Souvenirs sur Bakounine (Debagori-Mokrievitch - La Revue blanche)

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Souvenirs sur Bakounine



Bakounine se levait tard, nous ne pouvions donc nous rendre chez lui que vers les dix heures. Le jour était ensoleillé, de telle sorte qu’après cette lumière éclatante du dehors, sa chambre, au rez-de-chaussée, me paraissait tout à fait noire. Une ou deux fenêtres donnant sur un jardin ne laissaient passer dans la pièce qu’une faible lumière. Dans cette pénombre je remarquai en un coin, à droite, un grand lit très bas, sur lequel Bakounine reposait encore.

R-s me présenta. Bakounine nous tendit les deux mains et, respirant difficilement, à cause de son asthme, se leva et se mit à s’habiller. Je jetai un regard autour de moi ; à gauche, une longue table, sur laquelle étaient entassés des journaux, des livres et ce qui est nécessaire pour écrire. À côté, s’élevait une bibliothèque en bois blanc, dont les rayons, chargés de toutes sortes de papiers, montaient jusqu’au plafond. Au milieu de la chambre, une table ronde sur laquelle étaient, pêle-mêle, un samovar, des verres, du tabac, des morceaux de sucre, des cuillères à thé… De ci, de là quelques chaises.

Bakounine était d’une colossale stature, encore que son embonpoint fût évidemment dû à sa maladie. Son visage était bouffi et, sous ses yeux bleus ou gris-clair, s’étaient formées des poches. Un front élevé, couronnait sa tête puissante ; sur ses tempes, quelques boucles de cheveux grisonnants. Pendant qu’il s’habillait en s’essoufflant, de temps en temps il jetait sur moi un regard limpide et clair. J’avais ouï dire déjà que Bakounine jugeait les gens d’après sa première impression, et il se pouvait bien qu’il voulût étudier un peu ma physionomie. Parfois, il échangeait avec R-s quelques courtes observations. Souvent il bredouillait en parlant, parce que beaucoups de dans lui manquaient[1]. Lorsqu’il se pencha pour se chausser, je remarquai qu’il avait la respiration coupé. En se redressant il suffoqua, tout son visage bouffi bleuit. On voyait à tous ces indices que la maladie, qui trois ans plus tard devait le conduire au tombeau, était déjà très avancée.

Lorsque Bakounine eut fini sa toilette, nous sortîmes dans le jardin, où, sous une tonnelle, fut servi le déjeuner. Alors, vinrent deux Italiens. Bakounine me présenta à l’un d’eux qui n’était autre que Cafiero, son ami intime, qui a sacrifié toute une fortune assez considérable à la cause révolutionnaire italienne[2]. Silencieux il prit place à côté de nous et se mit à fumer sa pipe. Entre temps arriva le courrier, et Bakounine commença à feuilleter toute cette masse de journaux et de lettres. Plus tard vint Zaïtzeff, l’ancien collaborateur de la revue La Parole russe, et une conversation animée s’engagea bientôt sur l’insurrection de Barcelone qui, si je ne me trompe, avait eu lieu en 1872 et qui, on le sait, s’était terminée par un échec. Au cours de différents aperçus sur cet événement, Bakounine émit l’avis que la responsabilité de cette insurrection retombait sur les révolutionnaires.

— En quoi donc a consisté leur faute ? demandai-je.

— On devait mettre le feu à l’hôtel de ville. C’est la première chose à faire dans toute révolte et ils l’avaient négligé, dit-il en s’animant.

Ce n’est qu’à la suite de cette conversation que je compris quelle importance Bakounine prêtait à cette « première chose ». D’après lui, la destruction de l’hôtel de ville, dépositaire d’actes et documents officiels, devait jeter le trouble et le chaos dans les classes dominantes. « Beaucoup de privilèges et de droits de propriété reposent sur tel ou tel document officiel, dit-il ; ceux-ci, une fois anéantis, le retour complet à l’ancien ordre de choses serait plus difficile. »

En développant sa thèse, Bakounine fit observer ce fait, très significatif selon lui, que, dans toutes les révoltes, le peuple s’élance d’abord sur les bureaux, les tribunaux, les archives, et il rappela la révolte de Pougatchef, la foule rebelle déchirant avec fureur et anéantissait les documents officiels. « Car, dit-il, le peuple avait compris instinctivement le mal du régime des paperasses et il s’efforçait de le détruire... »

À cette époque, Bakounine ne s’enthousiasmait plus pour les choses révolutionnaires russes. Au contraire, dans ses paroles perçait une sorte de scepticisme à l’égard des Russes. Il se plaisait aussi à railler les Allemands, surtout quand la conversation tombait sur les insurrections allemandes de 1848. Toutes ses espérances étaient concentrées sur les peuples latins, surtout sur les Italiens ; il employait tout son temps et toute son énergie à conspirer au milieu d’eux. C’est pourquoi il trouvait que Locarno, situé à la fontière de la Suisse et de l’Italie, était un point qui lui convenait merveilleusement. C’était le centre révolutionnaire où les conspirateurs italiens venaient secrètement s’entretenir avec lui.

Le plan que Bakounine poursuivait alors était celui-ci : organiser une conspiration se composant d’hommes déterminés, prêts à se sacrifier, et qui se rencontreraient tous, à un moment donné, puis, en un lieu désigné, et l’arme à la main, effectueraient une révolte. On devait attaquer d’abord l’hôtel de ville et passer ensuite à la « liquidation » du régime actuel, c’est-à-dire à la confiscation des propriétés, des fabriques, etc. Cependant, Bakounine était loin de se bercer de l’espoir d’un résultat immédiat.

— Nous devons faire sans cesse des tentatives révolutionnaires, disait-il, dussions-nous être battus et mis complètement en déroute, une, deux, dix fois, vingt fois même ; mais, si, à la vingt-et-unième fois, le peuple vient nous appuyer en prenant part à notre révolution, nous serons payés de tous les sacrifices que nous aurons supportés.

Le deuxième jour après notre arrivée à Locarno, nous allâmes en bateau avec Bakounine visiter à proximité de la ville, une maison achetée en son nom, et qu’il voulait nous montrer. Les révolutionnaires italiens l’avaient acquise dans le but d’y créer un lieu de refuge, en même temps que pour assurer la position de Bakounine à Locarno. Comme propriétaire, il ne pouvait être expulsé du canton, lors même que le gouvernement italien l’eût demandé ; ce qui était à craindre, le dit gouvernement avait déjà eu vent de la participation de Bakounine aux menées révolutionnaires.

Nous traversâmes obliquement là baie. Après avoir gravi par un étroit sentier la falaise abrupte et broussailleuse, nous entrâmes dans la propriété. Maison d’un étage, aux murs décrépits. La face donnant sur le lac était plus haute que l’autre, ainsi qu’il arrive pour toutes maisons bâties sur une pente. Les épaisses murailles de cette vieille bâtisse, qui me semblait fort peu habitable, lui donnaient l’aspect d’un petit fort.

Lorsque nous pénétrâmes à l’intérieur, une atmosphère humide et rance nous enveloppa. La maison présentait d’ailleurs beaucoup de commodités comme lieu de refuge. On pouvait se glisser inaperçu jusqu’au bord du lac, libre dans toutes les directions. Pour éviter la douane, on pouvait gagner l’Italie en canot.

Bakounine me racontait qu’ « eux » (les révolutionnaires italiens) et lui allaient y installer une « imprimerie ambulante » pour imprimer des proclamations au moment de la révolution ; qu’ils auraient là leur dépôt d’armes, des fusées à la Congrève et d’autres « machines » pour la révolte, dont on approvisionnerait l’Italie…

Après avoir terminé l’inspection, nous descendîmes dans le sous-sol, où le gardien de la maison nous servit un repas composé de pain, de fromage et de mauvais vin. À table, nous continuâmes la conversation sur le même sujet.

Bakounine était tout absorbé par la création d’un dépôt d’armes et d’un refuge à passages secrets, par lesquels, au besoin, on pourrait s’évader. Cependant, il croyait à la possibilité d’une perquisition chez lui. Peut-être ne se fiait-il pas assez à la liberté en Suisse, ou méditait-il des choses que dans aucun pays on ne pourrait souffrir…

— Vous autres, Russes, aurez besoin, peut-être, d’une imprimerie ambulante pour faire imprimer à l’étranger vos feuilles volantes. Eh bien, vous penserez en installer une par ici.

Mais, aussitôt il changea de ton et ajouta rudement : — Ah, ces conspirateurs russes ! ils vont commencer à bavarder et compromettront encore notre cause italienne…

Ce reproche m’était très désagréable et je pris en mains la défense des Russes, d’une manière que je ne puis me rappeler. Mais, quelle fut mon émotion, lorsque, après avoir fini son exposé, Bakounine s’écria : — Eh, quoi ! ces Russes !… De tout temps ils ont prouvé qu’ils n’étaient qu’un troupeau ! À présent, ils sont tous devenus anarchistes ! L’anarchie chez eux est pour le moment à la mode. Qu’il s’écoule quelques années encore, et l’on ne trouvera plus un seul anarchiste parmi eux !

Ces mots se fixèrent dans ma mémoire et, souvent, après, ils se présentaient à mon esprit dans leur vérité prophétique…

Notre repas finit par un Bruderschaft et la conversation aborda des sujets ordinaires. Bakounine me reprochait toujours mon « vous », car, je ne pouvais pas m’habituer à le tutoyer.

Comme j’avais l’intention d’aller en Russie, en passant par l’Italie du nord, je restai à Locarno encore quelques jours, tandis que R-s retournait à Zurich. Je passais tout mon temps chez Bakounine ; j’arrivais chez lui vers les dix ou onze heures du matin et j’y restais jusqu’à minuit et même plus tard, car il veillait longtemps. Je n’ai souvenir que de fragments de nos interminables conversations. Ainsi s’est conservé vivement dans ma mémoire comment il persistait à me persuader que la participation des brigands aux choses révolutionnaires, est un sûr indice de ce que la révolution donnera, car, avant tout, ils savent apprécier exactement la véritable situation et porter un jugement net sur les événements. Ils ont le flair de ce qui leur profitera et de ce qui leur sera préjudiciable, et si on les voit se lancer dans la révolution, c’est que celle-ci aura assez de succès pour devenir un objet d’exploitation. Seulement, ajouta-t-il, les brigands compromettraient la révolution aux yeux de l’opinion publique et cela vaut qu’on y prenne garde.

Enfin je commençai à faire les préparatifs de mon voyage. La veille de mon départ, Bakounine, qui avait calculé, d’après l’indicateur, la somme nécessaire à mon retour, me demanda de lui montrer le contenu de ma bourse. Je cherchai, vainement, à le persuader que j’étais suffisamment muni d’argent ; il insista quand même. Je fus contraint d’ouvrir mon porte-monnaie, il y manquait à peu près trente francs.

— Je vais m arrêter en Bohême, où j’ai des amis. Je pourrai leur emprunter autant d’argent que j’en aurai besoin, lui dis-je.

— Bon, bon, va me conter de ces fables ! dit Bakounine. Et il prit dans le tiroir de sa table une petite boîte en bois, l’ouvrit, et, toujours en suffoquant, il compta trente francs qu’il me remit.

— Très bien. Je restituerai cet argent dès que je serai arrivé en Russie, lui dis-je.

— À qui veux-tu donc le restituer ? N’est-ce pas à moi ?

Et il ajouta.

— Mais c’est de l’argent qui ne m’appartient pas.

— À qui devrai-je donc l’envoyer.

— Hein ! Voyez-vous ce défendeur de la propriété privée !… Enfin, si tu tiens absolument à restituer cet argent, tu le donneras pour la cause russe.

Je pris alors congé de lui et quittai Locarno.


Debagori-Mokrievitch


(Traduit du russe par Marie Stromberg.)

  1. Pendant sa longue détention, il fut atteint du scorbut et perdit ses dents, Trad.
  2. La villa de Barounata, dont il est question plus loin fut payée par lui. Trad.