Sonnets de Shakespeare (trad. Guizot)

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Nous désirons voir les créatures les plus belles se multiplier afin que

la rose de la beauté ne meure jamais, et qu’au moment où les plus
avancées tombent sous les coups du Temps, leurs tendres héritières
puissent relever leur mémoire ; mais toi, tu es fiancée à tes propres
yeux et à leur éclat, tu nourris la flamme de ton flambeau d’une huile
intérieure, tu produis la famine là où règne l’abondance, tu es ta
propre ennemie, tu es trop cruelle envers toi-même. Toi qui fais
maintenant le nouvel ornement du monde, toi qui annonces seule le
glorieux printemps, tu enterres dans son bouton ta satisfaction ; douce
avare, tu gaspilles par ta lésinerie. Aie compassion du monde, sans
quoi, vorace que tu es, tu te joindras au tombeau pour dévorer ce qui

est dû au monde.


Lorsque quarante hivers assiégeront ton front et creuseront de profondes

tranchées dans le champ de ta beauté, la fière livrée de ta jeunesse, si
fort admirée maintenant, ne sera plus qu’un vêtement déguenillé dont on
ne fera plus de cas ; lorsqu’on te demandera alors ce qu’est devenue
toute ta beauté, où réside le trésor des jours de ta vigueur, ce serait
une honte insigne et une flatterie inutile de répondre qu’elle vit
encore dans tes yeux creusés et enfoncés ; ne serait-ce pas un usage plus
honorable de ta beauté que de pouvoir répondre : « Mon bel enfant que
voilà peut faire mon compte et me servir d’excuse ; » tu prouverais ainsi
que sa beauté t’appartient par succession ! ce serait ressusciter dans ta
vieillesse et voir ton sang bouillir encore lorsque tu le sentirais

glacé dans tes veines.


Regarde-toi dans ton miroir et dis au visage que tu y verras, qu’il est

temps pour ce visage d’en former un autre ;


si tu ne pourvois pas
maintenant à le réparer plus tard, tu trompes le monde, tu laisses une
mère sans bénédiction ; car où est la belle dont le sein stérile dédaigne
la culture du laboureur ? où est l’homme assez fou pour servir de tombeau
à son amour-propre pour arrêter la postérité ? Tu es le miroir de ta
mère, en te voyant elle retrouve le bel avril de son printemps ; de même
à travers les fenêtres de ta vieillesse, tu reverras ton âge d’or au
mépris des rides. Mais si tu vis pour qu’on oublie, meurs fille, et ton

image meurt avec toi.


Beauté prodigue, pourquoi dépenses-tu à ton profit l’héritage de tes

charmes ? Les legs de la nature ne donnent rien ; elle prête, et comme
elle est fraîche, elle prête à ceux qui sont libres. Belle avare,
pourquoi abuses-tu des largesses qu’elle t’a faites pour les donner à
d’autres ? usurière sans profits, comment emploies-tu une somme si
immense sans venir à bout de vivre ? Tu n’as commerce qu’avec toi-même,
tu te trompes donc toi-même ? Eh quoi ! lorsque la nature t’appellera à
rendre l’esprit, quels comptes satisfaisants pourras-tu laisser derrière
toi ? Ta beauté inutile sera enterrée avec toi ; si tu l’avais employée,

elle vivrait pour être ton exécuteur testamentaire.



Les heures qui, par leur doux travail, ont créé ce beau regard qui

attire tous les yeux, joueront envers lui le rôle de tyrans et
détruiront ces perfections adorables, car le temps ne s’arrête jamais,
il mène l’été jusqu’à l’hiver odieux, et là le confond : la sève est
arrêtée par la gelée, les feuilles vertes sont tombées, les beautés sont
couvertes de neige, la stérilité règne partout ; alors si l’essence de
l’été ne demeurait pas captive comme un prisonnier liquide dans des murs
de verre, les effets de la beauté disparaîtraient avec la beauté, elle
n’existerait plus et il n’en resterait aucun souvenir ; mais les fleurs
distillées, lors même que l’hiver les atteint, ne perdent que leur éclat

extérieur, leur essence subsiste dans toute sa douceur.


Ne laisse donc pas la main rugueuse de l’hiver défigurer en toi l’été

avant que tu sois distillée ; parfume quelque flacon,

emplis quelque lieu
du trésor de la beauté avant de te suicider. Ce n’est pas une usure
défendue que de faire des prêts qui rendent heureux ceux qui payent
volontiers leurs dettes, c’est à toi d’enfanter un autre toi-même ; dix
fois heureuse si tu en enfantes dix pour un, toi-même tu serais dix fois
plus heureuse que tu ne l’es si dix enfants nés de toi te reproduisaient
dix fois ; que te ferait alors la mort si tu t’en allais en te survivant
dans ta postérité ? Ne sois pas obstinée, tu es infiniment trop belle

pour servir de conquête à la mort et pour faire des vers tes héritiers.


Regarde lorsque le soleil glorieux lève à l’orient sa tête enflammée,

tous les yeux qu’il éclaire rendent hommage à sa lumière qui apparaît et
honorent de leurs regards sa majesté sacrée ; lorsqu’il a gravi la pente
escarpée des cieux comme un jeune homme robuste arrivé à l’âge mûr, les
regards des mortels adorent encore sa beauté ; mais lorsque, parvenu au
faîte, son char fatigué quitte lentement le jour, comme un vieillard
affaibli, les yeux, fidèles jusqu’alors, se détournent de son humble
sentier et se portent ailleurs ; de même toi qui t’avances maintenant
dans ton midi, tu mourras sans qu’on prenne garde à toi, à moins que tu

n’aies un fils.


Toi dont la voix est une musique, pourquoi écoutes-tu tristement la

musique ? les douceurs ne font pas la guerre aux douceurs, la joie prend
plaisir à la joie. Pourquoi aimes-tu ce que tu ne reçois pas volontiers ?
ou pourquoi reçois-tu avec plaisir ce qui te déplaît ? si le véritable
accord de sons harmonieux, mariés par une heureuse union, blesse ton
oreille, ils ne font que te reprendre doucement, toi qui confonds dans
ton chant solitaire les parties que tu devrais entonner. Vois comme les
cordes doucement unies ensemble se frappent mutuellement dans une
harmonie réciproque, comme un père, un enfant et une heureuse mère qui
chantent ensemble le même air délicieux, et dont le chant sans paroles
multiples et cependant me semble te dire ceci : « Toi qui es seule, tu

seras comme si tu n’étais pas ! »


Est-ce par crainte de mouiller tes yeux des larmes d’une

veuve que tu te
consumes dans une vie solitaire ? Ah ! s’il t’arrive de mourir sans
enfants, le monde te pleurera comme une femme sans époux, le monde sera
ta veuve, se lamentera de ce que tu n’as laissé après toi aucune image
qui te rappelle, lorsque chaque veuve peut conserver en son particulier
le portrait de son mari dans son cœur en regardant les yeux de ses
enfants. Vois ce qu’un prodigue dépense dans ce monde qui ne fait que
changer de place, car le monde en jouit pourtant ; mais la beauté
prodiguée a un but en ce monde, et si on la garde sans s’en servir,
celui qui la possède la détruit. Ce cœur qui peut commettre sur
lui-même un meurtre aussi honteux ne respire point d’amour pour les

autres.


Fi donc ! avoue que tu ne portes d’amour à personne, puisque tu es si

imprévoyante pour toi-même. Admets, si tu veux, que tu es aimée de bien
des gens ; mais il est évident que tu n’aimes personne, puisque tu es
animée d’une haine si meurtrière, que tu n’hésites pas à conspirer
contre toi-même, et que tu cherches à ruiner cette belle demeure que tu
devrais tendre par-dessus tout à conserver. O change d’idée, afin que je
puisse changer d’opinion ! La haine sera-t-elle mieux logée que l’aimable
amour ? Sois, comme ta personne, bonne et gracieuse, montre-toi du moins
compatissante envers toi-même. Crée une image de ton visage, pour
l’amour de moi, afin que la beauté puisse survivre chez toi ou dans les

tiens..


A mesure que tu décroîtras, tu gagneras chez lui des tiers, que tu

perdras, et tu pourras tenir pour tien ce jeune sang que tu auras donné
dans toute sa jeunesse, lorsque la jeunesse te quittera. Là est la
sagesse, la beauté, la postérité ; loin de là, la folie, la vieillesse et
la décadence glacée ; si tous agissaient de même, le monde serait bientôt
fini, et en soixante ans on aurait le dernier mot de l’espèce humaine.
Que ceux que la nature n’a pas faits pour conserver la race, ceux qui
ont les traits durs, grossiers, et irréguliers, meurent stériles.
Regarde ceux qu’elle a le mieux doués ; elle t’a donné plus encore ; tu
dois libéralement user de ce don libéral, elle t’a taillée pour lui
servir de sceau, elle veut que tu laisses des empreintes de ta personne

et que tu ne laisses pas périr cet exemplaire..

{{Titre|Sonnets|William Shakespeare|XII|nocat= 1}}

Quand je regarde l’horloge qui indique les heures, et que je vois le

jour brillant disparaître dans la nuit hideuse ; quand je vois la
violette perdre sa fraîcheur, et des cheveux noirs argentés de lignes
blanches ; quand je contemple de grands arbres dépouillés de feuilles,
eux qui jadis défendaient les troupeaux contre la chaleur ; quand je vois
toute la verdure recueillie en gerbes, et emportée sur des brancards
avec une barbe blanche et hérissée, alors je me demande ce que deviendra
ta beauté, puisque toi aussi tu dois tomber parmi les dépouilles du
temps, puisque les charmes et la beauté renoncent à eux-mêmes et meurent
dès qu’ils en voient d’autres grandir, et que rien ne peut résister à la
faux du Temps, si ce n’est la postérité qui le bravera lorsqu’il te

retranchera de la terre.


O si vous étiez vous-même ! Mais, bien-aimée, vous n’êtes à vous que tant

que vous vivrez ici-bas. Vous devriez vous préparer à cette fin qui vous
menace, et donner à quelque autre votre douce ressemblance. Alors cette
beauté que vous tenez à bail ne connaîtrait point de terme ; alors vous
resteriez vous-même, après votre décès, lorsque votre belle postérité
reproduirait votre belle image. Qui pourrait laisser une si noble
demeure tomber en ruine, lorsque les soins pourraient la maintenir en
honneur malgré les orages et les vents des jours d’hiver, malgré la rage
stérile des frimas éternels de la mort ? Oh ! personne ! sinon de mauvais
administrateurs. Mon cher amour, vous savez que vous avez eu un père,

que votre fils en dise autant.


Ce n’est pas aux étoiles que j’emprunte ma manière de voir, et cependant

je crois que j’entends l’astronomie, non pour prédire la bonne ou la
mauvaise chance, les pestes, les famines, ou les incidents de la saison ;
je ne sais pas non plus prévoir la fortune à un moment près, fixer pour
chaque minute le tonnerre, la pluie ou le vent, ou dire si les princes
se porteront bien par des prédictions que je lis dans le ciel, mais je
trouve ma science dans tes yeux, et je lis dans les étoiles fixes avec
assez d’art pour prédire que la beauté et la fidélité poursuivront

ensemble si tu veux bien te prêter à faire souche, sinon je prophétise

que ta fin sera la sentence et l’arrêt de la beauté et de la fidélité.


Quand je considère comment tout ce qui grandit ne conserve la perfection

qu’un instant ; que ce vaste monde ne présente que des spectacles sur
lesquels les étoiles exercent en secret leur influence ; quand je vois
que les hommes se multiplient comme les plantes, sont nourris et
desséchés par le même ciel, qu’ils s’enorgueillissent de leur séve de
jeunesse, décroissent quand ils sont arrivés au faîte, et disparaissent
du souvenir avec leur éclat, alors l’idée de cette courte durée vous
fait apparaître à mes yeux dans toute la richesse de votre jeunesse, je
vois le temps prodigue discuter avec le déclin pour changer en une
sombre nuit le jour de votre jeunesse, et faisant la guerre au temps par
amour pour vous, je vous greffe de nouveau, à mesure qu’il vous enlève

quelque chose.


Mais pourquoi ne faites-vous pas une guerre plus sanglante à ce tyran

sanguinaire, le Temps ? et pourquoi ne vous fortifiez-vous pas contre le
déclin par des moyens plus heureux que des vers stériles ? Vous êtes
maintenant au faîte des jours heureux, bien des jardins vierges encore,
et qui ne sont pas plantés, porteraient avec une vertueuse joie vos
fleurs vivantes, bien plus ressemblantes que votre portrait en peinture.
Alors les traits de la vie répareraient la vie, ce que ni le crayon du
temps, ni ma plume son élève ne peuvent faire pour vous, ni comme valeur
intime, ni comme beauté extérieure, ils vous feraient vivre aux yeux des
hommes ; là vous donnant, vous vous conservez vous-même, et vous vivrez,

dans un portrait retracé par votre adorable talent.


Qui croirait mes vers dans l’avenir, s’ils étaient pleins de tout ce que

vous méritez ? Cependant le ciel le sait, ce n’est qu’une tombe qui cache
votre vie et ne laisse voir que la moitié de vos charmes. Si je pouvais
retracer la beauté de vos yeux, et énumérer toutes vos grâces dans des
vers nouveaux, les siècles à venir diraient : Le poëte en a menti ; ces

traits célestes n’ont jamais touché à un visage terrestre. C’est ainsi
que mes papiers, jaunis par le temps, seraient méprisés comme des
vieillards plus bavards que véridiques, et on traiterait votre juste
éloge de fureur poétique, on dirait que c’est le mètre exagéré d’une
vieille chanson. Mais s’il vivait dans ce temps-là quelque enfant à

vous, vous vivriez deux fois, en sa personne et dans mes vers.


Te comparerai-je à un jour d’été ? tu es plus charmante et plus tempérée ;

dans leur violence les vents font tomber les bourgeons chéris de mai, et
le bail de l’été est trop court, l’œil du ciel brille quelquefois avec
trop d’éclat ; souvent son teint doré est brouillé, et toute beauté perd
une fois sa beauté, dépouillée par le hasard ou par le cours inconstant
de la nature ; mais ton éternel été ne se flétrira point, tu ne perdras
point la beauté que tu possèdes ; la mort ne se vantera pas de te voir
errer dans ses ombres, lorsque tu vivras dans tous les temps par des
vers immortels ; tant que les hommes respireront, tant que les yeux

pourront voir, autant vivra ceci, autant ceci te donnera vie.


Temps dévorant, émousse les griffes du lion, et que la terre dévore

elle-même sa douce postérité, arrache les dents acérées des mâchoires du
tigre féroce, brûle dans son sang le phénix à longue vie, apporte-nous
dans ton vol des saisons heureuses et des saisons funestes. Temps aux
pieds rapides, fais ce que tu voudras dans le vaste univers, et pour se
charmes fragiles, je ne t’interdis qu’un crime odieux, que tes heures ne
sillonnent pas le beau front de mon ami, n’y trace point de lignes avec
ton antique plume, laisse-le dans ton cours subsister tout entier pour
servir de modèle de beauté aux races futures. Néanmoins fais du pis que
tu voudras, vieux Temps : en dépit de tes outrages, mon ami vivra

toujours jeune dans mes vers.


Tu as un visage de femme, peint de la main de la nature, toi le maître

et la maîtresse de ma passion ; tu as le cœur tendre d’une femme, mais
tu ne connais pas les inconstances auxquelles la perfidie des femmes est
sujette ; tu as les yeux plus

brillants qu’elles, mais tu ne les roules
pas faussement comme elles, tes regards voient l’objet sur lequel ils se
portent ; tu as le teint d’un homme, toutes les nuances sont à ta
disposition pour attirer les yeux des hommes et pour surprendre les âmes
des femmes. Tu avais d’abord été créé pour être une femme, mais la
nature en te façonnant est tombée dans la rêverie, et par ses additions
elle m’a privée de toi en ajoutant quelque chose qui ne m’était bon à
rien. Mais puisqu’elle t’a destiné à la satisfaction des femmes, que ton

amour m’appartienne et qu’elles usent de ton amour comme d’un trésor.


Il n’en est pas de moi comme de cette muse animée à versifier par une

beauté fardée, qui emprunte au ciel même ses ornements, et qui compare
toutes les beautés à sa belle, accumulant les similitudes les plus
ambitieuses, le soleil et la lune, les riches joyaux de la terre et de
la mer, les premières fleurs du mois d’avril et tout ce que les airs du
ciel renferment de rare dans leur vaste sein. Pour moi qui suis sincère
en amour, permettez-moi d’écrire sincèrement, et puis, croyez-moi, celle
que j’aime est aussi belle qu’aucun enfant des hommes, bien qu’elle ne
soit pas aussi éclatante que ces flambeaux d’or fixés dans les cieux ;
que ceux qui aiment à parler par ouï-dire en disent davantage, je ne
veux pas vanter ma marchandise, puisque je n’ai pas l’intention de la

vendre.



Mon miroir ne me persuadera pas que je suis vieux, tant que la jeunesse

et toi serez du même âge ; mais lorsque j’apercevrai chez toi les rides
du temps, alors j’attendrai la mort pour expier ma vie, car toute cette
beauté qui te pare n’est que le vêtement charmant de mon cœur qui vit
dans ton sein, comme le tien en moi. Comment donc pourrais-je être plus
âgé que toi ? C’est pourquoi, mon amour, prends soin de toi comme je
prends soin de moi-même ; non pour moi, mais pour toi, puisque je porte
ton cœur, que je garderai tendrement comme une bonne nourrice garde son
enfant du mal. Ne compte pas sur ton cœur ; si le mien expire, tu m’as

donné le tien, mais non pour le reprendre..

{{Titre|Sonnets|William Shakespeare| XXIII|nocat=1}}

Comme un pauvre acteur sur la scène qui, dans son effroi, oublie son

rôle, ou comme un animal furieux qui, plein de rage, affaiblit son
propre cœur par l’excès de sa force, ainsi moi, par manque de
confiance, j’oublie d’accomplir toute la cérémonie des rites de l’amour,
et surchargé du fardeau de la force de mon amour, l’énergie de mon amour
semble décroître. Oh ! que mes lèvres servent d’éloquence et d’avocats
muets à mon cœur qui te parle, ils plaident mon amour et réclament ma
récompense mieux que cette langue qui en a souvent dit bien davantage.
Oh ! apprends à lire ce qu’a écrit un amour silencieux, c’est un apanage

de l’intelligence de l’amour que d’entendre avec les yeux.


Mes yeux m’ont servi de peintre et ont retracé l’usage de ta beauté sur

la table de mon cœur ; mon corps est le cadre qui contient ce portrait,
et la perspective est le plus grand art du peintre ; mais il faut que
vous jugiez du talent à travers le peintre, pour trouver votre fidèle
image là où elle repose suspendue dans le magasin de mon cœur ; les
fenêtres en sont vitrées de tes yeux. Vois quels services les yeux ont
rendu aux yeux. Mes yeux ont retracé ta personne, et les tiens servent
de fenêtre à mon sein ; le soleil prend plaisir à regarder au travers
pour te contempler à son aise, mais il manque aux yeux un secret pour
compléter leur art, ils ne retracent que ce qu’ils voient, ils ne

connaissent pas le cœur.


Que ceux qui sont en faveur auprès de leurs étoiles se parent d’honneurs

publics et de titres orgueilleux ; pour moi à qui la fortune refuse de
semblables triomphes, je trouve une joie inespérée dans ce que j’honore
le plus. Les favoris des grands princes étendent leurs pétales au soleil
comme le tournesol ; leur orgueil reste enfoui dans leur sein, car un
froncement de sourcil les fait périr dans toute leur gloire. Le guerrier
qui a lutté toute sa vie, célèbre par son courage, n’a qu’à perdre une
fois la partie après un millier de victoires, il est effacé du livre de
l’honneur, et on oublie tout ce qu’il avait gagné ; tandis que moi, je
suis heureux, j’aime et je suis aimé, là où je ne puis changer et où

l’on ne changera pas pour moi.

{{Titre|Sonnets|William Shakespeare| XXVI|nocat=1}}

Maître de mon amour, ton mérite ayant fortement uni ma fidélité à ton

allégeance, je t’envoie cette ambassade écrite pour te témoigner ma
fidélité, non pour faire montre de mon esprit. Une fidélité si grande
qu’un esprit aussi pauvre que le mien peut faire croire sans valeur,
faute de mots pour la dépeindre, si je n’avais l’espoir que quelque
bonne pensée à toi, dans le fond de ton âme, donnera ce qui manque à ma
nudité, jusqu’à ce que toutes les étoiles qui guident les hommes dans
leur marche luisent sur moi gracieusement et, d’un visage favorable,
revêtissent mon affection déguenillée d’un vêtement convenable, pour me
rendre digne de ta précieuse tendresse. Alors j’oserai me vanter de
l’amour que je te porte, jusque-là je n’ose pas montrer mon visage là où

tu pourrais me mettre à l’épreuve.


Épuisé de fatigue, je me hâte d’aller chercher mon lit, doux repos des

membres lassés par la marche ; mais voici que ma tête commence un voyage,
pour faire travailler mon esprit, maintenant que le travail du corps est
achevé ; alors toutes mes pensées m’emportent bien loin du lieu où je me
trouve, pour entreprendre avec ardeur un pèlerinage vers toi, elles
tiennent ouvertes mes paupières qui retombent, et je contemple cette
obscurité que voient les aveugles ; seulement la vue imaginaire de mon
âme présente ton ombre à mes yeux sans regard, et, comme un joyau
apparaissant à travers une nuit obscure, elle embellit la nuit sombre et
rajeunit son vieux visage. C’est ainsi que mon corps le jour, et la nuit

mon esprit ne trouvent point de repos, grâce à toi, grâce à moi.



Sonnets
XXVIII
Comment donc puis-je me conserver dans un état satisfaisant, lorsque je

suis privé des bienfaits du repos ? lorsque la nuit ne soulage pas le
poids du jour, mais que le jour est opprimé par la nuit et la nuit par
le jour ? Lorsque tous deux, bien qu’ennemis de leurs règnes respectifs,
joignent les mains pour me torturer, l’un par la fatigue, l’autre par
ses plaintes, de l’éloignement où je travaille, éloigné surtout de toi.
Pour lui plaire, je dis au jour : Que tu es brillant, et que tu lui fais
honneur quand les nuages couvrent le ciel ; je flatte de même

la nuit au
teint sombre en lui disant que lorsque les étoiles étincelantes ne
scintillent pas, tu dores la soirée, mais le jour allonge tous les jours
mes peines, et toutes les nuits la nuit me fait paraître plus pénible la

longueur de mes souffrances.


Dans ma disgrâce auprès de la fortune et aux yeux des hommes, lorsque je

déplore tout seul mon abandon, et que j’assiège de mes cris inutiles un
ciel qui m’est sourd, lorsque je me contemple, et que je maudis mon
sort, lorsqu’il m’arrive de souhaiter les riches espérances de l’un, les
traits de celui ci, les amis de celui-là, lorsque je désire l’habileté
de cet homme et la portée de cet autre, jouissant le moins possible de
ce que je possède le plus, tout en méprisant presque moi-même de
pareilles pensées, il m’arrive de songer à toi, et alors ma situation,
semblable à l’alouette qui s’élance au point du jour d’une terre morne,
va chanter des cantiques aux portes du ciel, car le doux souvenir de ton
amour m’apporte tant de richesse, que je dédaigne alors de changer de

place avec les rois.


Lorsque dans mes séances de réflexions silencieuses et douces je

rappelle le souvenir des choses passées, je soupire à la pensée des
choses que j’ai cherchées et que j’ai manquées, et je déplore de
nouveau, à propos des malheurs passés, le précieux temps que j’ai perdu.
C’est alors qu’il m’arrive de noyer des yeux qui ne sont pas habitués à
couler, au souvenir d’amis bien chers cachés dans la nuit éternelle de
la mort ; c’est alors que je pleure de nouveau les douleurs dès longtemps
effacées de l’affection, et que je déplore la disparition de tant de
choses évanouies. C’est alors que je puis regretter des chagrins passés
en énumérant lentement malheur après malheur dans la triste liste des
gémissements qui m’ont déjà arraché tant de larmes ; mais s’il m’arrive
de penser à toi, dans ce moment-là, chère amie, toutes mes pertes sont

réparées, tous mes chagrins sont finis.


Ton cœur m’est cher au nom de tous les cœurs qui m’ont manqué et que

j’ai crus morts ; là règnent l’amour et tous les tendres dons de l’amour,
et tous ces amis que je croyais enterrés.

Combien de saintes et tristes
larmes le pieux amour n’a-t-il pas dérobées à mes yeux au nom des morts
qui m’apparaissent maintenant comme des êtres qui ont changé de place et
qui se sont tous réfugiés en toi ! Tu es le tombeau où réside l’amour
enseveli, tout paré des trophées de ceux que j’ai aimés et qui t’ont
tous donné la part qu’ils possédaient en moi ; ce que je leur devais à
tous t’appartient maintenant à toi seul, je retrouve en toi leurs images
que j’aimais, et toi qui les représentes tous, tu me possèdes tout

entier.


Si tu survis à la carrière qui me suffira, lorsque l’avare mort couvrira

mes ossements de poussière, s’il t’arrive par hasard de relire encore
une fois les pauvres et rudes vers de ton amant défunt, compare-les avec
les progrès du temps, et lors même que toutes les plumes les auraient
surpassés, conserve-les à cause de mon amour, non à cause de leurs
rimes, que la valeur d’hommes plus heureux a dépassées. Accorde
seulement cette pensée affectueuse, « si la muse de mon ami avait grandi
avec les progrès de ce temps, son amour eût enfanté des choses plus
précieuses que celles-ci, pour marcher d’un même accord dans un meilleur
équipage, mais puisqu’il est mort, et qu’il se trouve de meilleurs
poëtes que lui, je les lirai en l’honneur de leur style, et lui en

l’honneur de son amour. »


Sonnets
XXXIII
J’ai vu bien des fois un soleil éclatant flatter, le matin, d’un œil

dominateur le sommet des montagnes, baiser de ses lèvres dorées les
vertes prairies, dorer les pâles ruisseaux par une céleste alchimie,
permettant parfois aux plus vils nuages de passer avec leurs impures
exhalaisons sur son divin visage, et de cacher ses traits au monde
éperdu, tandis qu’il descendait vers l’occident dans cette disgrâce ; de
même j’ai vu un matin mon soleil briller de bonne heure sur mon front
avec un éclat triomphant ; mais hélas ! ô malheur ! il ne m’a appartenu
qu’une heure, les nuages qui passaient me l’ont caché maintenant. Mais
mon amour ne voit là dedans aucune cause de dédain, les soleils de ce

monde peuvent être voilés, puisque le soleil du ciel est bien voilé.

{{Titre|Sonnets|William Shakespeare| XXXIV|nocat=1}}

Pourquoi m’as-tu promis une si belle journée et m’as-tu fait sortir sans

mon manteau, pour permettre ensuite à de vils nuages de me rejoindre par
le chemin, et de cacher ton éclat sous leur épaisse fumée ? Il ne me
suffit pas que tu perces à travers le nuage pour sécher la pluie sur mon
visage battu par l’orage, car personne ne peut bien parler d’un baume
qui guérit la plaie sans parer à l’ignominie ; tes regrets ne remédient
pas à mon chagrin, tu te repens, mais la perte reste mienne, la douleur
de l’offenseur n’apporte qu’un faible soulagement à celui qui porte la
croix d’une grande injure. Ah ! mais les larmes que répand ton amour sont
des perles, elles sont précieuses et payent la rançon de toutes tes

mauvaises actions.


Ne te chagrine plus de ce que tu as fait, les roses ont des épines et

les fontaines argentées de la vase, les nuages et les éclipses voilent
le soleil et la lune, et des vers hideux dévorent les plus beaux
boutons. Tous les hommes commettent des fautes, et moi-même j’en commets
une ici, en autorisant tes fautes par des comparaisons, en me corrompant
moi-même, en palliant tes torts, en excusant tes péchés plus que tes
péchés ne le rendent nécessaire, car j’apporte un sens à ta faute
sensuelle (ton adverse partie devient ton avocat), et je commence contre
moi-même un légitime plaidoyer ; mon amour et ma haine se font une guerre
civile si acharnée que je suis contraint de devenir complice de cet

aimable voleur qui me vole si méchamment


Laisse-moi avouer que nous devons rester deux, bien que notre amour

indivisible ne soit qu’un, afin que je puisse porter tout seul et sans
ton secours les défauts qui me restent. Dans nos deux amours, il n’y a
qu’un seul respect, mais il y a dans nos vies une humeur qui nous
sépare, qui n’altère pas l’unique effet de l’amour mais dérobe de douces
heures aux joies de l’amour. Je ne puis pas toujours te reconnaître, de
peur que les fautes que je pleure ne te fassent honte ; tu ne peux pas
toujours m’honorer publiquement de tes bontés, de peur d’enlever cet
honneur à ton nom, mais ne le fais pas, je t’aime

de telle sorte que,

puisque tu es à moi, ta bonne réputation est mienne.


Sonnets
XXXVII
Comme un père décrépit prend plaisir à voir son enfant animé et à lui

voir accomplir les exploits de la jeunesse, de même moi qui suis devenu
infirme par les disgrâces acharnées de la fortune, je tire toute ma
consolation de tes mérites et de ta fidélité, qu’il s’agisse de ta
beauté, de ta naissance, de ta richesse ou de ton esprit, de l’une de
ces qualités, de toutes, ou d’autres encore qui résident en toi et te
font une couronne, je greffe mon amour sur tes trésors, en sorte que je
ne suis ni infirme, ni pauvre, ni méprisé, tant que cette ombre me donne
une substance qui fait que ton abondance me suffit, et que je vis d’une
part de ta gloire. Vois, ce qu’il y a de mieux, je le désire pour toi,

mon vœu est exaucé, et je me suis dix fois heureux !


Sonnets
XXXVIII
Comment ma muse peut-elle manquer de sujets d’invention, tant que tu

respires, toi qui te répands dans mes vers comme une matière charmante ;
toi précieuse pour les éloges des plumes vulgaires ? Oh ! rends-en grâces
à toi-même s’il se trouve en moi quelque chose qui soit digne de
subsister devant tes yeux ; qui pourrait être assez muet pour ne pouvoir
t’écrire lorsque tu donnes toi-même le jour à l’imagination ? Sois la
dixième muse, dix fois plus précieuse que ces neuf sœurs d’autrefois,
que les anciens invoquent, et que celui qui t’appellera à son aide sache
produire des vers immortels qui survivent aux longues mémoires. Si ma
muse légère plaît à quelqu’un dans ce temps curieux, c’est à moi que

revient la peine, mais c’est à toi qu’appartient l’honneur.


Oh ! comment pourrais-je convenablement chanter ton mérite, puisque tu es

la meilleure partie de moi-même ? Qu’est-ce que ma louange peut
m’apporter à moi-même ? et quand je fais ton éloge, ne fais-je pas le
mien ? Pour cela, du moins, vivons séparés et que notre cher amour perde
son nom unique, afin que, par cette séparation, je puisse te rendre ce
qui t’est dû, ce que tu mérites seule. O absence, quel tourment tu
serais, si tes amers loisirs ne me donnaient pas la douce permission de
passer mon temps dans des pensées d’amour qui trompent

si doucement et
le temps et les pensées, et si tu ne m’apprenais pas à faire deux d’un

seul en louant ici celui qui demeure loin d’ici !


Prends toutes mes affections, mon amour ; oui, prends-les toutes ;

qu’auras-tu de plus que ce que tu avais déjà, mon amour ? Il ne me
restait pas d’amour qu’on pût appeler à vrai dire de l’amour ; tout ce
qui était à moi était à toi, avant que tu eusses encore pris ceci de
plus. Si tu reçois mon amour pour mon amour, je ne puis pas te blâmer
d’user de mon amour ; je te blâme seulement si tu te séduis toi-même par
un capricieux désir de ce que tu refuses. Je te pardonne tes larmes,
charmant volcan, bien que tu me dérobes toute ma pauvreté, et cependant
l’amour sait que c’est une plus grande douleur de supporter le tort que
nous fait l’amour, que les injures bien connues de la haine ; une grâce
dangereuse dont tous les torts semblent des vertus me tue par ses

dédains, cependant nous ne pouvons pas être ennemis.


Ces jolies fautes que commet la liberté, quand je suis parfois absent de

ton cœur, conviennent à ta beauté et à ton âge, car la tentation te
suit encore partout. Tu es aimable, tu es doux, fait pour être conquis,
tu es beau, tu es donc fait pour être assiégé, et lorsqu’une femme vous
recherche, quel est le fils d’Ève assez discourtois pour la quitter
avant qu’elle ait prévalu ? Hélas, tu pourrais pourtant me laisser ma
place et reprendre ta beauté et ton humeur errante qui t’entraînent,
dans leurs excès, jusqu’à t’obliger à manquer à une double fidélité, à
celle de la femme puisque sa beauté t’attire, à la tienne, puisque ta

beauté m’est infidèle.


Ce qui m’attriste, ce n’est pas qu’elle soit à toi, quoiqu’on puisse

dire que je l’aimais tendrement ; ce qui est la principale cause de mes
gémissements, c’est que tu sois à elle, perte d’amour qui me touche de
plus près.
Chers coupables, voilà comment je vous excuse ; tu l’aimes parce que tu
savais que je l’aimais, et elle, c’est pour l’amour de moi qu’elle me
fait ce tort de permettre à mon ami

de lui plaire. Si je te perds, ma
perte est le gain de mon amie ; en la perdant mon ami a trouvé ce que
j’avais perdu, tous deux se retrouvent et je les perds tous les deux, et
c’est pour l’amour de moi qu’ils m’imposent tous deux cette croix ; mais
voici ma joie, mon ami et moi nous ne sommes qu’un, douce flatterie,

alors c’est moi seul qu’elle aime.


Lorsque mes yeux se ferment, c’est alors qu’ils voient le mieux, car

tout le jour ils voient des choses auxquelles ils ne prennent pas garde ;
mais, lorsque je dors, je te vois en rêve. Obscurément brillants, leur
éclat se dirige vers l’obscurité, et toi dont l’ombre illuminerait les
ombres, comme la forme de ton ombre serait un spectacle charmant dans le
jour pur, l’éclairant de ta lumière plus pure encore, puisque ton ombre
brille ainsi à des yeux fermés. Comme mes yeux seraient heureux, dis-je,
de te contempler, pendant la vie du jour, puisque pendant la mort de la
nuit ta belle ombre imparfaite apparaît à travers un lourd sommeil à des
yeux sans regards. Tous les jours me sont des nuits, tant que je ne te
vois pas, et les nuits sont des jours éclatants, lorsque mes rêves te

voient devant moi.


Si l’épaisse substance de ma chair n’était qu’esprit, la distance

injurieuse ne m’arrêterait plus en dépit de l’espace, j’arriverais alors
des lieux les plus reculés, là où tu te trouves. Peu m’importerait
alors, même lorsque mon pied poserait sur le point de la terre le plus
éloigné de toi, l’agile pensée peut franchir les mers et la terre, aussi
promptement qu’elle a conçu le désir d’arriver dans un lieu. Mais hélas,
pensée qui me tue, je ne suis pas la pensée, je ne puis pas franchir
d’innombrables lieues lorsque tu es loin de moi, je suis fait au
contraire de tant de terre et d’eau que je suis obligé d’attendre en
gémissant le bon plaisir de la terre, ne recevant de ces éléments

pesants que des larmes amères, gages de la douleur de tous deux.


Les deux autres éléments, l’air léger et le feu puissant, sont toujours

avec toi, où que je me puisse trouver ; le premier est ma pensée, le
second est mon désir ; toujours absents et toujours

présents, ils
s’élancent d’un vol rapide, et lorsque ces éléments plus prompts sont
partis pour accomplir auprès de toi une tendre ambassade d’amour, ma
vie, composée de quatre, accablée de mélancolie, retombe dans la mort,
en n’en possédant plus que deux jusqu’à ce que les désirs de la vie
reparaissent avec ces messages rapides qui reviennent d’auprès de toi,
et qui, venant d’arriver tout à l’heure, m’ont assuré de ta bonne santé
et m’ont tout raconté ; ceci dit, je me réjouis, mais peu de temps

satisfait, je te les renvoie, et voilà que je redeviens triste.


Mon cœur et mes yeux sont en lutte mortelle, pour partager la conquête

de ta vue : mes yeux voudraient refuser à mon cœur la vue de ton
portrait, mon cœur soutient que tu habites en lui, retraite que des
yeux de cristal n’ont jamais pénétrée, mais les défendants repoussent
cette prétention et disent que c’est en eux que se réfléchit ta belle
image. Pour décider cette question on a appelé un jury de pensées,
toutes habitantes du cœur, et d’après leur sentence la part des yeux
transparents, ainsi que la part du pauvre, est fixée comme il suit : ce
qui est dû à mes yeux, c’est l’extérieur de ton être, et le droit de mon

coeur, c’est l’amour intérieur de ton cœur.


Mon œil et mon cœur se sont ligués, et l’un rend souvent des services

à l’autre, quand mon œil est affamé de regards, ou que mon cœur amorcé
s’étouffe de soupirs, alors mon œil se régale du portrait de mon amour
et invite mon cœur à ce banquet en peinture ; parfois c’est mon œil qui
est l’hôte de mon cœur et qui prend part à ses pensées d’amour ; ainsi
tantôt en peinture, tantôt grâce à mon amour, toi qui es absent, tu es
toujours présent auprès de moi, car tu ne peux pas t’éloigner au delà de
la portée de mes pensées, elles restent avec moi, et sont avec toi : et
si elles s’endorment, tout en face de moi réveille mon cœur à la joie

de mon cœur et de mes yeux.


Sonnets
XLVIII
Quel soin j’ai pris quand je suis parti de mettre sous des verrous

fidèles les moindres bagatelles, afin qu’elles pussent rester pour mon
usage dans des retraites sûres et éprouvées à

l’abri de mains perfides !
Mais toi, à côté de qui tous mes joyaux sont des bagatelles, ma plus
grande consolation devenue mon plus grand chagrin, toi le meilleur et le
plus cher, mon unique souci, tu es resté en proie à tout voleur
vulgaire. Je ne t’ai enfermé dans aucun coffre, si ce n’est là où tu
n’es pas, bien que j’y sente ta présence, dans la douce enceinte de mon
coeur, d’où tu peux sortir, où tu peux rentrer à ton gré, et j’ai peur
qu’on ne vienne te dérober jusque-là, car la fatalité devient voleuse

quand il s’agit d’un butin aussi précieux


Prévoyant le temps, s’il vient jamais, où je te verrai jeter un regard

sévère sur mes défauts, quand ton affection aura fait sa dernière
addition, appelée à régler ses comptes par des conseils prudents,
songeant d’avance au temps où tu passeras à côté de moi comme un
étranger daignant à peine me saluer de ce regard qui est un soleil pour
moi, quand l’amour cruellement changé trouvera des raisons d’une gravité
durable, je me fortifie d’avance par la connaissance de ce que je
mérite, et je lève la main contre moi-même pour défendre en ton nom tes
bonnes raisons. Tu as pour toi la force des lois si tu quittes ton
pauvre ami, puisque je n’ai point de cause à alléguer pour ton

affection.



Comme je voyage pesamment par les chemins, lorsque le but auquel je

tends, la fin de mon pénible voyage, enseigne à ce bien-être et à ce
repos à dire : « Voilà tant de lieues faites pour t’éloigner de ton ami ! »
L’animal qui me porte, fatigué de ma tristesse, avance lentement et
porte avec peine ce fardeau qui m’accable, comme si la pauvre bête
savait par instinct que son cavalier ne goûtait pas une rapidité qui
l’éloignait de toi ; l’éperon sanglant que la colère enfonce quelquefois
dans sa peau ne peut le faire avancer ; il y répond par un gémissement
douloureux qui m’est plus cruel que l’éperon à ses flancs, car ce
gémissement me remet en mémoire que le chagrin est en avant et que j’ai

laissé ma joie derrière moi.


C’est ainsi que mon amour excuse la sentence criminelle de mon pauvre

coursier quand je m’éloigne de toi ; pourquoi me

hâter quand je te
quitte ? jusqu’à mon retour il n’est pas besoin de courir la poste. Mais
quelle excuse trouvera alors la pauvre bête, lorsque l’extrême vitesse
me semblera pesante ? C’est alors que je jouerai des éperons, fussé-je
monté sur le vent ; je ne m’apercevrai pas du mouvement en volant comme
si j’avais des ailes ; c’est alors que nul cheval ne pourra tenir tête à
mes désirs, et le désir né d’un amour parfait et non d’une chair pesante
hennira dans sa course furieuse ; mais par amour, l’amour aura compassion
de ma pauvre haridelle, puisqu’elle s’est entêtée à marcher lentement
quand je m’éloignai de toi, je courrai vers toi et je la laisserai libre

de s’en retourner.


Je suis donc comme le riche qu’une bienheureuse clef amène devant les

trésors précieux qu’il enferme, ne voulant pas les contempler à toute
heure, de peur d’émousser la fine pointe d’un plaisir rare. Voilà
pourquoi les fêtes sont si précieuses et si solennelles, c’est qu’elles
viennent à de longs intervalles, enchâssées dans la longue année,
placées à de longues distances comme des pierres précieuses ou comme les
joyaux les plus rares dans un collier. C’est ainsi que le temps vous
garde comme un coffre, ou comme une armoire cachée derrière un rideau,
pour rendre un certain instant spécialement heureux en dévoilant de
nouveau le sujet caché de son orgueil. Béni soyez-vous, vous dont les
mérites donnent lieu de triompher quand on vous possède, de vous espérer

quand on est privé de votre présence.


Quelle est donc votre substance et de quoi êtes-vous fait pour attirer à

vous des millions d’ombres étrangères ? Chacun a une ombre qui lui
appartient, et vous, à vous seul, vous projetez toutes sortes d’ombres.
Diane ou Adonis, son portrait n’est qu’une mauvaise imitation du vôtre ;
revêt-on de tous les artifices de la beauté la joue d’Hélène, vous voilà
retracé de nouveau dans un costume grec ; parle-t-on printemps, ou du
temps où l’année foisonne, l’un paraît l’ombre de votre beauté, l’autre
semble parée des dons de votre libéralité, et nous vous reconnaissons
sous toutes ces formes adorables. Vous avez quelque part à toutes les
grâces extérieures, mais

vous ne ressemblez à personne et personne ne

vous ressemble pour la constance du cœur.


O combien la beauté semble plus belle sous les ornements précieux qu’y

ajoute la fidélité ! La rose est charmante, mais nous la trouvons plus
charmante encore à cause de ce doux parfum qui réside dans son sein. Les
églantines ont des nuances aussi vives que les pétales parfumées des
roses, elles sont entourées des mêmes épines et elles se balancent aussi
voluptueusement quand le souffle de l’été entr’ouvre leurs boutons, mais
leur beauté est toute leur valeur, elles meurent sans qu’on les ait
recherchées, elles se fanent sans avoir inspiré de tendresse, elles
meurent pour elles-mêmes. Il n’en est pas ainsi des roses parfumées ;
leur suave mort engendre des parfums délicieux ; de même pour vous,
aimable et beau jeune homme, quand tous les charmes se flétriront, on

distillera votre fidélité dans les vers.


Le marbre et les monuments dorés des pensées ne survivront pas à cette

poésie puissante ; vous brillerez d’un plus vif éclat dans ces vers que
sous des pensées couvertes de poussière, altérées par la négligence du
temps. Lorsque la guerre destructive renversera les statues, et que les
bouleversements déracineront les travaux de maçonnerie, ni l’épée de
Mars ni les flammes dévorantes de la guerre ne pourront brûler le
monument vivant de votre mémoire. Vous vous avancerez fièrement en face
de la mort et d’une inimitié oublieuse, votre éloge trouvera encore une
place même aux yeux de toute la postérité qui usera le monde jusqu’à la
dernière sentence. Ainsi, jusqu’au jugement, jusqu’à ce que vous
ressuscitiez vous-même, vous vivrez ici, et vous habiterez dans les yeux

de ceux qui aiment.


Puissant amour, renouvelle tes jours, qu’on ne dise pas que ton ardeur

est moins vive que celle de l’appétit qui n’est apaisé par la nourriture
que pour un jour, et qui demain sera aiguisé de nouveau avec toute son
ancienne vigueur. Amour, fais-en de même, qu’importe que tu aies
satisfait aujourd’hui

tes yeux affamés, jusqu’à ce qu’ils se ferment de
satisfaction, recommence demain à regarder et ne tue pas l’âme de
l’amour par une constante langueur. Que ce triste intérieur soit comme
l’Océan qui sépare les côtes où deux fiancés viennent tous les jours sur
la rive afin de jouir davantage du retour de leur amour quand il
reviendra, ou bien, dès que c’est l’hiver qui, plein de soucis, fait

désirer trois fois plus le retour de l’été et le rend plus précieux.


Je suis votre esclave : comment pourrais-je faire autrement que de me

plier à toute heure et à tout moment à vos désirs ? Je n’ai point de
temps précieux à employer, point de services à rendre que ceux que vous
demandez. Je n’ose pas me plaindre de l’éternité des heures pendant que
je suis l’horloge, ma souveraine ; en vous attendant, je n’ose pas
trouver que l’absence est amère et cruelle, lorsque vous avez une fois
dit adieu à votre serviteur ; je n’ose pas me demander, dans mes pensées
jalouses, où vous êtes, ni chercher à deviner vos affaires, mais
tristement, comme un esclave, je vous attends sans penser à rien, si ce
n’est que vous rendez heureux ceux auprès desquels vous êtes ; l’amour
est si fou que tout ce que vous voulez faire, quoi que vous puissiez

faire, il n’y voit point de mal.


A Dieu ne plaise, à Dieu qui, pour la première fois, m’a fait votre

esclave, que je prétende contrôler dans mes pensées le temps de votre
bon plaisir, ou vous demander compte de vos heures, moi qui suis votre
vassal tenu d’attendre votre loisir ! O que je souffre (moi qui suis à
vos ordres) la prison et l’absence que m’imposent votre liberté, et que
ma patience soumise jusqu’à la servitude supporte toutes les réprimandes
sans vous accuser de lui faire tort. Allez où il vous plaira, votre
charte est si puissante que vous pouvez de vous-même accorder des
priviléges à votre temps, faites ce que vous voudrez, c’est à vous qu’il
appartient de vous accorder le pardon de crimes commis contre vous-même.
Moi je n’ai qu’à attendre, bien que d’attendre ainsi soit un enfer, et

je ne blâme pas ce qui vous convient, que ce soit bon ou mauvais.

{{Titre|Sonnets|William Shakespeare| LIX|nocat=1}}

S’il n’y a rien de nouveau, mais que ce qui est ait déjà existé

auparavant, comme nos cerveaux sont trompés lorsqu’ils sont en travail
d’invention et qu’ils enfantent tout de travers pour la seconde fois un
enfant qui a déjà vécu ! O si l’histoire pouvait jeter un coup d’œil en
arrière, seulement sur cinq cents révolutions du soleil, et me montrer
votre image dans quelque livre antique depuis que l’esprit a pour la
première fois été reproduit par des caractères, afin que je pusse voir
ce que le vieux monde pourrait dire de cette merveille composite de
votre nature, et savoir si nous avons fait des progrès, s’ils valaient
mieux que nous, ou si les révolutions étaient les mêmes. Ah ! je suis
bien sûr que les beaux esprits des temps passés ont admiré et vanté des

choses de moins de mérite.


Comme les vagues s’avancent vers la plage couverte de cailloux, de même

nos minutes marchent à leur terme. Chacune changeant de place avec celle
qui la précède, toutes tendent en avant dans leur travail successif ; un
enfant qui vient de naître, une fois lancé dans la mer de lumière, rampe
jusqu’à la maturité, et une fois qu’il en est couronné, des éclipses
tortueuses luttent contre son éclat, et le temps, qui l’avait donné,
détruit bientôt ses dons. Le temps disperse la fleur de la jeunesse,
creuse ses parallèles sur le front de la beauté, se nourrit des raretés
de la fidèle nature, et tout ce qui subsiste attend les coups de sa
faux. Et cependant dans un temps qui n’existe encore qu’en espérance,
mes vers subsisteront, à l’éloge de ton mérite, en dépit de sa main

cruelle.


Est-il selon ton bon plaisir que ton image tienne mes pesantes paupières

ouvertes pendant de longues nuits ? Veux-tu que mon sommeil soit troublé
pendant que des ombres qui te ressemblent abusent mes regards ? Est-ce
ton esprit que tu envoies si loin de toi, pour épier ce que je fais,
pour découvrir chez moi des heures oisives, des sujets de honte, raisons
et prétextes de ta jalousie ! Oh non, ton amour est grand, mais il n’est
pas assez grand pour cela ; c’est mon amour qui me tient les yeux
ouverts, c’est mon fidèle amour qui trouble mon

repos, pour faire
sentinelle en ton honneur. C’est pour toi que je veille, tandis que tu

vis ailleurs, bien loin de moi, trop près de bien d’autres.


Le péché d’amour-propre possède mes yeux, mon cœur, tout en moi, et à

ce péché il n’y a point de remède tant il est profondément ancré dans
mon cœur. Il me semble qu’il n’y a point de visage si séduisant que le
mien, point de taille si parfaite, point de fidélité si précieuse, et je
me définis à moi-même mon propre mérite, comme surpassant tout autre de
tout point. Mais lorsque mon miroir me montre comment je suis en
réalité, battu par le temps et ridé par l’âge, je lis à rebours tout mon
amour-propre, tant il serait inique d’avoir de l’amour-propre dans
pareil visage. C’est toi qui es moi-même et que je loue à ma place,

colorant ma vieillesse de la beauté de tes jeunes années.


Prévoyant le temps où mon ami sera devenu ce que je suis maintenant,

lorsque la cruelle main du Temps l’aura usé et écrasé, lorsque les
heures en s’écoulant auront épuisé son sang, et couvert son front de
lignes et de rides, lorsque la matinée de sa jeunesse en sera venue à la
nuit déclinante de la vieillesse, lorsque toutes ces beautés dont il est
maintenant roi s’évanouiront ou se seront évanouies à ses yeux en
emportant le trésor de son printemps, je le fortifie d’avance contre le
cruel couteau de l’âge destructeur, afin qu’il ne puisse enlever de la
mémoire la beauté de mon ami bien-aimé, quel que soit son pouvoir sur sa
vie. Sa beauté subsistera encore dans ces lignes noires, elles vivront

et lui en elles dans toute leur fraîcheur.


Lorsque je vois les monuments élevés dans les temps passés par les

riches et par les orgueilleux désignés par la main brutale du Temps,
quand je vois abattues des tours naguère hautaines, et que l’airain
éternel devient la proie de la rage des hommes, quand je vois l’Océan
avide remporter des avantages sur le royaume de ses rives, et le jeune
sol gagner sur les flots de la mer, que je vois le gain naître des
pertes, et les pertes du gain, quand je vois tout ce changement dans la

grandeur, ou la grandeur elle-même en venir à déchoir, ces ruines
m’apprennent à réfléchir que le temps viendra et m’enlèvera mon ami.
Cette pensée est comme une mort qui ne peut s’empêcher de pleurer tout

en possédant celui qu’elle redoute de perdre.


Puisque ni l’airain, ni la pierre, ni la terre, ni la mer sans borne

n’échappent à la puissance du funèbre destructeur, comment la beauté se
défendra-t-elle contre cette fureur, elle qui n’a pas plus de force
qu’une fleur ? Comment l’haleine embaumée de l’été résistera-t-elle au
siége désastreux des jours qui l’attaquent, puisque les rochers
imprenables ne sont pas assez forts, et que les portes d’acier ne sont
pas assez robustes pour échapper aux ravages du Temps ? Oh ! réflexion
terrible ! où peut-on, hélas ! cacher le joyau le plus précieux du Temps
pour éviter qu’il ne soit jeté dans le coffre du Temps ? Quelle main
assez robuste pourrait retenir son pied agile ? ou lui interdire la
destruction de la beauté ? Personne, à moins que ce miracle ne réussisse

en faisant resplendir mon amour au moyen de mon encre noire.


Fatigué de tout ce que je vois, j’appelle la mort et le repos ; le mérite

naît mendiant et le misérable néant est paré de gaieté, et la foi la
plus pure est indignement parjurée, l’honneur doré est honteusement mal
placé, la vertu des jeunes filles est grossièrement déçue, la perfection
du droit est injustement déshonorée, et la force est paralysée par une
puissance boiteuse, la folie en guise de docteur gouverne la sagesse, la
simple vérité est à tort appelée sottise, le bien captif suit le mal
devenu le maître ; fatigué de voir tout cela, je voudrais y échapper ;

seulement en mourant, je laisserais mon amour tout seul.


Ah ! pourquoi faut-il qu’il vive au milieu de la peste, et qu’il honore

l’impiété de sa présence avant que le péché en prenne avantage pour se
parer de sa société ? Pourquoi le fard imiterait-il ses joues, et
emprunterait-il un éclat mort à son teint vivant ? Pourquoi la pauvre
beauté chercherait-elle partout des roses imaginaires, puisque les
siennes sont vraies ?

Pourquoi vivrait-elle maintenant que la nature a
fait banqueroute, et qu’elle n’a plus de sang qui puisse rougir à
travers des veines animées ? Elle n’a plus maintenant d’autre trésor que
lui, et fière de tous les yeux, elle en vit uniquement. Elle le conserve
précieusement pour montrer comme elle était riche autrefois, avant les

derniers temps qui ont été si mauvais.


Sonnets
LXVIII
Ses joues sont comme la carte des joues passées, lorsque la beauté

vivait et mourait, ou encore comme les fleurs, avant qu’on portât ces
insignes bâtards de la beauté, avant qu’ils osassent se fixer sur le
front d’un vivant ; avant qu’on eût appris à raser les chevelures dorées
des morts, ces dépouilles auxquelles les sépulcres ont droit, pour vivre
une seconde fois sur une seconde tête, avant que les tresses d’une
beauté morte en eussent paré d’autres, on avait en lui les saints jours
du temps passé. C’est lui-même, sans ornement, sincère : il ne se fait
pas un été de la verdure d’autrui ; il ne dépouille pas ce qui est vieux
pour orner de nouveau sa beauté, et la nature le conserve comme un

tableau pour montrer à ce faux art ce qu’était autrefois la beauté.


Il ne manque rien à tout ce que les yeux du monde voient en toi que les

pensées du cœur puissent améliorer ; toutes les langues qui sont la voix
des âmes te rendent cette justice, ne disant que la vérité, suivant
l’usage des ennemis, lorsqu’ils font des éloges. L’extérieur est
couronné de louanges extérieures ; mais ces mêmes langues qui te rendent
si bien ce qui t’est dû affaiblissent ces éloges par d’autres accents en
voyant plus loin que ne montrent les yeux. On pénètre la beauté de ton
esprit, et ils la mesurent approximativement par tes œuvres, en sorte
que leurs pensées avares, malgré la libéralité de leurs yeux, joignent à
la beauté de tes fleurs l’odeur désagréable des mauvaises herbes ; mais
voilà pour quelle raison ton parfum ne répond pas à ta beauté : tu

pousses avec trop d’abondance.


Ce n’est pas ta faute si on te blâme. La beauté a toujours servi de but

à la calomnie. L’ornement de la perfection est le

soupçon, corbeau qui
traverse l’air le plus pur des cieux. Ainsi sois seulement vertueux ; la
calomnie ne fait que prouver ton mérite recherché par le temps ; car le
chancre du vice s’attaque toujours aux boutons les plus parfumés, et ton
printemps se présente dans toute sa fleur et toute sa pureté. Tu as
traversé les embûches de la jeunesse sans être assailli, ou en restant
vainqueur. Cependant cet éloge ne peut pas être assez à ton honneur pour
enchaîner l’envie qui grandit toujours. Si quelque soupçon de mal ne

voilait pas ton éclat, tu régnerais seul sur tous les coeurs.


Quand je serai mort, ne pleurez pas plus longtemps que vous n’entendrez

retentir le sombre glas funèbre, annonçant au monde que j’ai quitté ce
vilain monde pour aller vivre avec de vilains vers. Si vous lisez ces
vers, ne vous rappelez pas qui les a écrits. Je vous aime tant, que je
voudrais être banni de vos chères pensées plutôt que de vous rendre
triste en pensant à moi. Ou bien, dis-je, si vous regardez ces vers
quand je serai peut-être mélangé à l’argile, ne répétez même pas mon
pauvre nom ; mais laissez votre amour passer avec ma vie, de peur que le
sage monde, s’enquérant de vos gémissements, ne se moque de vous à mon

sujet quand je n’y serai plus


Oh ! de peur que le monde ne prenne à tâche de vous faire énumérer quel

mérite je pouvais avoir pour que vous conserviez de l’affection pour moi
après ma mort, mon ami bien-aimé, oubliez-moi tout à fait, car vous ne
pourriez pas prouver qu’il y eût en moi quelque chose digne de vous, à
moins que vous n’inventassiez quelque pieux mensonge, afin de faire pour
moi plus que mon propre mérite, en accumulant sur le pauvre mort plus
d’éloges que la vérité avare n’en voudrait accorder, de peur que votre
fidèle amour ne soit convaincu de fausseté en parlant bien de moi par
affection en dépit de la vérité ; que mon nom soit enterré avec mon corps
et ne survive pas pour vous faire honte, ainsi qu’à moi, car j’ai honte
de ce que je produis, et vous devriez avoir honte aussi d’aimer des

choses qui ne valent rien.


Sonnets
LXXIII
Tu vois en moi le temps de l’année où il ne reste sur les

branches qui
tremblent de joie que des feuilles jaunies, en petit nombre, point du
tout peut-être, chœurs nus et délabrés où chantaient naguère de gentils
oiseaux. Tu vois en moi le crépuscule de ce qui reste du jour lorsqu’il
disparaît à l’occident après le coucher du soleil, et que peu à peu la
sombre nuit, seconde édition de la mort, efface tout à fait pour tout
plonger dans le repos. Tu vois en moi les dernières lueurs de ce qui
reste d’un feu qui brûle au milieu des cendres de sa jeunesse comme sur
le lit de mort où il va expirer consumé par ce qui le nourrissait
naguère. Tu vois tout cela, et ton amour, en devient plus ardent pour

aimer ce que tu seras obligé de quitter tout à l’heure.


Mais sois content, lorsque cette arrestation terrible contre laquelle il

n’y a point de garantie viendra à m’entraîner, ma vie laissera dans ces
lignes quelque intérêt, qui te restera en souvenir de moi. Quand tu
repasseras ceci, tu repasseras la part de mon être qui t’était
consacrée. La terre ne peut avoir que la terre, qui lui appartient ; mon
âme est à toi, c’est ce qu’il y a de meilleur en moi ; tu n’auras donc
perdu que le rebut de ma vie, la proie des vers, par la mort de mon
corps, misérable conquête du couteau d’un scélérat, trop vile pour en
conserver la mémoire. Il ne vaut que par ce qu’il contient, et ce qu’il

contient, c’est ce qui te reste.



Vous êtes à mes pensées ce que sont les aliments à la vie, les douces

averses à la terre, et pour vous posséder en paix je soutiens un combat
comme celui d’un avare avec sa richesse, tantôt il en jouit fièrement,
et d’autres fois il redoute l’âge perfide qui lui dérobera son trésor ;
tantôt, je m’imagine qu’il vaut mieux être avec vous tout seul, tantôt
je préfère que le monde soit témoin de ma satisfaction ; parfois servi à
souhait, je me rassasie de votre vue, d’autres fois, j’ai faim et soif
d’un regard, ne possédant et ne recherchant d’autres plaisirs que ceux
que j’ai eus ou que je puis trouver en vous. C’est ainsi que jour après
jour, je languis ou j’abuse de mes joies, dévorant tout d’un coup ou

séparé de tout.

{{Titre|Sonnets|William Shakespeare| LXXVI|nocat=1}}

Pourquoi mes vers sont-ils si stériles en orgueil nouveau, si loin de

toute variation et de tout changement rapide ? Pourquoi avec le temps
n’ai-je pas l’idée de jeter un regard de côté sur les méthodes nouvelles
et leurs arrangements étranges ? Pourquoi écrivé-je toujours de la même
manière, restant toujours le même, et revêtant mes inventions d’un habit
si bien connu que chaque mot dit presque mon nom, indique leur naissance
et d’où ils sont venus ? Sachez, mon ami bien-aimé, que je parle toujours
de vous. Vous êtes avec l’amour mon éternel sujet ; ainsi, tout ce que je
fais de mieux, c’est d’habiller d’anciennes paroles, et de recommencer à
dépenser ce que j’ai déjà dépensé, car de même que le soleil est tous
les jours nouveau et ancien, de même mon amour répète toujours ce qu’il

a déjà dit.


Sonnets
LXXVII
Ton miroir te montrera comment ta beauté se fane ; ton cadran, comment

tes précieuses minutes s’envolent ; les feuilles blanches prendront
l’empreinte de ton esprit, et tu peux goûter la science de ce livre. Les
rides que ton miroir te montrent à bon droit rappelleront à ta mémoire
les tombeaux ouverts ; d’après la fuite de l’ombre sur ton cadran, tu
peux apprendre la marche perfide du temps vers l’éternité. Ce que ta
mémoire ne peut conserver, vois, transmets-le à ces espaces déserts et
tu verras que ces enfants nourris, enfantés par ton cerveau te feront
faire une nouvelle expérience de ton esprit. Toutes les fois que tu te

livreras à ces occupations, tu en profiteras et tu enrichiras ton livre.


Sonnets
LXXVIII
Je t’ai si souvent invoqué pour ma muse, et j’y ai trouvé une si

généreuse assistance pour mes vers, que toutes les plumes étrangères ont
adopté le même usage et dispensent leur poésie sous tes auspices. Tes
yeux qui ont appris aux muets à chanter dans les airs, à la pesante
ignorance à planer dans les cieux, ont ajouté des plumes à l’aile du
savant, et ont octroyé à la bonne grâce une double majesté. Cependant
sois fier surtout de ce que je produis, l’influence en est tienne, tout
est né de toi, tu ne fais que perfectionner le style des ouvrages
d’autrui et ajouter tes grâces à l’art de l’écrivain ; mais

je n’ai
d’autre art que toi, et c’est toi qui élèves ma rude ignorance jusqu’aux

hauteurs de l’érudition.


Tant que j’invoquais seul ton secours, mes vers possédaient seuls toute

ta bonne grâce ; mais maintenant ma suave harmonie décline, ma muse
malade cède la place à une autre. Je t’accorde, mon amour, que tu es un
trop aimable sujet pour n’être pas digne du travail d’une plume plus
éloquente ; mais tout ce que ton poëte invente sur ton compte, il te l’a
dérobé et te le rend de nouveau. Il te prête la vertu et c’est à ta
conduite qu’il a emprunté ce mot ; il t’orne de beauté, et c’est sur tes
joues qu’il l’a trouvée ; il ne peut t’accorder d’autres éloges que ceux
dont il trouve en toi la manière. Ne lui rends donc pas grâces de ce

qu’il te dit, puisque tu payes toi-même ce qu’il te doit.


Oh ! comme je suis abattu quand je parle de vous, sachant qu’un esprit

supérieur au mien use de votre nom, dépense toutes ses forces à le louer
pour me lier la langue quand je célèbre votre renommée ! Mais puisque
votre mérite, aussi vaste que l’Océan, porte sur ses ondes la voile la
plus modeste comme la plus orgueilleuse, ma téméraire petite barque,
bien inférieure à la sienne, se montre audacieusement sur votre large
sein, vos bas-fonds me suffisent pour flatter tandis qu’il vogue sur vos
abîmes insondables ; si je fais naufrage, je ne suis qu’un bateau sans
valeur ; pour lui, sa mâture est élevée et sa tournure est fière ; s’il
réussit et que j’échoue, ce qu’on peut dire de pis, c’est que mon amour

a fait ma perte.


Ou bien je vivrai pour faire votre épitaphe, ou vous survivrez quand je

pourrirai en terre ; la mort ne peut enlever d’ici-bas votre mémoire,
bien qu’on puisse tout oublier sur mon compte. Votre nom trouvera ici
une vie immortelle, bien que pour moi, une fois parti, je doive mourir
pour le monde entier ; la terre n’a pour moi qu’un tombeau vulgaire, mais
vous resterez enseveli dans les regards des hommes. Mes vers vous seront
un monument que reliront des yeux non encore engendrés, et des langues à
venir répéteront vos mérites quand tous

ceux qui respirent en ce monde
seront morts. Vous vivrez encore, tant ma plume a de vertu, là où la vie

respire surtout, c’est-à-dire dans la bouche des hommes.


Sonnets
LXXXII
Je le veux bien, tu n’avais pas épousé ma muse, par conséquent tu peux

sans infidélité, jeter un coup d’œil sur les phrases de dédicace
qu’emploient les auteurs pour célébrer leur noble sujet, homme de tous
les livres. Tu es aussi parfait en connaissances que par ton teint, ton
mérite a des limites au delà de mes éloges, et tu es par conséquent
obligé de chercher de nouveau quelque empreinte plus récente des progrès
de nos jours. Fais-le, mon bien-aimé, mais lorsqu’ils auront imaginé
tous les traits ampoulés que peut prêter la rhétorique, tu n’en resteras
pas moins fidèlement représenté dans les paroles simples et vraies de
ton véridique ami, leurs peintures grossières sont bonnes lorsque les
originaux manquent de sang pour colorer leurs joues, pour toi, c’est

abuser que d’en user.


Sonnets
LXXXIII
Je n’ai jamais vu que vous eussiez besoin d’être fardé, c’est pourquoi

je n’ai point ajouté de fard à votre beauté. Je me suis aperçu ou j’ai
cru m’apercevoir que vous étiez au-dessous de l’offre stérile de la
dette d’un poëte, c’est pourquoi j’ai dormi en parlant de vous, afin que
vous pussiez montrer, puisque vous êtes en vie, combien une plume
vulgaire peut, en parlant du mérite, rester en dessous du mérite qui
fleurit en vous. Vous m’imputez ce silence à péché, et ce sera ma gloire
d’être resté muet, car je ne fais pas tort à votre beauté en gardant le
silence, tandis que d’autres ouvrent une tombe en voulant donner la vie ;
il y a plus de vie dans l’un de vos beaux yeux que vos deux poëtes n’en

peuvent imaginer à votre louange.


Sonnets
LXXXIV
Qui est-ce qui en dit davantage ? qui est-ce qui pourrait en dire

davantage que ce grand éloge : vous seul êtes vous ? Dans quelles régions
réside le trésor qui pourrait montrer où vécut votre égal ? La plume qui
ne sait pas prêter quelque éclat à son sujet est bien misérablement
pauvre, mais celui qui parle de vous, s’il peut dire que vous êtes
vous-même, prête ainsi de la

dignité à son récit, en se contentant de
copier ce qui est écrit en vous, sans gâter ce que la nature a rendu si
visible ; et cette copie fera honneur à son esprit et vaudra partout à
son style des éloges. Vous ajoutez une malédiction à toutes vos beautés
et à tous vos dons, vous aimez à être loué, ce qui ne vaut rien pour

votre louange.



Ma muse a la langue liée ; mais, par décence, elle reste en repos, tandis

que des commentaires, à votre honneur, soigneusement compilés, sont
conservés en lettres d’or dans des phrases revues par toutes les muses.
Je médite de bonnes pensées, pendant que d’autres écrivent de bonnes
paroles, et, comme un chantre illettré, je réponds « Amen ! » à toutes les
hymnes que produit cet habile esprit, sous une forme soignée avec une
plume raffinée. En vous entendant vanter, je dis « c’est bien cela, c’est
vrai ; » et à tous ces éloges j’ajoute quelque chose de plus, mais c’est,
dans mes pensées, là où l’amour pour vous tient son rang comme par le
passé, en dépit des paroles qui viennent les dernières ; faites donc cas
des autres pour leur éloquence et paroles, faites cas de moi pour mes

pensées muettes, qui ne parlent qu’en actions.


Sonnets
LXXXVI
Est-ce l’élan impétueux de ces grands vers, lancés à pleines voiles,

pour arriver jusqu’à une prise trop précieuse, jusqu’à vous, qui a
renfoncé dans mon cerveau les pensées que j’y avais mûries, leur donnant
pour tombeau le sein où elles avaient grandi ? Était-ce son esprit,
instruit par les esprits à écrire au-dessus de la portée des mortels,
qui m’a frappé de mort ? Non, ce n’est ni lui, ni les compères qui lui
prêtent la nuit leur concours qui ont glacé mes vers. Ce n’est ni lui,
ni cet esprit affable et familier qui, toutes les nuits, le rassasie
d’intelligence, qui peuvent se vanter de m’avoir imposé silence, je n’ai
souffert d’aucune terreur venue de là. Mais, lorsque vous lui avez prêté
votre concours pour perfectionner ses vers, mon sujet m’a manqué, les

miens en ont été affaiblis.


Sonnets
LXXXVII
Adieu ! tu es trop précieux pour que je te possède, et il est probable

que tu sais ta valeur. La charte de ton mérite t’assure

ta liberté, mes
droits sur toi ont tous un terme ; car quelle prise ai-je sur toi, si ce
n’est ce que tu m’as donné ? En quoi ai-je mérité une si grande richesse ?
Je ne possède point de droit à ce beau présent, en sorte que voilà mon
privilége qui m’échappe. Tu t’es donné, sans savoir ce que tu valais, ou
bien en te méprenant sur moi à qui tu le donnerais ; ainsi ton grand don
né d’une méprise rentre entre tes mains, sur plus mûr jugement. Je t’ai
possédé ainsi comme un rêve nous flatte, j’ai été roi en dormant ; en me

réveillant, il n’en est plus question.


Sonnets
LXXXVIII
Quand tu seras disposé à me traiter légèrement et à donner mon mérite en

butte au mépris, je combattrai pour toi contre moi-même, et je prouverai
que tu es vertueux, tout en étant parjure. Comme je connais mieux que
personne mes propres faiblesses, je ferai valoir en ton nom une histoire
de défauts cachés qui me fera tort, et toi en me perdant tu acquerras
une grande gloire, ce à quoi je gagnerai aussi, puisque attachant sur
toi toutes mes tendres pensées le mal que je me ferai, s’il t’est
avantageux, il aura pour moi un double avantage. Tel est mon amour pour
toi, je t’appartiens si complétement que je veux porter tous les torts

pour soutenir ton droit.


Sonnets
LXXXIX
Dis que tu m’as abandonné pour quelque défaut, et je m’étendrai sur

cette offense, parle de mon infirmité, et je me mettrai tout de suite à
boiter, je ne me défendrai point contre tes raisons. Mon amour, tu ne
peux pas me traiter aussi mal que je me traiterai moi-même, en assignant
une raison au changement que tu désirais ; sachant tes volontés, je
couperai court à nos relations, je me donnerai l’air d’un étranger, je
m’absenterai de tes promenades, ma langue ne prononcera plus ton nom
chéri, de peur de lui faire tort et de le profaner en parlant peut-être
de notre ancienne amitié. A cause de toi, je me jure inimitié à

moi-même, car je ne puis pas aimer celui que tu détestes.


Maintenant déteste-moi si tu veux, maintenant si tu dois me détester un

peu, pendant que le monde est disposé à contrarier mes désirs, fais
alliance avec la fortune ennemie, fais-

moi plier, et n’arrive pas en
arrière-garde comme dernière perte. Ah ! quand mon cœur aura échappé à
cette douleur, ne viens pas sur les derrières d’un malheureux vaincu ; ne
donne pas un lendemain pluvieux à une nuit agitée, pour faire tienne une
ruine décidée. Si tu me veux quitter, ne me quitte pas le dernier, quand
tous les autres petits chagrins m’auront porté leur coup, mais viens au
début, afin que je goûte dès l’abord les dernières extrémités de la
puissance de la fortune ; alors d’autres séries de douleurs, qui me
semblent maintenant des douleurs, ne seront plus rien auprès de ta

perte.


Les uns se font gloire de leur naissance, les autres de leur habileté ;

d’autres de leur richesse, d’autres de leur force corporelle ; d’autres
encore de leurs vêtements, quoique la nouvelle coupe soit peu heureuse ;
d’autres enfin de leurs faucons ou de leurs lévriers, ou de leur cheval ;
et chaque caprice a son plaisir spécial, qui l’enchante plus que tout le
reste ; mais ces détails ne me touchent guère ; je mets tous mes biens en
un seul. Ton amour vaut mieux pour moi qu’une haute naissance ; pour moi,
il est plus riche que la richesse, plus glorieux que les vêtements
précieux, plus charmant que ne le sont des faucons ou des chevaux. En te
possédant, je me vante de posséder l’orgueil de tous les hommes.
Malheureux en ceci seulement, c’est que tu peux m’enlever tout cela, et

me rendre parfaitement misérable.


Mais fais tout ce que tu pourras pour te dérober à moi, jusqu’au terme

de ma vie je suis assuré de te posséder, et la vie ne durera pas pour
moi plus que ton amour, car elle dépend de cet amour. Je n’ai donc pas à
craindre la pire des souffrances, puisque ma vie doit finir avec la
moindre. Je sais qu’un état meilleur que celui qui dépend de ton caprice
m’est réservé. Tu ne saurais me troubler par ton esprit inconstant,
puisque ma vie repose sur ta révolte. Oh ! quel bonheur est le mien,
heureux d’avoir ton amour, heureux de mourir ! Mais qu’y a-t-il d’assez
complétement beau pour ne pas craindre une souillure ? Tu peux me trahir,

sans que j’en sache rien.


Je vivrai donc ainsi, supposant que tu es fidèle, comme un mari trompé.
Le visage de l’amour pourra me sembler toujours le même, quoiqu’il soit
changé de nouveau ; tes regards seront pour moi, ton cœur sera ailleurs :
car la haine ne peut vivre dans tes yeux, de sorte que je ne pourrai
apercevoir ton changement à mon égard. Souvent l’histoire d’un coeur
faux est écrite dans un regard, dans une moue, dans un air sombre, dans
des rides bizarres ; mais en te créant le ciel a voulu que le doux amour
demeurât à jamais sur ton visage ; quels que soient tes pensées ou les
mouvements de ton cœur, tes yeux ne parlent jamais que de douceur.
Combien ta beauté devient semblable à la pomme d’Ève, si ta douce vertu

ne répond pas à l’apparence !



Ceux qui ont le pouvoir de faire du mal et qui ne veulent pas faire ce

dont ils semblent le plus capables, qui émeuvent les autres et restent
eux-mêmes comme un bloc de marbre, indifférents, glacés, et lents à la
tentation, héritent avec justice des grâces du Ciel et savent épargner
les richesses de la nature ; ils sont maîtres et seigneurs de leurs
visages, les autres ne sont que les intendants de leur mérite. La fleur
de l’été est douce pour l’été, quoique pour elle-même elle ne fasse que
vivre et mourir ; mais si cette fleur devient une vile infection, la plus
vile mauvaise herbe la surpasse en dignité ; car les plus douces choses
deviennent parfois les plus amères ; les lis qui empestent ont une bien

plus mauvaise odeur que les mauvaises herbes.


Combien tu rends aimable et douce la honte qui souille, comme un ver au

coeur d’une rose odorante, la beauté de ton nom à peine entr’ouvert ! Oh !
dans quelles douceurs ne sais-tu pas enfermer tes péchés ! Cette langue
qui raconte l’histoire de ta vie, en faisant sur tes plaisirs des
commentaires licencieux, ne peut en quelque sorte te blâmer qu’en te
louant ; en prononçant ton nom, on donne de l’attrait à de fâcheux
rapports. Oh ! quelle demeure ont les vices qui t’ont choisie pour leur
habitation ! Toi dont le voile de la beauté couvre tous les défauts, et
transforme en charmes tout ce que les yeux peuvent

apercevoir. Sache
faire usage, mon cher cœur, de cet immense privilége ; le couteau le

mieux affilé s’émousse lorsqu’on ne sait pas s’en servir.


Les uns disent que ton défaut, c’est la jeunesse, les autres que c’est

le libertinage ; d’autres disent que ton charme, c’est la jeunesse, et la
douce gaieté ; tous aiment plus ou moins ta grâce et tes défauts ; tu
changes en grâces les défauts qui t’appartiennent. De même que sur le
doigt d’une reine assise sur son trône, on trouve du prix au bijou le
moins précieux ; de même les erreurs qui sont tiennes se transforment en
vérités, et passent pour des choses vraies. Combien d’agneaux le loup
cruel pourrait séduire, s’il pouvait prendre l’apparence d’un agneau !
Combien tu pourrais entraîner de ceux qui te contemplent, si tu voulais
user de tout ton pouvoir ! Mais n’en fais rien ; je t’aime de telle sorte,

qu’étant à moi, ta bonne renommée est mienne !


Ah ! que mon absence loin de toi, charme de l’année qui s’écoule, a

ressemblé à un hiver ! Quel frimas j’ai ressenti ! Combien j’ai vu de
jours sombres ! Partout la nudité du vieux décembre ! Et pourtant, ces
jours où j’étais loin de toi étaient des jours d’été ; l’automne
enfantait, pleine de riches trésors portant le pesant fardeau du
printemps, comme le sein d’une veuve après la mort de son époux. Et
cependant cette abondante postérité ne m’apparaissait que comme une
espérance d’orphelins, et un fruit sans père ; mais l’été et ses plaisirs
t’accompagnent ; si tu t’éloignes, les oiseaux eux-mêmes sont muets ; ou,
s’ils chantent, c’est avec un accent si triste, que les femelles

pâlissent et redoutent l’approche de l’hiver.


Sonnets
XCVIII
J’ai été loin de vous au printemps, lorsqu’Avril à l’orgueilleux

bariolage, revêtu de tous ses atours, répandait sur toute chose un bel
esprit de jeunesse, que le pesant Saturne riait et sautait avec lui. Et
cependant ni le chant des oiseaux, ni le doux parfum des fleurs à
l’odeur et aux nuances variées, n’ont pu me faire chanter un refrain
d’été, ni les cueillir du fier sein où elles croissaient. Je n’ai pas
admiré la blancheur des

lis ; ni loué le sombre vermillon de la rose ;
tout cela n’était que des douceurs, des joies figurées, copiées sur
vous, vous modèle de toutes les beautés. Je me croyais encore en hiver,

et vous absente, je jouais avec tout cela comme avec votre ombre.


Et je grondais ainsi la précoce violette. Charmante voleuse, où as-tu

dérobé ton doux parfum, si ce n’est au souffle de mon amour ? Tu as trop
vivement coloré dans ses veines l’orgueil qui rougit ta douce joue. Je
reprochais au lis d’avoir emprunté ta main, et aux boutons de marjolaine
d’avoir volé tes cheveux ; les roses tremblaient sur les épines, l’une
rouge de honte, l’autre blanche de désespoir ; une troisième, ni rouge ni
blanche, avait pris un peu des deux autres, et à son larcin elle avait
ajouté ton souffle embaumé ; mais pour la punir, dans l’orgueil de toute
sa beauté, une chenille envieuse la dévorait. J’ai vu beaucoup d’autres
fleurs, mais je n’en ai pas vu une seule qui ne t’eût dérobé son parfum

ou sa couleur.



Où donc es-tu, muse, toi qui oublies si longtemps de parler, de ce qui

te donne toute ta puissance ? Dépenses-tu ta vigueur pour quelque sujet
indigne, et diminues-tu ta force, en la prêtant à quelque chant frivole
et vil ? Reviens, muse oublieuse, et répare bien vite par de doux accents
un passé si mal employé ; chante pour l’oreille qui estime tes vers et
qui donne à ta plume du talent et de la puissance. Lève-toi, muse
oisive, et regarde si le Temps a gravé quelque ride sur le doux visage
de mon bien-aimé. S’il y en a une seule, fais la satire de la décadence,
fais mépriser partout les ravages du temps. Donne à mon amour une
renommée plus prompte que le Temps n’use la vie ; tu pourras ainsi

arrêter sa faux et son couteau recourbé.


O muse vagabonde, comment te feras-tu pardonner de négliger ainsi la

vérité retrempée dans la beauté ? La vérité et la beauté dépendent toutes
deux de mon amour, et tu fais comme elles ; tu trouves là ta dignité.
Réponds, muse, ne diras-tu pas par hasard : « La vérité n’a pas besoin
qu’une autre couleur s’ajoute à sa couleur, la beauté n’a pas besoin
d’un crayon

pour faire ressortir la vérité de la beauté, ce qui est
parfait l’est plus encore, lorsqu’on ne le mélange pas ? » Parce que la
louange n’est pas nécessaire, veux-tu rester muette ? n’excuse pas ainsi
ton silence ; car il dépend de toi de le faire survivre à une tombe toute
dorée, et de lui assurer les éloges des siècles à venir. Remplis donc
ton office, ô muse. Je t’apprendrai comment il faut le faire vivre dans

la postérité tel qu’il apparaît aujourd’hui.


Mon amour est plus fort, quoique plus faible en apparence ; je n’aime pas

moins, quoique je paraisse moins aimer. C’est un amour vénal, que celui
dont la bouche va partout publiant la riche valeur ; notre amour était
jeune, et encore dans son printemps, quand j’avais coutume de le
célébrer dans mes vers ; semblable à Philomèle qui chante au plus fort de
l’été, et fait taire son chalumeau quand les jours prennent de la
maturité. Non que l’été soit moins agréable aujourd’hui que lorsque ses
hymnes mélancoliques faisaient faire silence à la nuit ; mais tous les
rameaux sont chargés d’une musique plaintive, et les plaisirs qui
deviennent communs perdent leur charme précieux. Comme elle, je me tais

parfois, car je ne voudrais pas vous importuner de mes chants.


Hélas ! quelle pauvreté montre ma muse, quand elle a un tel sujet pour

déployer son orgueil ! La vérité toute nue a plus de valeur que lorsque
tous mes éloges viennent s’y ajouter. Oh ! ne me blâmez pas si je ne puis
plus écrire ! Regardez dans votre miroir, et vous y verrez un visage qui
vient détruire toutes mes grossières inventions, qui ôte tout prix à mes
vers, et me couvre de honte. Ne serait-il donc pas criminel, en voulant
corriger, de gâter ce qui était auparavant beau ? Car mes vers tendent
uniquement à dire vos charmes et vos mérites ; et votre miroir, quand
vous le regardez, vous montre plus, bien plus que ne sauraient dire mes

vers.


Pour moi, mon bel ami, vous ne serez jamais vieux, car votre beauté me

paraît être aujourd’hui telle que je la vis quand je vous contemplai
pour la première fois. Le froid de trois hivers

a fait tomber des forêts
l’orgueil de trois étés ; j’ai vu dans le cours des saisons trois beaux
printemps se transformer en automnes jaunissantes ; trois fois les
parfums d’avril ont été consumés par les chaleurs de juin, depuis que je
vous ai vu pour la première fois dans votre fraîcheur, vous qui êtes
encore vert. Ah ! pourtant la beauté, comme l’aiguille d’un cadran, se
dérobe peu à peu, sans qu’on voie sa marche, de même votre teint
charmant, que je crois voir toujours le même, ne reste pas immobile, et
mes yeux peuvent me tromper. Entends donc ceci, ô toi, âge encore à

naître ; avant que vous fussiez né, l’été de la beauté était mort.


Qu’on n’appelle pas mon amour une idolâtrie ! Qu’on ne dise pas que mon

bien-aimé est une idole, puisque tous mes chants et toutes mes louanges
doivent à jamais le célébrer, lui et toujours lui. Mon ami est bon
aujourd’hui, bon demain, toujours constant dans une perfection
merveilleuse : ainsi mes vers, réduits à chanter la constance,
n’expriment qu’une seule chose, et renoncent à toute variété. Beau, bon
et fidèle, voilà tout mon sujet. Beau, bon et fidèle, en empruntant
d’autres expressions et je dépense tout ce que j’ai d’invention à opérer
ce changement, à mettre en un seul trois thèmes, qui me donnent une
marge inouïe. On a souvent vu séparées, la beauté, la bonté et la
fidélité, mais jusqu’à ce jour, elles ne s’étaient jamais réunies en une

seule personne.


Quand je vois, dans les chroniques du temps passé, des descriptions des

plus belles personnes, et de beaux vieux vers en l’honneur de dames qui
sont mortes et de charmants seigneurs ; alors, dans le blason des
perfections de la beauté, de la main, du pied, de la lèvre, de l’œil,
du front, je vois que les plumes antiques ont voulu exprimer la beauté
que vous possédez aujourd’hui. Toutes leurs louanges ne sont que des
prophéties de notre temps, elles vous annoncent toutes ; si ce n’était
qu’ils vous ont contemplée avec des yeux prophétiques, ils n’auraient
pas eu assez de talent pour chanter vos mérites. Car nous, qui voyons
maintenant le temps présent, nous avons des yeux pour admirer, mais nos

langues sont inhabiles à vous célébrer.

{{Titre|Sonnets|William Shakespeare| CVII|nocat=1}}

Ni mes propres craintes, ni l’âme prophétique du vaste univers qui rêve

aux choses à venir, ne peuvent assigner une durée à mon fidèle amour, ni
le regarder comme exposé à une condamnation fatale. La lune mortelle a
supporté son éclipse, et les tristes augures se rient de leurs propres
présages. Les incertitudes sont maintenant parfaitement certaines et la
paix proclame d’éternelles branches d’olivier. Mon amie est
resplendissante de la rosée de ce temps embaumé, et la mort s’incline
devant moi, puisqu’en dépit d’elle je vivrai dans ces pauvres vers,
tandis qu’elle insulte à des tribus stupides et muettes. Et toi, tu
trouveras ici un monument à ta louange, lorsque les cimiers et les

tombeaux de bronze des tyrans auront disparu.


Qu’y a-t-il dans le cerveau que l’encre puisse retracer, et que mon

fidèle cœur n’ait pas dépeint pour toi ? Quoi de nouveau à dire, quoi de
nouveau à enregistrer, pour exprimer mon amour ou ton mérite accompli ?
Rien, cher enfant ; mais cependant, il faut que je redise chaque jour la
même chose, comme de saintes prières. Je ne trouve vieux rien de vieux ;
tu es à moi, je suis à toi, comme le jour où pour la première fois j’ai
célébré ton nom charmant. L’amour éternel dans la nouvelle enveloppe de
l’amour ne craint ni la poussière ni les outrages du temps ; il ne laisse
point de place à des rides nécessaires, l’antiquité lui appartient à
tout jamais, et il trouve la première invention de l’amour là où le
temps et les formes extérieures voudraient faire croire que l’amour est

mort.


Oh ! ne dites jamais que je n’étais pas fidèle, lors même que mon absence

semblerait pouvoir faire douter de ma flamme. Il me serait aussi facile
de me quitter moi-même, que de m’éloigner de mon âme qui repose dans ton
sein. C’est la demeure de mon amour : si j’ai erré au loin comme ceux qui
voyagent, je reviens enfin, au jour dit, et toujours le même, et
j’apporte moi-même de l’eau pour laver ma souillure. Bien que toutes les
erreurs qui assiégent tous les hommes aient régné en moi, ne crois
jamais que mon cœur ait pu être assez

honteusement souillé pour ne
compter pour rien tous les mérites. Je ne vois rien dans ce vaste

univers, rien que toi, ma rose ; tu es mon tout.


Hélas ! il est vrai, j’ai erré çà et là et j’ai pris l’habit d’un

paillasse au vu de tous ; j’ai blessé mes propres sentiments, fait peu de
cas de ce qu’il y a de plus précieux ; et j’ai fait de vieux crimes avec
des affections nouvelles. Il est trop vrai que j’ai contemplé la vérité
d’un œil oblique et mécontent ; mais, à tout prendre, ces écarts ont
donné à mon cœur une jeunesse nouvelle, et mes tristes essais m’ont
prouvé que tu valais mieux que tout le reste. Maintenant tout est
terminé ; possède ce qui n’aura pas de terme. Je n’aiguiserai plus jamais
mon appétit dans de nouvelles épreuves, pour juger une plus ancienne
amie, un Dieu d’amour, qui est désormais tout pour moi. Accueille-moi
donc favorablement, toi qui es mon ciel, et reçois-moi sur ton sein si

pur et si tendre.


Oh ! par amour pour moi, blâmez la Fortune, cette déesse coupable de mes

mauvaises actions, qui n’a pourvu à mon existence qu’en me forçant de
faire appel au public, qui engendre les mœurs publiques. C’est pour
cela que mon nom reçoit une flétrissure, et que ma nature porte presque
l’empreinte de son travail, comme la main du teinturier ; plaignez-moi
donc, et souhaitez que je pusse me renouveler. Patient docile, je boirai
des potions de vinaigre ; je ne trouverai amère aucune amertume si elle
peut combattre ma terrible maladie ; j’accepterai tout châtiment qui
pourra me corriger. Plaignez-moi donc, cher ami, et je vous assure que

votre pitié suffira pour me guérir.


Votre amour et votre pitié effacent la marque que le scandale vulgaire a

imprimée sur mon front. Que m’importe qu’on dise du bien ou du mal de
moi, pourvu que vous abritiez mes défauts, et que vous approuviez mes
qualités. Vous êtes pour moi l’univers entier, et je dois m’efforcer de
recueillir de votre bouche soit le blâme soit la louange. Personne
d’autre n’est rien pour moi, je ne me soucie de personne ; que la
destinée ou le jugement du monde me traite bien ou mal. Je jette dans

un
si profond abîme tout souci des autres voix, que la langue de ma vipère
ne peut plus ni critiquer ni flatter. Voyez comment je me console de
l’oubli : Vous êtes si profondément établie dans mon âme, que tout le

reste du monde me paraît mort.


Sonnets
CXXIII
Depuis que je vous ai quittée, mon œil est dans mon cœur, et ce qui me

conduit à travers le monde n’accomplit qu’à demi ses fonctions, et est à
moitié aveugle ; il a l’air de voir, mais en réalité, il est absent ; car
il ne transmet à mon cœur aucune forme d’oiseau ni de fleur, dont il
s’empare ; l’esprit n’a point de part à sa rapide perception, et ne
retient pas par lui-même ce qu’il saisit : car s’il voit le spectacle le
plus affreux ou le plus charmant, la plus douce physionomie, ou la
créature la plus difforme, une montagne ou l’Océan, le jour ou la nuit,
un corbeau ou une colombe, il les revêt de votre forme. Incapable de

plus, absorbé en vous, mon esprit trop fidèle me fait mentir.



Peut-être mon cœur, rempli de votre image, accepte-t-il cette

flatterie, qui est le fléau des souverains ? Ou bien dirai-je que mon
oeil dit vrai, et que votre amour lui a enseigné ce miracle d’alchimie ?
Il transforme des monstres et des objets odieux en chérubins qui
ressemblent à votre charmante personne, faisant de tout ce qui est
mauvais un tout parfait, dès que les objets sont soumis à ses rayons.
Oh ! j’avais raison au début ; mon œil est un flatteur, et mon grand
coeur l’accepte royalement. Mon œil sait bien ce qui charme son goût,
et il prépare la coupe pour son palais. S’il est empoisonné, le mal

n’est pas grand, puisque mon œil l’aime, et commence tout le premier.


Les vers que j’ai écrits jadis en ont menti ; surtout ceux qui ont dit

que je ne pouvais pas vous aimer plus tendrement ; et cependant je ne
concevais pas alors comment ma flamme alors si vive pourrait encore
devenir plus ardente. Je songeais au temps, dont les innombrables
accidents viennent annuler les voeux, et changer les décrets des rois,
altèrent la sainte beauté, émoussent les désirs les plus vifs, et font

changer d’objet aux esprits les plus puissants ; hélas, puisque je
craignais la tyrannie du temps, ne pouvais-je pas dire alors :
« Maintenant je vous aime mieux que jamais ? » J’étais certain de
l’incertitude des choses, je couronnais le présent, je doutais du reste.
L’amour est un enfant ; n’aurais-je donc pu le dire, et promettre une

entière croissance à qui croît aujourd’hui ?


Je n’admets point d’obstacles qui puissent entraver le mariage de coeurs

fidèles. Ce n’est pas de l’amour qu’un amour qui change quand il trouve
du changement, ou qui succombe et s’éloigne quand on s’éloigne de lui.
Oh ! non ! c’est un fanal inébranlable qui contemple les tempêtes, sans
jamais se laisser émouvoir par elles ; c’est une étoile pour toutes les
barques errantes ; on ignore sa valeur, bien qu’on puisse mesurer la
hauteur où il se trouve. L’amour n’est pas le jouet du temps, quoiqu’il
frappe de sa faucille recourbée les lèvres et les joues vermeilles ;
l’amour ne change pas avec les heures et les semaines rapides, mais il
dure jusqu’au dernier jour. Si c’est une erreur, et qu’on puisse me le

prouver, je n’ai jamais écrit, et nul homme n’a jamais aimé.


Accusez-moi en disant que j’ai gaspillé tout ce dont j’aurais dû

récompenser votre rare mérite ; que j’ai oublié de faire appel à votre
précieux amour, auquel me rattachent tous les jours tant de liens ; que
j’ai souvent vécu parmi des cœurs inconnus et négligé vos droits si
chèrement achetés ; que j’ai laissé le vent enfler toutes les voiles qui
pouvaient me transporter bien loin de vous. Notez tous mes caprices et
toutes mes erreurs ; accumulez vos reproches fondés sur des preuves
véritables ; regardez-moi d’un œil courroucé, mais ne me tuez pas dans
votre haine qui s’éveille, puisque je dis, pour me défendre, que j’ai

cherché à mettre à l’épreuve la constance et la vertu de votre amour.


Sonnets
CXVIII
De même que pour aiguiser notre appétit, nous approchons de notre palais

des boissons acides ; de même que pour prévenir des maladies encore à
naître, nous sommes malades pour éviter la maladie, quand nous nous
purgeons ; de même, moi

qui étais tout plein de votre inaltérable
douceur, j’ai voulu me nourrir de sauces amères, et las de mon
bien-être, j’ai trouvé une sorte de plaisir à être malade, avant que
cela fût vraiment nécessaire. C’est ainsi que ma politique amoureuse, en
voulant prévenir des maux qui n’existaient pas, a créé des maux
certains, et amené le trouble dans une santé qui, fatiguée du bien,
avait voulu être guérie par le mal. Mais par là j’ai appris, et je tiens
la leçon pour bonne, que les drogues empoisonnent celui qui avait pu se

lasser de vous.


Ah ! combien j’ai bu de boissons faites de larmes de sirènes, distillées

dans des alambics aussi effroyables que l’enfer : j’ai craint en
espérant, et j’ai espéré en craignant, perdant toujours quand je me
croyais près de gagner ! Quelles déplorables erreurs a commises mon
coeur, tandis qu’il se croyait plus heureux qu’il ne l’avait jamais été !
Combien mes yeux ont erré loin de leur sphère, dans la folie de cette
fièvre insensée ! O bénéfice du mal ! je comprends aujourd’hui que ce
qu’il y a de meilleur est rendu meilleur encore par le mal ; et l’amour
détruit, lorsqu’il se relève, devient plus beau, plus fort, plus grand
qu’au premier abord. Je reviens suffisamment châtié, et je gagne à ma

souffrance trois fois plus que je n’ai perdu.


Je suis bien aise aujourd’hui que vous ayez été jadis si froide à mon

égard, et il faut que je me courbe sous le poids de ma faute, en
souvenir du chagrin que je ressentis alors, à moins que mes nerfs ne
soient d’airain ou d’acier martelé. Car si ma froideur vous a autant
fait souffrir que j’ai souffert jadis de la vôtre, vous avez dû passer
votre temps en enfer. Et moi, tyran que je suis, je n’ai pas songé à
peser ce que m’avait autrefois coûté votre crime. Oh ! si votre nuit de
douleur m’avait rappelé combien le vrai chagrin déchire le cœur, et si
je vous avais offert, comme vous me l’offrîtes alors, l’humble onguent
qui guérit les cœurs blessés ! mais votre faute d’autrefois m’est un
gage. La mienne paye la rançon de la vôtre, et la vôtre doit payer ma

rançon.


Il vaut mieux être vil que d’être estimé vil, si, lorsqu’on ne

l’est
pas, on vous reproche de l’être ; le plaisir le plus légitime est
condamné quand il est jugé, non sur notre sentiment, mais sur celui des
autres. Car pourquoi les regards traîtres et faux des autres
viendraient-ils troubler mon sang généreux ? Ou pourquoi y a-t-il, autour
de mes faiblesses, des espions plus faibles encore qu’elles, et qui
trouvent mal ce que je crois bien ? Non, je suis ce que je suis, et ceux
qui mesurent mes fautes me prêtent leurs propres erreurs : je puis être
droit, quoiqu’ils soient eux-mêmes de travers : il ne faut pas envisager
mes actes par leurs méchantes pensées ; à moins qu’ils ne soutiennent ce
mal général, que tous les hommes sont mauvais, et qu’ils triomphent dans

leur perversité.


Les tablettes que tu m’as données, sont gravées dans mon esprit avec un

souvenir durable qui subsistera bien au delà du temps présent, de ce
rang insignifiant, et jusqu’à l’éternité : ou du moins aussi longtemps
que la nature laissera subsister mon esprit et mon cœur, jusqu’à ce
qu’ils abandonnent au triste oubli leur part de toi, ton souvenir ne
pourra jamais s’effacer. Ces pauvres tablettes n’en sauraient contenir
autant, et je n’ai pas besoin de porter en compte ton précieux amour ;
aussi ai-je eu l’audace de les donner à d’autres, pour me confier à des
tablettes plus capables de le recevoir : garder un objet destiné à me
faire souvenir de toi, ce serait faire entendre que je pourrais

t’oublier.


Sonnets
CXXIII
Non ! Tu ne pourras te vanter, oh ! temps, de ce que je change : les

pyramides construites avec un art nouveau, n’ont pour moi rien de
nouveau, ni de singulier : elles ne sont qu’une autre forme d’un ancien
spectacle. Le temps est court pour nous, aussi nous admirons ce que tu
nous présentes d’ancien ; et nous préférons croire que cela est né
suivant notre fantaisie plutôt que de croire que nous l’avons déjà
entendu raconter. Je te porte un défi à toi dans tes annales ; le présent
ni passé n’ont rien qui me surprennent ; car tes récits mentent comme ce
que nous voyons nous-mêmes : ta constante précipitation grandit ou
diminue les objets ; voici ce dont je fais vœu, et ce qui durera à

jamais, c’est que je serai fidèle, en dépit de ta faux et de toi.

{{Titre|Sonnets|William Shakespeare| CXXIV|nocat=1}}

Si mon précieux amour n’était que l’enfant de la grandeur, la Fortune

pourrait renier cet enfant bâtard, aussi sujet à l’amour ou à la haine
du Temps que de l’ivraie cueillie au milieu de l’ivraie, ou des fleurs
parmi d’autres fleurs. Mais non, il a grandi loin des accidents du sort ;
il ne souffre pas au milieu d’une pompe souriante, il ne succombe pas
aux coups du sombre mécontentement, selon que la mode l’y invite ; il ne
craint pas la politique, cette hérétique qui fait son œuvre dans un
bail d’heures rapides, mais il reste debout, suprême politique, qui ne
grandit pas avec la chaleur, et que ne sauraient noyer les orages. J’en
prends à témoin ces fous du temps, qui meurent pour le bien, après avoir

vécu pour le crime.


Que m’importerait de porter le dais, d’honorer dans la forme ce qui est

extérieur, ou de construire pour l’éternité de vastes bases, qui
seraient moins durables que les ruines ou le néant ? N’ai-je pas vu tout
perdre à ceux qui ne songeaient qu’aux biens et aux faveurs de ce monde,
qui leur rendaient les plus grands hommages, et perdaient la simple
saveur en cherchant des mélanges plus précieux ? Pauvres ouvriers, qui se
consumaient en regards ! Non ; je veux être obséquieux dans ton cœur,
reçois mon oblation, elle est pauvre mais libre ; nulle autre ne veut s’y
mêler ; elle ne connaît pas l’art, mais rends-la mutuelle ; je me donne
seulement à toi. Loin de moi, dénonciateur suborné ! plus tu l’attaques,

et plus l’âme fidèle échappe à ton pouvoir !


O toi, aimable enfant, qui tiens en ton pouvoir le miroir capricieux du

Temps, et l’heure, sa faucille ! Toi qui as grandi en décroissant, et qui
nous montres tes adorateurs en train de se flétrir, tandis que tu
grandis, ô charmante créature. Si la nature, souveraine maîtresse de ce
qui périt tandis que tu avances, veut encore te retenir, elle te garde
afin de déshonorer le Temps par son habileté, et de tuer les tristes
minutes. Cependant crains-la, ô toi, favori de son caprice ; elle peut
retenir, mais non conserver son trésor ; il faut finir par entendre son

appel ; elle ne se tait que pour te rendre.


Sonnets
CXXVII

Jadis ce qui était noir ne passait pas pour blanc, ou, lorsqu’on le
jugeait tel, il ne portait pas le nom de beauté, mais maintenant le noir
est l’héritier successif de la beauté, et la beauté est outragée par une
honte bâtarde ; car depuis que la main a pris le pouvoir de la nature,
pour embellir la laideur du faux attrait de l’art, la charmante beauté
n’a plus de nom, ni d’heure sacrée, elle est profanée, lorsqu’elle n’est
pas dans la disgrâce. Aussi les yeux de ma maîtresse sont-ils d’un noir
de corbeau, ses yeux si beaux ; et ils ont air de pleurer sur celles qui,
n’étant pas nées avec le teint blanc, ne manquent d’aucun attrait, et
insultent la créature par leur charme mensonger, mais lorsqu’ils
pleurent, le chagrin leur va si bien que tout le monde dit que ta beauté

devrait revêtir cet aspect.


Sonnets
CXXVIII
Combien, lorsque tu joues, toi qui es ma musique, une douce musique sur

ce bois béni que font résonner tes doigts charmants, lorsque tu fais
doucement obéir cette harmonie vibrante qui étonne mon oreille, combien
souvent j’envie ces marteaux qui s’élancent pour baiser la tendre paume
de ta main, tandis que mes pauvres lèvres, qui devraient recueillir
cette récolte, rougissent à tes côtés de la hardiesse de ce bois ? Pour
être ainsi caressées, elles changeraient volontiers de place et de sort
avec ces petits morceaux de bois sautillants sur lesquels tes doigts se
promènent avec une douce élégance, rendant un bois mort plus heureux que
des lèvres vivantes. Puisque ces impertinents marteaux ont un pareil

bonheur, donne-leur tes doigts, et donne-moi tes lèvres à embrasser.


La luxure est la dépense de l’âme dans un abîme de honte, et jusqu’à ce

qu’elle soit satisfaite, la luxure est parjure, meurtrière, sanguinaire,
digne de blâme, sauvage, excessive, grossière, cruelle, et digne
d’inspirer la méfiance dès qu’elle est satisfaite, on la méprise : on la
poursuit au delà de toute raison, et dès qu’on en a joui, on la hait au
delà de toute raison, comme une amorce placée à dessein pour rendre fou
celui qui s’y laissera prendre. On la poursuit avec folie, et la
possession vous rend fou, avant, pendant et après, elle est extrême.
Dans l’avenir elle semble un bien suprême, dans le

passé, elle n’est
qu’une souffrance ; d’avance, on la regarde comme une joie future, mais
après, ce n’est plus qu’un rêve : tout le monde sait cela ; et cependant
personne ne sait comment éviter le ciel qui conduit les hommes dans cet

enfer.


Les yeux de ma maîtresse ne sont rien auprès du soleil, le corail est

bien plus vermeil que ne sont ses lèvres ; si la neige est blanche, ses
seins sont noirs ; si les cheveux sont en fil de fer, elle a sur la tête
des fils de fer noir. J’ai vu des roses panachées, blanches et rouges,
mais je ne vois pas sur ses joues de semblables roses, et il y a des
parfums encore plus charmants que le souffle qui s’exhale des lèvres de
ma maîtresse. J’aime à l’entendre parler, et cependant je sais bien que
la musique a un son bien plus agréable ; j’avoue que je n’ai jamais vu
marcher une déesse ; ma maîtresse, quand elle marche, foule le sol ; et
cependant, de par le ciel, je crois que mon amie est aussi précieuse que

toutes celles qu’on accable de comparaisons menteuses.


Tu es aussi tyrannique, telle que tu es, que celles dont les charmes les

rendent fièrement cruelles. Car tu sais bien que pour mon cœur tendre
et fidèle tu es le plus beau et le plus précieux des bijoux. Cependant,
de bonne foi, il en est qui disent que ton visage n’est pas de nature à
faire gémir l’amour. Je n’ose pas dire qu’ils se trompent, quoique je me
le jure à moi-même dans la solitude. Et pour être sûr que je n’ai pas
tort de le jurer, je gémis mille fois, mais en pensant à ton visage,
quand je me repose sur ton sein, je déclare qu’à mon avis ton teint brun
est plus blanc que tout au monde. Tu n’as de noir que tes actions, et

c’est là, je pense, ce qui fait naître ces calomnies.


Sonnets
CXXXII
J’aime tes yeux, et ceux qui connaissent ton cœur me tourmentent de

leur dédain, en faisant semblant de me plaindre : ils se sont vêtus de
noir, et ils pleurent tendrement en contemplant ma douleur avec une
charmante cruauté. Véritablement le soleil du matin qui brille dans le
ciel ne pare pas même les joues grises de l’orient, et l’étoile qui se
montre le soir, n’orne pas plus le sombre occident que ces deux yeux en

deuil ne parent ton visage : Oh, si ton cœur pouvait donc aussi pleurer
sur moi, puisque le deuil te va si bien, et si ta pitié pouvait
s’étendre sur tout ! Alors, je jurerais que la beauté elle-même est noire

et que toutes celles qui n’ont pas ton teint sont laides.



Sonnets
CXXXIII
Malheur à ce cœur qui fait gémir mon cœur, par la profonde blessure

qu’il fait à mon ami et à moi ! N’est-ce pas assez de me torturer, sans
qu’il faille encore réduire à l’esclavage mon plus cher ami ? Ton cruel
regard m’a enlevé à moi-même, et tu as encore plus complétement absorbé
celui qui me tient le plus près au cœur ; je suis abandonné par lui, par
moi-même et par toi ; triple tourment que d’être ainsi persécuté.
Emprisonne mon cœur dans la forteresse de ton cœur d’acier, mais que
mon pauvre cœur serve d’otage pour le cœur de mon ami ; si tu me
gardes, que mon cœur soit sa sentinelle ; tu ne pourras pas user de
rigueur dans ma prison ; et pourtant si, car je suis tellement absorbé en

toi, que moi et tout ce qui est en moi, nous t’appartenons par force.


Sonnets
CXXXIV
Maintenant j’ai avoué qu’il est à toi, et je me suis moi-même engagé

selon ton bon plaisir ; je me livre à toi, afin que tu délivres cet autre
moi, qui sera ma consolation. Mais tu ne le veux pas, et lui, il ne veut
pas être libre, car tu es prudente, et il est bon ! Il a appris à écrire
pour moi, sous ce joug qui le lie avec tout autant de puissance. Tu veux
prendre la garantie de ta beauté, comme un vrai usurier, qui sait se
servir de tout ; et tu implores un ami, devenu débiteur par amour pour
moi ; je le perds pour m’en être servi sans générosité. Je l’ai perdu ;
nous sommes, lui et moi, en ton pouvoir ; il paye la somme totale, et

cependant je ne suis pas libre.


Quel que puisse être le désir, tu as ta volonté, la volonté d’acquérir

et de posséder à satiété ; je sais trop bien qui te

contrarie, en venant
ainsi ajouter à ta douce volonté. Ne veux-tu pas, toi dont la volonté
est vaste et spacieuse, consentir une fois à cacher ma volonté dans la
tienne ? La volonté sera-t-elle toujours bien accueillie chez les autres,
et toujours repoussée chez moi ? La mer, qui n’est que de l’eau, reçoit
pourtant la pluie, qui ajoute aux trésors de son abondance ; daigne donc,
toi qui es riche en volonté, ajouter à ta volonté une mienne volonté
pour rendre ta volonté plus vaste encore. Ne tue pas des suppliants dans

ta cruelle beauté. Ne pense qu’à un seul, à moi qui suis Will.


Sonnets
CXXXVI
Si ton âme te reproche ma présence, jure à ton âme aveugle que j’étais

ton Will (ta volonté), et ton âme sait bien que la volonté y est
admise. Remplis, en cela du moins, par amour, ma requête amoureuse.
Will comblera le trésor de ton amour ; oui, comble-le de volontés, et
que la mienne en soit une, nous prouvons facilement que parmi des choses
innombrables, une seule chose ne compte pour rien. Laisse-moi donc
passer inaperçu dans la quantité, quoique je veuille compter dans le
nombre de tes biens. Ne me compte pour rien, pourvu que tu comptes ce
rien qui est moi, comme quelque chose qui t’est agréable. Aime seulement
mon nom, et aime-le toujours : Alors tu m’aimeras, car mon nom est

Will.


Sonnets
CXXXVII
O toi, Amour, fou aveugle, que fais-tu à mes yeux ? ils regardent, et ne

voient pas ce qu’ils voient ; ils savent ce que c’est que la beauté, ils
voient où elle réside, et cependant ils prennent ce qu’il y a de pire
pour ce qu’il y a de meilleur. Si les yeux, pervertis par des regards
trop partiaux, sont ancrés à la baie où voyagent tous les humains,
pourquoi as-tu forgé des hameçons, avec la fausseté des regards, pour
m’enlever mon bon jugement ? Pourquoi mon cœur regarderait-il comme un
domaine séparé ce qu’il sait être la propriété commune de tout
l’univers ? Ou, pourquoi mes yeux, qui voient tout cela, ne disent-ils
pas que c’est un crime de mettre la belle vérité sur un aussi laid
visage ? Mon cœur et mes yeux ont commis des erreurs à l’égard de ce qui
est bien et véritable, et maintenant ils appartiennent à cette triste

fausseté.


Sonnets
CXXXVIII

Quand ma maîtresse jure qu’elle n’est que vérité, je la crois, quoique
je sache qu’elle ment ; afin qu’elle me prenne pour un jeune adolescent
encore ignorant des fausses subtilités du monde. De même je crois à tort
qu’elle me croit jeune, bien qu’elle sache que mes beaux jours sont
loin ; je me fie simplement à sa langue trompeuse. Ainsi des deux côtés
nous supprimons la simple vérité. Mais pourquoi ne dirait-elle pas
qu’elle n’est pas véridique ? Et pourquoi ne dirais-je pas que je suis
vieux ? Oh ! l’amour fait bien mieux de prétendre à une entière vérité, et
le vieillard amoureux n’aime pas qu’on parle de son âge. Je lui mens, et

elle me ment, et nos mensonges viennent nous flatter dans nos défauts.


Sonnets
CXXXIX
Oh ! ne me demande pas de justifier le mal que la cruauté fait à mon

coeur. Ne me blesse pas avec tes yeux, mais avec ta langue use avec
pouvoir de ton pouvoir, et ne me tue pas par la ruse. Dis-moi que tu
aimes ailleurs, mais en ma présence, ô mon cher cœur, garde-toi de
porter ailleurs tes yeux. Quel besoin as tu de me blesser par la ruse,
quand ta force est trop grande pour que je puisse tenter d’y résister ?
Laisse-moi t’excuser : cela, mon amour sait bien, que ses charmants
regards ont été mes ennemis ; aussi détourna-t-elle mes ennemis de mon
visage, afin qu’ils portent ailleurs leurs ravages. Mais ne le fais
plus, et puisque je suis presque mort, achève-moi de tes regards, et

délivre-moi de mes souffrances.


Sois aussi prudente que tu es cruelle ; n’accable pas de trop de dédain

ma patience qui a la langue liée, de peur que la douleur ne m’inspire
pas des paroles pour exprimer ma souffrance que nul ne plaint. Si je
pouvais t’enseigner la sagesse, cela vaudrait mieux que me dire que tu
m’aimes, ô ! mon amour, quand bien même je ne pourrais t’enseigner à les
aimer, de même que les malades, lorsqu’ils sont près d’expirer,
s’entendent toujours dire par les médecins qu’ils vont mieux. Car si je
tombais dans le désespoir, je pourrais perdre la raison, et dans ma
folie, je pourrais mal parler de toi. Et ce monde pervers est devenu si
mauvais que des oreilles insensées pourraient

bien croire des calomnies
insensées. Afin que cela ne m’arrive pas, et que tu ne sois pas trahie,
regarde devant toi, lors même que ton cœur orgueilleux se répandrait au

loin.


A vrai dire, je ne t’aime pas avec mes yeux, car ils remarquent en toi

une foule d’erreurs ; mais c’est mon cœur qui aime ce qu’ils méprisent,
et qui se laisse charmer en dépit d’eux. Mes oreilles ne sont pas non
plus charmées du son de ta voix : le tendre toucher, facile à s’émouvoir
ni le goût, ni l’odorat ne m’inspirent le désir de trouver en toi seule
mon plaisir ; mais ni mes cinq facultés, ni mes cinq sens ne peuvent
dissuader mon faible cœur de te servir, et j’abandonne la figure d’un
homme pour être l’esclave et le malheureux vassal de ton coeur
orgueilleux. Mais mon fléau devient mon profit, puisque celle qui me

fait pécher est aussi celle qui me fait souffrir.


L’amour est mon péché, et ta chère vertu, c’est la haine, la haine de

mon péché, fondée sur un amour criminel. Oh ! compare seulement ton état
avec le mien, et tu verras qu’il ne mérite pas de reproches ; ou s’il en
mérite, qu’ils ne sortent pas de tes lèvres ; elles ont profané leurs
ornements vermeils, et scellé des promesses mensongères aussi souvent
que les miennes, elles ont aussi souvent dérobé le bien d’autrui. Qu’il
me soit permis de t’aimer, comme tu aimes ceux que tes yeux appellent
autant que les miens t’importunent. Fais naître la pitié dans ton cœur,
afin que, lorsqu’elle y croîtra, ta pitié puisse mériter d’inspirer la
pitié. Si tu cherches à avoir ce que tu caches, puisses-tu être

contredite par ton propre exemple.


Sonnets
CXLIII
De même qu’une bonne ménagère qui a perdu une bête de la gent emplumée

se met à courir pour la rattraper, et met par terre son enfant, pour
1805
1810
1815
1820
1825
1830
1835
1840
1845
90
courir à toutes jambes après l’animal qu’elle aurait voulu conserver,
tandis que son enfant négligé s’élance après elle, et pleure en voulant
attraper celle qui ne songe qu’à poursuivre l’objet qui fuit devant
elle, sans se soucier du chagrin de son pauvre enfant ; de même tu cours
après ce qui t’échappe, tandis que moi, ton pauvre enfant, je

te
poursuis de loin ; mais si tu parviens à attraper l’objet de tes désirs,
reviens à moi, joue le rôle d’une mère, embrasse-moi, sois bonne ; je
prierai pour que tu fasses ta volonté, si tu daignes

revenir pour apaiser mes bruyants sanglots.


J’ai deux amours, l’un tout consolation, l’autre tout désespoir, qui me

tentent comme deux esprits. Mon bon ange est un homme au beau visage, et
au teint blanc, mon mauvais ange, une femme, mal peinte. Pour
m’entraîner plus vite en enfer, mon démon femelle cherche à éloigner de
moi mon bon ange, et voudrait faire de mon saint un démon, en séduisant
sa pureté par son orgueil infernal. Mon ange est-il devenu un démon ?
J’en ai peur, mais je ne puis pas le dire positivement, tous deux
viennent de moi, tous deux sont unis ; je soupçonne qu’un ange est dans
l’enfer de l’autre. Mais je vivrai toujours dans le doute, jusqu’à ce

que mon mauvais démon ait chassé mon bon ange.


Ces lèvres qu’a formées la propre main de l’amour ont murmuré un son qui

disait « je déteste, » à moi qui languissais d’amour pour elle ; mais,
quand elle a vu mon état lamentable, la pitié est aussitôt née dans son
coeur ; elle a réprimandé cette langue qui, toujours si douce, ne savait
condamner que doucement ; elle lui a appris à murmurer de nouveau « je
déteste, » mais en y ajoutant une conclusion aussi charmante que le jour,
si beau lorsqu’il remplace la nuit qui est chassée comme un démon du
ciel en enfer ; elle a dit dans sa cruauté « je déteste » et elle a sauvé

ma vie en ajoutant « non pas vous. »


Pauvre âme, centre de mon argile pécheresse, trompée par ces puissances

rebelles qui t’environnent, pourquoi languis-tu et souffres-tu dans la
détresse, tandis que tu pares si pompeusement tes murs extérieurs ?
Pourquoi tant dépenser, quand ton bail est si court, dans une maison qui
s’écroule ? Les vers qui hériteront de tes excès, mangeront-ils ton
fardeau ? Est-ce là le but de ton corps ? O mon âme, vis de la détresse de
ton serviteur, laisse-le languir pour augmenter tes trésors ; achète les
biens divins en vendant des heures de rebut : nourris-toi

en dedans, ne
sois plus riche en dehors ; tu te nourriras ainsi aux dépens de la mort,
qui se nourrit aux dépens des hommes, et la mort, une fois morte, il n’y

aura plus à mourir.



Sonnets
CXLVII
Mon amour est comme une fièvre, qui désire ardemment ce qui entretient

plus longtemps la maladie ; il se nourrit de ce qui fait durer le mal,
pour complaire à son appétit inégal et maladif. Ma raison, qui est le
médecin de mon amour, furieuse qu’on n’observe pas ses prescriptions,
m’a abandonné, et dans mon désespoir je veux un bien qui est la mort, et
que la médecine avait défendu. Je ne puis plus guérir, la raison n’y
peut rien, et ma folie a franchi toutes les bornes ; mes pensées et mes
discours sont ceux d’un insensé, ils s’écartent follement de la vérité,
car j’ai juré que tu étais blanche, et j’ai cru que tu étais
resplendissante, toi qui es aussi noire que l’enfer, et aussi obscure

que la nuit.


Sonnets
CXLVIII
Hélas ! Quels yeux l’amour a mis dans ma tête, ils n’ont aucun rapport

avec des yeux véritables ! Ou bien, s’ils en ont, où s’est donc enfui mon
jugement qui censure faussement ce que mes yeux voient vraiment ? Si
l’objet qui charme mes yeux menteurs est beau, pourquoi donc le monde
soutient-il le contraire ? Si cet objet n’est pas beau, l’amour prouve
bien alors que l’œil de l’Amour ne voit pas aussi juste que celui des
autres hommes. Oh ! non, et comment cela se pourrait-il ? Comment l’œil
de l’Amour pourrait-il bien voir, lui qui est tellement lassé de veilles
et de larmes ? Il n’y a donc rien de surprenant à ce que mes yeux
commettent des erreurs ; le soleil lui-même ne voit pas, tant que le ciel
ne s’est pas éclairci. O toi, Amour rusé ! tu cherches à m’aveugler par
des larmes, de peur que des yeux clairvoyants ne puissent découvrir tes

vilains défauts.


Peux-tu dire, ô cruelle, que je ne t’aime pas, lorsque je prends parti

avec toi contre moi-même ? Est-ce que je ne pense

pas à toi, quand par
excès d’amour, pour toi qui me tyrannises, j’oublie que je suis
moi-même. Si tu détestes quelqu’un, est-ce que je l’appelle mon ami ? Si
tu es courroucée, est-ce que je fais des courbettes à l’objet de ton
courroux ? Et même quand tu es irritée contre moi, est-ce que je ne me
châtie pas moi-même par des plaintes continuelles ? Quel mérite est-ce
que je trouve en moi, qui me pousse à mépriser ton service, quand toutes
mes meilleures qualités adorent tes défauts, et ne font qu’obéir au
mouvement de tes yeux ? Mais, mon amour, continue à haïr, car maintenant
je connais ton sentiment ; tu aimes ceux qui peuvent voir, et moi, je

suis aveugle.


Oh ! qui t’a donné ce pouvoir merveilleux par lequel tu gouvernes mon

coeur, à force de défauts ? Comment peux-tu faire mentir mes yeux, et me
faire jurer que ce qui est brillant ne pare pas le jour ? Comment peux-tu
tellement orner ce qui est mal que dans tes actions les plus coupables,
il se trouve toujours une force et une habileté qui font qu’à mes yeux
tes plus grands défauts valent mieux que les plus belles qualités ? Qui
t’a appris à me contraindre de t’aimer davantage ? Plus j’apprends et
plus je vois de justes motifs de te haïr. Oh ! quoique j’aime ce que les
autres abhorrent, auprès des autres tu ne devrais pas abhorrer ma
condition : si ton indignité a fait naître en moi l’amour, je suis

d’autant plus digne d’être aimé par toi.


L’amour est trop jeune pour savoir ce que c’est que la conscience ; et

cependant qui ne sait que la conscience est née de l’amour ? Ainsi, belle
trompeuse, ne me reproche pas mes fautes, de peur que ta charmante
personne n’ait à s’en reconnaître coupable. Car si tu me trahis, je
trahis ce qu’il y a de plus noble en moi par la trahison de mon corps
grossier. Mon âme dit à mon corps qu’il peut triompher dans son amour :
la chair ne demande pas d’autre raison, elle bondit à ton nom, et le
désigne comme le prix de son triomphe. Fier de cette fierté, mon corps
se contente d’être bon, pauvre esclave, de t’appuyer dans la vie, de
succomber si tu succombes. Ne crois pas que ce soit par défaut de
conscience que j’appelle

mon amour, celle dont le précieux amour me

relève ou me jette à terre.


En t’aimant, tu sais que je suis parjure, mais tu es doublement parjure,

toi qui me jures de m’aimer ; en fait, tu as manqué à tes voeux, tu as
décliné ta foi nouvelle en jurant de nouveau de haïr après avoir aimé de
nouveau. Mais pourquoi est-ce que je t’accuse d’avoir manqué deux fois à
tes serments, moi qui ai manqué vingt fois aux miens ? Je suis plus
parjure que toi ; car tous mes vœux sont des serments de te maltraiter,
et j’ai perdu toute ma loyale foi en toi ; car j’ai tant de fois juré que
tu étais vraiment bonne, tendre, fidèle, et contente pour t’éclairer,
j’ai voulu être aveugle, ou j’ai fait dire à mes yeux qu’ils voyaient le
contraire de la vérité : j’ai juré que tu étais blanche et belle ; quel

parjure de proférer, contre toute vérité, un si odieux mensonge !


Cupidon posa sa torche, et s’endormit. Une des filles de Diane en sut

profiter, et plongea vivement ce brandon d’amour dans la source glacée
d’une vallée de ce pays : cette fontaine emprunta au feu sacré de l’amour
une chaleur perpétuelle et constante : elle devint un bain que les hommes
regardent encore comme un remède souverain contre des maladies
singulières. Mais la torche de l’amour vient se rallumer aux yeux de ma
maîtresse ; l’enfant voulut essayer d’en toucher mon cœur et moi, déjà
malade, je voulais essayer des bains, et je me rendis en ce lieu, triste
et souffrant, mais je n’y ai pas trouvé la guérison : le bain qui peut me
guérir est là où Cupidon est venu chercher de nouvelles flammes, dans

les yeux de ma maîtresse.


Un jour, le petit dieu d’amour, s’étant endormi, posa à ses côtés sa

torche qui enflamme les cœurs : une foule de nymphes qui avaient juré de
rester chastes et pures vinrent errer dans ces lieux : mais la plus belle
de toutes prit dans sa main virginale ce feu qui avait embrasé tant de
milliers de cœurs

fidèles : et le général du désir ardent fut désarmé
pendant son sommeil par la main d’une vierge : elle éteignit la torche
dans une onde glacée qui fut réchauffée à tout jamais par le feu de
l’amour, et devint un remède salutaire pour les gens malades ; mais moi,
qui suis sous l’empire de ma maîtresse, j’y suis venu chercher la
guérison, et maintenant j’éprouve que le feu de l’amour réchauffe l’eau,

mais que l’eau ne refroidit pas l’amour.