Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/Préface

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PRÉFACE

DU TROISIÈME VOLUME





Avant de poursuivre la publication de ces Souvenirs, il me paraît instant d’exprimer ma gratitude, doublée d’une surprise, autant qu’elle profonde, à ce public d’optimistes qui leur fait un accueil si favorable. Il n’est pas à douter que j’en doive le bénéfice à la bonne humeur où je m’efforce de les maintenir, sans peine d’ailleurs, car elle est innée en moi, j’ai honte à mon âge de le dire, et la vie me l’a laissée, avec les cheveux, sa floraison peut-être.

Je ne m’en excuserai donc plus auprès des moroses et des pète-sans-rire, comme les appelait Armand Silvestre, et puisqu’il reste encore en France tant de braves pour se complaire à la philosophie ethnique et climatérique dont Voltaire nous a donné dans Candide le manuel pratique, je ferai de mon mieux pour m’assurer la clientèle de ces honnêtes gens.

Le goût du liseur moderne semble incliner de plus en plus à cette sorte de roman réel dont tout homme est le héros furtif dans sa sphère d’action sociale, selon les mœurs et les lois de la terre natale. C’est le temps des testaments raisonnés ou plutôt des « confessions », pour leur garder le nom dont les a chrétiennement parés le saint évêque à qui l’on en doit le genre littéraire. La vérité vraie, disons modestement sincère, constitue l’attrait des mémoires, et l’on estime avec quelque raison que celui qui se dispose à quitter la vie n’a pas plus à se duper lui-même qu’à leurrer les autres sur les biens et les maux qui lui ont été départis au ticket de sa destinée. Là est la raison du succès croissant des autobiographies. Nos frères en misère humaine s’y cherchent mieux et souvent se retrouvent dans la variété monotone des efforts communs à la conquête du bonheur. Ils en sont devenus si curieux qu’ils ne demandent même plus aux « confesseurs » d’avoir été des individualités mémorables et considérables de l’Idée, du Fait ou de la Fortune, des saint Augustin, des Saint-Simon ou des Jean-Jacques, et que tout leur est bon du plus infime explorateur de la Vallée de Larmes s’il leur apporte, de sa petite pérégrination, le témoignage le plus gris. Je dis gris comme l’âne qu’il chevaucha le long de la rivière.

Vous avez devant vous l’un de ces conteurs sans gloire, n’ayant souffert en résumé que d’un mal peu coté au martyrologe social, le mal artistique des Lettres, et vous voyez qu’on n’en meurt pas toujours. Je n’ai donc point à me dissimuler que, dans l’intérêt que le public veut bien porter à mon modeste « document humain » je bénéficie de cette avidité, assez inéclectique et fomentée par le naturalisme et le reportage de savoir d’un homme embêté ce qui l’embête, comment il grimace dans son embêtement et s’il y est drôle. Tout est là en effet, et le bon Sisyphe est celui qui, sous l’avalanche des rocs croulants, rit à son supplice imbécile et tire la langue aux dieux. Et il ne me semble pas que le public ait tort d’en juger de la sorte.

Encore un mot pourtant avant de rentrer dans la coulisse. Le genre créé par l’évêque d’Hippone expose ceux qui s’y adonnent à un péril entre tous grave. Par sa loi littéraire même il contraint le mémorialiste à se tenir constamment en scène et à étaler, non sans indécence, ce « moi » tant haï de Pascal et dont Maurice Barrès (à qui entendre ?) préconise le bouillon de culture. J’ai dû tomber plus d’une fois dans la cuve et j’y tomberai sans doute encore. C’est ici que j’ai besoin du crédit dont les lecteurs me font largesse. À la porte du château des Souvenirs il faut un gong pour annoncer les visiteurs. Je suis ce gong, ni plus ni moins, plutôt moins, et le reste est à la charge de saint Augustin, père du genre et de l’Église !

1912.

Émile Bergerat.