Soixante Années du règne des Romanoff, notes et souvenirs (1821-1881)/03

La bibliothèque libre.
Soixante Années du règne des Romanoff, notes et souvenirs (1821-1881)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 153-182).
◄  II
SOIXANTE ANNÉES
DU
RÈGNE DES ROMANOFF [1]
NOTES ET SOUVENIRS
1821-1881

III. — ALEXANDRE II[2]


I

Que valait-il moralement, ce fils de Nicolas Ier qui succédait à son père sous le nom d’Alexandre II et à qui incombait la lourde tâche de réparer les malheurs que le régime autocratique poussé à l’excès avait attirés sur la Russie et sur la dynastie impériale ? Né en 1818, il venait d’atteindre sa trente-septième année. Tous ceux qui l’avaient approché le tenaient en haute estime pour sa droiture, sa loyauté, sa fidélité à ses amis et à ses engagemens et pour ses qualités d’esprit et de cœur. Elevé militairement par le général Kaveline, « homme d’honneur, mais de mérite médiocre, » à qui son père l’avait confié lorsque les soins féminins ne lui furent plus nécessaires, il devait à son précepteur le poète Jouwoffsky, comme sa sœur la princesse Marie, plus tard duchesse de Leuchtenberg, qui recevait les leçons du même maître, la vaste instruction qu’il possédait et la connaissance de toutes les langues de l’Europe. En 1838 et 1839, il voyage en Allemagne et en Italie en compagnie du prince de Liéven, qui lui a été donné pour Mentor. Par sa modestie, son affabilité, sa tournure, il plait partout où il passe. A Vienne, à Berlin, à Munich, à Stuttgard, à Dresde, les familles régnantes dans lesquelles il a été reçu gardent de lui le plus flatteur et le plus sympathique souvenir.

A la cour de Hesse-Darmstadt, parmi les filles du grand-duc Louis II, il en distingue une qui le charme dès leur première rencontre et sur laquelle il produit le même effet. La princesse Sophie vient d’avoir quinze ans ; elle est sérieuse, calme « avec une physionomie de réflexion et de jugement » qui séduit et attire d’autant plus Alexandre qu’elle contraste avec les habitudes et les manières de la famille impériale « où tout est mouvement, expansion, manifestations extérieures. » En 1841, après qu’elle s’est convertie à la religion orthodoxe, il l’épouse ; elle s’appellera désormais Marie Alexandrowria.

De 1843 à 1855, date de l’avènement d’Alexandre II, cinq naissances viennent embellir ce foyer exemplaire en y introduisant Nicolas, grand-duc héritier, qui mourra avant de régner, Alexandre à qui ce trépas prématuré donnera la couronne, puis Wladimir, Alexis et Marie et enfin, lorsque le père est empereur, Serge et Paul. Cesarewna ou impératrice, Marie Alexandrowna, durant ces années de maternité, a concentré sa vie au chevet de ces berceaux, évitant de faire parler d’elle, ne vivant que pour son mari et pour ses enfans. Quant à lui, envisageant et pratiquant sans relâche les grands devoirs qui lui incombent en sa qualité d’héritier de l’Empire, il les voit bientôt s’augmenter par la confiance que, dès qu’il est marié, lui témoigne l’Empereur. Cette confiance ira sans cesse en s’augmentant. Loin de tenir son fils éloigné des affaires, Nicolas Ier ne lui cache rien ; à la veille d’un voyage, recevant un ambassadeur, il s’excuse de ne pouvoir prolonger l’audience. « Je suis bien occupé, dit-il, il faut que je mette de l’ordre dans mes papiers, que je les enferme, car pendant mon absence, mon fils sera également loin de Saint-Pétersbourg et je n’ai confiance absolue qu’en lui. Je veux qu’il sache tout comme moi, qu’il partage mes travaux et soit toujours en état de me succéder. » Ce langage caractérise les relations du fils avec son père ; elles sont aussi affectueuses que confiantes.

Nous en trouvons une autre preuve dans les fonctions dont le prince héritier est investi ; il est successivement appelé à diriger les établissemens militaires de la Russie, à commander la garde impériale et le corps des grenadiers. Dans ce rôle, et quoique intraitable sur les questions de discipline, il se fait chérir des soldats par son esprit de justice et par sa bonté. Chargé parfois de missions importantes, il s’y distingue par l’habileté avec laquelle il les accomplit. C’est ainsi qu’une émeute d’étudians ayant éclaté à Helsingfors, en Finlande, à propos d’une chaire d’enseignement qu’ils demandaient et qu’on leur a refusée, il y est envoyé avec de pleins pouvoirs pour rétablir l’ordre : « Tu exileras en Sibérie les principaux coupables, » lui a dit son père. Mais, avant d’en arriver là, l’envoyé prêche aux émeutiers la soumission ; il les supplie de ne pas l’obliger à recourir à des mesures de rigueur, il leur parle en ami. Sa voix est entendue, ils rentrent dans le devoir sans qu’il ait été nécessaire de les châtier.

Peut-être est-ce à la suite d’incidens de ce genre que, dans le monde de la Cour, le grand-duc héritier passe pour manquer de fermeté. Il n’en est rien, et si parfois on le blâme de se plier trop facilement aux exigences de l’Empereur, il pourrait objecter que c’est par respect pour celui-ci et pour ne pas lui porter ombrage. Mais cette attitude ne l’empêche pas d’avoir son franc-parler, de savoir ce qu’il veut et où il va. De tous les princes de la famille impériale, il est celui qui s’intéresse le plus aux choses de France ; il en parle toujours avec sympathie, se fait communiquer par la chancellerie russe les nouvelles de Paris et ne perd aucune occasion de mettre en lumière les avantages d’une alliance de ce grand pays avec le sien. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait amèrement regretté la guerre qui, en 1854, les a mis aux prises ; il laisse entendre qu’elle eût pu être évitée et qu’elle n’aurait pas eu lieu, s’il avait eu le pouvoir de l’empêcher. Il est cependant douteux que, s’il a exprimé cette opinion dans les conseils de l’Empereur, il ait longtemps insisté pour la faire prévaloir. Les hostilités ouvertes, il n’a plus en vue que la victoire des armées russes.

Du reste, on le voit en des circonstances moins solennelles se montrer indépendant et sortir du sillon où marche son père. Il existe à la Cour un personnage, favori de l’Empereur que celui-ci « a élevé du plus bas au plus haut » et qu’il a même nommé général en récompense des services d’ordre intime qu’il a reçus de lui. Complaisant servile du maître et confident de ses affaires secrètes, ce général garde et fait élever sous son toit deux enfans qu’a eus Niçois d’une demoiselle d’honneur de l’Impératrice, liaison que nul n’ignore et qui, en 1852, durait depuis quinze ans. Le grand-duc ne dissimule pas son mépris a ce favori et n’hésite pas à lui déclarer qu’une fois empereur, il le chassera.

À ces traits révélateurs d’une nature attirante et sympathique, on pourrait en ajouter beaucoup d’autres qui nous montrent dans Alexandre II un souverain consciencieux, animé d’idées libérales, désireux d’améliorer le sort de ses sujets, de mettre un terme aux abus de l’administration impériale, à l’esclavage de la presse, aux rigueurs de la police et de la censure et de faire participer les populations qu’il gouverne à la conduite de leurs affaires. Tel il apparaît au début de son règne, et tel il restera jusqu’à la fin, bien que ses dispositions favorables à des réformes bienfaisantes soient maintes fois contenues en lui par les craintes que lui inspirent les tendances révolutionnaires qui troublent le repos de l’Europe et qui ont leur, répercussion dans son Empire. L’émancipation des serfs par laquelle il inaugure son avènement au pouvoir constitue l’acte éclatant où se trahit le mieux ce besoin de justice qui le caractérise.

En étudiant son règne au point de vue français qui est surtout celui dont s’inspire cette étude, on est amené à le diviser en deux périodes : la première qui se déroule de la fin de la guerre de Crimée, terminée en 1856 par le Congrès de Paris, à la guerre franco-allemande ; la seconde, qui part du traité de Francfort et se dénoue tragiquement au mois de mars 1881, par l’assassinat de ce malheureux prince, au moment où il allait doter l’Empire d’une constitution libérale.

Nous passerons rapidement sur la première de ces deux périodes ; elle a eu de nombreux historiens et non des moindres[3] ; ils n’ont que peu laissé à en dire qui vaille d’être retenu. C’est donc à eux qu’il convient de renvoyer le lecteur curieux de connaître les temps dont ils racontent les péripéties et nous n’en dirons que ce qui est nécessaire à l’intelligence de ce récit.

En montant sur le trône, Alexandre II avait à liquider le lourd héritage que lui léguait son père et à conjurer les nouveaux désastres dont la coalition des grandes Puissances menaçait la Russie, si la guerre eût continué. Il tente encore un dernier effort pour rendre à ses drapeaux le prestige de la victoire. Mais, après la prise de Sébastopol, il comprend que de plus longs combats ne pourraient le leur donner, et, si dures que soient les conditions de la paix qui lui est imposée, il s’y résigne. Elle est signée à Paris en 1856. En ces circonstances douloureuses, il témoigne d’une dignité qui lui vaut les sympathies, européennes que Nicolas Ier s’était aliénées. A travers d’innombrables péripéties, il s’attache à ramener la prospérité dans son pays et à se gagner au dehors des alliés qui l’aideront à recouvrer son rang en Europe. Peu à peu, il y parvient et voit venir vers lui ses ennemis d’hier.

Ses intentions se trahissent dans ses tentatives pour se rapprocher de la France ; mais les unes et les autres sont paralysées, en 1863, par l’insurrection polonaise, au cours de laquelle la France, qui cherche alors à s’assurer l’alliance de la Grande-Bretagne, se montre hostile à la Russie et ne dissimule pas ses sympathies pour les insurgés. Le gouvernement de Napoléon III, par sa politique imprudente, pousse Alexandre II dans les bras de la Prusse, sans donner aux Polonais les secours que, trompés par les apparences, ils attendaient de lui.

Le Tsar fut longtemps à pardonner à l’Empereur des Français. En 1870, quand s’engage la guerre entre la France et la Confédération germanique, outre qu’il attribue la responsabilité du conflit au Cabinet de Paris qui, non content du renoncement du prince de Hohenzollern à la couronne d’Espagne, a exigé la garantie du roi Guillaume, sa rancune se manifestera par le service qu’il rend à notre ennemie en empêchant l’Autriche de tenir les engagemens qu’elle avait pris envers nous.

Il est vrai que, dans l’intervalle, cette rancune avait trouvé un élément nouveau à l’heure même où elle paraissait prête à désarmer. En 1867, Alexandre II se rendait à l’invitation de Napoléon III, à Paris, pour visiter l’Exposition universelle ; il semblait alors disposé à oublier les encouragemens plus ou moins déguisés donnés aux insurgés polonais par le gouvernement français ; non seulement son attitude témoignait de la volonté de faire litière de ces souvenirs amers, mais elle trahissait aussi le désir de s’allier à la France, en vue de contrecarrer la politique anglaise en Orient. En arrivant à Paris accompagné de son chancelier Gortschakof, il s’attendait à entendre Napoléon lui faire des offres d’entente ; il s’y attendait parce qu’on les lui avait fait espérer. Son espoir fut déçu, à l’heure même où il venait d’entrer dans la capitale. Après les pompes et les splendeurs de la réception, il se trouvait en tête-à-tête avec Napoléon III depuis quelques minutes à peine, lorsque l’Impératrice entra dans le salon où ils étaient réunis et empêcha que la conversation sortit des banalités et abordât le sujet qui intéressait Alexandre. Ce fut sa première déception ; elle s’aggrava dès le lendemain, durant sa visite au Palais de Justice, où éclatèrent sur son passage des manifestations de sympathie polonaise.

Puis ce fut, à la revue du 6 juin, l’attentat de Berezowski, qui lui rappelait, en des conditions qui auraient pu être tragiques, les encouragemens que les Parisiens, à ce qu’il croyait, étaient toujours prêts à donner à la Pologne. L’incident laissa dans l’esprit du Tsar une trace douloureuse. C’était la seconde fois, depuis moins de deux mois, qu’il était l’objet d’un attentat. Le 16 avril, à Pétersbourg, vers quatre heures de l’après-midi, il passait à pied devant le Palais d’Été, avec le duc de Leuchtenberg et la princesse de Bade, lorsqu’un individu, vêtu comme un bourgeois, sortit de la foule, et, tirant de sa poche un pistolet, le visa. Un moujik qui avait vu le mouvement releva l’arme ; le coup partit en l’air, mais l’Empereur entendit siffler la balle. L’assassin, un nommé Karakosoff, fut arrêté aussitôt, non sans peiné, car les témoins de cette scène s’étaient emparés de lui et voulaient l’écharper. C’était un paysan ; lorsqu’on l’interrogea sur les mobiles de son crime, il répondit « qu’il s’était dévoué pour le peuple à qui l’Empereur n’avait pas donné assez de terres. » Alexandre aurait voulu le gracier ; ses ministres l’en empêchèrent, et le personnage fut pendu. En lui rappelant cet attentat, celui de Berezowski, survenu six semaines plus tard, lui fut particulièrement cruel. À cette date, il régnait depuis dix ans, et, s’étant toujours préoccupé du sort de ses sujets, il se croyait des droits à leur reconnaissance.

C’était d’ailleurs, nous l’avons dit, un être de bonté qui ne pouvait comprendre ni tolérer sans souffrir qu’il put être pour quelqu’un un objet de haine. Les familiers de la Cour sont unanimes à constater qu’à partir de ce moment, un profond changement s’était opéré en lui et que sa disposition naturelle à la mélancolie, à la tristesse, aux idées noires s’était manifestée plus vivement encore que dans le passé. Il faut cependant constater qu’à Paris après l’attentat du 6 juin, les témoignages de sympathie ne lui avaient pas manqué. On doit croire qu’il le reconnaissait dans le télégramme qu’il envoya le même jour à sa femme, car elle crut devoir adresser des remerciemens au marquis de Gabriac, chargé d’affaires de France. « J’ai été profondément touchée, lui dit-elle, des sentimens manifestés par S. M. l’Impératrice et par le peuple français envers l’empereur Alexandre dans cette triste circonstance ; ce sont des liens communs entre nous. » Ne doutons pas de la sincérité de cette gratitude, mais on est tenté de n’y voir que de l’eau bénite de cour lorsqu’on se rappelle que, quelques jours plus tard, Alexandre Ier, en rentrant dans s’a capitale, laissait entendre à son entourage qu’il était écœuré par les incidens survenus pendant son séjour à Paris.

Ce qui n’est pas moins vrai, c’est qu’à son retour, il était déjà dominé par l’appréhension des périls que les doctrines révolutionnaires faisaient courir à tous les souverains. Tel est encore son état d’âme au mois de juin 1870 durant un séjour qu’il fait à Stuttgart chez son beau-frère le roi de Wurtemberg, alors que celui-ci, comme les autres souverains des États allemands du Sud, s’inquiétait des ambitions de la Prusse. Causant avec le baron Varnbuller, président du Conseil des ministres, Alexandre lui déclare qu’il ne laissera toucher par personne à l’indépendance des États méridionaux :

« Du reste, ajoute-t-il, telle est la volonté de mon oncle, le roi de Prusse. Lui et moi vivans, vous ne courez aucun péril ; je suis sûr de ses sentimens comme des miens ; les annexionnistes prussiens peuvent se remuer et s’agiter, menacer, vous inquiéter, il ne les laissera pas passer de la parole à l’action.

« Après lui, c’est autre chose ; le prince royal Frédéric mêle à des opinions démocratiques déplorables une ambition démesurée ; il subit l’influence des nationaux libéraux, ce parti dont les visées sont si inquiétantes pour la paix de l’Europe. Il est surtout dominé par sa femme qui rêve la couronne impériale d’Allemagne avec une constitution libérale comme en Angleterre. Elle a assez d’esprit pour avoir beaucoup d’intrigue et d’ambition, mais pas assez de bon sens pour distinguer entre les mœurs allemandes et les mœurs anglaises, entre l’état social de la Germanie et celui de la Grande-Bretagne. Il suffirait de faire cet essai pour ouvrir en Allemagne une ère de désordre et d’anarchie. La France est agitée, l’Espagne est en décomposition, l’Italie est un pays révolutionnaire, l’Autriche n’est plus qu’un cadavre dont les membres vont peut-être bientôt se disjoindre violemment. Seules la Russie et la Prusse représentent aujourd’hui en Europe l’esprit d’ordre, d’autorité, de discipline, indispensable au salut de la société ; c’est là une des causes de notre entente, de notre sympathie réciproque ; nous sommes unis par le même intérêt de conservation. Mais si un jour le prince royal doit sortir de ces erremens et introduire dans ses États le fléau moderne de la démocratie qui s’appelle le libéralisme, je ne pourrai plus voir dans la Prusse qu’un voisin d’autant plus incommode qu’il y a entre nous plus d’un intérêt divergent et qu’elle a en outre toute l’arrogance des parvenus de fraîche date. Dieu veuille que ces dangers soient encore éloignés et que les jours précieux de mon oncle soient longtemps conservés ! S’il mourait, il n’y aurait plus à compter sur Bismarck que je crois épuisé au physique et au moral et encore plus usé dans l’opinion publique de son pays ; il disparaîtrait avec le roi Guillaume et leur système gouvernemental s’écroulerait avec eux.

« J’ai poussé vivement mon beau-frère et ma sœur à n’avoir aucun ménagement pour des hommes qui abritent leurs desseins révolutionnaires sous le nom trompeur de libéralisme ; je leur ai dit que le salut de leur royaume était à ce prix. Je serai toujours l’ami et le défenseur d’une monarchie où l’ordre sera assuré et où la tranquillité sera complète ; je ne me ferai jamais le protecteur d’un pays troublé, d’un foyer de propagande révolutionnaire. Je m’opposerais à une agression injuste de la Prusse contre le Wurtemberg calme et paisible ; mais une intervention de la Prusse dans le Wurtemberg livré aux passions révolutionnaires n’exciterait chez moi qu’un sentiment d’approbation. »

Rapproché de l’opinion d’Alexandre sur l’état de la France, le langage qu’il venait de tenir à Varnbuller aide à comprendre pourquoi lorsque, pendant la guerre de 1870, Thiers entreprend à travers l’Europe la tournée patriotique au souvenir de laquelle son nom reste attaché et sollicite l’intervention des puissances ; l’accueil qui lui est fait à Saint-Pétersbourg se ressent d’un mauvais vouloir que dissimulent à peine les paroles de compassion qu’on lui prodigue. Déjà, en 1866, au lendemain de l’écrasement de l’Autriche, le Tsar déclarait que, dans la reconstitution de l’Allemagne, il était juste que la Prusse victorieuse fût avantagée et qu’au reste il préférait une Prusse puissante à une Autriche puissante. En 1870, il ne pense pas autrement, mais son opinion a puisé une force nouvelle dans ce que Gortschakoff appelle « les mauvais procédés du gouvernement français. » sous le règne de Napoléon III[4]. On aurait pu s’y tromper avant la guerre lorsque Alexandre traitait avec une bienveillance exceptionnelle le dernier ambassadeur impérial, le général Fleury. Mais, si sincère que fût cette bienveillance, elle n’empêchait pas qu’il fût résolu à favoriser la politique prussienne autant qu’il était en son pouvoir. Les télégrammes échangés entre lui et son oncle Guillaume après la signature du traité de Francfort, remerciemens de l’un et félicitations de l’autre, nous fournissent la preuve évidente qu’à ce moment l’empereur de Russie était résolument inféodé à l’Allemagne.


II

Pendant la guerre, l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg avait été dirigée par un chargé d’affaires, le marquis de Gabriac. La guerre terminée, il fallait mettre fin à cet état provisoire et y substituer un état définitif par la nomination d’un ambassadeur. Le président Thiers désigna pour représenter la France en Russie le duc de Noailles, son confrère à l’Académie française. Ce haut personnage fut aussitôt agréé par le gouvernement impérial. Celui-ci, de son côté, désigna pour l’ambassade de Paris le prince Orloff qui, déjà, avait occupé ce poste. Mais au dernier moment, le duc de Noailles, alléguant son état de santé et la rigueur des climats du Nord, se récusa. Le général Le Flô fut nommé à sa place avec l’assentiment empressé du Tsar.

L’ambassadeur se mit en route dans la seconde quinzaine de juillet. Les instructions qu’il emportait et qui semblent avoir été rédigées par Thiers lui laissaient la plus grande latitude quant à la conduite qu’il devait tenir dans le poste confié à ses soins. Il eût été difficile en effet de la lui préciser, étant donnée l’incertitude où ce que l’on savait de l’état d’âme du Tsar laissait le gouvernement français. Ces instructions à vrai dire n’étaient autre chose que l’exposé historique des relations de la France avec le cabinet impérial depuis 1815 et plus particulièrement sous le règne de Nicolas Ier. Elles forment un manuscrit volumineux qui ne saurait trouver place dans notre récit. Ce qu’il en faut retenir, c’est la lucidité de l’auteur dans sa narration du passé et l’admirable clairvoyance dont il fait preuve dans les conclusions qu’il en tire.

Ces conclusions peuvent se résumer en peu de mots : le développement inattendu de la puissance prussienne par suite des victoires de 1866 et de 1870 constitue dans un avenir prochain un grave danger pour la Russie dont elle ne peut pas ne pas être inquiète. On doit croire qu’elle ne le voit pas encore. Il appartient au représentant de la France de s’attacher à le lui montrer et d’empêcher dans la mesure où il le pourra que la solidarité qui existe entre Saint-Pétersbourg et Berlin ne devienne plus étroite. La tâche est rude pour l’ambassadeur, mais elle n’est pas au-dessus de ses forces et il ne doit perdre aucune occasion d’appeler l’attention du Tsar sur la nécessité de couvrir la France de sa protection contre les tentatives de la Prusse qui, non contente des résultats qu’elle doit à ses succès militaires, s’efforcera de consommer l’écrasement de la vaincue.

Le langage dont nous indiquons l’esprit sans en donner le texte s’inspirait des avertissemens qu’au cours de la guerre, le marquis de Gabriac n’avait cessé d’envoyer à Paris. Ils lui font tant d’honneur qu’il est juste d’en citer un fragment :

» L’Empereur, avait-il écrit, voit dans le roi de Prusse un parent auquel il est sincèrement et respectueusement attaché, le chef d’une armée victorieuse dont il connaît tous les régimens, dont il a décoré les principaux chefs, le maréchal de Moltke et le prince de Saxe notamment, enfin l’ennemi nécessaire et l’adversaire principal de la révolution européenne. Voilà trois motifs suffisant à ses yeux pour qu’il ne se tourne jamais matériellement ou moralement contre son oncle, tout en n’étant animé, à la grande différence de l’empereur Nicolas, d’aucun sentiment malveillant contre la France et en la plaignant sincèrement, je crois, de ses malheurs actuels… Il a peu de goût pour la République qu’il ne peut comprendre, et la peur de la Révolution lui fait chercher aujourd’hui à Berlin le point d’appui nécessaire pour sauvegarder sa couronne et ce qu’il considère comme les intérêts de la Prusse. »

Un peu plus tard, à la suite des télégrammes de félicitations réciproques, échangés entre Alexandre et Guillaume et qui, même à Saint-Pétersbourg, produisent l’effet le plus pénible, Gabriac ajoute :

« Nous n’avons rien à espérer de la Russie que des bons offices excluant toute pression morale, toute attitude comminatoire. La Russie est neutre mais d’une neutralité favorable à la France ; l’Empereur est neutre, mais d’une neutralité favorable à la Prusse, et il gouverne un pays sans initiative, mal façonné, qui peut conspirer quand on le pousse à bout, mais qui ne sait pas réagir au grand jour. L’Empereur aujourd’hui est donc prussien. Toutefois, l’avenir est à nous, ici comme partout, et, j’aime à le dire, même au milieu de nos désastres. »

Sans insister sur ce qu’il y a de contradictoire dans les lignes qui précèdent et sans nous demander comment l’opinion d’un pays dépourvu d’initiative et qui ne sait pas réagir pourrait l’emporter sur les dispositions de l’Empereur, il y a lieu de remarquer que l’optimisme final de Gabriac pouvait se justifier. Alexandre avait reconnu sans hésiter le gouvernement de Thiers et avait affirmé qu’il accueillerait avec bienveillance l’ambassadeur de la République.

Il faut dire aussi que trop souvent des circonstances inattendues venaient affaiblir ce qui nous était favorable dans ses dispositions. Un jour le bruit se répand que le Polonais Berezowski qui, en 1867, à Paris, a voulu l’assassiner et qui a été condamné en France à la réclusion perpétuelle, va être gracié ou même l’a été. A peine divulgué, le fait est formellement démenti. Mais, à Saint-Pétersbourg où ce démenti arrive tardivement, l’effet produit par cette fausse nouvelle n’en est pas moins déplorable. Puis c’est l’insurrection de la Commune qui vient aggraver les méfiances de l’Empereur, le faire douter de la solidité du gouvernement de Thiers. Fort heureusement, la résolution et l’énergie avec lesquelles le chef du pouvoir exécutif engage la lutte contre les révolutionnaires raniment dans les pays étrangers, et notamment en Russie, la confiance ébranlée, et de nouveau le gouvernement russe devient bienveillant pour notre pays. Alexandre intervient pour faire rendre à la France les prisonniers français restés en Allemagne et qui contribueront à vaincre l’insurrection.

Elle est écrasée lorsque, au commencement du mois de juin, Gabriac va quitter Saint-Pétersbourg ; l’Empereur lui fait alors l’honneur de le recevoir.

« La France, remarque-t-il, n’a pas à se plaindre de moi depuis qu’elle a un gouvernement régulier. Je n’ai qu’un désir, c’est d’entretenir les meilleurs rapports avec elle. J’honore dans M. Thiers la personnalité d’un grand citoyen qui se dévoue avec un courage au-dessus de tout éloge à la mission de sauver son pays. Ce que vient de faire votre gouvernement pour réprimer l’insurrection lui assure ma sympathie et celle de tous les honnêtes gens. Avec les moyens dont il disposait, il ne pouvait aller plus vite, tout le monde doit le reconnaître. »

C’est en ces circonstances que, de 26 juillet, le général Le Flô arrivait à Saint-Pétersbourg après s’être arrêté successivement à Bâle, à Munich, à Vienne, à Varsovie et avoir recueilli partout de la part des personnages les plus éminens les preuves non équivoques des sympathies que la France conservait dans le monde. Le 4 août, il était reçu par l’Empereur et par l’Impératrice à Tsarskoïé-Sélo, très simplement et sans apparat, « en sorte d’audience privée sans la cérémonie des carrosses de gala. »

« C’est pour vous témoigner de plus d’empressement à vous voir, lui dit l’Empereur. Vous nous connaissez déjà ; vous avez connu mon père et nos rapports en seront plus faciles. »

En remerciant l’Empereur de son accueil, le général lui donna l’assurance que tous ses efforts tendraient à les rendre confians et amicaux. Ses instructions le lui prescrivaient et il y était porté par le souvenir de la bienveillance dont il avait été antérieurement l’objet en-Russie.

« Rien ne peut être plus utile à la France, à la Russie et à l’Europe elle-même, déclara-t-il, que de bons rapports entre nos deux patries.

— Vous avez raison, déclara l’Empereur, l’entente entre nos deux pays importe à l’intérêt de tous les États de l’Europe et il ne dépendra pas de moi qu’elle ne soit bien maintenue. Je vous demande pour cela surtout de la confiance et de ne pas croire sans m’en référer directement à une foule de bruits mensongers qui sont propagés par nos ennemis communs, tel que celui par exemple d’un traité d’alliance entre la Prusse et la Russie pour écraser l’Autriche, ce traité qu’on a dit signé par un diplomate qui n’existe pas, a été répandu dans les rues de Constantinople ; c’est un faux fabriqué par des gens intéressés à empêcher l’entente qui doit exister entre nos deux pays. Je reconnais là encore la main de la Pologne, je ne prétends à la conquête d’aucune province de l’Autriche. Je n’ai pas deux politiques, je n’en ai qu’une seule, honnête, et toutes les fois que vous vous adresserez à moi-même, vous recevrez des déclarations franches et sincères telles qu’un homme d’honneur doit les donner ; assurez-en M. Thiers. Je l’ai surtout admiré dans la signature d’un traité onéreux qui devait tant coûter à son patriotisme. Son attitude fait autant d’honneur au grand politique qu’au grand citoyen. »

À cette entrée en matière succéda un hommage à la réorganisation et à la vigueur de l’armée française comme aux services qu’elle avait rendus en réprimant l’insurrection.

« Il y avait sans doute beaucoup d’étrangers parmi les révoltés ? demanda l’Empereur. — Un certain nombre, oui, Sire, des Belges, des Anglais, des Italiens, des Américains et même des Allemands. — Et des Polonais sans doute ? — Oui, des Polonais, Sire, à preuve le fameux Dombrowski. — Ah ! la Pologne, soupira l’Empereur, encore une question qui a jeté bien des incertitudes et beaucoup de suspicions dans nos rapports et qui en a faussé le caractère en nous obligeant de part et d’autre à une réserve fâcheuse. J’espère que c’en est fait entre nous de cette question. — Il est certain, avoua Le Flô, qu’elle a créé bien des embarras à la France. »

Le même jour, l’ambassadeur, en rendant compte à Paris de cette première audience, écrivait : « Elle a eu un cachet de véritable sympathie pour notre malheureuse patrie, de bienveillance particulière pour mon humble personne et elle me sera un encouragement dans l’accomplissement de l’importante mission que le Gouvernement m’a fait l’honneur de me confier. »

Le Flô débutait donc à Saint-Pétersbourg sous d’heureux auspices et de jour en jour les incidens se multipliaient propres à accroître sa confiance dans l’efficacité de sa mission. Ce n’était pas trop pour le dédommager et le consoler des impressions douloureuses que causaient à son patriotisme les spectacles dont il était parfois le témoin, tel celui qui lui fut donné le 9 décembre 1871. Ce jour-là fut célébrée à la cour la fête annuelle des chevaliers de Saint-Georges. En vue de cette solennité, étaient arrivés à Saint-Pétersbourg divers membres de l’Ordre, sujets allemands : le prince Frédéric-Charles, le duc de Mecklembourg-Schwerin, le maréchal de Moltke, le prince de Hohenlohe, les généraux d’Alvensleben et de Werder. Ces personnages, qui d’ailleurs s’étaient fait un devoir d’aller s’inscrire à l’ambassade de France, assistèrent au banquet qui termina la fête. Le Tsar le présidait. Au dessert, il prit la parole : « Je bois à la santé de l’empereur et roi Guillaume comme le plus ancien chevalier de Saint-Georges et à celle des chevaliers de notre ordre militaire, à celle de sa brave armée dont je suis fier de voir aujourd’hui parmi nous les si dignes représentans. Je désire et j’espère que l’amitié intime qui nous unit se perpétuera dans les générations futures ainsi que la fraternité d’armes entre nos deux armées datant d’une époque à jamais mémorable. J’y vois la meilleure garantie pour le maintien de la paix et de l’ordre légal en Europe. »

Après avoir lu ce toast chaleureux, Le Flô écrivait : « Il est médiocrement gracieux pour nous ; mais il n’y faut voir qu’un excès de courtoisie. »

Quelques mois plus tard, ce fut un autre incident dont l’ambassadeur s’inquiéta d’autant plus que l’Empereur, bien qu’il le vît fréquemment, ne lui en parla pas. On annonçait de tous côtés qu’Alexandre allait partir pour Berlin et devait s’y rencontrer avec François-Joseph, empereur d’Autriche. Cette réunion des trois empereurs avait été préparée par Guillaume Ier qui voulait se montrer à son peuple entouré des deux autocrates. Alexandre partit quelques jours plus tard pour aller au rendez-vous où l’appelait son oncle. Le vicomte de Gontaut-Biron, qui était alors ambassadeur à Berlin et qui reçut de la bouche du Tsar l’assurance que l’entrevue des trois souverains ne présentait rien d’inquiétant pour la France, raconte dans ses souvenirs que le monarque russe, avant de quitter sa capitale, avait annoncé son prochain départ au général Le Flô. C’est une erreur que démontre avec évidence la correspondance de celui-ci. Il s’y montre inquiet et presque blessé du silence qu’Alexandre garde envers lui ; il se demande avec anxiété s’il n’en faut pas conclure que l’entrevue ne sera pas favorable à la France. A cet égard il ne fut rassuré qu’au retour du Tsar. Le 11 novembre, il assistait à la revue de la Garde ; l’Empereur, l’ayant aperçu, lui fit signe d’approcher.

« J’étais très pressé de vous voir, lui dit-il, car j’ai beaucoup d’excuses à vous faire. Quand je vous ai quitté cet été, je ne vous ai pas dit que j’allais à Berlin ; c’est une inadvertance que je regrette beaucoup. Ce que j’ai dit à M. de Gontaut, c’est à vous que je voulais le dire d’abord ; c’était mon intention, et au milieu de la confusion des manœuvres et des adieux, je l’ai tout à fait oublié. J’en ai été très fâché et tenais à vous l’exprimer. »

Ainsi s’affirmait de jour en jour avec plus de vivacité et de confiance le bon vouloir de l’empereur de Russie envers le gouvernement de la République. Les années suivantes allaient lui fournir d’autres occasions de le manifester bien que son attitude trahît parfois le combat qui se livrait en lui entre le désir de se rapprocher de la France et les raisons qui lui commandaient de continuer à s’appuyer sur la Prusse où il trouvait un écho de ses propres pensées. A peine est-il besoin de rappeler que ce bon vouloir s’exerça de la manière la plus efficace, lors de la fameuse crise de 1875.

A la faveur de ces souvenirs, on peut se rendre compte des contradictions que présente, en ces années lointaines, l’attitude d’Alexandre à l’égard de la France. Elle s’inspire du trouble de son esprit, de la mobilité de ses pensées et de ses impressions qui tantôt nous sont favorables et tantôt l’éloignent de nous, tantôt l’incitent à déclarer qu’une France forte sera un élément de paix pour l’Europe et tantôt lui font craindre qu’elle ne subisse l’influence des menées révolutionnaires.

Ces préoccupations s’aggravent de toutes celles que lui suggèrent l’état de la Russie, les troubles qui règnent dans les Balkans, les progrès du nihilisme attestés par les assassinats dont nous parlerons plus loin et la nécessité de protéger les chrétiens répandus dans l’Empire ottoman et qui souffrent de plus en plus du joug auquel ils sont soumis. Tous ses actes de cette époque témoignent du vif désir de remédier à une situation grosse de périls. Pour soulager les populations russes, il abolira bientôt l’impôt sur le sel, la plus impopulaire des taxes ; il cherche à étendre l’action des zemstvos et les développemens qu’il imprime à cette institution sont considérés comme un premier essai de gouvernement local. Enfin, ne pouvant rien obtenir du cabinet de Constantinople, l’Empereur se jette dans la guerre pour empêcher que la situation ne s’envenime et pour libérer les Chrétiens. Victorieux de la Turquie, les Russes imposent aux vaincus des conditions que ceux-ci, après avoir vainement essayé de s’y soustraire, sont contraints de subir. Mais les Puissances interviennent alors pour réviser le traité de San Stefano, par lequel le cabinet de Saint-Pétersbourg a manifesté la volonté de mettre les Turcs dans l’impuissance de recourir à de nouveaux excès. Au Congrès de Berlin, l’empereur Alexandre a le regret d’être contraint de sacrifier aux exigences de l’Europe coalisée contre lui une part des avantages qu’il devait à ses victoires et la douleur de voir la France se ranger parmi ceux qu’en ces circonstances il considère comme ses ennemis. Cependant, en se soumettant à ce qu’il est contraint de subir, il ne lui en garde pas rancune, au moins en apparence, et sa bienveillance pour le général Le Flô n’en semble pas altérée. Mais bientôt une autre déception vient aggraver la situation qui lui est faite. L’Allemagne, après avoir favorisé les vues ambitieuses de l’Autriche, s’allie à elle. La question se pose alors pour le Tsar de savoir si son intérêt lui commande de se faire l’adversaire de cette alliance ou si, au contraire, il ne doit pas tenter d’y entrer.

L’occasion serait bonne pour la République française de profiter des tergiversations impériales pour s’unir à la Russie et pour former en face de l’entente austro-allemande un autre groupement qui tiendrait en respect Vienne et Berlin. Mais, à cette époque, la politique coloniale du gouvernement français est si nettement favorisée par l’Allemagne qu’il se laisse entraîner dans une voie qui assurera sa sécurité en détournant de la France la guerre dont il la croyait menacée par le vainqueur de 1870. Tels sont les événemens qui se déroulent pendant l’ambassade du général Le Flô.

On se rappelle qu’elle prit fin au commencement de l’année 1878, lorsque à Paris, le maréchal de Mac-Mahon, Président de la République, descendit du pouvoir. L’ambassadeur qui déjà, à plusieurs reprises, avait demandé son rappel, renouvela sa demande et cette fois en des termes tels qu’il était impossible de ne pas lui donner satisfaction. Sa démission fut donc acceptée et le général Chanzy nommé à sa place.

Le Flô quitta Berlin au mois de mars.

Dans le dernier entretien qu’il eut avec l’Empereur, le 11 mars, on remarque de la part du souverain un redoublement de bienveillance qui ne s’adresse pas seulement à l’ambassadeur démissionnaire, mais aussi à la nation qu’il représente.

« Pour ce qui est de votre pays, je ne puis que vous répéter le langage que je vous ai toujours tenu, notre intérêt commun devrait nous faire un devoir de nous unir. Je ne sais aucune question qui puisse nous diviser et il y en a beaucoup sur lesquelles il serait désirable que nous marchions d’accord. La question d’Orient pourrait être de ce nombre ; je n’ai de ce côté aucune ambition personnelle. Je n’ai recherché dans les derniers événemens qu’une amélioration du sort des chrétiens soumis à la Turquie ; il serait malheureux qu’après tant de sacrifices et de sang versé, nous n’y parvinssions pas. Je regrette profondément les décisions du Congrès de Berlin par rapport à la Bulgarie : le partage de cette nation en deux provinces dont l’une a acquis l’indépendance et dont l’autre reste soumise, à peu de chose près au même régime qu’autrefois, est une anomalie pleine de périls. Rien ne saurait empêcher les Bulgares de la Roumélie orientale d’aspirer à la même condition que leurs frères du Nord et l’agitation y sera permanente. Je n’entends pas cependant y faire la police moi-même. Mais l’Europe tout entière devrait se hâter de conjurer le danger de cette situation. »

Il était bon prophète en parlant ainsi et rendait l’Angleterre responsable de l’état de trouble que la situation créée dans les Balkans par le traité de Berlin faisait peser sur l’Europe :

« Lord Salisbury sait bien que la Constitution bulgare n’est pas viable ; il en a fait l’aveu ; mais il estime qu’elle durera bien un an ou deux et que ce sera autant de gagné pour le repos de l’Europe ; c’est une politique bien coupable. Je la subirai cependant ; j’ai donné ma parole et je veux la tenir. »

Après avoir parlé de l’Angleterre avec cette amertume, il parla avec amitié de la France en répétant qu’il serait heureux de la voir s’unir à lui, et le général Le Flô emporta le forme espoir que nous pouvions compter désormais sur l’amitié de la Russie. La visite qu’il fit le lendemain au prince Gortschakoff le confirma dans cette opinion. Faisant allusion à I’Allemagne et à l’Autriche, le chancelier russe avoua que Sa Majesté en était bien revenue sur le compte de ses anciennes alliances : « Ce n’est plus de ce côté que se porteront ses regards. L’Empereur commence à reconnaître que la forme républicaine adoptée en France n’effraiera plus personne, à la condition de rester conservatrice et de ne pas menacer les intérêts vitaux de la société. »

Quelques jours plus tard, Chanzy arrivait à Saint-Pétersbourg, recommandé à la cour impériale par les glorieux souvenirs de son rôle pendant la guerre franco-allemande ; il fut reçu par l’Empereur avec les mêmes témoignages de déférence et d’amitié dont avait été l’objet son prédécesseur. Dès sa première audience, l’Empereur reprend avec lui l’entretien commencé avec Le Flô ; on dirait qu’il s’adresse au même interlocuteur : « Je voudrais voir votre drapeau flotter à côté du nôtre, lui dit-il ; vous pourriez rendre ainsi un grand service à l’Europe. » Les instructions de Chanzy ne lui permettent pas de prendre au mot cette déclaration, qui est en réalité une offre d’alliance. Cependant, il ne la décline pas et sa réponse laisse la porte ouverte à un rapprochement qui, de part et d’autre, reste encore subordonné à des circonstances qu’on ne saurait prévoir. En outre, elle a pour résultat de maintenir entre le souverain et l’ambassadeur une confiance dont, à travers de multiples péripéties, celui-ci ne cessera pas de recueillir les preuves.

Il est vrai que, troublés à plusieurs reprises par des incidens inattendus, les rapports de la Russie avec la France continuent à se ressentir des contradictions que nous avons déjà signalées dans la conduite de l’Empereur. Assurément, il est attiré vers la France ; il le prouve à plusieurs reprises, mais, même quand il semble avoir fait un pas décisif, sa marche est ralentie ou même arrêtée par les événemens qui se déroulent à Paris et qui souvent touchent de près à ceux dont la Russie est le théâtre. C’est toujours de la part d’Alexandre la même disposition à attribuer à la politique intérieure de notre pays la responsabilité des tentatives révolutionnaires qui agitent l’Empire sous le drapeau du nihilisme. Au mois de mai 1879, le chancelier Gortschakoff en fait presque l’aveu au général Chanzy. « On dit que, par suite des exigences des radicaux, les affaires vont mal chez vous ; nous souhaitons qu’il n’en soit rien et que votre gouvernement soit écouté et respecté. S’il en était autrement, ce serait un encouragement pour nos révolutionnaires qui ne s’appuient que sur ce qui est mauvais en Europe. »

Il semble que ce soit là une traduction fidèle des impressions du Tsar, impressions capricieuses, on ne saurait trop le répéter, et qui rendent plus vif, sous prétexte qu’il n’y a rien à faire avec la France, son désir de se rapprocher de l’Autriche et de l’Allemagne, afin d’éviter de rester isolé en Europe.


III

Durant la période du règne d’Alexandre II que nous avons essayé de décrire, la révolution n’avait pas cessé de se développer dans l’Empire et de révéler aux esprits attentifs la gravité des périls qu’elle faisait courir à l’état social. Tandis que le Tsar accuse le socialisme français d’exercer son influence en Russie, il semble ne pas se rendre compte que le nihilisme dont la Russie est le berceau constitue pour toutes les nations un exemple bien autrement contagieux. Au commencement de l’année 1878, le nihilisme, qui jusqu’alors paraissait n’être qu’une doctrine philosophique, était devenu un parti politique dont l’arme principale était l’assassinat et le but final la destruction de tout, avec la prétention de tout reconstruire d’après les principes anarchiques sur un terrain complètement rasé.

Le 5 février, à la suite d’un procès retentissant dans lequel figuraient cent cinquante accusés, l’un d’eux, condamné aux travaux forcés en Sibérie, attendait dans la prison de Saint-Pétersbourg le moment de son départ pour l’exil… Accusé d’avoir commis un acte d’indiscipline, il fut, sur l’ordre du général Trépof, gouverneur de la capitale, battu de verges, bien qu’en 1863, les punitions corporelles eussent été abolies. Une jeune fille, Vera Zassoulitch, antérieurement compromise dans l’un des innombrables complots que découvrait la police, s’irrite de cette atteinte à la loi ; elle demande une audience au général sous prétexte de lui présenter une requête ; en l’abordant, elle décharge sur lui un pistolet qu’elle tenait caché sous ses vêtemens. Traduite devant les tribunaux, elle attaque violemment pour sa défense l’iniquité du système qui dérobait les accusés à leurs juges naturels pour les frapper de mesures administratives et les soumettre à des rigueurs illégales, voire à des mesures de répression touchant à la barbarie. Impressionné par sa parole et par les argumens auxquels elle a recouru, le jury prononce son acquittement.

Loin de calmer l’opinion, cette sentence libératrice lui imprime une excitation plus ardente qui se traduit de la part de la secte nihiliste par d’odieux forfaits. Ils se succèdent avec une rapidité foudroyante. Le 17 avril à Kiew, le recteur de l’Université est assailli dans sa demeure et laissé pour mort ; quelques jours plus tard, un officier de gendarmerie est poignardé dans la rue en plein jour. Le 15 août, à Saint-Pétersbourg, le général Wezentsef, chef de la 3e section de police, la plus impopulaire et la plus détestée, est l’objet d’un attentat analogue, après avoir été averti par une lettre anonyme qu’il était condamné. La décision prise par l’Empereur que désormais les délits politiques seraient justiciables des conseils de guerre ne ferme pas l’ère tragique qui vient de s’ouvrir. En 1875, au mois de février, le prince Krapotkine, gouverneur de Karkof, est frappé mortellement.

Le 7 mars, à Odessa, le colonel de gendarmerie Knopp est tué. Le 23, à Moscou, c’est un agent de la police impériale ; le 25, dans la capitale, le général Dreuteln ; le 5 avril, à Kief, le gouverneur comte Tcherkof ; le 10, à Arkhangel, le maître de police Pietrowski. Nous empruntons cette liste à la magistrale Histoire de Russie d’Alfred Rambaud, mais elle est probablement incomplète ; il y faut tout au moins ajouter le nom du général Loris Mélikoff, qui, l’année suivante, le 9 mars, sera l’objet d’une tentative d’assassinat au moment où il vient d’être mis à la tête des forces de la police. Ce n’est qu’à travers les procès intentés aux nihilistes que le bilan des attentats pourrait être établi.

Leurs auteurs appartiennent à toutes les classes sociales. Dans un de ces procès qui se déroule au mois de novembre 1880, figurent un médecin, un étudiant, fils de pope, six membres de la petite noblesse, quatre marchands, dont deux juifs et trois paysans. Quand on leur demande quelle est leur profession, l’un répond qu’il est athée, l’autre qu’il est socialiste révolutionnaire. Pour la plupart, ils ont été dénoncés par le meurtrier du prince Krapotkine. Ce meurtrier s’est pendu dans sa prison après avoir fait des aveux impitoyables pour ses complices. Il les a faits, dit-il, moins encore pour bénéficier de la clémence impériale que dans l’espoir d’arrêter l’effusion du sang si le gouvernement n’use pas de représailles : « Je me dévoue pour tous, a-t-il écrit, espérant que je serai la dernière victime de ces tristes événemens. S’il en était autrement, chaque goutte de sang de mes frères serait de nouveau payée par celui de leurs bourreaux. » Les réponses de l’un de ses complices sont encore plus énergiques et plus significatives ; elles constituent un ultimatum précédant une déclaration de guerre.

Jusque-là, les nihilistes avaient respecté la vie de l’Empereur ; ils ne s’étaient attaqués qu’à ses agens qu’ils accusaient d’opprimer le peuple. Mais ils ne renonçaient pas à le frapper lui-même. Le 14 avril 1879, dans la matinée, il se promenait suivant son habitude devant le ministère des Affaires étrangères, lorsqu’un passant tira sur lui, par deux fois, sans l’atteindre. C’était un étudiant nommé Solowief, âgé de vingt-deux ans, fils d’un fournisseur du palais. Arrêté aussitôt et interrogé, il refuse de répondre, en disant : « Si je faisais le moindre aveu, je serais tué même dans cette prison. » Le lendemain, sur le mur devant lequel avait eu lieu l’attentat, on pouvait lire cette inscription : « Ce qui est différé n’est pas perdu. »

La prophétie se réalise quelques mois plus tard. Le 29 novembre, l’Empereur était parti pour Moscou et son train suivant l’usage devait être précédé de celui qui transportait les fonctionnaires et agens de la police chargés d’assurer la sécurité de la route. Par une circonstance fortuite et un heureux hasard, le train impérial partit le premier, et c’est sous le second qu’à son arrivée à Moscou, où le souverain avait déjà débarqué, une mine fit explosion. Il y eut plusieurs victimes ; les recherches auxquelles on se livra aussitôt firent découvrir sur le théâtre du crime une tranchée couverte mesurant quarante-sept mètres en longueur, qui reliait la voie ferrée à une maison voisine où l’appareil homicide avait été dressé. L’Impératrice, dont la santé fragile exigeait des soins minutieux et permanens, était alors à Cannes. Echappé presque miraculeusement au complot ourdi contre lui, Alexandre s’empressait de le lui faire savoir. Elle répondait par deux télégrammes qui attestent sa confiance dans la miséricorde divine et le caractère affectueux des rapports entre les membres de la famille impériale. À son fils le grand-duc Wladimir, elle disait : « Remercions Dieu du fond du cœur d’avoir détourné le danger. » À son mari, elle annonçait qu’elle faisait chanter un Te Deum à Cannes. Elle ajoutait : « Avec quelle ferveur je prierai pour toi. »

Cependant, les assassins étaient résolus à recommencer. Le 18 février 1880, au Palais d’Hiver, à l’heure du dîner, l’Empereur était en conférence avec le prince Alexandre de Bulgarie, lorsque dans la salle à manger, où le couvert était dressé, une explosion formidable se fit entendre. Le diner s’étant trouvé retardé, aucun membre de la famille impériale ni personne de l’entourage ne fut atteint. Mais dans le corps de garde situé en sous-sol, où l’explosion avait eu lieu, dix hommes du régiment de Finlande furent tués et dix-sept blessés. C’était encore miracle que l’Empereur eût échappé à ce nouvel attentat. Comme toujours en pareil cas, des télégrammes de félicitations arrivèrent de toutes parts. À celui du président Grévy, l’Empereur répondait : « Je vous remercie cordialement des sentimens que vous m’exprimez. L’esprit du mal ne se lasse pas plus que la grâce divine. J’aime à compter sur la sympathie des gens de bien. »

Cette réponse reconnaissante dissimule à peine la tristesse et le profond découragement que causaient à l’Empereur les tentatives criminelles dirigées contre sa personne et contre les représentans de son autorité. Son impuissance à pacifier les populations de l’Empire et à désarmer les assassins, tantôt par des rigueurs nouvelles et presque toujours arbitraires, tantôt par des réformes libérales qui eussent été plus larges, si la main qui les octroyait n’eût été arrêtée par d’incessans forfaits, lui rendaient de plus en plus lourd le poids de la couronne ; elle n’était pour lui qu’une charge dont il eût voulu se délivrer, mais qu’il continuait à porter parce qu’il s’y croyait obligé par le plus sacré des devoirs.

Lorsque, du point où nous sommes arrivés, on embrasse d’un regard l’ensemble de son règne, on est conduit à constater que l’année 1880 en est la plus douloureuse. Dans les événemens qui s’y succèdent, qu’il regarde du côté de l’Allemagne ou qu’il tourne les yeux vers la France, tout semble fait pour assombrir son esprit, l’irriter ou exciter ses défiances. À la fin de 1875, il est visible qu’il veut se rapprocher de l’Autriche alors qu’elle vient de s’allier à l’Allemagne ; il envoie à Vienne le grand-duc héritier et sa femme ; il est de plus en plus convaincu que l’entente qu’il cherche à fortifier en s’y associant est une garantie pour la paix européenne. Le chancelier Gortschakoff est du même avis ; il dit au général Chanzy :

« Les angles s’arrondissent et j’ai pu constater avec plaisir que le calme est désiré en Autriche et en Allemagne autant que chez nous. Il nous faut avant tout nous occuper des affaires intérieures et porter un remède efficace à une situation qui ne peut durer sans grand danger pour le pays. Nous avons acquis la certitude que l’Europe désire la paix ; elle sera assurée si chacun y met du sien. On ne peut plus maintenant croire sérieusement aux dangers qui viendraient de la Russie. »

Le langage du chancelier s’inspirant toujours de la volonté impériale, on peut voir dans ces paroles l’image de l’état d’âme d’Alexandre à cette époque en ce qui touche l’Allemagne. Mais en 1880, cet état d’âme s’est modifié ; l’Empereur ne peut n’être pas frappé par la communauté de vues qui existe sur presque toutes les questions entre Paris et Berlin, et il se demande si elle n’est pas dirigée contre lui quant aux questions orientales.

S’il regarde du côté de la France, il y relève d’autres motifs de s’inquiéter et même de prendre ombrage plus qu’il ne convient de certains incidens qui se produisent ici et là. Le plus grave en cette même année fut ce qu’on a appelé l’affaire Hartmann. On sait que ce personnage était l’auteur de l’attentat du Palais d’Hiver. Après avoir accompli son crime, il s’était réfugié à Paris où le gouvernement français l’avait fait arrêter. Sollicité de le livrer à la police russe, le ministère Freycinet s’y était refusé, alléguant qu’entre la Russie et la France n’existait pas de traité d’extradition pour les crimes politiques. L’affaire avait fait grand bruit et le Tsar s’était offensé de ce refus. Il le fut encore davantage en apprenant que le Cabinet de Paris avait laissé Hartmann se réfugier en Angleterre. Assurément, en agissant ainsi, le Cabinet de Paris était dans son droit ; Alexandre n’en fut pas moins blessé ; il rappela son ambassadeur le prince Orloff, et la situation serait devenue fort périlleuse si le gouvernement français avait agi de même ; mais il eut la sagesse de ne pas rappeler le général Chanzy et de feindre de croire que l’ambassadeur russe était parti pour Saint-Pétersbourg, afin d’y porter des renseignemens sur l’affaire qui agitait toute l’Europe. Elle donna lieu à des pourparlers qui se prolongèrent durant plusieurs semaines et à la suite desquels Orloff fut autorisé à reprendre possession de son poste. Les bons rapports se trouvèrent ainsi rétablis, mais la crise, quoique passagère, avait engendré des ressentimens qui ne s’effacèrent que peu à peu dans l’esprit de l’Empereur. Ainsi s’explique la continuité des contradictions que nous avons déjà signalées dans son attitude et qui déconcertent quelque peu l’historien lorsqu’il en recherche les mobiles.

Un jour, c’est à la France qu’il en veut, car il croit qu’elle est disposée à s’allier aux gouvernemens qu’il considère comme ses ennemis ; le lendemain, c’est à l’Allemagne, dont il voit l’influence s’exercer autour de lui avec plus d’efficacité qu’il ne voudrait. Il s’offense de l’échec qu’inflige l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg au professeur russe Mendelereff, qui avait tenté de s’y faire élire. Cette Académie est composée surtout de savans allemands et c’est eux qui font échouer la candidature du professeur en mettant dans l’urne électorale plus de boules noires qu’il n’y avait de boules blanches. Les universités de province protestent contre les votes de ces prophètes du mal en élisant des candidats nationaux. L’Empereur n’en est pas moins affecté par le traitement qu’a subi Mendelereff.

Au même instant, la situation économique de l’Empire s’aggrave par suite d’une crise qui pèse particulièrement sur la classe agricole. Dans certaines contrées, la disette sévit dès l’automne de 1880 et, l’hiver venu, elle prend les proportions d’un fléau auquel il est difficile de remédier. A Saralof, province du Volga, les privations que doivent s’imposer les habitans sont effroyables ; des paysans parcourent la ville en demandant du pain. La difficulté des communications entrave les mesures prises pour améliorer le sort des classes pauvres ; envois de blé, distributions de vivres à prix réduit, création de jours publics. L’hiver est terrible, le Volga est gelé, la débâcle ne permet ni navigation, ni traînage ; les glaces à plusieurs reprises coulent des navires chargés de grain.

L’empereur Alexandre, si cruellement éprouvé par les malheurs publics, et surtout par les forfaits du nihilisme, est en cette même année frappé d’un malheur privé qu’il achève de le démoraliser. Au mois de juin, l’Impératrice succombe à la maladie qui l’obligeait à résider dans le midi de la France. Averti qu’elle était en danger de mort, son mari s’est mis en route aussitôt pour recevoir son dernier soupir, mais quand il est arrivé à Cannes, elle avait cessé de vivre. Outre que ce trépas lui rappelle la perte qu’il a faite de son fils aîné dans les mêmes conditions et dans le même pays quatorze ans avant, perte dont il ne s’est jamais consolé, c’est avec un véritable déchirement de cœur qu’il voit disparaître la compagne dont, en de fréquentes circonstances, le tendre et inlassable dévouement avait été pour lui un réconfort précieux et salutaire.

Depuis longtemps par suite de l’âge et de l’état de santé de cette noble femme, elle n’était plus pour lui qu’une épouse désaffectée ; elle n’ignorait pas, bien qu’elle n’en parlât jamais, qu’elle était remplacée par la princesse Dolgorouka et peut-être prévoyait-elle que, le jour où elle disparaîtrait, un mariage morganatique légitimerait la liaison qui s’était formée de son vivant, mais elle avait sans doute pardonné, puisqu’on ne l’entendit jamais se plaindre et qu’il ne parût pas que ses rapports avec son mari eussent cessé d’être réciproquement confians.

Après sa mort, on racontait à la Cour de Russie que la remplaçante qui, disait-on, avait refusé de s’asseoir sur le trône, s’était prêtée à un mariage secret. Nous trouvons à cette date dans un rapport diplomatique quelques lignes qui font tableau : « Il y a peu de jours sur un tertre de Tsarskoïé-Sélo, d’où l’Empereur suivait les manœuvres de cavalerie entouré de son état-major, il y avait la princesse Dolgorouka et auprès d’elle la grande-duchesse Wladimir. » Saint-Simon dans ses Mémoires décrit un spectacle analogue dont les acteurs s’appellent Mme du Maintenon, Louis XIV et la Duchesse de Bourgogne.

Entre les images que présente la cour d’Alexandre II à la fin de son règne, il en est encore une qui mérite d’être évoquée ici et qui rappelle la cour du Grand Roi, alors que vieilli, désabusé, accablé par les revers, il ne dissimule plus la tristesse de son âme. C’est à Saint-Pétersbourg en 1880, au mois de mars. On célèbre au Palais d’Hiver le vingt-cinquième-anniversaire de l’avènement de l’Empereur. Il a réuni autour de lui, ce jour-là, ses anciens compagnons, ses courtisans, les dignitaires de l’Empire, parmi lesquels on remarque Gortschakoff qui, sous le poids des ans, semble n’être plus qu’une épave et qui va céder à de Giers la direction des affaires extérieures dont il a tenu tous les fils, depuis qu’a la mort de Nicolas Ier, il succéda au comte de Nesselrode. Un voile de tristesse, épais et lourd, pèse sur la solennité, comme si les invités portaient déjà le deuil de quelque chose qui va finir. On se montre le vieux chancelier, au déclin de l’âge et des succès, péniblement appuyé sur un meuble et presque délaissé au milieu de cette cour hier encore à ses pieds et qui semble étonnée de le voir pour la dernière fois. « Je veux disparaître comme un astre qui s’éteint, » avait-il dit un jour ; il semble que ce désir soit bien près d’être exaucé. Encore quelque temps et il aura disparu.

Quant à l’Empereur, enfermé dans ce palais où il n’est plus en sûreté, ses amis, les témoins de son avènement, confidens de ses espoirs et de ses anxiétés, s’affligent de le voir plus vieux que son âge et presque chancelant sous les coups qui l’ont frappé pendant son règne. Parfois cependant il se redresse, son visage s’éclaire comme si des pensées réconfortantes s’étaient soudainement éveillées en lui. C’est qu’il songe aux réformes qu’il prépare, à la constitution libérale dont, malgré tout, il n’a pas cessé de vouloir doter l’Empire.

Déjà, depuis un certain temps, il préludait à ces grands changemens en s’entourant de conseillers qui croyaient que l’heure était venue pour le pouvoir autocratique de se transformer prudemment, mais résolument. « La partie pensante de la nation, écrivait-on, suit leurs efforts avec une sympathie marquée, et commence à croire que, sous leur impulsion, le pays ne tardera pas à sortir de tutelle et que le moment approche où il lui sera permis de s’occuper peu à peu de ses affaires. » Au mois d’août, ces espérances commencent à se réaliser. Un ukase introduit des modifications importantes dans les hautes sphères administratives. A une époque antérieure, l’Empereur avait appelé au pouvoir, on l’a vu, et mis à la tête des services de police le général Loris Mélikoff, qu’il savait animé d’idées conformes aux siennes. Il le maintient dans ce poste avec des pouvoirs presque dictatoriaux, l’élève au sommet de La hiérarchie en le nommant ministre de l’Intérieur, et supprime la 3e section de la chancellerie, antre mystérieux et redoutable créé par Nicolas Ier, où depuis trop longtemps s’élaboraient les mesures les plus arbitraires et les plus révoltantes. Elle succombait, sous le poids des rancunes et des protestations populaires. Les journaux qui, deux ans avant, n’auraient osé dénoncer les causes de son impopularité, les reconstituaient maintenant en toute liberté, en émettant les vœux les plus ardens pour le succès de ces importantes réformes.

D’autre part, l’Empereur s’attachait à multiplier les preuves pratiques de son bon vouloir. Dans un procès politique engagé devant le tribunal de Kiew, deux accusés avaient été condamnés à mort ; la peine fut commuée en celle d’un internement en Sibérie ; des condamnations aux travaux forcés furent également adoucies. Dix-neuf cents étudians qui remplissaient les prisons furent mis en liberté. On en avait exclu deux mille des universités et des gymnases ; il leur fut permis d’y rentrer. Enfin, plus de quatre mille individus soumis à la surveillance de la police en furent libérés. La Russie sortait du marasme et du régime de terreur que lui avaient imposés les forfaits du nihilisme et ses menées audacieuses. Il s’en fallait de beaucoup cependant qu’il s’avouât vaincu et fût disposé à déposer les armes. En décembre, des émeutes d’étudians éclataient à Moscou. A Saint-Pétersbourg et ailleurs, la police découvrait des imprimeries clandestines ; elle y saisissait des proclamations dans lesquelles l’Empereur et son ministre Loris Mélikoff étaient menacés de mort.

Ces épisodes, qu’Alexandre considère comme les dernières convulsions de l’anarchie dont il se flatte de s’être rendu maître, ne le détournent pas de son entreprise libérale, dans laquelle il persévérera jusqu’à sa mort, tenant à donner à son peuple des gages de sa sincérité. Du reste, s’il ne redoute plus au même degré que quelques mois avant le péril que le nihilisme faisait courir à l’Empire, il en voit un toujours menaçant pour la sûreté des dynasties régnantes dans les agitations du Parlement français dont, histoire éternelle de la paille et de la poutre, il trouve déplorables les exemples. En se rappelant que des sujets russes résident, vivent, en France en grand nombre, il craint qu’ils n’y subissent l’influence de l’esprit révolutionnaire. Il éprouve une appréhension analogue pour l’un de ses fils, le grand-duc Wladimir, qui réside en ce moment dans « la Babylone moderne. » Le 11 octobre, de Livadia où lui-même passe l’automne, il lui télégraphie : « Je trouve tout à fait inutile que vous restiez si longtemps à Paris. — Alexandre. »

Cette disposition envers un pays dont maintes fois il a recherché l’alliance s’accuse encore dans l’un de ses derniers entretiens avec le général Chanzy. En décembre 4880, à la parade du dimanche, la première qui suivit son retour de Crimée, l’ambassadeur, s’étant approché de l’Empereur pour lui présenter ses hommages, fut accueilli par ces paroles :

« Je suis heureux de vous revoir ici, général ; vous ne doutez pas de ma sympathie. Votre pays continue à être bien agité, et je le regrette, car vous savez combien je désire le voir calme et prospère. »

Chanzy aurait pu répondre que la Russie était bien autrement agitée que la France. Mais il serait sorti de son rôle diplomatique, ce dont, en de telles circonstances, il était incapable.

— La France, Sire, a un tempérament tellement robuste, dit-il, qu’elle n’est pas ébranlée très sérieusement par les crises temporaires qu’elle peut subir. Elle a, d’ailleurs, donné depuis dix ans trop de preuves de sa sagesse et de son désir de tranquillité pour que ce qui se passe chez nous puisse causer des inquiétudes au dehors.

— Je voudrais partager votre confiance, déclara l’Empereur, indiquant ainsi qu’il ne pouvait la partager, ce qui ne l’empêcha pas de protester de son amitié pour la France.

Aux réceptions du Jour de l’An, qui eurent lieu quelques semaines plus tard, Chanzy constata qu’Alexandre était devenu plus confiant. Il est vrai qu’à ce moment l’accord existait entre le cabinet de Saint-Pétersbourg et celui de Paris sur les moyens à prendre pour conjurer la guerre turco-grecque qui menaçait l’Europe. Alexandre était reconnaissant à la France du concours qu’elle était disposée à lui donner, et son langage s’en ressentait.

Ce que nous savons des dernières semaines de son existence nous le montre travaillant activement à mettre sur pied les réformes par lesquelles il avait résolu de répondre aux attentats nihilistes. Il y était d’ailleurs poussé par les conseils du ministre Loris Mélikoff et de ses collègues, par ceux même de son fils le grand-duc héritier. Les vœux de la nation lui arrivaient maintenant moins obscurs que par le passé comme si, entre elle et lui, il n’eût plus existé de barrière. Inviolabilité des personnes, substitution des tribunaux aux mesures de police, participation du pays à la direction des affaires par des réunions périodiques de délégation des corps électifs, tel est le total des réformes que demandaient les hommes les plus modérés, la bourgeoisie, la noblesse elle-même, tous convaincus que ces réformes réduiraient à l’impuissance les quelques milliers de révolutionnaires qui s’efforçaient encore de terroriser le pays. Une immense espérance soufflait sur la Russie, les classes éclairées ne doutaient plus d’une libération prochaine annoncée par des rumeurs venues de haut, ou par des traits inattendus qu’elles interprétaient comme les symptômes précurseurs d’une ère nouvelle.

En février 1881, le romancier Dostoïewsky mourait à Saint-Pétersbourg. Sous le règne de Nicolas Ier il avait été condamné et envoyé dans les mines de Sibérie. Gracié après y avoir passé dix ans, il était resté, depuis sa libération, étranger aux agitations politiques. Mais, dans ses romans où il s’était fait l’organe des revendications des classes souffrantes, il avait témoigné de tant d’amour et de compassion pour elles que ses écrits lui avaient valu un ascendant extraordinaire sur la jeunesse et les classes moyennes. On devait donc s’attendre à des manifestations le jour de ses funérailles, et la question se posait de savoir si le gouvernement les interdirait ou s’il les tolérerait telles que les avaient réglées les organisateurs. C’est cette dernière solution que fit prévaloir la volonté d’Alexandre ; elles eurent lieu et le gouvernement s’y fit représenter. L’incident valut à l’Empereur un regain de popularité, d’autant plus marquée qu’on s’attendait à voir paraître d’un moment à l’autre l’ukase accordant une constitution.

Dans les premiers jours de mars, elle était prête à être promulguée. Mais le texte n’en fut envoyé au Messager officiel que le 13 mars et presque à l’improviste. L’Empereur ayant appris qu’un nouveau complot venait d’être découvert avait eu à cœur de prouver sur-le-champ que les tentatives criminelles ne pouvaient plus modifier ses intentions libérales. Mais, le même jour, à l’improviste, un événement tragique les remettait en question. Au début de l’après-midi, après une courte promenade, Alexandre rentrait au Palais d’Hiver lorsqu’un nihiliste nommé Ryssakof qui l’attendait au passage lança sur lui une bombe. Bien qu’en faisant explosion, elle eût brisé la voiture, blessé ou tué plusieurs des cosaques qui formaient l’escorte, l’Empereur n’avait pas été atteint. Ou le vit sauter à terre et, tandis qu’on arrêtait l’assassin, se porter au secours des victimes. Mais à peine avait-il fait quelques pas qu’une bombe jetée entre ses jambes par un complice le couchait sur le sol, les membres fracassés. Transporté au palais, il expira en y arrivant sans avoir pu prononcer une parole.

Qu’une fin aussi effroyable, due à des vengeances accumulées et inassouvies, eût dénoué l’existence d’un despote tel que Nicolas Ier, on ne s’en étonnerait pas ; on ne saurait voir dans le forfait commis sur sa personne que l’effet foudroyant, effroyable et rigoureusement logique, d’une œuvre de justice, Mais ce châtiment, lorsqu’il s’exerce sur un être doux et humain, tel qu’Alexandre II qui s’était donné pour tâche en montant sur le trône de rendre heureux ses sujets, ne s’expliquerait plus, ne se comprendrait plus, si nous ne nous rappelions que maintes fois, dans l’histoire de l’humanité, à tous les degrés de l’édifice social, chez les puissans et chez les humbles, on a vu les innocens payer pour les coupables et les responsabilités encourues par les ancêtres peser sur les descendans. On dirait même que dans les familles régnantes, les choses se passent ainsi en vertu d’une loi mystérieuse, mais implacable, aussi vieille que le monde civilisé, et qu’on retrouve toujours plus ou moins, à la source des révolutions qui ont brisé tant de couronnes. En tout cas, on peut dire d’Alexandre II que si cette loi existe, il en a été la victime, elle a pesé sur lui dès le début de son règne de tout le poids du lourd héritage qu’il avait reçu de son père, et, assurément, il ne méritait pas que le destin lui fût aussi cruel, alors que, lorsqu’il périt, il s’efforçait de préparer son peuple aux pratiques de la liberté. C’était la tâche qu’il léguait à son fils Alexandre III. Elle serait glorieuse, mais on se demandait déjà si le nouveau Tsar était de taille à l’accomplir, et la question, il faut bien le reconnaître, suggérait plus de craintes que d’espérances.


ERNEST DAUDET.

  1. Voir la Revue du 15 février.
  2. Voir la Revue du 15 février et du 15 mars.
  3. Emile Ollivier, Pierre de la Gorce, Alfred Rambaud, Germain Baspt, Camille Rousset. Julian Klaczko, des diplomates français et étrangers : Hubner, Morny, Jomini, Gabriac, Rothan, d’autres que j’oublie et le plus récent d’entre eux, François Charles-Roux, qui les a tous résumés et complétés dans le magistral ouvrage qu’il a publié en 1913 sous ce titre : Alexandre II, Gortschakof et Napoléon III. Il semble bien que dans ce livre remarquable, le dernier mot est dit sur les événemens et sur les acteurs qu’on y voit figurer.
  4. Propos tenus en 1874 au comte de Chaudordy qui était allé le voir à Berne, chargé d’une mission par le duc de Broglie sur le conseil du duc Decazes.