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{{Titre|De la science économique moderne|[[Henry-Dunning Macleod]]|1887<br/>Traduction de M. R. Nicolas}}





Version du 12 juillet 2009 à 18:04


De la science économique moderne
1887
Traduction de M. R. Nicolas



DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE MODERNE




Il est notoire que, tandis que les économistes, dans certains pays, et spécialement en Angleterre, ont obtenu depuis le commencement de ce siècle de grands succès, la science même de l’économie politique[1] est dans un état des moins satisfaisants ; fort nombreux sont ceux qui vont jusqu’à en contester l’existence en tant que science précise.

En fait, les économistes de tous les pays se divisent en deux camps : dans l’un, on enseigne que c’est la science qui traite de la production, de la répartition et de la consommation de la richesse ; dans l’autre, qui enrôle chaque jour de nouvelles recrues et tend partout à conquérir le premier rang, on la définit la science du commerce ou des échanges.

Je montrerai que ces expressions ont eu à l’origine exactement la même signification : la véritable question qui s’impose à l’examen des économistes est celle de savoir laquelle de ces deux appellations convient le mieux pour désigner notre science dans son état actuel de développement.

On admet très généralement, en Angleterre surtout, que Adam Smith a été le fondateur de l’économie politique. Un homme politique anglais passe pour avoir dit que l’économie et le libre échange sont sortis tout armés du cerveau d’Adam Smith, comme Minerve de la tête de Jupiter. Ce sont là des erreurs absolues. L’économie politique a eu pour fondateurs une secte d’illustres philosophes français du milieu du dernier siècle ; ce sont eux qui ont créé la formule : production, répartition et consommation de la richesse ; et je montrerai que c’est pour avoir méconnu le sens primitif de cette formule que des écrivains modernes ont réduit la science à l’état déplorable dans lequel elle se trouve aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit, tous les économistes sont du moins d’accord sur ce point, que leur science s’occupe exclusivement de la richesse, qu’elle est la science de la richesse. Nous avons donc à nous demander : Qu’est-ce qu’une science ? Qu’est-ce que la science de la richesse ?

Qu’est-ce qu’une science ? Une science est un ensemble de phénomènes ou de faits, ayant tous pour base une seule idée ou qualité générale ; et c’est une loi fondamentale de science naturelle que tous objets qui possèdent cette qualité, si différents qu’ils puissent être d’ailleurs, doivent être compris dans cette science ; et le but de la science est de découvrir et de fixer les lois qui gouvernent les phénomènes ou les rapports des objets qu’elle embrasse.

Si donc l’économie politique est la science de la richesse, la première chose à faire est de déterminer cette qualité générale unique qui donne aux choses le caractère de la richesse ; il faudra ensuite découvrir les divers genres d’objets possédant cette même qualité ; puis déterminer les lois qui gouvernent les rapports de ces divers objets.


De la définition de la richesse.


Si j’appelle l’attention de mes lecteurs sur la définition exacte de la richesse, j’espère qu’ils ne me soupçonneront pas de les convier à de vaines questions de mots ou à des recherches de pure curiosité. Ce mot n’est pas seulement la base d’une grande science ; il n’y en a probablement pas qui aient exercé une aussi sérieuse influence sur l’histoire du monde et sur le bien-être des nations, suivant le sens qu’on y a attaché à diverses époques.

Pendant de longs siècles, la législation de chacun des peuples de l’Europe a été basée sur la signification qu’on attribuait au mot richesse. L’illustre économiste français, J.-B. Say, dit que, dans les deux siècles précédants son temps, cinquante années ont été absorbées par des guerres ayant pour origine le sens donné à ce mot.

Un autre économiste, Storch, parlant du système mercantile qui a si longtemps prévalu, déclare : « On peut, sans aucune exagération, dire que peu d’erreurs politiques ont causé plus de mal que le système mercantile… Il a poussé les nations à regarder le bien-être de leurs voisines comme incompatible avec le leur ; de là, leur désir de se nuire l’une à l’autre, de s’appauvrir réciproquement ; de là cet esprit de rivalité commerciale qui a été la cause immédiate ou éloignée de la plupart des guerres modernes. Bref, là où il a été le moins préjudiciable, il a retardé le progrès de la propriété nationale ; partout ailleurs, il a fait couler des flots de sang, dépeuplé et ruiné quelques-uns des pays dont il devait, croyait-on, porter la puissance et l’opulence au plus haut point. »

C’est aussi ce que dit Whately : « Il serait heureux que l’ambiguïté de ce terme n’eût fait qu’embarrasser les philosophes… Elle a fait tout autre chose pendant des siècles, et peut-être pendant de nouveaux siècles fera-t-elle encore plus que toutes autres causes réunies pour entraver les progrès de l’Europe. »

Il est certain, aujourd’hui, que l’interprétation du mot Richesse n’occasionnera plus de guerres dans l’avenir. Mais tout danger a-t-il pour cela disparu ? Loin de là. Nous sommes au contraire menacés d’un péril plus terrible encore. Ce redoutable spectre du socialisme, qui tient la guerre et la révolution suspendues au-dessus de chaque pays du continent et dont l’Angleterre elle-même n’est pas entièrement à l’abri, prend exclusivement son point d’appui, au dire même des socialistes, dans les doctrines émises sur la richesse par Adam Smith et Ricardo.

Ces considérations qui ne sont que l’expression de la stricte vérité, montrent l’importance de la recherche que nous avons à faire. Les observations qui vont suivre suffiront, je l’espère, pour qu’on ne me reproche point de m’attarder à une querelle de mots.

Pour des raisons qui apparaîtront plus loin, il convient de diviser cette étude en deux parties : signification donnée au terme Richesse dans les temps anciens ; signification donnée à ce terme dans les temps modernes.


De la signification du terme Richesse dans les temps anciens.


Nous avons donc à rechercher ici cette qualité générale unique qui donne aux choses le caractère de richesse.

Aristote disait, il y a plus de deux mille ans, « Χρήματα δὲ λέγομεν πάντα ὅσων ἡ ἀξία νομίσματι μετρεῖται. » Nous appelons richesse toutes choses dont la valeur peut s’apprécier en argent.

Ainsi, pour Aristote, la possibilité de l’échange, l’aptitude à être acheté et vendu, voilà le critérium essentiel de la richesse. Tout ce qui peut être acheté ou vendu, ou dont la valeur peut être appréciée en argent, constitue donc une richesse, quelle qu’en puisse être la nature ou la forme.

Nous avons là une excellente définition, qui ne contient qu’une idée générale, et qui, par suite, est propre à faire la base d’une grande science. Cette seule phrase d’Aristote est en réalité le germe, d’où doit sortir toute la science économique, comme d’un chétif gland sort un chêne immense.

Ayant ainsi trouvé la qualité générale qui caractérise la richesse, nous avons à découvrir, en second lieu, combien il y a d’ordres différents de choses qui peuvent être vendues et achetées ou dont la valeur peut s’apprécier en argent, qui en autres termes sont susceptibles d’échange.

Tout d’abord, il y a des objets matériels d’espèces fort nombreuses, telle que la terre, les maisons, la monnaie, le bétail, le blé, les bijoux, etc., qui peuvent tous être achetés et vendus, auxquels personne ne refuse le caractère de richesse et dont il serait dès lors inutile de parler davantage.

Mais il existe d’autres genres de quantités dont la valeur peut s’apprécier en argent, et dont nous avons maintenant à nous occuper.

Il nous est parvenu un ouvrage ancien remarquable, qui est à ma connaissance le premier traité régulier consacré à une question économique. C’est l’« Eryxias » ou « De la Richesse. » On l’attribue ordinairement à Æschines Socraticus, disciple de Socrate ; mais les critiques sont unanimes à le déclarer apocryphe. Des autorités accréditées le font remonter aux premiers temps de l’école péripatéticienne.

Le thème de ce dialogue est celui-ci. Les Syracusains avaient envoyé une ambassade à Athènes, et les Athéniens en avaient envoyé une autre à Syracuse. À leur retour de cette ville, et au moment de rentrer dans Athènes, les ambassadeurs rencontrèrent Socrate, entouré d’amis, et entrèrent en conversation avec eux. Eryxias, l’un des députés, raconta qu’il avait vu l’homme le plus riche de toute la Sicile, Socrate entama aussitôt une discussion sur la nature de la richesse. Eryxias dit qu’il pensait à cet égard, comme tout le monde, et que, être riche, c’était avoir beaucoup d’argent. Socrate lui demanda de quel argent il entendait parler et décrivit les monnaies de divers pays. À Carthage, on se servait de disques de cuir entre lesquels était enfermé un objet inconnu : celui qui possédait la plus grande quantité de ces monnaies était l’homme le plus riche à Carthage ; à Athènes, il ne serait pas plus riche que s’il avait autant de cailloux de la colline. À Lacédémone, on employait une monnaie de fer, sans valeur intrinsèque : celui qui en possédait beaucoup pouvait être riche à Sparte ; partout ailleurs, ce fer était dépourvu de puissance d’achat. En Éthiophie, la monnaie consistait en petits cailloux gravés, qui, ailleurs, ne pouvaient servir à rien.

Socrate démontrait ainsi que la monnaie n’est une richesse que là où elle est susceptible d’échange, où elle donne le pouvoir d’acheter. Là, au contraire, où l’on ne peut l’échanger, où l’on ne peut s’en servir pour acheter, ce n’est point une richesse.

« Pourquoi » demanda ensuite Socrate, « certaines choses sont-elles une richesse et certaines autres n’en sont-elles point ? Pourquoi certaines choses sont-elles une richesse en tel lieu et non en tel autre, à telle époque et non à telle autre ? » Et il démontra qu’il dépend entièrement des besoins ou des désirs de l’homme que les choses constituent ou ne constituent pas une richesse, que tout est richesse là où il y a besoin et demande, et cesse d’être richesse là où il n’y a pas besoin et demande.

Les choses, disait-il, ne sont χρήματα (richesse) que là où elles sont χρήσιμα, là où elles sont désirées et demandées.

Ainsi, alors que quelques personnes pourraient avoir des doutes sur le sens du mot richesse, il n’y a pas d’erreur possible, quand on se reporte au grec ; χρῆμα, l’un des termes les plus usités dans le sens de richesse, vient effectivement de χράομαι, désirer, demander : d’où suit que le mot χρῆμα, richesse, signifie simplement tout ce dont on a besoin, tout ce qu’on demande, tout ce qu’on peut acheter ou vendre, quelle qu’en puisse être la nature ou la forme.

Ce sont les besoins et désirs de l’homme, qui seuls donnent aux choses le caractère de richesse : toute chose que l’homme désire et demande, pour la possession de laquelle il est disposé à faire un sacrifice, constitue une richesse, quelle qu’en soit la nature : toute chose qui n’est l’objet d’aucun désir, d’aucune demande, n’est point une richesse.

Socrate montra encore que toute autre chose qui nous permet d’acheter ce dont nous avons besoin constitue une richesse, par la raison même qui fait que l’or et l’argent sont une richesse.

Il indiqua comme exemples les professeurs et les personnes qui gagnaient leur vie en enseignant les diverses sciences. Ces personnes, disaient-ils, obtenaient ce qu’elles désiraient en échange de l’enseignement qu’elles donnaient, comme elles l’auraient fait avec de l’or et de l’argent : la science est donc une richesse « αἱ ἐπιστῆμαι χρήματα οὖσαι », et ceux qui en sont les maîtres en sont d’autant plus riches « πλουσίωτεροί εἰσι. »

Or, la science, ainsi donnée comme un exemple de richesse, est naturellement un terme général comprenant le travail : car le travail, au point de vue économique, est tout exercice des facultés humaines dont on a besoin, qu’on demande et qu’on achète. Ce travail, cet effort intellectuel, ne tombent pas sous les sens de la vue et du toucher, mais on peut les vendre et les acheter ; la valeur s’en peut apprécier en argent : partout, d’après la définition d’Aristote, c’est une richesse.

Socrate, dans ce dialogue, montre que l’esprit a des besoins et des désirs aussi bien que le corps, et que les services que l’esprit désire, qu’il demande, qu’il paie, sont une richesse, au même titre que les objets matériels qui sont livrés, contre argent, pour la satisfaction des besoins du corps.

Ainsi, Socrate établit que les qualités personnelles sont une richesse, et qu’une personne se crée des ressources par l’exercice de son talent et de son travail, comme avocat, comme médecin, comme ingénieur, comme administrateur d’une grande compagnie, de la même manière exactement qu’une autre personne peut s’en procurer en vendant des marchandises matérielles.

Les qualités personnelles peuvent encore, en dehors du travail, avoir une valeur échangeable. Si un marchand jouit de ce qu’on appelle un bon crédit, il peut acheter des marchandises sans gent, en promettant de payer plus tard, c’est-à-dire en créant un droit d’action contre lui-même. Les marchandises deviennent immédiatement sa propriété, comme s’il avait payé en argent, par le fait. Le droit d’action qu’il crée est le prix dont il les paie ; et ce droit d’action est appelé créance (en anglais, credit), parce que ce n’est point un droit réel sur une certaine quantité de numéraire spécialisée, mais un droit contre la personne du marchand, pour lui réclamer ultérieurement une somme.

Le crédit d’un marchand a donc une valeur échangeable, exactement comme de l’argent. Quand ce marchand achète des biens avec son crédit au lieu d’argent, son crédit s’évalue en argent, comme son travail pourrait l’être : dès lors, d’après la définition d’Aristote, c’est une richesse.

Aussi Démosthène dit-il : « Δυοῖν ἀγαθοῖν ὄντοιν πλούτου τε καὶ τοῦ πρὸς ἅπαντας πιστεύεσθαι, μεῖζόν ἐστι τὸ τῆς πίστεως ὐπαρχον ἠμιν. » Deux sortes de biens existant, l’argent et le crédit, notre principal bien est le crédit.

Et encore : « Εἰ δὲ τοῦτο ἀγνοεῖς ὅτι πίστις ἀφορμὴ τῶν πασῶν ἐστὶ μεγίστη πρὸς χρηματισμὸν, πᾶν ἂν ἀγνοήσειας. » Si vous ne saviez pas ceci, que le crédit est le plus grand de tous les capitaux pour acheter ce dont on a besoin, vous ignoreriez tout.

Démosthène présente ainsi le crédit personnel comme constituant un bien (ἀγαθὰ) et un capital (ἀφορμὴ).

Ainsi le crédit, comme le travail, ne peut être ni vu, ni touché, mais il peut être acheté, vendu, échangé ; la valeur peut en être appréciée en argent : c’est donc une richesse.

Il est ainsi nettement établi que les facultés personnelles, soit sous la forme de travail de tout genre, soit sous la forme du crédit dont peuvent jouir nos banquiers, marchands et trafiquants de tous genres, constituent une richesse nationale, et il s’ensuit que le crédit de l’État lui-même est aussi une richesse nationale.

Il est encore un autre ordre de choses qui sont susceptibles d’être achetées, vendues, échangées, dont la valeur peut s’apprécier en argent, et qui, dès lors, sont des richesses, par définition. Et c’est sur cet ordre de choses que je voudrais spécialement appeler l’attention de mes lecteurs, parce que ce sont elles qui ont été le sujet des principales erreurs des économistes modernes, et que c’est à propos d’elles que se posent les problèmes les plus importants de la science économique moderne.

Supposez que je verse une somme à mon compte chez mon banquier. Qu’advient-il de cet argent ? Il devient la propriété absolue de mon banquier. Je lui transfère cette propriété absolue. Mais je ne lui en fais point cadeau. J’obtiens quelque chose en échange. Mais quoi ? En échange de l’argent, mon banquier m’ouvre un crédit sur ses livres, c’est-à-dire qu’il me donne un droit d’action pour lui demander pareille somme d’argent à toute époque qui me conviendra. Ce droit d’action s’appelle crédit : il est le prix que le banquier donne de mon argent, et si j’inscris ce droit d’action sur papier sous la forme d’un chèque, ce chèque pourra circuler dans le commerce et servir à des échanges, tout comme une égale somme d’argent, jusqu’à ce qu’il soit payé et éteint.

Ainsi encore, si un négociant achète des marchandises à crédit, en donnant en échange un droit d’action contre lui-même pour le paiement d’une somme déterminée à une date future, ce droit d’action constitue le paiement des marchandises, et celui qui en est titulaire peut l’inscrire en la forme d’une lettre de change, et cette lettre de change pourra circuler dans le commerce et servir à des échanges, tout comme une égale somme d’argent, jusqu’à ce qu’elle soit payée et éteinte.

Un droit d’action, ainsi inscrit en forme de chèque ou de lettre de change constitue donc par lui-même un élément indépendant de propriété, une valeur échangeable, susceptible d’être achetée et vendue exactement comme une pièce de monnaie, un cheval, une montre ou tout autre objet matériel.

Ces droits d’action reçoivent le nom de créances (en anglais, credits), parce qu’ils ne constituent pas des titres de propriété d’une quantité de numéraire spécialisée, mais seulement des droits purement abstraits, permettant d’exiger d’un débiteur le paiement d’une somme ; et celui qui les achète ne le fait que parce qu’il a la croyance ou confiance que le débiteur sera en mesure de payer à l’époque indiquée.

Il convient de constater ici que ces droits d’action reçoivent aussi le nom de dettes (debts). Je me propose, dans un autre article, d’étudier plus complètement ce sujet du crédit ; il suffit d’énoncer ici que, dans le droit anglais comme dans le langage usuel, les mots credit et debt sont employés indistinctement pour désigner le droit d’action qui compète à un créancier pour exiger d’un débiteur le paiement d’une somme.

Mais il existe encore un grand nombre d’autres droits abstraits, désignés par des appellations différentes selon la matière à laquelle ils se rapportent, qui sont tous susceptibles d’être achetés et vendus et constituent, dès lors, des valeurs échangeables.

Supposez que l’État ait besoin d’argent pour quelque dépense publique, pour une guerre coûteuse ou pour des travaux publics. Il achète de l’argent de toutes personnes disposées à lui en vendre, et en échange il donne aux souscripteurs le droit de demander ultérieurement à la nation une série de paiements. Ces droits reçoivent, dans le langage courant, le nom de fonds ou rentes d’État ; et les créanciers de la nation peuvent vendre leurs droits à qui ils veulent. Ces droits peuvent être achetés et vendus comme tout objet matériel. Ce sont des valeurs échangeables ; donc, par définition, des richesses.

Supposez qu’une personne veuille participer au capital d’une compagnie publique, de banque, de chemin de fer, de canal, de dock, ou autre. L’argent qu’elle verse devient la propriété absolue de la compagnie, considérée comme personne juridique, et, en échange de cet argent, le souscripteur reçoit certains droits de participation aux profits à réaliser par la compagnie. Ces droits sont appelés actions, et l’actionnaire peut les vendre à toute autre personne. Ces actions sont des valeurs échangeables, susceptibles d’être achetées et vendues comme des biens corporels : elles constituent donc, par définition, des richesses.

Supposez qu’un commerçant fonde un commerce qui prospère. Outre la maison ou les bâtiments dans lesquels il a installé son entreprise et les marchandises qu’il a en magasin, il a le droit de recevoir les profits à provenir de son négoce. Ce droit abstrait est appelé l’achalandage du fonds de commerce, il fait partie des biens du commerçant, plus encore que les marchandises en magasin. Il peut être vendu à un autre pour de l’argent ; c’est une valeur échangeable, donc une richesse.

De même, lorsqu’un auteur produit un ouvrage, il a le droit exclusif de le publier et d’en percevoir les profits pendant un certain temps. Ce droit, appelé propriété littéraire (copyright), est un bien absolument distinct des volumes imprimés. L’auteur peut le vendre à qui bon lui semble, comme une propriété matérielle. C’est donc une valeur échangeable, et, par définition, une richesse.

Il existe plusieurs autres droits abstraits de nature semblable, que je n’ai pas besoin d’indiquer, parce que je ne veux point donner une énumération complète de tous les droits, mais seulement appeler l’attention sur une classe particulière de valeurs échangeables.

Eh ! bien, tous ces droits, dans leur forme intrinsèque, échappent aux sens de la vue et du toucher ; mais tous sont susceptibles d’être achetés et vendus ; leur valeur peut s’apprécier en argent : tous constituent donc des richesses.

Mais tous ces droits peuvent être constatés sur un objet matériel, papier ou parchemin ; et alors ils deviennent susceptibles d’une transmission manuelle, comme tout autre bien corporel, argent ou marchandise ; par le fait, ils deviennent des biens corporels.

Et parce que tous ces droits sont susceptibles de vente et d’achat, parce que leur valeur peut être appréciée en argent, tous les juristes les comprennent expressément dans ce qu’ils appellent richesse, biens, valeurs échangeables.

C’est ainsi que, dans le grand code de législation romaine appelé les Pandectes, on lit, comme définition fondamentale : « Pecuniæ nomine non solum numerata pecuniæ, sed omnes res, tam soli quam mobiles, et tam corpora quam jura, continentur. » Dans l’appellation richesse rentrent, non-seulement l’argent monnayé, mais tous les biens, les meubles comme les immeubles, les droits comme les objets corporels.

Et encore : « Rei appellatione et causæ et jura continentur. » Le terme biens comprend et les droits d’obligation et les droits d’action.

Et encore : « Æque bonis adnumerabitur si quid est in actionibus. » Tout droit d’action doit être également compté au nombre des biens.

C’est ainsi que l’éminent juriste Ulpien dit : « Nomina eorum qui sub conditione vel in diem debent et emere et vendere solemus : ea enim res est quæ emi et venir et potest. » Nous achetons et vendons les créances payables sans condition ou à terme : ce qui se vend et s’achète est un bien.

De même Colguhoun, dans son Précis des lois romaines, enseigne que le terme merx comprend toute chose qui peut se vendre ou s’acheter, qu’elle soit mobilière ou immobilière, corporelle ou incorporelle, existante ou future, comme un cheval, un droit d’action, une servitude, une chose à acquérir ou dont l’acquisition dépend du hasard.

On voit ainsi que, dans la loi romaine, les droits abstraits de tous genres sont compris dans les appellations pecunia, bona, res, merx, richesse, biens, propriété, marchandise.

Les Pandectes ont été publiées à Constantinople en l’an 530 ; mais, tandis que le latin était la langue officielle, la population était grecque ; aussi les Pandectes latines tombèrent très rapidement en désuétude, pour faire place à des traductions ou commentaires en grec, et finirent par être, aux IXe et Xe siècles, sous la dynastie Basilienne, entièrement abandonnées comme surannées. Un nouveau Digeste ou code revisé, nommé Basiliques, fut publié en grec ; il est resté, jusqu’à ce jour, la loi commune de toute la population grecque de l’Orient.

Et dans les Basiliques se trouvent reproduites ces définitions de la richesse : « Τῷ ὀνόματι τῶν χρημάτων οὐ μόνον τὰ χρήματα, ἀλλὰ πάντα τὰ κινητὰ καὶ ἀκινητὰ, καὶ τὰ σωματικὰ καὶ τὰ δίκαια δηλοῦται. » Le terme richesse (χρήματα)… comprend les droits. « Τῇ τοῦ πράγματος προσηγορίᾳ καὶ αἴτιαι καὶ δίκαια περιέχεται. » L’appellation biens comprend les droits d’action et les droits d’obligation.

Ainsi donc, dans la législation grecque, les droits abstraits sont compris dans les appellations ἀγαθὰ, οὐσία, ἀφορμὴ, biens, patrimoine, capital ; on les dénomme encore οὐσία ἀφανης, richesse qui ne se voit pas.

Il en est exactement de même dans la législation anglaise. L’ancienne coutume de Normandie dispose expressément que les droits d’action rentrent dans l’appellation biens. Il a été jugé, dans un procès du temps d’Élisabeth, que les droits d’action rentraient dans le mot biens employé dans un acte du Parlement. C’est ainsi que, dans une espèce célèbre, il a été déclaré : « Goods and chattels include debts, » l’expression goods and chattels comprend les créances.

Quiconque a étudié le droit sait parfaitement que, dans tout traité élémentaire de législation anglaise, on enseigne que les droits purement abstraits sont appelés « goods and chattels, » « personal chattels, » « incorporeal chattels, » « incorporeal wealth, » biens, biens mobiliers, biens incorporels, richesse incorporelle[2].

Ainsi, dans tout système de jurisprudence, dans le langage romain, grec, anglais, français, les droits abstraits de tous genres, créances, droits d’actions, billets de banque, lettres de change, rentes d’État, actions de sociétés commerciales, propriétés littéraire ou industrielle, brevets d’invention, etc., sont dénommés : — pecuniæ, res, bona, merx, — χρήματα, πράγματα, ἀγαθὰ, οὐσία, ἀμφορὴgoods, chattels, vendible, commodities, wealth, — biens, valeurs échangeables, richesse.

J’ai dès lors démontré que, durant 1300 ans, les anciens ont été unanimes à tenir la faculté d’échange pour le critérium unique et essentiel de la richesse ; la richesse étant toute chose susceptible d’être achetée et vendue ou dont la valeur peut s’apprécier en argent. Ils montraient aussi qu’il existe trois genres de choses différentes possédant la faculté d’échange, susceptibles d’être achetées et vendues, à savoir : 1) les choses matérielles, 2) les facultés personnelles, sous la double forme du travail et du crédit, 3) les droits abstraits.

Et la réflexion suffit à convaincre qu’il n’existe aucune chose échangeable qui ne présente l’une de ces trois formes : ou c’est un objet matériel, ou c’est un service de quelque espèce, ou c’est un droit abstrait.

Il y a donc trois ordres, et il n’y en a que trois, de quantités échangeables ou économiques, et il est clair qu’elles comportent six modes d’échanges :

1o Échange d’un objet matériel contre un objet matériel, comme de l’or monnayé, contre des bijoux, du blé, du bois, etc. ;

2o Échange d’un objet matériel contre un travail, comme quand on paie une somme d’argent pour un travail déterminé ;

3o Échange d’un objet matériel contre un droit, comme quand on verse une somme d’argent pour avoir une lettre de change, des rentes ou actions, un droit de propriété littéraire, etc. ;

4o Échange de travail contre travail, comme lorsque deux personnes conviennent de se rendre réciproquement certains services ;

5o Échange d’un travail contre un droit, comme quand un travail est payé en billets de banque, chèques, etc. ;

6o Échange d’un droit contre un droit, comme quand un banquier escompte une lettre de change en ouvrant un crédit sur ses livres : il achète un droit et en donne un autre.

Et ces six modes différents d’échange constituent la science des échanges ou du commerce, dans toute son étendue, dans toutes ses formes et toutes ses distinctions.

Et si l’un des grands jurisconsultes romains, avec les données dont il disposait, avait jamais conçu l’idée de construire un corps de doctrine scientifique de ce puissant système du commerce, la science économique aurait conquis une avance de 1500 ans, et l’univers eut évité des siècles de misère, de mauvaise législation et d’effusion de sang.


Et maintenant, la loi qui régit les rapports d’échange de ces objets se nomme la loi de valeur ; et la moindre notion des principes de la science naturelle suffit à faire comprendre qu’il ne peut y avoir qu’une grande loi générale de valeur, gouvernant tous les échanges sous toutes leurs formes et dans toute leur complexité.

Je compléterai cette partie du sujet en énonçant le principe qui est la base de la théorie du crédit et de tout autre genre de propriété incorporelle. Il se formule ainsi : Tout profit futur, de quelque source qu’il provienne, de la terre ou de l’industrie personnelle, a une valeur actuelle : et cette valeur actuelle est susceptible d’être achetée ou vendue, elle peut s’apprécier en argent, et, par suite, d’après la définition unanimement admise pendant treize siècles, ce droit actuel, cette valeur actuelle du paiement futur constitue intrinsèquement un élément de richesse indépendant, absolument distinct du paiement futur lui-même.

Ainsi, un billet de banque ou une lettre de change n’est que le droit à un paiement futur, et chacun sait que les billets de banque et les lettres de change circulent et sont échangés dans le commerce par centaines de millions, sans aucune intervention du numéraire à l’aide duquel ils pourront être définitivement remboursés ; et, par le fait, dans la pratique commerciale, ce n’est que rarement qu’ils sont remboursés en numéraire ; ils le sont par d’autres moyens que j’indiquerai dans un autre article.

De même, les actions de sociétés de commerce, les rentes de l’État, les fonds de commerce, les droits d’auteurs ou d’inventeurs, etc., ne sont que des droits à des paiements ou profits futurs ; et ils se vendent indépendamment, séparément de ces paiements ou profits.

On voit donc que les anciens ont possédé le véritable instinct scientifique. Ils ont été unanimes à prendre une seule qualité générale, la faculté d’échange, de vente et d’achat, pour critérium unique et essentiel de la richesse. Ils ont alors cherché et découvert tous les différents ordres de quantités possédant cette qualité et les ont tous compris dans les expressions pecunia, res, bona, merx, — ἀγαθὰ, πράγματα, χρήματα, οὐσία, ἀμφορὴ, — richesse, patrimoine, biens ou valeurs.

Et lorsque nous voyons que le grand problème de la science consiste à découvrir la loi générale unique qui régit tous leurs rapports divers, quiconque est doué du sens mathématique le plus élémentaire, peut immédiatement apercevoir que nous avons là les matériaux d’une grande science mathématique, puisque nous avons un ordre distinct de quantités variables, et qu’il est parfaitement clair que les rapports de cet ordre de quantités variables ne peuvent être soumis à des principes généraux de raisonnements différents de ceux qui régissent les rapports de tout autre ordre de quantités variables.

J’ai maintenant établi qu’il existe un ensemble distinct et certain de phénomènes ou de faits reposant tous sur un même principe, la faculté d’échange ; ils constituent une science définie et distincte, exactement comme les phénomènes ou faits qui ont pour base les principes de la force, de la chaleur, de l’électricité ou tout autre principe physique.

Cette science est sans doute la science du commerce et des échanges ; et s’il fallait l’appeler d’un nom dérivé du grec comme on le fait pour les autres sciences, je montrerais que l’appellation de science économique lui convient parfaitement.

Maintenant, je quitte ces jours heureux où tout le monde était d’accord, et, franchissant des siècles de luttes et de controverses, je ferai voir que les plus éclairés des économistes modernes sont enfin arrivés aujourd’hui à une doctrine identique à celle des anciens.


  1. M. Macleod fait sur cette terminologie une antithèse qu’il nous paraît difficile de rendre en français : « The science of Political Economy, or Economics, as it may more aptly, and is now becoming more usualiy termed. »
    (Note du Traducteur.)
  2. C’est ainsi que, dans la législation française, les droits et actions sont compris dans la catégorie des biens (notamm. art. 516, 529, 2092 et 2093, etc.).
    (Note du Traducteur.)