Aurore - Livre troisième - §201 | ◄ | Aurore/Livre troisième | ► | Aurore - Livre troisième - §203 |
Soins à donner à la santé. - On a à peine commencé à réfléchir à la physiologie des criminels et cependant on se trouve déjà devant l'impérieuse certitude qu'entre les criminels et les aliénés il n'y a pas de différence essentielle : à condition que l'on tienne la façon de penser courante en morale pour la façon de penser propre à la ,~anté intellectuelle. Nulle croyance n'est aujourd'hui si bien admise que celle-ci. Il ne faudrait donc pas craindre d'en tirer les conséquences et de traiter le criminel comme un aliéné : surtout de ne pas le traiter avec une charité hautaine, mais avec une sagesse et une bonne volonté de médecin. Il a besoin de changement d'air et de société, d'un éloignement momentané, peut-être de solitude et d'occupations nouvelles, - parfait! Peut-être trouve-t-il lui-même que c'est son avantage de vivre pendant un certain temps sous surveillance, pour trouver ainsi une protection contre lui-même et son fâcheux instinct tyrannique, - parfait! Il faut lui présenter clairement la possibilité et les moyens de la guérison (d'extirper, de transformer, de sublimer cet instinct) et aussi, au pisaller, l'invraisemblance de celle-ci; il faut offrir au criminel incurable qui se fait horreur à lui-même l'occasion de se suicider. Ceci réservé, comme moyen suprême d'allègement, il ne faut rien négliger pour rendre avant tout au criminel le bon courage et la liberté d'esprit; il faut effacer de son âme tous les remords, comme si c'était là une affaire de propreté, et lui indiquer comment il peut compenser le tort qu'il a peut-être fait à quelqu'un par un bienfait exercé auprès de quelqu'un d'autre, bienfait qui surpassera peut-être le tort. Tout cela, avec d'extrêmes ménagements et surtout d'une façon anonyme ou sous des noms nouveaux, avec de fréquents changements du lieu de résidence, afin que l'intégrité de la réputation et la vie future du criminel y courent aussi peu de dangers que possible. Il est vrai qu'aujourd'hui encore celui à qui un dommage a été causé, abstraction faite de la façon dont ce dommage pourrait être réparé, veut toujours se venger et s'adresse pour cela aux tribunaux - c'est pourquoi, provisoirement, notre horrible code pénal subsiste encore, avec sa balance d'épicier et sa volonté de compenser la faute par la peine. Mais n'y aurait-il pas moyen d'aller au-delà de tout cela? Combien serait allégé le sentiment général de la vie si, avec la croyance à la faute, on pouvait se débarrasser aussi du vieil instinct de vengeance et si l'on considérait que c'est une subtile sagesse des hommes heureux de bénir ses ennemis, comme fait le christianisme, et de faire du bien à ceux qui nous ont offensés! Eloignons du monde l'idée du péché - et ne manquons pas d'envoyer à sa suite l'idée de punition! Que ces démons en exil aillent vivre dorénavant ailleurs que parmi les hommes, s'ils tiennent absolument à vivre et à ne pas mourir de leur propre dégoût! - Mais que l'on considère en attendant que le dommage causé à la société et à l'individu par le criminel est de même espèce que celui que leur causent les malades; les malades répandent les soucis, la mauvaise humeur, ils ne produisent rien et dévorent le revenu des autres, ils ont besoin de gardiens, de médecins, d'entretien, et ils vivent du temps et des forces des hommes bien-portants. Néanmoins, on considérerait maintenant comme inhumain celui qui voudrait se venger de tout cela sur le malade. Il est vrai qu'autrefois on agissait ainsi; dans les conditions grossières de la civilisation et maintenant encore, chez certains peuples sauvages, le malade est considéré comme criminel, comme danger pour la communauté et comme siège d'un être démoniaque quelconque, qui, par la suite de sa faute, s'est incarné en lui; - c'est alors que l'on dit : tout malade est un coupable! Et nous, ne serions-nous pas encore mûrs pour la conception contraire? N'aurions-nous pas encore le droit de dire : tout « coupable » est un malade? - Non, l'heure n'est pas encore venue. Ce sont les médecins qui manquent encore avant tout, les médecins pour qui ce que nous avons appelé jusqu'ici morale pratique devra se transformer en un chapitre de l'art de guérir, de la science de guérir; l'intérêt avide que devraient provoquer ces choses manque encore généralement, un intérêt qui ne paraîtra peut-être pas un jour sans ressemblance avec le Sturm und Drang que provoquait autrefois la religion; les églises ne sont pas encore entre les mains de ceux qui soignent les malades; l'étude du corps et du régime sanitaire n'appartient pas encore à l'enseignement obligatoire de toutes les écoles primaires ou supérieures; il n'y a pas encore d'associations silencieuses d'hommes qui se seraient engagés à renoncer à l'aide des tribunaux, à punir ceux qui leur ont fait du mal et à se venger sur eux; nul penseur n'a encore eu le courage de mesurer la santé d'une société et des individus qui la composent d'après le nombre des parasites qu'elle peut supporter; nul homme d'État ne s'est encore trouvé qui menât sa charrue dans l'esprit de ces discours généreux et doux :
• Si tu veux cultiver la terre, cultive-la avec la charrue : alors tu feras la joie de l'oiseau et du loup qui vont derrière ta charrue - tu feras la joie de toutes les Créatures. »