Souvenirs littéraires/09

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Souvenirs littéraires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 50 (p. 721-755).
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NEUVIÈME PARTIE.


XVII. — LE DÉCRET DU 17 FÉVRIER.

Si M. Génie, chef du cabinet de M. Guizot au ministère des affaires étrangères, a laissé des Mémoires, on y trouvera sans doute le récit de certaines négociations qui servirent de préliminaires au coup d’état du 2 décembre 1851. Souvent je lui ai entendu raconter les péripéties d’une sorte de mission secrète dont il avait été chargé par le prince Louis-Napoléon auprès de hauts personnages que je n’ai pas à nommer. Des souvenirs que M. Génie détaillait avec complaisance, il résulterait que le coup d’état, arrêté en principe dans la pensée du président, devait être d’abord une simple révolution parlementaire, mais que, sous l’influence de conseils écoutés, le plan s’était peu à peu modifié et avait abouti à une action militaire suivie d’un gouvernement personnel.

L’affaire fut violente ; le premier jour, Paris resta presque indifférent ; le second jour, on s’étonna, et il y eut quelque velléité de fronde ; le troisième jour, qui était le jeudi, on s’émut et, dans les ondulations de la foule, on put reconnaître les symptômes d’un soulèvement prochain. La répression, — ou l’agression, — fut brutale ; les soldats, lâchés sur le boulevard, tirèrent au hasard et à toute volée ; on envoya quelques boulets de canon dans des maisons pacifiques, on tua des passans, on blessa des arbres, on enfonça des portes. Nulle part on ne résista sérieusement; deux ou trois barricades furent élevées dans le quartier Saint-Antoine. Sur l’une d’elles, un représentant du peuple, Baudin, fut tué. On a évoqué ses mânes ; on l’a couronné des palmes du martyre ; on a dit qu’il était mort pour la défense des lois et l’inviolabilité parlementaire. Je n’en crois rien ; car, le 15 mai 1848, il était avec les envahisseurs de l’assemblée nationale, qui ne se souciaient ni des lois, ni de l’inviolabilité du parlement issu du suffrage universel[1]. Il en est ainsi dans notre pays ; le même acte est glorieux ou criminel selon qu’il se produit aux ides ou aux calendes, selon qu’il a pour auteur Gracchus ou César. La justice abstraite ne nous appartient plus ; elle ne peut appartenir à un peuple pour lequel tout fait accompli devient légal par cela seul qu’il est accompli. Depuis le 10 août 1792, je ne vois que la royauté de Charles X qui se soit appuyée sur la légalité : tous les autres gouvernemens qui se sont succédé en se détruisant les uns les autres sont issus d’un coup de main ou d’un coup de force, ce qui ne les a pas empêchés d’être légaux. Si la forteresse du Mont-Valérien n’avait été réoccupée en temps opportun après la journée du 18 mars, la commune devenait légale. Nous tournons dans un cercle vicieux : les révolutions engendrent le despotisme; le despotisme engendre les révolutions; chez nous les oscillations du pendule politique sont excessives ; tantôt une extrémité, tantôt l’autre, bien rarement le milieu, où est la force et la sécurité. Le coup d’état du 2 décembre était une conséquence de l’incertitude dans laquelle la France vit depuis quatre-vingt-dix ans : c’est un incident du mode d’existence qu’elle a adopté. On a dit que le président n’avait fait que prendre les devans sur l’assemblée et que, s’il n’eût agi le 2 décembre, il était huit jours plus tard arrêté, incarcéré, déposé. Cela est possible, mais je n’en sais rien.

L’acte qu’il venait de commettre était un acte de violence, et cela suffisait pour qu’il me déplût. La bourgeoisie n’était point pour regimber contre un gouvernement qu’on lui imposait sans la consulter. Elle devait le subir, puis s’y accoutumer et enfin l’admirer. Je me rappelle, peu de jours après le 2 décembre, sur la grande porte de la salle construite dans la cour du palais législatif pour abriter l’assemblée, avoir vu un dessin, grossièrement indiqué à la craie, qui avait une énergie symbolique dont je fus frappé. On avait tracé un triangle; sur le premier côté on avait écrit : Caporal Pioupiou; sur le second : Père Oremus; sur le troisième : Jacques Bonhomme, et dans la partie sertie entre les trois lignes : Enfoncé le bourgeois ! C’était bien là, en effet, le système qui allait essayer de se fonder en s’étayant sur l’armée, sur le clergé, et sur la démocratie, au détriment de la bourgeoisie, c’est-à-dire de la classe censitaire qui avait gouverné la France pendant le règne de la dynastie de juillet, qui avait essayé de ressaisir le pouvoir après la révolution de lévrier, et qui croyait bien avoir fait un coup de maître lorsqu’elle vota la loi du 31 mai 1850, en vertu de laquelle, tout en conservant son nom, le suffrage universel n’était plus que le suffrage restreint.

Depuis que la politique est devenue, — sans métaphore, — un champ de bataille, depuis que, le bulletin de vote ne suffisant plus à l’impatience des ambitions, on a recours au fusil, au canon et même au pétrole, il est bien difficile d’éprouver quelque intérêt pour les vainqueurs et de garder quelque commisération pour les vaincus. Un seul fait est à retenir : la dureté de la répression, la sévérité du vainqueur. Après juin 1848, après décembre 1851, proscriptions et internement en Algérie. Des gouvernemens issus d’origine différente, appuyés sur des principes dissemblables, usent des mêmes procédés et se les reprochent. J’avais beau ne pas me mêler de politique et rester en dehors du choc des partis, je n’en étais pas moins stupéfait en voyant les hommes que l’on poussait hors de la frontière. Quoi ! Thiers, Duvergier de Hauranne, Charles de Rémusat! à quoi bon ces rigueurs inutiles et sur lesquelles on allait être obligé de revenir? Et Victor Hugo ! quel deuil pour ceux qui l’admiraient ! quelle imprudence pour ceux qui le chassaient et lui mettaient en main la plume des Châtimens ! « N’offense pas les poètes vivans! a dit Henri Heine ; ils ont des flammes et des traits qui sont plus redoutables que la foudre de ce Jupiter qui lui-même a été créé par les poètes ! »

J’avais été une fois à l’Elysée avant le coup d’état, je n’y retournai plus ; la presse était grande pour y entrer ; on s’y étouffait. Vaincu, le président eût été traqué comme un loup ; vainqueur, il devenait un sauveur, un héros, un génie. Quelques enthousiastes anticipés disaient : « Il est plus fort que son oncle! » Le fait était le même cependant devant la morale: pour elle, il n’y a ni vainqueurs ni vaincus, il y a des innocens ou des coupables, car le succès et la défaite restent extérieurs à l’action même. Les sages vivent en dehors de ces événemens et ils ont raison ; ils sont certains du moins de ne pas être entraînés avec la foule ni à des applaudissemens ni à des anathèmes immérités ; ils se rappellent le mot de Roger Bacon : « Ce qui est approuvé du vulgaire est nécessairement faux. » Il me semble que le despotisme n’est pas, ne peut pas être fait de la volonté d’un seul homme et qu’il est le produit de la servilité humaine. N’est-ce pas après la mort d’Auguste que Tacite a : Et ruerunt ad servitutem ? Le peuple de Paris avait failli se soulever le 4 décembre et se serait soulevé si les régimens n’avaient tiré à tort et à travers ; ce même peuple battait des mains lorsqu’il apercevait le président et l’entourait d’une telle foule que les chevaux de sa voiture avaient parfois peine à avancer. Un chansonnier qui eut quelque popularité, Pierre Dupont, avait eu toutes les violences de langage contre présidence décennale et contre l’empire. C’était un opposant systématique. Un jour, plusieurs années après le 2 décembre, l’empereur passait sur le boulevard des taliens; sa voiture découverte allait au pas ; on criait, on applaudissait, on agitait les chapeaux ; j’étais là et je regardais. Un grand garçon de chevelure et de barbe blondes fendit la foule, s’approcha de la voiture et à très haute voix dit : « Sire, donnez-moi une poignée de main. » Napoléon hésita. L’homme reprit : « J’en suis digne, » et cria : « Vive l’empereur ! » C’était Pierre Dupont. Était-il donc devenu impérialiste? Nullement. Il avait obéi à une impulsion irraisonnée, provoquée par l’afflux nerveux qui se dégage des foules et qui pousse souvent les hommes les plus froids à des actions contradictoires à leur vie entière. La bouche publique qui maudit est la même qui a acclamé ; c’est pourquoi il faut se fermer les oreilles et ne l’écouter jamais. On doit savoir être impopulaire si l’on veut rester en paix avec soi-même.

On avait enlevé la tribune parlementaire. « Otez-moi ça ! » avait dit le président en la touchant de sa canne. On avait exilé bien des hommes éloquens ; on avait supprimé bien des journaux ; le mot d’ordre était : Silence. La France ressemblait à une chambre de malade; on y parlait à voix basse. Il fallait cependant régler les conditions d’existence des journaux auxquels on permettait de subsister, et on promulgua le décret législatif du 17 février 1852. Sous la convention, on guillotinait les journalistes ; pendant la présidence décennale et sous le second empire, on ne guillotina que les journaux : il y eut progrès. La presse périodique ne relevait que de l’administration, comme les filles : premier avertissement, second avertissement, troisième avertissement, suspension, suppression. Ce régime fut odieux : les journaux qui l’ont supporté ont su ne pas mourir. Personnellement, il ne pouvait m’atteindre ; jamais nulle loi, nul décret ne m’a gêné ; j’ai toujours dit ce que je voulais dire, ce qui prouve que ce que je disais n’était pas bien redoutable. J’ajouterai que, n’ayant jamais fait de journalisme, j’échappais nécessairement aux rigueurs qui frappaient les journaux ; mais je n’en souffrais pas moins de ces entraves inutiles, de ces entraves puériles dans lesquelles on étreignait la presse jusqu’à l’étouffer. Il fallait tourner plus de sept fois sa plume entre ses doigts avant d’écrire un mot, car, ainsi que devant le tribunal de la pénitence, on pouvait pécher par pensée, par parole, par action et par omission. Le dispensateur des coups de férule, à la fois juge et partie, était un et multiple. L’administration, exercée en province par les préfets et par les sous-préfets, était représentée à Paris par le ministre de l’intérieur, qui, en bon collègue, ne refusait rien aux ministres, directeurs, chefs de division, chefs de bureau, lorsque ceux-ci demandaient « un exemple. » Comme toujours, les subalternes se montraient les plus durs dans la répression ; si l’on arrivait jusqu’au ministre, on avait quelque chance d’être épargné; si l’on parvenait à monter jusqu’à l’empereur, il levait les épaules et disait : « Ces gens-là sont trop bêtes! » Je n’en disconviens pas. Certains salons, certaines alcôves exerçaient la toute-puissance ; toucher aux amis de la dame du lieu, c’était s’exposer aux foudres des Jupins administratifs, qui gardaient volontiers un petit tonnerre en réserve au service des maisons où l’on dînait bien. L’empereur ignorait ces vilenies, mais on les commettait en son nom, sous prétexte de protéger son régime, et l’histoire est en droit de les lui reprocher. Je citerai un exemple de la façon de procéder de ce temps-là, et comme j’étais en cause, je sais l’anecdote par le menu.

Le 16 mars 1854, je lisais au coin de mon feu, lorsque je fus prévenu qu’un employé de la sûreté générale désirait me parler. Je donnai ordre de l’introduire et je vis un jeune homme fort aimable qui me dit : « M. le directeur de la sûreté générale voudrait avoir un entretien avec vous. » Je répondis que j’étais prêt à déférer à toute lettre de convocation qui m’indiquerait le jour et l’heure de l’audience. Le jeune homme reprit en souriant : « J’ai une voiture en bas et je suis chargé de vous amener le plus tôt possible. » Cela devenait grave ; je fis rapidement mon examen de conscience et ne me trouvai coupable d’aucun méfait. Je ne savais trop ce que c’était que la sûreté générale. Le mot sonnait désagréablement à mes oreilles, comme eût sonné le nom de Pierre-Encise ou de Pignerol; en outre, j’avais beau me creuser la cervelle, il m’était impossible de deviner le motif de cet enlèvement et je trouvais excessif de m’envoyer chercher en voiture à mon domicile par un messager très courtois, il est vrai, mais qui rappelait un peu trop les exempts du temps du duc de La Vrillière. Le directeur de la sûreté générale se nommait Collet-Meygret ; je fus introduit près de lui, et comme il ne m’invita pas à m’asseoir, je m’installai dans un fauteuil. La lèvre épanouie, le regard protecteur, la voix importante, Collet-Meygret me dit : «Nous désirons, monsieur, le gouvernement exige que les faits qui se sont produits hier au soir à la Comédie-Française ne soient pas portés à la connaissance du public. » Je m’inclinai. « Vous comprenez ? — Parfaitement ; mais j’ignore ce qui s’est passé au Théâtre-Français. — Il n’importe, monsieur ; les incidens auxquels je fais allusion peuvent vous être révélés et je vous avertis que l’on n’en doit point parler dans la Revue de Paris. — Soit; mais de quoi est-il question? — Je n’ai pas à vous l’apprendre ; j’ai simplement voulu vous donner un avertissement verbal, afin de n’avoir pas à vous infliger un avertissement officiel. — C’est tout ce que vous avez à me dire ? — Oui, monsieur. » Je me retirai. Quel événement a donc pu motiver une pareille communication? A-t-on voulu assassiner l’empereur? Avait-on miné la loge impériale? Le ministre d’état s’était-il montré sur la scène en figurant de tragédie ? En tout cas, le fait doit être grave. Le plus simple était de s’enquérir ; je montai aux bureaux de la Comédie-Française et j’appris la vérité. — Je préviens le lecteur que je ne me moque pas de lui.

Une demoiselle Lévêque, qui se faisait appeler Dartès, grande fille ou femme, déjà marquée, brune, maigre, de démarche saccadée, s’était imaginé qu’elle était née tragédienne et qu’elle n’avait qu’à paraître derrière la rampe d’un théâtre pour supplanter Rachel. Cette demoiselle Dartès avait une petite notoriété qu’elle devait à sa liaison avec Charles Ledru, qui, après avoir plaidé pour la partie civile contre Contrafatto, s’évertuait à faire réhabiliter ce misérable et, de ce fait, avait été exclu de l’ordre des avocats. La demoiselle Lévêque, dite Dartès, surnommée Mme Ledru, avait, grâce à des influences dont j’ignore l’origine et la valeur, obtenu de débuter à la Comédie-Française. Elle débuta et, le 15 mars 1854, se montra dans la tragédie d’Andromaque. Elle y obtint un succès de fou rire, et Rachel ne fut point détrônée. C’était là l’incident qu’il était important de dissimuler au public. Cette Hermione avait des accointances au ministère d’état, avec quelque chef de bureau ou de division, lequel demanda au directeur de la sûreté générale de protéger sa protégée, et cela me valut l’honneur de faire personnellement la connaissance de M. Collet-Maygret.

Une autre fois, je fus convoqué par lettre à me rendre au petit hôtel de la rue de Bellechasse, où la sûreté générale tenait ses assises. Dans le salon d’attente, je trouvai plusieurs rédacteurs de journaux ; nul de nous ne savait pourquoi nous avions été mandés. Collet-Meygret ne nous laissa pas longtemps en incertitude : « Messieurs, la gravité de la démonstration faite hier au musée d’artillerie n’a pu vous échapper, il est du plus haut intérêt que le public n’en soit pas instruit ; le gouvernement recommande aux journaux de garder le silence à cet égard. » A la question de l’un de nous : « Mais quelle démonstration? » Collet-Meygret répondit : « Je n’ai rien de plus à vous dire. » Les imaginations ne furent point en reste d’inventions; d’hypothèse en hypothèse, nous arrivâmes à découvrir que la veille, pendant que l’empereur visitait le musée d’artillerie, un officier s’était emparé du couteau, — du prétendu couteau de Ravaillac, — avait voulu tuer le souverain et avait été désarmé par un des hommes de la suite. Le soir, tout Paris répétait cette histoire, dans laquelle il n’y avait rien de vrai. En réalité, Napoléon III avait été au musée d’artillerie examiner le premier modèle des canons rayés que l’on allait adopter dans l’armée française. Les précautions prises par Collet-Meygret eurent pour résultat de faire circuler des bruits de complot et de tentative d’assassinat qui inquiétèrent la population. Il faut être bien intelligent pour posséder le pouvoir et n’en point abuser; ce genre d’intelligence, Collet-Meygret ne l’avait pas. D’où venait-il? Je l’ignore. Où allait-il? Je le sais bien.

Ce n’était point un mauvais homme, tant s’en faut; c’était un parvenu qui se croyait fort et n’était que naïf. Il avait lu Balzac, l’avait étudié, s’en était imprégné, comme bien des hommes de cette époque. Être Rastignac ou Marsay, ce fut le rêve de plus d’un. Collet-Meygret crut à ces fictions; il se mit en mesure de tenir en main les puissans de la terre et d’établir son pouvoir futur sur les secrets qu’il était à même de pénétrer. En qualité de directeur de la sûreté générale, il avait un maniement de fonds secrets considérable; il ne les épargnait pas et s’en servait pour faire surveiller les principaux personnages de l’état. Il avait le dossier de l’empereur et de bien d’autres. Il se croyait inébranlable et maître de toute situation. A la première alerte, à la première menace, ne pouvait-il pas dire : « J’ai votre secret, osez donc me déplacer? » Je n’ai pas à raconter comment tous ces papiers se trouvèrent, un beau jour, entre les mains de l’empereur. Collet-Meygret s’écroula. — On essaya d’en faire un receveur-général, un consul, et l’on n’y put réussir. La journée du 4 septembre emporta l’empire et amena la république. Collet-Meygret entra dans des affaires industrielles, qui n’eurent pas à s’en louer. Il est mort après avoir fait une saison à Sainte-Pélagie.

Cet homme fut le grand maître, — j’allais dire le grand inquisiteur, — de la presse périodique pendant une bonne partie de l’empire. Il ne ménageait ni les avertissemens ni les suspensions; en province, les préfets rivalisaient de zèle pour suivre le bon exemple. Le scandale finit par devenir tel que l’empereur s’émut et déclara que nulle mesure disciplinaire ne serait désormais appliquée aux journaux qu’après avoir été délibérée en conseil des ministres. Il y eut quelque répit ; à force de vouloir sauvegarder le principe d’autorité, on le compromettait en le rendant ridicule. Lorsque Nadaud fit graver sa chanson des Deux Gendarmes : « Brigadier, vous avez raison, » il dut l’intituler Pandore, parce que le titre primitif eût porté atteinte au prestige de l’armée. Les journalistes d’aujourd’hui, auxquels nulle licence n’est interdite, se plaignent parfois de n’être pas assez libres. Leurs lamentations me font sourire lorsque je me souviens de l’historiette de Mlle Dartès. Les journalistes du temps du second empire ont vécu sous une menace perpétuelle, et cependant ils n’ont point laissé éteindre la lampe de Vesta. Dans les jeux antiques, de jeunes hommes couraient, se passant de main en main un flambeau dont la flamme ne devait pas mourir; Laurent-Pichat a fait de beaux vers sur ce sujet : le flambeau alors était une pauvre petite lanterne sourde; on l’a si bien défendue qu’elle brillait encore un peu, lorsqu’enfin il fut permis de la rallumer tout à fait et de la démasquer. Les esprits libéraux, — j’entends ceux qui, dans la liberté, n’aiment que la liberté, — n’auront jamais assez de reconnaissance pour les écrivains de la presse périodique qui, à cette époque, ont tenu bon et n’ont pas jeté la plume après l’avertissement.

Je l’ai dit, le décret du 17 février ne m’atteignait que moralement; il m’était douloureux, car jamais, en matière de presse, je n’ai admis d’autre système que celui de la simple liberté. Le régime du droit commun suffit à toutes les exigences. La presse restreinte peut devenir périlleuse; la presse multiple est sans danger. Ceci tue cela; les journaux neutralisent le journal, c’est le traitement par mode homéopathique : Similia similibus. Dans un pays comme la France, où les opinions sont, non pas divisées, mais pulvérisées, ces opinions s’affaiblissent mutuellement lorsqu’elles ont toute licence pour s’exprimer. Le public s’accoutume aux diatribes, aux injures, aux mensonges, aux calomnies et n’y fait plus attention. Au milieu de centaines d’anecdotes qui se pressent dans ma mémoire à ce sujet, qu’il me soit permis d’en citer deux datant du règne re Louis-Philippe, c’est-à-dire d’une époque où les journaux soumis à l’autorisation, payant de gros cautionnemens, peu nombreux, exerçaient de l’influence sur l’esprit de la population. Le duc d’Aumale suivait les cours du collège Henri IV, et souvent on le faisait composer avec les élèves les plus forts des autres collèges afin de stimuler son émulation. Dans un de ces concours, un élève de Louis-le-Grand, nommé Auguste Prus, qui, depuis, a été consul à Erzeroum et à Santander, fut le premier. Il fut invité à déjeuner aux Tuileries, puis, en compagnie du duc d’Aumale et d’autres enfans du même âge, il fut promené en char à bancs dans la forêt de Saint-Germain. Auguste Prus était d’une santé délicate; il eut froid et fut pris d’un rhume qui dégénéra en fluxion de poitrine. Un journal de l’opposition déclara que l’on avait fait avaler un breuvage malfaisant à ce « jeune lauréat » parce que l’on était jaloux d’un succès qui avait rejeté un fils de roi au second plan. L’affaire fit du bruit, on en glosa. Qui s’en souvient, si ce n’est le héros de l’histoire, qui me l’a racontée en riant ?

Le Charivari, qui menait le branle de l’opposition infatigable, se terminait par de petits « entrefilets » que l’on appelait des carillons. Lorsque, au moment de mettre sous presse, on s’apercevait qu’il manquait quelques lignes au journal, le prote prévenait les rédacteurs présens, qui se mettaient à confectionner des carillons. Laurent Jan, qui fut un loup à dent de vipère et qui alors écrivait au Charivari, me disait : « Quand nous étions pris de court et sans calomnie inédite au bout de la plume, nous disions que le maréchal Bugeaud était un voleur, et cependant nous savions tous que c’était le plus honnête homme du royaume. » Pendant dix ans, le Charivari a ressassé cette vieille histoire des boudjous que le maréchal aurait mis dans sa poche, et personne n’y a jamais cru. J’estime que l’on attribue aux journaux plus d’importance qu’ils n’en ont. Cherchons les articles qui ont laissé trace dans le souvenir : en juillet 1830, au moment de la promulgation des ordonnances, l’exclamation d’Etienne Becquet : « Malheureuse France ! malheureux roi ! » et au mois de mars 1848, le « Confiance! confiance! » d’Emile de Girardin. Ainsi, parmi des milliers d’articles de journaux publiés depuis cinquante ans, une phrase et un titre. Le journal d’hier est oublié demain : verba volant ! Laissez-les voler et s’anéantir par leur multiplicité même. On m’accusera de n’être pas pratique. Je n’ai nulle prétention à l’être. Les hommes politiques de la restauration étaient pratiques sans doute; ce qu’ils ont fait de la presse, nous le savons : ils aboutissent à 1830. Louis-Philippe, écoutant l’homme qui se disait pratique par excellence, s’arme des lois de septembre 1835 que lui forge M. Thiers et il arrive à 1848; le général Cavaignac veut « museler » la presse après l’insurrection de juin, il tombe devant le plébiscite du 10 décembre ; et les autres, qui n’avaient que peu de tendresse pour les journaux, Napoléon III en 1870, et Thiers en 1873, et le maréchal Mac-Mahon en 1878 : tous étaient des hommes pratiques. Les journaux ne précipitent aucune chute et ne maintiennent aucun pouvoir. Les gouvernemens qui ont restreint l’action de la presse se sont effondrés; les gouvernemens qui ont accordé toute liberté à la presse se sont écroulés. L’influence que la presse exerce sur le sort des états est nulle; elle taquine les ministres et secoue la torpeur des chefs d’administration ; en vérité, je n’y vois pas grand mal ; si elle calomnie les honnêtes gens, les honnêtes gens n’ont qu’à ne s’en point soucier. À cet égard, l’âge et l’expérience n’ont fait que confirmer mon opinion, et si j’avais à rédiger une loi sur la presse, elle serait tôt faite, en deux articles :

Article premier. — La presse périodique est libre.

Article 2. — Tout individu qui, en temps de guerre, publiera une indication quelconque sur les opérations des armées françaises sera considéré comme espion et pendu.

Le décret du 17 févier ne visait que le journalisme politique, mais par ricochet il frappait, il ruinait les écrivains qui vivent du journal par la critique dramatique, par la critique d’art, par le roman, par le compte-rendu scientifique. Bien des journaux avaient été administrativement supprimée après le coup d’état ; à Paris même, pour ce grand corps avide de nouvelles et curieux de lecture, il n’en restait que treize[2]. C’est alors que l’on créa des feuilles exclusivement littéraires, où les gens de lettres pouvaient du moins essayer de faire imprimer leurs œuvres et de gagner le pain du jour. Bien des petits journaux, où l’on ne s’occupait que d’art, de science, de littérature, tentèrent de subsister et n’y réussirent pas, car l’économie sociale, l’économie politique ont des frontières si peu délimitées que l’on pouvait être accusé d’avoir mis le pied sur le domaine interdit lorsque l’on parlait d’un musée, — qui relève de l’administration : de la Comédie-Française, — qui relève du ministère d’état ; de l’École de médecine, — qui relève du ministère de l’instruction publique ; de Bicêtre, — qui relève de la préfecture de la Seine. Dans ce cas, les coupables étaient traduits devant la police correctionnelle : on était condamné à une amende, toujours faible, mais le journal était supprimé. La quantité d’humbles feuilles qui ont disparu de la sorte est considérable. Cette époque fut très dure. Gérard de Nerval, qui n’était point un récalcitrant, me disait : « Je voudrais écrire l’histoire de Haçan-ben-Sabah-Homaïri, qui fut le Vieux de la Montagne ; mais je n’ose pas, on y verrait des allusions à l’empereur. » L’allusion, c’était là l’objet sur lequel les gens de la sûreté générale exerçaient leur perspicacité ; les écrivains qui ont eu alors la malencontreuse idée de toucher à l’histoire romaine en ont su quelque chose.

La littérature proprement dite, celle qui s’inspire de l’imagination ou s’appuie sur la critique, espérait vivre, se réfugiant dans les journaux que la tourmente n’avait pas emportés. Peu s’en fallut qu’elle ne succombât aussi, car le gouvernement imagina d’entrer directement en concurrence contre les recueils périodiques qui existaient encore, et connue il avait à sa disposition des ressources que nulle caisse de journal n’a jamais possédées, cette concurrence fut redoutable. Il s’agissait de faire subir une transformation complète au Moniteur universel, qui était alors le journal officiel du gouvernement. Cette affaire me fut très douloureuse, parce que Louis de Cormenin y prit part, avec sa bonne foi habituelle, sans se douter du but que l’on visait, ni du résultat auquel on pouvait atteindre. M. Fould, ministre d’état, conseillé par un de ses familiers qui est mort fou et président de chambre à la cour des comptes, avait imaginé cette combinaison peu généreuse. Le Moniteur, le vieux moniteur, comme on l’appelait, était la Gazette nationale fondée en 1789 pour publier intégralement les délibérations de l’assemblée des états-généraux. Il était devenu l’organe officiel, le porte-voix des divers gouvernemens qui s’étaient succédé en France ; toute opinion politique lui était interdite, il ne pouvait avoir que celle du souverain, du ministère ou de la coterie en fonction. On y insérait les actes émanés de l’autorité du moment et les actes de notoriété; on y publiait le rendu compte in extenso des débats parlementaires (quand il y avait un parlement et quand le parlement pouvait débattre). En outre, dans une partie dite : partie non officielle, on faisait de la critique dramatique, on parlait des séances de l’Institut et parfois on imprimait quelque mémoire archéologique ou un rapport expédié par un savant chargé d’une mission. C’était un journal neutre, triste, peu lu et qui remplissait exactement l’objet pour lequel il avait été créé. Ses rédacteurs étaient choisis parmi de vieux hommes de lettres fatigués, parmi des pédagogues sans élèves et des savantasses sans prébende. Jamais on n’y avait vu un roman, ni une nouvelle : la littérature y était représentée, bien rarement, par des pièces de vers commandées ou composées en vue d’une circonstance déterminée, telle qu’une victoire, la naissance d’un héritier du trône, ou le mariage d’un souverain. Les collaborateurs de ce journal y trouvaient une rémunération fixe qui, pour beaucoup, n’était qu’une pension accordée à leur pauvreté et à leur vieillesse. C’était bien, et ça aurait dû rester ainsi. M. Fould entreprit la réorganisation du Moniteur et voulut en faire le plus important, le plus intéressant des journaux français. Rajeunir la rédaction un peu vieillote, agrandir le format, confier la critique d’art, la critique littéraire, la critique dramatique aux maîtres du genre, avoir des articles variétés écrits par les gens de lettres les plus célèbres, demander des œuvres aux romanciers en renom, attribuer à des savans connus le compte rendu des séances de l’Académie des Sciences, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, de l’Académie des Sciences morales et politiques, c’était facile ; les caisses de l’état étaient ouvertes. Que contenaient les autres journaux ? Les nouvelles officielles, les faits divers, des articles littéraires. Le Moniteur les primait tous, puisqu’il était le réservoir même où ils puisaient leurs renseignemens ; si à ces renseignemens il ajoutait une partie littéraire supérieure, les journaux n’avaient plus guère de raison d’être. Pas de cautionnement, pas de frais de timbre, pas de frais de poste, c’étaient déjà bien des avantages ; y ajouter l’attrait littéraire pour faire concurrence à des recueils périodiques que le moindre bon plaisir avertissait, suspendait, supprimait, c’était commettre un acte excessif ; je le pensais alors, je le pense aujourd’hui.

Lorsque Louis de Cormenin vint me parler de ce Moniteur transfiguré où on lui offrait la situation de rédacteur en chef, je fis un bond. « Tu n’as pas accepté ! « Il me répondit tranquillement : « Pourquoi ? » Jamais cataracte de raisonnemens, d’argumens bons ou mauvais ne coula avec une telle impétuosité : « Comment ! l’état prend la feuille officielle, il y réunit la fine fleur des gens de lettres et par eux il devient critique d’art, critique littéraire, critique dramatique, romancier, poète : c’est bouffon ! Il a attiré à lui, parce qu’il peut payer sans compter, ce qui fait la fortune, ce qui fait la vie des journaux auxquels on a accordé le droit de ne pas mourir ; il les décapite ; il a droit de prise sur le bien d’autrui, droit de jambage sur l’esprit des autres, c’est honteux. Monopoliser les lettres, comme on a monopolisé le tabac ; se faire fabricant de littérature, comme on est fabricant de cigares, sans avoir pour excuse la nécessité du fisc ; n’avoir que la peine de se baisser pour choisir dans le trésor de quoi faire échec au produit des abonnemens et des annonces dont les journaux peuvent subsister à grande difficulté, c’est un acte auquel tu ne peux t’associer. » Louis m’écoutait avec cette inaltérable patience qui finissait toujours par me désarçonner ; il secouait la tête et se contentait de me dire : « Je crois que tu exagères. » Je reprenais plus emporté : « Comprends-moi bien, je ne te blâme pas d’accepter une place qui dépend du gouvernement ; les gouvernemens sont faits pour être servis ; si tu veux servir celui-ci, je n’y ai point d’objection ; tu portes un nom, tu as une intelligence, tu auras une fortune qui t’ouvrent toutes les carrières ; si tu veux courir le sort des fonctions publiques, entre dans n’importe quel ministère, je t’approuverai ; — mais de toutes les positions vers lesquelles tu peux regarder, il n’en est qu’une, une seule qui soit de nature à porter préjudice à la littérature, et c’est celle-là que l’on l’offre, c’est celle-là que tu vas accepter ! » J’étais ému; les bonnes raisons se pressaient sur mes lèvres; comme toujours en pareil cas, je les exprimais mal et je sentais que je ne pouvais faire partager à Louis la conviction qui me dominait. Louis avait beau être habitué à mes emportemens, ma violence le déroutait, et il ne répondait rien. Je lui disais: « Ton père a été député et conseiller d’état ; il n’est rien que par les lettres ; s’il n’avait écrit ses pamphlets et ses Orateurs parlementaires, il serait inconnu ou du moins ignoré ; si jamais nous sommes quelque chose, c’est aux lettres que nous le devrons; nous sommes donc liés, en quelque sorte, par le devoir professionnel; tout ce qui atteint, amoindrit la littérature est pour nous faire horreur; nous ne devons tolérer aucune mesure qui lui nuise, ou du moins nous ne pouvons nous y associer sans manquer à notre conscience. » Louis regimbait et me disait: « Mais en quoi puis-je nuire à la littérature, parce que je serai rédacteur en chef du Moniteur? » Je trépignais; si les blasphèmes ouvrent l’enfer, c’est ce jour-là que je me suis fermé les portes du paradis. Je répliquais : « Parce que tu attireras forcément à ton Moniteur que Dieu confonde! les hommes dont le labeur conserve encore un reste d’existence aux journaux. » Louis reprenait : « Mais le gouvernement a cependant bien le droit d’avoir son journal. » Je ripostais: « Oui, certes, et ce qui le prouve c’est qu’il l’a, son journal il l’a tel qu’il le doit avoir. En temps de liberté de presse, il a le droit de faire de son journal ce qu’il voudra; mais aujourd’hui quand les neuf dixièmes des journaux ont été frappés de mort, quand toute polémique est interdite à ceux qui restent, quand ils ne peuvent vivre qu’à la condition d’être des recueils presque littéraires le gouvernement commet une iniquité en élevant une concurrence sans péril pour lui, dommageable pour eux et sans vergogne car elle s’appuiera sur une puissance financière illimitée. Entamer une partie, après avoir réuni tous les atouts dans sa main, c’est jouer à coup sûr, c’est-à-dire faire un acte d’improbité. » Nous avions beau discuter, nous ne nous comprenions pas.

Louis consulta son père, qui lui répondit : « Tu sais bien comment est Maxime; c’est un caractère exclusif avec lequel on ne peut tomber d’accord. » Sans être convaincu, Louis était indécis. Il interrogeait les gens de lettres qu’il connaissait, et recueillait les avis. L’un d’eux lui dit : « Combien paiera-t-on la ligne au Moniteur? » Quelques-uns répondirent: « Votre ami en parle à son aise ; il est facile d’être Spartiate quand on a des rentes.. Un autre qui guignait la succession de Gautier à la Presse poussa des cris d’admiration : « Ce projet est superbe; loin de nuire à la littérature, comme Du Camp se l’imagine, le gouvernement se met en devoir de la protéger. » Nous eûmes une dernière séance chez M. de Cormenin, Théophile Gautier y assistait. Elle commença à dix heures du matin et se termina à quatre heures. J’étais épuisé ; je n’avais pas mangé depuis la veille, j’avais le système nerveux très ébranlé et je sentais que les larmes me gagnaient. Louis me dit : « Je ne partage pas ton opinion, mais je ne ferai que ce que tu voudras: je veux que rien ne porte atteinte à notre amitié. » C’était me vaincre, je tus vaincu. Je lui pris les mains : « Va donc, puisque je n’ai pu te persuader : tente l’expérience; je ne te donne pas six mois pour être dégoûté jusqu’à la nausée du métier que tu vas faire. » J’ai souvent entendu accuser Théophile Gautier d’insensibilité : il avait le visage enfoncé dans un coussin de canapé et pleurait. Nous descendîmes l’escalier ensemble sans parler et nous marchâmes quelque temps en silence dans l’avenue Gabrielle ; tout à coup, il me dit : « Tu sais, c’est toi qui as raison ; après le décret de février, nous tous qui tenons une plume, nous aurions dû partir, traverser la France en mendiant, nous en aller à Genève, dont nous aurions fait la capitale de la littérature, comme Calvin en avait fait la capitale de la réforme; mais notre Père qui est aux cieux ne nous donne guère notre pain quotidien, il faut donc rester là où la mangeoire est garnie. Entre l’état qui va me payer et Emile de Girardin qui me paie, la différence est minime, et je n’ai pas à faire le dégoûté. C’est égal, ô Max ! tu aimes les lettres, et, à cause de cela, il te sera beaucoup pardonné. »

Louis de Cormenin entra donc au Moniteur en qualité de rédacteur en chef, et son début n’y fut pas heureux. Rendant compte d’une représentation de gala, il nomma : le roi Jérôme. Le roi Jérôme! et les traités de Vienne étaient-ils donc abolis? Une telle qualification accordée à un prince détrôné, dans le Moniteur, dans le Journal officiel, c’était grave, et l’Europe était attentive. La diplomatie entra en campagne; notre ministre des affaires étrangères eut à fournir des explications. Louis fut tancé par le ministre d’état et dut promettre d’être plus circonspect à l’avenir. Je ne me tenais pas encore pour battu ; j’avais remis à Louis une note détaillée dans laquelle je disais en substance que, puisque le gouvernement se faisait éditeur littéraire, il devait réserver son journal aux jeunes auteurs, aux débutans, qui, là du moins, trouveraient une occasion d’utiliser leurs aptitudes et auraient un débouché que le petit nombre de journaux leur rendait presque impossible à découvrir ailleurs. Louis de Cormenin recopia ma note, la compléta et la communiqua à M. Fould, qui, après l’avoir lue, répondit : « Je ne veux que des noms connus et aimés du public. »

L’incident que je viens de raconter, en essayant de dominer l’émotion qui m’agite encore à ce souvenir, s’était produit en novembre 1852, au moment où la présidence décennale allait devenir l’empire héréditaire, si toutefois le peuple consulté y consentait : le peuple y consentit. Le 14 juillet 1853, Louis de Cormenin m’écrivit : « Illumine si tu veux ; tu avais raison ; je viens d’envoyer ma démission au ministre. Je quitterai, lundi, la rue des Poitevins, ou je resterai jusqu’à la fin de la semaine. » Louis, en effet, avait reconnu que je ne m’étais pas trompé ; le grand format adopté par le Moniteur et l’adjonction du roman en feuilletons quotidiens avaient mis en péril l’existence des autres journaux où tant d’hommes de lettres trouvaient à vivre ; comme il était d’une bonne foi irréprochable, il convint que mes prévisions avaient été justes et se retira. Il alla porter lui-même sa lettre de démission à M. Fould et lui expliqua qu’un rédacteur en chef était inutile au Moniteur ; un simple directeur suffisait : M. Fould accueillit l’observation, et Louis de Cormenin ne fut pas remplacé. Deux ans après, je voulus me rendre compte de l’influence que la transformation du Moniteur officiel avait exercée sur les autres journaux ; dans trois d’entre eux, appartenant à ce que, faute de meilleurs mots, on appelait alors l’opposition, je pus avoir des renseignemens précis. Les abonnemens avaient diminué environ d’un tiers ; comme la quantité des annonces est touiours en rapport avec le nombre des abonnés, les annonces avaient baissé dans la même proportion. C’était une perte qu’il fallait réparer ; on la fit naturellement supporter à la rédaction, c’est-à-dire aux gens de lettres, dont la rémunération fut réduite.

Le décret du 17 février eut sur la littérature abstraite une influence Néfaste. Il fallait que les journaux offrissent un aliment quelconque à la curiosité des lecteurs ; toute discussion politique, toute interprétation des actes administratifs étant forcément mise de côté, on chercha à réveiller un peu l’intérêt public en sautant par-dessus le mur de la vie privée et en racontant d’une façon discrète, mais transparente, les scandales dont une ville comme Paris n’est pas avare. Le comte de Morny y fut pour quelque chose. Un soir qu’un ministre se plaignait en sa présence que l’on eût raconté une anecdote qui aurait dû tester secrète, il répondit : Baste ! pourvu qu’ils ne parlent point politique, laissez-leur dire ce qu’ils voudront ; tant pis pour ceux dont on lèvera les masques ! » C’est alors que la presse quotidienne se modifia et prit l’allure indiscrète qu’elle n’a plus abandonnée depuis ; partout il y eut des reporters aux écoutes, et ce qui se passa derrière les portes ne fut plus un mystère ; la critique dramatique hebdomadaire qui, jadis, suffisait à défrayer l’intérêt qu’inspirent les spectacles, fut rejetée au second plan ; dans les théâtres, on négligea les œuvres pour s’occuper des personnes ; chaque jour, les bruits de coulisse obtinrent les honneurs d’un article spécial : on sut où Mlle N… et Mme W... faisaient faire leurs toilettes et qui soldait les factures. Ces bavardages n’ont, en somme, aucune gravité et ne causent que bien rarement un préjudice appréciable, car il est à remarquer que la plupart des gens dont on entretient le public sont enchantés que l’on parle d’eux. Je pourrais citer telle « madame » qui donne à danser et qui paie une redevance fixe à un journal pour que l’on y fasse mention de ses bals.

L’inconvénient est plus grave et d’un ordre plus élevé. Les jeunes gens qui, tout le jour, battent le pavé, afin de pouvoir écrire, le soir, un article « bien informé » sont, pour la plupart, des hommes de talent, que la facilité de la tâche et la rémunération relativement importante ont détournés du culte des lettres. Tel qui, dans l’espace de dix ans, a écrit mille « échos des salons » et qui s’est fatigué à ce métier, eût pu faire trois ou quatre bons romans, un ou deux volumes de poésie dont la littérature aurait profité. J’ai connu un poète d’un grand avenir qui use sa vie dans les papotages d’un journal agressif. Que de fois, en lisant ces articles vifs et pimpans, où l’étincelle jaillit à chaque ligne, qui donnent une vraie joie aux raffinés, mais dont la mémoire ne conserve aucun souvenir, que de fois j’ai pensé au Lucien de Rubempré, du Grand Homme de province à Paris, et j’ai regretté le talent dispersé à pleines mains dans des œuvres périssables, tandis qu’il eût brillé d’un solide éclat s’il eût été cristallisé dans un livre! Ceux qui ont résisté à la tentation, qui ont couru la chance des volumes lorsque le journal s’ouvrait à eux, avaient une forte vocation, et il faut les en louer. Si l’on écrit plus tard l’histoire de la littérature sous le second empire, si l’on se demande pourquoi elle a été indécise, un peu sénile, faite en réminiscence de Victor Hugo et de Balzac, sans originalité en un mot, on trouvera la réponse dans le décret du 17 février, qui, croyant ne s’attaquer qu’à la politique, a frappé les lettres mêmes et les a énervées.

C’est de la même époque et pour les mêmes causes peut-être que date l’avènement d’un genre de littérature qui, jusque-là, n’avait guère été représenté que par des affiches, des annonces et des prospectus. Le mot littérature appliqué à cette sorte de chose est excessif, je le sais bien, mais il n’en est pas d’autre pour exprimer ce qui s’imprime et se publie. Les opérations de bourse acquirent une importance considérable, l’activité qui ne pouvait plus trouver à s’employer à la politique se rejeta sur les finances et sur l’industrie; à cette expansion nouvelle des intérêts matériels il fallut des organes nouveaux de publicité, et l’on créa la presse financière. « Les affaires» furent nombreuses et hardies. On inventa des journaux pour les propager et les soutenir, journaux d’un prix singulièrement réduit qui coûtent plus cher à fabriquer qu’ils ne se vendent, mais qui sont une source de bénéfices assurés puisqu’ils poussent les abonnés à des opérations dont les metteurs en œuvre de cette prose spéciale savent recueillir bonne mouture. Cette presse de tripotage et d’argent est née sous le second empire ; elle a pris aujourd’hui des proportions telles que l’on n’en est plus à compter les journaux qui la représentent.

À la Revue de Paris, comme dans les autres recueils périodiques sérieux, nous nous tenions résolûment à l’abri de ces écarts, nous restions dans notre tente littéraire et, sous aucun prétexte, nous n’en sortions. Nous faisions de notre mieux, car le bon vouloir ne faisait défaut ni à Laurent-Pichat ni à moi. Nous n’avions pas hésité à doubler le nombre de nos livraisons, de façon à en avoir vingt-quatre au lieu de douze, ce qui nous permettait d’exercer une hospitalité plus large, quoique plus coûteuse. Nous avions tenu à ce que la poésie ne fût jamais exclue de notre petite maison ; chaque livraison eut ses vers, et plus d’un écrivain qui est devenu célèbre a chanté ses premières strophes à nos côtés. Aussi, dès qu’une pièce de vers était née quelque part, on nous l’apportait, et bien souvent elle ne nous semblait pas digne du baptême. Là, plus que partout ailleurs, j’ai pu constater les illusions que les hommes se font sur eux-mêmes et l’implacable vanité qui les dévore. Moins le talent est réel, plus la vanité est excessive, plus elle est susceptible, plus on la blesse dès qu’on ne l’encense pas. C’est un spectacle pénible, mais qui n’est pas sans utilité et qui rend modeste. J’ai conservé quelques lettres qui me furent adressées à cette époque par de pauvres garçons infatués d’eux-mêmes et que de loin j’ai suivis dans leur existence. L’un d’eux, auquel j’avais benoîtement dit : « Nous sommes prêts à vous aider à faire votre trou, » me répondait : « Je ne veux pas faire mon trou, monsieur, je veux bâtir un monument. » Un autre m’écrivait : « Sachez que l’enfant de vingt ans qui vous parle est tout à la fois artiste, acteur, peintre, poète, philosophe, économiste ; sachez que le rôle que je veux me faire sur cette terre est celui de Socrate et du Christ ; je dois donner une foi au monde ! » Un troisième m’adressait des propositions : « Je vous fournirai de quoi alimenter votre recueil, de quoi en assurer le succès : roman, poème, critique littéraire, philosophie, histoire, études domestiques, biographies d’artistes ; je suis encyclopédiste et inépuisable. Je vous prie de me réserver, pour commencer, trois feuilles (48 pages) par numéro ; j’irai vous en causer ; je n’ai rien de prêt, mais huit jours me suffisent pour abattre un volume. » Celui-là ne m’en causa pas, car sa lettre m’avait édifié ; une telle opinion de soi-même implique l’ignorance et la nullité ; je sais ce qu’il est devenu ; il trempa dans les sanies de la commune et s’y noya. Nulle observation ne parvient à éclairer ces pauvres êtres et à leur faire abandonner la voie littéraire où toutes les chutes les attendent; la réputation d’autrui leur semble un attentat direct à leur sécurité; ils accusent les hommes, ils accusent le destin et ne s’accusent jamais eux-mêmes. Cela est simple : la vocation des gens sans talent est plus aiguë, plus violente, plus exclusive que celle des hommes de génie, car elle est morbide et s’appuie sur ce qu’il y a de plus tenace au monde, sur une idée fausse. Parfois ils quittent un bon métier qui les ferait vivre pour se jeter dans les lettres, dont ils meurent, comme ce docteur Aussandon, que j’ai connu. Il abandonna toute clientèle et voulut écrire : il s’appliquait des compresses mouillées sur le front pour « avoir des idées; » les idées ne venaient pas, mais la misère vint, et le docteur se tua d’un coup de pistolet au cœur. Ceux-là étaient des fous d’impuissance et de vanité, mais, en revanche, combien d’hommes m’inspirèrent de l’affection et de l’intérêt! Combien, avec la valeur, l’originalité, l’intelligence, pouvaient se croire appelés à un avenir que la mort a fermé? Les vivans sont là qui s’affirment dans les lettres ou dans la politique, mais les morts, gli poveri morti, comme disent les Italiens, qui en parlera, si ce n’est moi, dont ils furent connus, dont ils furent aimés? A mesure que j’y pense, je vois leurs fantômes ; ils passent devant moi et me font signe, car ils savent que je ne les ai pas oubliés. C’était hier et c’est déjà bien loin. Dans la nuit qui les enveloppe, comme un suaire obscur, ils ont des formes confuses que mon souvenir peut préciser. Hélas! j’ai beau essayer de les faire revivre, je sais bien que ce n’est que la chevauchée des ombres.


XVIII. — LES REVENANS.

Un soir du mois de novembre 1850, à Constantinople, au palais de la légation française, le général Aupick, alors ambassadeur, me dit, après le dîner : « La littérature a-t-elle fait quelque bonne recrue depuis que vous avez quitté Paris? » J’indiquai au général la Vie de bohème qu’Henri Mürger avait fait représenter, avec succès, au théâtre des Variétés et j’ajoutai : « J’ai reçu, il y a peu de jours, une lettre de Louis de Cormenin, dans laquelle il m’écrit : « J’ai vu dernièrement, chez Théophile Gautier, un Baudelaire qui fera parler de lui ; son originalité est un peu trop voulue, mais son vers est ferme; c’est un tempérament de poète, chose rare à notre époque. » Dès que j’eus prononcé le nom de Baudelaire, Mme Aupick baissa la tête, le général me regarda fixement comme s’il eût relevé une provocation, et le colonel Margadel me toucha le pied pour m’avertir que je m’aventurais sur un mauvais terrain. Je demeurai assez penaud, comprenant que j’avais commis une maladresse, mais ne sachant laquelle. Dix minutes après, le général et Flaubert discutaient, sans s’écouter et parlant en même temps, à propos de je ne sais quel livre de Proudhon. Mme Aupick se rapprocha de moi et, à voix très basse, me dit : « N’est-ce pas qu’il a du talent? — Qui donc? — Mais le jeune homme que M. Louis de Cormenin vous a cité avec éloges? » Je fis un signe affirmatif sans répondre, car je comprenais de moins en moins. Le colonel Margadel se retira en même temps que nous et nous conduisit dans l’appartement qu’il occupait au palais de l’ambassade, pour nous montrer sa collection de lépidoptères, qui était belle. « Parbleu ! me dit-il, vous avez failli mettre le feu aux poudres en parlant de Charles Baudelaire-Dufaïs ; c’est le fils de Mme Aupick : le général et lui se sont souvent pris aux cheveux ; le général ne tolère même pas que l’on prononce son nom devant lui; vous voilà averti, ne recommencez plus. » Le colonel Margadel nous raconta que Baudelaire et le général Aupick étaient brouillés à ne jamais se revoir. Mme Baudelaire était veuve, lorsque M. Aupick, alors colonel et chef d’état-major à Lyon, l’épousa; son fils Charles avait à peu près quatorze ans. On le plaça au collège, où il fut un écolier rebelle. Baudelaire avait ressenti une irritation profonde du mariage de sa mère, et dès le premier jour il prit une attitude d’hostilité vis-à-vis de son beau-père. Mme Aupick gâtait son fils, que le colonel traitait sévèrement. Le général Aupick était un homme bon et ouvert aux choses de l’esprit, mais la discipline, la discipline inflexible, lui paraissait le seul mode d’éducation que l’on pût appliquer aux enfans et aux hommes. C’était un soldat. Quand il avait dit : « Par file à droite! » il ne fallait pas s’aviser de s’en aller par file à gauche. Il s’est peint tout entier dans le blason qu’il s’était composé : d’azur à l’épée d’or en pal, et pour devise : « Tout par elle ! » Une épée et une règle uniforme pour conduire Baudelaire, c’était prendre les mouches avec du vinaigre. À cette nature rêveuse, défiante et révoltée, il eût fallu beaucoup de tendresse et une affection qui eût été assez habile pour s’imposer en se faisant partager. On pouvait l’amollir, mais non le ployer. Entre le beau-père et le beau-fils la lutte fut d’une acuité qui faisait soupirer Mme Aupick, créature faible, aimant son mari, aimant son enfant, cherchant à calmer l’un, essayant d’apaiser l’autre, n’y parvenant pas et se désespérant. Un jour, le colonel Aupick donnait un dîner officiel ; il avait réuni à sa table des magistrats, des officiers supérieurs et quelques gros personnages de Lyon. Baudelaire, qui avait alors dix-sept ans, assistait au repas. Je ne sais quel incident survint ; Baudelaire fit une plaisanterie saugrenue que le colonel Aupick rabroua sans doute avec plus de vivacité qu’il ne convenait. Baudelaire écouta la semonce ; puis, se levant et se campant près de son beau-père, il lui dit : « Vous venez de chercher à m’humilier devant des gens de votre caste qui, par politesse, croient devoir rire de vos plaisanteries; vous oubliez que je porte un nom que j’ai pour devoir de faire respecter. Vous m’avez manqué gravement; ceci mérite une correction, monsieur, et je vais avoir l’honneur de vous étrangler. » Il se jeta sur le colonel Aupick et le saisit à la gorge ; le colonel se dégagea et appliqua une paire de soufflets à Baudelaire, qui tomba en proie à un spasme nerveux. Des domestiques l’emportèrent. Il fut enfermé dans sa chambre : arrêts forcés. La réclusion dura quinze jours, au bout desquels Baudelaire fut mis en diligence, sous la surveillance d’un officier qui le conduisit à Bordeaux. Là il fut embarqué sur un navire en partance pour les Indes : son passage était payé ; une somme d’argent assez modique et une pacotille valant une vingtaine de mille francs étaient à sa disposition. Il s’arrêta à Bourbon, à Maurice et prit terre aux Indes. Le produit de sa pacotille disparut rapidement : il fit des fournitures de bétail pour l’armée anglaise, il vécut je ne sais où, je ne sais comme; la mère envoyait quelque argent sous main à son fils, qui se promenait sur des éléphans et faisait des vers. Il était à l’âge où la mémoire est facilement pénétrée; il apprit l’anglais, et ce fut tout le bénéfice qu’il rapporta de son voyage, qu’il n’aimait pas à rappeler. Il demeura, je crois, au Cap pendant quelque temps et en ramena une négresse ou une quarteronne qui, durant bien des années, a gravité autour de lui :


Avec ses vêtemens ondoyans et nacres,
Même quand elle marche, on croirait qu’elle danse,
Comme ces longs serpens que les jongleurs sacrés
Au bout de leur bâton agitent en cadence.


Une pièce de vers adressée à celle qu’il nomme « la grande Taciturne » et qui est intitulée : Sed non satiata, n’est pas à citer ici, mais est à lire, car elle est fort belle. Une ou deux fois il me par la de cette « fée noire » avec un attendrissement qui prouvait un attachement sincère.

Lorsque Baudelaire rentra en France, il était majeur ; la part de la fortune paternelle qui lui revenait ne dura pas longtemps. Il traversa une période d’élégance très recherchée, avec une sorte d’afféterie d’assez mauvais aloi qui le fit remarquer. Sa mère, qui, alors, habitait Paris avec le colonel Aupick, nommé chef d’état-major de la première division militaire, fit effort pour créer à son fils des relations qui pourraient lui être utiles. Elle le conduisit dans les salons officiels, et Baudelaire y fut trop original. Dans le salon de Mme X, qui, par sa situation et sa naissance, recevait le monde des hauts fonctionnaires et le monde, le duc de L. ayant dit : « De tous les êtres créés la femme est le plus charmant ! » Baudelaire riposta : «Monsieur le duc, je ne partage pas votre opinion ; les femmes sont des animaux qu’il faut enfermer, battre et bien nourrir. » On comprend que l’on faisait peu de frais pour l’attirer. Baudelaire, du reste, ne se plaisait guère dans des milieux où la courtoisie, imposée par l’usage des bonnes manières, accueillait d’un sourire silencieux ses paradoxes les mieux combinés. Il préférait les cafés, les estaminets où, se trouvant en contact avec une génération de grands hommes futurs, — poètes, écrivains, peintres, sculpteurs, compositeurs, — il récitait ses vers inédits et s’enivrait des louanges qu’on ne lui ménageait pas. Avant d’avoir rien publié, il obtint de la sorte une réputation de coterie qui lui donnait de l’importance. Quelques-unes de ses pièces de vers, le Reniement de saint Pierre, le Voyage à Cythère, la Charogne, étaient récitées dans les ateliers, dans les bureaux de rédaction des petits journaux, et étaient devenues célèbres. On m’avait répété le Reniement de saint Pierre, j’avais été impressionné par la hauteur de la pensée et par la brutalité du verbe. L’homme qui avait fait cela n’était pas le premier venu; le vers était de main de maître, dur, mais résistant.

J’en avais parlé à Théophile Gautier, qui m’avait dit : « J’ai peur qu’il n’en soit de Baudelaire comme de Petrus Borel. Au temps de notre jeunesse, quand l’école romantique jetait toute sa flamme et que je portais des pourpoints en satin cramoisi, nous disions : Hugo n’a qu’à bien se tenir ; dès que Petrus publiera, il disparaîtra. Eh bien! Petrus le lycanthrope a publié Champavert, Madame Putiphar, les Rhapsodies, et le père Hugo n’a pas disparu. Aujourd’hui, on nous menace de Baudelaire, on nous dit que, lorsqu’il imprimera ses vers, Musset, Laprade, moi, nous serons dispersés en fumée; je n’en crois rien : le Baudelaire fera long feu comme le Petrus Borel, que l’on a fini par travestir en sous-préfet, en commissaire civil, en je ne sais quoi, pour lui donner à manger, entre le Tell et l’Atlas. » Gautier se trompait. Baudelaire n’a pas fait long feu; il n’a détrôné ni l’auteur de Rolla, ni l’auteur de Psyché, ni l’auteur de la Comédie de la mort, mais il s’est avancé à côté d’eux, sur le second rang, et il ne sera pas possible d’écrire l’histoire de la poésie à notre époque sans lui réserver une large place.

Je fis sa connaissance pendant l’été de 1852. J’habitais à Neuilly une petite maison de campagne que j’avais louée pour la saison. Baudelaire vint m’y voir. Je le regardai avec d’autant plus de curiosité que j’en avais beaucoup entendu parler et qu’il avait l’aspect assez étrange. Son costume, d’une irréprochable propreté, était de forme et d’étoffe grossières ; un madras retenait le col d’une chemise en toile si forte qu’elle semblait écrue ; de larges boutons bronzés fermaient un paletot grisâtre, taillé comme un sac ; des bas bleus apparaissaient au-dessus de gros souliers brillans de cirage ; les mains nues, avec les ongles rabattus comme si on les comprimait par un geste machinal, avaient des mouvemens lents et prétentieux. La tête était un peu celle d’un jeune diable qui se serait fait ermite : les cheveux coupés très courts, la barbe complètement rasée, l’œil petit, vif, inquiet, plutôt roux que brun, le nez sensuel et renflé du bout, la lèvre très mince, souriant peu, presque toujours pincée, le menton carré et l’oreille très détachée lui donnaient une singulière physionomie, déplaisante au premier abord, mais à laquelle on était promptement accoutumé. La voix était posée comme celle d’un homme qui cherche ses expressions et se plaît à sa parole. Sa taille moyenne et solide dénotait de la force musculaire, et cependant il y avait en lui quelque chose de ravagé et de surmené qui indiquait la faiblesse et l’abandon. Malgré la réserve naturelle à une première rencontre, notre entrevue fut cordiale. Le début de notre dialogue fut singulier. Baudelaire me dit : « Monsieur, j’ai soif. » Je lui offris de la bière, du thé, un grog. Il me répondit : « Monsieur, je vous remercie, je ne bois que du vin. » Je lui proposai à son choix du vin de Bordeaux ou du vin de Bourgogne. « Monsieur, si vous me le permettez, je boirai de l’un et de l’autre. » On apporta deux bouteilles, un verre, une carafe ; il dit : « Monsieur, veuillez faire enlever cette carafe ; la vue de l’eau m’est désagréable. » Pendant une heure que dura notre entretien, il but les deux bouteilles de vin, par larges lampées, lentement, comme un charretier. Je restai d’autant plus impassible que je le voyais, toutes les fois qu’il vidait son verre, chercher du coin de l’œil à lire l’impression que je pouvais éprouver ; j’en riais sous cape. Son originalité, qui était grande, se trouvait souvent atténuée par la peine qu’il se donnait pour la faire ressortir. Longtemps après notre première entrevue, un dimanche, qui est le jour où mes amis veulent bien venir me voir, il entra chez moi avec les cheveux teints en vert. Je fis semblant de ne pas le remarquer. Il se plaçait devant la glace, se contemplait, se passait la main sur la tête et s’évertuait à attirer les regards. N’y tenant plus, il me dit : «Vous ne trouvez rien d’anormal en moi? — Mais non. — Cependant j’ai des cheveux verts, et ça n’est pas commun. » Je répliquai : « Tout le monde a des cheveux plus ou moins verts ; si les vôtres étaient bleu de ciel, ça pourrait me surprendre, mais des cheveux verts, il y en a sous bien des chapeaux à Paris. » Presque immédiatement il s’en alla, et rencontrant un de mes amis dans la cour, il lui dit : « Je ne vous engage pas à entrer chez Du Camp ; il est aujourd’hui d’une humeur massacrante. » Ces puérilités ne nous empêchaient pas d’être bons amis, et nous nous sommes toujours vus avec plaisir, malgré les intervalles souvent prolongés que l’irrégularité de sa vie mettait dans nos relations. Je ne l’ai jamais connu qu’aux expédiens, logeant en garni, renouvelant ses billets à ordre et cherchant à dépister ses créanciers, qui étaient nombreux, car il n’empruntait jamais que de petites sommes à la fois. Il rêvait de travailler et ne pouvait se résoudre à se mettre sérieusement à la besogne. Je ne sais quoi l’appelait hors du logis et le promenait dans les « bouchons » de la banlieue. Il calculait qu’en écrivant tant d’heures par jour, il ferait un nombre de lignes qui lui rapporteraient une somme déterminée; il décidait alors qu’il ne lui fallait pas plus de deux mois pour liquider ses dettes et saisir enfin une vie tranquille. C’était fort bien, mais il s’en tenait au calcul et remettait l’expérience au lendemain. De lendemain en lendemain, il se trouva que ses créanciers furent désintéressés après sa mort et après la mort de sa mère.

La vie décousue, les préoccupations dont parfois il devait être obsédé, n’ont rien enlevé à son talent, qui reste considérable. Comme poète, il n’a eu qu’une corde, mais il l’a fait vibrer avec une énergie rare; comme prosateur, sa traduction des œuvres d’Edgar-Allan Poë est un chef-d’œuvre. Il s’était identifié à l’auteur qu’il avait adopté et que, le premier, il a fait connaître en France. Le malaise permanent qui était en lui, l’inquiétude qui le remuait, l’âpreté de ses convoitises et l’aigreur de ses déceptions trouvaient un écho dans les inventions malsaines, dans les inventions alcooliques du poète américain. Dans ce désespéré dont l’imagination surexcitée par le gin n’engendrait que des fantômes et fondait ses conceptions délirantes sur des données scientifiques, Baudelaire avait trouvé un compagnon pour le lugubre chemin de la vie. De même, lorsqu’il écrivit les Paradis artificiels, il ressemble à un médecin qui cherche un remède pour un mal incurable, le mal de l’existence mal réglée. Baudelaire avait pour un écrivain un grave défaut dont il ne se doutait guère : il était ignorant. Ce qu’il savait, il le savait bien, mais il savait peu. L’histoire, la physiologie, l’archéologie, la philosophie, lui échappaient ; à vrai dire, il n’y avait jamais regardé. Il avait parcouru les terres coloniales, l’Afrique méridionale, les Indes. Qu’en a-t-il rapporté? Rien. On croirait qu’il a voyagé sans ouvrir les yeux; si l’on s’aperçoit qu’il a quitté sa chambre et qu’il a traversé les mers, c’est par une seule pièce de poésie, l’Albatros. C’était un poète subjectif; il s’enfonçait au dedans de lui-même, s’y plaisait et y restait. Ce qu’il aimait, c’était sa propre pensée, sa fantaisie, j’allais dire sa divagation. Le monde extérieur ne l’intéressait guère; il le voyait peut-être, mais à coup sûr il ne l’étudiait pas. Si parfois il lui a accordé quelque attention, c’était pour en découvrir, pour en constater les vices qui l’aidaient à mépriser l’humanité. Quand on s’ingénie à mépriser l’humanité, on est toujours tenté de trop s’estimer soi-même, et j’ai peur que ce n’ait été le cas de Baudelaire, qui s’enorgueillissait de son étrangeté. Dans son Héautontimorouménos, il a dit : « Ne suis-je pas un faux accord dans la divine symphonie? » Le mot eût été plus juste s’il avait dit : « Ne suis-je pas un accord faussé? » Plus il rêvait l’impossible, plus son existence lui semblait plate ; volontiers il se serait écrié comme Henri Heine : « Oh ! que je puisse voir le spectacle de grands vices, de crimes sanglans et immenses ! Épargnez-moi la vue de cette vertu qui a bien dîné et de cette morale qui paie à l’échéance! »

Lorsque, dans son numéro du 1er juin 1855, la Revue des Deux Mondes publia les Fleurs du mal, ce fut un étonnement et un succès. On admira la facture savante, la vigueur métallique des vers, mais plus d’un lecteur fut choqué de l’âcreté de la pensée. On était accoutumé à voir la poésie française ne jamais revêtir que des idées douces, tendres ou tristes; la jérémiade des poètes se perdait dans le nuage des souffrances indéfinies; la lamentation était vague et l’aspiration confuse. Avec les Fleurs du mal, il n’en était plus ainsi; l’auteur faisait l’autopsie de soi-même, et s’il se découvrait un cancer, il s’ingéniait à le faire toucher à celui qu’il appelait :


Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère !


Le retentissement fut grand comme pour toute œuvre exceptionnelle; entre les bravos et les murmures, Baudelaire faisait effort pour rester impassible ; les critiques ne parvenaient point à s’entendre.» Enfin! disaient les uns. — Hélas! » soupiraient les autres. Le gouvernement intervint pour les mettre d’accord. Dès que le volume eut été publié en librairie, on le déféra à la police correctionnelle : outrage à la moralité publique. Je crois rêver en racontant cela. Rien, absolument rien, dans les poèmes de Baudelaire, ne portait atteinte aux bonnes mœurs. La conception pouvait paraître bizarre, l’expression était souvent dure, mais nulle inconvenance préméditée, nulle recherche de polissonnerie, nul appel à la débauche; seulement les vers n’avaient point été jetés dans le moule vulgaire et la pensée heurtait parfois les idées reçues. En matière de littérature, les gouvernemens ont toujours manqué d’esprit : « Si la bêtise faisait souffrir, dit un proverbe souabe, on entendrait bien des gens crier.» En cette circonstance, on manqua d’esprit plus encore que d’habitude. Baudelaire m’avait parlé de ce procès et m’avait dit : « Pour moi, c’est une bonne fortune; jamais je n’aurais osé espérer une telle réclame; tout le monde va se jeter sur mon livre pour y découvrir ce que je n’y ai pas mis. » Il avait vu juste. Le tribunal fit acte de critique et de cuistre ; il émonda le volume, il en exclut un certain nombre de pièces dont la forme ne lui semblait pas conforme aux canons, et le volume, réimprimé avec les suppressions imposées, eut un débit considérable que son mérite seul justifiait. Déférer un livre aux appréciations de la justice, c’est en assurer le succès. L’expérience en telle matière est nulle : un an plus tard, une maladresse analogue donnait à Madame Bovary une célébrité instantanée.

Les Fleurs du mal, la traduction des œuvres d’Edgar Poë, les Paradis artificiels, les Poèmes en prose, n’avaient point enrichi Baudelaire; le séjour de Paris lui devenait difficile; il alla habiter la Belgique, où un éditeur de ses amis tombé en faillite essayait de refaire quelque fortune en publiant des œuvres pornographiques ramassées on ne sait où et souvent arbitrairement attribuées à des écrivains qui ne les avaient pas commises. C’est là que Baudelaire fut frappé de paralysie générale. Immobilisé, aphasique, sujet à des mouvemens d’impatience qui parfois dégénéraient en accès de fureur maniaque, il fut rapporté près de Paris et placé dans une maison de santé. Que restait-il du poète? quelle faculté son cerveau avait-il conservée? pouvait-il encore faire des vers qu’il lui était impossible de dicter ou d’écrire ? sa pensée avait-elle gardé son énergie et lui permettait-elle de comprendre l’horreur du supplice auquel il était condamné? ou bien flottait-elle dans ces nuages sans contours que rassemble et disperse le vent de la folie? Nul ne répondra; le pauvre garçon est parti sans avoir pu exprimer les sensations qui s’agitaient en lui. Sa mère m’écrivit pour me prier d’aller le voir. Il était assis dans un grand fauteuil, les mains blanches, le visage de cette pâleur terreuse qui est le fard de la démence, les paupières boursouflées, les yeux interrogateurs et fixes. Nulle trace d’émotion sur son visage amaigri; parfois il semblait se soulever dans un incomparable effort pour répondre à ce qu’on lui disait; il criait : « Non, non, crénom, non! » C’étaient les deux seuls mots, — les deux seules notes, — qu’il parvenait à articuler. La mort le délivra ; il avait écrit les litanies qui convenaient à ses rêves :


O Satan! prends pitié de ma longue misère!


Il fut exaucé.

A l’époque où je connus Baudelaire, je rencontrai Philoxène Boyer, qui était son inverse. Autant l’un était révolté, autant l’autre était résigné Je ne puis sans émotion me rappeler cet être chétif, nerveux, contourné dans ses mouvemens, toujours boutonné dans un habit noir étriqué, empressé, reconnaissant du plus léger service, ne conservant pas rancune des injures, pâle, presque décharné, avec des épaules étroites, une tête trop grosse et un sourire dont la bienveillance n’avait rien de factice. Il ressemblait à un chat maigre qui fait le gros dos. L’admiration le débordait; il pâlissait à la prose de Chateaubriand et sanglotait aux vers d’Hugo. C’était un lyrique : Byron sans Haydée, Lamartine sans Elvire. Lui aussi, il avait rêvé de remplir le monde de son nom, de faire des poèmes et des drames; d’être à la fois Shakspeare et Musset, Goethe et Leopardi. Il ne fut rien, car la misère le dévora. Il avait un talent qui n’était point médiocre, sans imprévu, mais d’une exubérance parfois éclatante. Il arrivait à l’originalité par la forme dont il enveloppait sa pensée beaucoup plus que par la pensée même.

Il était doué; il avait en main de quoi acquérir le développement nécessaire, il a gâché sa vie et tomba si rudement qu’il ne put se relever. Il était, je crois, le fils unique d’un professeur de province qui, en mourant, lui laissa un petit patrimoine, une soixantaine de mille francs environ, de quoi vivre économiquement, travailler et essayer de frayer sa route. Il avait eu des succès de collège, il aimait les lettres et vint à Paris. Nul n’avait moins d’expérience que lui, — il n’en eut jamais ; — il était timide, naïf, confiant, un peu « gobe-mouches.» Lui aussi, il avait lu Balzac et il y croyait. Il tomba mal en débarquant à Paris. Avec la bonne foi d’un novice, il crut avoir trouvé des frères d’armes parmi ceux qui s’initiaient alors à l’étude des lettres en menant la vie de bohème. Philoxène Boyer faisait danser les écus; c’était une proie, on ne le lâcha pas. A ses vers, on battait des mains; à sa prose, on s’extasiait; on lui promettait la célébrité; il n’avait qu’à allonger la main pour saisir la couronne immortelle. Mais dans cette ville de Paris oisive, tout à ses plaisirs, dédaigneuse des chefs-d’œuvre, il ne suffit pas d’avoir du talent; — que dis-je? du génie, — il faut surtout du savoir-faire. — « Avoir du talent, belle malice; nous en avons tous; mais lorsque l’on veut être connu, il est indispensable de se faire connaître. Le moyen est simple, se créer des relations dans le monde des écrivains, des journalistes, des artistes, des acteurs, qui seul détermine et consacre les réputations; cela n’a rien de difficile pour l’homme qui a de l’argent. De quoi s’agit-il, en effet? De donner des dîners, des soupers, des fêtes, de ne pas être rebelle à l’emprunt et de s’entourer ainsi d’une quantité choisie de cliens qui, au jour du début, pousseront le cri d’admiration auquel nul ne résiste? Quelle importance peut avoir le sacrifice de quelques billets de mille francs en regard de la gloire, de la fortune assurées sans combat, de la victoire remportée de haute bitte? » — Philoxène Boyer fut convaincu et devint le père nourricier d’une bande d’affamés qui voyaient des perdreaux truffés pour la première fois. Ce fut une curée. On le soldait en hyperboles, on lui dédiait des sonnets, on lui adressait des rondeaux. Henri Mürger parodiait la Chanson des pirates et chantait :


Dans la chambre de Philoxène
Nous étions quatre-vingts rimeurs.


Le pauvre diable ne se tenait pas d’aise et commandait de nouveaux dîners. Chacun amenait sa chacune; les figurantes et les vieilles premières des petits théâtres ne se faisaient faute d’aller chercher cette pâture qui ne leur coûtait rien : elles trouvaient sur leur assiette un bouquet de fleurs rares accompagnés parfois de quelques versiculets devant lesquels on se pâmait. Philoxène Boyer payait les violons et ne dansait guère, car nul homme n’eut jamais moins de passions. Le vin de Champagne lui faisait mal à la tête, les truffes ne convenaient pas à son estomac, et l’amour n’était pour lui qu’un sujet de poésie. Il assistait souriant et bénévole aux repas dont il faisait les frais, que l’on dévorait devant lui, et n’y prenait point part. Un jour, j’entendis Théophile Gautier lui dire : « Philoxène ! ce n’est pas ton argent que tu manges, c’est ton avenir; sous ton dernier écu tu trouveras la misère, qui est une vieille femme dont le commerce n’a rien d’attrayant; tu deviendras abject et marmiteux ; tu mendieras au coin des journaux, tu montreras des articles savans pour vivre, et les cadets que tu alimentes te tourneront le dos avec empressement. » Philoxène Boyer cita le fameux aphorisme : « Pour être connu, il est indispensable de se faire connaître; » puis il ajouta : « Je me crée des amis qui m’ouvriront toutes les voies. » Gautier, qui ne chantait jamais, lui chanta: « Va-t’en voir s’ils viennent, Jean ! « Cela dura peu, un an ou dix-huit mois, tout au plus. Les 60,000 francs, transmués en venaison, en vins de Johannisberg, en roses moussues, en cigares de la Havane, s’en étaient allés où vont ces sortes de choses. Philoxène Boyer était ruiné, mais il n’était pas connu, et ses anciens convives se moquaient de lui. Non-seulement on le railla, mais on l’insulta; il y eut une histoire de duel qui fut ridicule et dont les détails échappent à ma mémoire. Alors commença pour ce malheureux une existence lamentable. Il était fier et de sentimens droits : il n’emprunta pas, car il savait qu’il ne pourrait pas rendre. Il travailla. Il glissait de temps en temps quelque petit article dans un journal, où on le payait peu, car on le savait pauvre. Le plus clair de ses ressources pendant longtemps fut un feuilleton hebdomadaire qu’il faisait dans un journal étranger et qui lui rapportait 20 francs. Ces 80 francs par mois l’empêchaient presque de mourir de faim. Je le vis souvent à cette époque, il m’avait pris en amitié, car il éprouvait un besoin d’affection que son expérience n’avait pas apaisé. Il se comparait volontiers à don César de Bazan :


Tous les soirs danse et fête au vivier d’Apollo
Et cent musiciens faisant rage sur l’eau !


Il me racontait ses prouesses, me récitait les vers que l’on avait faits en son honneur, n’accusait personne et ne récriminait pas. Un des premiers dans le Paris de cette époque, il inaugura les conférences, conférences exclusivement littéraires, on n’a pas à le dire, où l’économie sociale, la politique, la philosophie n’avaient pas la parole. Il y excella. Dans une salle située à l’entresol d’un des hôtels de la place Vendôme, j’ai été plusieurs fois l’entendre. J’ai suivi, avec intérêt, une série de leçons qu’il fit sur les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Le geste était apprêté; l’attitude était prétentieuse et portait à sourire, mais l’éloquence était extraordinaire, pleine, abondante, riche d’images, tenant plutôt de l’oraison funèbre que du discours, réellement forte et supérieure. Improvisait-il sur un sujet connu, récitait-il de souvenir une étude écrite, je ne sais, et lorsque je l’ai interrogé à cet égard, il s’est dérobé. Il y avait en lui un orateur, et, comme il était instruit, il eût été un maître de conférences hors ligne. Le goût de ces « lectures, » ainsi que disent les Anglais, s’était propagé dans Paris; quelques gens du monde avaient prêché d’exemple; on les avait imités, la mode avait accepté ce genre de distraction intellectuelle, et les conférenciers, comme on les appelait, purent faire des recettes de quelque valeur. C’eût été pour Philoxène Boyer une source de bien-être qui l’eût sorti de sa vie difficile ; la fortune n’était pas pour lui et le sort lui en voulait ; la misère, le froid, les privations l’avaient épuisé ; il eut une phtisie laryngée ; il en guérit, mais resta aphone ; sa voix brisée pouvait à peine se faire entendre. Sa résignation ne l’abandonna pas ; avec son inaltérable mansuétude, il me disait : « Les dieux ne l’ont pas voulu, il faut se soumettre. » Un soir, cependant, le hasard m’avait placé près de lui, dans une salle de conférences. L’orateur frappait du poing sur la table, se démenait, criait fort et disait peu de choses. Philoxène Boyer se leva et sortit. Au mouvement de ses épaules, je compris qu’il pleurait. Je le suivis, je lui pris le bras, et nous cheminâmes ensemble. Il essaya de sourire et posant le doigt sur son gosier sans résonance, il me dit : « En Crète, il existait une stèle sur laquelle on lisait : « Jupiter ne tonnera plus ; il est mort depuis longtemps. » Puis en sanglotant, il ajouta : « C’est dans Athénée. »

De toutes les qualités qui rendent l’homme respectable il eut la plus belle, il eut la bonté. Les déceptions qu’il avait éprouvées, l’existence de Sisyphe qui retombait toujours sur lui, l’ingratitude dont tant de preuves lui firent prodiguées, n’avaient laissé en lui aucun relent d’amertume : il était prêt à obliger ceux-là même dont il avait le plus à se plaindre ; lorsqu’il avait en poche de quoi subvenir aux besoins de sa journée, il était gai, et de sa voix éraillée récitait quelques vers qui lui trottaient dans la cervelle. N’a-t-il donc fait aucun livre ? Si ; il a écrit des volumes remarquables qui ont été bien accueillis, mais il ne les a pas signés. Un jour, sur ma table, il vit un de ces livres ; en souriant il me dit :


Hos ego versiculos feci ; tulit alter honoraires.


Je n’ai ni le droit, ni le courage de trahir une confidence ; que ceux qui, spéculant sur sa pauvreté, se sont approprié pour quelques écus les œuvres auxquelles il avait mis tout son soin, toute sa science, tout son talent, restent en paix dans la réputation qu’ils lui doivent : je ne les nommerai pas. Obéissant à cette ardeur ingénue qui le guidait, il s’était marié ; il avait accepté charge d’âme, et, parfois, fléchissait sous le fardeau. De temps en temps, le ministère de l’instruction publique lui remettait quelque secours ; une souscription que l’on organisa pour aider à la publication d’un volume de poésies ne fut pas infructueuse ; mais la souffrance était permanente, car la misère avait dépassé la mesure. Dieu eut pitié de lui et l’appela. Derrière le corbillard qui l’emportait on eût vainement cherché ceux qui, dans les soupers des Trois Frères provençaux, choquaient leurs verres, en criant : « Vive Philoxène ! »

Souvent, dans les restaurans infimes où il allait chercher un repas au prix de douze ou quinze sous, Philoxène Boyer rencontrait un garçon singulier qui passait une blouse par-dessus ses vêtemens pour venir s’asseoir autour des tables où mangeaient les hommes de peine. C’était Charles Barbara, une des imaginations littéraires les plus sombres que j’aie connues. Celui-ci non plus ne fut pas heureux, et ce n’est ni le courage, ni le talent qui lui faisaient défaut. Edgar Quinet a dit : « Le talent, le génie même ne sont que des promesses; il y faut joindre l’étoile : où elle manque, tout manque. » Je ne sais où était l’étoile de Barbara lorsqu’il naquis, emportée, pulvérisée sans doute par une tempête uranienne : elle n’a jamais paru, et il l’a vainement cherchée. Il était le fils d’un luthier de province; il avait appris la musique et jouait bien du violoncelle. Je crois que, dans certains jours de pauvreté, il s’est glissé le soir parmi les musiciens de quelque petit théâtre et a fait sa partie dans l’orchestre. Il était venu à Paris en quête d’une position et était tombé dans les lettres, pour lesquelles il se sentait des aptitudes. Il avait côtoyé les compagnons de la bohème et n’avait pas dû leur apporter de nouveaux élémens de gaîté, car il avait une tristesse naturelle que la dureté de sa vie n’était pas pour affaiblir. Il avait de la lecture et comme il avait fait une étude particulière de Diderot dont la langue un peu sèche, mais vigoureuse, lui plaisait, Mürger en faisait cas et disait : « Il s’est nourri de la moelle des lions. » Pour Mürger, en effet, dont l’ignorance était insondable, avoir lu les œuvres de Diderot, c’était avoir plongé au profond des connaissances humaines. Barbara était moins facile à satisfaire, il travaillait et était un lecteur assidu des bibliothèques publiques. Était-il indemne d’esprit? Je ne le crois pas. Son frère, atteint d’une maladie nervoso-mentale, avait essayé de se brûler la cervelle et n’avait réussi qu’à se faire une blessure au front; quant à lui, il me semble que la sinistre fée de la mélancolie lui avait soufflé sur la cervelle, il était si triste, parfois si lugubre, si effarouché, on avait tant de peine à l’apprivoiser, ses conceptions étaient si étranges dans le terrible que j’ai toujours cru que la prédominance nerveuse était, chez lui, trop considérable. Malgré sa sobriété, — c’était un buveur d’eau, — il y avait en lui quelque chose d’Edgar Poë; comme l’Américain, il cherche dans l’horreur son principal élément littéraire, et n’a d’autre souci que de donner le frisson au lecteur. La vie semble lui apparaître comme une lutte permanente et sans merci contre une divinité impitoyable qui reprend des forces à mesure qu’on la terrasse. Son existence, en effet, ne fut qu’un combat contre la misère et contre une chance néfaste qui jamais ne se lassa de le poursuivre; il y déploya un courage et une énergie inflexibles, mais il ne fut pas le plus fort et quand il abandonna la partie, il était vaincu. Il a publié deux volumes qui méritent de n’être pas oubliés : l’Assassinat du Pont-Rouge et les Histoires émouvantes. Le premier est un roman où l’art de la composition est peu développé, mais où les situations ont une force rare et où la donnée d’une moralité vengeresse est d’une grande élévation. Le second renferme plusieurs nouvelles dont une : les Jumeaux, est puissante. Deux frères jumeaux sort séparés au jour de leur naissance et suivent des voies différentes : l’un est soldat, l’autre ouvrier; les incidens de leur vie sont semblables et par la seule différence des milieux où ils se produisent, engendrent des résultats différens; à l’heure où le soldat se bat en duel, l’ouvrier se bat à coups de couteau. Le soldat, devenu officier, voit se réaliser ses meilleurs rêves, le jour même où son frère monte sur l’échafaud. Les déductions de la conception sont excessives, ce qui, du reste, ne sort pas du droit de l’écrivain, mais le plaidoyer contre « les deux poids et les deux mesures » de la société est d’une vigueur sans pareille.

Malgré la brutalité de son œuvre, il ne faudrait pas voir en Charles Barbara un de ces envieux qui aboient aux riches parce qu’ils sont pauvres et qui se dressent contre les heureux parce qu’ils sont à plaindre; c’était un homme doux dans sa taciturnité, sans fiel, sans vanité, sans colère. Il a écrit et répété souvent : « Je crois l’homme né pour souffrir. » Le pauvre garçon n’a pas failli à cette destinée. Il était à la fois intelligent et troublé. Sa grosse tête, dont les cheveux jaunes et déjà rares découvraient le front proéminent, n’était pas désagréable, malgré l’expression d’inquiétude qui toujours agitait son visage rasé. Son regard roux était fixe et cependant vacillant. On eût dit que Barbara, trop habitué aux déceptions de la vie, avait peur que l’on ne se moquât de lui. Lorsqu’on lui annonçait une bonne nouvelle, il hésitait à y croire et sursautait comme s’il eût voulu forcer à entrer en lui une conviction à laquelle son esprit ou son expérience se refusait. Il disait en souriant : « Si l’on donnait des titres de noblesse aux gens de lettres, je demanderais à m’appeler le marquis de Saint-Guignon, en l’honneur du patron qui n’a cessé de me protéger. » Il espéra un moment en avoir fini avec la fortune adverse et avoir rompu le charme noir qui le paralysait. Avec son roman de l’Assassinat du Pont-Rouge, il fit un drame qui fut représenté et qui eut du succès. J’assistais à la première représentation, car j’avais de l’amitié pour Barbara, et j’étais heureux de le voir sortir des chemins pénibles où le sort le contraignait à se traîner. L’émotion fut vive dans la salle, et les spectateurs se sentirent secoués par une main plus forte que celle d’un dramaturge ordinaire. Le drame n’était pas commun et échappait aux vulgarités de situation, de surprises et d’imbroglios auxquels ces sortes d’ouvrages semblent condamnés. Les faits étaient simples et les déductions logiques. Barbara recueillit plus que des applaudissemens: la pièce fit de l’argent, comme on dit dans l’argot des théâtres, et l’auteur en eut sa part, qui, pour la première fois peut-être depuis qu’il était au monde, lui permit de regarder l’avenir sans angoisses. L’accalmie ne fut pas de longue durée. Charles Barbara se maria; il eut quelques bons jours, il vivait en famille, subvenant à l’existence de sa belle-mère, de sa femme et d’une petite fille qui lui était née. C’était en 1866, à un moment où la fièvre typhoïde visitait Paris. L’épidémie ne pouvait oublier Barbara; elle entra dans sa maison et emporta de la même brassée sa fille, sa belle-mère et sa femme. Le désespoir l’abattit et la fièvre s’empara de lui. Le 18 septembre, on le conduisit à la maison municipale de santé, où on l’installa dans une chambre au troisième étage. Le lendemain au point du jour, il ouvrit la fenêtre et se précipita. La pluie tombait, la terre était molle, il y moula son corps et mourut sur le coup. Jamais je ne me suis trouvé en rapport avec Charles Barbara sans admirer la justesse de l’observation de La Bruyère : « Il y a une espèce de honte à être heureux à la vue de certaines misères. »

Est-ce par contraste que le souvenir de Barbara me rappelle celui d’Etienne Eggis, qui fut un type de bohème fantasque et très doux? Sans sa haute taille et quelque moustache on l’eût pris pour une femme. Son teint rosé, ses longs cheveux châtains, ses yeux admirables l’eussent fait beau, si des dents douteuses n’avaient enlaidi son sourire. Il n’était pas Français; il appartenait, je crois, à la Suisse allemande et était né à Berne ou Zurich. Aux jours de son adolescence, il avait mené la vie vagabonde des étudians allemands pauvres; à pied, il avait parcouru le duché de Bade, la Franconie, la Saxe, la Prusse et la Pologne, dormant au hasard, parfois sous les arbres verts, parfois dans le fenil. Autrefois, avant que les chemins de fer eussent sillonné l’Europe, on rencontrait souvent sur les routes d’Allemagne et de Suisse des étudians qui marchaient en petits groupes, le bâton à la main et le sac en sautoir. A la montée des côtes, ils attendaient les chaises de poste et les diligences ; ils tendaient leurs casquettes au nom de la théologie, au nom de la jurisprudence, au nom de la médecine, au nom du doctorat utriusque juris ; on jetait une pièce blanche et, en guise de remercîment, ces mendians de la science entonnaient une chanson des bords du Rhin. Cette existence que des poètes ont célébrée, Eggis l’avait trouvée bonne et la regrettait. Il était venu à Paris pour y chercher fortune, la tête pleine de vers, comme un oiseleur qui apporterait des oiseaux dans sa cage. Les oiseaux avaient beau chanter, la fortune passait outre et ne s’arrêtait pas à les écouter. Les chansons n’étaient point désagréables cependant, et le Voyage au pays du cœur n’a pas déplu aux gens de goût. Eggis y a parfois glissé quelques-unes de ces excentricités que repousse la pruderie française, mais qui sont de fines plaisanteries en Allemagne :


Les abeilles des bois sentent pousser leur dard ;
C’est le temps de chanter les baisers et les roses,
Fleurs du jardin des cieux dans nos fanges écloses,
Et de se restaurer de petits pois au lard.


Il ne faudrait pas le juger d’après cette boutade ; ses vers sont d’un jeune homme de vingt et un ans que le lyrisme emporte, mais ils sont bien faits, de vive facture et viennent d’un poète. J’avais recommandé Eggis au Moniteur universel. Louis de Cormenin n’y était déjà plus, et malgré la volonté exprimée par le ministre Fould de n’attirer que des écrivains « connus et aimés du public, » j’avais pensé qu’un homme sachant plusieurs langues étrangères de leste prose et ayant besoin de gagner sa vie, pourrait être utile à un journal officiel. Je m’étais trompé. L’employé qui reçut Eggis était un malotru. Il mit Étienne Eggis à la porte par les épaules, ou peu s’en faut. Je me fâchai, je pris l’affaire à mon compte et j’exigeai des excuses qui ne furent point ménagées à Eggis. Des excuses, pas plus que ses vers, ne lui donnaient à vivre il disparut. Pendant longtemps et en toute occasion je m’informai de lui ; nul ne put me répondre, nul ne savait ce qu’il était devenu. Il y a une douzaine d’années, je reçus une lettre datée de Suisse et signée Étienne Eggis : « Vous souvient-il de moi ? J’arrive des bords du Gange ; j’étais cymbalier dans un régiment de cipayes. L’Inde monsieur, est un fort beau pays. » Depuis cette époque je n’ai plus entendu parler de lui.

Tout autre était Guillaume Lejean ; celui-là appartenait à la grande race des hommes qui découvrent les mondes et abordent, d’un cœur résolu, les continens inexplorés. Songeur, sérieux, peu débarbouillé, les yeux fichés en terre, il semblait suivre en sa pensée des routes mystérieuses dont seul il avait le secret. D’une sobriété d’anachorète, vivant d’une croûte de pain et d’un verre d’eau, couchant dans un galetas, toujours penché sur des cartes géographiques, il me disait : « Je suis dans l’opulence, » parce qu’il avait un revenu fixe de 1,500 francs. C’était un Breton, il avait la résistance du granit natal. Rien ne l’arrêtait, rien ne l’effrayait. En Grèce, voyageant à pied, après avoir passé la nuit à Andritzéna, il arriva aux bords de l’Alphée qui était débordé. Un batelier lui demanda 10 drachmes pour le passer sur l’autre rive, Lejean haussa les épaules, enleva ses vêtemens, en fit un paquet qu’il attacha sur sa tête et traversa la rivière à la nage. Il parcourut de la sorte et aussi économiquement l’Épire, la Bulgarie, la Turquie; il remonta le Nil jusqu’à Gondokoro, voulut trouver les passes du Bahr-el-Abiad, se battit avec les hippopotames et faillit être happé par un crocodile, un jour qu’il dormait, à l’ombre, sur la berge du fleuve. Aujourd’hui Guillaume Lejean est mort. Sans avoir l’élégance ni l’adresse de Speke et de Grant, sans posséder la farouche énergie de Stanley, il eût pu, lui aussi, découvrir le lac Nyanza et descendre le Congo ; il l’eût fait plus lentement, plus patiemment, mais il l’eût fait, car il avait le tempérament indomptable du voyageur. Que lui a-t-il donc manqué? Un gouvernement capable de le comprendre et de l’aider. Les ministres qui se sont succédé pendant la durée du second empire ne se sont guère souciés de Lejean. Aller en Afrique, chercher les sources du Nil, déterminer le système orographique et hydrographique du continent noir, qu’importe? Le pauvre Lejean partout ajourné, partout éconduit ne perdait pas courage ; il vivait de privations. Quand il avait économisé quelque argent, il partait; avec 2,000 francs, il a fait le voyage de Méroë. Napoléon III, averti par Mme Hortense Cornu, en parla à son ministre des affaires étrangères, qui alors était Edouard Thouvenel. Celui-ci crut bien faire et nomma Lejean vice-consul de France à Massaoua avec résidence facultative à Magdala, près du Négus Théodoros. Il ne fallait pas immobiliser Lejean ; il fallait le jeter à travers des terres inconnues en lui disant : Découvrez-les. Bien avant le consul anglais Cameron, Guillaume Lejean eut à boire le cousso du Négus, et comme autrefois, le chevalier Amédée Jaubert à Bayezid, il fut jeté dans un cul de basse-fosse. Les Abyssiniennes ont le cœur sensible, et Lejean, malgré ses longues dents jaunes, son air triste et ses cheveux plats, sut émouvoir de jeunes compassions qui l’aidèrent à supporter le poids de ses chaînes. Il en parlait avec complaisance et même avec quelque fatuité. Ses aventures en Abyssinie lorsqu’il représentait la France auprès de ce « roi des rois » qui prétend descendre du fils de Salomon et de la reine de Sabah, Lejean les a racontées dans la Revue des Deux Mondes, et il a parlé aussi avec autorité du Soudan, du désert Nubien, du Nil blanc, de la vie des Européens à Khartoum. Lorsqu’il put enfin sortir des griffes du Négus et qu’il fut revenu parmi nous, il ne songea point à se reposer. Il voulait pénétrer l’impénétrable. Il partit pour la Bokharie et rêvait de visiter Samarkand. Malgré la mort qui pouvait l’atteindre, malgré l’esclavage plus dur que la mort, il eût mis son projet à exécution, il eût, connue le faux derviche Arminius Vambéry, traversé les Kara-Koum (Sables noirs) et forcé la frontière du pays interdit aux chrétiens, mais il fut arrêté en route par la maladie que Rabelais a appelée : « faulte d’argent.» Jamais je n’ai lu le récit des découvertes faites par les Allemands, les Anglais, les Américains, sans penser à Guillaume Lejean, qui était de taille à les suivre, sinon à les précéder. Il eut un grave défaut, qui est rare; il fut si modeste qu’il n’osa pas faire paraître toute sa valeur et qu’il fut méconnu. Ce fut lui, entre deux de ses voyages, qui me présenta un jeune homme d’une pâleur inquiétante que l’on nommait Emile Lamé et dont le père, géomètre illustre, était membre de l’Académie des Sciences. Son originalité naturelle et douce était pour plaire. Il avait donné à la Revue de Paris plusieurs nouvelles où la fantaisie et la réalité se mêlaient dans une fiction simple dont la conception semblait indiquer des facultés bien équilibrées. Il était grand, silencieux, assez timide, et semblait parfois sortir d’un rêve pour répondre à une question qu’on lui adressait. J’avais remarqué qu’il avait la pupille dilatée, comme si l’œil avait été baigné de belladone. C’est quelquefois un indice de prédisposition aux maladies de l’encéphale. Rien, du reste, dans sa conversation ni dans son attitude, ne laissait présumer que le cerveau pouvait être en souffrance. Il parlait volontiers de ses travaux futurs, regardant les contes qu’il composait comme un exercice destiné à lui apprendre l’art d’écrire ; très courtois, du reste, et acceptant les observations techniques qu’on lui adressait avec une déférence qui n’est point commune chez les gens de lettres. Un soir, il entendit des voix qui l’appelaient vers le ciel ; il monta sur la margelle de sa fenêtre et voulut marcher dans l’espace. Sur le pavé de la rue, on le releva horriblement brisé; il ne survécut pas à sa chute.


MAXIME DU CAMP.

  1. Compte rendu des séances de l’Assemblée nationale, t. I, p. 231.
  2. Comme terme moyen de l’empire, je prends l’année 1854. Les journaux de Paris autorisés à traiter les matières politiques étaient : les Débats, le Siècle. La Presse, le Pays, le Constitutionnel, la Patrie, l’Union, la Gazette de France, l’Assemblée nationale, l’Univers, la Vérité, le Charivari. Je ne compte pas le Moniteur universel, qui était le journal officiel de l’empire.