Sixtine, roman de la vie cérébrale/XX

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XX.— LE 28 DÉCEMBRE


« … L’une meurt, l’autre vit, mais la morte

parfois se venge d’être morte. »

ANONYME.


Au coin du feu, dans la chambre attiédie, ils causaient très émus, car c’était l’heure où d’un tacite accord, leurs lèvres closes allaient ouvrir la porte aux âmes prisonnières.

Depuis deux mois Sidoine faisait la cour à Coquerette. Il ne lui parlait pas de la terre ou du ciel, ni de la destinée charmante des amants qui s’attachent des ailes et s’envolent, dans la pourpre estivale des soirs, vers les cimes lumineuses ; il lui parlait des robes nouvelles et des courses d’Auteuil, de l’Opéra, du Salon, de la rue, de l’hippique, du bois de Boulogne, et de la Revue des Deux-Mondes : elle le comprenait et lui trouvait de l’esprit.

Sidoine s’amusait à l’aimer en passant. Ayant beaucoup souffert durant toute une année, il sentait le besoin de se distraire un peu, de jouer à la paume avec un cœur léger, et de baiser en souriant, une toison blonde et deux yeux bleus.

Coquerette aussi s’amusait. Elle avait un mari, aimable mais bourgeois, membre d’un cercle de second ordre et de plusieurs conseils de surveillance. Il touchait des jetons de présence parfois et des jetons de baccarat souvent : le jeu était clément pour sa bourse et la Bourse pour son portefeuille. Elle ne le comprenait pas, lui, mais elle l’estimait beaucoup et ne le boudait pas plus de deux fois sur trois à l’heure matrimoniale.

Un mari, c’est un père, c’est un frère ; il baise sur la bouche au lieu de baiser sur le front ; il couche avec vous, parce que c’est l’usage ou parce que les appartements sont trop petits et s’il entreprend quelque visite secrète, c’est qu’il vous a sous la main et qu’il faut bien faire un enfant, ou deux, quand les affaires marchent.

Un amant, c’est un enfant, c’est quelque chose qu’on a créé soi-même, cela vous appartient, on peut jouer avec, on peut le dorloter, le bercer, l’embrasser, le battre, le consoler, le caresser, le mettre en pénitence, lui pardonner, le gronder, le priver de dessert, lui faire tenir les épingles quand on s’habille, l’envoyer se coucher à huit heures.

On redevient petite fille, on a une poupée : ah ! c’est bien différent.

Coquerette n’avait pas d’enfant, elle voulait jouer et Sidoine ne demandait pas mieux.

L’heure, pourtant, était grave : on allait passer de l’autre côté de la rivière, et il fallait se jeter à l’eau, nager vers l’autre bord, épaule contre épaule. Après, sur le gazon vert, on s’étend au soleil et revenu de son émoi, on a de jolis moments, on cueille de réjouissantes fleurs, et avec quelles délices on revient se baigner dans la rivière si terrible tout à l’heure, maintenant si douce, si tiède, si tendrement murmurante.

Déjà, sans le vouloir, car il goûtait le charme de la pudeur, Sidoine avait tourné la tête vers le lit : c’était l’instinctive reconnaissance du terrain qui s’impose, avant tout combat, aux plus étourdis. Haut, large et profond, ce lit sous ses lourdes courtines rouges le fascinait, mais à la très agréable impression se mêlait une inquiétude. Il y avait dans la disposition des rideaux, dans la nuance des étoffes, dans le mystère de l’ombre chatoyante et des reflets rosés, dans tout cet appareil (ah ! comme ce mot le frappa ! ), dans tout cet appareil, quelque chose d’attristant.

Ses yeux encore une fois se dirigèrent vers le lit : « Le lit de Coquerette, le lit sur lequel quand la flamme attendue luira dans son regard, je porterai la chère petite femme en mes bras forts et tremblants, le lit de nos amours, le lit de Coquerette, qu’y a-t-il là d’attristant ? Absurde ! »

Il prit les mains de Coquerette et se mit à baiser ses doigts l’un après l’autre avec une grâce qui la charma ; elle s’attendrit à tant de délicatesse dans le sentiment, la pauvre mignonne ! Il ne fallut pas un plus grand coup de vent pour disperser les derniers oiseaux jasant encore parmi les branches ; elle se sentit le cœur allégé soudain, car jamais son mari n’aurait eu l’idée d’une aussi exquise caresse, « et puisque jamais il n’en aura l’idée, il faut bien que j’en aime un autre. Peut-on raisonnablement exiger d’une femme qu’elle se prive de telles délices ? Si mon mari est incapable, ce n’est pas ma faute, à moi ! »

Sidoine continuait, ayant trouvé ce moyen de ne plus parler et comptant bien trouver également, grâce à quelques minutes de ce manège, le moyen de ne plus penser.

Il recommença par le petit doigt et Coquerette avait les yeux ravis de Psyché sous le premier baiser de l’amour.

Sidoine baisa le petit doigt sur la seconde phalange, car il avait distribué la ronde de ses baisers sur les ongles, d’abord, puis sur la première jointure.

Il baisa le petit doigt et au même instant revinrent à ses lèvres, et cette fois presque terrifiantes, ces syllabes intérieurement prononcées déjà :

« L’appareil ! »

Coquerette crut qu’il disait : « Je t’aime, petit doigt de Coquerette », et elle fut contente.

Sidoine baisa la seconde jointure de l’annulaire de Coquerette et bruit à ses lèvres cet autre mot :

« Funèbre ! »

Coquerette crut qu’il disait : « Je t’aime, annulaire de Coquerette », et elle fut contente.

Sidoine baisa la seconde jointure du médius de Coquerette, et il ne dit rien.

Coquerette crut que le doux lézard familier allait monter le long de sa main, le long de son poignet, le long de son bras nu : « Mon Dieu ! jusqu’où ira-t-il ? Je vais toujours fermer les yeux, je verrai bien. »

Mais la caresse s’arrêta effarouchée ; Sidoine se releva très pâle : il regardait le lit comme on regarde un spectacle inattendu et douloureux :

« L’appareil est funèbre, et mon cœur s’épouvante. »

Les mois s’étaient rejoints et de la conjonction magique naissait et surgissait l’unité réelle contenue en leurs éléments.

C’était bien un funèbre appareil :

Trois cierges au chevet s’allumèrent et à cette lueur la blanche figure sembla sourire aux anges, comme les petits enfants dans leur berceau. Un grand crucifix noir apparut sous ses mains croisées ; des fleurs furent semées, des roses sur son sein, sur son ventre des lys et à ses pieds des violettes.

« Non, elle n’est pas morte ! criait Sidoine en allant s’agenouiller près de sa maîtresse. Dis tu n’es pas morte ? Ouvre les yeux, si tu me reconnais ? Qu’avez-vous fait ? Pourquoi ces lumières, pourquoi toutes ces fleurs, vous allez lui faire mal à la tête. »

Il y avait juste un an, au dernier 28 décembre, il était arrivé chez elle : c’était le même appareil funèbre et il avait dit les mêmes paroles, pleuré les mêmes larmes.

Il prit la main de la morte et l’approcha de ses lèvres, mais l’épouvante, d’un choc soudain, le coucha par terre : elle était froide.

Coquerette, ses grands yeux bleus grandement ouverts avait suivi avec stupeur les phases de la terrifiante vision. Elle savait l’histoire de Sidoine et comprit qu’un vent de folie d’amour avait touché son ami à l’heure même du poignant anniversaire.

La petite femme légère et rieuse sentit un frisson inconnu. Elle se leva toute palpitante, se jeta sur Sidoine, comme une lionne sur sa proie et le mordit à la joue.

Sidoine ouvrit les yeux :

— Ah ! tu es à moi, à moi seule, à moi, cria Coquerette en baisant effarée la trace de ses dents, je t’ai marqué à mon signe, tu m’appartiens. Je t’aime, Sidoine, je t’aime à mourir ! Ah ! je n’avais jamais senti rien de pareil !

Elle le souleva, le fit asseoir, se mit à ses pieds.

— Elle est morte, dit Sidoine, étourdi encore, mais revenu à lui-même, elle est morte, mais je l’aimerai éternellement.

— Et moi ? Et moi ?

Sidoine ne répondit pas.

— Et moi ? et moi ?

Sidoine la baisa doucement au front.

— Et moi ? Et moi ?

— Elle est morte ! dit Sidoine.

— Je mourrai, dit Coquerette.

— Pourquoi faire ? demanda Sidoine

— Pour être aimée, dit Coquerette.