Souvenirs d’Écosse/02

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SOUVENIRS D’ÉCOSSE.

Iona, l’Île Sainte. — Jura.[1]

La nuit, même en avril, arrive lentement dans les îles de l’ouest ; la nuit était cependant déjà profonde quand, à demi morts de fatigue, nous nous laissâmes tomber de dessus nos chevaux nains à la porte de la maison d’un bon habitant de Bunessan, ami et parent d’un de nos guides. La lassitude nous laissait à peine la force de manger ; aussi, après avoir avalé à la hâte une couple de haddocks fumés, une galette d’avoine, où il y avait au moins autant de son que de farine, et bu une ou deux jattes de lait, avons-nous demandé nos lits. L’hôte a pris la lampe, et, marchant devant nous, il a poussé une cloison d’osier, décorée du nom de porte, qui séparait la pièce principale où il nous avait reçus d’une autre petite chambre. Dans un coin de cette chambre, entre quatre larges pierres plates, dressées sur leur épaisseur, on avait répandu plusieurs bottes de paille et des fagots de bruyère. « Voilà les lits que vous demandez, » nous dit notre hôte en posant la lampe sur une des pierres. Il fallut se résigner, et paraître même satisfait pour ne pas blesser l’amour-propre de l’obligeant montagnard ; nous nous étendîmes donc entre les pierres sur la molle couche de bruyère, où toute une famille aurait certainement pu se nicher. Notre vieux guide, homme de précaution, était allé, pendant ce temps, chercher son plaid qui séchait étendu devant le feu de tourbe allumé au centre de la pièce où nous avions soupé ; il le jeta charitablement sur nos membres fatigués, en nous souhaitant une bonne nuit, un bon sommeil. Loin de songer à relever tout ce qu’il pouvait y avoir d’ironie dans ces paroles, je préférai, ainsi que mon compagnon, prendre mon homme au mot ; je dormis, et je dormis mieux peut-être que je n’eusse pu le faire sur le meilleur lit de duvet.

Au point du jour, je fus brusquement réveillé par un coq qui saluait l’aurore tout près de mon oreille. La pièce que nous occupions était une succursale du poulailler. Je me levai au milieu de toute la volaille en rumeur, je poussai la porte d’osier, et je me retrouvai dans la chambre où nous avions soupé. Nos guides étaient déjà debout, l’un d’eux allumait les dalles de peat humide, entassées, au milieu de la pièce, sur une espèce d’autel d’un pied et demi de hauteur qu’on appelait la cheminée. La fumée qu’aucun tuyau n’emprisonnait et qu’aucun courant d’air ne chassait à l’extérieur, se répandait librement dans toute la chambre, dont les lambris étaient décorés d’un vernis noirâtre et luisant qu’on eût pu croire dérobé à un intérieur de Rembrandt ; et, si elle s’échappait en partie par un trou percé dans le toit, c’était tout-à-fait volontairement, on peut le dire. Il fallut nous enfuir tout en larmes de cette pièce que l’hôte décorait du nom de parloir, et où, sous peine d’être étouffé, on ne pouvait demeurer cinq minutes ; nous sortîmes pour respirer l’air frais du matin. C’est alors seulement que j’eus une idée bien nette de la maison de plaisance dans laquelle nous venions de dormir. Qu’on se figure une hutte d’une vingtaine de pieds de hauteur, dont les murs, obliquant dans tous les sens, étaient construits en cailloux bruts et en galet ; deux rangs de grosses dalles de gazon, liées entre elles du côté de l’ouest par de fortes chevilles de bois et des bruyères tissées en cordes, alternaient avec un rang de pierres, dont les interstices étaient remplis de vase. Le toit était formé de longues perches auxquelles étaient attachées de petites bottes de chaume et de bruyère ou des dalles de gazon au-dessus desquelles on avait posé, comme dans tous les pays de montagnes, quelques grosses pierres pour empêcher la maison de prendre son vol quand soufflent les vents de mer.

Une demi-douzaine de ces huttes de sauvages, avec les hangars qui en dépendent, forment un village hébridien ; c’était dans un hameau de ce genre que nous venions de passer la nuit. Comme ces maisons ont la couleur grise et rougeâtre de la bruyère, à moins qu’elles ne soient bâties sur un pic, on a peine à les distinguer du sol. Il faut les toucher pour les voir. Nous déjeunâmes avec des œufs, du thé et des confitures de groseilles noires, comme nous eussions pu le faire à Londres ou à Édimbourg, et nous quittâmes Bunessan pour nous rendre, à l’aide de nos poneys, à l’entrée d’une petite baie, où nous attendait un bateau de pêcheur avec qui, la veille au soir, nos guides avaient fait prix pour nous conduire à Iona.

Une chaîne de petites collines, couvertes de bruyères, nous séparait de la mer. Au haut de ces collines, on apercevait de temps à autre de petites pyramides en pierres, pareilles à ces constructions qu’on appelle cairns dans les Highlands, ou des pierres dressées semblables aux peulvent et aux menhir de la Bretagne. C’est le tombeau d’un Mac-Lean, c’est le tombeau d’un Campbell, c’est le tombeau d’un Mac-Dougal, nous disaient nos guides avec emphase. À les entendre, tous ceux qui reposent sous ces tas de pierres étaient de grands guerriers ; des débris d’armes et des ossemens qu’on y a trouvés quelquefois donnent crédit à cette opinion ; on assure même qu’on a souvent déterré, sous les cairns, des urnes qui contenaient des pièces de monnaie ; ce qui pourrait faire supposer que, dans des temps fort reculés, les montagnards de Mull avaient adopté l’usage romain de brûler les corps morts, à moins que ces cairns ne soient aussi des tombeaux romains[2].

Le soleil était déjà haut, quand nous arrivâmes à l’endroit où notre barque était à l’ancre. Nos bateliers, en nous attendant, faisaient la chasse aux oiseaux de mer, mais surtout aux gannets qui couvraient par myriades tous les rochers de la côte. Leur nombre était si grand, que, de loin, les rocs bruns et noirs sur lesquels leurs bandes se posaient, semblaient couverts de marbrures blanches. C’était le moment de la ponte ; nous voyions, au sommet d’écueils inaccessibles, les femelles occupées à couver leurs œufs avec un calme qui témoignait de leurs habitudes indolentes. Nos bateliers nous racontèrent qu’elles ne se dérangeaient même pas pour aller chercher leur nourriture ; les mâles allaient à la pêche et leur rapportaient leur proie, qu’elles recevaient d’un air nonchalant, et que cependant elles avalaient d’une seule bouchée. Cette paresse des couveuses contraste singulièrement avec l’activité des femelles occupées à faire leur nid. Les matériaux qui servent à les construire sont peu abondans sur cette côte dépouillée de bois et de grands végétaux, de sorte que, pour ramasser quelques rameaux de bruyères ou un peu de chaume, elles sont souvent obligées d’entreprendre des excursions de plusieurs milles. La nécessité de faire de si longs voyages a rendu ces oiseaux industrieux, mais industrieux jusqu’à la dépravation ; je veux dire qu’ils se volent entre eux et avec une singulière adresse. Ainsi, tandis que ses compagnons sont éloignés, l’un de ces oiseaux prend sans façon un rameau dans le nid du voisin, et, pour qu’on ne le soupçonne pas du vol, par une sorte de calcul qui laisserait croire que l’idée de la propriété n’est pas étrangère à ces animaux, le voleur, au lieu de déposer sur-le-champ ce rameau dans son nid, va faire une petite course en mer, et attend d’ordinaire que l’oie volée soit de retour au rocher pour revenir aussi de sa promenade, ce qu’il fait de la manière du monde la plus naturelle, jouant l’innocence à s’y tromper, et rapportant dans son bec d’un air affairé sa plume ou son rameau, comme s’il l’avait été chercher fort loin. Habituellement la ruse réussit ; mais les voleurs moins habiles qui portent immédiatement à leur nid ce qu’ils viennent de prendre, s’exposent à de terribles querelles à la suite desquelles le volé reprend son bien.

Ces oiseaux sont d’une gloutonnerie extraordinaire, et c’est par leur faible que nos bateliers les prenaient. Ils attachaient un poisson sur une plaque de métal ou sur une planche grise imitant la couleur de l’eau et qu’ils posaient à terre sur la plage. À peine s’étaient-ils éloignés que les gannets, apercevant le poisson, s’élevaient à une grande hauteur et fondaient avec tant de violence sur leur proie, qu’ils se brisaient la tête contre le métal ou enfonçaient leur bec dans la planche. Nos chasseurs les ramassaient, leur tordaient le cou, les jetaient dans un coin de la barque, et à peine avaient-ils eu le temps de les enlever, que d’autres oiseaux, témoins de la catastrophe de leurs compagnons, venaient se casser la tête de plus belle. Cet excès de gourmandise et de stupidité a fait donner à ces oiseaux le nom de fous. L’espèce dont je parle est le fou de Bass de Brisson ; c’est elle en effet qui couvre les rochers de Bass-Rock et de Saint-Kilda. On a calculé que chacun de ces oiseaux mangeait au moins cinq harengs par jour ; comme ils séjournent environ huit mois dans les Hébrides, et que leur nombre a été évalué à deux ou trois cent mille, ils consomment donc quatre à cinq cents millions de harengs dans la saison ; qu’on juge par là de l’abondance de ce poisson.

Le canot qui devait nous conduire à Iona n’était pas ponté ; mais la mer était belle, le vent faible, et le trajet n’était pas long ; nous nous confiâmes donc à l’adresse et à la vigueur de nos rameurs ; nous nous assîmes sur des fagots de bruyère dont le fond de la barque était rempli, et bientôt, à travers une brume légère, nous aperçûmes les côtes de l’île d’Iona et la haute tour de la cathédrale du couvent, dont le soleil couronnait le faîte d’une auréole enflammée.

Iona, l’île sainte, est fameuse entre toutes les îles de l’ouest de l’Écosse. Les descriptions qu’on nous avait faites de son extrême fertilité, de ses merveilleuses ruines et des mœurs patriarcales de ses habitans, avaient vivement frappé notre imagination, de sorte que nous éprouvâmes un grand désappointement lorsque, touchant le rivage sablonneux d’une petite île de deux ou trois milles au plus d’étendue et d’un aspect assez sauvage, nos bateliers nous dirent : « Nous voici à Hy-Colum-Kill, » nom populaire ou hébridien d’Iona. Cela dit, nos hommes nous prirent sans façon sur leurs épaules, car l’île n’a pas de port, et, marchant dans l’eau jusqu’à la ceinture, ils nous déposèrent sur une plage déserte que couvrait un lit de cailloux des couleurs les plus variées. « C’est la Baie des Martyrs, nous dit un de nos bateliers, c’est l’endroit où saint Columba ou saint Colum, le patron de l’île, mit autrefois pied à terre. Ces cailloux, ce sont les moines ses disciples qui les ont entassés sur cette plage. L’une des punitions que les abbés du couvent infligeaient aux moines qui avaient péché, c’était de ramasser ces pierres et de les rassembler en tas ; la quantité de pierres à ramasser était proportionnée au nombre des péchés que chacun d’eux avait commis. » Comme ces tas couvrent une grande étendue du rivage et qu’il en est de fort hauts, on doit naturellement conclure qu’il y avait autrefois, dans l’île, d’incorrigibles pécheurs, et que le nombre en était grand.

Tandis que nous attendions nos bateliers qui traînaient leur barque sur le sable, pour la mettre hors de la portée des vagues en cas de mauvais temps, nous vîmes accourir une troupe nombreuse d’habitans de l’île, tenant à la main des colliers qu’ils voulaient à toute force nous passer au cou, et des bijoux et des colifichets dont ils voulaient remplir nos poches. Toutes ces bagatelles sont travaillées avec les pierres de la baie, avec les péchés des moines. Ces pierres sont de petits fragmens de granit rouge, de serpentine verte, de marbres et de porphyres de couleurs éclatantes, qui, à la marée montante, baignées par les eaux de la mer, brillent d’un vif éclat. Les habitans les font tailler, polir et monter en cachets, en bagues, par des ouvriers écossais, et les vendent comme amulettes aux curieux qui visitent leur île. Les hébridiens ont une grande confiance dans ces pierres qui leur paraissent d’autant plus efficaces, qu’elles sont plus grandes, c’est-à-dire qu’elles représentent de plus gros péchés. Dans les îles voisines, à Coll, à Tirée, à Skye, on fait un singulier usage des amulettes d’Iona ; elles servent de contrepoison et de préservatif à l’envoûtage ou aux enchantemens analogues auxquels les montagnards croient encore de tout leur cœur, quelques efforts que les ministres et les puritains aient pu faire pour déraciner de leur esprit ces ridicules superstitions. Un montagnard nous racontait, par exemple, fort sérieusement que, quand un amant dédaigné ou trompé voulait se venger de son rival plus heureux, il prenait, le jour de sa noce, trois fils de différentes couleurs ; à chacun de ces fils il faisait un nœud, et souhaitait en même temps un malheur à son rival : celui-ci devait nécessairement succomber à l’enchantement, à moins qu’au moment du mariage il ne se rendît à l’autel, le pied gauche déchaussé, et que, tandis que le prêtre prononçait les paroles sacramentelles, il ne plaçât sur ce pied une pierre d’Iona. « Grâce à ces amulettes, on est sûr, ajoutait-il, d’être toujours amant préféré et époux heureux. » Nous fîmes tous nos provisions de pierres d’Iona.

Notre barque était en sûreté ; les insulaires avaient aidé nos hommes à la traîner hors de la portée de la haute mer ; nous prîmes donc le chemin de la ville dont nous voyions fumer les toits à un demi-mille de nous. À mi-chemin, nous trouvâmes une grande croix de granit rouge au pied de laquelle un de nos bateliers se prosterna en priant à haute voix et en se frappant la poitrine avec autant d’ardeur qu’un Italien eût pu le faire ; étonné de son action, j’interrogeai son compagnon : « Mac-Gregor est papiste, nous dit-il ; c’est un des habitans d’Egg, la seule des Hébrides qui, avec Canna, soit restée catholique. La grande île de Rum, dont dépendent Egg et Canna, était également papiste quand le reste de l’Écosse était déjà protestant ; mais, grâce au ciel, ses habitans ont été convertis. — Grâce au ciel, ou plutôt grâce aux coups de bâton, reprit le catholique qui arrivait après avoir achevé ses dévotions. — Comment ! on les a convertis à coups de bâton ? — Oui, monsieur, et comme le bâton dont Mac-Leod, leur laird, se servit, était jaune, on appelait le protestantisme de nos voisins de Rum la religion du bâton jaune. Bien des années s’étaient écoulées depuis la réforme, et les pauvres gens de Rum, grâce aux exhortations de la sœur de Mac-Leod, leur laird, étaient restés bons catholiques. Chaque dimanche, guidés par leur patronne, ils se rendaient processionnellement à l’église pour entendre une bonne messe et non un méchant sermon. Mac-Leod, le frère de la sainte, qui d’ordinaire habitait le continent, était protestant ; un jour qu’il débarquait dans l’île de Rum, il rencontra la procession des catholiques qui se rendait à l’église ; Mac-Leod, de son côté, se rendait au temple qu’on avait bâti auprès de l’église et où le ministre l’attendait ; il ordonna donc à ses paysans de le suivre. Ceux-ci, encouragés par les paroles de la sœur du laird qui marchait avec eux, n’en firent rien et continuèrent leur route du côté de leur église. Alors Mac-Leod furieux s’élance en avant de la procession, et commande à l’homme qui menait la file de tourner vers le temple, et comme celui-ci restait immobile, il lui asséna sur la tête un si bon coup d’un bâton jaune qu’il tenait à la main, que le pauvre homme, étourdi, prit le chemin du temple au lieu de se rendre à l’église, et que tous les autres, excepté la sœur du laird, le suivirent sans faire entendre un murmure. Depuis cette époque, nos voisins de Rum sont restés protestans. »

L’habitant de l’île d’Egg achevait son récit comme nous arrivâmes dans la capitale de l’île. Cette ville s’appelle Threld ; elle se compose de cinquante à soixante maisons bâties en cailloux et en mortier, et qui n’ont que la terre pour plancher. Les toits formés de chevrons à peine attachés entre eux sont couverts de dalles de gazon et de fagots de bruyère réunis par des liens de bruyère ; le jour ne pénètre guère dans ces maisons que par la porte et par une ouverture pratiquée au haut du toit, qui sert d’issue à la fumée et qu’on a eu soin de ne pas placer au-dessus du foyer qu’autrement la pluie éteindrait. La population de ce hameau et de l’île entière ne se compose que de quatre cent cinquante à quatre cent soixante habitans qui, malgré l’apparence misérable de leurs maisons, vivent presque tous dans l’aisance. L’île d’Iona a trois milles de longueur sur un mille de largeur ; du côté de l’est, le sol est plat et d’une excellente qualité. Aussi toute cette plaine est-elle bien cultivée et très fertile. Vers l’ouest s’élève une chaîne de petites collines couvertes de bruyères et dominées par la montagne de l’Abbé dont la hauteur ne dépasse pas quatre cent cinquante pieds ; du côté du sud, les pentes de cette montagne et des collines sont décharnées, et les pointes du roc nu percent à travers les bruyères, les mousses et une épaisse couche de plantes sauvages.

Telle est cette île, fameuse entre toutes celles de l’archipel britannique, comme ayant été le berceau du christianisme et en même temps de la civilisation dans l’Écosse et le nord de l’Angleterre. Dans ces temps reculés et chez les peuples barbares qui habitaient alors les îles de l’ouest et les montagnes de l’Écosse, la civilisation marchait toujours à la suite du christianisme.

L’homme qui avait entrepris le grand œuvre de la conversion des habitans des îles et des montagnards de la Calédonie, avait bien cet enthousiasme persévérant et cette fermeté passionnée qui conviennent aux novateurs et aux apôtres. Columba, ou plutôt Colum, né dans l’île d’Erin (l’Irlande), avait été converti à la religion du Christ par les successeurs de saint Patrick. Sa jeunesse avait été orageuse ; il s’était fait prêtre à la suite d’un amour malheureux. Enflammé par l’exemple de Patrick et de Ninian, qui avaient converti l’un l’Irlande, l’autre les provinces du sud de l’Écosse, comprises entre la Clyde et le Solway ; encouragé, d’un autre côté, par le succès de Paulin, qui venait de faire adopter la religion du Christ au roi anglo-saxon Edwin et à sa femme Ethelberge, il résolut de prêcher la nouvelle croyance aux sauvages habitans des îles et des provinces du nord de la Bretagne. Ces peuples, alors comme aujourd’hui, étaient partagés en diverses tribus ou clans. Chacun de ces clans était gouverné par un chef, à la fois chef de la famille et chef de l’état. Ces peuples étaient pour le moins aussi féroces et aussi sauvages que le sont de nos jours les habitans de la Nouvelle-Galles du Sud ou de la Nouvelle-Zélande. Sans villes, sans commerce, sans lois, ne vivant que de la chasse ou de la pêche, leur religion n’était qu’un grossier paganisme ; ils pratiquaient le druidisme dans toute sa barbarie ; ils adoraient les vents, les nuées, les forêts, le feu du soleil. Leurs prêtres étaient les druides, leurs autels ces pierres druidiques (peulven, menhir ou dolmen) qu’on rencontre encore debout dans toutes les îles : sur ces autels coulait le sang de victimes humaines.

Colum n’avait pas le don des miracles comme saint Patrick, et n’était pas riche comme Paulin. Il ne pouvait pas offrir aux chefs des Scots, comme ce dernier, des tuniques de lin ornées de broderies d’or, ni des manteaux de laine fine ; il ne pouvait pas placer sur la tête de leurs femmes des peignes d’ivoire enrichis d’ornemens d’or[3] : Colum n’avait que le zèle et la patience de Ninian. Colum n’en persista pas moins dans sa périlleuse entreprise ; ne pouvant ni étonner les esprits, ni les séduire, il voulut les convaincre. Dans le printemps de l’an 565, au dire de Bède, l’historien saxon, tandis que l’empereur Justin régnait en Orient, Colum se hasarda, au milieu des détroits et des mers orageuses de l’ouest de l’Écosse, sur une misérable barque construite comme les barques danoises, avec quelques cerceaux d’osier recouverts de peaux de bœufs, et il aborda à Oronsay. Il était encore trop près des côtes de sa patrie qu’il pouvait voir et qui lui rappelaient d’amers souvenirs ; il remit donc à flot sa barque grossière, et, traversant de nouveaux bras de mer, il s’arrêta dans une petite île déserte, située sur la côte occidentale de l’île de Mull. Cette petite île, long-temps le sanctuaire des druides, s’appelait Hy ou en latin Iona. C’est là que Colum et ses compagnons d’aventures fondèrent un établissement qu’on appelait alors monastère, mais qui différait essentiellement de ce que l’on entendit plus tard par ce mot, et qu’on pourrait assez justement comparer à ces fondations philosophiques et industrielles que de nos jours quelques socialistes ont tenté d’établir. Colum, en effet, n’amenait avec lui que de pauvres ouvriers et des laboureurs. Les laboureurs enseignaient aux habitans des îles la manière la plus simple et la plus profitable de cultiver leurs terres en friche ; les ouvriers leur inculquaient les connaissances pratiques qui leur manquaient ; la prédication était l’accompagnement intellectuel de leurs travaux, le véhicule moral de leur pensée civilisatrice.

La petite colonie n’apportait guère aux habitans des Hébrides que l’exemple du travail ; mais ce qui distinguait ses membres des autres émigrans bretons, c’est que tous avaient reçu les ordres et avaient fait vœu de chasteté. Leur établissement prit donc le nom de monastère d’Hy. Pendant bien des années, les hommes dévoués qui l’avaient fondé vécurent ayant le glaive des barbares suspendu sur leur tête, et virent plusieurs fois les chefs des peuplades voisines débarquer dans leur île, le fer et la flamme à la main ; mais leur pauvreté et leur résignation désarmaient les cœurs de ces hommes avides : venus pour piller, ils trouvaient de pauvres ouvriers en prière, et ils priaient avec eux[4]. Colum prêcha pendant trente-deux ans dans les îles. Son monastère devint bientôt le plus célèbre de l’Europe septentrionale, et l’autorité et la puissance de son fondateur s’accrurent en raison de sa renommée. Colum eut des envieux qui l’accusèrent d’hérésie : la simplicité de la règle du couvent d’Iona pouvait donner prétexte à ces accusations, et il faut croire qu’aux yeux des rigoristes elles n’étaient pas sans fondement, puisque nous voyons qu’en 716 les moines d’Iona se réformèrent et se soumirent aux règles de l’église romaine.

Quoi qu’il en soit, Colum, de son vivant, put jouir du fruit de sa persévérante volonté. Désintéressée ou non, son ambition dut être satisfaite. Le pauvre réfugié irlandais vit à ses pieds les grands chefs des îles et du continent. Oswald, roi de Northumbrie, leur avait donné l’exemple ; chassé de son pays par les révolutions, il s’était réfugié dans le monastère d’Iona. Lorsque, à la suite de l’exil, il remonta sur le trône, il n’oublia pas ceux qui l’avaient secouru dans le malheur, et il enrichit et protégea le monastère naissant. Conal, roi ou chef d’Argyle, fut aussi le disciple ou plutôt l’ami de Colum. Aidan, successeur de Conal, voulut être sacré par l’ami de son père ; l’influence de Colum était déjà assez grande pour qu’Aidan vît dans cette cérémonie un moyen de consolider son autorité ; Gairtnart, successeur d’Aidan, se fit sacrer comme lui. Aidan mourut en 587, Gairtnart en 597. Tous deux voulurent être enterrés à Iona.

Lorsque, trente-deux ans après être descendu sur les plages désertes de la petite île d’Hy, Colum mourut, la plupart des clans du nord étaient chrétiens, l’homme qui les avait convertis était devenu pour eux l’objet de la plus grande vénération ; les peuples donnèrent à l’île où Colum résidait le nom de l’apôtre des Hébrides, et l’appelèrent Hy-Colum-Kill, l’île de la cellule de Colum. Plus tard l’île elle-même fut personnifiée, et on en fit une sainte. Sainte-Columba ; depuis la réforme elle a repris son nom d’Hy ou Iona.

Le monastère d’Iona avait atteint le plus haut degré de prospérité, quand, dans l’année 807, les rois de la mer, guidant une nombreuse flotte danoise, descendirent dans l’île et la saccagèrent. « Nous venons de leur chanter la messe des lances, disaient, avec des rires féroces, ces barbares, en dévastant le couvent ; elle a commencé de grand matin, elle a duré jusqu’à la nuit ! » Beaucoup de religieux furent tués ; les autres, avec Collach, leur abbé, se réfugièrent sur le continent, et, pendant sept années, Iona ne présenta plus qu’un monceau de ruines. Des moines de Cluny s’établirent au milieu de ces décombres, relevèrent les murailles du couvent, restaurèrent le monastère, et s’y maintinrent jusqu’à la réforme. À cette époque, il fut définitivement dissous, et ses revenus, qui étaient considérables, furent réunis à ceux de l’évêché d’Argyle.

Le monastère d’Iona, aux temps de sa prospérité, devint la pépinière des évêques des trois royaumes, et sa bibliothèque était fameuse dans toute l’Europe. Elle renfermait les archives de l’Écosse, et un nombre incalculable de manuscrits précieux et uniques qui furent ou dispersés ou détruits lors de la réforme. Cette bibliothèque avait, parmi les lettrés du moyen-âge, une sorte de réputation qui tenait de la fable. Boëce raconte, par exemple, fort sérieusement que Fergus II, compagnon d’Alaric, qui l’avait assisté au sac de Rome, rapporta, pour sa part du pillage de cette ville, un coffre rempli de manuscrits de toute espèce dont il fit présent au couvent d’Iona. Une seule réflexion suffit pour placer au rang des contes l’allégation de Boëce, c’est que le monastère d’Iona ne fut fondé que près de cent années après le sac de Rome par Alaric. Si donc des manuscrits venant de Rome ont été donnés au couvent d’Iona, ce n’a pu être que par quelqu’un des successeurs de Fergus, ce prince étant mort plus de quarante ans avant l’établissement du monastère de Colum.

Ces manuscrits du couvent étaient néanmoins fort précieux, et ce qui a pu donner lieu à la fable que nous venons de rapporter, c’est le voyage qu’Æneas Sylvius, depuis Pie II, fit en Écosse à la fin du XVe siècle, pour chercher dans la bibliothèque d’Iona ce qui avait été perdu des historiens romains, mais surtout de Tite-Live dont le couvent possédait, dit-on, un exemplaire complet. Plus tard, en 1524, beaucoup de ces manuscrits ayant été transportés à Aberdeen, on essaya vainement de les déployer : le parchemin en était si usé, qu’il tombait par écailles, sitôt qu’on y touchait.

Que reste-t-il aujourd’hui des splendeurs d’Iona ? Quelques tas de pierres que les moines ont laissés au bord de la mer, des monceaux de ruines, la haute tour de l’église du couvent et une croix encore debout. Ces ruines, que recouvrent en partie la mousse, le lichen et les plantes saxatiles, sont fort remarquables, car ces édifices écroulés en partie datent de diverses époques, et quelques-uns remontent à l’antiquité la plus reculée. Les monumens d’Iona feraient la fortune d’un antiquaire patient. Tout à l’heure nous essaierons de les faire connaître.

Les habitans de l’île appartiennent au clan des Mac-Leans ; le chef de la petite tribu de Threld, dont les revenus s’élèvent à une soixantaine de livres, étant absent, nous fûmes reçus par un de ses parens, bonhomme qui nous donna la plus généreuse hospitalité. Après nous avoir servi un copieux déjeuner, composé de gibier, de poisson et de viandes fumées, et dans lequel le porto ne fut pas épargné, il voulut être notre cicérone dans l’île, et il nous conduisit d’abord à la montagne de l’Abbé du sommet de laquelle on embrasse d’un seul coup d’œil la vue de l’île entière et des mers qui l’environnent. L’horizon, du côté du nord, est fermé par la chaîne des collines et des montagnes de l’île de Mull ; dans l’ouest, une longue suite d’îles aux côtes basses sortent de la mer, et la ligne brune qu’elles forment s’appuie sur de hautes montagnes bleues noyées à l’horizon dans une vapeur argentée ; Tiree et Coll sont ces îles basses, et ces montagnes lointaines appartiennent aux îles de Rum et de Skye. Enfin, au sud et à l’est, nous découvrîmes les côtes de l’Écosse couvertes d’une brume épaisse à travers laquelle on apercevait confusément quelques îles plus voisines.

La montagne de l’Abbé est située au centre de l’île, et sa hauteur est la même que celle de la butte Montmartre à Paris. Sur la partie ouest de la montagne on voit un enclos plein de pierres de formes bizarres que recouvre en partie un lit épais de mousse et de plantes sauvages ; cet enclos s’appelle le Cimetière des Druides, Clachnan Druinach, et, si l’on en croit les récits de l’évêque Pockoke, on y voyait autrefois une pierre ou autel druidique (dolmen)[5]. Ce sont là les ruines de l’époque fabuleuse, les monumens de la première origine d’Iona, qui fut l’Île des Druides, Inish Druinish, avant d’être l’île chrétienne, l’île de Saint-Colum. Au nord-est et au sud de la montagne de l’Abbé sont les ruines chrétiennes, le couvent des moines et le couvent des nonnes, les chapelles des deux couvens, la cathédrale et l’évêché.

Nous nous rendîmes d’abord au couvent des moines, qui, ainsi que l’évêché, ne présente plus qu’un amas de ruines. La cathédrale est située derrière le monastère, elle est bâtie en forme de croix. Sa longueur, de l’est à l’ouest, est de cent soixante pieds, et sa largeur de trente pieds à l’endroit du chœur et de la nef, et de soixante-dix au plus à l’endroit des transepts. La cathédrale est construite tout entière avec un granit rouge tiré du petit îlot des Nonnes. Le couvent des religieuses de Saint-Augustin avait été établi sur ce rocher voisin d’Iona, avant que le caprice d’une abbesse ne vînt l’accoler peu convenablement à celui des moines. Les murailles de granit de la cathédrale sont d’une épaisseur singulière ; aussi ont-elles résisté aux efforts du temps ; et tandis que les charpentes se sont rompues et que les toits se sont effondrés, elles sont restées debout dans toute leur majesté. La construction de cet édifice n’est pas uniforme, elle date de plusieurs époques. La partie la plus ancienne, c’est-à-dire le chœur, remonte au VIIe ou au VIIIe siècle ; ses piliers lourds et écrasés, les énormes pierres superposées par lits épais, qui ont servi à le construire, et ses voûtes arrondies en plein cintre, sont antérieurs au goût gothique et dénotent la transition du style romain au style normand. Ce chœur formait autrefois une église complète ; mais la prospérité d’Iona s’étant accrue, et le vaisseau du temple étant devenu trop étroit pour contenir l’affluence des fidèles, on ajouta une nouvelle église à l’ancienne ; cette nouvelle église composa la nef et les transepts : les transepts s’étendirent au point de soudure, et le clocher, ou la tour de l’ancienne église, qui se trouvait au-dessus du porche à l’extrémité opposée à l’autel, se trouva désormais placé entre les deux églises et au point d’intersection des deux branches de la croix. Cette nouvelle église, juxta-posée à l’ancienne, doit dater du XIe ou du XIIe siècle. La forme gothique a prévalu dans ses détails, mais elle a conservé, dans la masse, quelque chose de la lourdeur romaine. Ses arcades ogivales sont portées par des piliers de dix pieds de hauteur, les chapiteaux compris, et de neuf pieds de circonférence. Les chapiteaux de ces colonnes sont d’un travail curieux : chacun d’eux est orné de figures grotesques sculptées avec une naïveté qui approche déjà de la délicatesse des âges suivans. Les unes représentent des anges pesant des ames, les autres des démons jouant avec des pourceaux ; l’un de ces démons a une figure monacale qui doit avoir été sculptée d’après nature. La tour du clocher de la cathédrale a été bâtie peu de temps avant la partie gothique du monument ; mais, quelle que soit son ancienneté, elle est parfaitement conservée et sa solidité paraît encore à l’épreuve de bien des siècles. Elle n’aurait besoin que d’être recouverte et planchetée pour être habitable.

L’autel occupe l’extrémité orientale de l’église ; cet autel était composé de larges dalles d’un marbre blanc veiné de gris : il a été détruit presque entièrement par la superstition du peuple. Ces insulaires, quoique convertis aux doctrines de la réforme, regardent toujours un morceau de marbre de l’autel d’Iona comme un merveilleux talisman. Ils ont donc mis en pièces le marbre de l’autel, qui a dû faire bien des heureux. Dans la nef de l’église, on voit plusieurs tombeaux de pierre. Ces tombeaux sont disposés de manière à ce que la tête du mort soit toujours tournée du côté de l’orient.

En suivant la chaussée appelée Main-Street pour nous rendre à la chapelle du couvent des nonnes et au cimetière des rois, nous vîmes dans la plaine une croix d’un travail remarquable, formée d’un seul morceau de granit rouge de quatorze pieds de hauteur ; cette croix s’appelle la croix de Saint-Martin ! Je n’ai pu découvrir d’où lui venait ce nom : elle repose sur un piédestal de trois pieds de haut.

Le monastère des nonnes, comme celui des moines, ne présente qu’un amas de ruines. À peine reste-t-il quelques vestiges du réfectoire, et cependant ses salles furent habitées long-temps encore après la réforme, les religieuses chanoinesses de Saint-Augustin, qui occupaient le couvent, ayant obtenu du gouvernement d’alors la permission de vivre en communauté.

La chapelle du couvent est l’édifice le mieux conservé de l’île ; elle a cinquante-huit pieds de longueur sur vingt de largeur. Le toit de la nef est seul détruit, il était soutenu par une charpente dont les habitans de l’île ont fait du feu ; mais comme le toit du chœur était supporté par une voûte en pierres, cette partie de l’église est restée à peu près intacte. Cette voûte est ornée de voussoirs en saillie d’un travail délicat. À l’extrémité orientale de la chapelle, on voit encore le tombeau de la dernière abbesse. Ce tombeau est couvert d’une large dalle de marbre noir, sur laquelle est ciselée une figure de religieuse. Un ange est à sa droite, un ange à sa gauche, et au-dessus de sa tête la vierge Marie, tenant l’enfant Jésus dans ses bras. Sous ses pieds sont écrits ces mots en caractères saxons : Sancta Maria, ora pro me ! et, tout autour de la pierre, on lit l’inscription suivante, également en caractères saxons :

« Hic jacet domina Anna Donaldi Ferleti filia, quondam prioressa de Iona, quæ obiit M.D.XImo, cujus animam (altissimo) commendamus. »

— Où est le corps de Duncan ? demande Rosse à Macduff dans la nuit qui suit l’assassinat du vieux roi.

— On l’a porté à Colum-Kill, répond Macduff, dans ce dépôt sacré où reposent les restes de ses ancêtres, et qui garde leurs ossemens.

— Where is Duncan’s body ?
— Carried to Colm’s-Kill ;
The sacred storehouse of his predecessors,
And guardian of their bones
[6].

Hy-Colum-Kill, ou Iona, était, en effet, le lieu de la sépulture des rois d’Écosse, et Shakspeare, dans ces vers, est à la fois historien et poète. Le roi Duncan fut le dernier des monarques écossais qui fut enseveli dans l’île sainte. Malcom Commore, successeur de Macbeth, désigna Dumferline pour être, à l’avenir, la sépulture des rois. Buchanan, qui n’est ici que l’écho de la tradition, rapporte que quarante-huit rois ou chefs écossais, à partir de Fergus II jusqu’au fameux Macbeth, avaient leurs tombeaux dans le cimetière d’Iona. Plusieurs de ces princes étaient de la race d’Alpin. Une ancienne prophétie gallique avait, à ce qu’assurent les historiens, déterminé le choix que Fergus avait fait de cette île pour servir de sépulture royale. Voici les termes de cette prophétie :

« Seven years before that awful day
When time shall be no more,
A dreadful deluge shall o’ersweep
Hibernia’s mossy shore
 ;

The green-clad Isla, too, shall sink,
While, with the great and good,
Columba’s happier isle shall rear,
Her towers above the flood[7]. »

Cette prophétie avait cours dans toutes les îles du Nord. Huit rois norwégiens, ou plutôt huit vice-rois des Hébrides, quatre rois islandais et un roi de France dont la tradition n’a pas conservé le nom, avaient voulu être placés dans l’île privilégiée à côté des monarques écossais. Le cimetière d’Iona contenait donc les cendres de soixante-un rois et vice-rois, sans compter les dépouilles mortelles de plusieurs chefs des clans des îles ou des montagnes, qui regardaient comme un insigne honneur de placer leur pierre tumulaire à côté des sépulcres des rois.

L’endroit où sont ensevelis ces rois est entouré d’un mur ruiné en partie ; cette enceinte est placée au sud de la cathédrale ; on l’appelle Relig Ourain, ou le reliquaire d’Oran, du nom d’Oran, compagnon de Colum, en l’honneur duquel celui-ci avait fait bâtir une chapelle, qui s’élève encore au milieu du cimetière. Cette chapelle, le premier monument que Colum construisit dans l’île, au dire des légendes, est assez bien conservée. Elle renferme plusieurs tombes, dont quelques-unes sont de curieux monumens de la domination des Norwégiens dans les Hébrides. Sur l’une d’elles est gravé un navire pareil à celui qu’on voit dans les armes des rois norwégiens de l’île de Man. Près de la tombe norwégienne se dresse la pierre sépulcrale de Mac-Donald de Ilay et de Cantire, chef du nom, l’ami de Robert Bruce, et qui combattit avec lui à Bannockburn.

« Hic jacet corpus augusti filii, augusti domini Mc. Domhnill de Ilay. »

Telle est l’épitaphe du guerrier. Dans la même chapelle est placé le tombeau du fameux Allan-a-Sop, Allan de la Paille, ce bâtard de Mac-Lean de Duart dont Walter Scott nous a raconté l’intéressante histoire. Sur cette tombe est encore ciselée l’empreinte d’un vaisseau, sans doute parce que Allan de la Paille avait aussi commencé par être pirate ou roi de la mer.

Plusieurs chefs des diverses branches des Mac-Leans reposent aussi dans la chapelle d’Oran : Mac-Lean de Coll, armé de pied en cap et tenant une épée de la main gauche ; Mac-Lean de Duart, couvert d’une cuirasse, un bouclier à ses pieds et une épée de chaque main ; Mac-Lean de Lochast-buy, une épée d’une main et un pistolet de l’autre. Tous ces guerriers sont rangés côte à côte à l’entrée du monument. Ces grands chefs de Mull et des îles voisines, dont l’existence fut si turbulente, armés comme de leur vivant, dorment là du même sommeil. Une inscription à demi effacée, tel est le seul souvenir qu’ils aient laissé de leur puissance.

Ces tombes et celles de quelques abbés sont à peu près les seules qui soient restées intactes. Nous cherchâmes vainement les sépulcres des rois ; il n’en reste aucun vestige. Les débris des chapelles où on les avait placés, et qui, moins solides que la chapelle de Saint-Oran, ont été renversées de fond en comble, les recouvrent entièrement. Ces chapelles étaient au nombre de trois, et on distingue à trois monceaux de ruines la place qu’elles occupaient autour de celle d’Oran. On les appelait Jomaire-nan-righ, ou les tombeaux des rois. La plus considérable, fondée, dit-on, par Fergus II, portait pour inscription : Tumulus regum Scotiæ, et renfermait les restes des quarante-huit rois écossais ; dans la seconde reposaient les huit rois norwégiens, et, dans la troisième, les quatre rois islandais.

Il faut croire sur parole ce qu’on rapporte du nombre de ces tombes et des qualités des personnages qui y étaient ensevelis, car il est impossible de découvrir au milieu de ces ruines une seule inscription qui donne à ce sujet aucune lumière. Un antiquaire que le duc d’Argyle autoriserait à fouiller ces débris, ferait sans nul doute, dans le reliquaire d’Oran, des découvertes d’un grand intérêt sur les premières époques de l’histoire d’Écosse et sur la dynastie des fils d’Alpin. La chapelle de Saint-Oran et les trois chapelles royales sont entourées d’une multitude de pierres tumulaires de toutes les grosseurs et de toutes les tailles, mais dont on a peine à distinguer les formes à travers l’épaisse enveloppe de mousse, de graminées et de plantes saxatiles qui les recouvre. Pour découvrir et déchiffrer une seule inscription, il faudrait un jour de travail. On en a cependant recueilli un grand nombre en caractères galliques, islandais ou saxons. Le nombre de ces inscriptions recueillies était de trois cents environ en 1688. Elles furent données au duc d’Argyle, et perdues, à ce qu’on assure, lors des désastres qui frappèrent cette puissante famille.

À soixante-dix pas de la chapelle d’Oran, un morceau de granit rouge s’élève au milieu des ronces et des gramen. C’est, à ce que l’on assure, le tombeau du roi de France qui a été enterré à Iona. Quel était le nom de ce roi ? Quand fut-il enterré dans cette enceinte ? La pierre ne le dit pas, car ce morceau de granit est brut et n’a jamais porté d’inscription ; on le prendrait pour un peulven celtique plutôt que pour le tombeau d’un roi.

L’enceinte funèbre de Relig Ourain était un asile inviolable ; mais cependant ce droit d’asile n’était pas absolu, et les règles auxquelles il était soumis étaient en quelque sorte restrictives de l’abus. Le dialogue suivant peut nous en donner la preuve.

Une nuit, un Mac-Lean se présente à la porte de l’asile, tout couvert de sang ; des cavaliers le poursuivent.

— Pour l’amour de Dieu ! s’écrie-t-il, ouvrez à celui qui vient chercher asile dans la maison de Dieu !

— Confesses-tu que tu as grièvement péché ?

— Je le confesse.

— Te repens-tu ?

— Je me repens.

— Fais-tu serment de donner satisfaction au roi suivant la loi du pays ?

— J’en fais le serment.

Dans ce moment on entend le galop des cavaliers ; le garde de l’asile entr’ouvre la porte.

— Si tu as dérobé le bien d’autrui, tu vas jurer, avant d’entrer dans l’asile consacré, de ne plus commettre de vol.

— Jamais je n’ai dérobé le bien d’autrui et je jure de ne jamais commettre de vol.

— Si tu t’es rendu coupable de meurtre, tu vas jurer, avant d’entrer, de ne plus tuer.

Le fugitif reste muet, et cependant le bruit d’armes et de chevaux se rapproche.

— Jures-tu de ne plus commettre de meurtre.

— Je le jurerais si l’un des deux assassins de mon père n’était encore en vie. Je viens de tuer l’un, je tuerai l’autre.

Et le Mac-Lean s’enfuit, aimant mieux courir le risque d’être massacré par ceux qui le poursuivent que de renoncer à sa vengeance.

Si l’on avait forcé l’asile sans s’être préalablement soumis aux règles d’admission établies, et si sur la sommation du gardien on refusait d’en sortir, on était banni à perpétuité comme assassin, et les biens du réfugié étaient confisqués.

Les divers édifices d’Iona sont, comme on vient de le voir, dans un état complet de dégradation. Pendant les deux derniers siècles on les avait en quelque sorte oubliés ; rarement quelques curieux visitaient ces ruines dont la destruction s’avançait rapidement, car la main de l’homme aidait au travail des années ; les habitans d’Iona se servaient, en effet, de la cathédrale et des chapelles comme d’étables pour leurs bestiaux. Avaient-ils besoin d’une poutre ou d’une pierre pour construire leur chaumière, ils venaient les arracher aux toits ou aux murailles des vieux édifices. Au bout d’un petit nombre d’années, il ne fût rien resté de ces curieux monumens ; mais le dernier duc d’Argyle, mieux inspiré que ses prédécesseurs, a mis un terme à ces dégradations ; il a fait vider les chapelles, nettoyer en partie le pavé des immondices qui le recouvraient ; enfin il a fait élever, autour de l’ensemble des ruines, un mur et des barrières qui n’empêchent pas les curieux de les visiter, mais que du moins les bestiaux ne peuvent franchir.

En avant de ce mur, du côté du sud-ouest, on aperçoit une double muraille qui se prolongeait autrefois parallèlement du côté de la mer. Cette construction s’appelle aujourd’hui Dorus trayh, la porte du rivage. Des antiquaires prétendent que ce sont là les restes d’une galerie couverte qui s’étendait du couvent à la mer.

Notre pélerinage au couvent achevé, nous retournâmes à Threld en traversant une jolie plaine. Après les courses que nous avions faites les jours précédens, au milieu des collines stériles de l’île de Mull, nous ne pouvions nous lasser d’admirer la fécondité et la riche culture de cette partie de l’île sainte. Cette plaine nourrit la population d’Iona. Cette population, nombreuse pour le peu d’étendue de l’île, n’en exporte pas moins, chaque année, dans les îles voisines, des bestiaux et des grains.

La journée était avancée quand nous arrivâmes à Threld. Sir James nous avait fait préparer une splendide collation. La moitié d’un mouton bouilli, des poissons de diverses espèces, et d’excellentes pommes de terre de son jardin, en faisaient les frais. La nuit nous surprit comme nous étions encore à table faisant les dernières libations de wiskey et de vins d’Espagne ; nous la passâmes dans d’excellens lits dont la paille composait les matelas, les lits de plume et la couverture. Le lendemain, de grand matin, sir James nous éveilla en nous apprenant une bonne nouvelle. Un bateau du port de Tarbet dans l’île de Jura venait chercher à Iona le fils d’un fermier de Jura et sa macalive. Ce bateau était à l’ancre à deux portées de fusil de l’île dans le détroit qui la sépare de Mull, et il devait retourner à Tarbet dans la journée. Le patron proposait de nous prendre à bord comme passagers. Nous fîmes aussitôt nos conditions avec lui, et pendant que l’habitant de Jura embarquait sa macalive, nous déjeunâmes avec le reste du mouton de la veille, que sir James, véritable Anglais, accompagna de muffins, de groseilles noires et d’un nombre incalculable de tasses de thé. Tout en déjeunant, sir James nous racontait ce que c’était que cette macalive qui occupait toute l’île et qui nous intriguait quelque peu. Voici le résumé de ses explications. La macalive est une sorte de bail d’éducation, bail fort singulier du reste. Un laird, par exemple, envoie un de ses fils à un de ses tenanciers, souvent même à un ami ou parent éloigné, à la charge de le nourrir et de l’élever. À cet effet, en même temps que ce fils, il expédie, à l’homme qu’il a jugé digne de sa confiance, un certain nombre de vaches auxquelles le nourricier est tenu d’en joindre un nombre égal pour former un troupeau. Le laird, pour la pâture de ces bestiaux, cède à son tenancier une certaine étendue de terre, et pendant tout le temps que dure l’éducation de l’enfant, le nourricier et lui se partagent le produit des vaches. Si par hasard ce produit était insignifiant, qu’il fût par exemple d’un seul veau, il appartiendrait à l’enfant. Quand au bout de six ans le nourrisson quitte son père adoptif et retourne dans sa famille, il emmène avec lui toutes les vaches et la moitié des élèves ; ce troupeau est considéré comme sa dot et s’appelle la macalive. Ce bail, à la première vue, paraît moins productif qu’honorifique pour le nourricier, il lui est cependant fort avantageux. Supposons, en effet, que le nourricier ait fourni huit vaches et son pupille un même nombre ; le nourricier, en échange, a reçu sans aucune redevance des pâturages pour seize vaches pendant six ans ; la moitié des veaux de ces seize vaches et tout leur lait lui appartiennent. Il est facile de voir que les huit vaches qu’il abandonne sont loin d’égaler la valeur de la moitié des veaux, du lait et de la terre dont il a joui gratuitement.

Cette fois la macalive se composait d’abord d’un grand rustre de dix-huit ans (le pupille), et ensuite de trois vaches et de deux veaux (la dot) qu’on eut toutes les peines à hisser à bord de la barque avec de forts câbles, et qu’on déposa sur un lit de paille, à fond de cale, les quatre pattes solidement réunies. Les trois vaches beuglaient d’une manière lamentable, mais les veaux avaient l’air de résignation douloureuse familière à ces pauvres animaux.

La saison nous favorisait ; la mer était belle, le vent soufflait du large et nous poussait rapidement vers les côtes de l’Écosse. Les pays of Jura vers lesquels nous nous dirigions, grandissaient et s’allongeaient à vue d’œil ; le jeune homme à la macalive vint vers nous, et nous adressant la parole dans une sorte de patois hébridien, qui nous donnait une assez médiocre idée de l’éducation qu’il avait pu recevoir dans Hy-Colum-Kill, ce berceau des sciences en Écosse, qui aujourd’hui n’a pas même une école ; « Nous arriverons de bonne heure à Tarbet, nous dit-il ; voici une belle journée, et un steamer ne marcherait pas plus vite que notre barque. — Vous croyez ? — J’en suis certain, car un steamer n’a que ses machines pour l’aider, et nous avons à bord ce qui vaut mieux dans une navigation que toutes les machines d’un steamer. — Un bon vent ? — Non. — Le flux qui nous porte vers la côte ? — Nullement. — Un bon pilote ? dit le patron de la barque en se redressant. — Ce n’est pas encore cela. — Alors que voulez-vous dire, je ne puis deviner ? » Le jeune homme tira un petit morceau de marbre gris de sa poche, et me le montrant sans pourtant s’en dessaisir : « Voici, me dit-il, ce qui vaut mieux que toutes les machines, tous les pilotes et les meilleurs vents réunis ; c’est un morceau de l’autel de Colum-Kill… » Et ce disant, il se signa avec le morceau de marbre qu’il remit soigneusement dans sa poche. Notre vieux patron de barque, qui avait fait quatre voyages à Calcutta, et qui chaque été allait pêcher la baleine sur les côtes du Groënland, hocha la tête d’un air significatif, en entendant la singulière confidence du jeune homme. « Tout à l’heure, quand nous allons entrer dans le Whirlpool de Corryvrekan, si nous prenions plus à droite qu’à gauche, je voudrais bien voir si son caillou l’empêcherait de servir de déjeuner aux loups et aux chats de mer, nous disait-il en haussant les épaules. Tenez, quoique le vent porte d’un autre côté, et que nous en soyons encore à plus de six milles, entendez-vous Corryvrekan qui rugit ? » En effet, un grand bruit de mer, comme le grondement de la tempête entendue du rivage, à distance, retentissait dans l’éloignement. « Qu’est-ce donc que ce Corryvrekan ? demandai-je au pilote avec un air d’inquiétude qui parut lui plaire. — Corryvrekan, me répondit-il, c’est un gouffre situé entre les îles de Jura et de Scarba, un gouffre sans fond qui a déjà avalé plus de barques et de navires qu’il n’y a de mouettes sur le roc de Saint-Kilda. Quand la mer est haute, ses vagues tournoient, se soulèvent, bondissent et décrivent toutes sortes d’évolutions terribles autour des rocs qui servent de soupiraux au gouffre. Tout à l’heure, quand nous allons arriver au Corryvrekan, si, comme je le crains, la marée est trop forte, nous serons obligés de faire le tour de l’île de Scarba, plutôt que de passer par ce terrible couloir, car, malgré la pierre du jeune homme, notre barque et tout son équipage seraient bientôt engloutis. »

Une heure après ce dialogue, notre barque se présentait à l’entrée du whirlpool de Corryvrekan. La mer s’y engouffrait avec fureur ; ses vagues s’élevaient à une hauteur énorme, retombaient avec fracas, et faisaient jaillir au loin des masses d’écume et des nuages de brouillard ; le patron regarda avec inquiétude en avant de la barque, se saisit du gouvernail, vira de bord, et nous fîmes un demi-tour du côté de l’est, longeant le terrible whirlpool auquel Vrekan, le pirate norwégien, qui s’y perdit, a laissé son nom. Justement, au moment où nous tournions le dos au gouffre, un beau bâtiment à vapeur de Glasgow, qui revenait de l’île de Skye, s’y engageait sans hésiter, luttant victorieusement contre la furie des vagues et se perdant dans le nuage d’écume et de vapeur qui s’élevait du fond du gouffre. « Nous sommes arrivés trop tard, dit le patron ; la marée est haute, et mieux vaut faire une quinzaine de milles de plus par une jolie mer que de courir le risque de descendre dans le whirlpool. Qu’en dites-vous ? ajouta-t-il en s’adressant à notre crédule compagnon qui, tout à l’heure, au moment d’entrer dans le détroit, était fort pâle et paraissait avoir perdu un peu de sa confiance dans la puissance de son talisman. — Saint Columba nous eût tirés d’affaire, dit l’insulaire en levant les yeux et en regardant dévotement autour de lui pour être bien assuré que nous tournions toujours le dos au gouffre. — Si je prenais le camarade au mot et si je lui faisais courir quelques bordées à l’entrée du Corryvrekan, il aurait bientôt changé d’avis, murmura le patron en levant les épaules de pitié ; mais nous n’avons pas de temps à perdre, car c’est une dure promenade que le tour de l’île de Scarba, et il ne faudrait pas trouver le reflux de l’autre côté de Corryvrekan. » La mer, en effet, était fort agitée autour de l’île de Scarba, mais surtout dans le détroit qui sépare cette île des îlots de Lunga. Néanmoins, après trois heures d’une pénible navigation, nous avions passé sous le vent du Corryvrekan, et nous naviguions paisiblement dans le Sound de Jura. La journée était avancée quand nous débarquâmes dans cette île, au port de Tarbet.

Jura n’est qu’un énorme rocher de trente milles de longueur sur cinq à six milles au plus de largeur. La chaîne rocailleuse qui forme le corps de l’île est surmontée de deux monstrueux pitons qu’on appelle les paps of Jura. Du côté de l’ouest et du sud, le rocher se relève et se découpe en longues falaises qui pendent sur la mer ; du côté de l’est et du nord, les pentes s’abaissent insensiblement, et une plaine étroite s’étend entre la mer et les derniers gradins des montagnes. Cette plaine qui, du nord au sud, occupe un espace d’une vingtaine de milles, est la seule partie de l’île qui soit cultivée. La partie montagneuse de Jura est remplie de troupeaux de chèvres, de bétail noir, et abonde en gibier de toute espèce ; mais les rocs dont l’île se compose sont coupés de tant de crevasses et de ravins, et sont si confusément entassés l’un sur l’autre, que la chasse y est très difficile. Le steamer qui devait nous ramener à Glasgow ne passait devant Tarbet que le lendemain : nous profitâmes donc du reste de la journée pour visiter l’île. Nous avions pour monture ces petits chevaux du pays qui courent comme les chèvres au milieu des rochers. Nous nous dirigeâmes d’abord vers le hameau de pêcheurs de Lagg, et puis nous nous aventurâmes au hasard dans la campagne. Sur la plupart des collines et des rocs du voisinage, nous voyions de ces petits enclos en pierres sèches appelés duns dans les Highlands, et nombre de châteaux ruinés ; ces châteaux, construits tous sur un même plan, n’étaient réellement que des habitations de guerre ; une fois les clans désarmés et la paix établie dans les îles de par la loi, ces habitations incommodes furent successivement désertées par les lairds, qui aujourd’hui logent tous sans exception dans de jolies maisons bien distribuées, qu’ils ont bâties dans la plaine au pied du rocher au haut duquel s’élevait le château. Bien des causes se réunissaient pour rendre ces châteaux inhabitables. Ils étaient suspendus en quelque sorte à de hautes pointes de rochers, au sommet de monts qu’il fallait péniblement gravir. Comme les matériaux ne pouvaient que difficilement se transporter à ces hauteurs, on les avait ménagés. La plupart de ces châteaux ne se composaient donc que d’une tour massive à laquelle étaient accolées une ou deux tours plus petites. La tour principale était divisée en trois étages au plus ; ses murs avaient dix pieds d’épaisseur à leur base et à peu près cinq pieds d’épaisseur vers le sommet. Des fenêtres étroites étaient percées dans ces lourdes murailles. Un escalier en colimaçon conduisait d’un étage à l’autre ; le haut de la tour était recouvert d’un toit en pierres en forme de toit de pigeonnier ; des créneaux et quelquefois, dans les constructions plus considérables, d’étroits mâchicoulis couronnaient ces tours ; ces mâchicoulis servaient à donner passage aux poutres ferrées, au plomb fondu ou à l’huile bouillante que la garnison jetait sur les assaillans au moment de l’assaut. Ils dominaient d’ordinaire la porte et les ponts-levis, car l’assaut se donnait toujours de ce côté, les fenêtres étant trop étroites pour donner passage au corps d’un homme, et les créneaux trop élevés pour que des échelles pussent y atteindre. L’escalier, construit en pierres, afin qu’on ne pût y mettre le feu, était placé dans l’un des coins de la grosse tour. La garnison occupait le dernier étage et le rez-de-chaussée de ces édifices. La famille du laird se tenait dans l’étage du milieu que défendait un double mur ; ces demeures étaient donc sombres, étroites, et on ne peut plus incommodes. Un grand puits, des caves creusées dans le rocher, et au fond de ces caves un cachot, telles étaient les dépendances de ces châteaux. Une trappe donnait entrée dans le cachot au fond duquel on descendait le prisonnier par une échelle ou avec une corde, de façon à ce qu’une fois la corde et l’échelle retirées, il fût impossible d’en sortir.

Ces châteaux, mais surtout ces cachots, ont été le théâtre de tragiques aventures, que les insulaires vous racontent avec le tour d’esprit poétique qui leur est propre. À les en croire, chacune de ces prisons souterraines aurait été le théâtre de scènes plus lamentables et plus sinistres que les plombs et le fameux pont des soupirs à Venise. Ces récits rempliraient des volumes. Voici l’un de ceux qui nous a paru faire à la fois le mieux connaître les mœurs sauvages des anciens habitans de ces îles et présenter le plus d’intérêt.

Le lord Mac-Donald des îles, n’ayant pas eu d’enfans mâles, avait déclaré son héritier Hugh Mac-Donald, son neveu. Ce jeune homme, se voyant si près du pouvoir suprême, ne put résister à la tentation d’en jouir sur-le-champ. Il résolut donc de se défaire de son oncle, qui ne succombait pas assez vite, à son gré, sous le poids de l’âge et des infirmités. À force de séductions et de promesses, Hugh Mac-Donald parvint à faire entrer, dans un complot contre la vie du vieillard, plusieurs seigneurs du voisinage. Comme ceux-ci ne se fiaient pas aux seules promesses de ce neveu dénaturé, ils lui firent signer le traité de partage des dépouilles du lord, et apposèrent eux-mêmes leurs signatures au bas de cette pièce qui fut remise entre les mains du laird de Mac-Leod, le plus considérable d’entre eux. Le jour fut fixé pour l’exécution du complot, et tous les conjurés se tinrent prêts à agir au signal que leur chef devait leur donner.

Il arriva sur ces entrefaites que Mac-Leod, ayant vendu des bestiaux à un marchand de l’île de Skye, reçut en paiement de ces bestiaux un billet qu’il serra dans la même cachette que le traité. À quelque temps de là, le marchand, venant acquitter sa dette, redemanda son billet, et Mac-Leod qui, comme la plupart des seigneurs écossais de ce temps, ne savait pas lire, au lieu de ce billet, remit au marchand le traité signé par les conjurés. Le marchand, après avoir pris connaissance de cet écrit, estimant qu’il lui serait plus profitable que son billet, le serra soigneusement et le porta sur-le-champ au lord des îles, qui ne manqua pas, en effet, de lui donner une bonne récompense. La colère du vieux lord, quand il eut acquis cette irrécusable preuve de l’ingratitude de son neveu, fut portée au comble ; mais il fit un noble effort sur lui-même pour la surmonter, et, maître d’un premier mouvement, il résolut de se venger de la seule façon qui fût digne de lui. Il recommanda le secret au marchand, et il invita à un grand repas qu’il donnait à ses vassaux Hugh Mac-Donald et ses complices. Ceux-ci s’étant rendus à son invitation, il eut soin de placer à table chacun d’eux entre des hommes sur la fidélité desquels il pouvait compter. Le repas se passa comme tous les festins de l’époque, c’est-à-dire qu’on couvrit la table d’énormes quartiers de bœufs, de daims ou de cerfs, et d’une infinité d’oiseaux de terre et de mer rôtis et de poissons bouillis ou grillés. À la fin du repas, on servit les vins, toujours abondans dans ces îles, qui font leurs vendanges pendant les tempêtes, quand un navire d’Espagne ou de France vient se briser sur leurs côtes inhospitalières. Lorsque les coupes furent remplies, Hugh Mac-Donald se leva, et, approchant de ses lèvres sa tasse d’argent pleine de vin d’Espagne :

« À Mac-Donald, lord des îles, honneur, prospérité et longue vie !… dit le jeune homme en se tournant du côté de son oncle : mais celui-ci, interrompant le toast et redressant sa tête blanche d’une façon terrible :

— Mon neveu se trompe : c’est une mort prompte et non pas une longue vie qu’il me souhaite, » s’écria-t-il d’une voix irritée.

Hugh Mac-Donald, pâle et attéré, essayait de balbutier une réponse.

« Oui, tu viens de mentir, reprit son oncle avec un calme plus effrayant que ne l’était sa colère ; je sais que tu souhaites ma mort et que tu as résolu de la hâter !

— Quel est l’infâme qui peut avoir porté contre moi cette horrible accusation ?

— Cet infâme, c’est toi-même ! »

Et le vieillard, tirant de son sein le traité que jusqu’alors il avait tenu caché :

« La preuve, la voici, lui dit-il ; tiens, lis, ajouta-t-il en lui passant le traité… Et vous, lairds de Mac-Neil, de Duart et de Mac-Leod, lisez comme lui !… »

Le chef des conjurés et ses complices, interpelés d’une si brusque façon et se voyant découverts, restaient muets et consternés, s’attendant tous au dernier supplice. Mais le vieux lord, reprenant la parole ;

« Je devrais faire subir à chacun de vous le sort que vous m’aviez destiné, leur dit-il, mais j’aime mieux voir en vous des hommes faibles, séduits par un déloyal et un ingrat, que des coupables endurcis. Je veux donc vous faire grace, je veux même pardonner au plus coupable d’entre vous, à mon neveu Hugh Mac-Donald ; sa grande jeunesse et son inexpérience ont pu seules le porter à commettre une action si criminelle ; j’aime à le croire. Je lui pardonne donc aussi, laissant à sa conscience le soin de le punir ; mais si, au lieu de se repentir, il persistait dans ses coupables desseins, écoutez le serment que je fais devant vous ; je jure par tous les saints du paradis, je jure de lui faire subir un supplice tel qu’on s’en souviendra long-temps après nous dans les îles ! »

Mac-Donald, se levant de table, fit ensuite prêter à tous ceux qu’il venait d’amnistier un nouveau serment de fidélité et les congédia. Mac-Leod et ses compagnons furent touchés de la générosité du vieux seigneur, et cessèrent de comploter sa mort ; mais son neveu, dont l’ame était moins noble, loin d’être désarmé par la bonté de son oncle, prit sa longanimité pour de la faiblesse, et, regardant comme de vaines menaces l’avertissement terrible qu’il venait de lui donner, il ourdit contre lui de nouvelles trames. Cette fois, ne trouvant plus de gentilshommes pour le seconder dans ses odieux projets, Hugh Mac-Donald donna sa confiance à des assassins de bas étage ; mais, comme il ne voulait pas leur payer d’avance une partie de la somme qu’il leur avait promise pour prix du meurtre, ceux-ci le vendirent au lord des îles.

Le vieux seigneur, ayant acquis la preuve certaine de cette nouvelle trahison de son neveu, le fit saisir par ses hommes d’armes, et, refusant de le recevoir et de l’entendre, il leur donna ordre de le précipiter dans la prison du château. Quand on l’eut déposé sur la pierre, on retira l’échelle, on laissa retomber la trappe, et, pendant trois jours et trois nuits, on le laissa sans alimens. Le malheureux, succombant aux angoisses de la faim, demandait à grands cris des vivres ou la mort, quand tout à coup la pierre qui fermait la voûte du caveau se leva, et un énorme morceau de bœuf salé fut jeté au prisonnier qui s’en saisit avec avidité et le dévora. Sa faim n’était pas encore apaisée, quand Hugh Mac-Donald se sentit consumé d’une soif ardente. « De l’eau ! de l’eau ! cria-t-il avec instance, de l’eau, une seule goutte d’eau ! toute ma vie pour une goutte d’eau ! » Long-temps ses cris se perdirent dans la nuit et restèrent sans réponse ; déjà le prisonnier, s’abandonnant au désespoir, essayait par mille moyens de tempérer l’ardeur qui le dévorait, léchant les murailles visqueuses et les dalles humides de sa prison, quand tout à coup la trappe se soulève de nouveau, et un grand vase est descendu. Le malheureux le soulève avec transport et le porte à ses lèvres… Le vase était vide ! Alors la lumière se retire, la pierre retombe, et Hugh Mac-Donald comprend toute l’horrible vérité des menaces de son oncle. Il était condamné à mourir de soif. Combien de temps dura son supplice ? Nul ne le sait.

On voit encore sur la terre humide, au fond de ces noirs caveaux, des débris de chaînes et les ossemens des malheureux qui succombèrent sans doute dans des supplices du même genre ; parmi ces captifs, il y en avait auxquels on scellait un pied ou une main dans l’épaisseur de la muraille, et qu’on laissait mourir de gêne et d’épuisement, dans la position où ils se trouvaient. D’autres étaient liés deux à deux et s’entre-dévoraient dans les ténèbres ; d’autres, renfermés dans des cages de fer, ne pouvaient ni se coucher, ni s’asseoir, ni se tenir debout. Tout ce que l’imagination des hommes peut introduire dans les supplices de raffinemens cruels, fut tour à tour épuisé par chacun des maîtres de ces châteaux.

Ces chefs hébridiens, aux mœurs rudes et quelquefois féroces, ne manquaient pas cependant de la générosité familière aux peuples barbares. Sur les murailles d’un de ces vieux châteaux qu’habitent aujourd’hui la belette et le hibou, et qui autrefois appartint aux Mac-Leans, on lit l’inscription suivante, à demi effacée par le temps :

« Qu’un homme du clan des Mac-Lonish vienne frapper à la porte de ce château, et fût-il minuit, eût-il à la main une tête humaine, la porte s’ouvrira, et le Mac-Lonish trouvera asile et protection contre tous, le roi excepté. »

Voici à quelle occasion cette inscription fut placée sur ces murailles. Le laird de Mac-Lean, fils de ce Jean Gerves, dit le géant, dont nous avons raconté précédemment l’histoire, avait obtenu de Jacques II la propriété des terres de Lochiel confisquées pour crime de haute trahison. Mac-Lean résolut de faire valoir ses nouveaux droits ; il rassembla tous les hommes de son clan capables de porter les armes, et, comme il prévoyait que la résistance serait vive, peut-être longue, et qu’il ne voulait pas laisser sa femme seule dans son château, il l’emmena dans son expédition. Les barques qui portaient sa petite troupe prirent terre au fond du Linnhe-Loch au pied du Ben-Nevis, à l’endroit même où, depuis, le fort William a été construit. Les soldats de Mac-Lean opérèrent leur descente sur les terres de Lochiel sans rencontrer la moindre résistance ; Lochiel cependant était bien décidé à ne pas abandonner ses domaines confisqués sans en faire payer cher l’acquisition à Mac-Lean : il avait donc assigné aux divers clans dont il était le chef l’extrémité du Loch-Ness pour rendez-vous, et, sur tous les points de la côte où il supposait que les Mac-Leans débarqueraient, il avait placé d’actives sentinelles chargées d’observer l’ennemi.

À peine les sentinelles placées au bord du Loch-Linnhe eurent-elles vu débarquer les gens de Mac-Lean que, s’enfuyant de toute leur vitesse, elles prirent le chemin des montagnes pour donner à leurs compagnons le signal de la guerre. Ce signal se donnait de la manière suivante : les soldats, placés en sentinelle, tenaient à la main un bâton brûlé à l’un de ses bouts et trempé dans le sang à l’autre bout. Ce bâton, chacun d’eux le remettait au premier homme du clan menacé qu’il rencontrait dans sa course ; celui-ci devait courir, le bâton en main, jusqu’à la capitale de ce clan, à moins qu’en chemin il ne rencontrât un autre des membres de la même tribu qui prît le bâton et courut à son tour. Ce signal, transmis de mains en mains, arrivait avec une étonnante vitesse dans chaque village de chaque vallée. À sa vue, chacun des hommes en état de manier la claymore était tenu de s’armer et de se rendre à l’endroit désigné comme lieu de rassemblement en cas de guerre ou d’invasion. L’apparition du bâton contenait, en effet, un avis et une menace. C’était une façon de dire à chaque montagnard : L’ennemi est là ! tout homme qui refusera de le combattre verra sa maison brûlée et son sang répandu.

Les Camérons de Lochiel étaient tous des gens dévoués à leur seigneur et n’avaient pas besoin de cette menace pour se rendre à leur poste ; aussi Mac-Lean, en s’avançant dans l’intérieur des terres, eut-il bientôt à combattre toute la population de la contrée. Il fit bonne contenance cependant. Il poussa jusqu’aux rives du Loch-Ness où il savait que Lochiel l’attendait avec le gros de son armée ; il espérait le vaincre et avoir ensuite bon marché de ces clans dispersés. Le combat s’engagea sur l’emplacement même du fort Auguste. Les Mac-Leans durent céder au nombre ; Lochiel fut vainqueur, et ses mesures étaient si bien prises, que pas un seul homme du clan des Mac-Leans ne s’échappa : chefs et soldats, tout fut tué.

La femme de Mac-Lean tomba au pouvoir du vainqueur ; comme elle était enceinte, on épargna sa vie, et Lochiel la confia à Mac-Lonish, chef d’une tribu alliée des Camérons. Lochiel, comptant sur son dévouement, lui recommanda de la manière la plus formelle, et en accompagnant sa recommandation de terribles menaces, de mettre à mort l’enfant dont lady Mac-Lean accoucherait, si cet enfant était du sexe masculin ; si cet enfant était une fille, il pourrait lui laisser la vie.

Lady Mac-Lean mit au monde un enfant mâle.

Heureusement pour la pauvre mère et le nouveau-né, la femme de Mac-Lonish, qui s’était liée d’amitié avec la veuve de Mac-Lean, accoucha d’une fille le même jour que celle-ci accouchait d’un garçon ; le dévouement de Mac-Lonish à Lochiel son chef n’avait pas éteint chez lui tout sentiment d’humanité : il écouta les prières des deux femmes, et, se prêtant à une généreuse supercherie, il substitua sa fille au fils de lady Mac-Lean, dont sa femme fut censée être la mère.

L’héritier de Mac-Lean, sauvé de cette façon, recouvra dans la suite les domaines de ses pères ; ce fut pour reconnaître la généreuse pitié de Mac-Lonish qu’il fit de son château un lieu de refuge pour tous les Mac-Lonish, contractant, en outre, l’engagement de nourrir, d’élever et de protéger l’héritier direct de cette famille jusqu’à sa majorité, comme il avait été élevé, nourri et protégé par leur père.

Dans la suite, ce droit d’asile fut plus d’une fois invoqué, et toujours accordé avec empressement ; la dernière demande de protection réclamée par un Mac-Lonish date de 1743. Elle fut faite par un homme du clan des Mac-Lonish qui s’appelait Owen Caméron, et que Lochiel, son seigneur, poursuivait comme complice du meurtre de Mac-Martin. Le laird de Mac-Lean brava les menaces et la colère de Lochiel, et donna asile au meurtrier. De nos jours, le droit d’asile n’existe plus ; les lois nouvelles l’ont supprimé ; mais la partie de l’engagement des lairds de Mac-Lean, qui n’est pas contraire à ces lois, est toujours religieusement exécutée, et, par une réciprocité touchante, le laird de Coll, héritier des Mac-Leans, élève toujours dans sa maison comme un de ses propres enfans l’héritier des Mac-Lonish.

Avant que nous fussions de retour à Tarbet, la nuit était devenue profonde ; les histoires de meurtres et de supplices que nous racontaient nos compagnons nous remplissaient de pensées tristes ; les élémens d’ailleurs s’étaient mis à l’unisson de ces lugubres souvenirs, le vent soufflait avec fureur entre les rochers, et le ciel versait les torrens d’une pluie glaciale. Quand le sentier que nous suivions se rapprochait des plages solitaires de Jura, les mugissemens de la mer nous assourdissaient, et ses vagues lourdes et phosphorescentes, se déroulant avec fracas sur les grèves rocailleuses, venaient bondir aux pieds de nos chevaux, et les couvraient de leur écume.

L’hospitalité de notre hôte de Tarbet, à laquelle le comfort n’était plus étranger, nous tira de nos idées sombres, et nous fit oublier nos fatigues. Quoi de plus réjouissant en effet qu’un excellent souper, servi au coin d’un bon feu, à quelques pas d’un bon lit, surtout après nos repas sur les rochers de Mull et nos lits de bruyère d’Iona !

Le lendemain, au point du jour, nous montions à bord de l’Aigle, beau steamer qui revenait de Long-Island et qui se rendait à Glasgow.


Frédéric Mercey
  1. Voyez la livraison du 15 juillet 1838
  2. Dans la Bretagne, ces éminences artificielles composées de pierres amoncelées s’appellent galgals.
  3. Henrici Huntingdon hist., pag. 327.
  4. Horæ britannicæ, tom. II, pag. 302.
  5. Pierre verticale supportant une autre pierre placée horizontalement, ayant la forme d’un T majuscule.
  6. Shakspeare, Macbeth, act. II, sc. IV.
  7. Sept ans avant ce jour funeste,
    Où tout, jusqu’au temps, doit finir,
    Un déluge doit engloutir
    L’Hibernie à la rive agreste,
    Et les vertes plaines d’Isla ;
    Tandis que l’île sainte où vécut Columba,
    Par un miracle préservée,
    Dominera les flots de sa tour élevée.