, monsieur ? Que dites-vous ?

— Vous l’aurez, digne Sire.

— Marché conclu, monsieur. Voilà en tout deux nobles voix de mendiées… J’ai vos aumônes, adieu !

Et Marcius congédie les deux électeurs. Que d’arrogance dans son geste ! Que de morgue dans son attitude ! Le patricien donne à la prière même l’insolence du sarcasme.

Peut-on dire, après cette candidature dérisoire, que Coriolan ait réellement observé les prescriptions légales ? Non. Ce n’est que par une supercherie qu’il a obtenu le consentement du peuple. Il n’a pas violé la loi, il l’a éludée.

Cette modification apportée par le poëte au récit de l’historien était dramatiquement nécessaire, d’abord pour conserver au caractère de Coriolan, tel que Shakespeare l’avait conçu, son unité logique, ensuite pour expliquer le revirement populaire qui va avoir lieu tout à l’heure. Plutarque, très-favorable à Coriolan et fort hostile au peuple, attribue uniquement à un caprice de la multitude la révocation de Marcius : « Adonc l’amour et la bienveillance de la commune commença à se tourner en envie avec ce qu’ils craignaient de mettre ce magistrat de souveraine puissance entre les mains d’un personnage si partial pour la noblesse : pour lesquelles considérations ils refusèrent à la fin Marcius et furent deux autres poursuivants déclarés consuls. » Contrairement à cette assertion du biographe, c’est par les torts de Coriolan que Shakespeare explique son échec final. Si le peuple, mieux avisé, finit par retirer à Marcius les suffrages qu’il lui avait accordés, il faut reconnaître que Marcius a provoqué cette décision par son insolente candidature. Pourquoi n’a-t-il cessé de railler et de persifler les électeurs ? Pourquoi, en dépit de la coutume, ne leur a-t-il pas effectivement montré ses cicatrices ? Les tribuns n’ont pas de peine à prouver aux plébéiens que Marcius s’est joué d’eux, et les plébéiens, légitimement irrités, n’ont plus qu’à révoquer un consentement trop légèrement octroyé.

Dès lors le drame suit sa marche fatidique. Le conflit entre la démocratie, représentée par les tribuns et par les plébéiens, et l’aristocratie, incarnée dans Marcius, aboutit à une crise. — Outré de l’humiliation qu’il vient de subir, Coriolan réclame du sénat l’abolition du tribunat : « Qu’a besoin le peuple de ces chauves tribuns ? Il s’appuie sur eux pour manquer d’obéissance au tribunal suprême. C’est dans une rébellion, où la nécessité et non l’équité fit loi, qu’ils ont été choisis ; à une meilleure heure, déclarons nécessaire ce qui est équitable et renversons leur pouvoir dans la poussière. » Sur cette proposition factieuse qui attaque dans son essence la constitution républicaine, les tribuns déclarent Coriolan traître à la patrie, et, au nom du peuple, le condamnent à être précipité de la roche Tarpéienne. Par leur ordre, les édiles s’avancent pour arrêter Marcius, mais les sénateurs s’interposent et font autour de leur collègue un rempart impénétrable. Les tribuns appellent le peuple au secours des édiles. Confusion inexprimable ! Un pugilat furieux s’engage entre plébéiens et patriciens. Enfin les plébéiens sont repoussés, et Marcius peut rentrer chez lui sain et sauf. Mais cet échec n’a fait qu’exaspérer le peuple qui menace le sénat d’une insurrection formidable, si le coupable reste impuni. Le bonhomme Ménénius, fidèle à son rôle de médiateur, fait tous ses efforts pour calmer la foule, mais il n’y parvient qu’en promettant solennellement que Marcius comparaîtra sur la place publique pour justifier sa conduite. Ménénius a pris là, sans l’aveu de son ami, un engagement bien grave. Cet engagement, Coriolan voudra-t-il le tenir ?

Ici se place une scène de famille, tout entière ajoutée par le poëte à l’histoire. Dans le récit de Plularque, Coriolan s’offre spontanément à faire des excuses au peuple : « Marcius adonc se levant en pieds dit qu’il s’en allait de ce pas présenter volontairement au peuple pour se justifier de cette imputation, et s’il était prouvé qu’il y eût seulement pensé, qu’il ne refusait aucune sorte de punition. Le Coriolan de Shakespeare est bien trop superbe pour se soumettre si aisément à la juridiction populaire. Il rentre chez lui, exaspéré par les violences de la multitude : son ressentiment contre les plébéiens est devenu de la frénésie. Que vient-on lui parler de faire amende honorable à cette canaille ? Coriolan « ne changerait pas de conduite, quand tous ces furieux s’acharneraient contre lui, quand ils lui présenteraient la mort sur la roue, ou à la queue des chevaux indomptés, quand, pour l’en précipiter, ils entasseraient dix collines sur la roche Tarpéienne. » En vain les politiques du parti patricien insistent pour que Marcius fasse une démarche auprès du peuple : il reste sourd aux avis des sénateurs, aux sollicitations du consul, aux prières du cher Ménénius. C’est alors que Volumnie intervient pour le décider. Marcius s’étonne hautement d’entendre sa mère lui conseiller une rétractation ; n’est-ce pas Volumnie qui, dès l’enfance, lui a inculqué l’horreur et le mépris du monstre à mille têtes ? N’est-ce pas elle qui lui a prêché la dureté envers le peuple ? Pourquoi aujourd’hui lui conseille-t-elle la douceur ? Elle veut donc qu’il soit traître à son caractère ! — Volumnie ne saurait réfuter cette éloquente argumentation. C’est bien elle, en effet, qui a inspiré à Marcius toutes ses antipathies patriciennes. Aussi, ce qu’elle reproche à son fils, ce n’est pas de haïr le peuple, c’est d’avoir trop tôt affiché cette haine. Que n’attendait-il, pour manifester ses vrais sentiments, que son pouvoir fût consolidé ! « Vous auriez été suffisamment l’homme que vous êtes en vous efforçant moins de l’être. Vos desseins auraient rencontré moins d’obstacles, si vous aviez attendu, pour les révéler, que le peuple fût impuissant à les déjouer ! »

Le vice de l’éducation donnée par Volumnie à son fils s’étale ici dans un odieux cynisme. Que manque-t-il à Marcius, de l’aveu de cette patricienne, pour être un homme d’État accompli ? La dissimulation. Pour que Marcius puisse mettre à profit les leçons de sa mère, il lui faudrait cette qualité suprême : l’hypocrisie. Que Marcius soit hypocrite, et il réussira. Que Marcius fasse semblant d’aimer cette foule qu’il hait, qu’il la flatte, qu’il la flagorne, qu’il la leurre de faux serments, et qu’il se parjure ensuite, tout est sauvé. Ainsi parle Volumnie, et les plus sages, les plus vénérables entre les pères conscrits consacrent par leur approbation cette apologie maternelle de la fourberie : « Il s’agit de parler au peuple, non d’après votre inspiration réelle, ni selon les sentiments que vous souffle votre cœur, mais en phrases dites du bout des lèvres, syllabes bâtardes désavouées par votre conscience… Ah ! je t’en prie, mon fils, va te présenter devant eux ton bonnet à la main, et, le tendant ainsi, effleurant du genou les pierres, secouant la tête et frappant fréquemment ta poitrine superbe, sois humble comme la mûre qui cède au moindre attouchement. »

Quelque autorité qu’il reconnaisse à sa mère, Marcius répugne à jouer cette indigne comédie politique. Partagé entre sa fierté et la déférence filiale, il révèle son irrésolution avec une magnifique éloquence : « Faut-il donc que j’aille leur montrer ma grimace échevelée ? Faut-il donc que ma langue infâme donne à mon noble cœur un démenti qu’il devra endurer ? Soit. J’y consens… Arrière, ma nature ! À moi, ardeur de la prostituée ! Que ma voix martiale, qui faisait chœur avec les tambours, devienne grêle comme un fausset d’eunuque ou comme la voix de la servante qui endort l’enfant au berceau. Que le sourire du fourbe se fixe sur ma joue et que les larmes de l’écolier couvrent mon regard de cristal. Qu’une langue de mendiant se meuve entre mes lèvres et que mes genoux armés, qui ne se pliaient qu’à l’étrier, fléchissent comme pour une aumône reçue… Non ! je n’en ferai rien ! Je ne puis cesser d’honorer ma conscience ni enseigner à mon âme, par l’attitude de mon corps, une ineffaçable bassesse. » — « À ton gré, réplique sèchement Volumnie. Il est plus humiliant pour moi de t’implorer que pour toi de les supplier. Que tout tombe en ruine. Sacrifie ta mère à ton orgueil. » Et elle fait mine de se retirer, bien sûre que Coriolan va se jeter à ses pieds pour la retenir. « De grâce, calmez-vous, ma mère, je me rends à la place publique. Ne me grondez plus. Je vais escamoter leurs sympathies, escroquer leurs cœurs et revenir adoré de tous les ateliers de Rome ! » Enfin Volumnie triomphe : Marcius obéissant va se présenter au peuple.

Entraîné par une logique plus forte que la vérité historique elle-même, Shakespeare a modifié ici encore le récit de Plutarque. Selon le biographe de Chéronée, Coriolan, après s’être volontairement offert au jugement du peuple, essaie timidement de réfuter les accusations lancées contre lui ; mais à peine a-t-il pu parler, que les plébéiens couvrent sa voix de leurs imprécations : « Ils crièrent tant et firent tant de bruit, qu’il ne put être ouï. » Marcius est ainsi jugé et condamné à l’exil, sans même avoir pu achever son plaidoyer. Malgré ce formel déni de justice, il reçoit avec une résignation exemplaire la sentence qui le frappe. « Marcius seul, ni en sa contenance, ni en son marcher, ni en son visage, ne se montra étonné ni ravalé de courage ; mais, entre tous les autres gentilshommes qui se tourmentaient de sa fortune, lui seul montrait au dehors n’en sentir passion aucune, ni avoir compassion quelconque de soi-même. »

Le caractère si hautain et si irascible du personnage tragique ne pouvait sans contradiction évidente assumer cette humble altitude. De là un changement radical dans la marche des choses. — Chez Plutarque, c’est le peuple qui est coupable de violence envers Coriolan. Chez Shakespeare, c’est Coriolan qui est coupable de violence envers le peuple. Dans l’histoire, le peuple interrompt par des huées le plaidoyer de Marcius. Dans le drame, c’est Marcius qui interrompt par ses injures le réquisitoire des tribuns. Dès que Sicinius veut énoncer les chefs de l’accusation, le patricien s’emporte et lui coupe la parole. En vain Ménénius conjure son ami de se modérer et lui rappelle la promesse solennelle qu’il vient de faire à sa mère. Trahi par sa nature même, Marcius ne se possède plus assez pour tenir cet engagement ; il succombe à la colère : « M’appeler traître au peuple ! s’écrie-t-il. Que les flammes des gouffres les plus profonds de l’enfer enveloppent le peuple !… Insolent tribun, quand ta langue lancerait contre moi dix mille morts, je te dirais que tu mens. »

Ainsi, bien loin de se justifier, Coriolan se fait l’insulteur de ses juges. Les magistrats l’accusent de trahison ; il les taxe de mensonge. Lui, s’excuser ! Lui, faire amende honorable ! fi donc ! « Dussent-ils le condamner aux abîmes de la mort tarpéienne, à l’exil du vagabond, aux langueurs du prisonnier lentement affamé, il n’achètera pas leur merci au prix d’un mot complaisant. » Certes, après un tel défi jeté à la magistrature suprême, après de tels outrages, devant ce flagrant délit de récidive, la sentence prononcée par les tribuns ne peut plus paraître exorbitante. Le peuple n’est que trop fondé à proscrire cet adversaire endurci de sa légitime souveraineté. Mais Marcius n’accepte pas le jugement du peuple plus docilement qu’il n’a écouté ses accusations. Bien différent du Coriolan légendaire, le Coriolan dramatique méconnaît jusqu’au bout la juridiction des plébéiens. Sublime d’arrogance, il leur renvoie leur propre sentence dans un formidable anathème : « Vile meute d’aboyeurs ! vous dont j’abhorre l’haleine autant que l’émanation des marais empestés et dont j’estime les sympathies autant que les cadavres sans sépulture qui infectent l’air, c’est moi qui vous bannis ! Restez ici dans votre inquiétude. Que la plus faible rumeur mette vos cœurs en émoi. Que vos ennemis, du mouvement de leurs panaches, éventent votre lâcheté jusqu’au désespoir ! Gardez le pouvoir de bannir vos défenseurs jusqu’à ce qu’enfin votre ineptie, qui ne comprend que ce qu’elle sent, se tourne contre vous-mêmes et vous livre, captifs humiliés, à quelque nation qui vous aura vaincus sans coup férir. C’est par mépris pour vous que je tourne le dos à votre cité. Il est un monde ailleurs ! » Votre cité ! c’est ainsi que Coriolan parle de sa ville natale. Monstrueuses représailles d’une implacable rancune ! Ses concitoyens l’ont proscrit, il proscrit ses concitoyens. Rome l’a mis hors la loi ; il répond à cet arrêt en mettant Rome hors la loi. La patrie l’a condamné à l’exil ; lui, il condamne sa patrie à mort.

C’est par cette magnifique scène, inventée en dépit de l’histoire, que Shakespeare prépare et amène le dénoûment de son drame. Coriolan n’a plus désormais qu’à exécuter la sentence qu’il vient de prononcer contre son pays. Escorté par sa famille et par les patriciens consternés, le proscrit quitte Rome.

Sombre et hagard, Marcius se dirige vers Antium, la ville des Volsques. Que va-t-il faire là ? Le téméraire ! par quel excès d’audace s’aventure-t-il, seul et désarmé, dans cette cité qu’il a remplie de veuves ? Est-il donc las de l’existence qu’il se hasarde ainsi au milieu de tant de haines ? Ah ! qu’il prenne garde d’être reconnu, lui qui a mis toutes ces familles en deuil. Armés de pierres et de broches, les femmes et les enfants le tueraient sur la place comme un chien. — Le visage caché dans son manteau, Marcius entre furtivement dans la maison de Tullus Aufidius, de Tullus, son plus mortel ennemi, de ce Tullus qu’il a tant humilié sur tant de champs de bataille et qui ne rêve que de se venger. Marcius a mal choisi son moment : le général, attablé avec ses lieutenants, boit dans une orgie à la ruine de Rome. De l’antichambre où il vient de pénétrer, Coriolan peut entendre ces cris de joie, sinistres à des oreilles romaines. Il se cache dans un coin pour épier la fête, mais un laquais l’a aperçu : « Quel est cet intrus ? le portier a-t-il des yeux dans la tête pour laisser entrer de pareilles gens ? » Et le laquais veut expulser cet étranger de mauvaise mine. Coriolan repousse le laquais ; celui-ci appelle ses camarades au secours. Une lutte s’engage. Le héros qui naguère faisait trembler le monde est réduit à se colleter avec la valetaille[5]. Tullus accourt au bruit de cette rixe : « D’où viens-tu ? dit-il à l’inconnu. Que veux-tu ? ton nom ? » L’inconnu reste muet. — « Pourquoi ne réponds-tu pas ? parle. Quel est ton nom ? » À cette seconde sommation, l’inconnu relève le capuchon qui lui couvre le visage et se nomme : « Je suis Caïus Marcius ! » Les deux rivaux sont face à face, le Volsque et le Romain. À quel étrange duel allons-nous assister ? Coriolan vient-il défier Aufidius, l’outrager, le braver jusque chez lui ? Non. Ce n’est pas un combat que Marcius vient offrir à Tullus, c’est une ligue. Ce n’est pas un duel, c’est une coalition. À la rancune du Volsque contre Rome, le Romain offre l’alliance de sa trahison : « Ô Tullus, si tu veux réparer les dommages qui t’ont été faits, n’hésite pas à te servir de mes calamités et fais en sorte que mon zèle vengeur aide à ta prospérité, car je veux faire la guerre à ma patrie avec l’acharnement de tous les démons de l’enfer. »

C’en est fait : le pacte infernal est conclu. Tullus a pressé la main que lui tendait Marcius. Les ennemis se sont réconciliés dans la communauté de la haine. Le Romain a pris le commandement des troupes volsques. Il s’avance à leur tête avec l’impassibilité farouche d’un être « créé par quelque autre divinité que la nature. » L’humanité a cessé de battre sous sa cuirasse : « son injure est désormais la geôlière de sa pitié ; »

His injury
The gaoler to his pity.

Quand on l’appelle Coriolan, il refuse de répondre : « Il n’est plus qu’une espèce de néant, et il veut rester sans nom jusqu’à ce qu’il s’en soit forgé un dans l’incendie de Rome. » Cet homme a voué son pays à l’extermination : toutes les générations, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, doivent disparaître dans sa vengeance. Il a rompu tous les liens qui l’attachaient au monde : il ne connaît plus ni concitoyens ni amis. Jamais fierté terrestre n’exigea pareil holocauste. Il va sacrifier à son ressentiment toute une cité, toute une société, toute une patrie. Et quelle cité ! la cité par excellence ! la capitale promise à l’univers ! le chef-lieu espéré de la civilisation ! Ce qu’il faut à cette colère immense, c’est l’embrasement de la ville éternelle !

Plus d’obstacles. Le voilà sous les murs de Rome. Demain il franchira ces murs, et, foi de Marcius, Rome ne sera plus demain qu’un monceau de cendres. Il a repoussé toutes les intercessions, toutes les prières. En vain le vénérable Cominius s’est traîné à ses genoux : il l’a congédié d’un geste. Inflexible, il a laissé chasser par les sentinelles Ménénius, son ancien, son meilleur ami. Tout est donc désespéré. Rome est perdue. — Cette ville superbe, qui déjà fait l’étonnement et l’envie des peuples, est sur le point de subir le sort de Troie son aïeule. Demain toutes les matrones romaines se tordront les bras comme des Hécubes. Semblable à l’homme qui enlève dans le creux de sa main la source du plus grand fleuve, Marcius va d’un geste détourner le cours de l’histoire. La voyez-vous qui disparaît dans ce chaos précoce, cette métropole adolescente des nations, la rivale imminente de Carthage, le berceau des Gracques et des Scipions, l’aire où déjà l’avenir couve les aiglons de César ? Marcius va jeter dans la fournaise les germes des événements. Entendez-vous les cris du peuple-roi à l’agonie ? Dans un moment, l’incendie niveleur aura atteint le sanctuaire même du triomphe, l’acropole sublime où s’était réfugiée la Victoire. Dans un moment, le Capitole va s’écrouler.

Mais non, craintes chimériques ! alarmes imaginaires ! Ce spectacle de Rome embrasée n’est que la vision folle d’un orgueilleux délire. L’arrogance d’une créature ne saurait prévaloir contre la marche providentielle des choses. La destinée a fait son plan, et il ne dépend pas d’une volonté de la déranger. Une moralité toute-puissante oppose son veto à cette conclusion monstrueuse : l’égorgement de la cité par le citoyen. Si Rome est condamnée à périr, ce n’est pas de la main d’un Romain, c’est par le fer d’un barbare. La Providence défend à Coriolan ce qu’elle permettra à Alaric.

Comment donc Rome peut-elle être sauvée ? Pour combattre l’ennemi, elle n’a pas un soldat. De quel rempart va-t-elle donc se couvrir ? Quel miraculeux boulevard va-t-elle opposer à l’envahisseur ? Eh bien, regardez ces femmes et cet enfant qui viennent de pénétrer dans le camp des Volsques. En les reconnaissant, Coriolan a tressailli sur son trône d’airain.

— Tenterait-on, murmure-t-il, de me faire enfreindre mon vœu ?… Non, je ne l’enfreindrai pas… Ma femme vient la première, puis ma mère, tenant par la main le petit-fils de sa race… Pourquoi cet humble salut ? Pourquoi ces regards de colombe qui rendraient les dieux parjures ?… Je m’attendris : je ne suis pas d’une argile plus ferme que les autres !… Ma mère s’incline. Comme si devant une taupinière l’Olympe devait s’humilier !… Non. Que les Volsques traînent la charrue sur Rome et la herse sur l’Italie. Je ne serai jamais de ces oisons qui obéissent à l’instinct : je résisterai comme un homme qui serait né de lui-même et ne connaîtrait pas de parents.

— Mon seigneur ! mon mari !

— Ô toi, le plus pur de ma chair, pardonne à ma rigueur, mais ne me dis pas pourtant de pardonner aux Romains. Oh ! un baiser long comme mon exil, doux comme ma vengeance ! Par la jalouse reine des cieux, c’est le même baiser, ma Virgilie, que j’ai emporté en te quittant : ma lèvre fidèle l’a gardé vierge… Grands dieux ! je babille, et la plus noble des mères n’a pas reçu mon salut.

Coriolan, emporté par le respect, va tomber à genoux, mais Volumnie le prévient en se jetant elle-même aux pieds de son fils.

— Oh ! reste debout, s’écrie-t-elle, tandis que sur ce dur coussin de cailloux je me prosterne devant toi, et que, par cette preuve inouïe de respect, je bouleverse la hiérarchie entre l’enfant et la mère.

— Que vois-je ? vous à genoux devant moi, devant ce fils que vous corrigiez ! Alors, que les galets de la plage affamée aillent lapider les astres ! que les vents mutinés lancent les cèdres altiers contre l’ardent soleil ! Vous égorgez l’impossible en rendant possible ce qui ne peut être.

Volumnie se redresse, mais c’est pour présenter à Marcius son petit enfant : — Voici un pauvre abrégé de vous-même qui, développé par l’avenir, pourra devenir un autre vous-même… À genoux, garnement !

— Voilà bien mon bel enfant, dit Coriolan, en serrant son jeune fils contre son cœur avec la tendresse ineffable d’Hector étreignant Astyanax.

Cependant, la figure radieuse de Marcius s’assombrit tout à coup. Au milieu de ses effusions paternelles, il s’est rappelé le terrible engagement qui le lie : il a juré d’anéantir Rome ! En ce moment toute l’armée volsque a les yeux fixés sur lui et considère cet étrange attendrissement avec une menaçante inquiétude. Coriolan fait un effort suprême : il rappelle à lui toute son énergie, tout son sang-froid, toute son impassibilité. Il s’arrache au groupe de famille qui croyait l’avoir reconquis, rend l’enfant à la mère, et se rassoit, pâle et farouche, sur sa chaise de bronze. Ce n’est plus le Romain qui parle, c’est le général des Volsques :

— Aufidius et vous, Volsques, soyez témoins : car nous ne devons rien écouter de Rome en secret.

Puis, s’adressant à Volumnie d’une voix impérieuse : « Que demandez-vous ? » Volumnie ne se laisse pas déconcerter par ce brusque changement. Dans une harangue solennelle dont Shakespeare a emprunté l’exorde à Plutarque, elle expose la détresse à laquelle son fils l’a désormais réduite. Si grand est son malheur, qu’elle n’a même plus la consolation de la prière : « Comment pouvons-nous prier pour notre pays, comme c’est notre devoir, et pour ton triomphe, comme c’est notre devoir ? Hélas ! il nous faut sacrifier ou la patrie, notre chère nourrice, ou ta personne, notre joie dans la patrie ! » Effrayante alternative dans laquelle Marcius a enfermé sa famille ! Pour échapper à ce dilemme, il n’y a qu’une issue, une seule : c’est que Marcius lève le siége de Rome : « Tu sais, mon auguste fils, que le résultat de la guerre est incertain ; mais ceci est bien certain que, si tu es le vainqueur de Rome, tout le profit qui t’en restera sera un nom traqué par d’infatigables malédictions. La chronique écrira : Cet homme avait de la noblesse, mais il l’a raturée par sa dernière action. Il a ruiné son pays, et son nom subsistera abhorré dans les âges futurs ! »

Après cette véhémente apostrophe, Volumnie s’arrête un moment comme pour laisser la parole à son fils. Mais le général ne semble pas ému : il garde un impénétrable silence. Volumnie a beau lui crier : « Pourquoi ne parles-tu pas ? » il se tait, il se tait toujours. Alors, inspirée non plus par Plutarque, mais par Shakespeare, Volumnie change d’accent : elle quitte le ton d’une femme suppliante pour celui d’une femme outragée ; elle laisse là les raisonnements et les lamentations, et a recours à ce moyen extrême de l’éloquence aux abois, — l’invective. Elle n’argumente plus, elle gronde. Elle n’implore plus, elle foudroie : « Il n’est pas au monde de fils plus redevable à sa mère, et pourtant il me laisse pérorer comme une infâme aux ceps ! Si ma requête est injuste, dis-le et chasse-moi ; mais si elle ne l’est pas, tu manques à l’honneur, et les dieux te châtieront de m’avoir refusé l’obéissance due à une mère… Il se détourne… À genoux, femmes ! humilions-le de nos génuflexions. À genoux, à genoux ! finissons-en. Après quoi nous retournerons dans Rome mourir au milieu de nos voisins… Maintenant, partons. Ce compagnon eut une Volsque pour mère : sa femme est de Corioles et cet enfant lui ressemble par hasard ! Va, débarrasse-toi de nous… Je veux me taire jusqu’à ce que notre ville soit en flammes, et alors on entendra ma voix ! »

Ah ! comment résister à cette menace suprême du désespoir ? Quoi ! cela serait possible ! Quoi ! Marcius, le plus respectueux, le plus tendre, le plus dévoué des fils, entendrait râler au milieu des flammes la créature auguste qui l’a mis au monde ! Il laisserait s’éteindre dans les hurlements d’une indicible agonie cette voix vénérable qui lui apprit à bégayer les mots les plus doux ! Non, cela ne se peut pas. Arrière, Volsques ! Arrière, légions hideuses des représailles contre nature ! Arrière, soldats barbares d’une rancune monstrueuse ! Marcius aurait pu incendier sa patrie, mais est-il possible qu’il brûle vive sa mère ? Il a juré de commettre un parricide, mais il n’est pas tenu d’en commettre deux !

— Ô mère ! mère ! qu’avez-vous fait ? Voyez, les cieux s’entr’ouvrent, les dieux abaissent leurs regards et rient de cette scène surnaturelle. Ô ma mère ! ma mère ! vous avez remporté une victoire bien heureuse pour Rome, mais bien funeste pour votre fils. Advienne que pourra !

Désormais la fierté de Marcius est vaincue. L’immensité de cet orgueil qui prétendait immoler un peuple entier à ses fureurs recule devant l’immensité du respect filial. Dompté par sa mère, Coriolan donne à ses troupes l’ordre de la retraite. Tout est fini. En signant sa paix avec Rome, Marcius a signé son propre arrêt. Traître aux Volsques, il va subir à Antium la peine de sa trahison et mourir, exécuté par ses alliés, devenus ses bourreaux.

Shakespeare a consacré dans son drame le dénoûment fatal indiqué par Plutarque. Selon une version toute différente rapportée par Tite-Live, d’après Fabius Pictor, Marcius, retiré à Antium, aurait été épargné par les Volsques, et, grâce à leur indulgence, aurait vécu dans un paisible exil jusqu’à une extrême vieillesse. Je ne sais si le poëte anglais avait lu le récit de l’historien latin, que, dès l’année 1600, la traduction de Philémond Holland avait pu lui rendre familier. À supposer qu’il l’ait connu, je ne doute pas qu’il n’ait systématiquement rejeté la conclusion clémente mentionnée par Tite-Live. Si jamais, en effet, la providence shakespearienne a dû infliger un châtiment exemplaire, c’est dans le cas actuel. Si jamais expiation tragique a été méritée, c’est par Coriolan.

Au moment où Marcius tombe sous le fer des Volsques, rappelons-nous tous les attentats commis par le condamné. Sa vie n’a été qu’une longue conspiration contre les lois divines et humaines. En dépit du droit éternel sur lequel est fondée l’égalité entre les hommes, au mépris de la constitution sociale qui la proclame, il a voulu asservir la cité à une oligarchie de famille et assujettir l’immense majorité de ses semblables à une caste privilégiée. Pour établir l’autorité de cette caste, il a conseillé, employé tous les moyens, la violence, la ruse, le guet-apens, le coup d’État, le massacre ! Souvenons-nous de l’horrible menace qu’il adressait naguère au peuple affamé : « Ah ! si la noblesse mettait de côté ses scrupules et me laissait tirer le glaive, je ferais de vous une hétacombe de cadavres aussi haute que ma lance ! » Marcius a abusé des prérogatives qu’il tenait de sa naissance ; il a exploité pour le mal les qualités splendides qu’il avait reçues pour le bien : il a employé la vertu à l’injustice, prostitué la magnanimité à l’orgueil, et fait de l’héroïsme le souteneur de la tyrannie.

Et dès que le peuple, mis en garde par ses tribuns, a déjoué le complot ourdi contre ses libertés, dès que, par un arrêt nécessaire, il a banni ce dangereux citoyen, comment agit Marcius ? De l’arrêt si juste prononcé contre lui par son pays, il en appelle aux ennemis de son pays. Dans le délire de son ressentiment, il prépare l’anéantissement de sa patrie. Cette fois, ce n’est pas seulement une classe, c’est toutes les classes de la société que Marcius veut immoler à sa fierté blessée. Adversaires et alliés, plébéiens et praticiens, roturiers et nobles, manants et princes, tous doivent succomber pèle-mêle à cette atroce rancune. Affolé d’outrecuidance, Coriolan prétend n’avoir plus de cœur : il rejette loin de lui comme des faiblesses toute sympathie et toute affection ; il ne reconnaît plus de parenté ; il désavoue jusqu’à son berceau ! C’est devant ce dernier outrage que l’humanité, tant de fois offensée, fait entendre enfin sa protestation. L’instinct de l’homme se dérobe à l’arrogance de l’aristocrate et refuse de lui obéir. La nature appelle à son secours tous ses sentiments révoltés, se retourne contre cet orgueil insensé et l’écrase en arrachant le cri de la pitié à cet impitoyable. Alors nous assistons à une scène sublime. Cet être qui se croyait au-dessus des autres êtres est obligé de subir, pour son châtiment, toutes les émotions humaines. Il s’imaginait, sous son armure, être invulnérable à la passion, et le voilà qui fond en larmes, atteint jusqu’aux entrailles par la triple tendresse du fils, de l’époux et du père.

Amour filial, amour conjugal, amour paternel, toutes les affections élémentaires de l’âme s’emparent à l’improviste de ce renégat elle mènent au supplice. Admirable leçon offerte par le poëte à la méditation des âges ! C’est par la famille que le patricien est frappé.

II

Au commencement du douzième siècle, un certain Walter Mapes, archidiacre d’Oxford, clerc très-savant et très-curieux de vieilles chroniques, fit un voyage en Armorique, dans l’espoir d’y trouver quelque document nouveau sur l’histoire de sa patrie. Il parcourut la péninsule avec un zèle infatigable, interrogeant les habitants, fouillant les archives des villes, remuant les bibliothèques des monastères. Un jour enfin il découvrit dans je ne sais quel cloître un manuscrit en langue bretonne qui avait tous les signes de la plus haute antiquité. Ce manuscrit comblait une lacune considérable dans les annales d’Albion : il révélait les faits et gestes d’une foule de rois qui avaient régné en Grande-Bretagne depuis l’incendie de Troie jusqu’au septième siècle de notre ère. Jusqu’alors les chroniqueurs les mieux informés, tels que dom Gildas et dom Bède, avaient daté l’histoire du peuple breton des commentaires classiques de César, — aucun monument ne les ayant renseignés sur les temps antérieurs à l’invasion des Romains. Désormais, grâce au manuscrit découvert par Walter, tout ce passé inconnu était tiré de l’oubli ; les origines de la grande nation britannique étaient pour toujours exhumées de la poussière séculaire qui les couvrait. Je renonce avons peindre l’émotion du bon archidiacre en feuilletant ce rare palimpseste. La joie de Colomb apercevant l’Amérique rêvée ne fut pas plus grande que celle de Walter voyant ressusciter tout à coup le monde celtique évanoui.

Bientôt revenu en Angleterre, l’archidiacre d’Oxford montra le précieux manuscrit à son confrère, le docte Geoffroy Arthur, archidiacre de Monmouth, elle pria d’en faire la traduction en latin. Gallois de naissance et latiniste par profession, Arthur avait toutes les qualités requises pour accomplir dignement ce travail : il céda aux instances de Walter et se mit à l’œuvre. Sa traduction terminée, il la dédia à Robert, comte de Glocester, fils naturel de Henri Ier, et c’est sous ce puissant patronage que le nouveau livre fut introduit à la cour d’Angleterre. — Les princes normands, qui venaient de remplacer là les princes saxons, comprirent tout de suite de quelle utilité politique pouvait leur être la légende récemment importée d’Armorique. — Cette légende, en racontant l’invasion de la Grande-Bretagne par les hordes d’Hengist, dénonçait toutes les violences commises contre les Celtes par les envahisseurs germaniques ; elle flétrissait les Saxons comme des pirates qui, à force de ruses et de trahisons, avaient dépouillé et asservi les légitimes possesseurs du sol. Grâce à ses révélations, les ducs de Normandie pouvaient se vanter d’avoir exercé de justes représailles en expulsant cette dynastie étrangère qui avait elle-même chassé l’antique dynastie nationale. La victoire de Guillaume devenait l’équitable châtiment de l’usurpation saxonne. Les fils de Rollon achevaient et consacraient l’œuvre interrompue d’Arthur ; ils étaient à la fois les vengeurs et les successeurs de ces rois que venait de renommer tout à coup la chronique armoricaine ; ils avaient relevé dans la Grande-Bretagne le trône abattu par le brigand Horsa, — ce trône épique apporté d’Ilion dans une Troie nouvelle et où s’étaient successivement assis quatre-vingt-dix-neuf princes, depuis Brutus, petit-fils d’Énée, jusqu’à Cadwalla, le pieux pèlerin sacré par le pape Sergius. La couronne, que le Conquérant avait ramassée aux champs d’Hastings, n’était plus le morion barbare d’un chef scandinave, c’était le tortil splendide qu’avaient ceint d’âge en âge les têtes les plus vénérées d’une race héroïque, Uther Pendragon, Arthur, Guidérius, Arviragus, Cymbeline, Cassibelan, Mulmutius, Lear, Cordélia ! Avec une telle arrière-garde de princes, les ducs de Normandie pouvaient désormais réclamer le pas sur leurs puissants voisins. Que prétendaient les rois de France ? Descendre de Francion, fils de Priam. Que prétendaient les rois d’Écosse ? Descendre de Scota, fille de Pharaon. Les ducs de Normandie pouvaient revendiquer une majesté plus haute, car, ainsi qu’en faisait foi la chronique bretonne, ils portaient au front la couronne homérique léguée au prince troyen par Vénus, son aïeule !

Aussi tout fut mis en œuvre pour augmenter l’éclat d’une découverte si favorable à l’ambition et à la vanité des fils de Rollon. Que les annales armoricaines eussent été traduites en latin par Geoffroy de Monmouth, c’était quelque chose, mais ce n’était pas assez. Au douzième siècle, en effet, le latin avait cessé d’être d’un usage général comme au temps des Capitulaires : ce n’était plus guère qu’un idiome savant avec lequel les clercs seuls étaient familiers. De la fusion des races du Nord avec les races du Midi avait surgi une langue nouvelle, la langue d’Oil, qui était alors universellement comprise. C’était cette langue, sœur jumelle de la langue d’Oc et mère de la langue française, qu’avaient adoptée la cour de France et, après elle, la cour de Normandie. C’était cette langue que les barons normands, émigrés au delà de la Manche, parlaient déjà dans tous les manoirs de la Grande-Bretagne, à l’imitation de leurs cousins du continent. Pour que la chronique récemment exhumée reçût sa consécration définitive, il était donc nécessaire qu’elle fût traduite dans la langue moderne, et, pour qu’elle se fixât à jamais dans la mémoire de tous, il fallait qu’elle fût traduite, non plus en prose, mais en vers. Mais où trouver le poëte indispensable à cette épopée nouvelle ? Quel serait le Virgile de cette seconde Enéide ?

Il y avait quelque part en Basse-Normandie un trouvère, appelé Wace ou Eustache, dont on disait merveilles. De Jersey, où il était né, ce trouvère était allé à Paris où il s’était initié à toutes les délicatesses de cette belle langue d’Oil si grossièrement parlée par ses compatriotes, puis s’était fixé à Caen où il avait composé dans l’idiome national maints opuscules fort remarqués. Ce fut ce barde, désigné par une renommée précoce, que le duc de Normandie choisit pour mettre en rimes françaises les annales galloises, tout dernièrement traduites en latin par le chanoine de Monmouth. Wace, sachant lui-même le gallois, était parfaitement capable d’interpréter directement le texte primitif. Il entreprit donc résolument la tâche que lui commandait son seigneur et, en l’an 1155, à la grande satisfaction de Henri II, qui le fit chanoine de Bayeux, il termina cet immense poëme en quinze mille trois cents vers qui a pour titre le Roman de Brut. — La chronique bretonne, ainsi ressuscitée par le chantre normand, était sûre désormais de ne plus périr. Rajeunis par la jeune poésie française, tous ces vieux mythes, qu’avait si longtemps couverts la poudre des âges, allaient revivre pour toujours dans la mémoire des générations nouvelles. Comme autrefois les pêcheurs de l’Hellespont chantaient, sur la mesure marquée par le rhapsode, et la colère d’Achille et la mort de Patrocle et les adieux d’Hector à Andromaque, — de même les marins de Dieppe et du Havre allaient maintenant redire selon le rythme inventé par le trouvère, et les pérégrinations de Brutus, père des Bretons, et les exploits de Brennus, le conquérant de Rome, et les infortunes émouvantes du fondateur de Leicester :

Léir, en sa prospérité,
Fit en son nom une cité ;
Kaerléir a nom, sur Sore,
Leicestre s’appelle encore.
Léir tint l’honneur quitement
Soixante ans continuellement :

Trois filles eut, n’eut nul autre hoir,
Ni plus ne put enfant avoir.
La première fut Gornorille,
Puis Ragaü, puis Cordéille[6].

L’histoire de ce roi Léir, telle que Wace la rappelait dans ses vers naïfs, était bien faite pour frapper l’imagination populaire. Elle symbolisait dans une combinaison vraiment dramatique l’éternel rapport entre le père et les enfants, en montrant à quelles étranges erreurs l’autorité royale peut exposer l’autorité paternelle. Devenu vieux, ce Léir, que les Gallois célébraient sous le nom de Lléon, fit venir ses trois filles et les interrogea successivement pour savoir laquelle l’aimait le plus. Gornorille, l’aînée, répondit la première :

Gornorille lui a juré
Du ciel toute la déité.
Qu’elle l’aime mieux que sa vie.

Sur quoi Léir promit à Gornorille un tiers de son royaume et la maria à Malglamis, duc d’Écosse. La puinée, Ragaiü, répondit la seconde :

Si lui a dit : certainement
Je t’aime sur toute créature,
Ne t’en sais dire autre mesure.

Sur quoi Léir promit à Ragaü un tiers de son royaume et la maria à Hennin, duc de Cornouailles. Enfin, le roi se tourna vers la cadette qui lui était plus chère que les deux autres et la questionna. Cordéille répondit :

Ne sais que plus grand amour soit
Qu’entre enfant et entre père,
Et entre enfant et entre mère.
Mon père es et j’aime tant toi
Comme je mon père aimer dois,
Et tiens ceci pour certain :
Tant as, tant vaux et tant je t’aime.

Sur quoi Léir, croyant que Cordéille se moquait de lui, la maudit, la déshérita et décida qu’après sa mort les deux aînées se partageraient son royaume. Cependant, le roi de France Aganippus, ayant ouï nommer Cordéille comme une princesse fort belle et fort gente, la fit demander en mariage. Léir voulut le détourner de ce choix, mais, comme le Français insistait, il finit par lui envoyer sa fille sans autre dot que ses vêtements :

Outre la mer lui envoya
Sa fille et ses draps seulement,
Ni eut autre appareillement.

Tandis que Cordéille devenait ainsi dame de toute la France, les ducs de Cornouailles et d’Écosse, pressés d’hériter, s’emparèrent violemment des États de leur beau père, en s’engageant toutefois à héberger alternativement le vieux roi et à entretenir à leurs frais cinquante chevaliers qui formeraient sa suite. Ces conditions furent d’abord loyalement exécutées. Léir s’installa chez le duc d’Écosse qui le traita convenablement ; mais bientôt Gornorille, qui était fort avare, trouva trop coûteux l’entretien de ces cinquante chevaliers et remontra à son mari la nécessité de diminuer ce dangereux cortége :

Que sert cette assemblée d’hommes ?
En ma foi, sire, fous sommes
Que telles gens avons ci attrait.
Ne sait mon père ce qu’il fait :
Il est entré en folle route.
Jà est vieux homme et si radote.
Qui pourrait souffrir si grande presse ?
Il est faux et sa gent perverse.

Tant la dame admonesta son mari que le duc d’Écosse réduisit la suite du roi de cinquante à trente chevaliers. Irrité de cet affront, Léir se retira chez son autre gendre, le duc de Cornouailles. Mais Ragaü, moins généreuse encore que sa sœur, voulut restreindre l’escorte royale de trente hommes à dix, puis de dix à cinq. Sur quoi Léir s’en retourna vers Gornorille, mais celle-ci jura par le ciel qu’elle ne le recevrait qu’accompagné d’un seul chevalier. Adone Léir commença à se contrister et à pourpenser en son cœur aux biens qu’il avait perdus :

Fortune, par trop es muable !
Tu ne peux être un jour stable.
Nul ne se doit en toi fier,
Tant fais ta roue fort tourner…
Tôt as un vilain haut levé
Et un roi en plus bas tourné.
Comtes, rois, ducs, quand tu veux, fais
Que tu nul bien ne leur laisses.
Tant comme je fus riche manant,
Tant eus-je amis et parents.
Et dès que je fus, las ! appauvri,
Sergents, amis, parents perdis.

Lors il se rappela combien il avait été injuste envers Cordéille et résolut d’aller lui demander asile. Si sévère qu’elle fût, elle ne pouvait lui être plus cruelle que n’avaient été ses deux sœurs :

Jà moins ni pis ne me fera
Que les aînées m’ont fait ça.
Elle dit que tant m’aimerait
Comme son père aimer devrait.
Que lui dois-je plus demander ?

Décidé par cette réflexion, Léir partit incontinent pour la France et gagna le port de Calais d’où il dépêcha un messager à Cordéille pour lui faire part de son dénûment. Tout émue, la bonne reine fit porter secrètement à son père des vêtements royaux, et, dès qu’il fut bien lavé et bien paré, elle l’envoya quérir par une escorte de quarante chevaliers. C’est dans ce pompeux appareil que le roi détrôné fit son entrée à la cour de France. Son gendre, Aganippus, le reçut fort courtoisement et lui offrit une armée pour reconquérir ses États. On s’imagine avec quel empressement Léir accepta cette proposition généreuse. Dès que l’expédition fut prête, il en prit le commandement, repassa la mer, accompagné de sa fille, et débarqua heureusement en Grande-Bretagne. En vain ses gendres voulurent s’opposer à ses progrès. Il leur livra bataille, les défit et reprit possession de son royaume qu’il gouverna paisiblement jusqu’à sa mort. On ne sait ce que devinrent les méchantes princesses Gornorille et Ragaü. Quant à Cordéille, après avoir enseveli son père dans la crypte du temple de Janus à Leicester, elle lui succéda sur le trône ; mais, après qu’elle eut régné cinq ans, les fils de ses sœurs s’insurgèrent contre elle et la firent prisonnière. Devenue folle de douleur, la pauvre reine finit par s’occire dans son cachot.

Margan et Cinedagius
À la fin Cordéille prirent.
Et en une chartre la mirent,
N’en voulurent avoir rançon,
Mais la tinrent en prison,
Qu’elle s’occit en la geôle
De marriment, si fit que folle.

Telle était, dans ses péripéties principales, cette légende du roi Léir et de ses filles que la tradition galloise venait de léguer à la jeune poésie française. Transportée bientôt avec toute la chronique armoricaine de l’épopée normande dans l’épopée anglo-saxonne, répétée d’âge en âge par les bardes du Nord, — au treizième siècle par Layamon et par Robert de Glocester, au quatorzième par Pierre de Langtoft et par Robert Manning, au quinzième par sir John de Mandeville, au seizième par Sackville et par Spencer, — cette légende vénérable avait acquis au temps d’Élisabeth toute l’autorité d’un fait historique. À cette époque, les aventures fabuleuses du fils de Baldud n’étaient pas plus contestées par la foi publique que les malheurs de Richard II ou les crimes de Richard III. Bien audacieux eût été le sceptique qui eût douté que les Tudors fussent les successeurs directs d’un petit-fils d’Énée. Nier que la Reine Vierge fût sur le trône la légitime héritière de Cordelia, c’eût été plus qu’un crime de lèse-majesté, c’eût été un crime de lèse-vérité. La science même consacrait, par son adhésion, le mythe que lui imposait une crédulité séculaire. L’historien le plus compétent et le plus renommé de l’époque, Holinshed, n’hésitait pas à insérer la fable galloise en tête de ses annales et affirmait gravement, après avoir compulsé les dates, que Léir était monté sur le trône de la Bretagne en l’an du monde 3105, au temps où Joas régnait en Juda : « Leir, the son of Baldud, was admitted ruler over the Britains in the year of the world 3105, at what time Joas reigned as yet in Juda. » Comment ne pas croire à une déclaration si formelle ?

Aussi était-ce bien comme drame historique que, vers l’an 1594 un auteur anonyme avait fait jouer, sur la scène anglaise, une pièce dont les aventures du fils de Baldud formaient le sujet. Cette pièce, imprimée en 1605 sous ce titre : The true chronicle history of king Leir and his three daugthers[7], était en effet une reproduction assez exacte de la chronique récemment transcrite par Holinshed. On y retrouvait, développés en scènes naïves, tous les incidents traditionnels : l’interrogatoire auquel le roi Léir soumet ses trois filles ; le partage qu’il fait de son royaume en faveur des deux aînées et au détriment de la cadette ; le mariage de Cordella avec le roi de Gaule ; l’ingratitude de Gonoril et de Ragan envers leur père ; la fuite de Léir en France, sa réconciliation avec Cordella, et enfin l’heureux dénoûment qui le replace sur le trône, après l’éclatante défaite de ses gendres, les rois de Cornouailles et de Cambrie. L’auteur modeste n’avait ajouté au personnel légendaire que trois caractères subalternes, — un confident, Montfort, attaché au roi de Gaule et chargé d’égayer la foule par des plaisanteries de carrefour, un autre confident, tout dévoué au roi Léir, Périllus, qui ébauche grossièrement la noble figure de Kent, et enfin une espèce de bravo sans nom, qui, par sa criminelle complaisance envers les filles aînées du vieux roi, esquisse vaguement la magistrale infamie d’Oswald. — Quant à l’action proprement dite, l’auteur avait suivi le scénario traditionnel, en se bornant à y intercaler trois épisodes secondaires. Tout d’abord, il avait ménagé entre Cordella et le roi de Gaule une entrevue amoureuse, où l’auguste prétendant, déguisé en pèlerin, séduit par ses charmes personnels le cœur de la jeune princesse. Ensuite, il avait imaginé une scène fort tragique, où le roi Léir désarme, par un sermon sur l’enfer, le spadassin que ses filles ont payé pour l’assassiner. Enfin, coup de théâtre suprême ! pour amener la reconnaissance finale entre Cordella et son père, il avait prêté au roi de Gaule et à sa femme la fantaisie d’un pique-nique au bord de la mer, en sorte que les deux époux fussent amenés tout naturellement à mettre le couvert sur la plage même où devait débarquer le monarque banni. C’est à l’aide de ces beaux ressorts que le Gringoire anglais avait cru assurer la marche et la vogue de sa sotie ; et le fait est que cet ouvrage naïf figurait depuis de longues années dans le répertoire anglais, quand tout à coup lui survint un formidable concurrent.

Le 26 décembre 1606, le soir de la Saint-Étienne, les comédiens du roi donnaient une représentation extraordinaire au palais de White-Hall, et jouaient devant Sa Majesté une pièce nouvelle de maître William Shakespeare, intitulée Le roi Léar.

Certes c’est une date mémorable dans les fastes de l’art que cette soirée du 26 décembre 1606, où le grand tragédien Burbage créa devant la cour d’Angleterre le rôle du roi Lear. Quel critique nous rendra compte de cette soirée perdue ? Qui nous décrira la salle de spectacle ? qui nous révélera les secrets de la coulisse ? qui nous dira et la distribution des rôles et le jeu des acteurs et les émotions de l’auditoire ? qui nous nommera les spectateurs privilégiés qui eurent l’honneur d’assister à la révélation du chef-d’œuvre ? Hélas ! les détails manquent ; l’histoire, qui nous conte tant de choses inutiles, reste désespérément muette sur toutes ces questions palpitantes. Tout ce que nous savons, c’est qu’un nouveau règne venait de donner à Shakespeare un public tout nouveau. Parmi ceux qui assistaient, en août 1602, à la représentation d’Othello dans le château de Harefield, bien peu sans doute ont dû voir jouer le Roi Lear, en 1606, au palais de Whitehall. Dans l’intervalle de ces deux événements, la reine Élisabeth était morte, et le fils de Marie Stuart, son successeur, avait transporté à Winsdor la cour d’Holyrood Les familiers de la feue reine avaient été congédiés. À l’exception du secrétaire d’État Cécil, créé marquis de Salisbury, les favoris du dernier régime avaient perdu faveur, tandis que les disgraciés rentraient en grâce. Raleigh, le rival d’Essex, avait remplacé à la Tour, Southampton, le confident d’Essex. Il est donc permis de croire que le noble Henri Wriotesley, récemment élargi, figurait dans le parterre princier réuni à Whitehall et que William eut cette fois le bonheur d’être applaudi par l’ami généreux à qui il avait dédié tous bas ses Sonnets Ce qui est certain, c’est que Jacques Ier était là, entouré de sa jeune famille. Quel effet produisit sur sa majesté la nouvelle œuvre du maître ? Je me figure que le grave fondateur de la papauté anglicane dut assister à cette solennité avec l’attitude hautaine d’un souverain omnipotent. Je croire voir d’ici le sourire légèrement dédaigneux par lequel Jacques devait accueillir de temps à autre les fantaisies dramatiques de l’histrion-poëte. Et pourtant quelle n’eût pas été son émotion, s’il avait pu se douter, ce soir-là, que le rideau écarté devant lui par le machiniste était le voile même de l’avenir qui se déchirait sous ses yeux ! Combien n’eût-il pas été troublé, s’il avait pu soupçonner que le génie du poëte évoquait à sa vue, dans une sorte d’incantation tragique, les malheurs futurs de sa dynastie ! Quelle n’eût pas été sa stupeur, si une juste prescience lui avait appris que ce drame fictif était l’image du drame réel qui devait avoir pour dénoûment la chute des Stuarts, et qu’avant la fin du siècle sa propre race donnerait au monde le spectacle de ces discordes domestiques dont le développement scénique le laissait peut-être impassible ! Ah ! de quel effroi, de quelle épouvante n’eût-il pas été saisi, s’il avait pu pressentir dans ces perfidies imaginaires les trahisons historiques, s’il avait pu deviner dans Cornouailles Guillaume d’Orange, dans Goneril la princesse Marie, et la princesse Anne dans Régane ! Avec quelle inexprimable compassion n’eût-il pas regardé le vieux Lear s’arrachant les cheveux dans la tempête, s’il avait pu reconnaître sous la perruque blanche de ce roi de théâtre l’ombre douloureuse de son petit-fils Jacques II !

Pour nous qui, initiés à tous les détails de la révolution de 1688, connaissons les choses ignorées par le premier des Stuarts, l’œuvre du poëte a pris le caractère sacré d’une prophétie accomplie ; et nous ne pouvons nous empêcher de considérer avec un recueillement religieux ce drame unique dans lequel Shakespeare a, par une merveilleuse intuition, révélé le secret de Dieu[8]. La toile se lève. Attention.

Le décor de la première scène nous montre le palais du roi Lear. Dans cette somptueuse demeure, le roi est environné de toutes les pompes terrestres : autour de lui le luxe, la richesse, la magnificence, la splendeur. L’or couvre les lambris, tapisse les murailles et circule en tous sens sur les livrées mêmes des valets. Le potentat vit là, au milieu des perpétuels enchantements qui font illusion à la toute-puissance. Pas une bouche qui ne lui sourie, pas une tête qui ne s’incline sur son passage. Il a pour pages les premiers-nés de la noblesse, pour écuyers des barons et des comtes, pour chambellans des princes. Les plus grands seigneurs mettent leur fierté à le servir à genoux. Les plus puissants se disputent sa protection, et c’est une question parmi les courtisans de savoir s’il est plus favorable au duc d’Albany qu’au duc de Cornouailles.

Dans l’atmosphère viciée des cours, quel esprit, si pur qu’il fût, ne finirait par se corrompre ? Encensé dès son enfance par un peuple prosterné, le roi n’a pu résister à cette influence délétère. De même que l’aristocratie a flétri l’âme de Coriolan, de même la monarchie a flétri l’âme de Lear. L’adulation a étouffé en lui les germes les meilleurs. Par un continuel acquiescement, elle a habitué le roi à ne jamais être contredit et elle a changé en impatience sa vivacité native. Elle l’a accoutumé à tout rapporter à lui, et elle a rendu personnelle sa générosité même. Systématiquement elle lui a caché toutes les misères de ce monde, et, par là, elle a desséché son cœur en y tarissant la source divine des larmes. — Élevé dans une incessante apothéose, Lear ne connaît pas les saines douleurs de la vie, il ignore les douces expansions de la sympathie et les ineffables débordements de la pitié. Infortuné à qui toujours tout a ri ! Malheureux qui n’a jamais pleuré ! — La nature avait créé un être bon, bienveillant, tendre, sensible, aimant, ouvert à toutes les tendresses ; mais la royauté a pris cet être au berceau, elle l’a allaité de vanité, elle l’a nourri de mensonge, et elle en a fait un tyran. Développé par la fatale institutrice, l’égoïsme a envahi cette âme généreuse et y a terni la plus désintéressée des affections humaines, la paternité. L’autorité du roi a perverti l’autorité du père.

Les filles de Lear ne sont pour lui que les premières de ses sujettes. Elles doivent lui appartenir corps et âme ; il faut qu’elles concentrent sur lui toutes leurs prédilections et qu’elles fassent leur bonheur du sien. Cette exigence autocratique se manifeste dans la décision même que Lear vient de prendre. Lear veut abdiquer, et son abdication est un acte suprême de despotisme. — Le roi est devenu vieux ; il s’ennuie du povuoir. Le sceptre d’or qu’il porte depuis tant d’années a lassé son bras. Il a résolu de « soustraire sa vieillesse aux soins et aux affaires pour en charger de plus jeunes fronts, tandis qu’il se traînera sans encombre vers la mort. » Avec une royale assurance, Lear décrète son propre avenir et signifie cet arrêt aux dieux mêmes. Vous l’entendez, il déclare qu’il veut finir ses jours sans encombre, comme si les événements aussi étaient ses ministres ! Donc, ayant trois filles, il s’est déterminé, par un brusque caprice, à diviser son royaume en trois parts et à donner la plus belle de ces parts à celle de ses trois filles qui l’aime le plus. Peu lui importe le sort des nations qu’il jette ainsi pour hochets à ses enfants. Le dévouement au prince tient lieu de tout mérite. La plus digne de gouverner le peuple sera celle qui aura témoigné le plus d’attachement au roi. Et comment Lear saura-t-il laquelle de ses filles l’aime le plus ? En les interrogeant. Ce n’est pas en actions que leur amour devra se manifester, c’est en paroles. Ce n’est pas le fait qui décidera, c’est l’apparence. Le roi jugera à l’ampleur de l’expression l’intensité du sentiment. Qu’importe si les protestations sont creuses, pourvu qu’elles soient sonores ? Lear lui-même invite ses filles à l’adulation : il décernera le prix de la tendresse à la plus verbeuse. Par une dégradation sacrilége, il fait de la piété filiale une flatterie.

En offrant ainsi la couronne au mensonge, Lear a d’avance exclu la sincérité du concours. Un cœur vraiment pur et noble devra résister à cette séduction d’un trône offert pour une parole. Au contraire, les âmes faibles et vicieuses ne pourront manquer de succomber à la tentation. Aussi qu’arrive-t-il ? — Pour obtenir la splendide récompense, Goneril et Régane n’hésitent pas à désavouer leur conscience ; elles épuisent, pour flagornerie roi, tous les artifices du langage ; elles ont recours aux plus fastidieuses hyperboles ; elles rivalisent de fausseté et d’imposture. L’une prétend qu’elle aime son père plus que la vie, l’espace et la liberté, non moins que la vie avec la grâce, la beauté et l’honneur. L’autre affirme qu’elle est faite du même métal que sa sœur et qu’elle ne trouve de félicité que dans l’amour du roi. Enchanté de ces réponses qui résonnent à son oreille comme la plus douce musique, Lear se tourne vers la cadette : « À votre tour, ô notre joie, la dernière, mais non la moins chère ! que pouvez-vous dire pour obtenir une part plus opulente que celle de vos sœurs ? »

C’est par cette sommation directe que Cordelia est invitée à tirer profit de son affection. Il faut qu’elle trafique de ce sentiment si pur qu’elle recèle en elle-même, et qu’elle fasse marchandise d’une émotion qui doit toute sa noblesse au désintéressement. Il faut qu’elle prostitue son amour filial à une sordide ambition, et qu’en échange d’une tendresse divine elle prenne ce diadème de clinquant. Ah ! Cordelia estime trop haut son titre de fille pour consentir à un pareil troc : elle rejette comme indigne l’appât que son père lui tend. Le roi lui demande ce qu’elle peut dire pour obtenir une part plus opulente que ses sœurs.

— Rien, monseigneur,

— Rien ?

— Rien !

— De rien ne peut rien venir. Parlez encore.

— Malheureuse que je suis, je ne puis soulever mon cœur jusqu’à mes lèvres. J’aime Votre Majesté comme je le dois : ni plus ni moins.

— Allons, allons, Cordélia, réformez un peu votre réponse, de peur qu’elle ne nuise à votre fortune.

— Mon bon seigneur, vous m’avez mise au monde, vous m’avez élevée, vous m’avez aimée. Moi, je vous rends en retour les devoirs auxquels je suis tenue. Je vous obéis, vous aime et vous vénère. Pourquoi mes sœurs ont-elles des maris, si, comme elles le disent, elles n’aiment que vous ? Peut-être, au jour de mes noces, l’époux dont la main recevra ma foi emportera-t-il avec lui une moitié de mon dévouement. Assurément, je ne me marierai pas, comme mes sœurs, pour n’aimer que mon père.

— Mais parles-tu du fond du cœur ?

— Oui, mon bon seigneur.

— Si jeune et si peu tendre !

— Si jeune, monseigneur, et si sincère !

La noble obstination montrée par Cordélia a une conséquence inévitable. L’autocrate habitué au pouvoir absolu ne peut laisser impunie cette stoïque résistance de la piété filiale. Ne pouvant suborner son enfant, il la déshérite et il la repousse de lui, en lui jetant ces paroles qu’il prend, l’insensé ! pour une malédiction : « Que ta sincérité soit ta dot ! »

« Be thy truth thy dower ! »

Puis il partage entre les deux aînées le domaine qu’a dédaigné Cordélia. Vainement un serviteur fidèle du roi, le comte de Kent, le conjure de révoquer cette sentence hâtive, en déclarant que « l’honneur est oblige à la franchise, quand la majesté cède à la flatterie. » Le prince omnipotent n’admet pas la remontrance, même la plus respectueuse ; il ne veut pas de conseiller, il ne prend avis que de sa fantaisie. D’un ton bref, il impose silence à cet audacieux dévouement : « Assez, Kent ! sur ta vie assez ! » Mais aucune menace ne saurait intimider une honnêteté si vaillante : « Révoque ta donation, réplique le comte, ou, tant que je pourrai arracher un cri de ma gorge, je te dirai que tu as mal fait. » C’en est trop. La colère royale éclate. Coupable de franchise comme Cordélia, Kent doit être disgracié comme elle ; il a mérité d’être banni d’une cour où triomphe le mensonge. Chassé par le despote, il va expier dans l’exil la félonie de sa loyauté.

Ainsi, cédant à la logique même de la tyrannie, Lear a éloigné de lui ses vrais amis et s’est livré sans défense à ses ennemis. Cordélia n’a plus qu’à se réfugier en France où un prince chevaleresque offre un trône à sa vertu méconnue. Le comte de Kent doit également disparaître, et, s’il veut encore servir son vieux maître, il lui faudra cacher sous un humble déguisement un zèle désormais impuissant. En déshéritant le dévouement, Lear a lègue tout son pouvoir à la perfidie. Égaré par l’adulation, il a abdiqué fatalement entre les mains de la trahison.

Telle est cette première scène qui est comme le prologue du drame. Quand nous revoyons Lear, il est pensionnaire chez sa fille ainée, récemment mariée au pusillanime duc d’Albany. Le roi s’amuse. Annoncé par des fanfares joyeuses, il revient de la chasse avec son cortége de cent chevaliers. Au ton gaîment impérieux dont il commande son dîner, on voit bien qu’il se croit toujours le maître. Il agit chez Goneril comme chez lui. Pour prouver qu’il tient toujours les cordons de la bourse, le voilà même qui attache à sa personne un serviteur nouveau, et il ne se doute pas que ce Caïus, dont il s’est si vite engoué, n’est autre que le loyal comte de Kent, naguère banni par lui. — Sur ces entrefaites, Oswald, l’intendant du château, traverse la salle. Le roi l’avise et lui demande où est sa fille. Oswald passe son chemin sans répondre. « Rappelez ce maroufle, » dit Lear à un de ses chevaliers. Bientôt l’intendant revient. Le roi interpelle cet impertinent : « Maraud ! Chien ! Engeance de p… ! » — « Je ne suis rien de tout cela, » répond Oswald. La patience échappe au roi : il porte la main sur l’intendant. Kent intervient et d’un coup de pied pousse l’homme dehors. — Enfin voici Goneril. À sa mine contractée, il est facile de reconnaître que la duchesse d’Albany est en colère. Sans doute, offensée de l’affront que vient de recevoir son père, elle aura chassé Oswald et elle vient annoncer que justice est faite. Mais non, ce n’est pas contre son intendant que Goneril est irritée, c’est contre les serviteurs du roi ! Elle déclare qu’il est temps de mettre un terme aux insolences de la suite de Lear. Jusqu’ici elle avait espéré que le roi réformerait lui-même ses gens ; mais cet espoir a été déçu, et la princesse va prendre elle-même des mesures. Jugez de l’étonnement du vieillard en entendant ces paroles inusitées. À cet accent si brusque et si rauque, comment reconnaître la voix mélodieuse qui l’avait ravi jusqu’alors ?

— Êtes-vous notre fille ? murmure-t-il.

— Allons, monsieur, je voudrais que vous fissiez usage du bon sens dont je vous sais pourvu.

Après cette réplique, l’étonnement du roi devient de la stupeur ; ce n’est plus de sa fille qu’il doute, c’est de lui-même.

— Quelqu’un me reconnaît-il ici ? Bah ! ce n’est point Lear !… Est-ce ainsi que Lear marche ? ainsi qu’il parle ? Où sont ses yeux ?… Lui éveillé ! Cela n’est pas… Qui donc peut me dire qui je suis ? votre nom, belle dame ?

Pour toute réponse, Goneril invite son père à sortir d’un ridicule ébahissement et lui signifie sèchement que, s’il veut continuer à résider chez elle, il gardera seulement la moitié de sa suite.

— Ténèbres et enfers ! s’écrie le roi, qu’on selle mes chevaux ! qu’on rassemble ma suite ! Dégénérée bâtarde, je ne te troublerai plus. Il me reste une fille, une fille qui, j’en suis sûr, est bonne et secourable. Quand elle saura ceci de toi, elle déchirera ton visage de louve… Tu le verras, je reprendrai cet appareil que tu crois pour toujours dépouillé par moi ; tu le verras, je t’en réponds !…

Et le roi furieux va crier vengeance chez Régane. Mais à peine a-t-il franchi la porte du château d’Albany que de sinistres pressentiments l’assiégent : si Régane allait le trahir comme Goneril ! Son fou, qui l’accompagne, semble vouloir le préparer par ses railleries à cette seconde désillusion : « Tu verras, mon oncle, que ton autre enfant te traitera aussi filialement que la première ; car elle ressemble à sa sœur comme une pomme sauvage à une pomme. » Lear affecte de rire de cette mauvaise plaisanterie ; mais au fond il est inquiet. Absorbé par une sombre rêverie, il n’écoute plus que d’une oreille distraite les coq-à-l’âne de son compagnon. Des paroles mystérieuses lui échappent : J’ai eu tort envers elle, murmure-t-il. Vous devinez de qui il s’agit. Lear songe à Cordélia, mais sans oser la nommer. La déception que lui a fait éprouver Goneril a ébranlé sa confiance en lui-même. S’il a pu se tromper si grossièrement sur le compte de l’aînée, il a bien pu se méprendre sur le compte de la cadette. La leçon a porté fruit. Cet homme qui naguère n’admettait pas une contradiction et s’imaginait être au-dessus de l’erreur, a cessé de se croire impeccable. Aveu significatif ! Pour la première fois, le roi se repent : il confesse qu’il a eu tort.

Hanté par ce remords tardif, Lear arrive au château de Glocester où Régane et Cornouailles ont transporté tout à coup leur résidence. Dans la cour même du château, un spectacle néfaste attire ses regards : il aperçoit un homme mis aux ceps ; il s’approche de l’ignoble sellette et reconnaît son propre courrier, Caïus, qu’il avait envoyé en avant pour annoncer sa venue. C’est par ordre du duc et de la duchesse de Cornouaille que Caïus a été condamné au pilori, sous prétexte d’une querelle avec l’intendant de Goneril. Devant cet affront sanglant fait à sa majesté dans la personne de son envoyé, Lear va-t-il s’emporter ? Non. Il garde patience. Il trouve même une excuse à l’impertinente lenteur que met sa seconde fille à paraître. Quel changement dans son attitude ! quelle révolution dans ses idées ! Ailleurs il s’irritait pour rien, ici il est prêt à tout justifier. C’est qu’en effet il a prévu les conséquences d’une rupture avec Régane, et, quoi qu’il en coûte à sa dignité, il veut éviter cette rupture. S’il perd l’affection de cette seconde fille, quel sera désormais son soutien ? où sera désormais son refuge ? L’amour de Régane est son asile suprême. Du moment où cet asile lui est fermé, l’adversité commence. Aussi accueille-t-il, le sourire sur les lèvres, le duc et la duchesse. Il ne semble même pas s’apercevoir qu’il ait fait antichambre ni qu’on ait maltraité son député. Ce n’est pas à Régane qu’il adresse des reproches, c’est à Goneril :

— Bien-aimée Régane, ta sœur est une méchante. Ô Régane, elle a attaché ici comme un vautour sa dévorante ingratitude. Je puis à peine te parler… Tu ne saurais croire avec quelle perversité, Régane…

Mais en vain Lear veut poursuivre sa plainte. Régane lui coupe la parole pour pallier froidement les torts de sa sœur et conseiller au roi de demander pardon à Goneril. Lear discute piteusement cet injurieux conseil et expose à Régane les raisons qui l’empêchent : « Goneril a restreint sa suite, lui a jeté de sombres regards, et l’a frappé au cœur de sa langue de serpent. Que toutes les vengeances accumulées du ciel tombent sur sa tête ingrate !

— Ô dieux propices, interrompt Régane, vous ferez le même vœu pour moi dans un accès de colère !

— Non, Régane. Jamais tu n’auras ma malédiction. Ta nature palpitante de tendresse ne s’abandonnera pas à la dureté. Son regard est féroce, le tien ranime et ne brûle pas. Ce n’est pas toi qui voudrais lésiner sur mes plaisirs, mutiler ma suite, me lancer de brusques regards, réduire mon train. Tu connais trop bien les devoirs de la nature, les obligations de l’enfance, les règles de la courtoisie, les exigences de la gratitude. Tu n’as pas oublié cette moitié de royaume dont je t’ai dotée.

Pitoyable subterfuge ! misérable tactique opposée par le père désespéré à la menaçante réalité ! Lear a beau persuader à sa fille qu’elle n’est pas ingrate ; il a beau lui remettre en mémoire ses engagements et ses devoirs, faire appel à sa nature palpitante de tendresse ; il a beau invoquer un ange : c’est un démon qui lui répond. Éperdu, la sueur au front, les sanglots dans la voix, il a beau se cramponner à une dernière illusion ; il faut que cet espoir suprême lui échappe. Enfin, la vérité éclate avec la brutale clarté de l’évidence. Goneril entre et Régane lui tend la main. L’horrible pacte, secrètement conclu, est avoué publiquement. Les deux sœurs se sont liguées contre leur père.

Abandonné par sa seconde fille, le roi n’a plus d’appui ici-bas. Aussi, ce n’est plus de cette terre qu’il attend du secours. Lui qui naguère, dans son orgueil omnipotent, signifiait ses volontés aux puissances d’en haut et déchaînait contre Cordélia « toutes les influences des astres qui font exister et cesser d’être, » le voilà réduit à implorer pour lui-même l’assistance des cieux. Dans une sublime prière, il les adjure de se souvenir qu’il y a entre eux et lui la solidarité de l’âge. S’il est juste que les camarades s’entr’aident, sa vieillesse vénérable a droit à la sympathie des divinités vénérables.

— Ô cieux ! si vous aimez les vieillards, si votre doux pouvoir encourage l’obéissance, si vous-mêmes êtes vieux, faites de cette cause la vôtre, lancez vos foudres et prenez mon parti.

Hélas ! les cieux eux-mêmes renient ce compagnon. Le tonnerre, réclamé par le vieillard, va gronder tout à l’heure, mais ce n’est pas contre Régane, ce n’est pas contre Goneril, c’est contre le roi Lear !

Chassé par ses filles, Lear fuit le château de Glocester. Déjà on n’aperçoit plus à l’horizon que la silhouette de l’ingrat manoir, vaguement éclairé par les lueurs mourantes du crépuscule. Partout aux alentours la campagne est nue et désolée. Pas un arbre où s’abriter, pas même un fourré où cacher sa tête, et la nuit arrive, et l’orage approche. Le roi erre sur la bruyère, toujours accompagné de son fou. Ô déchéance ! De ce magnifique cortége qui l’entourait hier, il ne lui reste plus que ce bouffon. Tous les courtisans chamarrés qui naguère le suivaient comme une meute, princes, comtes, barons, chambellans, marjordomes, écuyers, ont disparu. De tant de familiers qui lui avaient juré dévouement, un seul ne l’a pas quitté : c’est ce farceur en costume de Gilles et en bonnet d’âne, c’est ce pauvre enfant du peuple, ramassé dans la rue pour sa difformité comique, élevé comme un chien sous la menace du fouet, et nourri pour ses pasquinades des miettes du festin royal. — Ah ! rendez hommage avec moi à la pensée généreuse du poëte. Ce drôle, placé au dernier rang de la servilité et dont la livrée même est grotesque, cet être dégradé qui n’a même plus le droit d’avoir une émotion à lui, ce souffre-douleur voué au supplice d’une incessante hilarité, Shakespeare l’a relevé de son abjection. Sous ce vil surcot il a fait battre le plus noble des cœurs. Dans cet avorton il a mis une grande âme. Ainsi transfiguré, le bouffon n’est plus le forçat du rire, il en est le héros. Cette verve obstinée qui nargue les éléments conjurés, qui oppose aux fureurs de la tempête le bruit de ses grelots et qui répond par des éclairs aux éclairs, n’est plus la bonne humeur obligée de l’appétit besoigneux, elle est la gaieté invincible d’un admirable dévouement. Elle ne reçoit plus l’aumône des rois, elle la leur fait.

La nuit est venue, une de ces nuits formidables qui « épouvantent les rôdeurs mêmes des ténèbres, » une « nuit où l’ourse aux mamelles taries reste dans son antre, où le lion et le loup, mordus par la faim, tiennent leur fourrure à l’abri. » À voir cette perturbation de la nature, on dirait que le monde physique est bouleversé comme le monde moral. Les choses semblent être en proie au même chaos que les âmes. L’ouragan, complice des filles de Lear, associe à leurs violences barbares ses violences sauvages. La pluie crache sur les cheveux blancs qu’a conspués Goneril ; la bise soufflette le front vénérable que Régane a bumilié. Entendez-vous l’auguste vagabond qui jette au firmament son pardon sublime : « Ciel, gronde de toutes tes entrailles ! crache, flamme ! jaillis, pluie ! Pluie, vent, foudre, flamme, vous n’êtes point mes filles. Éléments, je ne vous accuse pas d’ingratitude. Jamais je ne vous ai donné de royaume, jamais je ne vous ai appelés mes enfants. Vous ne me devez pas obéissance ! Laissez donc tomber sur moi l’horreur à plaisir ! »

Tandis que le roi tient tête à la tempête, survient le fidèle Kent qui dissimule toujours sous la livrée de Caïus son dévouement proscrit. Kent hors d’haleine annonce qu’il a découvert une hutte aux environs et presse son maître d’aller y chercher refuge. Lear cède à ses instances, mais moins par souci de lui-même que par sollicitude pour son fou : « Viens, mon enfant, dit-il au bouffon qui grelotte. Comment es-tu, mon enfant ? As-tu froid ? J’ai froid moi-même… Où est ce chaume ? La nécessité a l’art étrange de rendre précieuses les choses les plus viles… Voyons votre hutte… Pauvre diable de fou, j’ai une part de mon cœur qui souffre aussi pour toi ! » Touchantes paroles qu’il faut recueillir avidement, car ce sont les premiers mots de pitié qui soient tombés de ces lèvres royales. — Sous l’action du malheur, l’âme de Lear se transforme et s’épure ; son cœur, endurci par l’éducation funeste du despotisme, s’attendrit enfin sous l’influence salutaire de l’adversité. Peu à peu nous voyons se dégager en lui les vertus latentes. Les qualités réelles, dont la nature l’avait doué et qu’avait comprimées si longtemps l’usage de la toute-puissance, surgissent à nos yeux ravis. L’égoïsme parasite, qui naguère dégradait son caractère, disparaît enfin pour faire place à la charité native. Ah ! qui se fut attendu à une pareille métamorphose ? Qui eût cru la compassion possible à l’implacable tyran que n’avaient pas ému les larmes de Cordélia ? Telle est pourtant la surprise que nous a ménagée le poëte. Dans sa détresse inouïe, Lear a encore « une part de son cœur qui souffre pour ce pauvre fou. » Le roi oublie ses indicibles souffrances pour se rappeler que son bouffon souffre. Si vaste est devenue sa sensibilité que ses propres tortures ne suffisent plus à l’absorber.

Désormais il n’est pas d’infortune qui ne doive trouver un écho dans le cœur renouvelé du roi. Il n’est pas de douleur qui ne doive éveiller sa sympathie. La catastrophe qui l’a précipité du trône l’a mis en contact avec des détresses qu’il ne soupçonnait pas, et à l’avenir il aura compassion de toutes ces détresses. En apercevant la chétive hutte où Kent le conduit, il songe à la misère dont elle est le refuge. Il songe aux malheureux dont ce taudis est le palais. Il songe à tous les damnés qui depuis leur naissance agonisent dans cet enfer social où il vient d’être jeté lui-même : « Ô détresses sans asile !… Pauvres indigents tout nus, où que vous soyez, têtes inabritées, estomacs inassouvis, comment sous des guenilles trouées vous défendez-vous contre des temps pareils ? Oh ! j’ai pris trop peu de souci de cela… Opulence, essaie du remède, expose-toi à souffrir ce que souffrent les misérables pour savoir ensuite leur émietter ton superflu et leur montrer des cieux plus justes. » Mea culpa solennel de la toute-puissance repentante ! Salutaire remords infligé par le poëte à la royauté négligente ! Le justicier Shakespeare condamne la monarchie déchue à faire amende honorable à l’humanité.

Cependant le fou, qui avait pénétré le premier dans la cabane, vient d’en ressortir tout effaré.

— N’entre pas là, mon oncle, il y a un esprit… À l’aide ! à l’aide !

— Donne-moi ta main… qui est là ?

— Un esprit !… un esprit !… Il dit qu’il s’appelle pauvre Tom.

La terreur du bouffon ne s’explique que trop. Une horrible apparition vient de surgir, derrière lui, sur le seuil de la hutte : c’est un être à demi nu, le visage barbouillé de fange, les cheveux hérissés, la mine farouche. Quel est ce personnage hideux ? Est-ce un échappé de Bedlam ? Est-ce un possédé ? Est-ce un démoniaque ? Se peut-il qu’une créature ait été dégradée à ce point ? Par quelle aventure inouïe un vivant à face humaine a-t-il pu être réduit à une telle abjection ?

Écoutez cette lamentable histoire que le poëte a soudée pour jamais à la légende du roi Lear.

Le misérable que vous voyez à l’entrée de ce taudis sans nom était naguère un des heureux de ce monde. Il était né dans un berceau princier. Fils légitime du comte de Glocester et filleul du roi Lear, il avait eu la noblesse pour aïeule et la monarchie pour marraine, et, sous cette double tutelle, il semblait inaccessible à l’adversité. Mais Edgar avait dans son âme même le germe du malheur : sur une terre où la vertu est une désignation au martyre, il était venu honnête et loyal. Sa candeur l’offrait d’avance comme victime à la perfidie. — Le jeune homme avait un frère naturel qui faisait avec lui un contraste frappant. Autant Edgar était doux, scrupuleux et franc, autant Edmond était rude, dissolu et rusé. La bâtardise avait inoculé au caractère d’Edmond un virus indélébile. Enfant d’une prostituée, il avait sucé la corruption avec le lait. Une infâme éducation avait vicié sa précoce intelligence. Edmond avait été élevé dans le dédain de tout principe, dans le mépris de toute affection. Son père lui avait appris à mépriser sa mère, ne se doutant pas qu’un jour ces odieuses leçons seraient mises à profit contre lui-même, et qu’en détruisant chez son fils la piété filiale, il le provoquait au parricide. En effet, dégagé de tout scrupule moral, affranchi de tout devoir, Edmond était entré dans la vie avec cette pensée unique : jouir de la vie. Matérialiste par conviction et sensuel par tempérament, il ne devait reculer devant aucun crime pour satisfaire ses convoitises. — Dès longtemps, le splendide héritage promis à son frère légitime lui avait fait envie, et, pour s’en emparer, il n’avait pas hésité à exécuter le plus monstrueux des plans. Abusant de la crédulité de son père, il avait persuadé au vieux comte qu’Edgar en voulait à ses jours, et il avait produit comme preuve une lettre habilement fabriquée. Trompé par ce faux, Glocester avait fait mettre à prix la tête de son fils aîné ; et, pour dérouter les poursuites, Edgar avait assumé les hideux dehors d’un possédé. Depuis ce moment, le jeune fugitif errait sur les routes, en proie au dernier dénûment, se nourrissant d’ordure, s’abreuvant d’ignominie, « vivant de crapauds et de lézards, dévorant la bouse de vache, extorquant la charité des pauvres fermes, tantôt par des imprécations, tantôt par des prières. » Et c’est lui que vous venez de voir sortir, échevelé, écumant, épouvantable, de la masure où Lear allait entrer.

Comment ne pas admirer ici le génie du poête ? Avec quel art il a su réunir sur la même scène ces deux infortunes exceptionnelles, pour les faire gémir de concert ! Avec quelle puissance de concentration il a su fondre ce double drame dans une émotion unique ! Là, sur cette bruyère désolée, devant ce bouge immonde, dans la même pénurie, après la même catastrophe, se rencontrent l’aristocratie bannie et la monarchie proscrite. La sympathie du malheur attire au même instant sous nos yeux ces deux victimes de la révolte contre nature, cet adolescent et ce vieillard, — l’un, le fils maudit par son père ; l’autre, le père chassé par ses filles.

Hélas ! une dernière disgrâce doit atteindre le roi Lear. L’apparition d’Edgar est comme la secousse suprême infligée à la raison chancelante de l’auguste banni. En apercevant ce forcené, le vieillard succombe à l’hypocondrie contre laquelle il se débattait depuis longtemps. Par un contre-coup fatal, le délire fictif d’Edgar provoque la démence trop réelle de Lear ; la frénésie passe subitement des gestes et des paroles de l’un aux idées de l’autre.

Edgar. — Arrière ! le noir démon me poursuit ! À travers l’aubépine hérissée souffle le vent glacial.

Lear. — Tu as donc tout donné à tes filles, que tu en es venu là !…

Le fou. — Nenni, il s’est réservé une couverture, autrement toutes nos pudeurs auraient été choquées.

Lear. — Rien n’a pu ravaler une créature à une telle abjection, si ce n’est l’ingratitude de ses filles. Est-ce donc la mode que les pères reniés obtiennent si peu de pitié de leur propre chair ?

Edgar. — Pillicock était assis sur le mont Pillicock… Halloo ! Halloo ! loo ! loo !

Étonnant dialogue, où les plaisanteries comiques répondent aux plaintes tragiques, où les railleries du bouffon se croisent avec les hurlements du démoniaque et les lamentations de l’insensé ! De toutes les scènes jamais risquées au théâtre, certes voilà bien la plus audacieuse. Et ne croyez pas que cette audace soit la hardiesse involontaire du poëte inspiré. C’est par une préméditation profonde que Shakespeare s’est écarté de la légende pour nous donner ce spectacle extraordinaire.

Rendez-vous compte de ce qu’a osé le poëte. À une époque où les nations, croyant au droit supérieur des princes, étaient prosternées devant la monarchie et se laissaient régir aveuglément par elle, quelle témérité ne fallait-il pas pour leur montrer un roi en démence ! Eh quoi ! cette raison souveraine, — émanation directe de la sagesse divine, — que les peuples regardaient comme leur providence, voilà ce qu’elle peut devenir ! Cet esprit infaillible qui prétendait fixer nos destinées par des arrêts irresponsables, voilà à quelle abjection il peut être réduit ! Il est donc sujet à toutes les faiblesses, à toutes les infirmités, à toutes les maladies morales. Le délire peut l’égarer un jour, la folie peut l’aliéner à jamais. Quelle révélation inattendue ! Quel démenti donné à la superstition universelle ! — Si hardie était l’hérésie avancée par Shakespeare que, deux siècles plus tard, à la veille de la révolution française, elle faisait frémir ses moins timides interprète : J’ai tremblé plus d’une fois, avouait Ducis, en essayant de traduire le Roi Lear, à l’idée de faire paraître sur la scène française un roi dont la raison est aliénée. » En effet, la tragédie classique, dont les règles retenaient l’auteur d’Abufar, avait mis sa poétique en harmonie avec l’autorité monarchique ; elle interdisait, au nom du goût, tout ce qui pouvait porter atteinte à la majesté des rois : elle niait que la déraison pût frapper les têtes couronnées et défendait de croire que les Héliogabale et les Charles VI eussent jamais existé. Voilà pourquoi le bon Ducis reculait avec un tel effroi devant la pensée de transporter un roi fou sur la scène de Voltaire et de Racine. Le poëte anglais avait, en vérité, outrageusement violé toutes les conventions orthodoxes. Ne relevant que de la nature et de son génie, il n’avait pas hésité à montrer la fragilité humaine jusque sous le manteau impérial. Avec une outrecuidance superbe, il avait frappé le sceptre de caducité et fait monter jusqu’au trône la démence vertigineuse.

Après cette scène incomparable qui est comme le point central du drame, l’action se bifurque : les deux tragédies domestiques qui s’étaient jointes un instant dans l’entrevue du père banni et du fils proscrit se séparent de nouveau et reprennent leur cours parallèle. Mais la duplicité de l’action n’altère en rien l’unité de l’œuvre. Si les incidents diffèrent, l’idée reste identique. La même destinée qui a causé le malheur de Lear va causer le malheur de Glocester[9].

Le comte a commis la même méprise que le roi. Égaré comme celui-ci par un mensonge, il a sacrifié l’enfant légitime à l’enfant bâtard, il a déshérité le juste au profit de l’injuste, et il n’a trouvé que la perfidie là où il comptait trouver le dévouement. Glocester est trahi par Edmond, comme Lear par Goneril et par Régane. L’analogie de la faute produit nécessairement l’analogie de la peine. De même que celui-ci a été puni de sa méprise par l’aveuglement moral, de même celui-là expie la sienne par l’aveuglement physique. L’erreur primitive s’épaissit autour des coupables, comme un crépuscule sinistre, les enveloppe peu à peu de son ombre et finit par les jeter dans les ténèbres. La perception exacte du monde réel est interdite aux deux condamnés. La lumière, naguère reniée par eux, se voile pour eux ; et il faudra que désormais ils cherchent leur chemin à tâtons, l’un dans la nuit du délire, l’autre dans la nuit de la cécité.

Alors, mais alors seulement, le poëte appelle à leur aide les deux dévouements qu’ils avaient méconnus. Edgar arrive au moment où Glocester, les yeux crevés, vient d’être chassé de son propre château par ordre du duc de Cornouailles ; il se fait le guide de son père, le sauve du suicide par une ruse salutaire, et le préserve d’un assassinat, en assommant Oswald. Mais tous ces pieux efforts ne sauraient prévaloir contre un destin inévitable. Edgar cède enfin à l’envie trop légitime de se faire reconnaître par son père. Hélas ! le vieillard ne peut supporter cette émotion suprême. La joie elle-même se ligue avec la douleur pour achever une existence épuisée, et Glocester meurt en bénissant son fils.

De son côté, Cordélia, informée par Kent de la détresse du roi Lear, est accourue de France pour le secourir et a débarqué à Douvres à la tête d’une armée française. L’auguste aliéné a été heureusement transporté au milieu de ces troupes chevaleresques, et le voilà qui dort sur un lit de camp, dans la tente royale. Cordélia, debout à son chevet, interroge à voix basse un médecin. L’homme de l’art exprime l’espoir que le sommeil aura rétabli le calme dans l’esprit du malade. La reine de France supplie les dieux de ne pas démentir cet espoir et attend, agenouillée, le moment du réveil. Une musique douce prélude par ses accords à cet instant décisif. Enfin le vieillard ouvre les yeux.

— Parlez-lui, madame, dit vite le médecin. Cordélia se penche sur son père.

— Me reconnaissez-vous, sire ?

— Vous êtes un esprit, je le sais. Quand êtes-vous morte ?

— Toujours, toujours égaré, murmure la reine avec un geste d’angoisse.

— Il est à peine éveillé, observe gravement le docteur. Laissons-le seul un moment.

Tous s’écartent du lit, épiant avec une inexprimable anxiété les paroles qui vont échapper au malade :

— Où ai-je été ? où suis-je ? Le beau jour ! Je ne jurerais pas que ce soient là mes mains… Voyons. Je sens cette épingle me piquer… Que je voudrais être sur de mon état !

— Oh ! regardez-moi, sire, s’écrie la reine en s’avançant, et étendez les mains sur moi pour me bénir.

Devant cette angélique vision, Lear veut se mettre à genoux : Mais Cordelia le retient[10].

— Non, sire, ce n’est pas à vous de vous agenouiller.

— Grâce, ne vous moquez pas de moi… Je suis un pauvre vieux radoteur de quatre-vingts ans… À parler franchement, je crains de n’être pas dans ma parfaite raison… Il me semble que je dois vous connaître et connaître cet homme… Pourtant je suis dans le doute, car j’ignore absolument quel est ce lieu. Je ne sais même pas où j’ai logé la nuit dernière… Ne riez pas de moi ; car, aussi vrai que je suis homme, je crois que cette dame est mon enfant Cordélia !

Plus de doute ! Lear revient à lui ; il recouvre peu à peu toutes les facultés qui font l’essence de l’âme, la perception, le raisonnement, la mémoire, la conscience ; il reprend possession de son moi perdu, et déjà la démence ne laisse plus dans son esprit que le vague ébranlement d’un lointain cauchemar. Réveil ineffable ! la lumière et Cordélia rayonnent au chevet du convalescent. Voilà bien le jour, et voilà bien sa fille ! C’est bien sa fille qu’il embrasse ! C’est bien sa fille qu’il bénit ! Ce sont bien les larmes de sa fille qui mouillent sa barbe blanche ! Cordélia pleure, mais c’est de joie. Quelle joie pour elle, en effet, d’avoir retrouvé son vieux père ! Quelle ivresse ! quel ravissement ! Dans son extase, Cordélia a déjà formé tout un plan de bonheur : elle se voit assise aux pieds de son père, sur les marches du trône reconquis ; elle voit le roi Lear de nouveau maître de ses États, régnant, gouvernant, vénéré et obéi par un peuple à genoux ; elle voit son amour triomphant. Elle a foi dans la providence des dieux propices : aujourd’hui ils ont rendu la raison au roi, demain ils lui rendront bien la couronne. Demain, grâce à leur tout-puissant appui, les mercenaires du mal seront mis en déroute par les soldats du bien. Demain la chevaleresque armée française battra les bandes infâmes que payent Goneril et Régane, les filles parricides. Il est impossible que le ciel prenne contre la vertu le parti du crime.

Ainsi raisonne Cordélia, mais sa candeur la trompe. Sur cette terre d’iniquités, le succès n’est pas aux bonnes causes. Quand le sort se prononce, c’est toujours contre la justice. Au jour de la lutte décisive, les paladins de la piété filiale doivent être écrasés par les hordes de l’impiété. L’élite qui seconde Cordélia était vaincue d’avance : elle arrive sur le champ de bataille, mais pour le couvrir de cadavres… Entendez-vous ces bouches de bronze ? Elles annoncent l’approche du parricide Edmond qui passe triomphalement sur la scène sanglante. Derrière lui, entre deux haies de bandits, Lear et sa fille marchent enchaînés. Cordélia a déjà la voix presque divine du martyre :

— Vois-tu, dit-elle au vieillard, nous ne sommes pas les premiers qui, avec la meilleure intention, aient encouru malheur. C’est pour toi, roi opprimé, que je m’afflige : seule j’affronterais aisément les affronts du destin. Est-ce que nous ne verrons pas ces filles et ces sœurs ?

— Non, non, non, non ! Viens, allons en prison : tous deux ensemble nous chanterons comme des oiseaux en cage. Quand tu me demanderas ma bénédiction, je me mettrai à genoux et je te demanderai pardon. Ainsi nous passerons la vie à prier et à chanter, et à conter de vieux contes, et à rire aux papillons dorés !…

Un homme à mine sinistre accompagne jusqu’à leur prison le vieux roi et sa fille. Que vont devenir les captifs ? Les chefs de l’armée victorieuse ne sont pas d’accord : Edmond veut se défaire d’eux, mais le duc d’Albany veut les sauver. Qui l’emportera des deux capitaines ? Les événements que le poëte accumule sous nos yeux prolongent notre anxiété. — Le duc, prévenu par un avertissement mystérieux, fait arrêter Edmond qui, complice de la duchesse, sa femme, méditait de l’assassiner. Goneril, ainsi démasquée, se poignarde après avoir empoisonné Régane, sa rivale. Edmond, amant incestueux des deux sœurs, est provoqué en duel et frappé à mort par son frère Edgar, Mais, avant d’expirer, le bâtard repentant révèle qu’il a donné l’ordre d’égorger les captifs. Sur-le-champ un contre-ordre est envoyé. Arrivera-t-il à temps ?

Hélas ! Reconnaissez-vous cette voix désespérée qui retentit au fond du théâtre ? C’est bien celle du roi Lear. Le vieillard accourt portant dans ses bras Cordélia étranglée.

— Hurlez ! hurlez ! hurlez !… Oh ! vous êtes des hommes de pierre. Si j’avais vos langues et vos yeux, je m’en servirais à faire craquer la voûte du ciel… Elle est partie pour toujours. Je sais quand on est mort et quand on est vivant… Elle est morte comme la terre… Non, non, plus de vie. Pourquoi un chien, un cheval, un rat ont-ils la vie, quand tu n’as plus même le souffle ! Tu ne reviendras plus. Jamais ! jamais ! jamais ! jamais ! jamais !… Je vous en prie, défaites-moi ce bouton. Merci, monsieur… Voyez-vous ceci ? Regardez-la, regardez ! ses lèvres ! règardez-la ! regardez-la !

Et le père meurt en étreignant le cadavre de sa fille.

Chose étrange, que cette conclusion fatale, nécessaire, sublime, par laquelle le poëte a achevé son œuvre, ait soulevé contre lui tant de récriminations ! Mistress Lenox a accusé Shakespeare d’avoir altéré à tort la vérité historique. Jonhson l’a blâmé formellement d’avoir « fait périr la vertu dans une juste cause, contrairement aux idées naturelles de justice, à l’espérance du lecteur, et, ce qui est encore plus singulier, à la foi des chroniques. » Garrick, Garrick lui-même, a consacré ces reproches en substituant, sur son théâtre, au dénoûment tragique un dénoûment de comédie, improvisé par un certain Nahum Tate, lequel accordait au roi Lear et à Cordélia la victoire définitive[11]. Et le public égaré applaudissait encore, il y a peu d’années, à cette mutilation sacrilége. Heureusement, à l’honneur de l’esprit humain, des voix éloquentes se sont fait entendre pour venger le chef-d’œuvre outragé. Les protestations répétées d’Addison, de Coleridge, de Shelley et de Charles Lamb ont fini par éclairer la critique qui, toute honteuse, a demandé et obtenu que le drame fût enfin réintégré sur la scène dans sa splendeur première ; et aujourd’hui, grâce à cette résipiscence tardive, la pensée du poëte, mieux expliquée et mieux comprise, a repris son juste empire sur les émotions de la foule.

Sachez-le bien, si Shakespeare repousse le scénario traditionnel, s’il dédaigne la conclusion de la chronique, c’est qu’il cède à l’inspiration supérieure de son génie, c’est qu’il obéit à la nécessité même du sujet. En effet, adaptez à l’œuvre du maître la terminaison légendaire, faites, comme l’a voulu Nahum Tate, que le roi Lear soit rétabli triomphalement sur le trône, et non-seulement le drame perdra la moitié de sa beauté, ainsi que l’a dit Addison, mais il perdra sa signification même. En voyant ce vieux monarque proscrit remis par une armée étrangère en possession de ses États, nous autres, spectateurs du dix-neuvième siècle, nous songerons à quelque Louis le Désiré rentrant dans sa capitale derrière les fourgons de ses alliés. Cette pièce, terminée par la chute de l’usurpation et le triomphe de la légitimité, nous apparaîtra comme l’apothéose du prétendu droit divin des princes. — Comment ne pas reconnaître que cette conclusion est directement opposée à l’idée même de l’auteur ? Quoi ! Shakespeare aurait, dès l’origine, fait descendre le roi Lear du trône, il lui aurait retiré, par un acte d’abdication, le monstrueux pouvoir dont il était la première victime, il l’aurait arraché à la corruption des cours, il l’aurait soustrait à l’action funeste de l’omnipotence, il l’aurait corrigé par l’épreuve, réformé par l’adversité, réhabilité par le malheur, et tout cela pour arriver en définitive à le rétablir dans le milieu fatal d’où il l’avait tiré d’abord. Cette âme qu’il avait débarrassée peu à peu de tous les vices inoculés par la toute-puissance, il la prostituerait, une fois épurée, à la toute-puissance. Il rendrait à la monarchie ce cœur reconquis sur la monarchie. Contradiction absurde, impossible, que le maître n’a pu sanctionner ! Il est une majesté plus haute que la royauté, c’est la paternité. Après avoir recouvré le titre de père, Lear ne saurait sans déchéance reprendre le titre de roi. Pour faire une fin digne de lui, il ne doit pas expirer misérablement en agitant un sceptre, il doit mourir d’amour en embrassant son enfant.

À en croire les critiques à courte vue, la justice poétique exigeait ici un dénoûment heureux. Mais que faut-il entendre par dénoûment heureux ? Le poëte ne comprend pas le bonheur comme ces critiques. À ses yeux, la félicité ne consiste pas dans la longévité. Qu’est-ce que l’existence pour l’auteur d’Hamlet ? « C’est un jardin de mauvaises herbes qui montent en graine. » Les plus vives jouissances qu’on y trouve lui semblent « pesantes, fades, plates et stériles. » La terre lui fait l’effet d’un promontoire désolé ; le ciel, malgré les flammes d’or qui constellent son dais splendide, ne lui apparaît que comme un noir amas de vapeurs pestilentielles. Le monde, tel que le voit Shakespeare, n’est qu’une région sinistre où souffle le perpétuel ouragan des instincts et des éléments. C’est un sombre Golgotha que couvre un firmament implacable et où l’humanité crucifiée subit toutes les passions. Aussi, bien loin de plaindre ceux qui quittent avant l’heure un pareil monde, Shakespeare leur porte envie. Les privilégiés pour lui ne sont pas ceux qui restent, ce sont ceux qui s’en vont. Heureux ceux qui ont fini leur temps ! Pourquoi donc prolonger ici-bas l’agonie du roi Lear ? Le vieillard n’a-t-il pas assez souffert ? N’a-t-il pas été assez éprouvé, assez navré, assez torturé ? « Ah ! s’écrie le poëte, laissez-le partir ! C’est le haïr que vouloir sur la roue de cette rude vie l’étendre plus longtemps. »

O, let him pass ! he hates him
That would upon the rack of this rough world
Stretch him out longer.

Oui, par pitié, laissez mourir ce pauvre père. La mort pour lui n’est pas un châtiment, c’est la délivrance. Que ferait-il sur cette terre où sa fille n’a pu vivre ? Cordélia est là-haut : il va la rejoindre.


Hauteville-House, 14 juillet 1861.

  1. Le Roi Jean, scène v, tome III, p. 223 et suiv.
  2. Le Second Hamlet, tome I, p. 183 et 224.
  3. Shakespeare s’est fié au témoignage de Plutarque, qui donne à la mère de Coriolan le nom de Volumnie et à sa femme le nom de Virgilie. Mais le biographe grec aurait induit le poëte en erreur, s’il faut en croire Tite-Live, Denys d’Halicarnasse, Valère Maxime et tous les autres historiens, qui appellent la première Véturie et la seconde Volumnie.
  4. Traduction d’Amyot.
  5. Ici encore le poëte a modifié la légende. Selon Plutarque, Marcius reçut un accueil tout différent : « Ainsi s’en alla-t-il droit à la maison de Tullus, et il s’assit sans dire mot à personne, ayant le visage couvert et la tête affublée : de quoi ceux de la maison furent bien ébahis, et néanmoins ne l’osèrent faire lever, car encore qu’il se cachât, si reconnaissait-on ne sais quoi de dignité en sa contenance. » Shakespeare s’est départi de la tradition historique pour infliger au héros transfuge l’humiliation suprême d’une querelle avec des laquais
  6. Voir à l’appendice la citation entière de cet épisode du Roman de Brut.
  7. Voir aux notes les extraits de cette œuvre curieuse, traduite en français pour la première fois.
  8. Un trait qui complète la ressemblance entre le drame et l’histoire, c’est que Lear est, comme Jacques II, soutenu par une armée française, et définitivement battu par son gendre. Et, chose remarquable, le poëte a adopté cette conclusion fatale contrairement à la légende.
  9. L’aventure de Glocester et de ses deux fils paraît avoir été empruntée à un épisode de l’Arcadie, de Sidney, que le lecteur trouvera traduit pour la première fois, à l’Appendice de ce volume.
  10. Ce jeu de scène si pathétique se retrouve dans Coriolan à un moment également solennel. Là, la mère veut s’agenouiller devant son fils, comme ici le père devant sa fille. La même émotion se traduit dans les deux drames par le même geste.
  11. Voir ce dénoûment aux notes.
Dédicace Coriolan
Introduction