Rêveries d’un païen mystique/Socrate devant Minos

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Rêveries d’un païen mystique, Texte établi par Rioux de MaillouGeorges Crès et Cie, éditeurs (p. 52-61).




SOCRATE DEVANT MINOS[1]




Minos. Sois le bienvenu parmi les ombres, Socrate, toi qui, sur la terre, as toujours cherché la vérité.

Socrate. Salut à toi, Minos. Ceux qui ont été injustement condamnés par les vivants se présentent avec confiance devant ton tribunal, juge des morts.

Minos. Je ne suis pas ton juge, Socrate, ni celui des autres hommes. La conscience humaine se juge elle-même selon ses actes.

Socrate. Qu’a donc voulu dire Homère ?

Minos. Toi et tes contemporains avez mal compris ses paroles. Il a dit que je rendais la justice aux morts. J’écoute ceux qui s’accusent et je cherche à réconcilier ceux qui se sont haïs pendant la vie ; telle est la fonction qui m’est attribuée pour avoir reconnu, aux siècles anciens, que les sociétés humaines doivent être fondées, non sur la force, mais sur la loi. Quand tes accusateurs viendront ici, tu pourras les accuser à ton tour. Celui qui reconnaîtra ses torts ira se livrer aux Euménides pour être purifié.

Socrate. Crois-tu donc, Minos, qu’Anytos et Mélitos avoueront qu’ils ont été injustes ?

Minos. Je leur montrerai les conséquences de leur action, Socrate. Ils entendront les siècles futurs les condamner à leur tour. Ils verront dans l’avenir des races serviles qui, après avoir inondé la terre de sang innocent, reprocheront encore ta mort à la démocratie d’Athènes. Alors ces hommes qui, en t’accusant, ont cru servir la patrie, seront épouvantés de leur œuvre et appelleront l’expiation.

Socrate. Comment se peut-il, Minos, qu’en accusant un innocent quelqu’un s’imagine qu’il sert la patrie ?

Minos. Tu leur adresseras cette question à eux-mêmes, Socrate, et je sais ce qu’ils te répondront. Ils te montreront les fruits de tes leçons : ton disciple chéri, Alkibiade, donnant l’exemple de toutes les trahisons et de toutes les débauches, les trente tyrans sortis presque tous de ton école, et parmi eux Critias, le plus cruel de tous et le plus impie, celui qui a écrit dans ses vers que la religion avait été inventée par les chefs des peuples pour dompter la multitude. Ils te montreront Xénophon servant comme mercenaire un prince étranger, puis combattant avec Sparte contre les athéniens, et dans ses écrits, préférant la monarchie asiatique au gouvernement populaire. Ils te montreront enfin Platon, le plus illustre philosophe formé par tes leçons, proposant pour modèle, dans sa république, un état où règne la communauté des femmes.

Socrate. Il me semble, Minos, que, si tu avais siégé parmi les héliastes, tu m’aurais condamné comme eux à boire de la ciguë.

Minos. Non, car ils ont ouvert une voie funeste qui ne sera que trop suivie après eux. Si du moins ils s’étaient contentés de l’ostracisme, tu aurais passé quelques années au milieu de la communauté oligarchique de Sparte ou de la monarchie des mèdes, et tu en serais revenu plus juste pour le gouvernement de ton pays. Mais je ne suis pas ton juge, j’ai voulu seulement t’indiquer les raisons qu’Anytos et Mélitos ont pu avoir pour t’accuser, et je n’ai dit que ce qu’ils te diront eux-mêmes. Quant aux effets de ton enseignement dans les siècles à venir, je les vois par ma science prophétique et je pourrais te les faire connaître, mais peut-être cette révélation serait-elle au-dessus de tes forces.

Socrate. Tu m’as dit que tu révélerais l’avenir à mes accusateurs. Me crois-tu donc plus faible qu’eux ? Moi aussi j’ai cru faire le bien, et si mon intelligence s’est trompée, j’aime trop la vérité, tu l’as dit toi-même, pour rester volontairement dans l’erreur.

Minos. Ainsi, Socrate, tu vas toi-même au-devant de l’expiation ?

Socrate. Tu l’as dit, Minos, j’appelle les Euménides. Ô graves Déesses, gardiennes des lois saintes, vous êtes la voix du sang répandu, et on vous nomme les imprécations. Vous êtes les remords qui flottent dans les nuits adultères, et l’on vous nomme les Érinnyes. Vous réveillez la conscience endormie, vos serpents rongent la gangrène des cœurs, vos torches éclairent les âmes ténébreuses. Vous leur montrez ce qu’elles sont et ce qu’elles auraient dû être ; l’horreur qu’elles ont d’elles-mêmes les pousse dans le rude chemin de la régénération, et c’est pourquoi on vous nomme les Bienveillantes. Si vous redressez aussi les erreurs de l’intelligence, corrigez-moi, purifiez-moi, ô vénérables, en me découvrant l’avenir.

Les Euménides. Tes erreurs, Socrate, sont celles de la plupart des philosophes qui t’ont devancé ou qui te succéderont. Chacun de vous n’a qu’une part dans la faute, et pourtant chacun doit accepter toute la punition. Pour avoir ébranlé la religion de vos pères, pour avoir préféré la théocratie de l’Égypte, la monarchie de la Perse à l’égalité sacrée des libres citoyens de la Grèce républicaine, contemplez le tableau d’une société selon vos rêves. Elle vivra dans l’avenir, cette société, après l’asservissement des cités helléniques et l’invasion rapide des religions barbares dans l’Occident. Voyez les républiques tomber l’une après l’autre dans la servitude, les nations s’engloutir dans l’unité d’un immense empire et marcher comme des troupeaux dociles sous le sceptre des pasteurs. L’oreille des philosophes n’est plus troublée par les luttes de la place publique, mais la loi n’est plus l’accord des volontés unies ; elle descend d’en haut sur les multitudes agenouillées, et le glaive maintient l’obéissance. Le monde se précipite volontairement dans l’esclavage, et sans doute le prince est digne de gouverner les hommes, car, tu le vois, on lui élève des autels.

Socrate. L’horreur m’enveloppe, ô Euménides. Le sang des proscriptions rougit la terre, et quand le maître n’a plus d’ennemis à tuer, on bénit sa clémence. Les tyrans succèdent aux tyrans, au milieu de l’abaissement universel des âmes, et on les met au rang des dieux. En voici un qui tue sa mère, et on le remercie d’avoir sauvé la patrie. Jamais pareille accumulation de crimes et de honte n’avait souillé l’histoire. Écartez ce tableau lugubre, ô Déesses. Les hommes ne peuvent être heureux que si les rois deviennent philosophes ou si les philosophes deviennent rois.

Les Euménides. Tes vœux seront exaucés, Socrate : voici un sage sur le trône du monde, mais il n’en retardera pas d’un jour la décadence. Regarde son fils, l’égal de ces tyrans dont tu voudrais écarter les fantômes ; les rois philosophes ont, comme les autres, des héritiers. Tu redoutais les dissensions populaires dans les républiques, que dis-tu des factions militaires qui mettent l’empire à l’encan ? Pourtant tu ne peux pas te plaindre de la docilité des peuples : ils acceptent humblement le maître que les soldats leur imposent, sans jamais songer à s’affranchir.

Socrate. Je vois bien, ô Déesses, que pour sauver la pauvre race humaine, il faudrait qu’un Dieu descendît sur la terre ; mais, telle est la folie des hommes, que peut-être ils feraient périr le juste venu pour leur enseigner la vérité.

Les Euménides. Le Dieu est descendu, Socrate, et ce n’est pas le peuple qui l’a fait mourir, ce sont les savants et les prêtres. Puis ses disciples, qui l’ont abandonné au jour du supplice, répandent sa doctrine dans l’ombre, opposant aux traditions de la Grèce une tradition étrangère, et minant sourdement la religion de l’empire, déjà frappée par les coups des philosophes, tes successeurs. Après trois siècles de travail souterrain, ta mort est vengée, Socrate : les Dieux d’Homère sont chassés de leurs temples, et, sur le piédestal de leurs statues renversées, on place un philosophe, sauvant le monde par sa doctrine. Les prêtres du Dieu nouveau vivent dans la contemplation des choses saintes, sans patrie et sans famille, étrangers aux soucis de la vie. Ils dirigent la conscience des autres hommes qui, s’agenouillant devant eux, confessent leurs fautes et en implorent le pardon. N’est-ce pas là ce règne de l’intelligence rêvé par tous les philosophes, ce gouvernement des meilleurs, dont tu aurais pu faire partie ? Regarde-la maintenant à l’œuvre, cette assemblée auguste, cette aristocratie de la pensée, et juge l’arbre par ses fruits.

Socrate. Hélas ! Je vois l’oppression s’étendre sur la sphère libre de l’intelligence. Les anciens tyrans n’enchaînaient que les corps, ceux-ci enchaînent les âmes. L’éternelle Raison, cette lumière qui éclaire tout homme en ce monde, ils l’adorent dans le ciel et ils la proscrivent sur la terre. Autrefois chaque peuple, chaque homme priait à sa manière, et de cette diversité des hymnes naissait une immense harmonie qui réjouissait le ciel ; mais à ceux-ci toute voix libre paraît une dissonance, et la prière du peuple n’est plus que l’écho monotone des paroles du prêtre. Et si la raison repousse des chaînes contraires à sa nature, les champs pacifiques de la pensée deviennent une arène sanglante, où luttent les factions religieuses inconnues aux peuples d’autrefois. Épargnez-moi, redoutables Déesses ; si j’ai préparé, sans le vouloir, cette œuvre mauvaise, ce que vous m’avez fait voir doit suffire à ma punition.

Les Euménides. Non, Socrate, ce n’est pas assez. Souviens-toi et regarde : vois le sort réservé à la sculpture, l’art de ta jeunesse. On répète après les philosophes qu’il est insensé d’enfermer le divin dans la pierre et le bronze, et l’on détruit, avec une fureur de bête fauve, ses chefs-d’œuvre de Polyklète, de Phidias, de Praxitèle. Pour un peuple qui a renié ses Dieux, les témoignages du génie et de la piété des ancêtres sont des remords visibles dont la présence importune. On fond les statues de métal, on brise les statues de marbre. La science et la poésie sont ensevelies aussi sous les ruines des temples. On brûle les bibliothèques, on disperse et on gratte les livres. Il ne restera rien à faire aux barbares. On les entend gronder dans les plaines du nord, prêts à fondre sur le grand empire, mais personne ne songe à la résistance. On répète après les philosophes que l’homme n’a d’autre patrie que le ciel, et on livre la terre aux plus forts. Les anciens Dieux avaient sauvé la Grèce de l’invasion des Mèdes, mais les vertus viriles sont mortes avec l’antique religion. Le monde s’enveloppe dans son linceul, les lumières du ciel s’éteignent une à une et tout rentre dans la grande nuit.

Socrate. Grâce, ô Euménides, assez de maux amoncelés, je n’en pourrais supporter davantage.

Les Euménides. Qu’il soit fait selon ton désir, Socrate. Nous éteignons nos torches funèbres et nous t’épargnons le spectacle des longs siècles de douleur, d’esclavage et de honte qui vont s’ouvrir pour la misérable humanité.

Socrate. Ô Minos, tu me l’avais bien dit, cette révélation était au-dessus de mes forces. Il est trop dur de voir le mal qu’on ne peut réparer. Mais dis-moi pourquoi les erreurs de l’intelligence sont punies si cruellement puisqu’elles sont involontaires.

Minos. La peine est le premier degré de l’ascension. La douleur épure et sanctifie. Médite sur ce que tu viens de voir, et quand tu seras monté dans la sphère lumineuse où l’âme contemple les derniers mystères, tu comprendras les secrets de la haute justice des Dieux.



  1. Ce dialogue et les suivants ont été publiés dans la Critique philosophique, journal de MM. Renouvier et Pillon