Souvenirs de jeunesse (Houssaye)/14

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Ernest Flammarion (p. 191-226).


XIV

COMMENT AIMAIENT LES COMÉDIENNES

AU MILIEU DU SIÈCLE

I

C’est toujours une bonne fortune de dénouer les masques dans ce bal masqué qui s’appelle la vie humaine. C’était en 1849, j’étais directeur du Théâtre-Français ; quelques amis : Théophile Gautier, Hetzel, Alfred de Musset, Octave Feuillet, Émile Augier, venaient souvent passer une heure dans mon cabinet. Un soir que j’étais seul, Hetzel entra et me présenta un jeune poète qui voulait me lire une comédie. Il avait déjà des intelligences dans la place : il était l’ami de Rachel, de Brohan, de Judith ; il ne doutait de rien, ce qui me donna de lui une bonne idée. Il commença par nous dire le scénario de sa pièce. Tout à coup, la porte s’ouvrit, et mademoiselle Florentine, qui venait de jouer Célimène, entra et me dit tout haut :

— J’ai perdu mon amoureux.

— Qu’est-ce que cela, votre amoureux ?

— Le voilà !

Et elle se jeta dans les bras du jeune poète.

— Voyez-vous ce chercheur de rimes ! Il a quitté sa stalle d’orchestre quand j’étais encore en scène. Je le voue aux dieux infernaux. Il m’a écrit un sonnet pour me dire qu’il m’adorait, mais je vais donner son sonnet à mon habilleuse pour se faire des papillotes.

— Et ce sera bien fait, dit le jeune poète.

Mais il joignit les mains pour demander grâce.

— Songez, mademoiselle, que j’ai fait une comédie, qu’il y a un beau rôle pour vous, et que je voulais voir Arsène Houssaye avant la fin du spectacle.

— La cause est entendue, dis-je ; allez-vous-en chacun chez vous, ou faites mieux si cela vous amuse.

Il paraît que cela les amusa, puisqu’ils s’en allèrent bras dessus bras dessous jusqu’à la loge de mademoiselle Florentine, pendant que Hetzel et moi nous allions rejoindre Alfred de Musset au café de la Régence. Tout en causant de ceci et de cela, nous parlâmes du poète et de mademoiselle Florentine.

— En voilà encore un, dit Alfred de Musset, qui va passer un mauvais quart d’heure avec cette gaillarde-là.

— La connaissez-vous bien ? dis-je à Alfred de Musset.

— Je ne la connais que trop ; elle m’a fait damner pendant six semaines ; c’était des feux de joie, c’était des feux d’enfer. Il faut bien le dire, elle a toutes les éloquences de la passion, mais le ciel de ses amours ne renferme que des orages.

Nous en étions là, quand Fantasio apparut au café.

— Eh bien ? lui demanda Hetzel.

— Eh bien ! elle m’a mis à la porte.

— Mon jeune ami, dit Alfred de Musset, voilà une bonne fortune pour vous ; cette mise à la porte vous donnera l’idée de passer par la fenêtre, c’est-à-dire que vous allez devenir éperdument amoureux de la comédienne.

— Je vous avoue que je voudrais bien être dans son jeu, ne fût-ce que pendant huit jours.

— Savez-vous comment on la prend ? Tout simplement par des lettres qui flambent.

Ah ! par exemple, il ne faut pas lui chanter des chansons connues. Elle a été à l’école de la passion, elle éclaterait de rire si vous lui écriviez comme tout le monde. Du reste, elle pourrait vous donner des leçons : elle a lu toutes les épistolières, mais elle les dépasse. À côté d’elle, madame de Sévigné n’est qu’une griffonneuse.

— Je vous remercie de la leçon.

— Oui, oui, dit Hetzel, un amoureux averti en vaut quatre.

En ce temps-là, je voyais presque tous les jours Fantasio et Florentine ; le Comité de lecture avait reçu Prospero, une petite comédie qui ressemblait beaucoup à la manière d’Alfred de Musset. Florentine, qui aimait la causerie, parce qu’elle aimait le jeu des mots, venait souvent dans mon cabinet pour rencontrer les beaux discoureurs qui daignaient fumer mes cigarettes. Elle me confia ce que tout le monde savait, c’est-à-dire l’histoire de ses amours. Si je la raconte, cette histoire, je ne suis pas bien indiscret, car, dans son boudoir, la comédienne avait appendu son portrait en face de celui de Fantasio. En même temps, elle avait écrit le portrait à la plume de son amant et d’elle-même dans un petit livre à fermoir d’or, où elle avait pareillement peint à la plume Alfred de Musset, Émile Augier, Niewerkerke, qui avait sculpté son buste, Feuillet, un autre de ses amoureux, qui ne passait jamais devant le Théâtre-Français sans un violent battement de cœur :

« Quand je connus Fantasio il était déjà le féministe qui devait jeter le trouble dans toutes les imaginations, le tentateur dont la visionnaire beauté menaçait de tenir en échec les consciences les mieux affermies dans le devoir ; l’ironique dédaigneux dont le nom rendait les jeunes femmes toutes pensives ; le hautain et le mélancolique dont elles chantaient les vers, toutes seules, à leur piano, dont elles écoutaient l’histoire romanesque, dont elles aimaient à écrire le nom parmi les vélins parfumés, l’envoûteur enfin dont chaque mari se sentait menacé, même celui qui se croyait le mieux assis dans sa sécurité conjugale.

» Sans le savoir, j’aimais déjà Fantasio arrivé tout rayonnant de sa province, un volume de poésies sous le bras, volume tout imprégné du parfum sauvage de ses bois, cherchant la célébrité, absolument comme s’il n’avait pas eu dans ses armes le blason d’une très vieille famille. Car il avait la race, ce blond Fantasio, la race qui lui faisait la main plus petite, le pied mieux cambré, le sang plus bleu, courant à fleur de peau, sous l’épiderme satiné d’une joue très pâle autour de laquelle frissonnait l’or d’une barbe vaporeuse, enveloppant la bouche de spiritualité. Le nez à courbure d’aiglon, aux minces et frémissantes ailes, aspirait voluptueusement les parfums terrestres, trahissait son impérieuse volonté.

» Dans l’azur de l’œil, il y avait l’attraction des lacs mystérieux où venaient s’abîmer, un beau jour de folie, toutes les suprêmes résistances. Grand, mince, fier, l’attitude en lui serait vite devenue altière, si l’air de tête ne l’avait atténuée par une nuance de bonté où l’on sentait le cœur de Fantasio remonter à la surface de son esprit. Vêtu d’une jaquette de velours, dans laquelle sa taille apparaissait mieux cambrée, la batiste de la chemise plissée piquait une ligne de lumière sur la sombreur du vêtement ; une de ses mains jouait machinalement avec le chaton d’une bague passée à l’annulaire de l’autre ; portant l’inflexion du cou un peu à gauche, ce qui lui mettait du soleil dans la tête, il avait alors, en regardant les femmes, cet air souverainement impertinent ou cravacheur dont les plus révoltées subissaient l’indomptable pouvoir, dont les plus sages frémissaient malgré elles, mais dont les dédaignées ne se consolaient jamais. D’avance, on se disait que de Fantasio naîtraient les inguérissables blessures, les mortels oublis, les destinées brisées ; et pourtant elles y couraient toutes, les voluptueuses et les froides, les unes par le choc soudain de l’amour, les autres par cet attrait de curiosité perverse sur lequel Bossuet a tenté en vain de jeter ses foudres. Car Fantasio était, il faut bien le reconnaître, celui que veulent anathématiser à tout prix les confesseurs, les orateurs de l’Évangile, tant ils le pressentent dangereux sur le passage des épouses et des vierges.

» Et pourtant, gardons-nous de croire que ce fut un malfaisant ; la vraie passion, en égarant sa pointe de feu dans les âmes, préserve de toute souillure. Il y a dans son essence même quelque chose qui l’empêche de sombrer dans la matière. Fantasio était trop modelé à l’image d’une admirable mère, pour ne pas reconnaître de temps à autre l’auguste caractère de la vertu. S’il y croyait peu, ayant en cela de très spécieux arguments, il était le premier à s’incliner devant celle qui se retranche, toute meurtrie et toute blessée qu’elle soit par la tentation, dans la tour d’ivoire de sa pureté et de sa foi au bien. C’était un diable à quatre, ce n’était pas un athée. Très indépendant d’esprit, il conservait à son insu, peut-être, ce christianisme de sentiment dont l’avait imprégné, tout enfant, celle qui, la première, avait joint ses mains et fait ployer ses genoux devant le symbole sacré du Sauveur.

» Elle lui avait mis aux lèvres l’avant-goût des choses divines, et j’ai lieu de croire qu’il en gardait le tourment même aux heures les plus dévorantes, alors que l’on disait de lui, comme de Musset :

» Quel est donc ce jeune homme qui s’inquiète tant de la blancheur des marbres ? »

» Ah ! c’est que, sous l’élan de sa fougueuse nature, le marbre s’était fait chair pour le poète ; les gorges les plus marmoréennes avaient frissonné, les bras s’étaient ouverts et refermés sur lui, les syllabes évocatrices avaient descellé les lèvres rigidement fermées, la vie, la vie orageuse l’avait étreint dans son spasme immense.

» Comment ne se seraient-ils pas pressentis et cherchés, lui le poète, et Florentine la grande comédienne ? Ces deux audacieux, ces deux superbes devaient se rejoindre de par la toute omnipotence des affinités. »

Devant ce portrait beaucoup trop flatté, peint par la plume de Florentine, je placerai comme vis-à-vis le portrait de la comédienne :

Elle était la Célimène et la servante de Molière, une servante faite de caprice et de tempête, une servante qui cassait la vaisselle et défendait d’un peu trop près l’approche de son maître, qu’elle voulait tout à elle et duquel son orgueil qui touchait aux cimes aurait souhaité être la seule confidente, la dernière amie. Florentine disait, en s’emparant du cœur de Fantasio :

— Moi seule, et c’est assez. C’est assez, car j’ai l’esprit qui rayonne, la royauté qui enchaîne, le cœur qui subjugue, l’imagination qui emporte à travers les espaces et permet au temps de n’être qu’une fiction, puisqu’avec moi mon Fantasio est toujours le beau et radieux Fantasio sur lequel la destinée n’a point de prise.

Et ils s’aimaient, elle et lui, sous l’aiguillon des folles caresses, se quittant et se reprenant aussi vite, bras aussitôt glacés que réenlacés, oubliant tout quand ils étaient ensemble, si bien que l’on aurait cru qu’ils ne se séparaient que pour la volupté de se reprendre.

Heures bénies, heures triomphales des jeunesses fécondes où l’homme se chante à lui-même ce qu’il y a de plus beau, où la femme incorpore en elle le merveilleux poème que la vie ne donne qu’une fois.

Florentine avait tout de suite emporté Fantasio, devinant bien qu’on le lui disputerait chaudement ; mais la nature prévoyante ne lui avait pas ménagé les armes agressives et défensives. Il fallait la voir, donnant des coups d’estoc et de taille dès qu’une de ses camarades, un peu mal avisée, avait la témérité de se montrer à côté du poète.

— Mon cher amour, lui disait-elle, vous me trompez que c’est une bénédiction.

Il est juste de reconnaître que, sous ce rapport, elle était encore au-dessous du vrai. Alors, la fureur la transformait en une Hermione rageuse d’une beauté presque farouche. La comédienne faisait un bond dans le domaine de la tragédie.

— Les hommes comme vous, disait-elle à Fantasio, s’ils devenaient des femmes seraient les plus grandes gueuses de la terre !

D’autres fois, sa voix s’attendrissait dans un accès de grâce féline :

— Dis-moi encore, dis-moi toujours ce que tu sais, dont je ne me lasserai jamais !… J’ai du théâtre plein la tête… et de toi plein le cœur !

Lorsque les tournées de la Comédie forçaient Florentine à s’exiler de Paris, elle prenait sa petite plume d’aigle qui courait incisive, aiguë, tellement mordante qu’aucune de celles qu’elle éraflait en passant ne se relevait de la blessure. Elle faisait plus que d’égratigner : elle imprimait, avec une cruauté de tigresse, ses ongles dans la chair vive ; mais les grandes épistolières des dix-septième et dix-huitième siècles, les Sévigné, les La Fayette, les Lespinasse pâlissaient un peu à côté d’elle. Comme Sophie Arnould, Florentine aurait pu alimenter quotidiennement trois ou quatre journaux parisiens avec ses phrases à l’emporte-pièce et ses mots qui sentaient la poudre. Ce sont les voyages, ce sont les séparations qui font les grandes artistes en écriture. Une femme peut toujours se trouver à portée des lèvres de son amant, mais combien sont à la hauteur de l’esprit ou du génie de ceux qui les possèdent ?

La secte des jaloux est faite pour se jeter en travers des poétiques et brûlantes amours. Fantasio aimait aussi éperdument Florentine, mais il ne s’emprisonnait pas dans cette liaison et les reproches lui arrivaient en phrases meurtrières qui menaçaient de mettre l’irréparable entre eux. Cependant, on aurait dit que plus leurs querelles se faisaient amères, plus ils reprenaient goût l’un à l’autre. « Il fallait moi pour te comprendre, comme il fallait toi pour m’aimer », lui écrivait la comédienne.

Et Fantasio lui répondait :

« Si vous n’avez rien oublié, madame… Viens me prendre ou viens me dire bonsoir. »

Mais cette « jalouse à tout tuer », comme l’appelait son amant, ne tardait pas à repartir en guerre. De Bordeaux où elle avait joué une pièce du répertoire, elle disait à Fantasio :

« Vous devriez avoir, comme Mardochée, la tête couverte d’un sac de cendres. »

Puis elle s’adoucissait :

« On m’a dit d’être bien fière et je le suis aussi, puisque je reporte à vous tous mes succès. »

Et comme elle redevenait caressante en lui demandant une lettre dont elle respirait l’odeur tout un jour, comme si elle eût aspiré l’essence d’âme de son ami absent :

« Hélas ! il faut que tout s’évanouisse, c’est la fin des plus beaux rêves. »


II

Le roman de Fantasio et de Florentine ne dura que ce que durent les roses.

Mais il y a tantôt vingt ans, la célèbre Florentine, se voyant déjà dans l’autre monde, appela à son lit de mort son cher Fantasio. Les deux amoureux se regardèrent avec effroi, se reconnaissant à peine, puisque si longtemps s’était passé depuis cette fulgurante passion qui les avait jetés dans les bras l’un de l’autre. Ils s’embrassèrent pourtant, mais non plus avec cette belle étreinte qui avait marié leur jeunesse. Après quelques paroles sur le présent, on se rejeta sur le passé comme si on dût y retrouver les fraîches émanations de 1850, où on s’était aimé à en mourir. Ils revécurent dans cette aurore poétique qui leur avait donné tant de joies, même la volupté des larmes.

— Quoi ! c’est vous !

— Quoi ! c’est toi ! Nous aurions dû mourir sans nous revoir.

— Qu’importe, puisque tu es belle toujours !

— Chut ! ne profanons pas cette heure, qui est ma dernière heure, par de vains compliments.

Florentine prit la main de Fantasio :

— Embrasse-moi, si tu l’oses.

Elle avait toujours raillé, même dans ses jours de tristesse, même dans ses heures de passion.

On s’embrassa et on se réembrassa. Mais ce n’étaient plus deux corps, c’étaient deux âmes à demi envolées, battant de l’aile comme deux oiseaux blessés. La mort, l’odieuse chasseresse, les avait atteints en plein cœur.

— Monsieur mon ci-devant adorateur, je dois vous dire, à cette heure suprême, que vous fûtes le plus aimé.

— Un peu plus, un peu moins, qu’importe, puisque nous avons eu nos heures adorables ; remercions les dieux de notre rencontre dans les plus belles années de la vie.

— Oui, remercions les dieux, puisqu’ils nous ont donné le souvenir, puisque là-haut, dans l’autre monde, nous nous souviendrons encore.

— Oh ! oui, nous nous souviendrons.

— Sais-tu pourquoi je t’ai appelé ? C’est pour te remettre tes lettres, que j’ai toujours relues dans mes heures tristes, comme pour me donner encore le courage de vivre.

Et, disant ces mots, Florentine prit sous son oreiller deux à trois cents lettres entourées d’un ruban mauve.

— Que veux-tu que je fasse de tout ce griffonnage ? As-tu là un brûle-parfum ?

— Mais il y a du feu dans la cheminée.

Il prit les lettres pour les faire flamber.

— Encore un instant, dit-elle.

Et ressaisissant les lettres :

— À propos, j’espère que tu m’as rapporté les miennes.

— Oui, lui dit Fantasio, lui montrant un petit volume très artistement relié en peau de chagrin.

Florentine feuilleta silencieusement le petit livre.

— Est-ce possible ! dit-elle après un silence. Quoi ! je t’ai aimé tant que ça ! Ah ! c’était le beau temps ! Nous avions perdu la tête, toi comme moi.

— Oui, comme je disais alors, tu m’avais dépeuplé l’univers de femmes. Toi seule !

— Toi seul ! répéta la comédienne. Écoute, ce serait un crime de brûler ces autographes qui sont l’expression d’un amour inouï. Je vais te donner tes lettres, tu les feras relier avec les miennes. Et comme tu me survivras, toi qui es toujours jeune, toi qui braves le temps, tu feuilletteras le petit livre en disant : « Elle est là ! » Ce qui te dispensera d’aller au cimetière.

— Tu as raison, murmura Fantasio : non, non, il ne faut pas brûler tes lettres, ni les miennes. Notre passion a fait du bruit ; prouvons aux matérialistes que dans notre temps on savait aimer, parce que dans notre temps on croyait encore à Dieu.

La comédienne ne survécut guère à ce dernier rendez-vous, et mon ami Fantasio la suivit de près chez les morts.

Je vais donner ici, selon le vœu des deux amants, quelques-unes de ces lettres. Quand l’amour s’élève à ces hauteurs dans le bleu, il est purifié comme s’il eût traversé le septième ciel. Une dernière fois ces lettres brûleront. Après quoi, elles ne seront plus qu’un peu de cendre.

Nous débutons en pleine passion.

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Je suis jalouse, jalouse.

» Sais-tu ce que c’est ?

» Sait-on qu’avec cela la vie est impossible et qu’il faut se tuer, oui, se tuer — ou tuer ?

» Je la hais, cette demoiselle aux yeux faux qui n’aime pas vous regarder en face.

» Je hais cette femme, dont les chairs portent encore la trace des embrassements que je rêvais.

» Je voudrais la presser si fort contre ma poitrine que sa frêle existence s’éteignit seulement au contact des battements de mon cœur pour lui.

» Je la jetterais ensuite dans le passé, ce gouffre toujours béant où s’engloutissent toutes choses oubliées.

» Et je l’aimerais tant, qu’il ne regretterait rien. »

À chaque instant, cet amour était brisé, car si Fantasio avait eu une maîtresse avant Florentine, la comédienne avait eu un amant avant Fantasio, ainsi que le témoigne cette lettre du baron de Marcy à Florentine. Pourquoi ne pas dire tout de suite que cet amant qu’elle n’aimait plus était le petit-fils d’un grand homme d’État, ami de Robespierre, le baron de Marcy ? Encore un de ceux que poussait la passion jusqu’à la mort.

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Ma chère Florentine, au moment de rompre et de renoncer pour toujours aux chères espérances que j’avais de vivre avec vous, je vous demande de bien réfléchir et de consulter votre cœur sans vous laisser conduire par votre imagination, qui, vous le savez, vous entraîne loin quelquefois.

» J’ai eu contre moi, je le sais, des rêveries que vous-même oublierez bien vite si vous voulez et si vous revenez de bonne foi dans la vie honnête où je vous ai vue toujours marcher. »

Le baron de Marcy attendit, brave comme l’épée ; il ne se décida pourtant point à ressaisir la belle vision qui le fuyait. Il eût été curieux pour un psychologue de voir une des rencontres des deux rivaux : Fantasio et Marcy, car leurs yeux ne jetaient pas des regards, mais des éclairs. Après ses heures de colère, le baron retombait dans la somnolence de l’incertitude. Aussi laisse-t-il échapper ce lamento qui peint bien son désespoir :

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Ma vie est desséchée, les cris du désespoir sont mes seuls accents que peut contre l’avenir ma raison impuissante. Aucun bonheur ne pourra plus toucher mon âme épuisée, ma jeunesse ne se réchauffera plus aux rayons de l’espérance ; au secours de ma douleur, il n’est plus qu’un refuge : la mort. »

Deux fois on arrêta les conditions du duel entre le baron de Marcy et Fantasio ; mais deux fois Florentine eut l’art d’empêcher la rencontre entre les deux amants. La seconde fois, elle arriva, toute vêtue de noir et tout échevelée, pour séparer les combattants, promettant tout ce qu’on voulait, jurant qu’elle se jetterait entre les deux épées.


III

La moralité de tout ceci, c’est qu’elle continuait à s’égarer entre le poète et le baron. Un jour, qu’elle était décidée à rompre avec Fantasio, elle lui écrivit :

. . . . . . . . . . . . . . . .

« C’est le cœur désolé que je vous écris ceci, que j’ai pesé. Je ne reviendrai sur rien de ce que je vais vous dire — quelque déchirement que cela me cause, quelque tristesse que vous en ressentiez. Nous avons été deux fous ; le premier réveillé, c’est moi — parce que peut-être j’étais la plus folle.

» L’amour à deux est le plus charmant rêve du ciel. Dieu l’envoie sans doute à ceux-là qui l’ont gagné par quelque estime honnête ou glorieuse. Nous, pauvres pécheresses déshéritées de ce divin bonheur, l’amour à quatre nous est seulement permis, amour triste ou caché. Je ne veux point encore vous en démontrer l’absurde et l’odieux, plus que moi vous avez assez de cœur dans l’esprit pour l’apprécier. Vous chercherez sans doute d’où me vient ce retour subit à des sentiments que votre adorable amour avait fait naître chez moi ; ne cherchez pas. C’est tout simplement, comme je vous l’ai dit, le retour à la sagesse.

. . . . . . . . . . . . . . . .

» Adieu, plus de rêves, plus de soleil, plus d’amour, plus de jeunesse. L’avenir est fermé, il ne reste plus rien, rien que le souvenir et les larmes. Adieu ! »

Elle voguait toujours entre deux courants ; voyez plutôt ce retour vers Fantasio :

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Je suis triste et je pleure, pauvre folle qui ai mis tout mon esprit dans un poète. Se souvient-il seulement de mes yeux à cette heure ?

» Je sais un petit coin où le ciel est tout bleu, le gazon toujours vert. Il y a de grands saules qui pleurent quand soupire le vent et de grands bois mystérieux dans lesquels se juche une maison, hutte bien-aimée, cachée par l’aubépine rose et blanche. C’est là que je suis née, c’est là que je voudrais t’aimer. Pour y aller avec toi, je marcherais pieds nus.

. . . . . . . . . . . . . . . .

» Suffit-il de t’aimer pour être heureux, mon doux ami que je regrette ?

» Nous sommes comme deux voyageurs réunis pour la même route, pour le même but, pour la même sympathie, et dont l’un est forcé de prendre à gauche tandis que l’autre va à droite.

» Alors seulement reste le souvenir et c’est alors que je cours m’enfermer dans ma chambrette en croisant mes bras sur mon cœur pour qu’il ne m’échappe pas. Il répète au dedans mes chants d’amour comme une prière à Dieu recueillie et consolante. »

Nous retrouvons bientôt Florentine à Bordeaux, où l’amour de la renommée remplace, pendant un temps, l’amour de l’amour.

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Va, petit papier blanc — dernière page du livre — retourne à lui et dis-lui que je l’aimais à en mourir, et que pour ne pas en mourir, il m’a fallu me jeter de Charybde en Scylla.

» Mensonge, mensonge ! il n’aimait pas celui qui n’aime plus !

» J’ai joué — bien peu d’argent, hélas ! la salle pleine des abonnés — et un succès absurde — fou. J’ai été inondée de fleurs, l’enthousiasme est à son comble, comme on dit. Pour aujourd’hui je ne dis que cela et un peu que je t’aime.

» J’ai fait une sottise tout récemment, et réduit au moins de dix le nombre des bouquets qu’on me jette. C’était chez le roi d’Aquitaine, à Girouville. Au moment où il allait me cueillir une rose, je m’écriai : « Arrêtez ! pauvre petite fleur, qu’a-t-elle fait ? Je ne veux pas causer de mort ; autant j’aime une fleur sur sa tige, autant je suis peinée de la voir se flétrir et passer dans mes mains. »

De Bordeaux, Florentine part pour Turin, où l’appelle un engagement superbe :

. . . . . . . . . . . . . . . .

« J’ai joué, hier, mon cher bien-aimé, et les succès de Bordeaux sont dépassés. J’ai déjà ma petite cour, mais ne t’en effraye pas. M. Ferdinand Barrot est venu me voir dans la coulisse, et tout le corps diplomatique passe son temps chez moi.

» Madame X… peut prendre mes rôles et Plouvier les lui donner. Elle aura toujours sa vieille taille et moi mes dents. Et quand je ne les aurai plus, je ne mordrai plus, c’est vrai ; mais j’ai du temps devant moi.

. . . . . . . . . . . . . . . .

» J’ai reçu tes lettres, cher bien-aimé ; elles passent les montagnes sans perdre le parfum que j’aime — elles traversent les sauvages, les Savoyards, les indifférents pour venir à moi, qui les attends avec tant d’impatience, ces bonnes chères petites lettres qui savent si bien me remuer. Tu ne sais pas, quand tu les lances dans l’espace, quel grand rôle le hasard leur a donné dans ma vie.

» Les Italiens ne me plaisent guère. D’abord tu sais si je suis parfaite. Je te l’ai assez souvent dit pour que tu en sois convaincu. Eh bien ! je suis dépassée par ces messieurs. Ils ont deux langues de plus que moi. L’italien et le piémontais s’entend. Il m’en reste toujours une, il est vrai, dont je me sers comme quatre et qui pourrait bien rabattre leur caquet ; mais c’est égal, je suis humiliée, je voudrais tant te dire : « Io amo ! » Mais bah ! allons-y à la bonne franquette, je t’aime !

. . . . . . . . . . . . . . . .

» Je plaisante, et je n’en ai pas envie. Je suis triste à mourir. Je te regrette et je regrette davantage de vivre. Je ne sais de quel côté me tourner pour trouver dans le ciel l’astre malfaisant qui préside à ma destinée.

» Je suis bâtie d’une façon alarmante pour ma sûreté et celle des autres. Je rêve l’inconnu, je souhaite ce que je connais et les deux ne s’accordent point. Il n’est rien qui puisse me plaire une heure hors ton amour, et encore voudrais-je monter en ballon l’un portant l’autre, ton amour et moi, pour nous envoler dans des régions ignorées. »

Cependant la jalousie de Florentine était restée à Paris. Mais si Fantasio n’avait peur de rien, Florentine s’amusait de tout, abritée, comme elle le disait, par l’éventail des Alpes :

« Mon cher amour, vous me trompez abominablement, mais je vous pardonne en l’oubliant, et puis, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, vous êtes assez puni, — vos objets ne me valent pas, à beaucoup près ; moi je vous aime toujours ; c’est, d’ailleurs, un parti pris. On me dit d’être bien fière, et je le suis vraiment. Soyez-le aussi, puisque je reporte à vous tous mes succès. »


IV

Combien de lettres amoureuses que je ne donne pas ici parce que je suis forcé de passer rapidement à travers les histoires romanesques qui ne sont pourtant pas du roman. Que si on voulait quelques élans de passion de Fantasio dans ses heures d’affolement, on lirait quelques-unes des cent lettres que Florentine avait conservées de son terrible ami : on va voir que l’amant et la maîtresse pouvaient se comprendre, puisqu’ils écrivaient tous les deux dans le même style. Voyez plutôt ces pages de Fantasio :

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Ô Cléopâtre ! L’autre buvait des perles ; toi, tu bois des larmes. Ta coupe enchantée est taillée dans le marbre d’une tombe antique.

» J’ai dans mon cœur une vigne que le soleil a dorée en la frappant à l’heure de la rosée. Chaque fois que tu me blesses au cœur, les grappes s’ouvrent et versent des larmes dans ta coupe de marbre sépulcral.

» Et tu bois avec volupté et tu t’enivres avec fureur de ce vin qui est ma vie, ma joie, ma douleur, ma poésie, mon âme.

» Pourquoi as-tu de beaux yeux d’outre-mer qui sont toujours là — yeux de serpent qui donnent le vertige, yeux que je n’ai vus qu’à toi, yeux de Sphinx et de Sybille.

» Dis-moi pourquoi ton âme ne met jamais la tête à la fenêtre, quand je suis là ? Craint-elle donc de m’effrayer par sa force ou de se laisser surprendre dans sa faiblesse ?

» Va ! je suis plus fort que toi, parce que j’ai dompté ma force elle-même pour la jeter à tes pieds ; parce que je t’ai plus aimée que moi ; au point que si je pouvais me supprimer pour devenir un des mille rayonnements de ton âme, je le ferais sans jeter un regard en arrière.

» Toi, tu m’aimes par curiosité.

» Je disais Cléopâtre pour commencer, je finis en disant Ève.

» Finir ! Jamais. Qui que tu sois, je t’aime et je suis heureux de mon malheur.

» Où es-tu ? Je dis à mon âme : — Âme, ma sœur âme, ne vois-tu rien venir ?

. . . . . . . . . . . . . . . .

» Comme je suis heureux de t’aimer et de te le dire — et de me le dire surtout. C’est là ma plus belle chanson. Si tu savais, chère, douce et odorante — comme un fruit d’espalier — si tu savais quel charme adorable verse ta bouche quand tu l’ouvres pour la fermer sur la mienne. Je n’ai jamais trouvé tant de parfum en coupant une pêche sous mes dents.

» Sais-tu que ton âme est un Alhambra où je découvre tous les jours une beauté, où je veux toujours promener mes rêves radieux qui n’avaient jamais trouvé que des masures. Quelle folie charmante que l’amour, et que je suis sage de t’aimer si follement, ô mon affolée !

» J’ouvre mes lèvres — ferme les tiennes, si tu l’oses.

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» Bonsoir, mon cher amour ; comment portes-tu la couronne de folies ? car il paraît que tu deviens une Ophélie échevelée.

» Autre temps, autre amant. Quand nous aurons bien couru le monde, nous nous apercevrons peut-être que ce n’était pas la peine de faire tant de chemin pour quitter mieux que ce que nous trouverons ailleurs. Mais moi je te l’ai dit, ce que j’aime dans une femme, c’est l’amour qu’elle a pour moi et non l’amour qu’elle a pour un autre.

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» Plus je te vois, plus je t’aime ; partant, ne veult plus. À quoi bon ? Vous m’appelez votre ami : je ne donne pas dans l’amitié des femmes — la vôtre m’est impossible. Si vous aviez su quel cœur battait entre vos mains !

» Je ne suis pas né pour les grands désespoirs. Dieu merci, j’ai trouvé toujours à propos une femme qui m’a consolé soit pour le nouveau de l’aventure, soit pour la curiosité, soit pour l’amour lui-même.

» Adieu donc, point d’amitié. Aujourd’hui, nous nous sommes aimés cinq minutes : c’est cinq minutes de trop ! »

On pourrait donner beaucoup d’autres autographes de ces deux plumes emportées par toutes les folies de l’amour. Je voulais indiquer dans ce roman par lettres comment on se montait la tête et le cœur dans ce temps-là. Je ne crois pas qu’aujourd’hui on donne mieux la réplique à son partenaire dans le jeu de l’amour qui sera toujours le jeu du hasard.

Il y eut bien encore des rapapillotages, mais on avait sauté par-dessus les haies du palais enchanté. On n’eût pas retrouvé les divines ivresses de la première saison. Ce fut donc un sage, ce Fantasio, quand il s’arracha le premier à cette adorable folie qui menaçait de passer du printemps à l’hiver. Ces violentes amours ne durent qu’une heure. Quand on a cueilli l’heure, il faut héroïquement fermer le livre vécu.

Le croirait-on, tout ce style flambant, toutes ces échappées vers l’infini, toutes ces aspirations vers l’âme du beau, tout cet amour enfin qui ne touchait pas la terre et qu’on croyait déjà enraciné dans le ciel, devait tomber dans le néant pire que la mort.

Bien plus, à moins d’un an de là, l’amoureuse, qui naguère se nourrissait de larmes et qui jurait ne jamais boire d’autre rosée, était entrée dans une conjuration qui se formait alors contre son Fantasio, devenu un personnage de l’État. Elle fut parmi les plus acharnés à sa chute, ce qui rappelle ce mot d’un ancien Grec sur l’amour :

« L’amour, prenez garde, c’est une arme à deux tranchants. »