Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Première partie/IX

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IX

LA MARE AUX CANARDS


Je ne me rappelle pas exactement la raison alléguée par la Société Nantaise du Vaudeville pour me rendre cette pièce, Père et Mari, dont Coquelin lui avait posé le lapin à trois queues dans l’éblouissement d’une lecture hallucinante, — mais, cette raison devait être nantaise, comme la Société même. Elle était alors dirigée par un gros brave homme nommé Harmant, qui avait été acteur en province et que ni la nature ni les études ne destinaient à mener à Paris une entreprise artistique. Il l’avouait d’ailleurs à bras levés à qui voulait l’entendre et chaque auteur qu’il éconduisait s’en allait avec un gémissement du malheureux directeur dans l’oreille.

— Ah ! je vous jure bien que je suis plus embêté que vous ! Il paraît que je me blouse tout le temps sur les pièces. Mes associés m’accusent de vouloir les ruiner en indemnités. Ils ne veulent plus que les grandes signatures. Pourquoi ne me laissent-ils pas m’en aller ? J’ai de quoi vivre, là-bas, en Bretagne, et j’ai horreur de la vie du soir, horreur, mon cher poète, horreur ! Oh ! les premières !

Le plus drôle, c’est qu’il disait vrai ; le père Harmant roulait dans un corps de maquignon une âme candide, illettrée et bénévole. Dans une pièce d’Ernest Feydeau, jouée à la Place de la Bourse, et intitulée : Monsieur de Saint-Bertrand, il y avait une scène violente où Lafontaine était amené par son rôle à gifler Frédéric Febvre, et le bon Nantais ne pouvait en tolérer le spectacle. Il avait tout fait pour que Feydeau reléguât cette « chose affreuse » dans la coulisse, et il n’avait rien obtenu, de telle sorte qu’il n’allait plus aux répétitions. Vint la générale, à laquelle il ne pouvait se soustraire. Il y avait conduit un de ses compatriotes, gentilhomme breton, de passage à Paris, et qu’il avait pour actionnaire du théâtre.

À la scène de la gifle, Harmant, éperdu, secoué de la tête aux pieds, se dresse dans sa stalle : — Arrêtez, messieurs, c’est impossible ! Jamais, sous ma direction, un artiste français n’en soufflettera un autre devant le public. J’aime mieux payer l’indemnité à l’auteur.

Et comme Febvre et Lafontaine eux-mêmes cherchaient à le calmer en l’assurant qu’il n’y avait là qu’un simulacre et que la main de l’un ne touchait pas la joue de l’autre : — Simulacre ou non, je ne peux pas tolérer la scène. Et tenez, je ne suis pas le seul, voici mon ami le comte de…, il est grand propriétaire aux environs de Nantes, il a un château et des chasses magnifiques, il ne dépend de personne au monde, il vient de me le dire : Harmant, c’est révoltant, ré-vol-tant, je vous cite ses propres paroles, et celles-là sont d’un gentilhomme !

Me voyant d’autant plus déçu que je tombais du haut d’une réception enthousiaste, le directeur-malgré-lui m’avait tiré à part pour me donner un conseil secret. La pièce n’avait pas cessé de lui plaire, bien au contraire, et s’il était le maître !… Mais la Société Nantaise en attendait une de Sardou, et, avec celle-là, rien à craindre, n’est-ce pas ? Mais on savait qu’elle n’était pas prête. Il m’engageait donc à aller voir le maître à Marly et à obtenir qu’il retouchât mon travail, d’abord, et, ensuite, qu’il me cédât son tour sur l’affiche. — Vous n’aurez plus alors qu’à rendre visite à Mlle Fargueil, la seule comédienne qui puisse réaliser votre personnage de femme, et cela fait, revenez nous voir avec leur double consentement, peut-être pourrons-nous nous entendre. Mais n’en parlez à personne.

Quoique fort jeune alors, vingt-trois ans, je l’étais plus que mon âge. Je crus ! J’allai à Marly. Je me rappelle que j’y arrivai à neuf heures du soir. Sardou sortait de table. Il se mit à rire de l’heure indue de ma visite, et me demanda si j’avais dîné. Sur l’aveu que l’idée ne m’en était pas venue, son hilarité monta au paroxysme. Il se mit à appeler à haute voix ses gens de service à la façon du vieux répertoire : Holà, Jasmin, Labriche, Bourguignon, maroufles, apportez céans le reste du perdreau, et une bouteille du meilleur, ou je vous étrille !… Et à présent qu’est-ce qui vous amène ? — Votre pièce du Vaudeville, et la mienne. — Vous en avez une à ce théâtre ? Ils ne me l’ont pas dit. — Qui ? — Les Nantais, les « rarinantès », comme les appelle Scholl. Ils me la rendent, à moins… — À moins ?… — Que vous ne la leur retapiez, et, car ce n’est pas tout, que vous ne me cédiez votre tour d’affiche. Voilà.

Ceux qui ont connu Victorien Sardou savent quelle vibration de tout son être déterminait en lui la colère. Il bondissait aux quatre coins comme une balle élastique. Avec des gestes de télégraphe de Chappe il égrenait, de sa voix grasse de méridional, tout le rosaire du verbe de gueule. Il tournait en fauve autour de la table, poussant du pied chaises et tabourets, renversant vaisselles, carafes et le reste, et, la ressemblance y aidant, il réalisait de façon si saisissante le Bonaparte légendaire des entrevues et traités du Danube, que j’en restais, l’aile de perdreau en l’air, stupéfait et conscient de la bêtise de ma démarche.

— À vous, reprit-il en se calmant un peu, je ne vous en veux pas le moins du monde, vous êtes visiblement un gosse, vous croyez que cela se fait, au théâtre, de céder son tour à un confrère. Mais eux, les idiots, les misérables, les « rarinantès », abuser de la candeur d’un brave garçon de poète pour l’employer à une pareille mission, se foutre de lui, le rouler dans la farine et se dégager sans bourse délier d’un engagement aussi valable que n’importe quel contrat de commerce, ah ! les fripons, les bons à pendre, les directeurs enfin, car tous se valent ! Mais, répondez-moi, ne vous ont-ils pas poussé à une autre visite ?

— Si, ils m’ont conseillé d’aller offrir le rôle de femme à Mlle …

— …Fargueil, hein ?

— Oui.

— Ça y est ! C’est complet. La connaissez-vous, Fargueil ? Non ? Eh bien, allez-y de ma part, et dites-lui : Sardou retire sa pièce du Vaudeville. Il la donne à Montigny, entendez-vous, à Montigny, au Gymnase ! Il me cède son tour, il me le repasse, oui, madame, et revenez me dire ce qu’elle vous aura répondu.

— Merci, fis-je en me levant.

Le jeune maître tint à me reconduire à la porte. Il avait repris sa bonne humeur de l’accueil, et, sous le cache-nez dont il s’était emmitouflé contre le brouillard du soir, il me criait gaiement : — Elle vous recevra de dos, la belle Anaïs, c’est sa marotte, et elle vous regardera tout le temps dans la glace. Mais ne perdez pas la tête si elle se retourne. Elle n’est quinquagénaire que de face.

La réception de la célèbre comédienne fut telle en effet que mon hôte me l’avait annoncée. C’était rue de Navarin, dans une villa fort vaste, en manière de caravansérail, où elle occupait un rez-de-chaussée ouvrant sur un jardinet aménagé en volière. J’attendais depuis quelques instants dans cette volière, lorsqu’un froufrou de robe me prévint de la présence de la déesse, car c’en était une assurément, et jamais je n’ai vu réaliser par aucune autre cet idéal, d’ailleurs tout conventionnel, de la grande dame de race dont le théâtre entretient encore la légende. Elle se tenait d’ailleurs debout devant une haute psyché disposée à contre-jour où se dessinait comme au burin le galbe de sa silhouette.

La créatrice de Marco, la fille de marbre, avait à la ville comme à la scène, une voix singulière et très prenante, dont la vibration ressemblait à celle de sa robe même. Ceux qui l’ont entendue dans ses grands rôles se rappellent encore les effets tragiques qu’elle obtenait de ce chevrotement par où s’exprimaient les sanglots des âmes déchirées. Comme je ne les attribuais qu’à un artifice de déclamation, je fus un peu décontenancé de le retrouver au naturel, parmi les cris d’oiseaux, dans l’invite qu’elle me fit à m’asseoir, seoir, oir, et, malgré l’avertissement de Sardou, tout à fait déconcerté par l’implacabilité de ce dos dont je n’obtenais pas le revers. Je n’en débitai pas moins ma petite palabre.

— Je reconnais bien là Sa-ar-dou, vibra-t-elle sans se détourner d’un centimètre. Quant à votre œuvre, personne ne m’en a soufflé mot au théâtre.

— Vous plairait-il de la connaître, madame ?

— Pourquoi vous voler votre temps ? Nous répétons depuis hier au Vaudeville une pièce de Théodore Barrière.

Lorsque je me retrouvai dans la rue, je dus m’appuyer contre un mur pour ne pas tomber, tout tournait et je n’y voyais plus devant moi. Ainsi, c’était cela, le théâtre ! Tout le monde s’y dupait, s’y passait la jambe, s’y enfonçait les côtes, et le monde dramatique n’en laissait rien, pour le ridicule, à ces conflits de canards qui s’arrachent une grenouille déchiquetée dans une mare. La sagesse me prescrirait de me soustraire tout de suite aux affres d’un pareil négoce. Je repris donc mon manuscrit et je le flanquai d’une main sûre au haut d’une armoire.

Quinze jours après je rencontrais le père Harmant à la porte du Vaudeville.

— Eh bien ! ça va, cette pièce de Barrière ?

— Quelle pièce de Barrière ?

— Celle que vous montez ?

— Mais non, elle est de Sardou, vous le savez bien !