Souvenirs du Baron Hüe/Introduction

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Texte établi par André de MaricourtCalmann-Lévy (p. I-XXVIII).


INTRODUCTION


Le 20 novembre 1757, c’était grande fête à Fontainebleau, en l’ancien hôtel de Beauvilliers-Saint-Aignan, occupé par M. Jules-Nicolas Hüe, greffier en chef de la maîtrise des eaux et forêts et de la capitainerie royale de Brie.

Madame Jules-Nicolas Hüe venait de mettre au monde[1] un fils du nom de François, qui recevait en ce jour le saint baptême sur les fonts de l’église paroissiale de Saint-Louis.

Personne, assurément, ne pressentait dans les entours de M. Hüe l’orage révolutionnaire qui devait s’abattre plus tard sur la France et réunir dans la même infortune les destinées du nouveau-né à celles du roi Louis XVI. Ses amis et ses voisins le félicitaient grandement sur la naissance de cet héritier du nom destiné, suivant eux, à conserver la survivance de la place de son père et à poursuivre paisiblement ses jours dans la cité tranquille de Fontainebleau.

La situation de premier greffier des chasses était, en effet, héréditaire dans la famille de M. Hüe, fixée depuis deux siècles à Fontainebleau et primitivement originaire de Nemours.

On nous pardonnera d’entrer dans quelques détails à cet égard. Quoique les documents généalogiques ne soient pas sans aridité pour ceux qui ne s’en montrent point amateurs, ils sont comme les prodromes nécessaires à la biographie d’un homme. Si l’on attache, en effet, quelque importance à l’influence de l’hérédité et de l’ambiance sur la formation du cœur et de l’esprit, on comprendra mieux, après avoir connu ses ancêtres, quel devait être, par la suite, le caractère de François Hüe. C’est ici l’histoire toujours curieuse de l’influence du passé sur l’avenir :

Or donc, en l’an 1550, florissait en la petite ville de Nemours, sous le gouvernement de la bonne duchesse Renée de France, honorable homme maître M. Étienne Hüe, riche bourgeois et notable de sa paroisse.

Son fils fut avocat au bailliage de Nemours et « marguillier de l’église « Monsieur Saint-Jean-Baptiste ». Il laissa lui-même, en 1666, un héritier, du nom de Jean Hüe, qui monta à son tour un degré de l’échelle sociale en se faisant recevoir avocat au Parlement de Paris et prévôt de la châtellenie de Larchant.

Le petit-fils de ce dernier, qui tenait par mariage aux maisons de Sayve et de Birague, s’établissait en 1670 à Fontainebleau, pour y exercer, le premier de sa race, la charge notable de greffier en chef de la maîtrise des eaux et forêts et de la capitainerie des chasses.

Tous ses descendants la devaient occuper jusqu’à François Hüe. Ils y acquirent leurs titres de noblesse[2].

Et cette brève histoire est celle de toutes les familles de robe. Alors même qu’il est question des plus grandes familles du Parlement de Paris, on retrouve, en étudiant leurs origines, cette marche, lente et sûre, de bourgeois, intelligents et laborieux, qui s’élèvent doucement par le trafic, le bailliage, puis le parlement, jusqu’aux rangs de la noblesse. C’est le barème social sur lequel se peut dresser, à de rares exceptions près, toute généalogie de magistrats.

Cependant, dès le xviiie siècle, les Hüe, établis à Fontainebleau, entrent, par mariages, dans une classe très curieuse de familles attachées au château par le fait de charges dont le nom même est bien oublié à l’heure actuelle. On les nommait les Officiers chez le Roi : c’étaient les gouverneurs de l’Orangerie, les chefs de panneterie et les serdeaux chez le Roi ou les capitaines des oiseaux de pêche de Sa Majesté, petit monde à part, naissant, vivant et mourant sous les ombrages du parc royal, petit monde de nécropole auquel rien ne répond plus aujourd’hui et sur le souvenir duquel a glissé l’indifférence des âges…

On concevra donc aisément que François Hüe, tenant par les liens du sang et de l’éducation à ces fidèles satellites de la Royauté, attachés, pendant des siècles entiers, à la dynastie des Valois et des Bourbons, ait puisé, dès l’aube de la vie, cet amour des Princes auxquels il devait plus tard consacrer sa vie tout entière.

Jules-Nicolas Hüe, qui avait eu le tort de se marier sur le déclin de la jeunesse, vint à décéder six ans après son mariage, en 1763, laissant avec une modeste fortune de cent mille livres, une veuve éplorée et quatre enfants en bas âge[3].

Madeleine Jauvin[4] était alors une personne agréablement douée au physique comme au moral. Un pastel, que nous avons sous les yeux, nous la présente sous l’aspect d’une aimable jeune femme au teint de rose, au menton à fossettes, au sourire mutin, à l’œil espiègle et caressant : une jolie Lisette, à la manière des pastorales et bergeries de l’époque. Le caractère était, par ailleurs, aussi séduisant que le physique. C’était une femme du plus haut mérite et de la plus grande piété, qui sut vaincre les difficultés de sa situation et inculquer à ses enfants, par cette éducation forte et persévérante dont les mères trouvent le secret dans leur cœur, les principes d’invariable loyauté dont François Hüe sut profiter.

Aussitôt que Nicolas Hüe fut décédé, sa veuve s’empresse de faire obtenir à François la charge de greffier de la maîtrise des eaux et forêts. Comme il n’était alors âgé que de cinq ans, ses fonctions furent données à ferme, suivant un usage admis à cette époque, au sieur Pierre-Rosalie Rondeau, employé de son père, qui les exerça jusqu’à la majorité de Hüe.

La jeunesse de celui-ci s’écoula donc, paisible et rêveuse, sous l’œil vigilant d’une mère, dans l’ombre pleine de mystère et de souvenirs de l’hôtel historique de Beauvilliers. Il y demeura jusqu’à l’heure de son mariage, qui fut contracté lorsqu’il eut atteint l’âge de vingt-trois ans. Il choisit alors pour femme mademoiselle Victoire-Madeleine-Henriette Hutin, fille de Nicolas Hutin, maire de Saint-Dizier et conseiller au Châtelet de Paris, où il résidait à l’accoutumée en la rue des Mauvaises-Paroles.

Henriette Hutin, qui avait su captiver le cœur sensible de M. Hüe, avait connu les avantages d’une éducation soignée. Elle vivait dans un milieu intellectuel. Son père, homme de savoir et de grand sens, répondait au type accompli du magistrat de l’ancienne roche, et madame Hutin, sa mère, se plaisait à cultiver les sciences. Esprit délicat et fin, d’une instruction supérieure à celle de la majorité des femmes de son temps, elle se livrait assidument aux attraits de l’histoire naturelle et de la botanique. Et cependant, M. J.-B. Brion, son frère, greffier en chef du Parlement, qui éleva en partie sa nièce Henriette, vivait dans l’habituelle culture de la généalogie et de l’héraldique.

L’esprit de mademoiselle Hutin s’était avantageusement ressenti de l’éducation qu’elle avait reçue. Aux attraits du physique, elle unissait les aimables qualités d’une femme éminemment artiste et mondaine, possédant, au demeurant, l’esprit sérieux, net et précis qui lui fut nécessaire pour se montrer à hauteur des épreuves dont sa vie devait être incessamment traversée.

François lui-même, encore que la chose soit chez un homme de secondaire importance, n’était point fait pour lui déplaire : Œil en amande, lèvres fines et spirituelles, nez « de grande maison » comme aurait dit Balzac, et visage agréable, tous ces avantages physiques célaient des qualités morales dont nous serions suspect de faire un trop grand éloge. Qu’on nous permette seulement de dire que son « loyalisme » et son dévouement à ses maîtres lui firent généralement décerner sous la Restauration, où l’on ne ménageait point, il est vrai, les épithètes, le qualificatif de « vertueux M. Hüe ». Dans toute l’acception des termes, il fut chrétien, il fut généreux, il fut désintéressé. Son dévouement sans borne à ses maîtres mérite bien d’être loué. Soit qu’il demeure maintenant assoupi, soit qu’il ne trouve plus l’occasion de s’exercer, le dévouement absolu est une tradition qui, de nos jours, semble disparaître en matière politique. C’est une manière d’être dont on a perdu la clef et, dans notre siècle d’« égotisme », le loyalisme de Hüe apparaît aussi fossile que respectable. Mais, nous le répétons, nous n’avons point mission de faire ici son éloge, et son caractère apparaîtra mieux au lecteur par le récit de ses actions que par le moyen d’inutiles commentaires.

Le mariage de François Hüe le décida à se rapprocher de Paris. Le 21 janvier 1787[5] il obtint du duc de Duras, premier gentilhomme du Roi, la charge d’huissier de la chambre du roi Louis XVI. Il n’abandonna point sans quelque regret la capitainerie des chasses dans laquelle avait évolué sa famille tout entière. Il lui fallut pourtant se démettre de ses fonctions de greffier pour remplir ses attributions nouvelles. C’est dans le serment qu’il prêta pour entrer en charge qu’il faut voir le secret de sa conduite politique et privée. C’est alors que se forma le lien indissoluble qui l’attacha à Louis XVI et à sa famille, car il ne voulut jamais faillir à sa parole.

Peu de temps après, il fut nommé, pendant une absence et sans avoir sollicité cet honneur, au poste de confiance de premier valet de chambre du Dauphin[6]. Dès lors, il ne quitta plus la famille royale. Il est auprès d’elle quand arrivent les événements de 1789, qui l’emplissent d’une anxiété toujours croissante. Son royalisme sans alliage s’épouvante chaque jour davantage de la marche croissante des événements. Il est à tout, il est partout. Dans les lieux publics, dans les clubs et les assemblées, on le voit aux aguets, saisissant les paroles hostiles à la Royauté, cherchant dans la mesure de ses moyens à se rendre utile à ses maîtres. Pressentant qu’il est à l’aube d’une grande et terrible époque de l’histoire, il se documente fiévreusement, prend des notes sur les événements journaliers et se montre, tour à tour, Spectateur et victime dans le grand drame de la Révolution française.

Plus tard, il rédigera ses souvenirs et les publiera partiellement à Londres, en 1806, sous le titre de Dernières années du Règne et de la Vie de Louis XVI, ouvrage maintenant épuisé et qui s’est endormi dans l’ombre tranquille de l’oubli.

Pendant la captivité de la famille royale, captivité qu’il tint à partager comme on le verra plus loin, il ne cesse d’entourer de soins ses augustes maîtres. Il en est récompensé par une phrase de l’immortel testament du roi Louis XVI qui le recommande à son infortuné fils.

Après le 21 janvier, c’est lui qui porte à la reine des nouvelles de ses enfants, c’est lui qui cherche vainement à rentrer au Temple pour adoucir, par sa présence, la captivité de Louis XVII dont le caractère charmeur et profond avait conquis son cœur. Plus tard, il accompagne Marie-Thérèse à Vienne et devient l’agent des princes en exil. À Mitau, Louis XVIII lui donne les fonctions délicates de commissaire général de sa maison et fait de lui son confident et son intime. Si l’on en excepte la périlleuse mission d’aller gérer les intérêts du Prince à Hambourg, en 1805, il ne quitte pas la famille royale pendant toute la période de l’émigration et demeure à Hartwel jusqu’à la première Restauration. De toute cette période de son existence, nous n’avons rien à dire. Il se chargera lui-même de nous en entretenir dans ses souvenirs. Nous le suivrons pendant ces longues et douloureuses étapes de l’exil, où sa santé s’épuise, où son inlassable dévouement ne vient jamais à défaillir.

Mais, sauf en ce qui concerne la période des Cent-Jours, il est muet sur les années qui s’écoulèrent entre son retour en France et les derniers instants de sa vie. La tradition nous en a laissé quelques souvenirs.

On conçoit mal, à l’heure présente, où la difficulté des communications n’est plus qu’une tradition qui s’en va, quel pouvait être, en 1814, l’état d’esprit d’un émigré revenant en France après vingt ans d’absence. Trouver son foyer détruit, sa famille décimée, ses amis disparus pour la plupart, grâce au diligent office de la guillotine ou des guerres de l’Empire, et les survivants des heureux jours, méconnaissables et vieillis, c’est là une situation dont l’équivalent semble à jamais disparu. Tel fut en 1814 le cas de M. Hüe. Quelles émotions complexes durent l’assaillir, quand il fit le bilan de ce qui lui demeurait de parents ou d’amis en son beau pays de France ! Aussi bien s’empressa-t-il de recevoir ces vestiges vivants de l’Ancien régime, et de fréquenter assidument chez eux.

Sa famille n’avait point été épargnée par le temps. Sa mère, qu’il aimait tendrement, n’était plus de ce monde. Madame Hutin, sa belle-mère, qu’il recueillit chez lui, n’avait pas su conserver ses brillantes qualités d’antan. Son esprit caduc s’en était allé vers les choses de l’enfance.

Et partout la mort avait fauché…

Hüe retrouva cependant son frère, l’abbé Jean-Baptiste, qui, après avoir longtemps souffert dans les prisons, avait obtenu, au rétablissement du culte, l’administration des hospices de Fontainebleau ; son oncle, M. Brion, qui devait atteindre sa centième année ; ses sœurs, mesdames Thibaud et Thomé de Montigny et leurs nombreuses familles[7].

Madame Hüe, qui reçut alors le brevet de lectrice de la Dauphine, dont elle jouit jusqu’en 1830, s’empressa de réunir, dans son salon des Champs-Élysées, les vestiges de ses relations des heureux jours. On y vit fréquemment les Damas, les Martignac, les Villedavray, les Henry, les Bapst, les Péan de Saint-Gilles, les Tiolier, les Quatremère de Quincy, les des Michels, les Montarand, les Claparède, les d’Egvilly, les Jurien de La Gravière et les Blanchard de Farges, tout un fragment de cette vieille société royaliste amoureuse du passé ; tremblante de l’avenir qui, fidèlement, venait recueillir sur les lèvres du « serviteur dévoué » le récit des choses tristes de l’Émigration…

C’est dans ce milieu sympathique que François donna une nouvelle édition des Dernières Années de Louis XVI qui suscita l’enthousiasme général et sut plaire aux cœurs sensibles. Il y retraçait en termes corrects et émus l’histoire de la Révolution française.

Ses travaux ne l’empêchèrent pas de continuer auprès de Louis XVIII ses fonctions de premier valet de chambre qu’il avait reçues à Hartwel et son nouvel office de trésorier de la maison du Roi. Dès lors, il fut le dispensateur des aumônes du souverain. Elles étaient nombreuses ; aussi bien la tâche était-elle souvent malaisée et le labeur incessant.

Un titre de baron fut, en 1816, la récompense de ses nombreux services. Ce fut la dernière faveur que lui accordèrent les Princes. Il devait bientôt quitter à jamais la Cour. L’automne de l’année 1818 acheva de miner sa santé délabrée par les émotions et les misères de la captivité et de l’exil. Chaque jour, il s’affaiblit davantage, attendant avec confiance, dernière illusion du malade, la guérison prochaine et les joies du printemps. Un coup terrible devait bientôt le frapper. On lui dissimulait, à l’accoutumée, les feuilles publiques qui donnaient de ses nouvelles, quand une fâcheuse imprudence lui fit tomber entre les mains un journal qui parlait de son état désespéré, ajoutant que ses charges étaient promises à d’autres qu’à son fils. Dès lors il déclina lentement. Ce fut sur cette désillusion suprême que, le 18 janvier 1819, François Hüe reçut l’extrême onction des mains de l’abbé Legris-Duval, le même qui s’était offert pour assister Louis XVI au jour de sa mort. Et, le lendemain, il s’éteignit doucement et pieusement entre les bras de sa femme et de son fils, après avoir prononcé ces paroles :

« Mes derniers vœux sont accomplis : j’ai revu la terre de France et mon Roi rétabli sur le trône de ses pères. »

Coïncidence touchante, ses funérailles eurent lieu le 21 janvier 1819, en l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, quelques instants après la célébration du service anniversaire de Louis XVI.

… Maintenant que nous avons rapidement esquissé la biographie de l’homme, nous permettra-t-on de dire quelques mots de son œuvre ?

Nous avons rapporté que François Hüe était l’auteur des Dernières Années de Louis XVI. Il a utilisé dans cet ouvrage plusieurs parties des souvenirs que nous livrons aujourd’hui à la publicité. Mais un grand nombre de faits concernant Louis XVI et sa famille ne se rencontrent pas dans les Dernières Années du Roi martyr. Par contre, cet ouvrage renferme des réflexions politiques qui seraient, à l’heure actuelle, fastidieuses et démodées, et que nous avons cru devoir supprimer des Souvenirs.

La première partie des Souvenirs a été rédigée avec soin dans la Prison de la Force. La seconde partie, qui concerne l’Émigration, n’est qu’une suite de notes reliant entre elles des pièces dont Hüe connaissait l’importance et dont il tenait à expliquer l’origine. Ces derniers chapitres, sans doute, n’étaient pas destinés à la publicité ; ils présentent une intensité de vie moins grande, un caractère plus documentaire que les premiers. Ils contiennent des incidents curieux mais on regrette, à leur lecture, que l’auteur ne se soit pas plu à nous y présenter la silhouette du roi Louis XVIII, dont il fut l’intime, comme il l’avait fait pour le roi Louis XVI.

Sans nous essayer à remplir cette lacune, on nous pardonnera donc de rapporter ici quelques souvenirs concernant les rapports de Louis XVIII et de François Hüe, souvenirs qui dépeignent à merveille le monarque énigmatique et la cour de la Restauration. Ils seront un très imparfait complément des anecdotes que Hüe nous a contées sur ses Princes, une compensation légère au mutisme qu’il garde sur les premières années de la Restauration.

François Hüe laissa un fils, héritier de son attachement à la maison royale de Bourbon : André baron Hüe, lieutenant à quinze ans au régiment de Dillon, puis, à la Restauration, capitaine aux mousquetaires, chef de bataillon d’état-major et premier valet de chambre du Roi à la mort de son père. Fidèle aux traditions de sa famille, André Hüe brisa son épée en 1830 et abandonna toutes ses charges. Depuis lors, il vécut dans la retraite, au château de Saint-Sauveur, dans la Brie Champenoise, douloureusement replié sur ses souvenirs. Parfois, dans ses vieux jours, il se plaisait, au cours des soirées d’hiver, à deviser pendant de longues heures, devant le foyer familial, évoquant devant ses amis et ses enfants les images de jadis. Mais, à l’heure présente, la mort a pris ses parents et ses amis ; ses enfants, trop jeunes alors pour comprendre ce qu’avait de précieux la conversation de leur père, ont oublié… Et seule, sa veuve, la baronne Hüe, née Louise de Mazenod, qui lui survécut de longues années, a pu rapporter jusqu’à nous les souvenirs de François et d’André Hüe sur Louis XVIII et Charles X.

Nous eûmes l’heur de connaître la baronne Hüe au cours de notre jeunesse, et nous aimions en elle ses rides et ses cheveux blancs, comme on aime les pastels vieillots, les miniatures effacées et tout ce qui fleure le parfum d’antan ; nous aimions plus encore en elle l’image d’une vieillesse qui avait beaucoup vu, beaucoup observé et beaucoup médité. En elle nous aimions enfin cet âge où les passions sont mortes, où l’on est indulgent, où l’on aime à conter…

Il existe un lien si mystérieux et si exquis entre l’enfance et la vieillesse. Il semble que ce soit, au seuil de la porte de la vie, la touchante rencontre de deux êtres, et celui qui s’en va — souriant tristement aux illusions de la jeunesse — voudrait laisser à celui qui vient quelque trésor de patience et de tendresse pour alléger le poids du fardeau qui l’attend. C’est la vieille expérience qui sourit tendrement aux jeunes illusions, heureuses aux approches de la mort, de voir fleurir l’enfance, triste pourtant de remonter le cours du passé et d’y lire, pour ceux qui restent, le douloureux présage de l’avenir…

Aussi bien ne pouvons-nous évoquer sans émotion les heures déjà lointaines qui nous amenaient au château de Saint-Sauveur, pour séjourner quelque temps auprès de la veuve d’André Hüe.

Sur le perron du château, sous le voile des vieux peupliers tremblotants sous la brise, elle nous attendait, appuyant sa haute taille voûtée sur une haute canne, baissant à demi son visage si noble, son nez aquilin, ses yeux malicieux et doux, son front ridé sous les cheveux blancs et le bonnet immaculé.

Et dès lors, adolescence et vieillesse, nous cheminions à petits pas, unis par le plaisir réciproque de parler et d’entendre, unis par une affection, protectrice chez l’une, respectueuse chez l’autre, tendre chez tous deux.

Nous nous plongions alors dans le passé, et de chaque anecdote contée par elle, la baronne Hüe, apôtre aimée dont j’étais l’infidèle disciple, tirait quelque morale religieuse ou philosophique qui n’excluait point la gaieté de ses récits, le ton badin de sa conversation.

Elle était le lien entre le présent et le passé, le chaînon vivant qui nous unissait au souvenir de François et d’André Hüe, le noble vestige d’un temps où l’on vivait encore, disait-elle, pour « son Dieu et pour son Roi ».

Ces entretiens, nous les conserverions précieusement dans l’intimité familiale s’ils ne contenaient quelques menues bribes de notre histoire de France que chacun a le droit et le devoir de connaître.

Luttant donc contre la marée montante de l’oubli, nous voudrions transcrire ici ces anecdotes qui demeurent, en notre mémoire, intactes et fidèles et deviennent friandes à connaître à mesure que les temps nous en éloignent.

Mariée en 1828, madame Hüe n’avait pu connaître le roi Louis XVIII, que son beau-père et son mari avaient si fidèlement servi ; mais, maintes fois en ses entours on lui avait fait le récit des choses qui suivent. C’est donc à elle que nous laisserons ici la parole :

« Quand après mon mariage, j’arrivai à Saint-Cloud, je fus frappée de ce que le roi Louis XVIII n’y eût pas légué d’aussi sympathiques souvenirs que ceux auxquels il avait droit. Mon mari lui-même, qui, élevé avec Louis XVII, n’avait guère quitté « Nos Princes » depuis son enfance, ne cessait d’exalter les qualités de la plupart d’entre eux, et leur avait voué le plus profond attachement ; mais quand je l’interrogeais sur la valeur morale du défunt roi, un léger nuage obscurcissait son front. »

Et parfois, quelque allusion lui échappait sur ce je ne sais quoi d’inquiétant, de mystérieux et de « fermé » qui caractérisait la personnalité royale.

« Il était malaisé de pénétrer les secrets du roi Louis XVIII. Jamais prince ne posséda mieux la maîtrise de soi, l’art de dissimuler ses pensées et de céler ses émotions au public. »

Cependant le roi Louis possédait, quand il voulait plaire, les dons les plus séduisants du monde. Au contact de la cour de Louis XV, il avait puisé les trésors de la vieille courtoisie française, auxquels s’ajoutaient chez lui les dons d’un esprit naturellement poli. Sa Majesté possédait l’heureux secret de formuler d’heureuses phrases, et de mettre en valeur les grâces qu’il accordait :

Certain jour de l’an, comme François Hüe faisait auprès de lui son service et lui présentait ses vœux, le Roi lui répondit en riant :

— Tout le monde m’apporte des souhaits aujourd’hui, mais personne ne m’apporte d’étrennes. Aussi bien, ai-je voulu m’en offrir moi-même ! Je m’accorde, ce matin, un bon trésorier de ma cassette… Et, bien entendu, c’est sur vous, mon ami, que mon choix s’est arrêté !

N’était-ce point là quelque chose de spirituel et d’affable ? La baronne Hüe nous rapportait aussi le trait suivant qui, s’il n’est point amplifié par la tradition, se passe de tout commentaire.

Malgré les rigueurs de l’exil, Hüe y aurait amassé au Roi quelque économie dont il lui ménageait la surprise lors de son retour de France. L’épargne aurait été considérable. On parlait de six millions.

En lui annonçant cette nouvelle, Hüe causa à Louis XVIII la satisfaction la plus grande.

— Comment ! se serait écrié le roi, je suis si riche ! Vous m’étonnez, monsieur Hüe. Eh bien, remettez donc cette somme à M. de***. Il en a plus grand besoin que moi !

Il s’agissait d’un grand seigneur, fort attaché à la famille royale et complètement ruiné par la Révolution.

On rapporte, dans la famille Hüe, une autre anecdote du même genre, dans le récit de laquelle il convient de voir, chez le roi Louis XVIII un cas d’amnésie vraiment regrettable.

À la fin d’une année, Hüe lui remettait une avance d’une centaine de mille francs. Toujours généreux, le Roi, touché de l’ordre que Hüe apportait au souci de ses affaires, le priait de garder cette somme pour lui-même.

Mais, sur ces entrefaites, il se mettait à une table de jeu, genre de distraction qu’il chérissait beaucoup.

La chance ne lui était pas favorable, et, quand vint le soir, la perte de Sa Majesté était fort grosse.

— Hüe, s’écria-t-il alors, veuillez donc momentanément m’avancer la somme que je vous ai octroyée. Je vous la restituerai plus tard…

Or, le « plus tard », dit-on, n’arriva point.

L’apparente froideur du Roi, dont nous entretenait la baronne Hüe, cachait un caractère bouillant et vif, auquel le souverain donnait de larges échappées quand, ayant dépouillé la grandeur royale, il rentrait dans l’intimité du chez soi. « Mon mari, nous disait-elle, qui l’accompagnait dans ses appartements privés, avait souvent l’occasion de constater ces éclats. » Au reste, Louis XVIII, dont l’esprit caustique s’attaquait souvent à lui-même, tournait volontiers en ridicule la voix tonnante qu’il avait accoutumé d’employer en ses moments d’humeur. « J’ai pris ma voix de cloche, s’écriait-il une fois sa colère tombée, j’ai pris ma voix de cloche ! »

Et, quand il prenait sa voix de cloche, le meilleur moyen pour apaiser son courroux était de ne point se laisser intimider. Les anecdotes suivantes, — que nous contait toujours la baronne Hüe, — en sont les meilleures preuves.

Cacochyme et podagre, accablé par la goutte, les jambes habillées de velours rouge, le vieux Roi, dans les dernières années de sa vie, dînait, à l’ordinaire, avec sa famille, puis se faisait transporter en un fauteuil roulant jusqu’à son cabinet de travail. Incapable de se soutenir, il disait plaisamment, quand on le traînait ainsi, que c’était sa manière de marcher.

André Hüe se chargeait parfois de ce service.

Or, un soir, le Roi, de fort méchante humeur, au lieu de donner l’ordre habituel de rouler son fauteuil, s’écrie de sa voix rude : « Je veux marcher ! »

Le baron demeure impassible, comme s’il n’avait pas entendu les impérieuses paroles.

— Je veux marcher ! Je veux marcher ! répète plus violemment le souverain.

— Eh bien, que Sa Majesté marche seule, répond le premier valet de chambre d’un ton bref et sourd.

Les princes, qui voyaient croître la colère de Louis devant cette résistance, et qui tous aimaient André Hüe, l’engageaient à céder, et à pousser le fauteuil. Mais ce dernier refuse en termes énergiques et respectueux, jusqu’à ce que Louis XVIII, comprenant sa juste fierté et comprenant qu’on ne parlait point sur ce ton à un ancien officier aux mousquetaires, lui dise d’une voix sensiblement radoucie :

— Veuillez, monsieur Hüe, me conduire à mes appartements, je vous en rendrai grâce.

Une autre fois, André Hüe rendait au Roi les comptes de quelque négociation dont il avait été chargé. Tous deux n’étaient pas d’accord sur le chiffre de la dépense. Louis prenait peu à peu sa grosse cloche et se montrait fort irrité. Impatienté, le premier valet de chambre, qui ne s’inquiétait pas autrement de la dignité royale, lui remet le registre en s’écriant :

— Que le Roi compte ou je ne m’en mêle plus !

Louis XVIII calcule, suppute, additionne, et, dans un franc éclat de rire :

— André, s’écrie-t-il, vous avez raison, et c’est moi qui suis la bête !

En homme d’esprit, fatigué d’une adulation perpétuelle, le monarque appréciait infiniment l’indépendance de caractère.

Hüe était à la cour le jour où l’on y connut la mort de Napoléon et fut présent à la scène suivante :

Dans la salle où l’on attendait le Roi, qui n’avait pas encore paru, les visages étaient contraints. Plusieurs dignitaires qui avaient évolué avec aisance du service de l’Empire à celui de la Royauté, manquaient grandement d’assurance. Seul, Rapp, sans souci des convenances, pleurait franchement dans une embrasure de fenêtre.

Louis XVIII entre, masquant, sous son habituelle impassibilité, les sentiments qui l’animent, marche droit vers lui et lui serre la main avec effusion.

Cette indépendance de caractère, aimée du roi, André Hüe devait en donner la preuve éclatante à son maître.

On sait que Louis n’avait aucune affection pour le duc d’Orléans qui devait s’en venger un jour sur Charles X en occupant son trône. Or donc, au cours d’une promenade à laquelle se livrait le Roi et sa suite dans le parc de Saint-Cloud, un terrible orage vint subitement à éclater. Louis et son entourage se retirent diligemment dans un pavillon désert. Seul, le duc d’Orléans, surpris par l’averse, alors qu’il suivait le Roi… de loin, demeure, humide et transi, sous un arbre, n’osant point affronter la pluie pour rejoindre le groupe royal. Louis le regardait d’un œil malicieux, sans mot dire, et personne n’osait porter secours au prince. Bravement, Hüe se détache de ses compagnons et porte son manteau au duc qui, — habitué sans doute au manque d’égards, — ne sut en quels termes le remercier.

Cette fermeté de caractère n’était point faite pour déplaire à Louis XVIII, qui affectionnait André Hüe et le comblait de menus présents.

Au jour de sa nomination de premier valet de chambre en survivance de son père, André Hüe trouva dans sa chambre des Tuileries une immense armoire d’acajou mâle à ciselures d’or :

— C’est pour serrer votre uniforme, lui dit Louis XVIII dans un sourire, quand il le rencontra.

Au reste, le Roi était généreux dans toutes les menues choses et pratiquait largement le grand art des petits cadeaux. Il aimait à combler de légers présents les officiers de sa maison pour lesquels il avait une affection particulière. Napoléon, paraît-il, empruntait à ses sénateurs leurs tabatières, qu’il oubliait de leur rendre, si bien qu’à la fin de son règne on ne venait plus au Sénat qu’avec des queues de rats. Les mœurs changèrent avec le frère de Louis XVI et vinrent à l’opposé.

Quand Louis XVIII était de joyeuse humeur, il distribuait les siennes à ses officiers. Innombrables sont les tabatières et bonbonnières dont furent comblés François[8] et André Hüe. La plupart sont d’or ciselé, ornées de miniatures de la famille royale et ont servi à l’usage du Roi lui-même.

C’est surtout dans le choix des légers présents qu’excellait Louis XVIII. On ne saurait affirmer qu’en matière plus sérieuse il pratiqua toujours la même générosité à l’égard de ses fidèles. François Hüe, à la suite de ses longues années de service, aurait mérité, peut-être, quelque récompense de nature plus élevée ; mais quand nous risquions cette réflexion devant madame Hüe :

« Nécessités de la politique, nous disait-elle, nécessités de la politique ! Louis XVIII avait beaucoup à donner aux ralliés du régime monarchique. C’était notre gloire à nous, royalistes, de savoir que Sa Majesté pouvait compter sur nous, sans qu’il fût nécessaire de nous attacher par l’espoir de quelque récompense. »

Si Louis XVIII pouvait compter sur le dévouement d’André Hüe, celui-ci n’en était pas moins clairvoyant sur les faiblesses de son Prince. Madame Hüe, fréquemment, nous contait l’historiette suivante qui se rattache à la nature mystérieuse des relations de Louis XVIII et de la fameuse comtesse du Cayla :

Souvent, le Roi, quand il avait quelque loisir, disait à haute et intelligible voix aux personnes de sa suite :

« Je m’en vais faire ma partie avec madame du Cayla. »

L’usage était, alors, de préparer les cartes à jouer dans un petit salon. Hüe était chargé de veiller à ces préparatifs, mais, très intéressé par les intentions du Roi, il avait soin de disposer sur la table les cartes de telle sorte qu’il pouvait, à première vue, reconnaître par la suite si on les avait maniées.

Louis XVIII et madame du Cayla allaient donc à leur partie. Longtemps, fort longtemps, ils demeuraient seuls. Enfin, la porte s’ouvrait. Hüe venait à nouveau quérir les cartes… On n’y avait point touché !

Il paraît que Louis, malgré son amour du jeu, s’abstenait de manier les cartes avec son bon frère d’Artois qui, fort vif, aurait pu lui répondre, en cas de perte, quelque parole peu convenable à la dignité royale. Est-ce le même motif qui le guidait avec madame du Cayla, qu’il invitait tout exprès au jeu ? Il est permis de ne le point croire[9]

Et c’est ainsi que madame André Hüe égrenait, comme les ave maria d’un chapelet, mille récits curieux ou plaisants sur les choses de l’ancienne cour. Quand elle nous avait conté ces anecdotes, qui ne nous paraissent point déplacées ici puisqu’elles se rattachent à la mémoire de François Hüe, elle nous faisait également connaître les impressions personnelles qu’elle avait éprouvées lorsque, subitement enlevée, à l’âge de vingt ans, aux campagnes de la Brie, elle s’était vue transportée au milieu de la Cour de France :

« Ma première présentation, nous disait-elle, fut pour madame la duchesse d’Angoulême. L’aspect austère et la parole rude de Madame la Dauphine me glacèrent immédiatement d’effroi. Par ces simples mots, sèchement prononcés, elle m’accueillit froidement :

» — Je vous salue, madame. J’ai pour votre belle-mère infiniment d’amitié. Vous, je ne vous connais pas encore, mais je vous prie de la rendre heureuse, sans quoi, je vous en voudrai !

» Après les services qu’elle avait reçus de mon beau-père, je m’attendais à quelque mot plus affable, et je me retirai sans gaieté dans le cœur. Cependant, par la suite, les bontés de Madame la Dauphine me rapprochèrent d’elle et je connus enfin qu’elle célait, sous de mâles apparences, les attraits d’un cœur dévoué.

» Tout autre fut ma première entrevue avec madame la duchesse de Berri. Alors que les douairières des Tuileries blâmaient ses allures franches et libres, elle était adulée de toute la jeunesse du château. Je brûlais de la connaître, quand l’occasion me vint bientôt servir à souhait. Je rendais, un jour, visite à sa première femme de chambre, madame de Vathaire[10]. Cette dame, d’un grand mérite, ne cessait de m’exalter les qualités de la Duchesse.

» — Elle possède cependant un léger défaut, ajoutait-elle… oh ! bien léger… Elle est curieuse et, si vous la voulez voir, c’est la chose fort aisée. Il me suffira de hausser un peu la voix, et, comme Madame est dans l’appartement voisin, elle s’empressera, en m’entendant, de venir voir qui me visite.

» Et ces deux dames, incontinent, d’élever sans difficulté leur diapason.

» Bientôt un pas léger se fait entendre derrière la cloison, puis, doucement, une porte vient à s’ouvrir.

» — Madame de Vathaire, madame de Vathaire, je suis bien infortunée !… J’ai perdu mes ciseaux… Ne pourriez-vous pas m’en prêter quelque paire ?

» Telle est l’ingénieuse entrée de Marie-Caroline. En la voyant, je fus, ajoutait madame Hüe, grandement frappée de l’imperfection de ses traits. Il semblait que les yeux de Son Altesse eussent à tâche de ne pas regarder dans la même direction. Ses sourcils trop épais cherchaient activement à rejoindre ses cheveux trop ardents. Son nez dédaignait les charmes de la régularité. Enfin, je n’étais pas assez accoutumée, peut-être, aux teints basanés du pays de Naples, pour apprécier son visage. Mais, à peine Madame eut-elle prononcé quelques mots que cette fâcheuse impression s’effaça pour ne laisser place qu’à la sympathie la plus vive. Offrant un parfait contraste avec la dignité sévère et la majesté froide de Madame la Dauphine, elle était si « femme » avant d’être princesse qu’il me sembla rencontrer en elle une égale et une amie.

»… C’était aussi le roi Charles X dont la baronne Hüe venait parfois à nous entretenir. Encore qu’il ne fût plus jeune quand il connut madame Hüe, il avait conservé intactes ses vieilles traditions de galanterie française, et quand, se promenant en son parc de Saint-Cloud, il rencontrait la jeune baronne, ce n’était pas sans lui adresser quelque joli madrigal. « Il n’avait, s’écriait-elle, rien conservé des attraits de son jeune temps, et marchait pesamment, en dodelinant de la tête, tandis que, sous son chapeau, se hérissaient ses gros cheveux gris. Alors que par une fraîche matinée d’automne je le voyais revenant de la chasse et tenant à la main un faisan superbe, il s’approcha de moi, et me voulut bien dire en un sourire gracieux : « C’est pour vous que je l’ai tué, madame la baronne, c’est pour vous que je l’ai tué ! »… Et comme, après une profonde révérence, je le suivais du regard tandis qu’il s’éloignait dans la brume, je vis bientôt mon Roi, qui venant à rencontrer l’une de mes compagnes, lui présenta sa chasse en s’écriant de sa voix haute : « C’est pour vous que je l’ai tué, madame la comtesse, c’est pour vous que je l’ai tué… »

Et c’est ainsi qu’en de longues heures de causerie, la belle-fille de François Hüe, quoiqu’elle prétendit que « le cadran de ses quatre-vingts ans fût parfois un guide infidèle » évoquait devant nous, en un panorama charmeur, les souvenirs de la Restauration. En son langage délicat et vieillot elle charriait jusqu’à nous les anecdotes jolies du bon vieux temps.

Elle était le livre de la Vieillesse et du Souvenir, livre du Passé, tendrement aimé, qui, parfois, s’ouvrait aux mêmes pages, mais que nous regrettons de n’avoir point assez consulté, maintenant qu’il est fermé pour toujours[11]

Baron de maricourt,
ancien élève de l’École des Chartes.
Villemétrie, 1er août 1903.
  1. Le 18 novembre.
  2. Les Hüe sont enregistrés dans l’Armorial général d’Hozier avec les armes suivantes : d’or au hibou de gueules. Leurs armoiries actuelles sont d’azur à trois hures de sanglier d’or.
  3. J.-B. Hüe, dont il sera question par la suite, secrétaire général de l’ordre des Trinitaires pour la rédemption des captifs, puis chapelain du roi Louis XVIII au château de Fontainebleau, madame Thibaud et madame Thomé de Montigny
  4. Madeleine Jauvin, issue d’une ancienne famille de Paris, était fille de J.-B. Jauvin, officier préposé à l’approvisionnement de Paris. Son frère, M. Jauvin de Léogane, était commissaire ordonnateur à Saint-Domingue. Sa sœur fut madame Pinondel de Champarmois.
  5. C’est le 21 janvier que se forma le lien indissoluble qui attacha François Hüe à la famille royale C’est le 21 janvier que mourut Louis XVI. C’est le 21 janvier que fut inhumé François Hüe.
  6. On sait que ces fonctions n’étaient nullement entachées de servilité. Un arrêt de 1594, confirmé en 1611, assurait la noblesse personnelle, le titre d’écuyer et les prérogatives d’officier de la chambre aux premiers valets de chambre du Roi. Le Conseil d’État décréta en 1778 que la noblesse héréditaire serait accordée à ceux de ces officiers qui seraient demeurés vingt ans en charge.
  7. Coïncidence curieuse. Une des filles de madame Thomé, nièce par conséquent du royaliste François Hüe, avait épousé, sous l’Empire, M. de La Grye, proche parent des Bonaparte par les Bleschamps.
  8. La plus précieuse de ces tabatières est une boîte en or ciselé, ornée de gouaches peintes par Van Blarenberghe, représentant les épisodes d’une chasse à courre dans la forêt de Compiègne et dont se servait habituellement le roi Louis XVI. Louis XVIII et madame la Dauphine donnèrent également à MM. Hüe plusieurs objets précieux : diverses miniatures de la famille royale, celles de Louis XV, de ses filles et de Madame la Dauphine, une canne dont les contours représentent tous les profils des membres de la famille de Bourbon, les Heures de madame Élisabeth, un gilet brodé au Temple par Marie-Antoinette pour le Dauphin, etc. Ce fut André Hüe qui annonça, le premier, au roi Louis XVIII la naissance du duc de Bordeaux. Le Roi lui donna une médaille en or, commémorative de cet événement. Il lui fit également présent d’un grand nombre de volumes artistement reliés.
  9. Les derniers rapports qui unirent André à son maître sont au moment du décès de Louis XVIII. Il assista à ses derniers moments ; puis, comme à la suite de la terrible gangrène dont le Roi était mort, personne n’osait procéder à l’ensevelissement, Hüe voulut bien s’en charger et vaincre sa répugnance, pour le service du défunt.
  10. Joséphine Gauné de Cazau, femme de Paul de Vathaire du Fort, première femme de chambre et favorite de la duchesse de Berri.
  11. Nous avons placé à l’appendice de ce volume quelques fragments des œuvres inédites de la baronne A. Hüe, contenant de curieux souvenirs sur la Cour.