Souvenirs de jeunesse (Houssaye)/13

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Ernest Flammarion (p. 179-189).


XIII

LA SURVIVANTE

L’oubli est plus cruel que la mort. La mort n’emporte que le corps des poètes, tandis que l’oubli jette son linceul noir sur leur âme terrestre, je veux dire sur leur renommée. Henri de Latouche, qui a créé le Figaro et qui a jeté la vive lumière du journal sur un grand oublié — André Chénier — a subi à son tour cette loi fatale de l’oubli.

Henri de Latouche a retrouvé toutes les poésies d’André Chénier. Comme il aimait toujours à tromper son monde, il s’est avisé de les publier avec pas mal de vers de lui. C’était une malice pour faire vivre sa poésie sous un autre masque. Il croyait, d’ailleurs, que l’immortalité d’André Chénier emporterait bon gré mal gré la sienne avec lui, mais ce rêve s’est évanoui. Quand on n’est que célèbre, on ne devient pas immortel.

Plus d’une fois, j’ai déjeuné gaiement, au café d’Orsay, avec Sandeau et Henri de Latouche. Je n’ai jamais vu d’homme plus charmant, plus gai et plus triste tout à la fois.

Connaissez-vous la légende amoureuse de Breughel, ce peintre charmant, qui avait tant de fois rêvé du paradis dans ses tableaux qu’il finit par y croire, et voulut, chose plus étrange, se créer un Eden réel, un Eden terrestre où, nouvel Adam, il demeurerait seul avec son Ève ? Cet Eden, il se le donna ; mais comme il avait supprimé le serpent et l’arbre de la science, la nouvelle Ève s’ennuya bientôt des joies paradisiaques, et, toute préoccupée des plaisirs mondains, elle s’enfuit pour aller apprendre la science du serpent qu’elle avait deviné l’attendant derrière la porte du paradis retrouvé.

Ce rêve de Breughel de Velours, que fit évanouir la belle Madeleine Van Alstoot, cette Ève flamande du seizième siècle, plus remplie de malice et de curiosité, comme dit Salomon, que ne l’était la première Ève, — car ce fut le serpent qui vint trouver celle-ci, tandis que ce fut celle-là qui alla trouver le serpent ; ce poétique et extravagant songe, que l’on a résumé et ridiculisé tant de fois, depuis Madeleine Van Alstoot, par cette phrase sifflée sur tous les tons : une chaumière et un cœur ; ce songe d’un amour si sublimement simple qu’il en paraît absurde, tout cela a été de nos jours une vérité. Et cette réalité n’est pas même effacée dans les ombres profondes que la mort répand sur les cœurs comme sur les paradis terrestres.

N’y a-t-il pas, pour les poètes, pour les amoureux, pour tous les esprits qui suivent la folie du cœur, — cette sagesse moderne, aussi rare que la sagesse antique, — n’y a-t-il pas une grande consolation à se dire que, dans ce temps d’hommes voués à la Mode et de femmes vendues à la Bourse, pendant que tout le monde se courbait, le cœur sec et l’esprit vide, devant le dieu moderne, le dieu monnayé, il y avait deux cœurs fervents, deux amoureux, qui s’aimaient simplement, qui cachaient leur bonheur dans un paradis de feuillages et de fleurs, — un vrai paradis à la Breughel, — où ils jetaient autour d’eux, à pleines mains, toute la poésie de leur amour, sans souci du serpent ?

Comme ils devaient rire de toutes ces ambitions, de toutes ces vanités, de toutes ces amours vénales, de toutes ces avarices, de tous ces égoïsmes, de toutes ces folies qui s’intitulent esprit positif, science humaine, et qui usent les forces de la vie à vouloir conquérir la vie !

Cet Adam, qui sut retrouver le paradis de l’amour en plein dix-neuvième siècle, fut un poète et un rêveur, mais qui n’avait pas toujours rêvé. De Latouche, car c’est lui dont je veux parler, donna, en 1825, une impulsion si active au Figaro que les ministres, effrayés, achetèrent les propriétaires du journal pour arriver à en chasser le rédacteur en chef. On se rappelle que ce fut de Latouche qui inventa le mot « camaraderie », en frappant de son indignation les coteries littéraires et artistiques qui, en tout temps comme au nôtre, s’épanouissaient au soleil avec la plus profonde sécurité. Après avoir débuté au Constitutionnel, le refuge des libéraux de 1816, après avoir passé par la Gazette de France et le Figaro, Henri de Latouche, fatigué de la guerre que son bon sens faisait à ses dépens aux abus de la camaraderie, se réfugia dans un ermitage d’Aulnay, situé non loin de l’endroit où s’exila, volontairement aussi, l’auteur de René.

Depuis longtemps déjà, une femme dévouée suivait Henri de Latouche dans ses luttes, portant, comme les suivantes antiques, les baumes parfumés qui guérissent les blessures. Pauline de Flaugergues était la fille d’un magistrat qui, tour à tour soldat, tribun, écrivain, traversa la Révolution et resta ce que Dieu l’avait fait : un honnête homme, quelque peu poète. Pauline suivit Henri de Latouche à Aulnay, et c’est là, dans ce nid préparé avec sollicitude, dans ce paradis terrestre qu’on appelle la Vallée-aux-Loups, que le poète fit une réalité de tous ces songes tissus de roses et de pourpre qu’on apprend si bien maintenant à mépriser. Le serpent avait droit de venir, sous la figure de quelques amis, visiter le nouveau paradis. David d’Angers était l’un des plus fidèles et des plus constants visiteurs.

On s’aimait, on rêvait, on écrivait un poème, un roman, une satire, et la vie s’écoulait si douce, si fleurie, si bénie, que l’idée seule d’une habitude rompue, d’un départ, donnait froid au cœur. On ne pouvait se résigner à perdre une heure de ce bonheur-là ; on ne pouvait se faire à l’idée d’une séparation forcée. Que vous dirai-je ? Le bonheur n’a pas de lendemain, parce que Dieu a voulu faire aimer le ciel.

On vécut ainsi plus de dix ans, plus de dix siècles de joies, si on compare ces années de solitude heureuse aux années vaines du monde ; moins de dix jours, si on contemple l’image rapide et fuyante de ces dix années d’amour et de poésie, ces dix années de paradis terrestre !

Un jour, le soleil du bonheur se voila, le ciel bleu de l’amour se couvrit de teintes livides ; un cœur fut déchiré et jeta un grand cri ; sa vie était close par la pierre qu’on roulait sur une tombe nouvelle : de Latouche venait de mourir.

Quand toutes les mélodies de la vie et de l’amour bruissaient dans ces deux cœurs, ils s’étaient juré, un soir d’extase, que la mort même ne briserait pas leur union. De Latouche mort, mademoiselle Pauline de Flaugergues n’eut pas besoin de se rappeler ce serment pour le tenir. Son cœur brisé n’était-il pas enseveli avec son amant et pouvait-elle se séparer de son cœur ? Dans le cimetière de Châtenay, un de ces cimetières villageois si calmes, si ombreux, si fleuris, qu’ils vous arrêtent longtemps à rêver au bord de leurs fosses ; dans ce cimetière d’où le regard peut parcourir la Vallée-aux-Loups, les habitants de Châtenay et d’Aulnay ont longtemps fait remarquer un oratoire, la tombe d’un mort et d’une vivante. Cet oratoire forme à l’intérieur une petite salle rectangulaire, dont le fond est occupé par un tombeau en marbre noir surmonté d’un buste signé : David d’Angers. Un petit canapé, deux fauteuils, une table à ouvrage composent l’immeuble de cet oratoire de l’amour. Ce buste, c’est celui d’Henri de Latouche, dont le corps repose dans le caveau creusé sous les dalles. Un jour mystérieux, tout rempli de visions et de souvenirs, pénètre comme à la dérobée dans ce silencieux réduit. C’est là que mademoiselle Pauline Flaugergues tenait le serment qu’elle avait échangé avec son ami, un soir de rêverie et de douloureux pressentiments.

Bien avant que l’aube matinale n’ait éveillé le villageois, Pauline glissait lentement sur l’herbe humide de la vallée. Elle venait passer la journée avec l’âme de de Latouche. Après avoir versé toutes les larmes de son cœur aux pieds du Dieu qui commanda d’aimer, elle s’adressait à son ami ; elle s’entretenait avec sa pensée errante sous cette froide voûte ; elle lui parlait comme aux jours où l’on rêvait à deux dans le murmure, elle lui lisait les journaux, les commentait avec lui, comme il faisait parfois, quand il se souvenait de ses triomphes au Figaro ; elle lui récitait sa poésie nouvelle, l’Hymne attristé, éclos pendant la nuit dans son cœur déchiré, et elle lui demandait ainsi qu’autrefois ses salutaires conseils. Comme les cénobites de la Thébaïde, elle dînait de pain, d’eau et de fruits. Tout entière à son mort bien-aimé, qu’elle pleurait de laisser seul, mademoiselle de Flaugergues ne se nourrissait que grâce aux soins d’un paysan, son voisin, qui recevait ses lettres et ses journaux. Mais Pauline ne pouvait abandonner ainsi son ami à la solitude du tombeau. Qui le croira ? Elle passa quelquefois la nuit à prier et à rêver dans la chapelle.

Jules Sandeau me dit un jour :

— Ce pauvre de Latouche, on ne parle plus de lui, il doit mourir une seconde fois. Je voudrais bien des nouvelles de celle qui avait juré de ne le jamais quitter. Je lui ai écrit deux fois, pourquoi ne m’a-t-elle pas répondu ?

— Eh bien ! par cette belle journée, allons donc à Châtenay.

— J’aurais peur de rester dans le cimetière. Et pourtant, nous ferions tant de plaisir à ces deux amoureux.

Nous allâmes à Châtenay, avec la religion du souvenir ; mais dans la chapelle, au lieu d’une tombe, il y en avait deux.

Mademoiselle Pauline de Flaugergues, cette amoureuse qui avait voulu vaincre la mort, était allée rejoindre celui qu’elle avait tant aimé. A-t-elle prouvé à cet amer sceptique qu’il faut croire à tout, même à l’amour dans la mort ?