« De la démocratie en Amérique/Édition 1848 » : différence entre les versions

La bibliothèque libre.
Contenu supprimé Contenu ajouté
Phe (discussion | contributions)
Phe (discussion | contributions)
mAucun résumé des modifications
Ligne 1 : Ligne 1 :
{{TextQuality|75%}}
{{TextQuality|75%}}<div class="text">
{{Navigateur|[[De la démocratie en Amérique/tome II/deuxième partie|Deuxième partie]]|[[De la démocratie en Amérique]]|[[De la démocratie en Amérique/tome II/quatrième partie|Quatrième partie]]}}
{{Navigateur|[[De la démocratie en Amérique/tome II/troisième partie|Troisième partie]]|[[De la démocratie en Amérique]]|}}


{{chapitre|De la démocratie en
Amérique|[[Auteur:Alexis de Tocqueville|Alexis de Tocqueville]]|Tome
II|Troisième partie : Influence de la démocratie sur les mœurs
proprement dites}}




{{chapitre|De la démocratie en Amérique|[[Auteur:Alexis de Tocqueville|Alexis de Tocqueville]]|Tome II|Quatrième partie : De l’influence qu’exercent les idées et les sentiments démocratiques sur la société politique}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/4]]==


{{c|Influence de la démocratie sur les mœurs proprement dites}}




==__MATCH__:[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/256]]==
{{t3|Comment les mœurs s’adoucissent à mesure que les conditions
s’égalisent |Chapitre I.}}__NOTOC__


{{c|De l’influence qu’exercent les idées et les sentiments démocratiques sur la société politique}}




Nous apercevons, depuis plusieurs siècles, que les conditions
s’égalisent, et nous découvrons en même temps que les mœurs
s’adoucissent. Ces deux choses sont-elles seulement contemporaines,
ou existe-t-il entre elles quelque lien secret, de telle
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/5]]==
sorte que l’une ne puisse avancer sans faire marcher l’autre ?


Je remplirais mal l’objet de ce livre si, après avoir montré les idées et les senti­ments que l’égalité suggère, je ne faisais voir, en terminant, quelle est l’influence générale que ces mêmes sentiments et ces mêmes idées peuvent exercer sur le gouvernement des sociétés humaines.
Il y a plusieurs causes qui peuvent concourir à rendre les mœurs d’un
peuple moins rudes ; mais, parmi toutes ces causes, la plus puissante
me paraît être l’égalité des conditions. L’égalité des conditions et
l’adoucissement des mœurs ne sont donc pas seulement à mes yeux des
événements contemporains, ce sont encore des faits corré­latifs.


Pour y réussir, je serai obligé de revenir souvent sur mes pas. Mais j’espère que le lecteur ne refusera pas de me suivre, lorsque des chemins qui lui sont connus le conduiront vers quelque vérité nouvelle.
Lorsque les fabulistes veulent nous intéresser aux actions des
animaux, ils don­nent à ceux-ci des idées et des passions humaines.
Ainsi font les poètes quand ils parlent des génies et des anges. Il
n’y a point de si profondes misères, ni de félicités si pures qui
puissent arrêter notre esprit et saisir notre cœur, si on ne nous
représente à nous-mêmes sous d’autres traits.


{{t3| L’égalité donne naturellement aux hommes le goût des institutions libres |Chapitre I.}}
Ceci s’applique fort bien au sujet qui nous occupe présentement.


Lorsque tous les hommes sont rangés d’une manière irrévocable, suivant
leur profession, leurs biens et leur naissance, au sein d’une société
aristocratique, les mem­bres de chaque classe, se considérant tous
comme enfants de la même famille, éprou­vent les uns pour les autres
une sympathie continuelle et active qui ne peut jamais se rencontrer
au même degré parmi les citoyens d’une démocratie.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/6]]==


Mas il n’en est pas de même des différentes classes vis-à-vis les unes
des autres.


L’égalité, qui rend les hommes indépendants les uns des autres, leur fait contracter l’habitude et le goût de ne suivre, dans leurs actions particulières, que leur volonté. Cette entière indépendance, dont ils jouissent continuellement vis-à-vis de leurs égaux et dans l’usage de la vie privée, les dispose à considérer d’un oeil mécontent tou­te autorité, et leur suggère bientôt l’idée et l’amour de la liberté politique. Les hom­mes qui vivent dans ce temps marchent donc sur une pente naturelle qui les dirige vers les insti­tutions libres. Prenez l’un d’eux au hasard : remontez, s’il se peut, à ses instincts primitifs — vous découvrirez que, parmi les différents gouvernements, celui qu’il conçoit d’abord et qu’il prise le plus, c’est le gouvernement dont il a élu le chef et dont il contrôle les actes.
Chez un peuple aristocratique, chaque caste a ses opinions, ses
sentiments, ses droits, ses mœurs, son existence à part. Ainsi, les
hommes qui la composent ne res­sem­blent point à tous les autres ; ils
n’ont point la même manière de penser ni de sentir, et c’est à peine
s’ils croient faire partie de la même humanité.


De tous les effets politiques que produit l’égalité des conditions, c’est cet amour de l’indépendance qui frappe le premier les regards et dont les esprits timides s’effrayent davantage, et l’on ne peut dire qu’ils aient absolument tort de le faire, car l’anarchie a des traits plus effrayants dans les pays démocratiques qu’ailleurs. Comme les citoyens n’ont aucune action les uns sur les autres, à l’instant où le pouvoir national qui les contient tous à leur place vient à manquer, il semble que le désordre doit être aussitôt à son comble, et que, chaque citoyen s’écartant de son côté, le corps social va tout à coup se trouver réduit en poussière.
Ils ne sauraient donc bien comprendre ce que les autres éprouvent, ni
juger ceux-ci par eux-mêmes.


Je suis convaincu toutefois que l’anarchie n’est pas le mal principal que les siècles démocratiques doivent craindre, mais le moindre.
On les voit quelquefois pourtant se prêter avec ardeur un mutuel
secours ; mais cela n’est pas contraire à ce qui précède.


L’égalité produit, en effet, deux tendances : l’une mène directement les hommes à l’indépendance et peut les pousser tout à coup jusqu’à l’anarchie, l’autre les conduit par un chemin plus long, plus secret, mais plus sûr, vers la servitude.
Ces mêmes institutions aristocratiques qui avaient rendu si différents
les êtres d’une même espèce, les avaient cependant unis les uns aux
autres par un lien politique fort étroit.


Les peuples voient aisément la première et y résistent ; ils se laissent entraîner par l’autre sans la voir ; il importe donc particulièrement de la montrer.
Quoique le serf ne s’intéressât pas naturellement au sort des nobles,
il ne s’en croyait pas moins obligé de se dévouer pour celui d’entre
eux qui était son chef ; et, bien que le noble se crût d’une autre
nature que les serfs, il jugeait néanmoins que son devoir et son
honneur le contraignaient à défendre, au péril de sa propre vie, ceux
qui vivaient sur ses domaines.


Pour moi, loin de reprocher à l’égalité l’indocilité qu’elle inspire, c’est de cela principalement que je la loue. Je l’admire en lui voyant déposer au fond de l’esprit et du cœur de chaque homme cette notion obscure et ce penchant instinctif de l’indépen­dance politique, préparant ainsi le remède au mal qu’elle fait naître. C’est par ce côté que je m’attache à elle.
Il est évident que ces obligations mutuelles ne
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/7]]==
naissaient pas du droit naturel, mais du droit politique, et que la
société obtenait plus que l’humanité seule n’eût pu faire. Ce n’était
point à l’homme qu’on se croyait tenu de prêter appui ; c’était au
vassal ou au seigneur. Les institutions féodales rendaient très
sensible aux maux de certains hom­mes, non point aux misères de
l’espèce humaine. Elles donnaient de la générosité aux mœurs plutôt
que de la douceur, et, bien qu’elles suggérassent de grands
dévoue­ments, elles ne faisaient pas naître de véritables sympathies ;
car il n’y a de sympathies réelles qu’entre gens semblables ; et, dans
les siècles aristocratiques, on ne voit ses semblables que dans les
membres de sa caste.


Lorsque les chroniqueurs du Moyen Âge, qui tous, par leur naissance ou
leurs habitudes, appartenaient à l’aristocratie, rapportent la fin
tragique d’un noble, ce sont des douleurs infinies ; tandis qu’ils
racontent tout ne haleine et sans sourciller le massacre et les
tortures des gens du peuple.


{{t3|Que les idées des peuples démocratiques en matière de gouvernement sont naturellement favorables à la concentration des pouvoirs |CHAPITRE II.}}
Ce n’est point que ces écrivains éprouvassent une haine habituelle ou
un mépris systématique pour le peuple. La guerre entre les diverses
classes de l’État n’était point encore déclarée. Ils obéissaient à un
instinct plutôt qu’à une passion ; comme ils ne se formaient pas une
idée nette des
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/8]]==
souffrances du pauvre, ils s’intéressaient faiblement à son sort.


Il en était ainsi des hommes du peuple, dès que le lien féodal venait
à se briser. Ces mêmes siècles qui ont vu tant de dévouements
héroïques de la part des vassaux pour leurs seigneurs, ont été témoins
de cruautés inouïes exercées de temps en temps par les basses classes
sur les hautes.


Il ne faut pas croire que cette insensibilité mutuelle tînt seulement
au défaut d’ordre et de lumières ; car on en retrouve la trace dans
les siècles suivants, qui, tout en devenant réglés et éclairés, sont
encore restés aristocratiques.


L’idée de pouvoirs secondaires, placés entre le souverain et les sujets, se pré­sen­tait naturellement à l’imagination des Peuples aristocratiques, parce que ces pouvoirs renfermaient dans leur sein des individus ou des familles que la naissance, les lumières, les richesses, tenaient hors de pair et semblaient destinés à commander. Cette même idée est naturellement absente de l’esprit des hommes dans les siècles d’égalité par des raisons contraires ; on ne peut l’y introduire qu’artificielle­ment, et on ne l’y retient qu’avec peine ; tandis qu’ils conçoivent, pour ainsi dire sans y penser, l’idée d’un pouvoir unique et central qui mène tous les citoyens par lui-même.
En l’année 1675, les basses classes de la Bretagne s’émurent à propos
d’une nouvelle taxe. Ces mouvements tumultueux furent réprimes avec
une atrocité sans exem­ple. Voici comment Mme de Sévigné, témoin de
ces horreurs, en rend compte à sa fille :


En politique, d’ailleurs, comme en philosophie et en religion, l’intelligence des peuples démocratiques reçoit avec délices les idées simples et générales. Les systè­mes compliqués la repoussent, et elle se plaît à imaginer une grande nation dont tous les citoyens ressemblent à un seul modèle et sont dirigés par un seul pouvoir.


Après l’idée d’un pouvoir unique et central, celle qui se présente le plus spontané­ment à l’esprit des hommes, dans les siècles d’égalité, est l’idée d’une législation unifor­me. Comme chacun d’eux se voit peu différent de ses voisins, il comprend mal pourquoi la règle qui est applicable à un homme ne le serait pas également à tous les autres. Les moindres privilèges répugnent donc à sa raison. Les plus légères dissem­blances dans les institutions politiques du même peuple le blessent, et l’uniformité législative lui paraît être la condition première d’un bon gouvernement.
: Aux Rochers, 3 octobre 1675.


Je trouve, au contraire, que cette même notion d’une règle uniforme, également imposée à tous les membres du corps social, est comme étrangère à l’esprit humain dans les siècles aristocra­tiques. Il ne la reçoit point ou il la rejette.
: « Mon Dieu, ma fille, que votre lettre d’Aix est plaisante ! Au
moins relisez vos lettres avant que de les envoyer. Laissez-vous
surprendre à leur agrément et consolez-vous, par ce plaisir, de la
peine que vous avez d’en tant écrire. Vous avez donc baisé toute la
Provence ? Il n’y aurait pas satisfaction à baiser toute la Bretagne,
à moins
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/9]]==
qu’on n’aimât à sentir le vin. Voulez-vous savoir des nouvelles de
Rennes ? On a fait une taxe de cent mille écus, et si on ne trouve
point cette somme dans vingt-quatre heures, elle sera doublée et
exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue,
et défendu de recueillir les habitants sous peine de la vie ; de sorte
qu’on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards,
enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où
aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher. Avant-hier on
roua le violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier
timbré ; il a été écartelé, et ses quatre quartiers exposés aux quatre
coins de la ville. On a pris soixante bourgeois, et on commence
demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres,
et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, et de ne
point jeter de pierres dans leur jardin<ref>Pour sentir l’à-propos de
cette dernière plaisanterie, il faut se rappeler que Mme de Grignan
était gouvernante de Provence.</ref>.


Ces penchants opposés de l’intelligence finissent, de part et d’autre, par devenir des instincts si aveugles et des habitudes si invincibles, qu’ils dirigent encore les actions, en dépit des faits particuliers. Il se rencontrait quelquefois, malgré l’immense variété du Moyen Âge, des individus parfaitement semblables : ce qui n’empêchait pas que le législateur n’assignât à chacun d’eux des devoirs divers et des droits différents. Et, au contraire, de nos jours, des gouvernements s’épuisent, afin d’imposer les mêmes usages et les mêmes lois à des populations qui ne se ressemblent point encore.
: « Mme de Tarente était hier dans ses bois par un temps enchanté. Il
n’est question ni de chambre ni de collation. Elle entre par la
barrière et s’en retourne de même… »


À mesure que les conditions s’égalisent chez un peuple, les individus paraissent plus petits et la société semble plus grande, ou plutôt chaque citoyen, devenu sem­blable à tous les autres, se perd dans la foule, et l’on n’aperçoit plus que la vaste et magnifique image du peuple lui-même.


Cela donne naturellement aux hommes des temps démocratiques une opinion très haute des privilèges de la société et une idée fort humble des droits de l’individu. Ils admettent aisément que l’intérêt de l’un est tout et que celui de l’autre n’est rien. Ils accordent assez volontiers que le pouvoir qui représente la société possède beaucoup plus de lumières et de sagesse qu’aucun des hommes qui le composent, et que son devoir, aussi bien que son droit, est de prendre chaque citoyen par la main et de le conduire.
Dans une autre lettre elle ajoute :


Si l’on veut bien examiner de près nos contemporains, et percer jusqu’à la racine de leurs opinions politiques, on y retrouvera quelques-unes des idées que je viens de reproduire, et l’on s’étonnera peut-être de rencontrer tant d’accord parmi des gens qui se font si souvent la guerre.
: « Vous me parlez bien plaisamment de nos {{tiret|mi|sères ;}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/10]]==
{{tiret2|mi|sères ;}} nous ne sommes plus si roués ; un en huit jours,
pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me parait
maintenant un rafraîchissement. J’ai une tout autre idée de la
justice, depuis que je suis dans ce pays. Vos galériens me paraissent
une société d’honnêtes gens qui se sont retirés du monde pour mener
une vie douce (voir note : 5). »


Les Américains croient que, dans chaque État, le pouvoir social doit émaner direc­te­ment du peuple ; mais une fois que ce pouvoir est constitué, ils ne lui imagi­nent, pour ainsi dire, point de limites ; ils reconnaissent volontiers qu’il a le droit de tout faire.


Quant à des privilèges particuliers accordés à des villes, à des familles ou à des individus, ils en ont perdu jusqu’à l’idée. Leur esprit n’a jamais prévu qu’on pût ne pas appliquer unifor­mément la même loi à toutes les parties du même État et à tous les hommes qui l’habitent.


Ces mêmes opinions se répandent de plus en plus en Europe ; elles s’introdui­sent dans le sein même des nations qui repoussent le plus violemment le dogme de la souveraineté du peuple. Celles-ci donnent au pouvoir une autre origine que les Améri­cains ; mais elles envisagent le pouvoir sous les mêmes traits. Chez toutes, la notion de puissance intermédiaire s’obscurcît et s’efface. L’idée d’un droit inhérent à certains individus disparaît rapidement de l’esprit des hommes ; l’idée du droit tout-puissant et pour ainsi dire unique de la société vient remplir sa place. Ces idées s’enracinent et croissent à mesure que les conditions deviennent plus égales et les hommes plus semblables ; l’égalité les fait naître et elles hâtent à leur tour les progrès de l’égalité.
On aurait tort de croire que Mme de Sévigné, qui traçait ces lignes,
fût une créa­ture égoïste et barbare : elle aimait avec passion ses
enfants et se montrait fort sensible aux chagrins de ses amis ; et
l’on aperçoit même, en la lisant, qu’elle traitait avec bonté et
indulgence ses vassaux et ses serviteurs. Mais Mme de Sévigné ne
concevait pas clairement ce que c’était que de souffrir quand on
n’était pas gentilhomme.


En France, où la révolution dont je parle est plus avancée que chez aucun autre peuple de l’Europe, ces mêmes opinions se sont entièrement emparées de l’intelli­gence. Qu’on écoute attentivement la voix de nos différents partis, on verra qu’il n’y en a point qui ne les adopte. La plupart estiment que le gouvernement agit mal ; mais tous pensent que le gouvernement doit sans cesse agir et mettre à tout la main. Ceux mêmes qui se font le plus rudement la guerre ne laissent pas de s’accorder sur ce point. L’unité, l’ubiquité, l’omnipotence du pouvoir social, l’uniformité de ses règles, forment le trait saillant qui caractérise tous les systèmes politiques enfantés de nos jours. On les retrouve au fond des plus bizarres utopies. L’esprit humain poursuit encore ces images quand il rêve.
De nos jours, l’homme le plus dur, écrivant à la personne la plus
insensible, n’oserait se livrer de sang-froid au badinage cruel que je
viens de reproduire, et, lors même que ses mœurs particulières lui
permettraient de le faire, les mœurs générales de la nation le lui
défendraient.


Si de pareilles idées se présentent spontanément à l’esprit des particuliers, elles s’offrent plus volontiers encore à l’imagination des princes.
D’où vient cela ? Avons-nous plus de sensibilité que nos pères ? Je ne
sais ; mais, a coup sûr, notre sensibilité se porte sur plus d’objets.


Tandis que le vieil état social de l’Europe s’altère et se dissout, les souverains se font sur leurs facultés et sur leurs devoirs des croyances nouvelles ; ils comprennent pour la première fois que la puissance centrale qu’ils représentent peut et doit admi­nis­trer par elle-même, et sur un plan uniforme, toutes les affaires et tous les hommes. Cette opinion, qui, j’ose le dire, n’avait jamais été conçue avant notre temps par les rois de l’Europe, pénètre au plus profond de l’intelligence de ces princes ; elle s’y tient ferme au milieu de l’agitation de toutes les autres.
Quand les rangs sont presque égaux chez un peuple, tous les hommes
ayant à peu près la même
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/11]]==
manière de penser et de sentir, chacun d’eux peut juger en un moment
des sensations de tous les autres : il jette un coup d’œil rapide sur
lui-même ; cela lui suffit. Il n’y a donc pas de misère qu’il ne
conçoive sans peine, et dont un instinct secret ne lui découvre
l’étendue. En vain s’agira-t-il d’étran­gers ou d’ennemis :
l’imagi­na­tion le met aussitôt à leur place. Elle mêle quelque chose
de personnel a sa pitié, et le fait souffrir lui-même tandis qu’on
déchire le corps de son semblable.


Les hommes de nos jours sont donc bien moins divisés qu’on ne l’imagine ; ils se disputent sans cesse pour savoir dans quelles mains la souveraineté sera remise ; mais ils s’entendent aisément sur les devoirs et sur les droits de la souveraineté. Tous conçoivent le gouvernement sous l’image d’un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur.
Dans les siècles démocratiques, les hommes se dévouent rarement les
uns pour les autres ; mais ils montrent une compassion générale pour
tous les membres de l’espèce humaine. On ne les voit point infliger
de maux inutiles, et quand, sans se nuire beaucoup à eux-mêmes, ils
peuvent soulager les douleurs d’autrui, ils prennent plaisir à le
faire ; ils ne sont pas désintéressés, mais ils sont doux.


Toutes les idées secondaires, en matière politique, sont mouvantes ; celle-là reste fixe, inaltérable, pareille à elle-même. Les publicistes et les hommes d’État l’adoptent, la foule la saisit avidement ; les gouvernés et les gouvernants s’accordent à la poursui­vre avec la même ardeur : elle vient la première ; elle semble innée.
Quoique les Américains aient pour ainsi dire réduit l’égoïsme en
théorie sociale et philosophique, ils ne s’en montrent pas moins fort
accessibles à la pitié.


Elle ne sort donc point d’un caprice de l’esprit humain, mais elle est une condition naturelle de l’état actuel des hommes.
Il n’y a point de pays où la justice criminelle soit administrée avec
plus de béni­gnité qu’aux États-Unis. Tandis que les Anglais semblent
vouloir conserver précieuse­ment dans leur législation
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/12]]==
pénale les traces sanglantes du Moyen Âge, les Américains ont presque
fait disparaître la peine de mort de leurs codes.


{{t3|Que les sentiments des peuples démocratiques sont d’accord avec leurs idées pour les porter à concentrer le pouvoir |CHAPITRE III.}}
L’Amérique du Nord est, je pense, la seule contrée sur la terre où,
depuis cinquan­te ans, on n’ait point arraché la vie à un seul citoyen
pour délits politiques.


Ce qui achève de prouver que cette singulière douceur des Américains.
Vient principalement de leur état social, c’est la manière dont ils
traitent leurs esclaves.


Peut-être n’existe-t-il pas, à tout prendre, de colonie européenne
dans le Nouveau Monde où la condition physique des Noirs soit moins
dure qu’aux États-Unis. Cepen­dant les esclaves y éprouvent encore
d’affreuses misères et sont sans cesse exposés à des punitions très
cruelles.


Si, dans les siècles d’égalité, les hommes perçoivent aisément l’idée d’un grand pouvoir central, on ne saurait douter, d’autre part, que leurs habitudes et leurs senti­ments ne les prédisposent a reconnaître un pareil pouvoir et à lui prêter la main. La démonstration de ceci peut être faite en peu de mots, la plupart des raisons ayant été déjà données ailleurs.
Il est facile de découvrir que le sort de ces infortunés inspire peu
de pitié à leurs maîtres, et qu’ils voient dans l’esclavage non
seulement un fait dont ils profitent, mais encore un mal qui ne les
touche guère. Ainsi, le même homme qui est plein d’huma­nité pour ses
semblables quand ceux-ci sont en même temps ses égaux, devient
insensible à leurs douleurs dès que l’égalité cesse.


Les hommes qui habitent les pays démocratiques n’ayant ni supé­rieurs, ni inférieurs, ni associés habituels et nécessaires, se replient volontiers sur eux-mêmes et se considèrent isolément. J’ai eu occasion de le montrer fort au long quand il s’est agi de l’individualisme.
C’est donc à cette égalité qu’il faut attribuer sa douceur, plus
encore qu’à la civili­sation et aux lumières.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/13]]==


Ce n’est donc jamais qu’avec effort que ces hommes s’arrachent à leurs affaires parti­culières pour s’occuper des affaires communes ; leur pente naturelle est d’en abandonner le soin au seul représentant visible et perma­nent des intérêts collectifs, qui est l’État.
Ce que je viens de dire des individus s’applique jusqu’à un certain
point aux peu­ples.


Non seulement ils n’ont pas naturellement le goût de s’occuper du public, mais souvent le temps leur manque pour le faire. La vie privée est si active dans les temps démocratiques, si agitée, si remplie de désirs, de travaux, qu’il ne reste presque plus d’énergie ni de loisir à chaque homme pour la vie politique.
Lorsque chaque nation a ses opinions, ses croyances, ses lois, ses
usages à part, elle se considère comme formant à elle seule l’humanité
tout entière, et ne se sent touchée que de ses propres douleurs. Si
la guerre vient a s’allumer entre deux peuples disposés de cette
manière, elle ne saurait manquer de se faire avec barbarie.


Que de pareils penchants ne soient pas invincibles, ce n’est pas moi qui le nierai, puisque mon but principal en écrivant ce livre a été de les combattre. Je soutiens seulement que, de nos jours, une force secrète les développe sans cesse dans le cœur humain, et qu’il suffit de ne point les arrêter pour qu’ils le remplissent.
Au temps de leurs plus grandes lumières, les Romains égorgeaient les
généraux ennemis, après les avoir traînés en triomphe derrière un
char, et livraient les pri­sonniers aux bêtes pour l’amusement du
peuple. Cicéron, qui pousse de si grands gémissements, à l’idée d’un
citoyen mis en croix, ne trouve rien à redire à ces atroces abus de la
victoire. Il est évident qu’à ses yeux un étranger n’est point de la
même espèce humaine qu’un Romain.


J’ai également eu l’occasion de montrer comment l’amour croissant du bien-être et la nature mobile de la propriété faisaient redouter aux peuples démocratiques le désordre matériel. L’amour de la tranquillité publique est souvent la seule passion politique que conservent ces peuples, et elle devient chez eux plus active et plus puissante, à mesure que toutes les autres s’affaissent et meurent ; cela dispose natu­rellement les citoyens à donner sans cesse ou à laisser prendre de nouveaux droits au pouvoir central, qui seul leur semble avoir l’intérêt et les moyens de les défendre de l’anarchie en se défendant lui-même.
À mesure, au contraire, que les peuples deviennent plus semblables les
uns aux autres, ils se montrent réciproquement plus compatissants pour
leurs misères, et le droit des gens s’adoucir.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/14]]==


Comme, dans les siècles d’égalité, nul n’est obligé de prêter sa force à son sem­blable, et nul n’a droit d’attendre de son semblable un grand appui, chacun est tout à la fois indépendant et faible. Ces deux états, qu’il ne faut pas envisager séparément ni confondre, donnent au citoyen des démocraties des instincts fort contraires. Son indépendance le remplit de confiance et d’orgueil au sein de ses égaux, et sa débilité lui fait sentir, de temps en temps, le besoin d’un secours étranger qu’il ne peut attendre d’aucun d’eux, puisqu’ils sont tous impuissants et froids. Dans cette extrémité, il tourne naturellement ses regards vers cet être immense qui seul s’élève au milieu de l’abaissement universel. C’est vers lui que ses besoins et surtout ses désirs le ramènent sans cesse, et c’est lui qu’il finit par envisager comme le soutien unique et nécessaire de la faiblesse individuelle<ref>Dans les sociétés démocratiques, il n’y a que le pouvoir central qui ait quelque stabilité dans son assiette et quelque permanence dans ses entreprises. Tous les citoyens remuent sans cesse et se transforment. Or, il est dans la nature de tout gouvernement de vouloir agrandir continuellement sa sphère. Il est donc bien difficile qu’à la longue celui-ci ne parvienne pas à réussir, puisqu’il agit avec une pensée fixe et une volonté continue sur des hommes dont la position, les idées et les désirs varient tous les jours. Souvent il arrive que les citoyens travaillent pour lui sans le vouloir.
{{t3|Comment la démocratie rend les rapports habituels des Américains
Les siècles démocratiques sont des temps d’essais, d’innovations et d’aventures. Il s’y trouve toujours une multitude d’hommes qui sont engagés dans une entreprise difficile ou nouvelle qu’ils poursuivent à part, sans s’embarrasser de leurs semblables. Ceux-là admettent bien, pour principe général, que la puissance publique ne doit pas intervenir dans les affaires privées; mais, par exception, chacun d’eux désire qu’elle l’aide dans l’affaire spéciale qui le préoccupe et cherche à attirer l’action du gouvernement de son côté, tout en voulant la resserrer de tous les autres.
plus simples et plus aisés|CHAPITRE II.}}
Une multitude de gens ayant à la fois sur une foule d’objets différents cette vue particulière, la sphère du pouvoir central s’étend insensiblement de toutes parts, bien que chacun d’eux souhaite de la restreindre. Un gouvernement démocratique accroît donc ses attributions par le seul fait qu’il dure. Le temps travaille par lui; tous les accidents lui profitent; les passions individuelles l’aident à leur insu même, et l’on peut dire qu’il devient d’autant plus centralisé que la société démocratique est plus vieille.</ref>.


Ceci achève de faire comprendre ce qui se passe souvent chez les peuples démo­cratiques, où l’on voit les hommes qui supportent si malaisément des supérieurs souffrir patiemment un maître, et se montrer tout à la fois fiers et serviles.


La haine que les hommes portent au privilège s’augmente à mesure que les privi­lèges deviennent plus rares et moins grands, de telle sorte qu’on dirait que les pas­sions démocratiques s’enflamment davantage dans le temps même où elles trou­vent le moins d’aliments. J’ai déjà donné la raison de ce phénomène. Il n’y a pas de si grande inégalité qui blesse les regards lorsque toutes les conditions sont inéga­les ; tandis que la plus petite dissemblance paraît choquante au sein de l’uniformité géné­rale ; la vue en devient plus insupportable à mesure que l’uniformité est plus complète. Il est donc naturel que l’amour de l’égalité croisse sans cesse avec l’égalité elle-même ; en le satisfaisant, on le développe.


Cette haine immortelle, et de plus en plus allumée, qui anime les peuples démo­­cratiques contre les moindres privilèges, favorise singulièrement la concen­tration graduelle de tous les droits politiques dans les mains du seul représen­tant de l’État. Le souverain, étant nécessairement et sans contestation au-dessus de tous les citoyens, n’excite l’envie d’aucun d’eux, et chacun croit enlever à ses égaux toutes les préroga­tives qu’il lui concède.
La démocratie n’attache point fortement les hommes les uns aux autres,
mais elle rend leurs rapports habituels plus aisés.


L’homme des siècles démocratiques n’obéit qu’avec une extrême répugnance a son voisin qui est son égal ; il refuse de reconnaître à celui-ci des lumières supérieures aux siennes ; il se défie de sa justice et voit avec jalousie son pouvoir ; il le craint et le méprise ; il aime à lui faire sentir à chaque instant la com­mune dépendance où ils sont tous les deux du même maître.
Deux Anglais se rencontrent par hasard aux antipodes ; ils sont
entourés d’étran­gers dont ils connaissent à peine la langue et les
mœurs.


Toute puissance centrale qui suit ces instincts naturels aime l’égalité et la favorise ; car l’égalité facilite singulièrement l’action d’une semblable puissance, l’étend et l’assure.
Ces deux hommes se considèrent d’abord fort curieusement et avec une
sorte d’inquiétude secrète ; puis ils se détournent, ou, s’ils
s’abordent, ils ont soin de ne se parler que d’un air contraint
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/15]]==
et distrait, et de dire des choses peu importantes.


On peut dire également que tout gouvernement central adore l’uniformité ; l’unifor­mité lui évite l’examen d’une infinité de détails dont il devrait s’occuper, s’il fallait faire la règle pour les hommes, au lieu de faire passer indistinctement tous les hom­mes sous la même règle, Ainsi, le gouvernement aime ce que les citoyens aiment, et il hait naturellement ce qu’ils haïssent. Cette communauté de sentiments qui, chez les nations démocratiques, unit continuellement dans une même pensée chaque individu et le souverain, établit entre eux une secrète et permanente sympathie. On pardonne au gouvernement ses fautes en faveur de ses goûts, la confiance publique ne l’aban­donne qu’avec peine au milieu de ses excès ou de ses erreurs, et elle revient à lui dès qu’il la rappelle. Les peuples démocratiques haïssent souvent les dépositaires du pou­voir central ; mais ils aiment toujours ce pouvoir lui-même.
Cependant il n’existe entre eux aucune inimitié ; ils ne se sont
jamais vus, et se tiennent réciproquement pour fort honnêtes.
Pourquoi mettent-ils donc tant de soin à s’éviter ?


Ainsi, je suis parvenu par deux chemins divers au même but. J’ai montré que l’égalité suggérait aux hommes la pensée d’un gouvernement unique, uniforme et fort, je viens de faire voir qu’elle leur en donne le goût ; c’est donc vers un gouvernement de cette espèce que tendent les nations de nos jours. La pente naturelle de leur esprit et de leur cœur les y mène, et il leur suffit de ne point se retenir pour qu’elles y arri­vent.
Il faut retourner en Angleterre pour le comprendre.


Je pense que, dans les siècles démocratiques qui vont s’ouvrir, l’indépendance individuelle et les libertés locales seront toujours un produit de l’art. La centralisation sera le gouvernement naturel
Lorsque c’est la naissance seule, indépendamment de la richesse, qui
classe les hom­­­mes, chacun sait précisément le point qu’il occupe
dans l’échelle sociale ; il ne cherche pas à monter, et ne craint pas
de descendre. Dans une société ainsi organisée, les hommes des
différentes castes communiquent peu les uns avec les autres ; mais,
lorsque le hasard les met en contact, ils s’abordent volontiers, sans
espérer ni redouter de se confondre. Leurs rapports ne sont pas basés
sur l’égalité ; mais ils ne sont pas contraints.


Quand à l’aristocratie de naissance succède l’aristocratie d’argent,
il n’en est plus de même.


{{t3|De quelques causes particulières et accidentelles qui achèvent de porter un peuple démocratique à centraliser le pouvoir ou qui l’en détournent |CHAPITRE IV.}}
Les privilèges de quelques-uns sont encore très grands, mais la
possibilité de les acquérir est ouverte à tous ; d’où il suit que ceux
qui les possèdent sont préoccupés sans cesse par la crainte de les
perdre ou de les voir partager, et ceux qui ne les ont pas encore
veulent à tout prix les posséder, ou, s’ils ne peuvent y réussir, le
paraître : ce qui n’est point impossible. Comme la valeur
{{tiret|so|ciale}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/16]]==
{{tiret2|so|ciale}} des hommes n’est plus fixée d’une manière
ostensible et permanente par le sang, et qu’elle varie à l’infini
suivant la richesse, les rangs existent toujours, mais on ne voit plus
clairement et du premier coup d’œil ceux qui les occupent.


Il s’établit aussitôt une guerre sourde entre tous les citoyens ; les
uns s’efforcent, par mille artifices, de pénétrer en réalité ou en
apparence parmi ceux qui sont au-dessus d’eux ; les autres combattent
sans cesse pour repousser ces usurpateurs de leurs droits, ou plutôt
le même homme fait les deux choses, et, tandis qu’il cherche à
s’introduire dans la sphère supérieure, il lutte sans relâche contre
l’effort qui vient d’en bas.


Tel est de nos jours l’état de l’Angleterre, et je pense que c’est à
cet état qu’il faut principalement rapporter ce qui précède.


Si tous les peuples démocratiques sont entraînés instinctivement vers la centralisa­tion des pouvoirs, ils y tendent d’une manière inégale. Cela dépend des circonstances particulières qui peuvent développer ou restreindre les effets naturels de l’état social. Ces circonstances sont en très grand nombre ; je ne parlerai que de quelques-unes.
L’orgueil aristocratique étant encore très grand chez les Anglais, et
les limites de l’aristocratie étant devenues douteuses, chacun craint
à chaque instant que sa fami­liarité ne soit surprise. Ne pouvant
juger du premier coup d’œil quelle est la situation sociale de ceux
qu’on rencontre, l’on évite prudemment d’entrer en contact avec eux.
On redoute, rendant de légers services, de former malgré soi une
amitié mal assortie ; on craint les bons offices, et l’on se soustrait
à la {{tiret|reconnais|sance}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/17]]==
{{tiret2|reconnais|sance}} indiscrète d’un inconnu aussi soigneusement
qu’à sa haine.


Chez les hommes qui ont longtemps vécu libres avant de devenir égaux, les ins­tincts que la liberté avait donnés combattent jusqu’à un certain point les penchants que suggère l’égalité ; et, bien que parmi eux le pouvoir central accroisse ses privilèges, les particuliers n’y perdent jamais entièrement leur indépendance.
Il y a beaucoup de gens qui expliquent, par des causes purement
physiques, cette insociabilité singulière et cette humeur réservée et
taciturne des Anglais. Je veux bien que le sang y soit en effet pour
quelque chose ; mais je crois que l’état social y est pour beaucoup
plus. L’exemple des Américains vient le prouver.


Mais, quand l’égalité vient à se développer chez un peuple qui n’a jamais connu ou qui ne connaît plus depuis longtemps la liberté, ainsi que cela se voit sur le continent de l’Europe, les anciennes habitudes de la nation arrivant à se combiner subitement et par une sorte d’attraction naturelle avec les habitudes et les doctrines nouvelles que fait naître l’état social, tous les pouvoirs semblent accourir d’eux-mêmes vers le centre ; ils s’y accumulent avec une rapidité surprenante, et l’État atteint tout d’un coup les extrêmes limites de sa force, tandis que les particuliers se laissent tomber en un moment jusqu’au dernier degré de la faiblesse.
En Amérique, où les privilèges de naissance n’ont jamais existé, et où
la richesse ne donne aucun droit particulier à celui qui la possède,
des inconnus se réunissent volontiers dans les mêmes lieux, et ne
trouvent ni avantage ni péril à se communiquer librement leurs
pensées.


Les Anglais qui vinrent, il y a trois siècles, fonder dans les déserts du Nouveau Monde une société démocratique, s’étaient tous habitués dans la mère patrie à prendre part aux affaires publiques ; ils connaissaient le jury ; ils avaient la liberté de la parole et celle de la presse, la liberté individuelle, l’idée du droit et l’usage d’y recourir. lis trans­portèrent en Amérique ces institutions libres et ces mœurs viriles, et elles le soutinrent contre les envahissements de l’État.
Se rencontrent-ils par hasard, ils ne se cherchent ni ne s’évitent ;
leur abord est donc naturel, franc et ouvert ; on voit qu’ils
n’espèrent et ne redoutent presque rien les uns des autres, et qu’ils
ne s’efforcent pas plus de montrer que de cacher la place qu’ils
occupent. Si leur contenance est souvent froide et sérieuse, elle
n’est jamais hautaine ni contrainte et, quand ils ne s’adressent Point
la parole, c’est qu’ils ne sont pas en humeur de parler, et non qu’ils
croient avoir intérêt à se taire.


Chez les Américains, c’est donc la liberté qui est ancienne ; l’égalité est compara­tivement nouvelle. Le contraire arrive en Europe où l’égalité, introduite par le pouvoir absolu et sous l’œil des rois, avait déjà pénétré dans les habitudes des peuples longtemps avant que la liberté fût entrée dans leurs idées.
En pays étranger, deux Américains sont sur-le-champ amis, Par cela
seul qu’ils sont Américains. Il n’y a point de préjugé qui les
repousse, et
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/18]]==
la communauté de patrie les attire. À deux Anglais le même sang ne
suffit point : il faut que le même rang les rapproche.


J’ai dit que, chez les peuples démocratiques, le gouvernement ne se présentait natu­rel­le­ment à l’esprit humain que sous la forme d’un pouvoir unique et central, et que la notion des pouvoirs intermédiaires ne lui était pas familière. Cela est particuliè­rement applicable aux nations démocratiques qui ont vu le principe de l’égalité triom­pher à l’aide d’une révolution violente. Les classes qui dirigeaient les affaires locales disparaissant tout à coup dans cette tempête, et la masse confuse qui reste n’ayant encore ni l’organisation ni les habitudes qui lui permettent de prendre en main l’administration de ces mêmes affaires, on n’aperçoit plus que l’État lui-même qui puisse se charger de tous les détails du gouverne­ment. La centralisation devient un fait en quelque sorte nécessaire.
Les Américains remarquent aussi bien que nous cette humeur insociable
des Anglais entre eux, et ils ne s’en étonnent pas moins que nous ne
le faisons nous-mê­mes. Cependant, les Américains tiennent à
l’Angleterre par l’origine, la religion, la langue et en partie les
mœurs ; ils n’en diffèrent que par l’état social. Il est donc permis
de dire que la réserve des Anglais découle de la Constitution du Pays
bien plus que de celle des citoyens.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/19]]==


Il ne faut ni louer ni blâmer Napoléon d’avoir concentré dans ses seules mains presque tous les pouvoirs administratifs ; car, après la brusque disparition de la noblesse et de la haute bourgeoisie, ces pouvoirs lui arrivaient d’eux-mêmes ; il lui eût été presque aussi difficile de les repousser que de les prendre. Une semblable néces­sité ne s’est jamais fait sentir aux Américains, qui, n’ayant point eu de révolution et s’étant, dès l’origine, gouvernés d’eux-mêmes, n’ont jamais dû charger l’État de leur ser­vir momentanément de tuteur.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/20]]==


Ainsi la centralisation ne se développe pas seulement, chez un peuple démocra­tique, suivant le progrès de l’égalité, mais encore suivant la manière dont cette égalité se fonde.
{{t3|Pourquoi les américains ont si peu de susceptibilité dans leur
pays et se montrent si susceptibles dans le nôtre|CHAPITRE III. }}


Au commencement d’une grande révolution démocratique, et quand la guerre en­tre les différentes classes ne fait que de naître, le peuple s’efforce de centraliser l’admi­nis­tration publique dans les mains du gouvernement, afin d’arracher la direction des affaires locales à l’aristocratie. Vers la fin de cette même révolution, au contraire, c’est d’ordinaire l’aristocratie vaincue qui tâche de livrer à l’État la direction de toutes les affaires, parce qu’elle redoute la menue tyrannie du peuple, devenu son égal et souvent son maître.


Ainsi, ce n’est pas toujours la même classe de citoyens qui s’applique à accroître les prérogatives du pouvoir ; mais, tant que dure la révolution démocratique, il se rencontre toujours dans la nation une classe puissante par le nombre ou par la riches­se, que des passions spéciales et des intérêts particuliers portent à centraliser l’admi­nis­tration. publique, indépendamment de la haine pour le gouvernement du voisin, qui est un sentiment général et permanent chez les peuples démocratiques. On peut re­mar­quer que, de notre temps, ce sont les classes inférieures d’Angleterre qui travail­lent de toutes leurs forces à détruire l’indépendance locale et à transporter l’adminis­tration de tous les points de la circonférence au centre, tandis que les classes supérieu­res s’efforcent de retenir cette même administration dans ses anciennes limites. J’ose prédire qu’un jour viendra où l’on verra un spectacle tout contraire.


Ce qui précède fait bien comprendre pourquoi le pouvoir social doit toujours être plus fort et l’individu plus faible, chez un peuple démocratique qui est arrivé à l’égalité par un long et pénible travail social, que dans une société démocratique où, depuis l’origine, les citoyens ont toujours été égaux. C’est ce que l’exemple des Amé­ricains achève de prouver.
Les Américains ont un tempérament vindicatif comme tous les peuples
sérieux et réfléchis. Ils n’oublient presque jamais une offense ;
mais il n’est point facile de les offenser, et leur ressentiment est
aussi lent à s’allumer qu’à s’éteindre.


Les hommes qui habitent les États-Unis n’ont jamais été séparés par aucun privi­lège ; ils n’ont jamais connu la relation réciproque d’inférieur et de maître, et, comme ils ne se redoutent et ne se haïssent point les uns les autres, ils n’ont jamais connu le besoin d’appeler le souverain à diriger le détail de leurs affaires. La destinée des Américains est singulière : ils ont pris à l’aristocratie d’Angleterre l’idée des droits individuels et le goût des libertés locales ; et ils ont pu conserver l’une et l’autre parce qu’ils n’ont pas eu à combattre d’aristocratie.
Dans les sociétés aristocratiques, où un petit nombre d’individus
dirigent toutes choses, les rapports extérieurs des hommes entre eux
sont soumis à des conventions à peu près fixes. Chacun croit alors
savoir, d’une manière précise, par
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/21]]==
quel signe il convient de témoigner son respect ou de marquer sa
bienveillance, et l’étiquette est une science dont on ne suppose pas
l’ignorance.


Si, dans tous les temps, les lumières servent aux hommes à défendre leur indé­pendance, cela est surtout vrai dans les siècles démocratiques. Il est aisé, quand tous les hommes se ressemblent, de fonder un gouvernement unique et tout-puissant ; les instincts suffi­sent. Mais il faut aux hommes beaucoup d’intelligence, de science et d’art, pour organiser et maintenir, dans les mêmes circonstances, des pouvoirs secon­daires, et pour créer, au milieu de l’indépendance et de la faiblesse individuelle des citoyens, des associations libres qui soient en état de lutter contre la tyrannie sans détruire l’ordre.
Ces usages de la première classe servent ensuite de modèle à toutes
les autres, et, de plus, chacune de celles-ci se fait un code à part,
auquel tous ses membres sont tenus de se conformer.


La concentration des pouvoirs et la servitude individuelle croîtront donc, chez les nations démocratiques, non seulement en proportion de l’égalité, mais en raison de l’ignorance.
Les règles de la politesse forment ainsi une législation compliquée,
qu’il est diffi­cile de posséder complètement, et dont pourtant il
n’est pas permis de s’écarter sans péril ; de telle sorte que chaque
jour les hommes sont sans cesse exposés à faire ou à recevoir
involontairement de cruelles blessures.


Il est vrai que, dans les siècles peu éclairés, le gouvernement manque souvent de lumières pour perfectionner le despotisme, comme les citoyens pour s’y dérober. Mais l’effet n’est point égal des deux parts.
Mais, à mesure que les rangs s’effacent, que des hommes divers par
leur éducation et leur naissance se mêlent et se confondent dans les
mêmes lieux, il est presque impossible de s’entendre sur les règles du
savoir-vivre. La loi étant incertaine, y désobéir n’est point un
crime aux yeux mêmes de ceux qui la connaissent ; on s’attache donc au
fond des actions plutôt qu’à la forme, et l’on est tout à la fois
moins civil et moins querelleur.


Quelque grossier que soit un peuple démocratique, le pouvoir central qui le dirige n’est jamais complètement privé de lumières, parce qu’il attire aisément à lui le peu qui s’en rencontre dans le pays, et que, au besoin, il va en chercher au-dehors. Chez une nation qui est ignorante aussi bien que démocratique, il ne peut donc manquer de se manifester bientôt une différence prodigieuse entre la capacité intellectuelle du souverain et celle de chacun de ses sujets. Cela achève de concentrer aisément dans ses mains tous les pouvoirs. La puissance administrative de l’État s’étend sans cesse, parce qu’il n’y a que lui qui soit assez habile pour administrer.
Il y a une foule de petits égards auxquels un Américain ne tient point :
il juge qu’on ne les lui doit pas, ou il suppose qu’on ignore les
lui devoir. Il ne s’aperçoit donc pas qu’on lui manque, ou bien il le
pardonne ; ses manières en deviennent


Les nations aristocratiques, quelque peu éclairées qu’on les suppose, ne donnent jamais le même spectacle, parce que les lumières y sont assez également réparties entre le prince et les principaux citoyens.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/22]]==
moins courtoises, et ses mœurs plus simples et plus mâles.


Le pacha qui règne aujourd’hui sur l’Égypte a trouvé la population de ce pays composée d’hommes très ignorants et très égaux, et il s’est approprie, pour la gouver­ner, la science et l’intelligence de l’Europe. Les lumières particulières du souverain arrivant ainsi à se combiner avec l’ignorance et la faiblesse démocratique des sujets, le dernier terme de la centralisation a été atteint sans peine, et le prince a pu faire du pays sa manufacture et des habitants ses ouvriers.
Cette indulgence réciproque que font voir les Américains et cette
virile confiance qu’ils se témoignent résultent encore d’une cause
plus générale et plus profonde. Je l’ai déjà indiquée dans le
chapitre précédent.


Je crois que la centralisation extrême du pouvoir poli­tique finit par énerver la société et par affaiblir ainsi à la longue le gouvernement lui-même. Mais je ne nie point qu’une force sociale centralisée ne soit en état d’exé­cu­ter aisément, dans un temps donné et sur un point déterminé, de grandes entreprises. Cela est surtout vrai dans la guerre, où le succès dépend bien plus de la facilité qu’on trouve à porter rapi­de­ment toutes ses ressources sur un certain point, que de l’étendue même de ces res­sources. C’est donc principalement dans la guerre que les peuples sentent le désir et souvent le besoin d’augmenter les prérogatives du pouvoir central. Tous les génies guerriers aiment la centralisation, qui accroît leurs forces, et tous les génies centra­lisateurs aiment la guerre, qui oblige les nations à resserrer dans les mains de l’État tous les pouvoirs. Ainsi, la tendance démocratique qui porte les hommes à multiplier sans cesse les privilèges de l’État et à restreindre les droits des particuliers, est bien plus rapide et plus continue chez les peuples démocratiques, sujets par leur position à de grandes et fréquentes guerres, et dont l’existence peut souvent être mise en péril, que chez tous les autres.
Aux États-Unis, les rangs ne diffèrent que fort peu dans la société
civile et ne diffè­rent point du tout dans le monde politique ; un
Américain ne se croit donc pas tenu à rendre des soins particuliers à
aucun de ses semblables et il ne songe pas non plus à en exiger pour
lui-même Comme il ne voit point que son intérêt soit de recher­cher
avec ardeur la compagnie de quelques-uns de ses concitoyens, il se
figure difficilement qu’on repousse la sienne ; ne méprisant personne
à raison de la condition, il n’imagine point que personne le méprise
pour la même cause, et, jusqu’à ce qu’il ait aperçu clairement
l’injure, il ne croit pas qu’on veuille l’outrager,


J’ai dit comment la crainte du désordre et l’amour du bien-être portaient insensi­ble­ment les peuples démocratiques à augmenter les attributions du gouvernement central, seul pouvoir qui leur paraisse de lui-même assez fort, assez intelligent, assez stable pour les protéger contre l’anarchie. J’ai à peine besoin d’ajouter que toutes les circonstances particulières qui tendent à rendre l’état d’une société démocratique troublé et précaire, augmentent cet instinct général et portent, de plus en plus, les par­ti­cu­liers à sacrifier à leur tranquillité leurs droits.
L’état social dispose naturellement les Américains à ne point
s’offenser aisément dans les petites choses. Et, d’une autre part, la
liberté démocratique dont ils jouissent achève de faire passer cette
mansuétude dans les mœurs nationales.


Un peuple n’est donc jamais si disposé à accroître les attributions du pouvoir cen­tral qu’au sortir d’une révolution longue et sanglante qui, après avoir arraché les biens des mains de leurs anciens possesseurs, a ébranlé toutes les croyances, rempli la na­tion de haines furieuses, d’intérêts opposés et de factions contraires. Le goût de la tran­quillité publique devient alors une passion aveugle, et les citoyens sont sujets à s’éprendre d’un amour très désordonné pour l’ordre.
Les institutions politiques des États-Unis mettent sans cesse en
contact les citoyens de toutes
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/23]]==
les classes et les forcent de suivre en commun de grandes
entre­prises. Des gens ainsi occupés n’ont guère le temps de songer
aux détails de l’étiquette et ils ont d’ailleurs trop d’intérêt à
vivre d’accord pour s’y arrêter. Ils s’accoutument donc aisément a
considérer, dans ceux avec lesquels ils se rencontrent, les sentiments
et les idées plutôt que les manières, et ils ne se laissent point
émouvoir pour des bagatelles.


Je viens d’examiner plusieurs accidents qui tous concourent à aider la centra­lisation du pouvoir. Je n’ai pas encore parlé du principal.
J’ai remarqué bien des fois qu’aux États-Unis, ce n’est point une
chose aisée que de faire entendre à un homme que sa présence
importune. Pour en arriver là, les voies détournées tic suffisent
point toujours.


La première des causes accidentelles qui, chez les peuples démocratiques, peuvent attirer dans les mains du souverain la direction de toutes les affaires, c’est l’origine de ce souverain lui-même et ses penchants.
Je contredis un Américain à tout propos, afin de lui faire sentir que
ses discours me fatiguent ; et à chaque instant je lui vois faire de
nouveaux efforts pour me con­vaincre ; je garde un silence obstiné, et
il s’imagine que je réfléchis profondément aux vérités qu’il me
présente ; et, quand je me dérobe enfin tout à coup à sa poursuite, il
suppose qu’une affaire pressante m’appelle ailleurs. Cet homme ne
comprendra pas qu’il m’excède, sans que je le lui dise, et je ne
pourrai me sauver de lui qu’en devenant son ennemi mortel.


Les hommes qui vivent dans les siècles d’égalité aiment naturellement le pouvoir central et étendent volontiers ses privilèges ; mais, s’il arrive que ce même pouvoir représente fidèlement leurs intérêts et reproduise exactement leurs instincts, la con­fiance qu’ils lui portent n’a presque point de bornes, et ils croient accorder à eux-mêmes tout ce qu’ils donnent.
Ce qui surprend au premier abord, c’est que ce même homme transporté
en Euro­pe y devient
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/24]]==
tout à coup d’un commerce méticuleux et difficile, à ce point que
souvent je rencontre autant de difficulté à ne point l’offenser que
j’en trouvais à lui déplaire. Ces deux effets si différents sont
produits par la même cause.


L’attraction des pouvoirs administratifs vers le centre sera toujours moins aisée et moins rapide avec des rois qui tiennent encore par quelque endroit à l’ancien ordre aristocratique, qu’avec des princes nouveaux, fils de leurs œuvres, que leur naissance, leurs préjugés, leurs instincts, leurs habitudes, semblent lier indissolublement à la cause de J’égalité. Je ne veux point dire que les princes d’origine aristocratique qui vivent dans les siècles de démocratie ne cherchent point à centraliser. Je crois qu’ils s’y emploient aussi diligemment que tous les autres. Pour eux, les seuls avantages de l’égalité sont de ce côté ; mais leurs facilités sont moindres, parce que les citoyens, au lieu d’aller naturellement au-devant de leurs désirs, ne s’y prêtent souvent qu’avec peine. Dans les sociétés démocratiques, la centralisation sera toujours d’autant plus grande que le souverain sera moins aristocratique : voilà la règle.
Les institutions démocratiques donnent en général aux hommes une vaste
idée de leur patrie et d’eux-mêmes.


Quand une vieille race de rois dirige une aristocratie, les préjugés naturels du souverain se trouvant en parfait accord avec les préjugés naturels des nobles, les vices inhérents aux sociétés aristocratiques se développent librement et ne trouvent point leur remède. Le contraire arrive quand le rejeton d’une tige féodale est placé à la tête d’un peuple démocratique. Le prince incline, chaque jour, par son éducation, ses habitudes et ses souvenirs, vers les sentiments que l’inégalité des con­di­tions suggère ; et le peuple tend sans cesse, par son état social, vers les mœurs que l’éga­lité fait naître. Il arrive alors souvent que les citoyens cherchent à contenir le pou­voir central, bien moins comme tyrannique que comme aristocratique ; et qu’ils main­tiennent fermement leur indépendance, non seulement parce qu’ils veulent être libres, mais surtout parce qu’ils prétendent rester égaux.
L’Américain sort de son pays le cœur gonflé d’orgueil. Il arrive en
Europe et s’aper­çoit d’abord qu’on ne s’y préoccupe point autant
qu’il se l’imaginait des États-Unis et du grand peuple qui les habite.
Ceci commence à l’émouvoir.


Une révolution qui renverse une ancienne famille de rois pour placer des hom­mes nouveaux à la tête d’un peuple démocratique, peut affaiblir mo­men­tanément le pouvoir central ; mais, quelque anarchique qu’elle paraisse d’abord, on ne doit point hésiter à prédire que son résultat final et nécessaire sera d’étendre et d’assurer les prérogatives de ce même pouvoir.
Il a entendu dire que les conditions ne sont point égales dans notre
hémis­phère. Il s’aperçoit, en effet, que, parmi les nations de
l’Europe, la trace des rangs n’est pas entièrement effacée ; que la
richesse et la naissance y conservent des privilèges incertains qu’il
lui est aussi difficile de méconnaître que de définir. Ce spectacle
le surprend et l’inquiète, parce qu’il est entièrement nouveau pour
lui ; rien de ce qu’il a vu dans son pays ne l’aide à le comprendre.
Il ignore donc profondément quelle place il convient d’occuper dans
cette hiérarchie à moitié détruite, parmi ces classes qui sont assez
distinctes pour se haïr et se mépriser, et assez rapprochées pour
qu’il soit tou­jours prêt à les confondre, Il craint de se poser trop
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/25]]==
haut, et surtout d’être rangé trop bas : ce double péril tient
constamment son esprit à la gêne et embarrasse sans cesse ses actions
comme ses discours.


La première, et en quelque sorte la seule condition nécessaire pour arriver à cen­tra­li­ser la puissance publique dans une société démocratique, est d’aimer l’égalité ou de le faire croire. Ainsi, la science du despotisme, si compliquée jadis, se simplifie : elle se réduit, pour ainsi dire, à un principe unique.
La tradition lui a appris qu’en Europe le cérémonial variait à
l’infini suivant les conditions ; ce souvenir d’un autre temps achève
de le troubler, et il redoute d’autant plus de ne pas obtenir les
égards qui lui sont dus, qu’il ne sait pas précisément en quoi ils
consistent. Il marche donc toujours ainsi qu’un homme environné
d’embûches ; la société n’est pas pour lui un délassement, mais un
sérieux travail. Il pèse vos moin­dres démarches, interroge vos
regards et analyse avec soin tous vos discours, de peur qu’ils ne
renferment quelques allusions cachées qui le blessent. Je ne sais
s’il s’est jamais rencontré de gentilhomme campagnard plus
poin­tilleux que lui sur l’article du savoir-vivre ; il s’efforce
d’obéir lui-même aux moindres lois de l’étiquette, et il ne souffre
pas qu’on en néglige aucune envers lui ; il est tout à la fois plein
de scrupule et d’exigence ; il désirerait faire assez, mais il craint
de faire trop, et, comme il ne connaît pas bien les limites de l’un et
de l’autre, il se tient dans une réserve embarrassée et hautaine,


Ce n’est pas tout encore, et voici bien un autre détour du cœur
humain.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/26]]==


{{t3|Que parmi les nations européennes de nos jours le pouvoir souverain s’accroît, quoique les souverains soient moins stables |CHAPITRE V.}}
Un Américain parle tous les jours de l’admirable égalité qui règne aux
États-Unis ; il s’en enorgueillit tout haut pour son pays ; mais il
s’en afflige secrètement pour lui-même, et il aspire à montrer que,
quant à lui, il fait exception à l’ordre général qu’il pré­conise.


On ne rencontre guère d’Américain qui ne veuille tenir quelque peu par
sa nais­sance aux premiers fondateurs des colonies, et, quant aux
rejetons de grandes familles d’Angleterre, l’Amérique m’en a semblé
toute couverte.


Lorsqu’un Américain opulent aborde en Europe, son premier soin est de
s’entourer de toutes les richesses du luxe ; et il a si grand-peur
qu’on ne le prenne pour le simple citoyen d’une démocratie, qu’il se
replie de cent façons afin de présenter chaque jour devant vous une
nouvelle image de sa richesse. Il se loge d’ordinaire dans le
quartier le plus apparent de la ville ; il a de nombreux serviteurs
qui l’entourent sans cesse.


Si l’on vient à réfléchir sur ce qui précède, on sera surpris et effrayé de voir com­ment, en Europe, tout semble concourir à accroître indéfiniment les prérogatives du pouvoir central et à rendre chaque jour l’existence individuelle plus faible, plus su­bor­donnée et plus précaire.
J’ai entendu un Américain se plaindre que, dans les principaux salons
de Paris, on ne rencontrât qu’une société mêlée. Le goût qui y règne
ne lui paraissait pas assez pur, et il laissait entendre adroitement
qu’à son avis, on y manquait de distinction dans les manières. Il .ne
s’habituait pas à voir l’esprit se cacher ainsi sous des formes
vulgaires.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/27]]==


Les nations démocratiques de l’Europe ont toutes les tendances générales et per­ma­nentes qui portent les Américains vers la centralisation des pouvoirs, et, de plus, elles sont soumises à une multitude de causes secondaires et accidentelles que les Américains ne connaissent point. On dirait que chaque pas qu’elles font vers l’égalité les rapproche du despotisme.


Il suffit de jeter les yeux autour de nous et sur nous-mêmes pour s’en convaincre.
De pareils contrastes ne doivent pas surprendre.


Durant les siècles aristocratiques qui ont précédé le nôtre, les souverains de l’Europe avaient été privés ou s’étaient dessaisis de plusieurs des droits inhérents à leur pouvoir. Il n’y a pas encore cent ans que, chez la plupart des nations européennes, il se rencontrait des particuliers ou des corps presque indépendants qui administraient la justice, levaient et entretenaient des soldats, percevaient des impôts, et souvent même faisaient ou expliquaient la loi. l’État a partout repris pour lui seul ces attributs naturels de la puissance souveraine ; dans tout ce qui a rapport au gouvernement, il ne souffre plus d’intermédiaire entre lui et les citoyens, et il les dirige par lui-même dans les affaires générales. Je suis bien loin de blâmer cette concentration des pouvoirs ; je me borne à la montrer.
Si la trace des anciennes distinctions aristocratiques n’était pas si
complète­ment effacée aux États-Unis, les Américains se montreraient
moins simples et moins tolérants dans leur pays, moins exigeants et
moins empruntés dans le nôtre.


A la même époque, il existait en Europe un grand nombre de pouvoirs secondaires qui représentaient des intérêts locaux et administraient les affaires locales. La plupart de ces autorités locales ont déjà disparu ; toutes tendent à disparaître ou à tomber dans la dépendance. D’un bout de l’Europe les privilèges des seigneurs, les libertés des villes, les administrations provinciales, sont détruites ou vont l’être.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/28]]==


L’Europe a éprouvé, depuis un demi-siècle, beaucoup de révolutions et contre-révolutions qui l’ont remuée en sens contraire. Mais tous ces mouvements se ressem­blent en un point : tous ont ébranlé ou détruit les pouvoirs secondaires. Des privilèges locaux que la nation française n’avait pas abolis dans les pays conquis par elle ont achevé de succomber sous les efforts des princes qui l’ont vaincue. Ces princes ont rejeté toutes les nouveautés que la révolution avait créées chez eux, excepté la centralisation : c’est la seule chose qu’ils aient consenti à tenir d’elle.
{{t3|Conséquences des trois chapitres précédents|CHAPITRE IV.}}


Ce que je veux remarquer, c’est que tous ces droits divers qui ont été arrachés successivement, de notre temps, à des classes, à des corporations, à des hommes, n’ont point servi à élever sur une base plus démocratique de nouveaux pouvoirs se­con­daires, mais se sont concentrés de toutes parts dans les mains du souverain. Partout l’État arrive de plus en plus à diriger par lui-même les moindres citoyens et à conduire seul chacun d’eux dans les moindres affaires<ref>Cet affaiblissement graduel de l’individu en face de la société se manifeste de mille manières. Je citerai entre autres ce qui -à rapport aux testaments. Dans les pays aristocratiques, on professe d’ordinaire un profond respect pour la dernière volonté des hommes. Cela allait même quelquefois, chez les anciens peuples de l’Europe, jusqu’à la superstition: le pouvoir social, loin de gêner les caprices du mourant, prêtait aux moindres d’entre eux sa force; il lui assurait une puissance perpétuelle.
Quand tous les vivants sont faibles, la volonté des morts est moins respectée. On lui trace un cercle très étroit, et, si elle vient à en sortir, le souverain l’annule ou la contrôle. Au Moyen Âge, le pouvoir de tester n’avait, pour ainsi dire, point de bornes. Chez les Français de nos jours, on ne saurait distribuer son patrimoine entre ses enfants, sans que l’État intervienne. Après avoir régenté la vie entière, il veut encore en régler le dernier acte.</ref>.


Presque tous les établissements charitables de l’ancienne Europe étaient dans les mains de particuliers ou de corporations ; ils sont tous tombés plus ou moins sous la dépendance du souverain, et, dans plusieurs pays, ils sont régis par lui. C’est l’État qui a entrepris presque seul de donner du pain à ceux qui ont faim, des secours et un asile aux malades, du travail aux oisifs, il s’est fait le réparateur presque unique de toutes les misères.


L’éducation, aussi bien que la charité, est devenue, chez la plupart des peuples de nos jours, une affaire nationale. l’État reçoit et souvent prend l’enfant des bras de sa mère pour le confier à ses agents ; c’est lui qui se charge d’inspirer à chaque généra­tion des sentiments, et de lui fournir des idées. L’uniformité règne dans les études comme dans tout le reste ; la diversité comme la liberté en disparaissent chaque jour.
Lorsque les hommes ressentent une pitié naturelle pour les maux les
uns des autres, que des rapports aisés et fréquents les rapprochent
chaque jour saris qu’aucune susceptibilité les divise, il est facile
de comprendre qu’au besoin ils se prêteront mutu­ellement leur aide.
Lorsqu’un Américain réclame le concours de ses semblables, il est fort
rare que ceux-ci le lui refusent, et j’ai observé souvent qu’ils le
lui accordaient spontanément avec un grand zèle.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/29]]==


Je ne crains pas non plus d’avancer que, chez presque toutes les nations chrétien­nes de nos jours, les catholiques aussi bien que les protestantes, la religion est menacée de tomber dans les mains du gouvernement. Ce n’est pas que les souverains se montrent fort jaloux de fixer eux-mêmes le dogme ; mais ils s’emparent de plus en plus des volontés de celui qui l’explique : ils ôtent au clergé ses propriétés, lui assi­gnent un salaire, détournent et utilisent à leur seul profit l’influence que le prêtre possède ; ils en font un de leurs fonctionnaires et souvent un de leurs serviteurs, et ils pénètrent avec lui jusqu’au plus profond de l’âme de chaque homme<ref>À mesure que les attributions du pouvoir central augmentent, le nombre des fonctionnaires qui le représentent s’accroît. Ils forment une nation dans chaque nation, et, comme le gouvernement leur prête sa stabilité, ils remplacent de plus en plus chez chacune d’elles l’aristocratie. Presque partout, en Europe, le souverain domine de deux manières: il mène une partie des citoyens par la crainte qu’ils éprouvent de ses agents, et l’autre par l’espérance qu’ils conçoivent de devenir ses agents.</ref>.
Survient-il quelque accident imprévu sur la voie publique, on accourt
de toutes parts autour de celui qui en est victime ; quelque grand
malheur inopiné frappe-t-il une famille , les bourses de mille
inconnus s’ouvrent sans peine ; des dons modiques, mais fort nombreux,
viennent au secours de sa misère.


Mais ce n’est encore là qu’un côté du tableau.
Il arrive fréquemment, chez les nations les plus civilisées du globe,
qu’un malheu­reux se trouve aussi isolé au milieu de la foule que le
sauvage dans ses bois ; cela ne se voit presque point aux États-Unis.
Les Américains, qui sont toujours froids dans leurs manières et
souvent grossiers, ne se montrent presque jamais insensibles, et,
s’ils ne se hâtent pas d’offrir des services, ils ne refusent point
d’en rendre.


Non seulement le pouvoir du souverain s’est étendu, comme nous venons de le voir, dans la sphère entière des anciens pouvoirs ; celle-ci ne suffit plus pour le con­tenir ; il la déborde de toutes parts et va se répandre sur le domaine que s’était réservé jusqu’ici l’indépendance individuelle. Une multitude d’actions qui échappaient jadis entièrement au contrôle de la société y ont été soumises de nos jours, et leur nombre s’accroît sans cesse.
Tout ceci n’est point contraire à ce que j’ai dit ci-devant à propos
de l’individua­lisme. Je vois même que ces choses s’accordent, loin
de se combattre.


Chez les peuples aristocratiques, le pouvoir social se bornait d’ordinaire à diriger et à surveiller les citoyens dans tout ce qui avait un rapport direct et visible avec l’intérêt national ; il les abandonnait volontiers à leur libre arbitre en tout le reste. Chez ces peuples, le gouvernement semblait oublier souvent qu’il est un point où les fautes et les misères des individus compromettent le bien-être universel, et qu’empêcher la ruine d’un particulier doit quelquefois être une affaire publique.
L’égalité des conditions, en même temps qu’elle fait sentir aux hommes
leur indé­pen­dance, leur montre leur faiblesse ; ils sont libres,
mais exposés à mille accidents, et l’expérience ne tarde pas à leur
apprendre que, bien qu’ils n’aient pas un habituel besoin du secours
d’autrui, il arrive presque toujours quelque moment où ils ne
sau­raient s’en passer.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/30]]==


Les nations démocratiques de notre temps penchent vers un excès contraire.
Nous voyons tous les jours en Europe que les hommes d’une même
profession s’entraident volontiers ; ils sont tous exposés aux mêmes
maux ; cela suffit pour qu’ils cherchent mutuellement à s’en garantir,
quelque durs ou égoïstes qu’ils soient d’ailleurs. Lors donc que l’un
d’eux est en péril, et que, par un petit sacrifice passager ou un élan
soudain, les autres peuvent l’y soustraire, ils ne manquent pas de le
tenter. Ce n’est point qu’ils s’intéressent profondément à son sort ;
car, si, par hasard, les efforts qu’ils font pour le secourir sont
inutiles, ils l’oublient aussitôt et retournent à eux-mêmes ; mais il
s’est fait entre eux une sorte d’accord tacite et presque
involon­taire, d’après lequel chacun doit aux autres un appui
momentané qu’à son tour il pourra réclamer lui-même.


Il est évident que la plupart de nos princes ne veulent pas seulement diriger le peuple tout entier ; on dirait qu’ils se jugent responsables des actions et de la destinée individuelle de leurs sujets, qu’ils ont entrepris de conduire et d’éclairer chacun d’eux dans les différents actes de sa vie, et, au besoin, de le rendre heureux malgré lui-même.
Étendez à un peuple ce que je dis d’une classe seulement, et vous
comprendrez ma pensée.


De leur côté, les particuliers envisagent de plus en plus le pouvoir social sous le même jour ; dans tous leurs besoins, ils l’appellent à leur aide, et ils attachent à tout moment sur lui leurs regards comme sur un précepteur ou sur un guide.
Il existe en effet, parmi tous les citoyens d’une démocratie, une
convention analo­gue à celle dont je parle ; tous se sentent sujets à
la même faiblesse et aux mêmes dangers, et leur intérêt, aussi bien
que leur sympathie, leur fait une loi de se prêter au besoin une
mutuelle assistance.


J’affirme qu’il n’y a pas de pays en Europe où l’administration publique ne soit devenue non seulement plus centralisée, mais plus inquisitive et plus détaillée ; partout elle pénètre plus avant que jadis dans les affaires privées ; elle règle à sa manière plus d’actions, et des actions plus petites, et elle s’établit davantage tous les jours, à côté, autour et au-dessus de chaque individu, pour l’assister, le conseiller et le contraindre.
Plus les conditions deviennent semblables, et plus les hommes laissent
voir cette disposition réciproque à s’obliger.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/31]]==


jadis, le souverain vivait du revenu de ses terres ou du produit des taxes. Il n’en est plus de même aujourd’hui que ses besoins ont crû avec sa puissance. Dans les mêmes circonstances où jadis un prince établissait un nouvel impôt, on a recours aujourd’hui à un emprunt. Peu à peu l’État devient ainsi le débiteur de la plupart des riches, et il centralise dans ses mains les plus grands capitaux.
Dans les démocraties, où l’on n’accorde guère de grands bienfaits, on
rend sans cesse de bons offices. Il est rare qu’un homme s’y montre
dévoué, mais tous sont serviables.


Il attire les moindres d’une autre manière.


À mesure que les hommes se mêlent et que les conditions s’égalisent, le pauvre a plus de ressources, de lumières et de désirs. Il conçoit l’idée d’améliorer son sort, et il cherche a y parvenir par l’épargne. L’épargne fait donc naître, chaque jour, un nombre infini de petits capitaux, fruits lents et successifs du travail ; ils s’accroissent sans cesse. Mais le plus grand nombre resteraient improductifs, S’ils demeuraient épars. Cela a donné naissance à une institution philanthropique qui deviendra bientôt, si je ne me trompe, une de nos plus grandes institutions politiques. Des hommes charita­bles ont conçu la pensée de recueillir l’épargne du pauvre et d’en utiliser le produit. Dans quelques pays, ces associations bienfaisantes sont restées entièrement distinctes de l’État ; mais, dans presque tous, elles tendent visiblement à se confondre avec lui, et il y en a même quelques-unes où le gouvernement les a remplacées et où il a entrepris la tâche immense de centraliser dans un seul lieu et de faire valoir par ses seules mains l’épargne journalière de plusieurs millions de travailleurs.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/32]]==


Ainsi, l’État attire à lui l’argent des riches par l’emprunt, et par les caisses d’épar­gne il dispose à son gré des deniers du pauvre. Près de lui et dans ses mains, les richesses du pays accourent sans cesse ; elles s’y accumulent d’autant plus que l’égalité des conditions devient plus grande ; car, chez une nation démocratique, il n’y a que l’État qui inspire de la confiance aux particuliers, parce qu’il n’y a que lui seul qui leur paraisse avoir quelque force et quelque durée<ref>D’une part, le goût du bien-être augmente sans cesse, et le gouvernement s’empare de plus en plus de toutes les sources du bien-être. Les hommes vont donc par deux chemins divers vers la servitude. Le goût du bien-être les détourne de se mêler du gouvernement, et l’amour du bien-être les met dans une dépendance de plus en plus étroite des gouvernants.</ref>.


Ainsi le souverain ne se borne pas à diriger la fortune publique ; il s’introduit enco­re dans les fortunes privées ; il est le chef de chaque citoyen et souvent son maître, et, de plus, il se fait son intendant et son caissier.
{{t3|Comment la démocratie modifie les rapports du serviteur et du
maître|CHAPITRE V.}}


Non seulement le pouvoir central remplit seul la sphère entière des anciens pou­voirs, l’étend et la dépasse, mais il s’y meut avec plus d’agilité, de force et d’indé­pendance qu’il ne faisait jadis.


Tous les gouvernements de l’Europe ont prodigieusement perfectionné, de notre temps, la science administrative ; ils font plus de choses, et ils font chaque chose avec plus d’ordre, de rapidité et moins de frais ; ils semblent s’enrichir sans cesse de toutes les lumières qu’ils ont enlevées aux particuliers. Chaque jour, les princes de l’Europe tiennent leurs délégués dans une dépendance plus étroite, et ils inventent des métho­des nouvelles pour les diriger de plus près et les surveiller avec moins de peine. Ce n’est point assez pour eux de conduire toutes les affaires par leurs agents, ils entre­prennent de diriger la conduite de leurs agents dans toutes leurs affaires ; de sorte que l’administration publique ne dépend pas seulement du même pouvoir ; elle se resserre de plus en plus dans un même lieu et se concentre dans moins de mains. Le gouverne­ment centralise son action en même temps qu’il accroît ses prérogatives : double cause de force.


Quand on examine la constitution qu’avait jadis le pouvoir judiciaire chez la plupart des nations de l’Europe, deux choses frappent : l’indépendance de ce pouvoir et l’étendue de ses attributions.
Un Américain qui avait longtemps voyagé en Europe, me disait un jour :


Non seulement les cours de justice décidaient presque toutes les querelles entre particuliers ; dans un grand nombre de cas, elles servaient d’arbitres entre chaque indi­vidu et l’État.
« Les Anglais traitent leurs serviteurs avec une hauteur et des
manières absolues qui nous surprennent ; mais, d’une autre part, les
Français usent quelquefois avec les leurs d’une familiarité, ou se
montrent à leur égard d’une politesse que nous ne saurions concevoir.
On dirait qu’ils craignent de commander. L’attitude du supérieur et
de l’inférieur est mal gardée.»
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/33]]==


Je ne veux point parler ici des attributions politiques et administratives que les tribunaux avaient usurpées en quelques pays, mais des attributions judiciaires qu’ils possédaient dans tous. Chez tous les Peuples d’Europe, il y avait et il y a encore beaucoup de droits individuels, se rattachant la plupart au droit général de propriété, qui étaient placés sous la sauve­garde du juge et que l’État ne pouvait violer sans la permission de celui-ci.
Cette remarque est juste, et je l’ai faite moi-même bien des fois.


C’est ce pouvoir semi-politique qui distinguait principalement les tribunaux de l’Europe de tous les autres ; car tous les peuples ont eu des juges, mais tous n’ont point donné aux juges les mêmes privilèges.
J’ai toujours considéré l’Angleterre comme le pays du monde où, de
notre temps, le lien de la domesticité est le plus serré, et la France
la contrée de la terre où il est le plus lâche. Nulle part le maître
ne m’a paru plus haut ni plus bas que dans ces deux pays.


Si l’on examine maintenant ce qui se passe chez les nations démocratiques de l’Europe qu’on appelle libres, aussi bien que chez les autres, on voit que, de toutes parts, à côté de ces tribunaux, il s’en crée d’autres plus dépendants, dont l’objet parti­culier est de décider exceptionnellement les questions litigieuses qui peuvent s’élever entre l’administration publique et les citoyens. On laisse à l’ancien pouvoir judiciaire son indépendance, mais on resserre sa juridiction, et l’on tend, de plus en plus, à n’en faire qu’un arbitre entre des intérêts particuliers.
C’est entre ces extrémités que les Américains se placent.


Voilà le fait superficiel et apparent. Il faut remonter fort avant
pour en découvrir les causes.


Le nombre de ces tribunaux spéciaux augmente sans cesse, et leurs attributions croissent. Le gouvernement échappe donc chaque jour davantage à l’obligation de faire sanctionner par un autre pouvoir ses volontés et ses droits. Ne pouvant se passer de juges, il veut, du moins, choisir lui-même ses juges et les tenir toujours dans sa main, c’est-à-dire que, entre lui et les particuliers, il place encore l’image de la justice plutôt que la justice elle-même.
On n’a point encore vu de sociétés où les conditions fussent si
égales, qu’il ne s’y rencontrât point de riches ni de pauvres ; et,
par conséquent, de maîtres et de servi­teurs.


Ainsi, il ne suffit point à l’État d’attirer à lui toutes les affaires, il arrive encore, de plus en plus, à les décider toutes par lui-même sans contrôle et sans recours<ref>On fait à ce sujet en France un singulier sophisme. Lorsqu’il vient à naître un procès entre l’admi­nis­tration et un particulier, on refuse d’en soumettre l’examen au juge ordinaire, afin, dit-on, de ne point mêler le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire. Comme si ce n’était pas mêler ces deux pouvoirs, et les mêler de la façon la plus périlleuse et la plus tyrannique, que de revêtir le gouvernement du droit de juger et d’administrer tout à la fois.</ref>.
La démocratie n’empêche point que ces deux classes d’hommes n’existent ;
mais elle change leur esprit et modifie leurs rapports.


Il y a chez les nations modernes de l’Europe une grande cause qui, indépen­dam­ment de toutes celles que je viens d’indiquer, contribue sans cesse à étendre l’action du souverain ou a augmenter ses prérogatives ; on n’y a pas assez pris garde. Cette cause est le développement de l’industrie, que les progrès de l’égalité favorisent.
Chez les peuples aristocratiques, les serviteurs forment une classe
particulière qui ne varie pas plus que celle des maîtres. Un ordre
fixe ne tarde pas à y naître ; dans la première comme dans la seconde,
on voit bientôt paraître une hiérarchie, des classifications
nombreuses, des rangs marqués, et les générations s’y succèdent sans
que les positions changent. Ce sont deux sociétés
{{tiret|super|posées}}


L’industrie agglomère d’ordinaire une multitude d’hommes dans le même lieu ; elle établit entre eux des rapports nouveaux et compliqués. Elle les expose à de grandes et subites alternatives d’abondance et de misère, durant lesquelles la tran­quil­lité publi­que est menacée. Il peut arriver enfin que ces travaux compromettent la santé et même la vie de ceux qui en profitent ou de ceux qui s’y livrent. Ainsi, la classe indus­trielle a plus besoin d’être réglementée, surveillée et contenue que les autres classes, et il est naturel que les attributions du gouvernement croissent avec elle.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/34]]==
{{tiret2|super|posées}} l’une à l’autre, toujours distinctes, mais
régies par des principes analogues.


Cette vérité est généralement applicable ; mais voici ce qui se rapporte plus parti­culièrement aux nations de l’Europe.
Cette constitution aristocratique n’influe guère moins sur les idées
et les mœurs des serviteurs que sur celles des maîtres, et, bien que
les effets soient différents, il est facile de reconnaître la même
cause.


Dans les siècles qui ont précédé ceux où nous vivons, l’aristocratie possédait le sol et était en état de le défendre. La propriété immobilière fut donc environnée de garan­ties, et ses possesseurs jouirent d’une grande indépendance. Cela créa des lois et des habitudes qui se sont perpétuées, malgré la division des terres et la ruine des nobles ; et, de nos jours, les propriétaires fonciers et les agriculteurs sont encore de tous les citoyens ceux qui échappent le plus aisément au contrôle du pouvoir social.
Les uns et les autres forment de petites nations au milieu de la
grande ; et il finit par naître, au milieu d’eux, de certaines notions
permanentes en matière de juste et d’injuste. On y envisage les
différents actes de la vie humaine sous un jour particulier qui ne
change pas. Dans la société des serviteurs comme dans celle des
maîtres, les hommes exercent une grande influence les uns sur les
autres. Ils reconnaissent des règles fixes, et, à défaut de loi, ils
rencontrent une opinion publique qui les dirige ; il y règne des
habitudes réglées, une police.


Dans ces mêmes siècles aristocratiques, où se trouvent toutes les sources de notre histoire, la propriété mobilière avait peu d’importance et ses possesseurs étaient méprisés et faibles ; les industriels formaient une classe exceptionnelle au milieu du monde aristocratique. Comme ils n’avaient point de patronage assuré, ils n’étaient point protégés, et souvent ils ne pouvaient se protéger eux-mêmes.
Ces hommes, dont la destinée est d’obéir, n’entendent point sans doute
la gloire, la vertu, l’honnêteté, l’honneur, de la même manière que
les maîtres. Mais ils se sont fait une gloire, des vertus et une
honnêteté de serviteurs, et ils conçoivent, si je puis m’exprimer
ainsi, une sorte d’honneur servile<ref name=p31>Si l’on vient à
examiner de près et dans le détail les opinions principales qui
dirigent ces hommes, l’analogie paraît plus frappante encore, </ref>.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/35]]==


Il entra donc dans les habitudes de considérer la propriété industrielle comme un bien d’une nature particulière, qui ne méritait point les mêmes égards et qui ne devait pas obtenir les mêmes garanties que la propriété en général, et les industriels comme une petite classe à part dans l’ordre social, dont l’indépendance avait peu de valeur et qu’il convenait d’abandonner à la passion réglementaire des princes. Si l’on ouvre, en effet, les codes du Moyen Age, on est étonné de voir comment, dans ces siècles d’indépendance individuelle, l’industrie était sans cesse réglementée par les rois, jus­que dans ses moindres détails ; sur ce point, la centralisation est aussi active et aussi détaillée qu’elle saurait l’être.
Parce qu’une classe est basse, il ne faut pas croire que tous ceux qui
en font partie aient le cœur bas. Ce serait une grande erreur.
Quelque inférieure qu’elle soit, celui qui y est le premier et qui n’a
point l’idée d’en sortir, se trouve dans une position aris­to­cratique
qui lui suggère des sentiments élevés, un fier orgueil et un respect
pour lui-même, qui le rendent propre aux grandes vertus et aux actions
peu communes.


Depuis ce temps, une grande révolution a eu lieu dans le monde ; la propriété in­dus­trielle, qui n’était qu’un germe, s’est développée, elle couvre l’Europe ; la classe industrielle s’est étendue, elle s’est enrichie des débris de toutes les autres ; elle a crû en nombre, en importance, en richesse ; elle croît sans cesse ; presque tous ceux qui n’en font pas partie s’y rattachent, du moins par quelque endroit ; après avoir été la classe exceptionnelle, elle menace de devenir la classe principale, et, pour ainsi dire, la classe unique ; cependant les idées et les habitudes politiques que ja­dis elle avait fait naître sont demeurées. Ces idées et ces habitudes n’ont point changé, parce qu’elles sont vieilles, et ensuite parce qu’elles se trouvent en parfaite harmonie avec les idées nouvelles et les habitudes générales des hommes de nos jours.
Chez les peuples aristocratiques il n’était point rare de trouver dans
le service des grands des âmes nobles et vigoureuses qui portaient la
servitude sans la sentir, et qui se soumettaient aux volontés de leur
maître sans avoir peur de sa colère.


La propriété industrielle n’augmente donc point ses droits avec son importance. La classe industrielle ne devient pas moins dépendante en devenant plus nombreuse ; mais on dirait, au contraire, qu’elle apporte le despotisme dans son sein et qu’il s’étend naturellement à mesure qu’elle se développe<ref>Je citerai à l’appui de ceci quelques faits. C’est dans les mines que se trouvent les sources natu­relles de la richesse industrielle. À mesure que l’industrie s’est développée en Europe, que le produit des crimes est devenu un intérêt plus général et leur bonne exploitation plus difficile par la division des biens que l’égalité amène, la plupart des souverains ont réclamé le droit de posséder le fonds des mines et d’en surveiller les travaux; ce qui ne s’était point vu pour les propriétés d’une autre espèce.
Mais il n’en était presque jamais ainsi dans les rangs inférieurs de
Les mines, qui étaient des propriétés individuelles soumises aux mêmes obligations et pour­vues des mêmes garanties que les autres biens immobiliers, sont ainsi tombées dans le domaine public. C’est l’État qui les exploite ou qui les concède; les propriétaires sont transformés en usagers; ils tiennent leurs droits de l’État, et, de plus, l’État revendique presque partout le pouvoir de les diriger; il leur trace des règles, leur impose des méthodes, les soumet à une surveil­lan­ce habituelle, et, s’ils lui résistent, un tribunal administratif les dépossède; et l’administration publique transporte à d’autres leurs privilèges; de sorte que le gouvernement ne possède pas seulement les mines, il tient tous les mineurs sous sa main.
la classe do­mest­ique. On conçoit que celui qui occupe le dernier
Cependant, à mesure que l’industrie se développe, l’exploitation des anciennes mines augmen­te. On en ouvre de nouvelles. La population des mines s’étend et grandit. Chaque jour, les souverains étendent sous nos pieds leur domaine et le peuplent de leurs serviteurs.</ref>.
bout d’une hiérarchie de valets est bien bas.


En proportion que la nation devient plus industrielle, elle sent un plus grand besoin de routes, de canaux, de ports et autres travaux d’une nature semi-publique, qui facilitent l’acquisition des richesses, et en proportion qu’elle est plus démocra­tique, les particuliers éprouvent plus de difficulté à exécuter de pareils travaux, et l’État plus de facilité à les faire. Je ne crains pas d’affirmer que la tendance manifeste de tous les souverains de notre temps est de se charger seuls de l’exécution de pareilles entre­pri­ses ; par là, ils resserrent chaque jour les populations dans une plus étroite dépen­dance.
Les Français avaient créé un mot tout exprès pour ce dernier des
serviteurs de l’aristocratie. Ils l’appelaient le laquais.


D’autre part, à mesure que la puissance de l’État s’accroît et que ses besoins aug­men­tent, il consomme lui-même une quantité toujours plus grande de produits indus­triels, qu’il fabrique d’ordinaire dans ses arsenaux et ses manufactures. C’est ainsi que, dans chaque royaume, le souverain devient le plus grand des industriels ; il attire et retient à son service un nombre prodigieux d’ingénieurs, d’architectes, de mécaniciens et d’artisans.
Le mot de laquais servait de terme extrême, quand tous les autres
manquaient, pour représenter<ref follow=p31>et l’on s’étonne de
retrouver parmi eux, aussi bien que parmi les membres les plus altiers
d’une hiérarchie féodale, l’orgueil de la naissance, le respect pour
les aïeux et les descendants, le mépris de l’inférieur, la crainte du
contact, le goût de l’étiquette, des traditions et de
l’Antiquité.</ref>
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/36]]==
la bassesse humaine ; sous l’ancienne monarchie, lorsqu’on voulait
peindre en un moment un être vil et dégradé, on disait de lui qu’il
avait l’âme d’un laquais. Cela seul suffisait. Le sens était complet
et compris.


Il n’est pas seulement le premier des industriels, il tend de plus en plus à se rendre le chef ou plutôt le maître de tous les autres.
L’inégalité permanente des conditions ne donne pas seulement aux
serviteurs de certaines vertus et de certains vices particuliers ;
elle les place vis-à-vis des maîtres dans une position particulière.


Comme les citoyens sont devenus plus faibles en devenant plus égaux, ils ne peuvent rien faire en industrie sans s’associer ; or, la puissance publique veut naturel­le­ment placer ces associations sous son contrôle.
Chez les peuples aristocratiques, le pauvre est apprivoisé, dès
l’enfance, avec l’idée d’être commandé. De quelque côté qu’il tourne
ses regards, il voit aussitôt l’ima­ge de la hiérarchie et l’aspect de
l’obéissance.


Il faut reconnaître que ces sortes d’êtres collectifs qu’on nomme associations sont plus forts et plus redoutables qu’un simple individu ne saurait l’être, et qu’ils ont moins que ceux-ci la responsabilité de leurs propres actes, d’où il résulte qu’il semble raisonnable de laisser à chacune d’elles une indépendance moins grande de la puis­sance sociale qu’on ne le ferait pour un particulier.
Dans les pays où règne l’inégalité permanente des conditions, le
maître obtient donc aisément de ses serviteurs une obéissance prompte,
complète, respectueuse et facile, parce que ceux-ci révèrent en lui,
non seulement le maître, mais la classe des maîtres. Il pèse sur leur
volonté avec tout le poids de l’aristocratie.


Les souverains ont d’autant plus de pente à agir ainsi que leurs goûts les y convient. Chez les Peuples démocratiques, il n’y a que par l’association que la résis­tan­ce des citoyens au pouvoir central puisse se produire ; aussi ce dernier ne voit-il jamais qu’avec défaveur les associations qui ne sont pas sous sa main ; et ce qui est fort digne de remarque, c’est que, chez ces peuples démocratiques, les citoyens envi­sa­gent souvent ces mêmes associations, dont ils ont tant besoin, avec un sentiment secret de crainte et de jalousie qui les empêche de les défendre. La puissance et la durée de ces petites sociétés particulières, au milieu de la faiblesse et de l’instabilité générale, les étonnent et les inquiètent, et ils ne sont pas éloignés de considérer com­me de dangereux privilèges le libre emploi que fait chacune d’elles de ses facultés naturelles.
Il commande leurs actes ; il dirige encore jusqu’à un certain point
leurs pensées. Le maître, dans les aristocraties, exerce souvent, à
son insu même, un prodigieux empire sur les opinions, les habitudes,
les mœurs de ceux qui lui obéissent, et son influence s’étend beaucoup
plus loin encore que son autorité.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/37]]==


Toutes ces associations qui naissent de nos jours sont d’ailleurs autant de person­nes nouvelles, dont le temps n’a pas consacré les droits et qui entrent dans le monde à une époque où l’idée des droits particuliers est faible, et où le pouvoir social est sans limites ; il n’est pas surprenant qu’elles perdent leur liberté en naissant.
Dans les sociétés aristocratiques, non seulement il y a des familles
héréditaires de valets, aussi bien que des familles héréditaires de
maîtres ; mais les mêmes familles de valets se fixent, pendant
plusieurs générations, à côté des mêmes familles de maîtres (ce sont
comme des lignes parallèles qui ne se confondent point ni ne se
séparent) ; ce qui modifie prodigieusement les rapports mutuels de ces
deux ordres de personnes.


Chez tous les peuples de l’Europe, il y a certaines associations qui ne peuvent se former qu’après que l’État a examiné leurs statuts et autorisé leur existence. Chez plusieurs, on fait des efforts pour étendre à toutes les associations cette règle. On voit aisément où mènerait le succès d’une pareille entreprise.
Ainsi, bien que, sous l’aristocratie, le maître et le serviteur
n’aient entre eux aucu­ne ressemblance naturelle ; que la fortune,
l’éducation, les opinions, les droits les placent, au contraire, à une
immense distance sur l’échelle des êtres, le temps finit ce­pen­dant
par les lier ensemble. Une longue communauté de souvenirs les
attache, et, quelque différents qu’ils soient, ils s’assimilent ;
tandis que, dans les démocraties, où naturellement ils sont presque
semblables, ils restent toujours étrangers l’un à l’autre.


Si une fois le souverain avait le droit général d’autoriser à certaines conditions les associations de toute espèce, il ne tarderait pas à réclamer celui de les surveiller et de les diriger, afin qu’elles ne puissent pas s’écarter de la règle qu’il leur aurait imposée. De cette manière, l’État, après avoir mis dans sa dépendance tous ceux qui ont envie de s’associer, y mettrait encore tous ceux qui se sont associés, c’est-à-dire presque tous les hommes qui vivent de nos jours.
Chez les peuples aristocratiques, le maître en vient donc a envisager
ses serviteurs comme une partie inférieure et secondaire de lui-même,
et il s’intéresse souvent à leur sort, par un dernier effort de
l’égoïsme.


Les souverains s’approprient ainsi de plus en plus et mettent à leur usage la plus grande partie de cette force nouvelle que l’industrie crée de notre temps dans le monde. L’industrie nous mène, et ils la mènent,
De leur côté, les serviteurs ne sont pas éloignés de se considérer
sous le même point de vue, et ils
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/38]]==
s’identifient quelquefois à la personne du maître, de telle sorte
qu’ils en deviennent enfin l’accessoire, à leurs propres yeux comme
aux siens.


J’attache tant d’importance à tout ce que je viens de dire, que je suis tourmenté de la peur d’avoir nui à ma pensée en voulant mieux la rendre.
Dans les aristocraties, le serviteur occupe une position subordonnée,
dont il ne peut sortir ; près de lui se trouve un autre homme, qui
tient un rang supérieur qu’il ne peut perdre. D’un côté, l’obscurité,
la pauvreté, l’obéissance à perpétuité ; de l’autre, la gloire, la
richesse, le commandement à perpétuité. Ces conditions sont toujours
diver­ses et toujours proches, et le lien qui les unit est aussi
durable qu’elles-mêmes.


Si donc le lecteur trouve que les exemples cités à l’appui de mes paroles sont insuffisants ou mal choisis ; s’il pense que j’ai exagéré en quelque endroit les progrès du pouvoir social, et qu’au contraire j’ai restreint outre mesure la sphère où se meut encore l’indépendance individuelle, je le supplie d’abandonner un moment le livre et de considérer à son tour par lui-même les objets que j’avais entrepris de lui montrer. Qu’il examine attentivement ce qui se passe chaque jour parmi nous et hors de nous ; qu’il interroge ses voisins ; qu’il se contemple enfin lui-même ; je suis bien trompé s’il n’arrive sans guide, et par d’autres chemins, au point où j’ai voulu le conduire.
Dans cette extrémité, le serviteur finit par se désintéresser de
lui-même ; il s’en détache ; il se déserte en quelque sorte, ou plutôt
il se transporte tout entier dans son maître ; c’est là qu’il se crée
une personnalité imaginaire. Il se pare avec complaisance des
richesses de ceux qui lui commandent ; il se glorifie de leur gloire,
se rehausse de leur noblesse, et se repaît sans cesse d’une grandeur
empruntée, à laquelle il met sou­vent plus de prix que ceux qui en ont
la possession pleine et véritable.


Il s’apercevra que, pendant le demi-siècle qui vient de s’écouler, la centralisation a crû partout de mille façons différentes. Les guerres, les révolutions, les conquêtes ont servi à son développement ; tous les hommes ont travaillé à l’accroître. Pendant cette même période, durant laquelle ils se sont succédé avec une rapidité prodigieuse à la tête des affaires, leurs idées, leurs intérêts, leurs passions ont varié à l’infini ; mais tous ont voulu centraliser en quelques manières. L’instinct de la centralisation a été comme le seul point immobile au milieu de la mobilité singulière de leur existence et de leurs pensées.
Il y a quelque chose de touchant et de ridicule à la fois dans une si
étrange confu­sion de deux existences.


Et, lorsque le lecteur, ayant examiné ce détail des affaires humaines, voudra en embrasser dans son ensemble le vaste tableau, il restera étonné.
Ces passions de maîtres transportées dans des âmes de valets y
prennent les di­men­sions {{tiret|natu|relles}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/39]]==
{{tiret2|natu|relles}} du lieu qu’elles occupent ; elles se
rétrécissent et s’abaissent. Ce qui était orgueil chez le premier
devient vanité puérile et prétention misérable chez les autres. Les
serviteurs d’un grand se montrent d’ordinaire fort pointilleux sur les
égards qu’on lui doit, et ils tiennent plus à ses moindres privilèges
que lui-même.


D’un côté, les plus fermes dynasties sont ébranlées ou détruites ; de toutes parts les peuples échappent violemment à l’empire de leurs lois ; ils détruisent ou limitent l’autorité de leurs seigneurs ou de leurs princes ; toutes les nations qui ne sont point en révolution paraissent du moins inquiètes et frémissantes ; un même esprit de révolte les anime. Et, de l’autre, dans ce même temps d’anarchie et chez ces mêmes peuples si indociles, le pouvoir social accroît sans cesse ses prérogatives ; il devient plus centra­lisé, plus entreprenant, plus absolu, plus étendu. Les citoyens tombent à chaque instant sous le contrôle de l’administration publique ; ils sont entraînés insensiblement, et comme à leur insu, à lui sacrifier tous les jours quelques nouvelles parties de leur indépendance individuelle, et ces mêmes hommes qui de temps à autre renversent un trône et foulent aux pieds des rois, se plient de plus en plus, sans résistance, aux moindres volontés d’un commis.


Ainsi donc, deux révolutions semblent s’opérer de nos jours, en sens contraire : l’une affaiblit continuellement le pouvoir, et l’autre le renforce sans cesse : à aucune autre époque de notre histoire il n’a paru si faible ni si fort.
On rencontre encore quelquefois parmi nous un de ces vieux serviteurs
de l’aris­tocratie ; il survit à sa race et disparaîtra bientôt avec
elle.


Mais, quand on vient enfin à considérer de plus près l’état du monde, on voit que ces deux révolutions sont intimement liées l’une à l’autre, qu’elles partent de la même source, et qu’après avoir eu un cours divers, elles conduisent enfin les hommes au même lieu.
Aux États-Unis, je n’ai vu personne qui lui ressemblât. Non seulement
les Américains ne connaissent point l’homme dont il s’agit, mais on a
grand-peine à leur en faire comprendre l’existence. Ils ne trouvent
guère moins de difficulté à le conce­voir que nous n’en avons
nous-mêmes à imaginer ce qu’était un esclave chez les Romains, ou un
serf au Moyen Âge. Tous ces hommes sont en effet, quoique à des
degrés différents, les produits d’une même cause. Ils reculent
ensemble loin de nos regards et fuient chaque jour dans l’obscurité du
passé avec l’état social qui les a fait naître.


Je ne craindrai pas encore de répéter une dernière fois ce que j’ai déjà dit ou indiqué dans plusieurs endroits de ce livre : il faut bien prendre garde de confondre le fait même de l’égalité avec la révolution qui achève de l’introduire dans l’état social et dans les lois ; c’est là que se trouve la raison de presque tous les phénomènes qui nous étonnent.
L’égalité des conditions fait, du serviteur et du maître, des êtres
nouveaux, et établit entre eux de nouveaux rapports.


Tous les anciens pouvoirs politiques de l’Europe, les plus grands aussi bien que les moindres, ont été fondés dans des siècles d’aristocratie, et ils représentaient ou défendaient plus ou moins le principe de l’inégalité et du privilège. Pour faire préva­loir dans le gouvernement les besoins et les intérêts nouveaux que suggérait l’égalité croissante, il a donc fallu aux hommes de nos jours renverser ou contraindre les anciens pouvoirs. Cela les a conduits à faire des révolutions, et a inspire a un grand nombre d’entre eux ce goût sauvage du désordre et de l’indépendance que toutes les révolutions, quel que soit leur objet, font toujours naître.
Lorsque les conditions sont presque égales, les hommes changent sans
cesse de place ; il y a encore une classe de valets et une classe de
maîtres ;
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/40]]==
mais ce ne sont pas toujours les mêmes individus, ni surtout les mêmes
familles qui les composent ; et il n’y a pas plus de perpétuité dans
le commandement que dans l’obéissance.


Je ne crois pas qu’il y ait une seule contrée en Europe où le développement de l’égalité n’ait point été précédé ou suivi de quelques changements violents dans l’état de la propriété et des personnes, et presque tous ces changements ont été accompa­gnés de beaucoup d’anarchie et de licence, parce qu’ils étaient faits par la portion la moins policée de la nation contre celle qui l’était le plus.
Les serviteurs ne formant point un peuple à part, ils n’ont point
d’usages, de préju­gés ni de mœurs qui leur soient propres ; on ne
remarque pas parmi eux un certain tour d’esprit ni une façon
particulière de sentir ; ils ne connaissent ni vices ni vertus d’état,
mais ils partagent les lumières, les idées, les sentiments, les vertus
et les vices de leurs contemporains ; et ils sont honnêtes ou fripons
de la même manière que les maîtres.


De là sont sorties les deux tendances contraires que j’ai précédemment montrées. Tant que la révolution démocratique était dans sa chaleur, les hommes occupés à détruire les anciens pouvoirs aristocratiques qui combattaient contre elle se mon­traient animés d’un grand esprit d’indépendance, et, à mesure que la victoire de l’éga­lité devenait plus complète, ils s’abandonnaient peu à peu aux instincts naturels que cette même égalité fait naître, et ils renforçaient et centralisaient le pouvoir social. Ils avaient voulu être libres pour pouvoir se faire égaux, et, à mesure que l’éga­lité s’établissait davantage à l’aide de la liberté, elle leur rendait la liberté plus difficile.
Les conditions ne sont pas moins égales parmi les serviteurs que parmi
les maîtres.


Ces deux états n’ont pas toujours été successifs. Nos pères ont fait voir comment un peuple pouvait organiser une immense tyrannie dans son sein au moment même où il échappait à l’autorité des nobles et bravait la puissance de tous les rois, enseignant à la fois au monde la manière de conquérir son indépendance et de la perdre.
Comme on ne trouve point, dans la classe des serviteurs, de rangs
marqués ni de hié­rar­chie permanente, il ne faut pas s’attendre à y
rencontrer la bassesse et la grandeur qui se font voir dans les
aristocraties de valets aussi bien que dans toutes les autres.


Les hommes de notre temps s’aperçoivent que les anciens pouvoirs s’écroulent de toutes parts ; ils voient toutes les anciennes influences qui meurent, toutes les anciennes barrières qui tombent ; cela trouble le jugement des plus habiles ; ils ne font attention qu’à la prodi­gieuse révolution qui s’opère sous leurs yeux, et ils croient que le genre humain va tomber pour jamais en anarchie. S’ils songeaient aux conséquences finales de cette révolution, ils concevraient peut-être d’autres craintes.
Je n’ai jamais vu aux États-Unis rien qui pût me rappeler l’idée du
serviteur d’élite, dont en Europe nous avons conservé le souvenir ;
mais je n’y ai point trouvé non plus l’idée du laquais. La trace de
l’un comme de l’autre y est perdue.


Pour moi, je ne me fie point, je le confesse, à l’esprit de liberté qui semble animer mes contemporains ; je vois bien que les nations de nos jours sont turbulentes ; mais je ne découvre pas clairement qu’elles soient libérales, et je redoute qu’au sortir de ces agitations qui font vaciller tous les trônes, les souverains ne se trouvent plus puissants qu’ils ne l’ont été.


Dans les démocraties, les serviteurs ne sont pas seulement égaux entre
eux ; on peut dire
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/41]]==
qu’ils sont, en quelque sorte, les égaux de leurs maîtres.


{{t3|Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre |CHAPITRE VI.}}
Ceci a besoin d’être expliqué pour le bien comprendre.


A chaque instant, le serviteur peut devenir maître et aspire a le
devenir ; le servi­teur n’est donc pas un autre homme que le maître.


Pourquoi donc le premier a-t-il le droit de commander et qu’est-ce qui
force le second à obéir ? L’accord momentané et libre de leurs deux
volontés. Naturellement ils ne sont point inférieurs l’un à l’autre,
ils ne le deviennent momentanément que par l’effet du contrat. Dans
les limites de ce contrat, l’un est le serviteur et l’autre le maî­tre ;
en dehors, ce sont deux citoyens, deux hommes.


J’avais remarqué durant mon séjour aux États-Unis qu’un état social démocratique semblable à celui des Américains pourrait offrir des facilités singulières à l’établisse­ment du despotisme, et j’avais vu à mon retour en Europe combien la plupart de nos princes s’étaient déjà servis des idées, des sentiments et des besoins que ce même état social faisait naître, pour étendre le cercle de leur pouvoir.
Ce que je prie le lecteur de bien considérer, c’est que ceci n’est
point seulement la notion que les serviteurs se forment à eux-mêmes de
leur état. Les maîtres considèrent la domesticité sous le même jour,
et les bornes précises du commandement et de l’obéissance sont aussi
bien fixées dans l’esprit de l’un que dans celui de l’autre.


Cela me conduisit à croire que les nations chrétiennes finiraient peut-être par subir quelque oppression pareille à celle qui pesa jadis sur plusieurs des peuples de l’Antiquité.
Lorsque la plupart des citoyens ont depuis longtemps atteint une
condition a peu près semblable, et que l’égalité est un fait ancien et
admis, le sens public, que les excep­tions n’influencent jamais,
assigne, d’une manière générale, à la valeur de l’hom­me, de certaines
limites au-dessus ou {{tiret|au-|dessous}}


Un examen plus détaillé du sujet et cinq ans de méditations nouvelles n’ont point diminué mes craintes, mais ils en ont changé l’objet.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/42]]==
{{tiret2|au-|dessous}} desquelles il est difficile qu’aucun homme
reste longtemps placé.


On n’a jamais vu dans les siècles passés de souverain si absolu et si puissant qui ait entrepris d’administrer par lui-même, et sans les secours de pouvoirs secondaires, toutes les parties d’un grand empire ; il n’y en a point qui ait tenté d’assujettir indis­tinc­tement tous ses sujets aux détails d’une règle uniforme, ni qui soit descendu à côté de chacun d’eux pour le régenter et le conduire. L’idée d’une pareille entreprise ne s’était jamais présentée à l’esprit humain, et, s’il était arrivé à un homme de la concevoir, l’insuffisance des lumières, l’imperfection des procédés administratifs, et surtout les obstacles naturels que suscitait l’inégalité des conditions l’auraient bientôt arrêté dans l’exécution d’un si vaste dessein.
En vain la richesse et la pauvreté, le commandement et l’obéissance
mettent acci­dentellement de grandes distances entre deux hommes,
l’opinion publique, qui se fonde sur l’ordre ordinaire des choses, les
rapproche du commun niveau et crée entre eux une sorte d’égalité
imaginaire, en dépit de l’inégalité réelle de leurs conditions.


On voit qu’au temps de la plus grande puissance des Césars, les différents peuples qui habitaient le monde romain avaient encore conservé des coutumes et des mœurs diverses : quoique soumises au même monarque, la plupart des provinces étaient admi­nis­trées à part ; elles étaient remplies de municipalités puissantes et actives, et, quoi­que tout le gouvernement de l’empire fût concentré dans les seules mains de l’empereur, et qu’il restât toujours, au besoin, l’arbitre de toutes choses, les détails de la vie sociale et de l’existence individuelle échappaient d’ordinaire à son contrôle.
Cette opinion toute-puissante finit par pénétrer dans l’âme même de
ceux que leur intérêt pourrait armer contre elle ; elle modifie leur
jugement en même temps qu’elle subjugue leur volonté.


Les empereurs possédaient, il est vrai, un pouvoir immense et sans contrepoids, qui leur permettait de se livrer librement à la bizarrerie de leurs penchants et d’em­ployer à les satisfaire la force entière de l’État ; il leur est arrivé souvent d’abuser de ce pouvoir pour enlever arbitrairement à un citoyen ses biens ou sa vie : leur tyrannie pesait prodigieusement sur quelques-uns ; mais elle ne s’étendait pas sur un grand nombre ; elle s’attachait à quelques grands objets principaux, et négligeait le reste ; elle était violente et restreinte.
Au fond de leur âme, le maître et le serviteur n’aperçoivent plus
entre eux de dis­sem­blance profonde, et ils n’espèrent ni ne
redoutent d’en rencontrer jamais. Ils sont donc sans mépris et sans
colère, et ils ne se trouvent ni humbles ni fiers en se regardant.


Il semble que, si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il dégra­derait les hommes sans les tourmenter.
Le maître juge que dans le contrat est la seule origine de son
pouvoir, et le servi­teur y découvre la seule cause de son obéissance.
Ils ne se disputent point entre eux sur la position réciproque qu’ils
occupent ; mais chacun voit aisément la sienne et s’y tient.


Je ne doute pas que, dans des siècles de lumières et d’égalité comme les nôtres, les souverains ne parvinssent plus aisément à réunir tous les pouvoirs publics dans leurs seules mains, et à pénétrer plus habituellement et plus profondément dans le cercle des intérêts privés, que n’a jamais pu le faire aucun de ceux de l’Antiquité. Mais cette même égalité, qui facilite le despotisme, le tempéré ; nous avons vu comment, à mesu­re que les hommes sont plus semblables et plus égaux, les mœurs publiques devienn­ent plus humaines et plus douces ; quand aucun citoyen n’a un grand pouvoir ni de grandes richesses, la tyrannie manque, en quelque sorte, d’occasion et de théâtre. Tou­tes les fortunes étant médiocres, les passions sont naturellement contenues, l’imagina­tion bornée, les plaisirs simples. Cette modération universelle modère le souverain lui-même et arrête dans de certaines limites l’élan désordonné de ses désirs.
Dans nos armées, le soldat est pris à peu près dans les mêmes classes
que les officiers et peut parvenir aux mêmes emplois ; hors des rangs,
il se
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/43]]==
considère comme parfaitement égal à ses chefs, et il l’est en effet ;
mais sous le drapeau il ne fait nulle difficulté d’obéir, et son
obéissance, pour être volontaire et définie, n’est pas moins prompte,
nette et facile.


Indépendamment de ces raisons puisées dans la nature même de l’état social, je pourrais en ajouter beaucoup d’autres que je prendrais en dehors de mon sujet ; mais je veux me tenir dans les bornes que je me suis posées.
Ceci donne une idée de ce qui se passe dans les sociétés démocratiques
entre le serviteur et le maître.


Les gouvernements démocratiques pourront devenir violents et même cruels dans certains moments de grande effervescence et de grands périls ; mais ces crises seront rares et passagères.
Il serait insensé de croire qu’il pût jamais naître entre ces deux
hommes aucune de ces affections ardentes et profondes qui s’allument
quelquefois au sein de la domes­ti­cité aristocratique, ni qu’on dût y
voir apparaître des exemples éclatants de dévoue­ment.


Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs.
Dans les aristocraties, le serviteur et le maître ne s’aperçoivent que
de loin en loin, et souvent ils ne se parlent que par intermédiaire.
Cependant, ils tiennent d’ordinaire fermement l’un à l’autre.


Je pense donc que l’espèce d’oppression, dont les peuples démocratiques sont me­na­cés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nou­velle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.
Chez les peuples démocratiques, le serviteur et le maître sont fort
proches ; leurs corps se touchent sans cesse, leurs âmes ne se mêlent
point ; ils ont des occupations communes, ils n’ont presque jamais
d’intérêts communs.


{{version sonore|fichier=Alexis De Tocqueville - Despotisme démocratique.ogg|titre=De la démocratie en Amérique}}
Chez ces peuples, le serviteur se considère toujours comme un passant
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.
dans la demeure de ses maîtres. Il n’a pas connu leurs aïeux et ne
verra pas leurs descendants ; il n’a rien à en attendre de durable.
Pourquoi confondrait-il son existence
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/44]]==
avec la leur, et d’où lui viendrait ce singulier abandon de lui-même ?
La position réciproque est changée ; les rapports doivent l’être.


Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. il est absolu, détaillé, régulier, pré­voyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
Je voudrais pouvoir m’appuyer dans tout ce qui précède de l’exemple
des Améri­cains ; mais je ne saurais le faire sans distinguer avec
soin les personnes et les lieux.


C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à tou­tes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
Au sud de l’Union, l’esclavage existe. Tout ce que je viens de dire
ne peut donc s’y appliquer.


Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.
Au nord, la plupart des serviteurs sont des affranchis ou des fils
d’affranchis. Ces hommes occupent dans l’estime Publique une position
contestée : la loi les rapproche du niveau de leur maître ; les mœurs
les en repoussent obstinément. Eux-mêmes ne discernent pas clairement
leur place, et ils se montrent presque toujours insolents ou rampants.


J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple.
Mais, dans ces mêmes provinces du Nord, particulièrement dans la
Nouvelle-Angleterre, on rencontre un assez grand nombre de Blancs qui
consentent, moyennant salaire, à se soumettre passagèrement aux
volontés de leurs semblables. J’ai entendu dire que ces serviteurs
remplissent d’ordinaire les devoirs de leur état avec exactitude et
intelligence, et que, sans se croire naturellement inférieurs à celui
qui les comman­de, ils se soumettent sans peine à lui obéir.


Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne.
Il m’a semblé voir que ceux-là transportaient
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/45]]==
dans la servitude quelques-unes des habitudes viriles que
l’indépendance et l’égalité font naître. Ayant une fois choisi une
condition dure, ils ne cherchent pas indirectement à s’y soustraire,
et ils se respectent assez eux-mêmes pour ne pas refuser à leurs
maîtres une obéissance qu’ils ont libre­ment promise.


Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent.
De leur côté, les maîtres n’exigent de leurs serviteurs que la fidèle
et rigoureuse exécution du contrat ; ils ne leur demandent pas des
respects ; ils ne réclament pas leur amour ni leur dévouement ; il
leur suffit de les trouver ponctuels et honnêtes.


Il y a, de nos jours, beaucoup de gens qui s’accommodent très aisément de cette espèce de compromis entre le despotisme administratif et la souveraineté du peuple, et qui pensent avoir assez garanti la liberté des individus, quand c’est au pouvoir national qu’ils la livrent. Cela ne me suffit point. La nature du maître m’importe bien moins que l’obéissance.
Il ne serait donc pas vrai de dire que, sous la démocratie, les
rapports du serviteur et du maître sont désordonnés ; ils sont
ordonnés d’une autre manière ; la règle est différente, mais il y a
une règle.


Je ne nierai pas cependant qu’une constitution semblable ne soit infiniment préfé­ra­ble à celle qui, après avoir concentré tous les pouvoirs, les déposerait dans les mains d’un homme ou d’un corps irresponsable. De toutes les différentes formes que le despotisme démocratique pourrait prendre, celle-ci serait assurément la pire.
Je n’ai point ici à rechercher si cet état nouveau que je viens de
décrire est inférieur à celui qui l’a précédé, ou si seulement il est
autre. Il me suffit qu’il soit réglé et fixe ; car ce qu’il importe
le plus de rencontrer parmi les hommes, ce n’est pas un certain ordre,
c’est l’ordre.


Lorsque le souverain est électif ou surveillé de près par une législature réellement élective et indépendante, l’oppression qu’il fait subir aux individus est quelquefois plus grande ; mais elle est toujours moins dégradante parce que chaque citoyen, alors qu’on le gêne et qu’on le réduit à l’impuissance, peut encore se figurer qu’en obéissant il ne se soumet qu’à lui-même, et que c’est à l’une de ses volontés qu’il sacrifie toutes les autres.
Mais que dirai-je de ces tristes et turbulentes époques durant
lesquelles l’égalité se fonde au milieu du tumulte d’une révolution
alors que la démocratie, après s’être établie dans l’état social,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/46]]==
lutte encore avec peine contre les préjugés et les mœurs ?


Je comprends également que, quand le souverain représente la nation et dépend d’elle, les forces et les droits qu’on enlève à chaque citoyen ne servent pas seulement au chef de l’État, mais profitent à l’État lui même, et que les particuliers retirent quelque fruit du sacrifice qu’ils ont fait au pu­blic de leur indépendance.
Déjà la loi et en partie l’opinion proclament qu’il n’existe pas
d’infériorité naturelle et permanente entre le serviteur et le maître.
Mais cette foi nouvelle n’a pas encore pénétré jusqu’au fond de
l’esprit de celui-ci, ou plutôt son cœur la repousse. Dans le secret
de son âme, le maître estime encore qu’il est d’une espèce
particulière et supérieure ; mais il n’ose le dire, et il se laisse
attirer en frémissant vers le niveau. Son commandement en devient
tout à la fois timide et dur ; déjà il n’éprouve plus pour ses
serviteurs les sentiments protecteurs et bienveillants qu’un long
pouvoir incontesté fait toujours naître, et il s’étonne qu’étant
lui-même changé, son serviteur change ; il veut que, ne faisant pour
ainsi dire que passer à travers la domesticité, celui-ci y con­tracte
des habitudes régulières et permanentes ; qu’il se montre satisfait et
fier d’une position servile, dont tôt ou tard il doit sortir ; qu’il
se dévoue pour un homme qui ne peut ni le protéger ni le perdre, et
qu’il s’attache enfin, par un lien éternel, à des êtres qui lui
ressemblent et qui ne durent pas plus que lui.


Créer une représentation nationale dans un pays très centralisé, c’est donc di­mi­nuer le mal que l’extrême centralisation peut produire, mais ce n’est pas le détruire.
Chez les peuples aristocratiques, il arrive souvent que l’état de
domesticité n’abais­se point l’âme de ceux qui s’y soumettent, parce
qu’ils n’en connaissent et qu’ils n’en imaginent pas d’autres, et
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/47]]==
que la prodigieuse inégalité qui se fait voir entre eux et le maître
leur semble l’effet nécessaire et inévitable de quelque loi cachée de
la Providence.


Je vois bien que, de cette manière, on conserve l’intervention indi­vi­duelle dans les plus importantes affaires ; mais on ne la supprime pas moins dans les petites et les particulières. L’on oublie que c’est surtout dans le détail qu’il est dange­reux d’asservir les hommes. Je serais, pour ma part, porte a croire la liberté moins nécessaire dans les grandes choses que dans les moindres, si je pensais qu’on pût jamais être assuré de l’une sans posséder l’autre.
Sous la démocratie, l’état de domesticité n’a rien qui dégrade, parce
qu’il est libre­ment choisi, passagèrement adopté, que l’opinion
publique ne le flétrit point, et qu’il ne crée aucune inégalité
permanente entre le serviteur et le maître.


La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point ; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer à l’usage de leur volonté. Elle éteint ainsi peu à peu leur esprit et énerve leur âme, tandis que l’obéissance, qui n’est due que dans un petit nombre de circonstances très graves, mais très rares, ne montre la servitude que de loin en loin et ne la fait peser que sur certains hommes. En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens, que vous avez rendus si dépendants du pouvoir central, de choisir de temps à autre les représentants de ce pouvoir ; cet usage si important, mais si court et si rare, de leur libre arbitre, n’empêchera pas qu’ils ne perdent peu à peu la faculté de penser de sentir et d’agir par eux-mêmes, et qu’ils ne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l’humanité.
Mais, durant le passage d’une condition sociale à l’autre, il survient
presque tou­jours un moment où l’esprit des hommes vacille entre la
notion aristocratique de la sujétion et la notion démocratique de
l’obéissance.


J’ajoute qu’ils deviendront bientôt incapables d’exercer le grand et unique privi­lège qui leur reste. Les peuples démocratiques qui ont introduit la liberté dans la sphère politique, en même temps qu’ils accroissaient le despotisme dans la sphère administrative, ont été conduits à des singularités bien étranges. Faut-il mener les petites affaires où le simple bon sens peut suffire, ils estiment que les citoyens en sont incapables ; s’agit-il du gouvernement de tout l’État, ils confient à ces citoyens d’im­menses prérogatives ; ils en font alternativement les jouets du souverain et ses maîtres, plus que des rois et moins que des hommes. Après avoir épuisé tous les différents systèmes d’élection, sans en trouver un qui leur convienne, ils s’étonnent et cherchent encore ; comme si le mal qu’ils remarquent ne tenait pas à la constitution du pays bien plus qu’à celle du corps électoral.
L’obéissance perd alors sa moralité aux yeux de celui qui obéit ; il
ne la considère plus comme une obligation en quelque sorte divine, et
il ne la voit point encore sous son aspect purement humain ; elle
n’est à ses yeux ni sainte ni juste, et il s’y soumet comme a un fait
dégradant et utile.


Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l’habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire ; et l’on ne fera point croire qu’un gouvernement libéral, éner­gique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs.
Dans ce moment, l’image confuse et incomplète de l’égalité se présente
à l’esprit des serviteurs ; ils ne discernent point d’abord si c’est
dans l’état même de domesticité ou en dehors que cette égalité à
laquelle ils ont droit se retrouve, et ils se révoltent au fond de
leur cœur contre une infériorité à laquelle ils se sont soumis
eux-mêmes et dont ils profitent. Ils consentent à servir, et ils ont
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/48]]==
honte d’obéir ; ils aiment les avan­tages de la servitude, mais point
le maître, ou, pour mieux dire, ils ne sont pas sûrs que ce ne soit
pas à eux à être les maîtres, et ils sont disposés à considérer celui
qui les commande comme l’injuste usurpateur de leur droit.


Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m’a toujours semblé un monstre éphémère. Les vices des gouvernants et l’imbécillité des gouvernés ne tarderaient pas à en amener la ruine ; et le peuple, fatigué de ses représentants et de lui-même, créerait des institutions plus libres, ou retournerait bientôt s’étendre aux pieds d’un seul maître.
C’est alors qu’on voit dans la demeure de chaque citoyen quelque chose
d’analo­gue au triste spectacle que la société politique présente. Là
se poursuit sans cesse une guerre sourde et intestine entre des
pouvoirs toujours soupçonneux et rivaux : le maî­tre se montre
malveillant et doux, le serviteur malveillant et indocile ; l’un veut
se dérober sans cesse, par des restrictions déshonnêtes, à
l’obligation de protéger et de rétribuer, l’autre à celle d’obéir.
Entre eux flottent les rênes de l’administration domes­tique, que
chacun s’efforce de saisir. Les lignes qui divisent l’autorité de la
tyrannie, la liberté de la licence, le droit du fait, paraissent à
leurs yeux enchevêtrées et confon­dues, et nul ne sait précisément ce
qu’il est, ni ce qu’il peut, ni ce qu’il doit.


{{t3|Suite des chapitres précédents |CHAPITRE VII.}}
Un pareil état n’est pas démocratique, mais révolutionnaire.


==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/49]]==


==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/50]]==


Je crois qu’il est plus facile d’établir un gouvernement absolu et despotique chez un peuple où les conditions sont égales que chez un autre, et je pense que, si un pareil gouvernement était une fois établi chez un semblable peuple, non seulement il y op­pri­merait les hommes, mais qu’à la longue il ravirait à chacun d’eux plusieurs des principaux attributs de l’humanité.


Le despotisme me parait donc particulièrement à redouter dans les âges démo­cratiques.
{{t3|Comment les institutions et les mœurs démocratiques tendent à
élever le prix et à raccourcir la durée des baux|CHAPITRE VI.}}


J’aurais, je pense, aimé la liberté dans tous les temps ; mais je me sens enclin à l’adorer dans le temps où nous sommes.


Je suis convaincu, d’autre part, que tous ceux qui, dans les siècles où nous entrons, essaieront d’appuyer la liberté sur le privilège et l’aristocratie, échoueront.


Tous ceux qui voudront attirer et retenir l’autorité dans le sein d’une seule classe échoueront. Il n’y a pas, de nos jours, de souverain assez habile et assez fort pour fon­der le despotisme en rétablissant des distinctions permanentes entre ses sujets ; il n’y a pas non plus de législateur si sage et si puissant qui soit en état de maintenir des institutions libres, s’il ne prend l’égalité pour premier principe et pour symbole. Il faut donc que tous ceux de nos contemporains qui veulent créer ou assurer l’indépendance et la dignité de leurs semblables se montrent amis de l’égalité ; et le seul moyen digne d’eux de se montrer tels, c’est de l’être : le succès de leur sainte entreprise en dépend.
Ce que j’ai dit des serviteurs et des maîtres s’applique, jusqu’à un
certain point, aux propriétaires et aux fermiers. Le sujet mérite
cependant d’être considéré à part.


Ainsi, il ne s’agit point de reconstruire une société aristocratique, mais de faire sor­tir la liberté du sein de la société démocratique où Dieu nous fait vivre.
En Amérique, il n’y a pour ainsi dire pas de fermiers ; tout homme est
possesseur du champ qu’il cultive.


Ces deux premières vérités me semblent simples, claires et fécondes, et elles m’amè­nent naturellement à considérer quelle espèce de gouvernement libre peut s’établir chez un peuple où les conditions sont égales.
Il faut reconnaître que les lois démocratiques tendent puissamment à
accroître le nombre des propriétaires et à diminuer celui des
fermiers. Toutefois ce qui se passe aux États-Unis doit
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/51]]==
être attribué, bien moins aux institutions du pays, qu’au pays
lui-même. En Amérique, la terre coûte peu, et chacun devient aisément
propriétaire. Elle donne peu, et ses produits ne sauraient qu’avec
peine se diviser entre un propriétaire et un fermier.


Il résulte de la constitution même des nations démocratiques et de leurs besoins, que, chez elles, le pouvoir du souverain doit être plus uniforme, plus centralisé, plus étendu, plus pénétrant, plus puissant qu’ailleurs. La société V est naturellement plus agissante et plus forte, l’individu plus subordonné et plus faible : l’une fait plus, l’autre moins ; cela est forcé.
L’Amérique est donc unique en ceci comme en d’autres choses ; et ce
serait errer que de la prendre pour exemple.


Il ne faut donc pas s’attendre à ce que, dans les contrées démocratiques, le cercle de l’indépendance individuelle soit jamais aussi large que dans les pays d’aristocratie. Mais cela n’est point à souhaiter ; car, chez les nations aristocratiques, la société est souvent sacrifiée à l’individu, et la prospérité du plus grand nombre à la grandeur de quelques-uns.
Je pense que dans les pays démocratiques aussi bien que dans les
aristocraties, il se rencontrera des propriétaires et des fermiers ;
mais les propriétaires et les fermiers n’y seront pas liés de la même
manière.


Il est tout à la fois nécessaire et désirable que le pouvoir central qui dirige un peu­ple démocratique soit actif et puissant. Il ne s’agit point de le rendre faible ou indo­lent, mais seulement de l’empêcher d’abuser de son agilité et de sa force.
Dans les aristocraties, les fermages ne s’acquittent pas seulement en
argent, mais en respect, en affection et en services. Dans les pays
démocratiques, ils ne se payent qu’en argent. Quand les patrimoines
se divisent et changent de mains, et que la relation permanente qui
existait entre les familles et la terre disparaît, ce n’est plus qu’un
hasard qui met en contact le propriétaire et le fermier. Ils se
joignent un mo­ment pour débattre les conditions du contrat, et se
perdent ensuite de vue. Ce sont deux étrangers que l’intérêt
rapproche et qui discutent rigoureusement entre eux une affaire, dont
le seul sujet est l’argent.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/52]]==


Ce qui contribuait le plus à assurer l’indépendance des particuliers dans les siècles aristocratiques, c’est que le souverain ne s’y chargeait pas seul de gouverner et d’admi­nis­trer les citoyens ; il était obligé de laisser en partie ce soin aux membres de l’aris­tocratie ; de telle sorte que le pouvoir social, étant toujours divisé, ne pesait jamais tout entier et de la même manière sur chaque homme.
A mesure que les biens se partagent et que la richesse se disperse çà
et là sur toute la surface du pays, l’État se remplit de gens dont
l’opulence ancienne est en déclin, et de nouveaux enrichis dont les
besoins s’accroissent plus vite que les ressources. Pour tous
ceux-là, le moindre profit est de conséquence, et nul d’entre eux ne
se sent disposé à laisser échapper aucun de ses avantages, ni à perdre
une portion quelconque de son revenu.


Non seulement le souverain ne faisait pas tout par lui-même, mais la plupart des fonctionnaires qui agissaient à sa place, tirant leur pouvoir du fait de leur naissance, et non de lui, n’étaient pas sans cesse dans sa main, Il ne pouvait les créer ou les détruire à chaque instant, suivant ses caprices, et les plier tous uniformément à ses moindres volontés. Cela garantissait encore l’indépendance des particuliers.
Les rangs se confondant et les très grandes ainsi que les très petites
fortunes devenant plus rares, il se trouve chaque jour moins de
distance entre la condition socia­le du propriétaire et celle du
fermier ; l’un n’a point naturellement de supériorité incontestée sur
l’autre. Or, entre deux hommes égaux et malaisés, quelle peut être la
matière du contrat de louage ? sinon de l’argent !


Je comprends bien que, de nos jours, on ne saurait avoir recours au même moyen, mais je vois des procédés démocratiques qui les remplacent.
Un homme qui a pour propriété tout un canton et possède cent métairies
comprend qu’il s’agit de gagner à la fois le cœur de plusieurs
milliers d’hommes ; ceci lui paraît mériter qu’on s’y applique. Pour
atteindre un si grand objet, il fait aisément des sacrifices.


Au lieu de remettre au souverain seul tous les pouvoirs administra­tifs, qu’on enlève à des corporations ou à des nobles, on peut en confier une partie à des corps secondaires temporairement formés de simples citoyens ; de cette manière, la liberté des particuliers sera plus sûre, sans que leur égalité soit moindre.
Celui qui possède cent arpents ne s’embarrasse point de pareils soins ;
il ne lui impor­te guère de capter la bienveillance particulière de
son fermier.


Les Américains, qui ne tiennent pas autant que nous aux mots, ont conservé le nom de comté à la plus grande de leurs circonscriptions administratives ; mais ils ont remplacé en partie le comté par une assemblée provinciale.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/53]]==


Je conviendrai sans peine qu’à une époque d’égalité comme la nôtre, il serait injuste et déraisonnable d’instituer des fonctionnaires héréditaires ; mais rien n’empê­che de leur substituer, dans une certaine mesure, des fonctionnaires électifs. L’élection est un expédient démocratique qui assure l’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir central, autant et plus que ne saurait le faire l’hérédité chez les peuples aristo­cratiques.
Une aristocratie ne meurt point comme un homme, en un jour. Son
principe se détruit lentement au fond des âmes, avant d’être attaqué
dans les lois. Longtemps donc avant que la guerre n’éclate contre
elle, on voit se desserrer peu à peu le lien qui jusqu’alors avait uni
les hautes classes aux basses. L’indifférence et le mépris se
trahissent d’un côté ; de l’autre la jalousie et la haine : les
rapports entre le pauvre et le riche deviennent plus rares et moins
doux ; le prix des baux s’élève. Ce n’est point encore le résultat de
la révolution démocratique, mais c’en est la certaine annonce. Car
une aristocratie qui a laissé échapper définitivement de ses mains le
cœur du peuple, est comme un arbre mort dans ses racines, et que les
vents renversent d’autant plus aisément qu’il est plus haut.


Les pays aristocratiques sont remplis de particuliers riches et influents, qui ne savent se suffire à eux-mêmes, et qu’on n’opprime pas aisément ni en secret ; et ceux-là maintiennent le pouvoir dans des habitudes générales de modération et de retenue.
Depuis cinquante ans, le prix des fermages s’est prodigieusement
accru, non seu­le­ment en France, mais dans la plus grande partie de
l’Europe. Les progrès singu­liers qu’ont faits l’agriculture et
l’industrie, durant la même période, ne suffisent point, à mon sens,
pour expliquer ce phénomène. Il faut recourir à quelque autre cause
plus puissante et plus cachée. Je pense que cette cause doit être
recherchée dans les institutions démocratiques que plusieurs peuples
européens ont adoptées et dans les pas­sions démocratiques qui agitent
plus ou moins tous les autres.


Je sais bien que les contrées démocratiques ne présentent point naturellement d’indi­vidus semblables ; mais on peut y créer artificiellement quelque chose d’ana­logue.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/54]]==


Je crois fermement qu’on ne saurait fonder de nouveau, dans le monde, une aristo­cratie ; mais je pense que les simples citoyens en s’associant, peu­vent y consti­tuer des êtres très opulents, très influents, très forts, en un mot des personnes aristocratiques.
J’ai souvent entendu de grands propriétaires anglais se féliciter de
ce que, de nos jours, ils tirent beaucoup plus d’argent de leurs
domaines que ne le faisaient leurs pères.


On obtiendrait de cette manière plusieurs des plus grands avantages politiques de l’aristocratie, sans ses injustices ni ses dangers. Une association politique, industrielle, commerciale ou même scientifique et littéraire, est un citoyen éclairé et puissant qu’on ne saurait plier à volonté ni opprimer dans l’ombre, et qui, en défendant ses droits particuliers contre les exigences du pouvoir, sauve les libertés communes.
Ils ont peut-être raison de se réjouir ; mais, à coup sûr, ils ne
savent point de quoi ils se réjouissent. Ils croient faire un profit
net, et ils ne font qu’un échange. C’est leur influence qu’ils cèdent
à deniers comptants ; et ce qu’ils gagnent en argent, ils vont bientôt
le perdre en pouvoir.


Dans les temps d’aristocratie, chaque homme est toujours lié d’une manière très étroite à plusieurs de ses concitoyens, de telle sorte qu’on ne saurait attaquer celui-là, que les autres n’accourent à son aide. Dans les siècles d’égalité, chaque individu est naturellement isolé ; il n’a point d’amis héréditaires dont il puisse exiger le concours, point de classe dont les sympathies lui soient assurées ; on le met aisément à part, et on le foule impunément aux pieds. De nos jours, un citoyen qu’on opprime n’a donc qu’un moyen de se défendre ; c’est de s’adresser à la nation tout entière, et, si elle lui est sourde, au genre humain ; il n’a qu’un moyen de le faire, c’est la presse. Ainsi la liberté de la presse est infiniment plus précieuse chez les nations démocratiques que chez toutes les autres ; elle seule guérit la plupart des maux que l’égalité peut produire. L’égalité isole et affaiblit les hommes ; mais la presse place à côté de chacun d’eux une arme très puissante, dont le plus faible et le plus isolé peut faire usage. [,’égalité ôte à chaque individu l’appui de ses proches ; mais la presse lui permet d’appeler à son aide tous ses concitoyens et tous ses semblables. L’imprimerie a hâté les progrès de l’égalité, et elle est un de ses meilleurs correctifs.
Il y a encore un autre signe auquel on peut aisément reconnaître
qu’une grande révolution démocratique s’accomplit ou se prépare.


Je pense que les hommes qui vivent dans les aristocraties peuvent, à la rigueur, se passer de la liberté de la presse ; mais ceux qui habitent les contrées démocratiques ne peuvent le faire. Pour garantir l’indépendance personnelle de ceux-ci, je ne m’en fie point aux grandes assemblées politiques, aux prérogatives parlemen­tai­res, à la procla­ma­tion de la souveraineté du peuple.
Au Moyen Age, presque toutes les terres étaient louées à perpétuité,
ou du moins à très longs termes. Quand on étudie l’économie
domestique de ce temps, on voit que les baux de quatre-vingt-dix-neuf
ans y étaient plus fréquents que ceux de douze ne le sont de nos
jours.


Toutes ces choses se concilient, jusqu’à un certain point, avec la servitude indi­viduelle ; mais cette servitude ne saurait être complète si la presse est libre. La presse est, par excellence, l’instrument démocratique de la liberté.
On croyait alors à l’immortalité des familles ; les conditions
semblaient fixées à toujours, et la société entière paraissait si
immobile, qu’on n’imaginait point que rien dût jamais remuer dans son
sein.


Je dirai quelque chose d’analogue du pouvoir judiciaire.
Dans les siècles d’égalité, l’esprit humain prend un autre tour. Il
se figure aisément que rien ne demeure. L’idée de l’instabilité le
possède.


Il est de l’essence du pouvoir judiciaire de s’occuper d’intérêts particuliers et d’atta­cher volontiers ses regards sur de petits objets qu’on expose à sa vue ; il est enco­re de l’essence de ce pouvoir de ne point venir de lui-même au secours de ceux qu’on opprime, mais d’être sans cesse à la disposition du plus humble d’entre eux. Celui-ci, quelque faible qu’on le suppose, peut toujours forcer le juge d’écouter sa plainte et d’y répondre : cela tient à la constitution même du pouvoir judiciaire.
En cette disposition, le propriétaire et le {{tiret|fer|mier}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/55]]==
{{tiret2|fer|mier}} lui-même ressentent une sorte d’horreur
instinctive pour les obligations à long terme ; ils ont peur de se
trouver bornés un jour par la convention dont aujourd’hui ils
profitent. Ils s’attendent vague­ment à quelque changement soudain et
imprévu dans leur condition. Ils se redoutent eux-mêmes ; ils
craignent que, leur goût venant à changer, ils ne s’affligent de ne
pou­voir quitter ce qui faisait l’objet de leurs convoitises, et ils
ont raison de le craindre ; car, dans les siècles démocratiques, ce
qu’il y a de plus mouvant, au milieu du mouve­ment de toutes choses,
c’est le cœur de l’homme.


Un semblable pouvoir est donc spécialement applicable aux besoins de la liberté, dans un temps où l’œil et la main du souverain s’introduisent sans cesse parmi les plus minces détails des actions humaines, et où les particuliers, trop faibles pour se proté­ger eux-mêmes, sont trop isolés pour pouvoir compter sur le secours de leurs pareils. La force des tribunaux a été, de tout temps, la plus grande garantie qui se puisse offrir à l’indépendance individuelle, mais cela est surtout vrai dans les siècles démocrati­ques ; les droits et les intérêts particuliers y sont toujours en péril, si le pouvoir judi­ciaire ne grandit et ne s’étend à mesure que les conditions s’égalisent.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/56]]==


L’égalité suggère aux hommes plusieurs penchants fort dangereux pour la liberté, et sur lesquels le législateur doit toujours avoir l’œil ouvert. Je ne rappellerai que les principaux.


Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques ne comprennent pas aisé­ment l’utilité des formes ; ils ressentent un dédain instinctif pour elles. J’en ai dit ailleurs les raisons. Les formes excitent leur mépris et souvent leur haine. Comme ils n’aspirent d’ordinaire qu’à des jouissances faciles et présentes, ils s’élancent impétu­eu­sement vers l’objet de chacun de leurs désirs ; les moindres délais les déses­pèrent. Ce tempérament, qu’ils transportent dans la vie politique, les indis­pose contre les formes qui les retardent ou les arrêtent chaque jour dans quelques-uns de leurs desseins.
{{t3|Influence de la démocratie sur les salaires|CHAPITRE VII.}}


Cet inconvénient que les hommes des démocraties trouvent aux formes est pour­tant ce qui rend ces dernières si utiles à la liberté, leur principal mérite étant de servir de barrière entre le fort et le faible, le gouvernant et le gouverné, de retarder l’un et de donner à l’autre le temps de se reconnaître, Les formes sont plus nécessaires à mesure que le souve­rain est plus actif et plus puissant et que les particu­liers deviennent plus indolents et plus débiles. Ainsi les peuples démocratiques ont naturellement plus besoin de formes que les autres peuples, et naturellement ils les respectent moins. Cela mérite une attention très sérieuse.


Il n’y a rien de plus misérable que le dédain superbe de la plupart de nos contem­porains. pour les questions de formes ; car les plus petites questions de formes ont acquis de nos jours une importance qu’elles n’avaient point eue jusque-là. Plusieurs des plus grands intérêts de l’humanité s’y rattachent.


Je pense que, si les hommes d’État qui vivaient dans les siècles aristocratiques pouvaient quelquefois mépriser impunément les formes et s’élever souvent au-dessus d’elles, ceux qui conduisent les peuples d’aujourd’hui doivent considérer avec respect la moindre d’entre elles et ne la négliger que quand une impérieuse nécessité y oblige. Dans les aristocraties, on avait la superstition des formes ; il faut que nous ayons un culte éclairé et réfléchi pour elles.
La plupart des remarques que j’ai faites ci-devant, en parlant des
serviteurs et des maîtres, peuvent s’appliquer aux maîtres et aux
ouvriers.


Un autre instinct très naturel aux peuples démocratiques, et très dangereux, est celui qui les porte à mépriser les droits individuels et à en tenir peu de compte.
À mesure que les règles de la hiérarchie sociale sont moins observées,
tandis que les grands s’abaissent, que les petits s’élèvent et que la
pauvreté aussi bien que la richesse cesse d’être héréditaire, on voit
décroître chaque jour la distance de fait et d’opi­nion qui séparait
l’ouvrier du maître.


Les hommes s’attachent en général à un droit et lui témoignent du respect en raison de son importance ou du long usage qu’ils en ont fait. Les droits individuels qui se rencontrent chez les peuples démocratiques sont d’ordinaire peu importants, très récents et fort instables ; cela fait qu’on les sacrifie souvent sans peine et qu’on les viole presque toujours sans remords.,
L’ouvrier conçoit une idée plus élevée de ses droits, de son avenir,
de lui-même ; une nouvelle
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/57]]==
ambition, de nouveaux désirs le remplissent, de nouveaux besoins
l’assiè­gent. À tout moment, il jette des regards pleins de
convoitise sur les profits de celui qui l’emploie ; afin d’arriver à
les partager, il s’efforce de mettre son travail à plus haut prix, et
il finit d’ordinaire par y réussir.


Or, il arrive que, dans ce même temps et chez ces mêmes nations 0ù les hommes conçoivent un mépris naturel pour les droits des individus, les droits de la société s’éten­dent naturellement et s’affermissent, c’est-à-dire que les hommes deviennent moins attachés aux droits particuliers, au moment où il serait le plus nécessaire de retenir et de défendre le peu qui en reste.
Dans les pays démocratiques, comme ailleurs, la plupart des industries
sont conduites à peu de frais par des hommes que la richesse et les
lumières ne placent point au-dessus du commun niveau de ceux qu’ils
emploient. Ces entre­preneurs d’industrie sont très nombreux ; leurs
intérêts diffèrent ; ils ne sauraient donc aisément s’entendre entre
eux et combiner leurs efforts.


C’est donc surtout dans les temps démocratiques où nous sommes que les vrais amis de la liberté et de la grandeur humaine doivent, sans cesse, se tenir debout et prêts à empêcher que le pouvoir social ne sacrifie légèrement les droits particuliers de quelques individus à l’exécution générale de ses desseins. Il n’y a point dans ces temps-là de citoyen si obscur qu’il ne soit très dangereux de laisser opprimer, ni de droits individuels si peu importants qu’on puisse impunément livrer à l’arbitraire. La raison en est simple : quand on viole le droit particulier d’un individu dans un temps où l’esprit humain est pénétré de l’importance et de la sainteté des droits de cette espèce, on ne fait de mal qu’à celui qu’on dé­pouille ; mais violer un droit semblable, de nos jours, c’est corrompre profondément les mœurs nationales et mettre en péril la société tout entière ; parce que l’idée même de ces sortes de droits tend sans cesse parmi nous à s’altérer et à se perdre.
D’un autre côté, les ouvriers ont presque tous quelques ressources
assurées qui leur permettent de refuser leurs services lorsqu’on ne
veut point leur accorder ce qu’ils considèrent comme la juste
rétribution du travail.


Il y a de certaines habitudes, de certaines idées, de certains vices qui sont propres à l’état de révolution, et qu’une longue révolution ne peut manquer de faire naître et de généraliser, quels que soient d’ailleurs son caractère, son objet et son théâtre.
Dans la lutte continuelle que ces deux classes se livrent pour les
salaires, les forces sont donc partagées, les succès alternatifs.


Lorsqu’une nation quelconque a plusieurs fois, dans un court espace de temps, changé de chefs, d’opinions et de lois, les hommes qui la composent finissent par contracter le goût du mouvement et par s’habituer à ce que tous les mouvements s’opèrent rapidement à l’aide de la force. Ils conçoivent alors naturellement (lu mépris pour les formes, dont ils voient chaque jour l’impuissance, et ils ne supportent qu’avec impatience l’empire de la règle, auquel on s’est soustrait tant de fois sous leurs yeux.
Il est même à croire qu’à la longue l’intérêt des ouvriers doit
prévaloir ; car les salaires élevés qu’ils ont déjà obtenus les
rendent chaque jour moins dépendants de leurs maîtres, et, à mesure
qu’ils sont plus indépendants, ils peuvent plus aisément obtenir
l’élévation des salaires.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/58]]==


Comme les notions ordinaires de l’équité et de la morale ne suffisent plus pour expliquer et justifier toutes les nouveautés auxquelles la révolution donne chaque jour naissance, on se rattache au principe de l’utilité sociale, on crée le dogme de la néces­sité politique, et l’on s’accoutume volontiers à sacrifier sans scrupule les intérêts particuliers et à fouler aux pieds les droits individuels, afin d’atteindre plus prompte­ment le but général qu’on se propose.
Je prendrai pour exemple l’industrie qui, de notre temps, est encore
la plus suivie parmi nous, ainsi que chez presque toutes les nations
du monde : la culture des terres.


Ces habitudes et ces idées, que j’appellerai révolutionnaires, parce que toutes les révolutions les produisent, se font voir dans le sein des aristocraties aussi bien que chez les peuples démocratiques ; mais chez les premières elles sont souvent moins puissantes et toujours moins durables, parce qu’elles y rencontrent des habitudes, des idées, des défauts et des travers qui leur sont contraires. Elles s’effacent donc d’elles-mêmes dès que la révolution est terminée, et la nation en revient à ses anciennes allures politiques. Il n’en est pas toujours ainsi dans les contrées démocratiques, où il est toujours à craindre que les instincts révolutionnaires, s’adoucissant et se régula­risant sans s’éteindre ne se transforment graduellement en mœurs gouverne­mentales et en habitudes administratives.
En France, la plupart de ceux qui louent leurs services pour cultiver
le sol en possèdent eux-mêmes quelques parcelles qui, à la rigueur,
leur permettent de subsis­ter sans travailler pour autrui. Lorsque
ceux-là viennent offrir leurs bras au grand propriétaire ou au fermier
voisin, et qu’on refuse de leur accorder un certain salaire, ils se
retirent sur leur petit domaine et attendent qu’une autre occasion se
pré­sente.


Je ne sache donc pas de pays où les révolutions soient plus dangereuses que les pays démocratiques, parce que, indépendamment des maux accidentels et passagers qu’elles ne sauraient Jamais manquer de faire, elles risquent toujours d’en créer de permanents et, pour ainsi dire, d’éternels.
Je pense qu’en prenant les choses dans leur ensemble, on peut dire que
l’élévation lente et progressive des salaires est une des lois
générales qui régissent les sociétés démocratiques. À mesure que les
conditions deviennent plus égales, les salaires s’élè­vent, et, à
mesure que les salaires sont plus hauts, les conditions deviennent
plus égales.


Je crois qu’il y a des résistances honnêtes et des rébellions légitimes. Je ne dis donc point, d’une manière absolue, que les hommes des temps démocratiques ne doi­vent jamais faire de révolutions ; mais je pense qu’ils ont raison d’hésiter plus que tous les autres avant d’entreprendre, et qu’il leur vaut mieux souffrir beaucoup d’in­com­modités de l’état présent que de recourir à un si périlleux remède.
Mais, de nos jours, une grande et malheureuse exception se rencontre.


Je terminerai par une idée générale qui renferme dans son sein non seulement toutes les idées particulières qui ont été exprimées dans ce présent chapitre, niais encore la plupart de celles que ce livre a pour but d’exposer.
J’ai montré, dans un chapitre précédent, comment l’aristocratie,
chassée de la so­cié­­té politique, s’était retirée dans certaines
parties du monde industriel, et y avait établi sous une autre forme
son empire.


Dans les siècles d’aristocratie qui ont précédé le nôtre, il y avait des particuliers très puissants et une autorité sociale fort débile. L’image même de la société était obscure et se perdait sans cesse au milieu de tous les pouvoirs différents qui régis­saient les citoyens. Le principal effort des hommes de ce temps-là dut se porter à grandir et à fortifier le pouvoir social, à accroître et à assurer ses prérogatives et, au contraire, à resserrer l’indépendance individuelle dans des bornes plus étroites, et à subordonner l’intérêt particulier à l’intérêt général.
Ceci influe puissamment sur le taux des salaires.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/59]]==


D’autres périls et d’autres soins attendent les hommes de nos jours.
Comme il faut être déjà très riche pour entreprendre les grandes
industries dont je parle, le nombre de ceux qui les entreprennent est
fort petit. Étant peu nombreux, ils peuvent aisément se liguer entre
eux, et fixer au travail le prix qu’il leur plaît.


Chez la plupart des nations modernes, le souverain, quels que soient son origine, sa constitution et son nom, est devenu presque tout-puissant, et les particuliers tom­bent, de plus en plus, dans le dernier degré de la faiblesse et de la dépendance.
Leurs ouvriers sont, au contraire, en très grand nombre, et la
quantité s’en accroît sans cesse ; car il arrive de temps à autre des
prospérités extraordinaires durant les­quelles les salaires s’élèvent
outre mesure et attirent dans les manufactures les popu­lations
environnantes. Or, une fois que les hommes sont entrés dans cette
carriè­re, nous avons vu qu’ils n’en sauraient sortir, parce qu’ils ne
tardent pas à y contracter des habitudes de corps et d’esprit qui les
rendent impropres à tout autre labeur. Ces hommes ont en général peu
de lumières, d’industrie et de ressources ; ils sont donc presque à la
merci de leur maître. Lorsqu’une concurrence, ou d’autres
circonstances fortuites, fait décroître les gains de celui-ci, il peut
restreindre leurs salaires presque à son gré, et reprendre aisément
sur eux ce que la fortune lui enlève.


Tout était différent dans les anciennes sociétés. L’unité et l’uniformité ne s’y ren­con­traient nulle part. Tout menace de devenir si semblable dans les nôtres, que la figure particulière de chaque individu se perdra bientôt entièrement dans la physio­nomie commune. Nos pères étaient toujours prêts à abuser de cette idée, que les droits particuliers sont respectables, et nous sommes naturellement portés à exagérer cette autre, que l’intérêt d’un individu doit toujours plier devant l’intérêt de plusieurs.
Refusent-ils le travail d’un commun accord : le maître, qui est un
homme riche, peut attendre aisément, sans se ruiner, que la nécessité
les lui ramène ; mais eux, il leur faut travailler tous les
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/60]]==
jours pour ne pas mourir ; car ils n’ont guère d’autre pro­priété que
leurs bras. L’oppression les a dès longtemps appauvris, et ils sont
plus faciles à opprimer à mesure qu’ils deviennent plus pauvres.
C’est un cercle vicieux dont ils ne sauraient aucunement sortir.


Le monde politique change ; il faut désormais chercher de nouveaux remèdes à des maux nouveaux.
On ne doit donc point s’étonner si les salaires, après s’être, élevés
quelquefois tout à coup, baissent ici d’une manière permanente, tandis
que, dans les autres professions, le prix du travail, qui ne croit en
général que peu à peu, s’augmente sans cesse.


Fixer au pouvoir social des limites étendues, mais visibles et immobiles ; donner aux particuliers de certains droits et leur garantir la jouissance incontestée de ces droits ; conserver à l’individu le peu d’indépendance, de force et d’originalité qui lui restent ; le, relever à côté de la société et le soutenir en face d’elle : tel me parait être le premier objet du législateur dans l’âge où nous entrons.
Cet état de dépendance et de misère dans lequel se trouve de notre
temps une par­tie de la population industrielle est un fait
exceptionnel et contraire à tout ce qui l’environne ; mais, pour cette
raison même, il n’en est pas de plus grave, ni qui mérite mieux
d’attirer l’attention particulière du législateur ; car il est
difficile, lorsque la société entière se remue, de tenir une classe
immobile, et, quand le plus grand nombre s’ouvre sans cesse de
nouveaux chemins vers la fortune, de faire que quelques-uns supportent
en paix leurs besoins et leurs désirs.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/61]]==


On dirait que les souverains de notre temps ne cherchent qu’à faire avec les hom­mes des choses grandes. Je voudrais qu’ils songeassent un peu plus à faire de grands hommes ; qu’ils attachassent moins de prix à l’œuvre et plus à l’ouvrier et qu’ils se souvinssent sans cesse qu’une nation ne peut rester longtemps forte quand chaque homme y est individuellement faible, et qu’on n’a point encore trouvé de formes sociales ni de combinaisons politiques qui puissent faire un peuple énergique en le composant de citoyens pusillanimes et mous.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/62]]==


Je vois chez nos contemporains deux idées contraires mais également funestes.
{{t3|Influence de la démocratie sur la famille|CHAPITRE VIII.}}


Les uns n’aperçoivent dans l’égalité que les tendances anarchiques qu’elle fait naître. Ils redoutent leur libre arbitre ; ils ont peur d’eux-mêmes.


Les autres, en plus petit nombre, mais mieux éclairés, ont une autre vue. A côté de la route qui, partant de l’égalité, conduit à l’anarchie, ils ont enfin découvert le chemin qui semble mener invinciblement les hommes vers la servitude. Ils plient d’avance leur âme à cette servitude nécessaire ; et, désespérant de rester libres, ils adorent déjà au fond de leur cœur le maître qui doit bientôt venir.


Les premiers abandonnent la liberté parce qu’ils l’estiment dangereuse ; les se­conds parce qu’ils la jugent impossible.
Je viens d’examiner comment, chez les peuples démocratiques et en
particulier chez les Américains, l’égalité des conditions modifie les
rapports des citoyens entre eux.


Si j’avais eu cette dernière croyance, je n’aurais pas écrit l’ouvrage qu’on vient de lire ; je me serais borné à gémir en secret sur la destinée de mes semblables.
Je veux pénétrer plus avant, et entrer dans le sein de la famille.
Mon but n’est point ici de chercher des vérités nouvelles, mais de
montrer comment des faits déjà con­nus se rattachent à mon sujet.


J’ai voulu exposer au grand jour les périls que l’égalité fait courir à l’indépendance humaine, parce que je crois fermement que ces périls sont les plus formidables aussi bien que les moins prévus de tous ceux que renferme l’avenir. Mais je ne les crois pas insurmontables.
Tout le monde a remarqué que, de nos jours,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/63]]==
il s’était établi de nouveaux rapports entre les différents membres de
la famille, que la distance qui séparait jadis le père de ses fils
était diminuée, et que l’autorité paternelle était sinon détruite, au
moins altérée.


Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques où nous entrons ont naturellement le goût de l’indépendance. Naturellement ils supportent avec impatience la règle : la permanence de l’état même qu’ils préfèrent les fatigue. Ils aiment le pou­voir ; mais ils sont enclins à mépriser et à haïr celui qui l’exerce, et ils échappent aisément d’entre ses mains à cause de leur petitesse et de leur mobilité même.
Quelque chose d’analogue mais de plus frappant encore, se fait voir
aux États-Unis.


Ces instincts se retrouveront toujours, parce qu’ils sortent du fond de l’état social, qui ne changera pas. Pendant longtemps, ils empêcheront qu’aucun despotisme ne puisse s’asseoir, et ils fourniront de nouvelles armes à chaque génération nouvelle qui voudra lutter en faveur de la liberté des hommes.
En Amérique, la famille, en prenant ce mot dans son sens romain et
aristocratique, n’existe point. On n’en retrouve quelques vestiges
que durant les premières années qui suivent la naissance des enfants.
Le père exerce alors, sans opposition, la dictature domestique, que la
faiblesse de ses fils rend nécessaire, et que leur intérêt, ainsi que
sa supériorité incontestables, justifie.


Ayons donc de l’avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve.
Mais du moment où le jeune Américain s’approche de la virilité, les
liens de l’obéissance filiale se détendent de jour en jour. Maître de
ses pensées, il l’est bientôt après de sa conduite. En Amérique, il
n’y a pas, à vrai dire d’adolescence. Au sortir du premier âge,
l’homme se montre et commence à tracer lui-même son chemin.


On aurait tort de croire que ceci arrive à la suite d’une lutte
intestine, dans laquelle le fils aurait obtenu, par une sorte de
violence morale, la liberté que son père lui refusait. Les mêmes
habitudes, les mêmes principes qui poussent l’un à se saisir de
l’indé­pendance, disposent l’autre à en
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/64]]==
considérer l’usage comme un droit incon­tes­table.


{{t3|Vue générale du sujet |CHAPITRE VIII.}}
On ne remarque donc dans le premier aucune de ces passions haineuses
et désor­données qui agitent les hommes longtemps encore après qu’ils
se sont soustraits à un pouvoir établi. Le second n’éprouve point ces
regrets pleins d’amertume et de colère, qui survivent d’ordinaire à la
puissance déchue : le père a aperçu de loin les bornes où devait venir
expirer son autorité ; et, quand le temps l’a approché de ces limites,
il abdique sans peine. Le fils a prévu d’avance l’époque précise où
sa propre volonté deviendrait sa règle, et il s’empare de la liberté
sans précipitation et sans efforts, comme d’un bien qui lui est dû et
qu’on ne cherche point à lui ravir<ref name=p61>Les Américains n’ont
point encore imaginé cependant, comme nous l’avons fait en France,
d’enle­ver aux pères l’un des principaux éléments de la puissance, en
leur ôtant leur liberté de disposer après la mort de leurs biens. Aux
États-Unis, la faculté de tester est illimitée. En cela comme dans
presque tout le reste, il est facile de remarquer que, si la
lé­gis­lation politique des Américains est beaucoup plus démocratique
que la nôtre, nôtre législation civile est infiniment plus
démocratique que la leur. Cela se conçoit sans peine.
Notre législation civile a eu pour auteur un homme qui voyait son
intérêt à satisfaire les passions démocratiques de ses contemporains
dans tout ce qui n’était pas directement et immédia­tement hostile à
son pouvoir. Il </ref>.


Il n’est peut-être pas inutile de faire voir comment ces changements
qui ont lieu dans la famille sont étroitement liés à la révolution
sociale et
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/65]]==
politique qui achève de s’accomplir sous nos yeux,


Il y a certains grands principes sociaux qu’un peuple fait pénétrer
partout ou ne laisse subsister nulle part.


Je voudrais, avant de quitter pour jamais la carrière que je viens de parcourir, pouvoir embrasser d’un dernier regard tous les traits divers qui marquent la face du monde nouveau, et juger enfin de l’influence générale que doit exercer l’égalité sur le sort des hommes ; mais la difficulté d’une pareille entreprise m’arrête ; en présence d’un si grand objet, je sens ma vue qui se trouble et ma raison qui chancelle.
Dans les pays aristocratiquement et hiérarchiquement organisés, le
pouvoir ne s’adresse jamais directement à l’ensemble des gouvernés.
Les hommes tenant les uns aux autres, on se borne à conduire les
premiers. Le reste suit. Ceci s’applique à la famille, comme à
toutes les associations qui ont un chef. Chez les peuples
aristocrati­ques, la société ne connaît, à vrai dire, que le père.
Elle ne tient les fils que par les mains du père ; elle le gouverne et
il les gouverne. Le père n’y a donc pas seulement un droit naturel.
On lui donne un droit politique à commander. Il est l’auteur et le
soutien de la famille ; il en est aussi le magistrat.


Cette société nouvelle, que j’ai cherché à Peindre et que je veux juger, ne fait que de naître. Le temps n’en a point encore arrêté la forme ; la grande révolution qui l’a créée dure encore, et, dans ce qui arrive de nos jours, il est presque impossible de discerner ce qui doit passer avec la révolution elle-même, et ce qui doit rester après elle.
Dans les démocraties, où le bras du gouvernement va chercher chaque
homme en particulier<ref follow=p61>permettait volontiers que
quel­ques principes populaires régissent les biens et gouvernassent
les familles, pourvu qu’on ne prétendît pas les introduire dans la
direc­tion de l’État. Tandis que le torrent démocratique déborderait
sur les lois civiles, il espérait se tenir aisément à l’abri derrière
les lois politiques. Cette vue est à la fois pleine d’habileté et
d’égoïsme ; mais un pareil compromis ne pouvait être durable. Car, à
la longue, la société politique ne saurait manquer de devenir
l’expression et l’image de la société civile ; et c’est dans ce sens
qu’on peut dire qu’il n’y a rien de plus politique chez un peuple que
la législation civile.</ref>
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/66]]==
au milieu de la foule pour le plier isolément aux lois communes, il
n’est pas besoin de semblable intermédiaire ; le père n’est, aux yeux
de la loi, qu’un citoyen plus âgé et plus riche que ses fils.


Le monde qui s’élève est encore à moitié engage sous les débris du monde qui tombe, et, au milieu de l’immense confusion que présentent les affaires humaines, nul ne saurait dire ce qui restera debout des vieilles institutions et des anciennes mœurs, et ce qui achèvera d’en disparaître.
Lorsque la plupart des conditions sont très inégales, et que
l’inégalité des condi­tions est permanente, l’idée du supérieur
grandit dans l’imagination des hommes ; la loi ne lui accordât-elle
pas de prérogatives, la coutume et l’opinion lui en concèdent.
Lorsque, au contraire, les hommes diffèrent peu les uns des autres et
ne restent pas toujours dissemblables, la notion générale du supérieur
devient plus faible et moins claire ; en vain la volonté du
législateur s’efforce-t-elle de placer celui qui obéit fort au-dessous
de celui qui commande, les mœurs rapprochent ces deux hommes l’un de
l’autre et les attirent chaque jour vers le même niveau.


Quoique la révolution qui s’opère dans l’état social, les lois, les idées, les senti­ments des hommes, soit encore bien loin d’être terminée, déjà on ne saurait comparer ses œuvres avec rien de ce qui s’est vu précédemment dans le monde. Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’Antiquité la plus reculée ; je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres.
Si donc je ne vois point, dans la législation d’un peuple
aristocratique, de privilè­ges particuliers accordés au chef de la
famille, je ne laisserai pas d’être assuré que son pouvoir y est fort
respecté et plus étendu que dans le sein d’une démocratie, car je sais
que, quelles que soient les lois, le supérieur paraîtra toujours plus
haut et l’inférieur plus bas dans les aristocraties que chez les
.peuples démocratiques.


Cependant, au milieu de ce tableau si vaste, si nouveau, si confus, j’entrevois déjà quelques traits principaux qui se dessinent , et je les indique :
Quand les hommes vivent dans le souvenir de
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/67]]==
ce qui a été, plutôt que dans la préoccupation de ce qui est, et
qu’ils s’inquiètent bien plus de ce que leurs ancêtres ont pensé
qu’ils ne cherchent à penser eux-mêmes, le père est le lien naturel et
nécessaire entre le passé et le présent, l’anneau où ces deux chaînes
aboutissent et se rejoignent. Dans les aristocraties, le père n’est
donc pas seulement le chef politique de la famille ; il y est l’organe
de la tradition, l’interprète de la coutume, l’arbitre des mœurs. On
l’écoute avec déférence ; on ne l’aborde qu’avec respect, et l’amour
qu’on lui porte est toujours tempéré par la crainte.


Je vois que les biens et les maux se repartissent assez également dans le monde. Les grandes richesses disparaissent ; le nombre des petites fortunes s’accroît ; les désirs et les jouissances se multiplient ; il n’y a plus de prospérités extraordinaires ni de misères irrémédiables. L’ambition est un sentiment universel, il y a peu d’ambitions vastes. Chaque individu est isole et faible ; la société est agile, prévoyante et forte ; les particuliers font de petites choses, et l’État d’immenses.
L’état social devenant démocratique, et les hommes adoptant pour
principe géné­ral qu’il est bon et légitime de juger toutes choses par
soi-même en prenant les ancien­nes croyances comme renseignement et
non comme règle, la puissance d’opinion exercée par le père sur les
fils devient moins grande, aussi bien que son pouvoir légal.


Les âmes ne sont pas énergiques ; mais les mœurs sont douces et les législations humaines. S’il se rencontre peu de grands dévouements, de vertus très hautes, très brillantes et très pures, les habitudes sont rangées, la violence rate, la cruauté presque inconnue. L’existence des hommes devient plus longue et leur propriété plus sûre. La vie n’est pas très ornée, mais très aisée et très paisible. Il y a peu de plaisirs très délicats et très grossiers, peu de politesses dans les manières et peu de brutalité dans les goûts, On ne rencontre guère d’hommes très savants ni de populations très ignorantes. Le génie devient plus rare et les lumières plus communes. L’esprit humain se développe par les petits efforts combinés de tous les hommes, et non par l’impul­sion puissante de quelques-uns d’entre eux. Il y a moins de perfection, mais plus de fécondité dans les œuvres. Tous les liens de race, de classe, de patrie se détendent ; le grand lien de l’humanité se resserre.
La division des patrimoines qu’amène la démocratie, contribue
peut-être plus que tout le reste à changer les rapports du père et des
enfants.


Si parmi tous ces traits divers, je cherche celui qui nie parait le plus général et le plus frappant, j’arrive à voir que ce qui se remarque dans les fortunes se représente sous mille autres formes. Presque tous les extrêmes s’adoucissent et s’émoussent ; presque tous les points saillants s’effacent pour faire place à quelque chose de moyen, qui est tout à la fois moins haut et moins bas, moins brillant et moins obscur que ce qui se voyait dans le monde.
Quand le père de famille a peu de bien, son fils et lui vivent sans
cesse dans le même lieu, et s’occupent en commun des mêmes travaux.
L’habitude et le besoin les rapprochent et les forcent à communiquer à
chaque instant l’un avec l’autre ; il ne
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/68]]==
peut donc manquer de s’établir entre eux une sorte d’intimité
familière qui rend l’autorité moins absolue, et qui s’accommode mal
avec les formes extérieures du respect.


Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d’êtres pareils, où rien ne s’élève ni ne s’abaisse. Le spectacle de cette uniformité universelle m’attriste et me glace, et je suis tenté de regretter la société qui n’est plus.
Or, chez les peuples démocratiques, la classe qui possède ces petites
fortunes est précisément celle qui donne la puissance aux idées et le
tour aux mœurs. Elle fait prédominer partout ses opinions en même
temps que ses volontés, et ceux mêmes qui sont le plus enclins à
résister à ses commandements finissent par se laisser entraîner par
ses exemples, J’ai vu de fougueux ennemis de la démocratie qui se
faisaient tutoyer par leurs enfants.


Lorsque le monde était rempli d’hommes très grands et très petits, très riches et très pauvres, très savants et très ignorants, je détournais mes regards des seconds pour ne les attacher que sur les premiers, et ceux-ci réjouissaient ma vue ; mais je com­prends que ce plaisir naissait de ma faiblesse : c’est parce que je ne puis voir en même temps tout ce qui m’environne qu’il m’est permis de choisir ainsi et de mettre à part, parmi tant d’objets, ceux qu’il me plait de contempler. Il n’en est pas de même de l’Être tout-puissant et éternel, dont l’œil enve­loppe nécessairement l’ensemble des choses, et qui voit distinctement, bien qu’à la fois, tout le genre humain et chaque homme.
Ainsi, dans le même temps que le pouvoir échappe à l’aristocratie, on
voit dispa­raître ce qu’il y avait d’austère, de conventionnel et de
légal dans la puissance pater­nelle, et une sorte d’égalité s’établit
autour du foyer domestique.


Il est naturel de croire que ce qui satisfait le plus les regards de ce créateur et de ce conservateur des hommes, ce n’est point la prospérité singulière de quelques-uns, mais le plus grand bien-être de tous : ce qui me semble une décadence est donc à ses yeux un progrès ; ce qui me blesse lui agrée. L’égalité est moins élevée peut-être ; mais elle est plus juste, et sa justice fait sa grandeur et sa beauté.
Je ne sais si, à tout prendre, la société perd à ce changement ; mais
je suis porté à croire que l’individu y gagne. Je pense qu’à mesure
que les mœurs et les lois sont plus démocratiques, les rapports du
père et du fils deviennent plus intimes et plus doux ; la règle et
l’autorité s’y rencontrent moins ; la confiance et l’affection y sont
souvent plus grandes, et il semble que le lien naturel se resserre,
tandis que le lien social se détend.


Je m’efforce de pénétrer dans ce point de vue de Dieu, et c’est de là que je cherche à considérer et à juger les choses humaines.
Dans la famille démocratique, le père n’exerce
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/69]]==
guère d’autre pouvoir que celui qu’on se plaît à accorder à la
tendresse et à l’expérience d’un vieillard. Ses ordres se­raient
peut-être méconnus ; mais ses conseils sont d’ordinaire pleins de
puissance. S’il n’est point entouré de respects officiels, ses fils
du moins l’abordent avec confiance. Il n’y a point de formule
reconnue pour lui adresser la parole ; mais on lui parle sans cesse,
et on le consulte volontiers chaque jour. Le maître et le magistrat
ont disparu ; le père reste.


Personne, sur la terre, ne peut encore affirmer d’une manière absolue et générale que l’état nouveau des sociétés soit supérieur à l’état ancien ; mais il est déjà aisé de voir qu’il est autre.
Il suffit, pour juger de la différence des deux états sociaux sur ce
point, de parcou­rir les correspondances domestiques que les
aristocraties nous ont laissées. Le style en est toujours correct,
cérémonieux, rigide, et si froid, que la chaleur naturelle du cœur
peut à peine s’y sentir à travers les mots.


Il y a de certains vices et de certaines vertus qui étaient attachés à la constitution des nations aristocratiques, et qui sont tellement contraires au génie des peuples nou­veaux qu’on ne saurait les introduire dans leur sein. Il y a de bons penchants et de mauvais instincts qui étaient étrangers aux premiers et qui sont naturels aux seconds ; des idées qui se présentent d’elles-mêmes à l’imagination des uns et que l’esprit des autres rejette. Ce sont comme deux humanités distinctes, dont chacune a ses avanta­ges et ses inconvénients particuliers, ses biens et ses maux qui lui sont propres.
Il règne, au contraire, dans toutes les paroles qu’un fils adresse à
son père, chez les peuples démocratiques, quelque chose de libre, de
familier et de tendre à la fois, qui fait découvrir au premier abord
que des rapports nouveaux se sont établis au sein de la famille.


Il faut donc bien prendre garde de juger les sociétés qui naissent avec les idées qu’on a puisées dans celles qui ne sont plus. Cela serait injuste, car ces sociétés, diffé­rant prodigieusement entre elles, sont incomparables.
Une révolution analogue modifie les rapports mutuels des enfants.


Il ne serait guère plus raisonnable de demander aux hommes de notre temps les vertus particulières qui découlaient de l’état social de leurs ancêtres, puisque cet état social lui-même est tombé, et qu’il a entraîné confusément dans sa chute tous les biens et tous les maux qu’il portait avec lui.
Dans la famille aristocratique, aussi bien que dans la société
aristocratique, toutes les places sont marquées. Non seulement le
père y occupe
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/70]]==
un rang à part et y jouit d’immenses privilèges ; les enfants
eux-mêmes ne sont point égaux entre eux : l’âge et le sexe fixent
irrévocablement à chacun son rang et lui assurent certaines
prérogati­ves. La démocratie renverse ou abaisse la plupart de ces
barrières.


Mais ces choses sont encore mal comprises de nos jours.
Dans la famille aristocratique, l’aîné des fils héritant de la plus
grande partie des biens et de presque tous les droits, devient le chef
et jusqu’à un certain point le maître de ses frères. À lui la
grandeur et le pouvoir, à eux la médiocrité et la dépendance.
Toutefois, on aurait tort de croire que, chez les peuples
aristocratiques, les privilèges de l’aîné ne fussent avantageux qu’a
lui seul, et qu’ils n’excitassent autour de lui que l’envie et la
haine.


J’aperçois un grand nombre de mes contemporains qui entreprennent de faire un choix entre les institutions, les opinions, les idées qui naissaient de la constitution aristocratique de l’ancienne société ; ils abandonneraient volontiers les unes, mais ils voudraient retenir les autres et les transporter avec eux dans le monde nouveau.
L’aîné s’efforce d’ordinaire de procurer la richesse et le pouvoir a
ses frères, parce que l’éclat général de la maison rejaillit sur celui
qui la représente ; et les cadets cherchent à faciliter à l’aîné
toutes ses entreprises, parce que la grandeur et la force du chef de
la famille le met de plus en plus en état d’en élever tous les
rejetons.


Je pense que ceux-là consument leur temps et leurs forces dans un travail honnête et stérile.
Les divers membres de la famille aristocratique sont donc fort
étroitement liés les uns aux autres ; leurs intérêts se tiennent,
leurs esprits sont d’accord ; mais il est rare que leurs cœurs
s’entendent.


Il ne s’agit plus de retenir les avantages particuliers que l’inégalité des conditions procure aux hommes, mais de s’assurer les biens nouveaux que l’égalité peut leur offrir. Nous ne devons pas tendre à nous rendre semblables à nos pères, mais nous efforcer d’atteindre l’espèce de grandeur et de bonheur qui nous est propre.
La démocratie attache aussi les frères les uns
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/71]]==
aux autres ; mais elle s’y prend d’une autre manière.


Pour moi qui, parvenu à ce dernier terme de ma course, découvre de loin, mais à la fois, tous les objets divers que j’avais contemplés à part en marchant, je me sens plein de craintes et plein d’espérances. Je vois de grands périls qu’il est possible de conjurer ; de grands maux qu’on peut éviter ou restreindre, et je m’affermis de plus en plus dans cette croyance que, pour erre honnêtes et prospères, il suffit encore aux nations démocratiques de le vouloir.
Sous les lois démocratiques , les enfants sont parfaitement égaux, par
conséquent indépendants ; rien ne les rapproche forcément, mais aussi
rien ne les écarte ; et, comme ils ont une origine commune, qu’ils
s’élèvent sous le même toit, qu’ils sont l’objet des mêmes soins, et
qu’aucune prérogative particulière ne les distingue ni ne les sépare,
on voit aisément naître parmi eux la douce et juvénile intimité du
premier age. Le lien ainsi formé au commencement de la vie, il ne se
présente guère d’occa­sions de le rompre car la fraternité les
rapproche chaque jour sans les gêner.


Je n’ignore pas que plusieurs de mes contemporains ont pensé que les peuples ne sont jamais ici-bas maîtres d’eux-mêmes, et qu’ils obéissent nécessairement à je ne sais quelle force insurmontable et inintelligente qui naît des événements antérieurs, de la race, du soi ou du climat.
Ce n’est donc point par les intérêts, c’est par la communauté des
souvenirs et la libre sympathie des opinions et des goûts que la
démocratie attache les frères les uns aux autres. Elle divise leur
héritage, mais elle permet que leurs âmes se confondent.


Ce sont là de fausses et lâches doctrines, qui ne sauraient jamais produire que des hommes faibles et des nations pusillanimes : la Providence n’a créé le genre humain ni entièrement indépendant, ni tout à fait esclave. Elle trace, il est vrai, autour de chaque homme, un cercle fatal dont il ne peut sortir ; mais, dans ses vastes limites, l’homme est puissant et libre ; ainsi des peuples.
La douceur de ces mœurs démocratiques est si grande que les partisans
de l’aris­tocratie eux-mêmes s’y laissent prendre, et que, après
l’avoir goûtée quelque temps, ils ne sont point tentés de retourner
aux formes respectueuses et froides de la famille aristocratiques.
Ils conserveraient volontiers les habitudes domestiques de la
démo­cratie, pourvu qu’ils pussent rejeter son état social et ses
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/72]]==
lois. Mais ces choses se tiennent, et l’on ne saurait jouir des unes
sans souf­frir les autres.


Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d’elles que l’égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères.
Ce que je viens de dire de l’amour filial et de la tendresse
fraternelle doit s’enten­dre de toutes les passions qui prennent
spontanément leur source dans la nature elle-même.

Lorsqu’une certaine manière de penser ou de sentir est le produit d’un
état particu­lier de l’humanité, cet état venant à changer, il ne
reste rien. C’est ainsi que la loi peut attacher très étroitement
deux citoyens l’un à l’autre ; la loi abolie, ils se séparent. Il n’y
avait rien de plus serré que le nœud qui unissait le vassal au
seigneur, dans le monde féodal. Maintenant, ces deux hommes ne se
connaissent plus. La crainte, la reconnais­sance et l’amour qui les
liaient jadis ont disparu. On n’en trouve point la trace.

Mais il n’en est pas ainsi des sentiments naturels à l’espèce humaine.
Il est rare que la loi, en s’efforçant de plier ceux-ci d’une certaine
manière, ne les énerve ; qu’en voulant y ajouter, elle ne leur ôte
point quelque chose, et qu’ils ne soient pas toujours plus forts,
livrés à eux-mêmes.

La démocratie, qui détruit ou obscurcit presque toutes les anciennes
conventions sociales et qui empêche que les hommes ne s’arrêtent
aisément à de nouvelles, fait disparaître entièrement la plupart des
sentiments qui naissent de ces {{tiret|conven|tions.}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/73]]==
{{tiret2|conven|tions.}} Mais elle ne fait que modifier les autres, et
souvent elle leur donne une énergie et une douceur qu’ils n’avaient
pas.

Je pense qu’il n’est pas impossible de renfermer dans une seule phrase
tout le sens de ce chapitre et de plusieurs autres qui le précèdent.
La démocratie détend les liens sociaux, mais elle resserre les liens
naturels. Elle rapproche les parents dans le même temps qu’elle
sépare les citoyens.

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/74]]==

{{t3|Éducation des jeunes filles aux États-Unis|CHAPITRE IX.}}



Il n’y a jamais eu de sociétés libres sans mœurs, et, ainsi que je
l’ai dit dans la pre­mière partie de cet ouvrage, c’est la femme qui
fait les mœurs. Tout ce qui influe sur la condition des femmes, sur
leurs habitudes et leurs opinions, a donc un grand intérêt politique à
mes yeux.

Chez presque toutes les nations protestantes, les jeunes filles sont
infiniment plus maîtresses de leurs actions que chez les peuples
catholiques.

Cette indépendance est encore plus grande dans les pays protestants
qui, ainsi que l’Angleterre, ont
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/75]]==
conservé ou acquis le droit de se gouverner eux-mêmes. La liberté
pénètre alors dans la famille par les habitudes politiques et par les
croyances religieuses.

Aux États-Unis, les doctrines du protestantisme viennent se combiner
avec une Constitution très libre et un état social très démocratique ;
et nulle part la jeune fille n’est plus promptement ni plus
complètement livrée à elle-même.

Longtemps avant que la jeune Américaine ait atteint l’âge nubile, on
commence à l’affranchir peu à peu de la tutelle maternelle ; elle
n’est point encore entièrement sortie de l’enfance, que déjà elle
pense par elle-même, parle librement et agit seule ; devant elle est
exposé sans cesse le grand tableau du monde ; loin de chercher à lui
en dérober la vue, on le découvre chaque jour de plus en plus à ses
regards, et on lui apprend à le considérer d’un oeil ferme et
tranquille. Ainsi, les vices et les périls que la société présente ne
tardent pas à lui être révélés ; elle les voit clairement, les juge
sans illusion et les affronte sans crainte ; car elle est pleine de
confiance dans ses forces, et sa confiance semble partagée par tous
ceux qui l’environnent.

Il ne faut donc presque jamais s’attendre à rencontrer chez la jeune
fille d’Améri­que cette candeur virginale au milieu des naissants
désirs,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/76]]==
non plus que ces grâces naïves et ingénues qui accompagnent
d’ordinaire chez l’Européenne le passage de l’enfance à la jeunesse.
Il est rare que l’Américaine, quel que soit son âge, montre une
timidité et une ignorance puériles. Comme la jeune fille d’Europe,
elle veut plaire, mais elle sait précisément à quel prix. Si elle ne
se livre pas au mal, du moins elle le connaît ; elle a des mœurs pures
plutôt qu’un esprit chaste.

J’ai souvent été surpris et presque effrayé en voyant la dextérité
singulière et l’heureuse audace avec lesquelles ces jeunes filles
d’Amérique savaient conduire leurs pensées et leurs paroles au milieu
des écueils d’une conversation enjouée ; un philo­sophe aurait bronché
cent fois sur l’étroit chemin qu’elles parcouraient sans accidents et
sans peine.

Il est facile, en effet de reconnaître que, au milieu même de
l’indépendance de sa première jeunesse, l’Américaine ne cesse jamais
entièrement d’être maîtresse d’elle-même ; elle jouit de tous les
plaisirs permis sans s’abandonner a aucun d’eux, et sa raison ne lâche
point les rênes, quoiqu’elle semble souvent les laisser flotter.

En France, où nous mêlons encore d’une si étrange manière, dans nos
opinions et dans nos goûts, des débris de tous les âges, il nous
arrive souvent de donner aux femmes une éducation {{tiret|ti|mide,}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/77]]==
{{tiret2|ti|mide,}} retirée et presque claustrale, comme au temps de
l’aris­tocratie, et nous les abandonnons ensuite tout à coup, sans
guide et sans secours, au milieu des désordres inséparables d’une
société démocratique.

Les Américains sont mieux d’accord avec eux-mêmes.

Ils ont vu que, au sein d’une démocratie, l’indépendance individuelle
ne pouvait manquer d’être très grande, la jeunesse hâtive, les goûts
mal contenus, la coutume changeante, l’opinion publique souvent
incertaine ou impuissante l’autorité paternelle faible et le pouvoir
marital contesté.

Dans cet état de choses, ils ont jugé qu’il y avait peu de chances de
pouvoir com­primer chez la femme les passions les plus tyranniques du
cœur humain, et qu’il était plus sûr de lui enseigner l’art de les
combattre elle-même. Comme ils ne pouvaient empêcher que sa vertu ne
fût souvent en péril, ils ont voulu qu’elle sût la défendre, et ils
ont plus compté sur le libre effort de sa volonté que sur des
barrières ébranlées, ou détruites. Au lieu de la tenir dans la
défiance d’elle-même, ils cherchent donc sans cesse à accroître sa
confiance en ses propres forces. N’ayant ni la possibilité ni le
désir de maintenir la jeune fille dans une perpétuelle et complète
ignorance, ils
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/78]]==
se sont hâtés de lui donner une connaissance précoce de toutes choses.
Loin de lui cacher les corruptions du monde, ils ont voulu qu’elle les
vît dès l’abord et qu’elle s’exerçât d’elle-même à les fuir, et ils
ont mieux aimé garantir son honnêteté que de trop res­pecter son
innocence.

Quoique les Américains soient un peuple fort religieux, ils ne s’en
sont pas rap­por­tés à la religion seule pour défendre la vertu de la
femme ; ils ont cherché à armer sa raison. En ceci, comme en beaucoup
d’autres circonstances, ils ont suivi la même méthode. Ils ont
d’abord fait d’incroyables efforts pour obtenir que l’indépen­dance
individuelle se réglât d’elle-même, et ce n’est que, arrivés aux
derniè­res limites de la force humaine, qu’ils ont enfin appelé la
religion à leur secours.

Je sais qu’une pareille éducation n’est pas sans danger ; je n’ignore
pas non plus qu’elle tend à développer le jugement aux dépens de
l’imagination, et à faire des fem­mes honnêtes et froides plutôt que
des épouses tendres et d’aimables compagnes de l’homme. Si la société
en est plus tranquille et mieux réglée, la vie privée en a souvent
moins de charmes. Mais ce sont là des maux secondaires, qu’un intérêt
plus grand doit faire braver. Parvenus au point où nous sommes, il ne
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/79]]==
nous est plus permis de faire un choix : il faut une éducation
démocratique pour garantir la femme des périls dont les institutions
et les mœurs de la démocratie l’environnent.

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/80]]==


{{t3|Comment la jeune fille se retrouve sous les traits de
l’épouse|CHAPITRE X.}}



En Amérique, l’indépendance de la femme vient se perdre sans retour au
milieu des liens du mariage. Si la jeune fille y est moins contrainte
que partout ailleurs, l’épouse s’y soumet à des obligations plus
étroites. L’une fait de la maison pater­nelle un lieu de liberté et
de plaisir, l’autre vit dans la demeure de son mari comme dans un
cloître.

Ces deux états si différents ne sont peut-être pas si contraires qu’on
le suppose, et il est naturel que les Américains passent par l’un pour
arriver à l’autre.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/81]]==

Les peuples religieux et les nations industrielles se font une idée
particulièrement grave du mariage. Les uns considèrent la régularité
de la vie d’une fem­me comme la meilleure garantie et le signe le plus
certain de la pureté de ses mœurs. Les autres y voient le gage assuré
de l’ordre et de la prospérité de la maison.

Les Américains forment tout à la fois une nation puritaine et un
peuple com­merçant ; leurs croyances religieuses, aussi bien que leurs
habitudes industrielles, les portent donc à exiger de la femme une
abnégation d’elle-même et un sacrifice con­ti­nuel de ses plaisirs à
ses affaires, qu’il est rare de lui demander en Europe. Ainsi, il
règne aux États-Unis une opinion publique inexorable qui renferme avec
soin la femme dans le petit cercle des intérêts et des devoirs
domestiques, et qui lui défend d’en sortir.

A son entrée dans le monde, la jeune Américaine trouve ces notions
fermement établies ; elle voit les règles qui en découlent ; elle ne
tarde pas à se convaincre qu’elle ne saurait se soustraire un moment
aux usages de ses contemporains, sans mettre aussitôt en péril sa
tranquillité, son honneur et jusqu’à son existence sociale, et elle
trouve, dans la fermeté de sa raison et dans les habitudes viriles que
son éducation lui a données, l’énergie de s’y soumettre.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/82]]==

On peut dire que c’est dans l’usage de l’indépendance qu’elle a puisé
le courage d’en subir sans lutte et sans murmure le sacrifice, quand
le moment est venu de se l’im­poser.

L’Américaine, d’ailleurs, ne tombe jamais dans les liens du mariage
comme dans un piège tendu à sa simplicité et à son ignorance. On lui
a appris d’avance ce qu’on attendait d’elle, et c’est d’elle-même et
librement qu’elle se place sous le joug. Elle supporte courageuse
ment sa condition nouvelle, parce qu’elle l’a choisie.

Comme en Amérique la discipline paternelle est fort lâche et que le
lien conjugal est fort étroit, ce n’est qu’avec circonspection et avec
crainte qu’une jeune fille le contracte. On n’y voit guère d’unions
précoces. Les Américaines ne se marient donc que quand leur raison
est exercée et mûrie ; tandis qu’ailleurs la plupart des femmes ne
commencent d’ordinaire à exercer et mûrir leur raison que dans le
mariage.

Je suis, du reste, très loin de croire que ce grand changement qui
s’opère dans toutes les habitudes des femmes aux États-Unis, aussitôt
qu’elles sont mariées, ne doive être attribué qu’à la contrainte de
l’opinion publique. Souvent elles se l’imposent elles-mêmes par le
seul effort de leur volonté.

Lorsque le temps est arrivé de choisir un
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/83]]==
époux, cette froide et austère raison que la libre vue du monde a
éclairée et affermie indique à L’Américaine qu’un esprit léger et
indépendant dans les liens du mariage est un sujet de trouble éternel,
non de plaisir ; que les amusements de la jeune fille ne sauraient
devenir les délassements de l’épouse, et que pour la femme les sources
du bonheur sont dans la demeure conju­gale. Voyant d’avance et avec
clarté le seul chemin qui peut conduire à la félicité domestique, elle
y entre dès ses premiers pas, et le suit jusqu’au bout sans chercher à
retourner en arrière.

Cette même vigueur de volonté que font voir les jeunes épouses
d’Amérique, en se pliant tout à coup et sans se plaindre aux austères
devoirs de leur nouvel état, se retrouve du reste dans toutes les
grandes épreuves de leur vie.


n’y a pas de pays au monde où les fortunes particulières soient plus
instables qu’aux États-Unis. il n’est pas rare que, dans le cours de
son existence, le même hom­me monte et redescende tous les degrés qui
conduisent de l’opulence à la pauvreté.

Les femmes d’Amérique supportent ces révolutions avec une tranquille
et in­domp­table énergie. On dirait que leurs désirs se resserrent
avec leur fortune, aussi aisé­ment qu’ils s’étendent.

La plupart des aventuriers qui vont peupler
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/84]]==
chaque année les solitudes de l’Ouest appartiennent, ainsi que je l’ai
dit dans mon premier ouvrage, à l’ancienne race anglo-américaine du
Nord. Plusieurs de ces hommes qui courent avec tant d’audace vers la
richesse jouissaient déjà de l’aisance dans leur pays. Ils mènent
avec eux leurs compagnes, et font partager à celles-ci les périls et
les misères sans nombre qui signa­lent toujours le commencement de
pareilles entreprises. J’ai souvent rencontré jusque sur les limites
du désert de jeunes femmes qui, après avoir été élevées au milieu de
toutes les délicatesses des grandes villes de la Nouvelle-Angleterre,
étaient passées, presque sans transition, de la riche demeure de leurs
parents dans une hutte mal fermée au sein d’un bois. La fièvre, la
solitude, l’ennui, n’avaient point brisé les res­sorts de leur
courage. Leurs traits semblaient altérés et flétris, mais leurs
regards étaient fermes. Elles paraissaient tout à la fois tristes et
résolues.

Je ne doute point que ces jeunes Américaines n’eussent amassé, dans
leur éduca­tion première, cette force intérieure dont elles faisaient
alors usage.

C’est donc encore la jeune fille qui, aux États-Unis, se retrouve sous
les traits de l’épouse ; le rôle a changé, les habitudes diffèrent,
l’esprit est le même.

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/85]]==

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/86]]==


{{t3|Comment l’égalité des conditions contribue à maintenir les bonnes
mœurs en Amérique|CHAPITRE XI.}}



Il y a des philosophes et des historiens qui ont dit, ou ont laissé
entendre, que les fem­mes étaient plus ou moins sévères dans leurs
mœurs suivant qu’elles habitaient plus ou moins loin de l’équateur.
C’est se tirer d’affaire à bon marché, et, à ce compte, il suffirait
d’une sphère et d’un compas pour résoudre en un instant l’un des
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/87]]==
plus difficiles problèmes que l’humanité présente.

Je ne vois point que cette doctrine matérialiste soit établie par les
faits.

Les mêmes nations se sont montrées, à différentes époques de leur
histoire, chas­tes ou dissolues. La régularité ou le désordre de
leurs mœurs tenait donc à quelques causes changeantes, et non pas
seulement à la nature du pays, qui ne changeait point.

Je ne nierai pas que, dans certains climats, les passions qui naissent
de l’attrait réciproque des sexes ne soient particulièrement ardentes ;
mais je pense que cette ar­deur naturelle peut toujours être excitée
ou contenue par l’état social et les institutions politiques.

Quoique les voyageurs qui ont visité l’Amérique du Nord diffèrent
entre eux sur plusieurs points, ils s’accordent tous à remarquer que
les mœurs y sont infiniment plus sévères que partout ailleurs.

Il est évident que, sur ce point, les Américains sont très supérieurs
à leurs pères les Anglais. Une vue superficielle des deux nations
suffit pour le montrer.

En Angleterre, comme dans toutes les autres contrées de l’Europe, la
malignité publique s’exerce sans cesse sur les faiblesses des femmes.
On entend souvent les philosophes et les hommes d’État s’y plaindre de
ce que les mœurs ne sont pas assez

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/88]]==
régulières, et la littérature le fait supposer tous les jours.


En Amérique, tous les livres, sans en excepter les romans, supposent
les femmes chastes, et personne n’y raconte aventures galantes.

Cette grande régularité des mœurs américaines tient sans doute en
partie au pays, à la race, à la religion. Mais toutes ces causes, qui
se rencontrent ailleurs, ne suffisent pas encore pour l’expliquer. Il
faut pour cela recourir à quelque raison particulière.

Cette raison me paraît être l’égalité et les institutions qui en
découlent.

L’égalité des conditions ne produit pas à elle seule la régularité des
mœurs ; mais on ne saurait douter qu’elle ne la facilite et
l’augmente.

Chez les peuples aristocratiques, la naissance et la fortune font
souvent de l’hom­me et de la femme des êtres si différents qu’ils ne
sauraient jamais parvenir à s’unir l’un à l’autre. Les passions les
rapprochent, mais l’état social et les idées qu’il suggère les
empêchent de se lier d’une manière permanente et ostensible. De là
naissent néces­sairement un grand nombre d’unions passagères et
clandestines. La nature s’y dédom­mage en secret de la contrainte que
les lois lui imposent.

Ceci ne se voit pas de même quand l’égalité des
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/89]]==
conditions a fait tomber toutes les barrières imaginaires ou réelles
qui séparaient l’homme de la femme. Il n’y a point alors de jeune
fille qui ne croie pouvoir devenir l’épouse de l’homme qui la préfère ;
ce qui rend le désordre des mœurs avant le mariage fort difficile.
Car, quelle que soit la crédulité des passions, il n’y a guère moyen
qu’une femme se persuade qu’on l’aime lorsqu’on est parfaitement libre
de l’épouser et qu’on ne le fait point.

La même cause agit, quoique d’une manière plus indirecte, dans le
mariage.

Rien ne sert mieux à légitimer l’amour illégitime aux yeux de ceux qui
l’éprouvent ou de la foule qui le contemple, que des unions forcées ou
faites au hasard<ref name=p86>Il est aisé de se convaincre de cette
vérité en étudiant les différentes littératures de I’Europe.
Lorsqu’un Européen veut retracer dans ses fictions quelques-unes des
grandes catastrophes qui se font voir i souvent parmi nous au sein du
mariage, il a soin d’exciter d’avance la pitié du lecteur en lui
montrant des êtres mal assortis ou contraints. Quoique une longue
tolérance ait depuis longtemps relâché nos mœurs, il parviendrait
difficilement à nous intéresser aux malheurs de ces personnages S’il
ne commençait par faire excuser leur faute. Cet artifice ne manque
guère de réussir. Le spectacle journalier dont nous sommes témoins
nous prépare de loin à l’indulgence.
Les écrivains américains ne sauraient rendre aux yeux de leurs
lecteurs de pareilles excuses vraisemblables ; leurs usages, leurs
lois, s’y refusent et, </ref>.

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/90]]==

Dans un pays où la femme exerce toujours librement son choix, et où
l’éducation l’a mise en état de bien choisir, l’opinion publique est
inexorable pour ses fautes.

Le rigorisme des Américains naît, en partie, de là. Ils considèrent
le mariage com­me un contrat souvent onéreux, mais dont cependant on
est tenu à la rigueur d’exé­cuter toutes les clauses, parce qu’on a pu
les connaître toutes à l’avance et qu’on a joui de la liberté entière
de ne s’obliger a rien.

Ce qui rend la fidélité plus obligatoire la rend plus facile.

Dans les pays aristocratiques le mariage a plutôt pour but d’unir des
biens que des personnes ; aussi arrive-t-il quelquefois que le mari y
est pris à l’école et la femme en nourrice. Il n’est pas étonnant que
le lien conjugal qui retient unies les fortunes des deux époux laisse
leurs cœurs errer à l’aventure. Cela découle naturellement de
l’esprit du contrat.

Quand, au contraire, chacun choisit toujours lu même sa compagne,
saris que rien d’extérieur le gêne, i même le dirige, ce n’est
{{tiret|d’ordi|naire}}<ref follow=p86>désespérant de rendre le
désordre aimable, ils ne le peignent point. C’est, en partie, à cette
cause qu’il faut attribuer le petit nombre de romans qui se publient
aux États-Unis.</ref>
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/91]]==
{{tiret2|d’ordi|naire}} que la similitude des goûts et des idées qui
rapproche l’homme et la femme ; et cette même similitude les retient
et les fixe l’un à côté de l’autre.

Nos pères avaient conçu une opinion singulière en fait de mariage.

Comme ils s’étaient aperçus que le petit nombre de mariages
d’inclination qui se faisaient de leur temps avaient presque toujours
eu une issue funeste, ils en avaient conclu résolument qu’en pareille
matière il était très dangereux de consulter son pro­pre cœur. Le
hasard leur paraissait plus clairvoyant que le choix.

Il n’était pas bien difficile de voir cependant que les exemples
qu’ils avaient sous les yeux ne prouvaient rien.

Je remarquerai d’abord que, si les peuples démocra­tiques accordent
aux femmes le droit de choisir librement leur mari, ils ont soin de
fournir d’avance à leur esprit les lumières, et à leur volonté la
force qui peuvent être nécessaires pour un pareil choix ; tandis que
les jeunes filles qui, chez les peuples aristocratiques, échappent
furtive­ment à l’autorité paternelle pour se jeter d’elles-mêmes dans
les bras d’un homme qu’on ne leur a donné ni le temps de connaître, ni
la capacité de juger, manquent de toutes ces garanties. On ne saurait
être surpris qu’elles fassent un mauvais usage de leur
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/92]]==
libre arbitre, la première fois qu’elles en usent ; ni qu’elles
tombent dans de si cruel­les erreurs lorsque, sans avoir reçu
l’éducation démocratique, elles veulent sui­vre, en se mariant, les
coutumes de la démocratie.

Mais il y a plus.

Lorsqu’un homme et une femme veulent se rapprocher à travers les
inégalités de l’état social aristocratique, ils ont d’immenses
obstacles à vaincre. Après avoir rompu ou desserré les liens de
l’obéissance filiale, il leur faut échapper, par un dernier effort, à
l’empire de la coutume et à la tyrannie de l’opinion ; et, lorsque
enfin ils sont arrivés au bout de cette rude entreprise, ils se
trouvent comme des étrangers au milieu de leurs amis naturels et de
leurs proches : le préjugé qu’ils ont franchi les en sépare. Cette
situation ne tarde pas à abattre leur courage et à aigrir leurs cœurs.

Si donc il arrive que des époux unis de cette manière sont d’abord
malheureux, et puis coupables, il ne faut pas l’attribuer à ce qu’ils
se sont librement choisis, mais plutôt à ce qu’ils vivent dans une
société qui n’admet point de pareils choix.

On ne doit pas oublier, d’ailleurs, que le même effort qui fait sortir
violemment un homme d’une erreur commune, l’entraîne presque toujours
hors de la raison ; que, pour oser déclarer une guerre,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/93]]==
même légitime, aux idées de son siècle et de son pays, il faut avoir
dans l’esprit une certaine disposition violente et aventureuse, et que
des gens de ce caractère, quelque direction qu’ils prennent,
parviennent rarement au bonheur et à la vertu. Et c’est, pour le dire
en passant, ce qui explique pourquoi, dans les révolu­tions les plus
nécessaires et les plus saintes, il se rencontre si peu de
révolutionnaires modérés et honnêtes.


Que, dans un siècle d’aristocratie, un homme s’avise par hasard de ne
consulter dans l’union conjugale d’autres convenances que son opinion
particulière et son goût, et que le désordre des mœurs et la misère ne
tardent pas ensuite à s’introduire dans son ménage, il ne faut donc
pas s’en étonner. Mais, lorsque cette même manière d’agir est dans
l’ordre naturel et ordinaire des choses ; que l’état social la
facilite ; que la puis­sance paternelle s’y prête et que l’opinion
publique la préconise, on ne doit pas douter que la paix intérieure
des familles n’en devienne plus grande, et que la foi conjugale n’en
soit mieux gardée.

Presque tous les hommes des démocraties parcourent une carrière
politique ou exercent une profession, et, d’une autre part, la
médiocrité des fortunes y oblige la fem­me à se renfermer chaque jour
dans l’intérieur de sa demeure, afin de {{tiret|pré|sider}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/94]]==
{{tiret2|pré|sider}} elle-même, et de très près, aux détails de
l’administration domestique.

Tous ces travaux distincts et forcés sont comme autant de barrières
naturelles qui, séparant les sexes, rendent les sollicitations de l’un
plus rares et moins vives, et la résistance de l’autre plus aisée.

Ce n’est pas que l’égalité des conditions puisse jamais parvenir à
rendre l’homme chaste ; mais elle donne au désordre de ses mœurs un
caractère moins dangereux. Comme personne n’a plus alors le loisir ni
l’occasion d’attaquer les vertus qui veulent se défendre, on voit tout
à la fois un grand nombre de courtisanes et une multitude de femmes
honnêtes.

Un pareil état de choses produit de déplorables misères individuelles,
mais il n’empêche point que le corps social ne soit dispos et fort ;
il ne détruit pas les liens de famille et n’énerve pas les mœurs
nationales. Ce qui met en danger la société, ce n’est pas la grande
corruption chez quelques-uns, c’est le relâchement de tous. Aux yeux
du législateur, la prostitution est bien moins à redouter que la
galanterie.

Cette vie tumultueuse et sans cesse tracassée, que l’égalité donne aux
hommes, ne les détourne pas seulement de l’amour en leur ôtant le
loisir de s’y livrer ; elle les en écarte encore par un chemin plus
secret, mais plus sûr.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/95]]==

Tous les hommes qui vivent dans les temps démocra­tiques contractent
plus ou moins les habitudes intellectuelles des classes indus­trielles
et commerçantes ; leur esprit prend un tour sérieux, calculateur et
positif ; il se détourne volontiers de l’idéal pour se diriger vers
quelque but visible et prochain qui se présente comme le naturel et
nécessaire objet des désirs. L’égalité ne détruit pas ainsi
l’imagination ; mais elle la limite et ne lui permet de voler qu’en
rasant la terre.

Il n’y a rien de moins rêveur que les citoyens d’une démocratie, et
l’on n’en voit guère qui veuillent s’abandonner à ces contemplations
oisives et solitaires qui précè­dent d’ordinaire et qui produisent les
grandes agitations du cœur.

Ils mettent, il est vrai, beaucoup de prix à se procurer cette sorte
d’affection pro­fon­de, régulière et paisible, qui fait le charme et
la sécurité de la vie ; mais ils ne courent pas volontiers après des
émotions violentes et capricieuses qui la troublent et l’abrègent.

Je sais que tout ce qui précède n’est complètement applicable qu’à
l’Amérique et ne peut, quant à présent, s’étendre d’une manière
générale à l’Europe.

Depuis un demi-siècle que les lois et les habitudes poussent avec une
énergie sans pareille plusieurs peuples européens vers la démocratie,
on
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/96]]==
ne voit point que chez ces nations les rapports de l’homme et de la
femme soient devenus plus réguliers et plus chastes. Le contraire se
laisse même apercevoir en quelques endroits. Certaines classes sont
mieux réglées ; la moralité générale paraît plus lâche. Je ne
craindrai pas de le remarquer, car je ne me sens pas mieux disposé à
flatter mes contemporains qu’à en médire.

Ce spectacle doit affliger, mais non surprendre.

L’heureuse influence qu’un état social démocratique peut exercer sur
la régularité des habitudes est un de ces faits qui ne sauraient se
découvrir qu’à la longue. Si l’égalité des conditions est favorable
aux bonnes mœurs, le travail social qui rend les conditions égales,
leur est très funeste.

Depuis cinquante ans que la France se transforme, nous avons eu
rarement de la liberté, mais toujours du désordre. Au milieu de cette
confusion universelle des idées et de cet ébranlement général des
opinions, parmi ce mélange incohérent du juste et de l’injuste, du
vrai et du faux, du droit et du fait, la vertu publique est devenue
incertaine, et la moralité privée chancelante.

Mais toutes les révolutions, quels que fussent leur objet et leurs
agents, ont d’abord produit des effets semblables. Celles mêmes qui
ont fini par resserrer le lien des mœurs ont commencé par le détendre.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/97]]==

Les désordres dont nous sommes souvent témoins ne me semblent donc pas
un fait durable. Déjà de curieux indices l’annoncent.

Il n’y a rien de plus misérablement corrompu qu’une aristocratie qui
conserve ses richesses en perdant son pouvoir, et qui, réduite à des
jouissances vulgaires, possède en­core d’immenses loisirs. Les
passions énergiques et les grandes pensées qui l’avaient animée jadis
en disparaissent alors, et l’on n’y rencontre plus guère qu’une
multi­tude de petits vices rongeurs qui s’attachent à elle, comme des
vers à un cadavre.

Personne ne conteste que l’aristocratie française du dernier siècle ne
fût très disso­lue ; tandis que d’anciennes habitudes et de vieilles
croyances maintenaient enco­re le respect des mœurs dans les autres
classes.

On n’aura pas de peine non plus à tomber d’accord que, de notre temps,
une certaine sévérité de principes ne se fasse voir parmi les débris
de cette même aristo­cratie, au lieu que le désordre des mœurs a paru
s’étendre dans les rangs moyens et inférieurs de la société. De telle
sorte que les mêmes familles qui se montraient, il y a cinquante ans,
les plus relâchées, se montrent aujourd’hui les plus exemplaires, et
que la démocratie semble n’avoir moralisé que les classes
aristocratiques.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/98]]==

La révolution, en divisant la fortune des nobles, en les forçant de
s’occuper assi­dûment de leurs affaires et de leurs familles, en les
renfermant avec leurs enfants sous le même toit, en donnant enfin un
tour plus raisonnable et plus grave à leurs pensées, leur a suggéré,
sans qu’ils s’en aperçoivent eux-mêmes, le respect des croyances
religieuses, l’amour de l’ordre, des plaisirs paisibles, des joies
domestiques et du bien-être ; tandis que le reste de la nation, qui
avait naturellement ces mêmes goûts, était entraîné vers le désordre
par l’effort même qu’il fallait faire pour renverser les lois et les
coutumes politiques.

L’ancienne aristocratie française a subi les conséquences de la
Révolution, et elle n’a point ressenti les passions révolutionnaires,
ni partagé l’entraînement souvent anarchique qui l’a pro­duite ; il
est facile de concevoir qu’elle éprouve dans ses mœurs l’influence
salu­taire de cette révolution avant ceux mêmes qui l’ont faite.

Il est donc permis de dire, quoique la chose au premier abord paraisse
surpre­nan­te, que, de nos jours, ce sont les classes les plus
antidémocratiques de la nation qui font le mieux voir l’espèce de
moralité qu’il est raisonnable d’attendre de la démo­cratie.

Je ne puis m’empêcher de croire que, quand
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/99]]==
nous aurons obtenu tous les effets de la révolution démocratique,
après être sortis du tumulte qu’elle a fait naître, ce qui n’est vrai
aujourd’hui que de quelques-uns le deviendra peu à peu de tous.


==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/100]]==


{{t3|Comment les américains comprennent l’égalité de l’homme et de la
femme |CHAPITRE XII.}}



J’ai fait voir comment la démocratie détruisait ou modifiait les
diverses inégalités que la société fait naître ; mais est-ce là tout,
et ne parvient-elle pas enfin à agir sur cet­te grande inégalité de
l’homme et de la femme, qui a semblé, jusqu’à nos jours, avoir ses
fondements éternels dans la nature ?

Je pense que le mouvement social qui rapproche du même niveau le fils
et le père, le serviteur et le maître, et, en général, l’inférieur et
le supérieur, élève la femme et doit de plus en plus en faire l’égale
de l’homme.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/101]]==

Mais c’est ici, plus que jamais, que je sens le besoin d’être bien
compris ; car il n’y a pas de sujet sur lequel l’imagination grossière
et désordonnée de notre siècle se soit donné une plus libre carrière.

Il y a des gens en Europe qui, confondant les attributs divers des
sexes, prétendent faire de l’homme et de la femme des êtres, non
seulement égaux, mais semblables. Ils donnent à l’un comme à l’autre
les mêmes fonctions, leur imposent les mêmes devoirs et leur accordent
les mêmes droits ; ils les mêlent en toutes choses, travaux, plaisirs,
affaires. On peut aisément concevoir qu’en s’efforçant d’égaler ainsi
un sexe à l’autre, on les dégrade tous les deux ; et que de ce mélange
grossier des œuvres de la nature il ne saurait jamais sortir que des
hommes faibles et des femmes déshonnêtes.

Ce n’est point ainsi que les Américains ont compris l’espèce d’égalité
démocra­tique qui peut s’établir entre la femme et l’homme. Ils ont
pensé que, puisque la nature avait établi une si grande variété entre
la constitution physique et morale de l’homme et celle de la femme,
son but clairement indiqué était de donner à leurs différentes
facultés un emploi divers ; et ils ont jugé que le progrès ne
consistait point à faire faire à peu près les mêmes choses à des
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/102]]==
êtres dissemblables, mais à obtenir que chacun d’eux s’acquittât le
mieux possible de sa tâche. Les Américains ont appliqué aux deux
sexes le grand principe d’économie politique qui domine de nos jours
l’industrie. Ils ont soigneusement divisé les fonctions de l’homme et
de la femme, afin que le grand travail social fût mieux fait.

L’Amérique est le pays du monde où l’on a pris le soin le plus
continuel de tracer aux deux sexes des lignes d’action nettement
séparées, et où l’on a voulu que tous deux marchassent d’un pas égal,
mais dans des chemins toujours différents. Vous ne voyez point
d’Américaines diriger les affaires extérieures de la famille, conduire
un négoce, ni pénétrer enfin dans la sphère politique ; mais on n’en
rencontre point non plus qui soient obligées de se livrer aux rudes
travaux du labourage, ni à aucun des exercices pénibles qui exigent le
développement de la force physique. Il n’y a pas de familles si
pauvres qui fassent exception à cette règle.

Si L’Américaine ne peut point s’échapper du cercle paisible des
occupations do­mes­tiques, elle n’est, d’autre part, jamais contrainte
d’en sortir.

De là vient que les Américaines, qui font souvent voir une mâle raison
et une éner­gie toute virile, conservent en général une apparence très
délicate, et restent tou­jours femmes par les manières, bien
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/103]]==
qu’elles se montrent hommes quelquefois par l’esprit et le cœur.

Jamais non plus les Américains n’ont imaginé que la conséquence des
principes démocratiques fût de renverser la puissance maritale et
d’introduire la confusion des autorités dans la famille. Ils ont
pensé que toute association, pour être efficace, devait avoir un chef,
et que le chef naturel de l’association conjugale était l’homme. Ils
ne refusent donc point à celui-ci le droit de diriger sa compagne ; et
ils croient que, dans la petite société du mari et de la femme, ainsi
que dans la grande société politique, l’objet de la démo­cratie est de
régler et de légitimer les pouvoirs nécessaires, et non de détruire
tout pouvoir.

Cette opinion n’est point particulière à un sexe et combattue par
l’autre.

Je n’ai pas remarqué que les Américaines considérassent l’autorité
conjugale com­me une usurpation heureuse de leurs droits, ni qu’elles
crussent que ce fût s’abais­ser de s’y soumettre. Il m’a semblé voir,
au contraire, qu’elles se faisaient une sorte de gloire du volontaire
abandon de leur volonté, et qu’elles mettaient leur grandeur à se
plier d’elles-mêmes au joug et non à s’y soustraire. C’est là, du
moins, le sentiment qu’expriment les plus vertueuses : les autres se
taisent, et l’on n’entend point aux États-Unis d’épouse adultère
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/104]]==
réclamer bruyamment les droits de la femme, en foulant aux pieds ses
plus saints devoirs.

On a remarqué souvent qu’en Europe un certain mépris se découvre au
milieu même des flatteries que les hommes prodiguent aux femmes : bien
que l’Européen se fasse souvent l’esclave de la femme, on voit qu’il
ne la croit jamais sincèrement son égale.

Aux États-Unis, on ne loue guère les femmes ; mais on montre chaque
jour qu’on les estime.

Les Américains font voir sans cesse une pleine confiance dans la
raison de leur compagne, et un respect profond pour sa liberté. Ils
jugent que son esprit est aussi capable que celui de l’homme de
découvrir la vérité toute nue, et son cœur assez ferme pour la suivre ;
et ils n’ont jamais cherché à mettre la vertu de l’un plus que celle
de l’autre à l’abri des préjugés, de l’ignorance ou de la peur.

Il semble qu’en Europe, où l’on se soumet si aisément à l’empire
despotique des femmes, on leur refuse cependant quelques-uns des plus
grands attributs de l’espèce humaine, et qu’on les considère comme des
êtres séduisants et incomplets ; et, ce dont on ne saurait trop
s’étonner, c’est que les femmes elles-mêmes finissent par se voir sous
le même jour, et qu’elles ne sont pas éloignées de considérer comme un
privilège la faculté qu’on

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/105]]==
leur laisse de se montrer futiles, faibles et craintives. Les
Américaines ne réclament point de semblables droits.

On dirait, d’une autre part, qu’en fait de mœurs, nous ayons accordé à
l’homme une sorte d’immunité singulière ; de telle sorte qu’il y ait
comme une vertu à son usa­ge, et une autre à celui de sa compagne ; et
que, suivant l’opinion publique, le mê­me acte puisse être
alternativement un crime ou seulement une faute.

Les Américains ne connaissent point cet inique partage des devoirs et
des droits. Chez eux, le séducteur est aussi déshonoré que sa
victime.

Il est vrai que les Américains témoignent rarement aux femmes ces
égards em­pressés dont on se plaît à les environner en Europe ; mais
ils montrent toujours, par leur conduite, qu’ils les supposent
vertueuses et délicates ; et ils ont un si grand respect pour leur
liberté morale, qu’en leur présence chacun veille avec soin sur ses
discours, de peur qu’elles ne soient forcées d’entendre un langage qui
les blesse. En Amérique, une jeune fille entreprend, seule et sans
crainte, un long voyage.

Les législateurs des États-Unis, qui ont adouci presque toutes les
dispositions du code pénal, punissent de mort le viol ; et il n’est
point de crimes que l’opinion publique poursuive avec une
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/106]]==
ardeur plus inexorable. Cela s’explique : comme les Américains ne
conçoivent rien de plus précieux que l’honneur de la femme, et rien de
si respectable que son indépendance, ils estiment qu’il n’y a pas de
châtiment trop sévère pour ceux qui les lui enlèvent malgré elle.

En France, où le même crime est frappé de peines beaucoup plus douces,
il est souvent difficile de trouver un jury qui condamne. Serait-ce
mépris de la pudeur, ou mépris de la femme ? Je ne puis m’empêcher de
croire que c’est l’un et l’autre.

Ainsi, les Américains ne croient pas que l’homme et la femme aient le
devoir ni le droit de faire les mêmes choses, mais ils montrent une
même estime pour le rôle de chacun d’eux, et ils les considèrent comme
des êtres dont la valeur est égale, quoique la destinée diffère. Ils
ne donnent point au courage de la femme la même forme ni le même
emploi qu’à celui de l’homme ; mais ils ne doutent jamais de son
courage ; et s’ils estiment que l’homme et sa compagne ne doivent pas
toujours employer leur intelligence et leur raison de la même manière,
ils jugent, du moins, que la raison de l’une est aussi assurée que
celle de l’autre, et son intelligence aussi claire.

Les Américains, qui ont laissé subsister dans la société l’infériorité
de la fem­me, l’ont donc élevée
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/107]]==
de tout leur pouvoir, dans le monde intellectuel et mo­ral, au niveau
de l’homme ; et, en ceci, ils me paraissent avoir admirablement
com­pris la vérita­ble notion du progrès démocratique.

Pour moi, je n’hésiterai pas à le dire : quoique aux États-Unis la
femme ne sorte guère du cercle domestique, et qu’elle y soit, à
certains égards, fort dépendante, nulle part sa position ne m’a semblé
plus haute ; et si, maintenant que j’approche de la fin de ce livre,
où j’ai montré tant de choses considérables faites par les Américains,
on me demandait à quoi je pense qu’il faille principalement attribuer
la prospérité singulière et la force croissante de ce peuple, je
répondrais que c’est à la supériorité de ses femmes.

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/108]]==

{{t3|Comment l’égalité divise naturellement les Américains en une
multitude de petites sociétés particulières |CHAPITRE XIII.}}



On serait porté à croire que la conséquence dernière et l’effet
nécessaire des insti­tutions démocratiques est de confondre les
citoyens dans la vie privée aussi bien que dans la vie publique, et de
les forcer tous à mener une existence commune.

C’est comprendre sous une forme bien grossière et bien tyrannique
l’égalité que la démocratie fait naître.

Il n’y a point d’état social ni de lois qui puissent rendre les hommes
tellement semblables,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/109]]==
que l’éducation, la fortune et les goûts ne mettent entre eux quelque
diffé­rence, et, si des hommes différents peuvent trouver quelquefois
leur intérêt à faire, en commun, les mêmes choses, on doit croire
qu’ils n’y trouveront jamais leur plaisir. Ils échapperont donc
toujours, quoi qu’on fasse, à la main du législateur ; et, se dérobant
par quelque endroit du cercle où l’on cherche à les renfermer, ils
établiront, à côté de la grande société politique, de petites sociétés
privées, dont la similitude des condi­tions, des habitudes et des
mœurs sera le lien.

Aux États-Unis, les citoyens n’ont aucune prééminence les uns sur les
autres ; ils ne se doivent réciproquement ni obéissance ni respect ;
ils administrent ensemble la justice et gouvernent l’État, et en
général ils se réunissent tous pour traiter les affaires qui influent
sur la destinée commune ; mais je n’ai jamais ouï dire qu’on prétendît
les amener à se divertir tous de la même manière, ni a se réjouir
confusément dans les mêmes lieux.

Les Américains, qui se mêlent si aisément dans l’enceinte des
assemblées politi­ques et des tribunaux, se divisent, au contraire,
avec grand soin, en petites associa­tions fort distinctes, pour goûter
à part les jouissances de la vie privée. Chacun d’eux reconnaît
volontiers tous ses concitoyens pour ses égaux, mais il n’en reçoit
jamais
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/110]]==
qu’un très petit nombre parmi ses amis et ses hôtes.

Cela me semble très naturel. À mesure que le cercle de la société
publique s’agran­dit, il faut s’attendre à ce que la sphère des
relations privées se resserre : au lieu d’imaginer que les citoyens
des sociétés nouvelles vont finir par vivre en commun, je crains bien
qu’ils n’arrivent enfin à ne plus former que de très petites coteries.

Chez les peuples aristocratiques, les différentes classes sont comme
de vastes enceintes, d’où l’on ne peut sortir et où l’on ne saurait
entrer. Les classes ne se com­mu­niquent point entre elles ; mais,
dans l’intérieur de chacune d’elles, les hommes se pratiquent
forcément tous les jours. Lors même que naturellement ils ne se
convien­draient point, la convenance générale d’une même condition les
rapproche.

Mais, lorsque ni la loi ni la coutume ne se chargent d’établir des
relations fré­quen­tes et habituelles entre certains hommes, la
ressemblance accidentelle des opinions et des penchants en déci­de ;
ce qui varie les sociétés particulières à l’infini.

Dans les démocraties, où les citoyens ne diffèrent jamais beaucoup les
uns les autres, et se trouvent naturellement si proches qu’à chaque
instant il peut leur arriver de se confondre tous dans une masse
commune, il se crée une {{tiret|multi|tude}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/111]]==
{{tiret2|multi|tude}} de classifi­cations artificielles et arbitraires
à l’aide desquelles chacun cherche à se mettre à l’écart, de peur
d’être entraîné malgré soi dans la foule.

Il ne saurait jamais manquer d’en être ainsi ; car on peut changer les
institutions humaines, mais non l’homme : quel que soit l’effort
général d’une société pour rendre les citoyens égaux et semblables,
l’orgueil particulier des individus cherchera toujours à échapper au
niveau, et voudra former quelque part une inégalité dont il profite.

Dans les aristocraties, les hommes sont séparés les uns des autres par
de hautes barrières immobiles ; dans les démocraties, ils sont divisés
par une multitude de petits fils presque invisibles, qu’on brise à
tout moment et qu’on change sans cesse de place.

Ainsi, quels que soient les progrès de l’égalité, il se formera
toujours chez les peu­ples démocratiques un grand nombre de petites
associations privées au milieu de la grande société politique. Mais
aucune d’elles ne ressemblera, par les manières, à la classe
supérieure qui dirige les aristocraties.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/112]]==


{{t3|Quelques réflexions sur les manières américaines |CHAPITRE XIV.}}



Il n’y a rien, au premier abord, qui semble moins important que la
forme exté­rieure des actions humaines, et il n’y a rien à quoi les
hommes attachent plus de prix ; ils s’accoutument à tout, excepté à
vivre dans une société qui n’a pas leurs manières. L’influence
qu’exerce l’état social et politique sur les manières vaut donc la
peine d’être sérieusement exa­minée.

Les manières sortent, en général, du fond même des mœurs ; et, de
plus, elles résultent quelquefois d’une convention arbitraire, entre
certains
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/113]]==
hommes. Elles sont en même temps naturelles et acquises.

Quand des hommes s’aperçoivent qu’ils sont les premiers sans
contestation et sans peine ; qu’ils ont chaque jour sous les yeux de
grands objets dont ils s’occupent, lais­sant à d’autres les détails,
et qu’ils vivent au sein d’une richesse qu’ils n’ont pas acquise et
qu’ils ne craignent pas de perdre, on conçoit qu’ils éprouvent une
sorte de dé­dain superbe pour les petits intérêts et les soins
matériels de la vie, et qu’ils aient dans la pensée une grandeur
naturelle que les paroles et les manières révèlent.

Dans les pays démocratiques, les manières ont d’ordinaire peu de
grandeur, parce que la vie privée y est fort petite. Elles sont
souvent vulgaires, parce que la pensée n’y a que peu d’occasions de
s’y élever au-delà de la préoccupation des intérêts domes­tiques.

La véritable dignité des manières consiste à se montrer toujours a sa
place, ni plus haut, ni plus bas ; cela est à la portée du paysan
comme du prince. Dans les démo­craties, toutes les places paraissent
douteuses ; d’où il arrive que les manières, qui y sont souvent
orgueilleuses, y sont rarement dignes. De plus, elles ne sont jamais
ni bien réglées ni bien savantes.

Les hommes qui vivent dans les démocraties
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/114]]==
sont trop mobiles pour qu’un certain nombre d’entre eux parviennent à
établir un code de savoir-vivre et puissent tenir la main à ce qu’on
le suive. Chacun y agit donc à peu près à sa guise, et il y règne
toujours une certaine incohérence dans les manières, parce qu’elles se
conforment aux sentiments et aux idées individuelles de chacun, plutôt
qu’à un modèle idéal donné d’avance à l’imitation de tous.

Toutefois, ceci est bien plus sensible au moment où l’aristocratie
vient de tomber que lorsqu’elle est depuis longtemps détruite.

Les institutions politiques nouvelles et les nouvelles mœurs
réunissent alors dans les mêmes lieux et forcent souvent de vivre en
commun des hommes que l’éducation et les habitudes rendent encore
prodigieusement dissemblables ; ce qui fait ressortir à tout moment de
grandes bigarrures. On se souvient encore qu’il a existé un code
précis de la politesse ; mais on ne sait déjà plus ni ce qu’il
contient ni où il se trouve. Les hommes ont perdu la loi commune des
manières, et ils n’ont pas encore pris le parti de s’en passer ; mais
chacun s’efforce de former, avec les débris des an­ciens usa­ges, une
certaine règle arbitraire et changeante ; de telle sorte que les
ma­nières n’ont ni la régularité ni la grandeur qu’elles font souvent
voir chez les peuples aristocratiques, ni le
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/115]]==
tour simple et libre qu’on leur remarque quelquefois dans la
démocratie ; elles sont tout à la fois gênées et sans gêne.

Ce n’est pas là l’état normal.

Quand l’égalité est complète et ancienne, tous les hommes, ayant à peu
près les mêmes idées et faisant à peu près les mêmes choses, n’ont pas
besoin de s’entendre ni de se copier pour agir et parler de la même
sorte ; on voit sans cesse une multitude de petites dissemblances dans
leurs manières ; on n’y aperçoit pas de grandes différences. Ils ne
se ressemblent jamais parfaitement, parce qu’ils n’ont pas le même
modèle ; ils ne sont jamais fort dissemblables, parce qu’ils ont la
même condition. Au premier abord, on dirait que les manières de tous
les Américains sont exactement pareilles. Ce n’est qu’en les
considérant de fort près, qu’on aperçoit les particularités par où
tous diffèrent.

Les Anglais se sont fort égayés aux dépens des manières américaines ;
et, ce qu’il y a de particulier, c’est que la plupart de ceux qui nous
en ont fait un si plaisant tableau appartenaient aux classes moyennes
d’Angleterre, auxquelles ce même tableau est fort applicable. De
telle sorte que ces impitoyables détracteurs présentent d’ordi­naire
l’exemple de ce qu’ils blâment aux États-Unis ; ils ne s’aperçoi­vent
pas qu’ils se raillent eux-mêmes,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/116]]==
pour la grande joie de l’aristocratie de leur pays.

Rien ne fait plus de tort à la démocratie que la forme extérieure de
ses mœurs. Bien des gens s’accommoderaient volontiers de ses vices,
qui ne peuvent supporter ses manières.

Je ne saurais admettre, cependant, qu’il n’y ait rien à louer dans les
manières des peuples démocratiques.

Chez les nations aristocratiques, tous ceux qui avoisinent la première
classe s’efforcent d’ordinaire de lui ressembler, ce qui produit des
imitations très ridicules et fort plates. Si les peuples
démocratiques ne possèdent point chez eux le modèle des grandes
manières, ils échappent du moins à l’obligation d’en voir tous les
jours de méchantes copies.

Dans les démocraties, les manières ne sont jamais si raffinées que
chez les peu­ples aristocratiques ; mais jamais non plus elles ne se
montrent si grossières. On n’y entend ni les gros mots de la
populace, ni les expressions nobles et choisies des grands seigneurs.
Il y a souvent de la trivialité dans les mœurs, mais point de
brutalité ni de bassesse.

J’ai dit que dans les démocraties il ne saurait se former un code
précis en fait de savoir-vivre. Ceci a son inconvénient et ses
avantages. Dans
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/117]]==
les aristocraties, les règles de la bienséance imposent à chacun la
même apparence ; elles rendent tous les membres de la même classe
semblables, en dépit de leurs penchants particuliers ; elles parent le
naturel et le cachent. Chez les peuples démocratiques, les manières
ne sont ni aussi savantes ni aussi régulières ; mais elles sont
souvent plus sincères. Elles forment comme un voile léger et mal
tissu, à travers lequel les sentiments véritables et les idées
individuelles de chaque homme se laissent aisément voir. La forme et
le fond des actions humaines s’y rencontrent donc souvent dans un
rapport intime, et, si le grand tableau de l’humanité est moins orné,
il est plus vrai. Et c’est ainsi que, dans un sens, on peut dire que
l’effet de la démocratie n’est point précisément de donner aux hommes
certaines manières, mais d’empêcher qu’ils n’aient des manières.

On peut quelquefois retrouver dans une démocratie des sentiments, des
passions, des vertus et des vices de l’aristocratie, mais non ses
manières. Celles-ci se perdent et disparaissent sans retour, quand la
révolution démocratique est complète.

Il semble qu’il n’y a rien de plus durable que les manières d’une
classe aristo­cratique ; car elle les conserve encore quelque temps
après avoir perdu ses biens et son pouvoir ; ni de si fragile, car à
peine ont-elles disparu, qu’on n’en retrouve plus la
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/118]]==
trace, et qu’il est difficile de dire ce qu’elles étaient du moment
qu’elles ne sont plus. Un changement dans l’état social opère ce
prodige ; quelques générations y suffisent.

Les traits principaux de l’aristocratie restent gravés dans
l’histoire, lorsque l’aristo­cratie est détruite, mais les formes
délicates et légères de ses mœurs disparaissent de la mémoire des
hommes, presque aussitôt après sa chute. Ils ne sauraient les
conce­voir dès qu’ils ne les ont plus sous les yeux. Elles leur
échappent sans qu’ils le voient ni qu’ils le sentent. Car, pour
éprouver cette espèce de plaisir raffiné que procurent la distinction
et le choix des manières, il faut que l’habitude et l’éducation y
aient préparé le cœur, et l’on en Perd aisément le goût avec l’usage,

Ainsi, non seulement les peuples démocratiques ne sauraient avoir les
manières de l’aristocratie, mais ils ne les conçoivent ni ne les
désirent ; ils ne les imaginent point, elles sont, pour eux, comme si
elles n’avaient jamais été.

Il ne faut pas attacher trop d’importance à cette perte ; mais il est
permis de la regretter,

Je sais qu’il est arrivé plus d’une fois que les mêmes hommes ont eu
des mœurs très distinguées et des sentiments très vulgaires :
l’intérieur des cours a fait assez voir que de grands dehors pouvaient
souvent cacher des cœurs fort bas. Mais, si
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/119]]==
les manières de l’aristocratie ne faisaient point la vertu, elles
ornaient quelquefois la vertu même. Ce n’était point un spectacle
ordinaire que celui d’une classe nombreuse et puissante, où tous les
actes extérieurs de la vie semblaient révéler à chaque instant la
hauteur naturelle des sentiments et des pensées, la délicatesse et la
régularité des goûts, l’urbanité des mœurs.

Les manières de l’aristocratie donnaient de belles illusions sur la
nature humaine ; et, quoique le tableau fût souvent menteur, on
éprouvait un noble plaisir à le regar­der.


==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/120]]==


{{t3|De la gravité des américains et pourquoi elle ne les empêche pas
de faire souvent des choses inconsidérées |CHAPITRE XV.}}



Les hommes qui vivent dans les pays démocratiques ne prisent point ces
sortes de divertissements naïfs, turbulents et grossiers auxquels le
peuple se livre dans les aristocraties : ils les trouvent puérils ou
insipides. Ils ne montrent guère plus de goût pour les amusements
intellectuels et raffinés des classes aristocratiques ; il leur faut
quelque chose de productif et de substantiel dans leurs plaisirs, et
ils veulent mêler des jouissances à leur joie.

Dans les sociétés aristocratiques, le peuple {{tiret|s’a|bandonne}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/121]]==
{{tiret2|s’a|bandonne}} volontiers aux élans d’une gaieté tumultueuse
et bruyante qui l’arrache tout à coup à la contemplation de ses
misères ; les habitants des démocraties n’aiment point à se sentir
ainsi tirés violem­ment hors d’eux-mêmes, et c’est toujours à regret
qu’ils se perdent de vue. À ces transports frivoles, ils préfèrent
des délassements graves et silencieux qui ressemblent à des affaires
et ne les fassent point entièrement oublier.

Il y a tel Américain qui, au lieu d’aller dans ses moments de loisir
danser joyeuse­ment sur la place publique, ainsi que les gens de sa
profession continuent à le faire dans une grande partie de l’Europe,
se retire seul au fond de sa demeure pour y boire. Cet homme jouit à
la fois de deux plaisirs : il songe à son négoce, et il s’enivre
décemment en famille.

Je croyais que les Anglais formaient la nation la plus sérieuse qui
fût sur la terre, mais j’ai vu les Américains, et j’ai changé
d’opinion.

Je ne veux pas dire que le tempérament ne soit pas pour beaucoup dans
le carac­tère des habitants des États-Unis. je pense, toutefois, que
les institutions politi­ques y contribuent plus encore.

Je crois que la gravité des Américains naît en partie de leur orgueil.
Dans les pays démocratiques, le pauvre lui-même a une haute idée de sa
valeur personnelle. Il se contemple avec {{tiret|complai|sance}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/122]]==
{{tiret2|complai|sance}} et croit volontiers que les autres le
regardent. Dans cette disposition, il veille avec soin sur ses
paroles et sur ses ac­tes, et ne se livre point, de peur de découvrir
ce qui lui manque. Il se figure que, pour paraître digne, il lui faut
rester grave.

Mais j’aperçois une autre cause plus intime et plus puissante qui
produit instincti­vement chez les Américains cette gravité qui
m’étonne.

Sous le despotisme, les peuples se livrent de temps en temps aux
éclats d’une folle joie ; mais, en général, ils sont mornes et
concentrés, parce qu’ils ont peur.

Dans les monarchies absolues, que tempèrent la coutume et les mœurs,
ils font souvent voir une humeur égale et enjouée, parce que, ayant
quelque liberté et une assez grande sécurité, ils sont écartés des
soins les plus importants de la vie ; mais tous les peuples libres
sont graves, parce que leur esprit est habituellement absorbé dans la
vue de quelque projet dangereux ou difficile.

Il en est surtout ainsi chez les peuples libres qui sont constitués en
démocraties. Il se rencontre alors dans toutes les classes un nombre
infini de gens qui se préoccupent sans cesse des affaires sérieuses du
gouvernement, et ceux qui ne songent point à diriger la fortune
publique sont livrés tout entiers aux soins d’accroître leur fortune
privée. Chez un pareil peuple, la gravité n’est plus
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/123]]==
particulière à certains hommes, elle devient une habitude nationale.

On parle des petites démocraties de l’Antiquité, dont les citoyens se
rendaient sur la place publique avec des couronnes de roses, et qui
passaient presque tout leur temps en danses et en spectacles. Je ne
crois pas plus à de semblables républiques qu’à celle de Platon ; ou,
si les choses s’y passaient ainsi qu’on nous le raconte, je ne crains
pas d’affirmer que ces prétendues démocraties étaient formées
d’éléments bien différents des nôtres, et qu’elles n’avaient avec
celles-ci rien de commun que le nom.

Il ne faut pas croire, du reste, qu’au milieu de tous leurs labeurs,
les gens qui vivent dans les démocraties se jugent à plaindre : le
contraire se remarque. Il n’y a point d’hommes qui tiennent autant à
leur condition que ceux-là. Ils trouveraient la vie sans saveur, si
on les délivrait des soins qui les tourmentent, et ils se montrent
plus attachés à leurs soucis que les peuples aristocra­tiques à leurs
plaisirs.

Je me demande pourquoi les mêmes peuples démocratiques, qui sont si
graves, se conduisent quelquefois d’une manière si inconsidérée.

Les Américains, qui gardent presque toujours un maintien posé et un
air froid, se laissent néanmoins emporter souvent bien loin des
limites de
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/124]]==
la raison par une passion soudaine ou une opinion irréfléchie, et il
leur arrive de faire sérieusement des étour­deries singulières.

Ce contraste ne doit pas surprendre.

Il y a une sorte d’ignorance qui naît de l’extrême publicité. Dans
les États despo­ti­ques, les hommes ne savent comment agir, parce
qu’on ne leur dit rien ; chez les nations démocratiques, ils agissent
souvent au hasard, parce qu’on a voulu leur tout dire. Les premiers
ne savent pas, et les autres oublient. Les traits principaux de
cha­que tableau disparaissent pour eux parmi la multitude des détails.

On s’étonne de tous les propos imprudents que se permet quelquefois un
homme public dans les États libres et surtout dans les États
démocratiques, sans en être compromis ; tandis que, dans les
monarchies absolues, quelques mots qui échappent par hasard suffisent
pour le dévoiler à jamais et le perdre sans ressource.

Cela s’explique par ce qui précède. Lorsqu’on parle au milieu d’une
grande foule, beaucoup de paroles ne sont point entendues, ou sont
aussitôt effacées du souvenir de ceux qui les entendent ; mais, dans
le silence d’une multitude muette et immobile, les moindres
chuchotements frappent l’oreille.

Dans les démocraties, les hommes ne sont {{tiret|ja|mais}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/125]]==
{{tiret2|ja|mais}} fixes ; mille hasards les font sans cesse changer
de place, et il règne presque toujours le ne sais quoi d’imprévu et,
pour ainsi dire, d’improvisé dans leur vie. Aussi sont-ils souvent
forcés de faire ce qu’ils ont mal appris, de parler de ce qu’ils ne
comprennent guère, et de se livrer à des tra­vaux auxquels un long
apprentissage ne les a pas prépares.

Dans les aristocraties, chacun n’a qu’un seul but qu’il poursuit sans
cesse ; mais, chez les peuples démocratiques, l’existence de l’homme
est plus compliquée ; il est rare que le même esprit n’y embrasse
point plusieurs objets à la fois, et souvent des objets fort étrangers
les uns aux autres. Comme il ne peut les bien connaître tous, il se
satisfait aisément de notions imparfaites.

Quand l’habitant des démocraties n’est pas presse par ses besoins, il
l’est du moins par ses désirs ; car, parmi tous les biens qui
l’environnent, il n’en voit aucun qui soit entièrement hors de sa
portée. Il fait donc toutes choses à la hâte, se contente
d’à-peu-près, et ne s’arrête jamais qu’un moment pour considérer
chacun de ses actes.

Sa curiosité est tout à la fois insatiable et satisfaite à peu de
frais ; car il tient à savoir vite beaucoup, plutôt qu’à bien savoir.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/126]]==

Il n’a guère le temps, et il perd bientôt le goût d’approfondir.

Ainsi donc, les peuples démocratiques sont graves, parce que leur état
social et politique les porte sans cesse à s’occuper de choses
sérieuses ; et ils agissent incon­sidérément parce qu’ils ne donnent
que peu de temps et d’attention à chacune de ces choses.

L’habitude de l’inattention doit être considérée comme le plus grand
vice de l’esprit démocratique.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/127]]==

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/128]]==


{{t3|Pourquoi la vanité nationale des Américains est plus inquiète et
plus querelleuse que celle des anglais |CHAPITRE XVI.}}



Tous les peuples libres se montrent glorieux d’eux-mêmes ; mais
l’orgueil national ne se manifeste pas chez tous de la même manière.

Les Américains, dans leurs rapports avec les étrangers, paraissent
impatients de la moindre censure et insatiables de louanges. Le plus
mince éloge leur agrée, et le plus grand suffit rarement à les
satisfaire ; ils vous harcèlent à tout moment pour obtenir de vous
d’être loués ; et, si vous résistez à leurs instances, ils se louent
eux-mêmes. On dirait que, doutant de leur propre mérite, ils
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/129]]==
veulent à chaque instant en avoir le tableau sous leurs yeux. Leur
vanité n’est pas seulement avide, elle est inquiète et envieuse. Elle
n’accorde rien en demandant sans cesse. Elle est quêteuse et
querel­leuse à la fois.

Je dis à un Américain que le pays qu’il habite est beau ; il réplique
: « Il est vrai, il n’y en a pas de pareil au monde ! » J’admire la
liberté dont jouissent les habitants, et il me répond : « C’est un don
précieux que la liberté ! mais il y a bien peu de peuples qui soient
dignes d’en jouir. » Je remarque la pureté de mœurs qui règne aux
États-Unis : « Je conçois, dit-il, qu’un étranger, qui a été frappé de
la corruption qui se fait voir chez toutes les autres nations, soit
étonné à ce spectacle. » Je l’abandonne enfin à la contemplation de
lui-même ; mais il revient à moi et ne me quitte point qu’il ne soit
parvenu à me faire répéter ce que je viens de lui dire. On ne saurait
imaginer de patriotisme plus incommode et plus bavard. Il fatigue
ceux même qui l’honorent.

Il n’en est point ainsi des Anglais. L’Anglais jouit tranquillement
des avantages réels ou imaginaires qu’à ses yeux son pays possède.
S’il n’accorde rien aux autres nations, il ne demande rien non plus
pour la sienne. Le blâme des étrangers ne l’émeut point et leur
louange ne le flatte guère. Il se tient vis-à-vis du monde entier
dans
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/130]]==
une réserve pleine de dédain et d’ignorance. Son orgueil n’a pas
besoin d’aliment ; il vit sur lui-même.

Que deux peuples sortis depuis peu d’une même souche se montrent si
opposés l’un à l’autre, dans la manière de sentir et de parler, cela
est remarquable.

Dans les pays aristocratiques, les grands possèdent d’immenses
privilèges, sur lesquels leur orgueil se repose, sans chercher à se
nourrir des menus avantages qui s’y rapportent. Ces privilèges leur
étant arrivés par héritage, ils les considèrent, en quelque sorte,
comme une partie d’eux-mêmes, ou du moins comme un droit naturel et
inhérent à leur personne. Ils ont donc un sentiment paisible de leur
supériorité ; ils ne songent point à vanter des prérogatives que
chacun aperçoit et que personne ne leur dénie. Ils ne s’en étonnent
point assez pour en parler. Ils restent immobiles au milieu de leur
grandeur solitaire, sûrs que tout le monde les y voit sans qu’ils
cherchent à s’y mon­trer, et que nul n’entreprendra de les en faire
sortir.

Quand une aristocratie conduit les affaires publiques, son orgueil
national prend naturellement cette forme réservée, insouciante et
hautaine, et toutes les autres classes de la nation l’imitent.

Lorsque au contraire les conditions diffèrent
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/131]]==
peu, les moindres avantages ont de l’importance. Comme chacun voit
autour de soi un million de gens qui en possèdent de tout semblables
ou d’analogues, l’orgueil devient exigeant et jaloux ; il s’attache à
des misères et les défend opiniâtrement.

Dans les démocraties, les conditions étant fort mobiles, les hommes
ont presque toujours récemment acquis les avantages qu’ils possèdent ;
ce qui fait qu’ils sentent un plaisir infini à les exposer aux
regards, pour montrer aux autres et se témoigner à eux-mêmes qu’ils en
jouissent ; et comme, à chaque instant, il peut arriver que ces
avanta­ges leur échappent, ils sont sans cesse en alarmes et
s’efforcent de faire voir qu’ils les tiennent encore. Les hommes qui
vivent dans les démocraties aiment leur pays de la même manière qu’ils
s’aiment eux-mêmes, et ils transportent les habitudes de leur vanité
privée dans leur vanité nationale.

La vanité inquiète et insatiable des peuples démocratiques tient
tellement à l’éga­lité et à la fragilité des conditions, que les
membres de la plus fière noblesse mon­­trent absolument la même
passion dans les petites portions de leur existence où il y a quelque
chose d’instable et de contesté.

Une classe aristocratique diffère toujours profondément des autres
classes de la nation
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/132]]==
par l’étendue et la perpétuité des prérogatives ; mais il arrive
quelquefois que plusieurs de ses membres ne diffèrent entre eux que
par de petits avantages fugitifs qu’ils peuvent perdre et acquérir
tous les jours.

On a vu les membres d’une puissante aristocratie, réunis dans une
capitale ou dans une cour, s’y disputer avec acharnement les
privilèges frivoles qui dépendent du caprice de la mode ou de la
volonté du maître. Ils montraient alors précisément les uns envers
les autres les mêmes jalousies puériles qui animent les hommes des
démocraties, la même ardeur pour s’emparer des moindres avantages que
leurs égaux leur contestaient, et le même besoin d’exposer à tous les
regards ceux dont ils avaient la jouissance.

Si les courtisans s’avisaient jamais d’avoir de l’orgueil national, je
ne doute pas qu’ils n’en fissent voir un tout pareil à celui des
peuples démocratiques.

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/133]]==

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/134]]==
{{t3|Comment l’aspect de la société, aux États-Unis, est tout à la
fois agité et monotone |CHAPITRE XVII.}}

Il semble que rien ne soit plus propre à exciter et à nourrir la
curiosité que l’aspect des États-Unis. Les fortunes, les idées, les
lois y varient sans cesse. On dirait que l’immobile nature elle-même
est mobile, tant elle se transforme chaque jour sous la main de
l’homme.

À la longue cependant la vue de cette société si agitée paraît
monotone et, après avoir contemplé quelque temps ce tableau si
mouvant, le spectateur s’ennuie.

Chez les peuples aristocratiques, chaque homme
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/135]]==
est à peu près fixe dans sa sphè­re ; mais les hommes sont
prodigieusement dissemblables ; ils ont des passions, des idées, des
habitudes et des goûts essentiellement divers. Rien n’y remue, tout y
diffère.

Dans les démocraties, au contraire, tous les hommes sont semblables et
font des choses à peu près semblables. Ils sont sujets, il est vrai,
à de grandes et continuelles vicissitudes ; mais, comme les mêmes
succès et les mêmes revers reviennent continu­el­lement, le nom des
acteurs seul est différent, la pièce est la même. L’aspect de la
société américaine est agité, parce que les hommes et les choses
changent constam­ment ; et il est monotone, parce que tous les
changements sont pareils.

Les hommes qui vivent dans les temps démocratiques ont beaucoup de
passions ; mais la plupart de leurs Passions aboutissent à l’amour des
richesses ou en sortent. Cela ne vient pas de ce que leurs âmes sont
plus petites, mais de ce que l’importance de l’argent est alors
réellement plus grande.

Quand les concitoyens sont tous indépendants et indifférents, ce n’est
qu’en payant qu’on peut obtenir le concours de chacun d’eux ; ce qui
multiplie à l’infini l’usage de la richesse et en accroît le prix.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/136]]==

Le prestige qui s’attachait aux choses anciennes ayant disparu, la
naissance, l’état, la profession ne distinguent plus les hommes, ou
les distinguent à peine ; il ne reste plus guère que l’argent qui crée
des différences très visibles entre eux et qui puisse en mettre
quelques-uns hors de pair. La distinction qui naît de la richesse
s’augmente de la disparition et de la diminution de toutes les autres.

Chez les peuples aristocratiques, l’argent ne mène qu’à quelques
points seulement de la vaste circonférence des désirs ; dans les
démocraties, il semble qu’il conduise à tous.

On retrouve donc d’ordinaire l’amour des richesses, comme principal ou
acces­soire, au fond des actions des Américains ; ce qui donne à
toutes leurs passions un air de famille, et ne tarde point à en rendre
fatigant le tableau.

Ce retour perpétuel de la même passion est monotone ; les procédés
particuliers que cette passion emploie pour se satisfaire le sont
également.

Dans une démocratie constituée et paisible, comme celle des
États-Unis, où l’on ne peut s’enrichir ni par la guerre, ni par les
emplois publics, ni par les confiscations politiques, l’amour des
richesses dirige principalement les hommes vers l’industrie. Or,
l’industrie, qui amène souvent
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/137]]==
de si grands désordres et de si grands désastres, ne saurait cependant
prospérer qu’à l’aide d’habitudes très régulières et par une longue
succession de petits actes très uniformes. Les habitudes sont
d’autant plus régulières et les actes plus uniformes que la passion
est plus vive. On peut dire que c’est la violence même de leurs
désirs qui rend les Américains si méthodiques. Elle trouble leur âme,
mais elle range leur vie.

Ce que je dis de l’Amérique s’applique du reste à presque tous les
hommes de nos jours. La variété disparaît du sein de l’espèce humaine ;
les mêmes manières d’agir, de penser et de sentir se retrouvent dans
tous les coins du monde. Cela ne vient pas seulement de ce que tous
les peuples se pratiquent davantage et se copient plus fidèlement,
mais de ce qu’en chaque pays les hommes, s’écartant de plus en plus
des idées et des sentiments particuliers à une caste, à une
profession, à une famille, arrivent simultanément à ce qui tient de
plus près à la constitution de l’homme, qui est partout la même. Ils
deviennent ainsi semblables, quoiqu’ils ne se soient pas imités. Ils
sont comme des voyageurs répandus dans une grande forêt dont tous les
chemins aboutissent à un même point. Si tous aperçoivent à la fois le
point central et dirigent de ce côté leurs pas, ils se rapprochent
insensiblement les uns des autres, sans se {{tiret|cher|cher,}}

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/138]]==
{{tiret2|cher|cher,}} sans s’apercevoir et saris se connaître, et ils
seront enfin surpris en se voyant réunis dans le même lieu. Tous les
peuples qui prennent pour objet de leurs études et de leur imitation,
non tel homme, mais l’homme lui-même, finiront par se rencontrer dans
les mêmes mœurs, comme ces voyageurs au rond-point.

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/139]]==

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/140]]==
{{t3|De l’honneur aux États-Unis et dans les sociétés
démocratiques<ref>Le mot honneur n’est pas toujours pris dans le même
sens en français.
: 1º Il signifie d’abord l’estime, la gloire, la considération qu’on
obtient de ses semblables : c’est dans ce sens qu’on dit conquérir de
l’honneur.
: 2º Honneur signifie encore l’ensemble des règles à l’aide desquelles
on obtient cette gloire, cette estime et cette considération. C’est
ainsi qu’on dit qu’un homme s’est toujours conformé strictement aux
lois de l’honneur : qu’il a forfait à l’honneur. En écrivant le
présent chapitre, j’ai toujours pris le mot honneur dans ce dernier
sens.</ref>|CHAPITRE XVIII}}

Il semble que les hommes se servent de deux méthodes fort distinctes
dans le jugement public

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/141]]==
qu’ils portent des actions de leurs semblables : tantôt ils les jugent
suivant les simples notions du juste et de l’injuste, qui sont
répandues sur toute la terre ; tantôt ils les apprécient à l’aide de
notions très particulières qui n’appartiennent qu’à un pays et à une
époque. Souvent il arrive que ces deux règles diffèrent ;
quel­quefois, elles se combattent, mais jamais elles ne se confondent
entièrement, ni ne se détruisent.

L’honneur, dans le temps de son plus grand pouvoir, régit la volonté
plus que la croyance, et les hommes, alors même qu’ils se soumettent
sans hésitation et sans mur­mure a ses commandements, sentent encore,
par une sorte d’instinct obscur, mais puissant, qu’il existe une loi
plus générale, plus ancienne et plus sainte, à laquelle ils
désobéissent quelquefois sans cesser de la connaître. Il y a des
actions qui ont été jugées à la fois honnêtes et déshonorantes. Le
refus d’un duel a souvent été dans ce cas.

Je crois qu’on peut expliquer ces phénomènes autrement que par le
caprice de certains individus et de certains peuples, ainsi qu’on l’a
fait jusqu’ici.

Le genre humain éprouve des besoins permanents et généraux, qui ont
fait naître des lois morales à l’inobservation desquelles tous les
hommes ont naturellement atta­ché, en tous
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/142]]==
lieux et en tous temps, l’idée du blâme et de la honte. Ils ont
appelé faire mai s’y soustraire, faire bien s’y soumettre.

Il s’établit de plus, dans le sein de la vaste association humaine,
des associations plus restreintes, qu’on nomme des peuples, et, au
milieu de ces derniers, d’autres plus petites encore, qu’on appelle
des classes ou des castes.

Chacune de ces associations forme comme une espèce particulière dans
le genre humain ; et, bien qu’elle ne diffère point essentiellement de
la masse des hommes, elle s’en tient quelque peu à part et éprouve des
besoins qui lui sont propres. Ce sont ces besoins spéciaux qui
modifient en quelque façon et dans certains pays la manière
d’envisager les actions humaines et l’estime qu’il convient d’en
faire.

L’intérêt général et permanent du genre humain est que les hommes ne
se tuent point les uns les autres ; mais il peut se faire que
l’intérêt particulier et momentané d’un peuple ou d’une classe soit,
dans certains cas, d’excuser et même d’honorer l’ho­mi­cide.

L’honneur n’est autre chose que cette règle particulière fondée sur un
état particu­lier, à l’aide de laquelle un peuple ou une classe
distribue le blâme ou la louange.

Il n’y a rien de plus improductif pour l’esprit
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/143]]==
humain qu’une idée abstraite. Je me hâte donc de courir vers les
faits. Un exemple va mettre en lumière ma pensée.

Je choisirai l’espèce d’honneur le plus extraordinaire qui ait jamais
paru dans le monde, et celui que nous connaissons le mieux : l’honneur
aristocratique né au sein de la société féodale. Je l’expliquerai à
l’aide de ce qui précède, et j’expliquerai ce qui précède par lui.

Je n’ai point à rechercher ici, quand et comment l’aristocratie du
Moyen Âge était née, pourquoi elle s’était si profondément séparée du
reste de la nation, ce qui avait fondé et affermi son pouvoir. Je la
trouve debout, et je cherche à comprendre pour­quoi elle considérait
la plupart des actions humaines sous un jour si particulier.

Ce qui me frappe d’abord, c’est que, dans le monde féodal, les actions
n’étaient point toujours louées ni blâmées en raison de leur valeur
intrinsèque, mais qu’il arrivait quelquefois de les priser uniquement
par rapport à celui qui en était l’auteur ou l’objet ; ce qui répugne
à la conscience générale du genre humain. Certains actes étaient donc
indifférents de la part d’un roturier, qui déshonoraient un noble ;
d’autres changeaient de caractère suivant que la personne qui en
souffrait appartenait à l’aris­tocratie ou vivait hors d’elle.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/144]]==

Quand ces différentes opinions ont pris naissance, la noblesse formait
un corps à part, au milieu du peuple, qu’elle dominait des hauteurs
inaccessibles où elle s’était retirée. Pour maintenir cette position
particulière qui faisait sa force, elle n’avait pas seulement besoin
de privilèges politiques : il lui fallait des vertus et des vices à
son usage.

Que telle vertu ou tel vice appartint à la noblesse plutôt qu’à la
roture ; que telle action fût indifférente quand elle avait un vilain
pour objet, ou condamnable quand il s’agissait d’un noble, voilà ce
qui était souvent arbitraire ; mais qu’on attachât de l’honneur ou de
la honte aux actions d’un homme suivant sa condition , c’est ce qui
résultait de la constitution même d’une société aristocratique. Cela
s’est vu, en effet, dans tous les pays qui ont eu une aristocratie.
Tant qu’il en reste un seul vestige, ces singularités se retrouvent :
débaucher une fille de couleur nuit à peine à la réputation d’un
Américain ; l’épouser le déshonore.

Dans certains cas, l’honneur féodal prescrivait la vengeance et
flétrissait le Pardon des injures ; dans d’autres, il commandait
impérieusement aux hommes de se vaincre, il ordonnait l’oubli de
soi-même. Il ne faisait point une loi de l’humanité ni de la douceur ;
mais il vantait la générosité ; il {{tiret|pri|sait}}

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/145]]==
{{tiret2|pri|sait}} la libéralité plus que la bienfaisance, il
permettait qu’on s’enrichît par le jeu, par la guerre, mais non par le
travail ; il préférait de grands crimes à de petits gains. La
cupidité le révoltait moins que l’ava­rice, la violence lui agréait
souvent, tandis que l’astuce et la trahison lui apparaissaient
toujours méprisables.

Ces notions bizarres n’étaient pas nées du caprice seul de ceux qui
les avaient conçues.

Une classe qui est parvenue à se mettre à la tête et au-dessus de
toutes les autres, et qui fait de constants efforts pour se maintenir
à ce rang suprême, doit particu­lièrement honorer les vertus qui ont
de la grandeur et de l’éclat, et qui peuvent se combiner aisément avec
l’orgueil et l’amour du pouvoir. Elle ne craint pas de déranger
l’ordre naturel de la conscience, pour placer ces vertus-là avant
toutes les autres. On conçoit même qu’elle élève volontiers certains
vices audacieux et brillants, au-dessus des vertus paisibles et
modestes. Elle y est en quelque sorte contrainte par sa condition.

En avant de toutes les vertus et à la place d’un grand nombre d’entre
elles, les nobles du Moyen Age mettaient le courage militaire.

C’était encore là une opinion singulière qui naissait forcément de la
singularité de l’état social.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/146]]==

L’aristocratie féodale était née par la guerre et pour la guerre ;
elle avait trouvé dans les armes son pouvoir et elle le maintenait par
les armes ; rien ne lui était donc plus nécessaire que le courage
militaire ; et il était naturel qu’elle le glorifiât par-des­sus tout
le reste. Tout ce qui le manifestait au-dehors, fût-ce même aux
dépens de la raison et de l’humanité, était donc approuvé et souvent
commandé par elle. La fan­taisie des hommes ne se retrouvait que dans
le détail.

Qu’un homme regardât comme une injure énorme de recevoir un coup sur
la joue et fût obligé de tuer dans un combat singulier celui qui
l’avait ainsi légèrement frappé, voilà l’arbitraire ; mais qu’un noble
ne pût recevoir paisiblement une injure et fût déshonoré s’il se
laissait frapper sans combattre, ceci ressortait des principes mêmes
et des besoins d’une aristocratie militaire.

Il était donc vrai, jusqu’à un certain point, de dire que l’honneur
avait des allures capricieuses ; mais les caprices de l’honneur
étaient toujours renfermés dans de certaines limites nécessaires.
Cette règle particulière, appelée par nos pères l’hon­neur, est si
loin de me paraître une loi arbitraire, que je m’engagerais sans peine
à rattacher à un petit nombre de besoins fixes et invariables des
sociétés féodales ses prescriptions les plus incohérentes et les plus
bizarres.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/147]]==

Si je suivais l’honneur féodal dans le champ de la politique, je
n’aurais pas plus de peine à y expliquer ses démarches.

L’état social et les institutions politiques du Moyen Âge étaient tels
que le pouvoir national n’y gouvernait jamais directement les
citoyens. Celui-ci n’existait pour ainsi dire pas à leurs yeux ;
chacun ne connaissait qu’un certain homme auquel il était obligé
d’obéir. C’est par celui-là que, sans le savoir, on tenait à tous les
autres.

Dans les sociétés féodales, tout l’ordre public roulait donc sur le
sentiment de fidélité à la personne même du seigneur. Cela détruit,
on tombait aussitôt dans l’anar­chie.

La fidélité au chef politique était d’ailleurs un sentiment dont tous
les membres de l’aristocratie apercevaient chaque jour le prix, car
chacun d’eux était à la fois seigneur et vassal, et avait à commander
aussi bien qu’à obéir.

Rester fidèle à son seigneur, se sacrifier pour lui au besoin,
partager sa fortune bonne ou mauvaise, l’aider dans ses entreprises
quelles qu’elles fussent, telles furent les premières prescriptions de
l’honneur féodal en matière politique. La trahison du vassal fut
condamnée par l’opinion avec une rigueur extraordinaire. On créa un
nom particulièrement infamant pour elle, on l’appela félonie.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/148]]==

On ne trouve, au contraire, dans le Moyen Age, que peu de traces d’une
passion qui a fait la vie des sociétés antiques. Je veux parler du
patriotisme. Le nom même du patriotisme n’est point ancien dans notre
idiome<ref>Le mot patrie lui-même ne se rencontre dans les auteurs
français qu’à partir du XVI, siècle.</ref>.

Les institutions féodales dérobaient la patrie aux regards ; elles en
rendaient l’amour moins nécessaire. Elles faisaient oublier la nation
en passionnant pour un hom­­me. Aussi ne voit-on pas que l’honneur
féodal ait jamais fait une loi étroite de rester fidèle à son pays.

Ce n’est pas que l’amour de la patrie n’existât point dans le cœur de
nos pères ; mais il n’y formait qu’une sorte d’instinct faible et
obscur, qui est devenu plus clair et plus fort, à mesure qu’on a
détruit les classes et centralisé le pouvoir.

Ceci se voit bien par les jugements contraires que portent les peuples
d’Europe sur les différents faits de leur histoire, suivant la
génération qui les juge. Ce qui désho­norait principalement le
connétable de Bourbon aux yeux de ses contempo­rains, c’est qu’il
portait les armes contre son roi ; ce qui le déshonore le plus à nos
yeux, c’est qu’il faisait la guerre à son pays. Nous les flétrissons
autant que nos aïeux, mais par d’autres raisons.

J’ai choisi pour éclaircir ma pensée l’honneur
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/149]]==
féodal, parce que l’honneur féodal a des traits plus marqués et mieux
qu’aucun autre ; j’aurais pu prendre mon exemple ailleurs, je serais
arrivé au même but par un autre chemin.

Quoique nous connaissions moins bien les Romains que nos ancêtres,
nous savons cependant qu’il existait chez eux, en fait de gloire et de
déshonneur , des opinions particulières qui ne découlaient pas
seulement des notions générales du bien et du mal. Beaucoup d’actions
humaines y étaient considérées sous un jour différent, sui­vant qu’il
s’agissait d’un citoyen ou d’un étranger, d’un homme libre ou d’un
esclave ; on y glorifiait certains vices, on y avait élevé certaines
vertus par-delà toutes les autres.

« Or, était en ce temps-là, dit Plutarque dans la vie de Coriolan, la
prouesse hono­rée et prisée à Rome par-dessus toutes les autres
vertus. De quoi fait foi de ce que l’on la nommait virtus ; du nom
même de la vertu, en attribuant le nom du com­mun genre à une espèce
particulière. Tellement que “ vertu ” en latin était autant à dire
comme “ vaillance ”. » Qui ne reconnaît là le besoin particulier de
cette asso­ciation singulière qui s’était formée pour la conquête du
monde ?

Chaque nation prêtera à des observations analogues ; car, ainsi que je
l’ai dit plus haut, toutes les fois que-les hommes se rassemblent en
société
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/150]]==
particu­lière, il s’établit aussitôt parmi eux un honneur,
c’est-à-dire un ensemble d’opinions qui leur est propre sur ce qu’on
doit louer ou blâmer ; et ces règles particulières ont tou­jours leur
source dans les habitudes spéciales et les intérêts spéciaux de
l’asso­ciation.

Cela s’applique, dans une certaine mesure, aux sociétés démocratiques
comme aux autres. Nous allons en retrouver la preuve chez les
Américains<ref>Je parle ici des Américains qui habitent les pays où
l’esclavage n’existe pas. Ce ont les seuls qui puissent présenter
l’image complète d’une société démocratique.</ref>.

On rencontre encore éparses, parmi les opinions des Américains,
quelques notions détachées de l’ancien honneur aristocratique de
l’Europe. Ces opinions traditionnelles sont en très petit nombre ;
elles ont peu de racine et peu de pouvoir. C’est une religion dont on
laisse subsister quelques-uns des temples, mais à laquelle on ne croit
plus.

Au milieu de ces notions à demi effacées d’un honneur exotique,
apparaissent quelques opinions nouvelles qui constituent ce qu’on
pourrait appeler de nos jours l’honneur américain.

J’ai montré comment les Américains étaient poussés incessamment vers
le com­merce et l’industrie. Leur origine, leur état social, les
institutions politiques, le lieu même qu’ils habitent les
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/151]]==
entraîne irrésistiblement vers ce côté. Ils forment donc, quant à
présent, une association presque exclusivement industrielle et
commerçante, placée au sein d’un pays nouveau et immense qu’elle a
pour principal objet d’exploi­ter. Tel est le trait caractéristique
qui, de nos jours, distingue le plus particu­lièrement le peuple
américain de tous les autres.

Toutes les vertus paisibles qui tendent à donner une allure régulière
au corps social et à favoriser le négoce, doivent donc être
spécialement honorées chez ce peu­ple, et l’on ne saurait les négliger
sans tomber dans le mépris public.

Toutes les vertus turbulentes qui jettent souvent de l’éclat, mais
plus souvent encore du trouble dans la société, occupent au contraire
dans l’opinion de ce même peuple un rang subalterne. On peut les
négliger sans perdre l’estime de ses conci­toyens, et on s’exposerait
peut-être à la perdre en les acquérant.

Les Américains ne font pas un classement moins arbitraire parmi les
vices.

Il y a certains penchants condamnables aux yeux de la raison générale
et de la conscience universelle du genre humain, qui se trouvent être
d’accord avec les besoins particuliers et momentanés de l’association
américaine ; et elle ne les réprouve que faiblement, quelquefois elle
les
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/152]]==
loue ; je citerai particulièrement l’amour des richesses et les
penchants secondaires qui s’y rattachent. Pour défricher, féconder,
transformer ce vaste continent inhabité qui est son domaine, il faut à
l’Américain l’appui journalier d’une passion énergique ; cette passion
ne saurait être que l’amour des richesses ; la passion des richesses
n’est donc point flétrie en Amérique, et, pourvu qu’elle ne dépasse
pas les limites que l’ordre public lui assigne, on l’honore.
L’Américain appelle noble et estimable ambition ce que nos pères du
Moyen Âge nommaient cupidité ser­vile ; de même qu’il donne le nom de
fureur aveugle et barbare à l’ardeur con­quérante et à l’humeur
guerrière qui les jetaient chaque jour dans de nouveaux combats.

Aux États-Unis, les fortunes se détruisent et se relèvent sans peine.
Le pays est sans bornes et plein de ressources inépuisables. Le
peuple a tous les besoins et tous les appétits d’un être qui croît,
et, quelques efforts qu’il fasse, il est toujours environné de plus de
biens qu’il n’en peut saisir. Ce qui est à craindre chez un pareil
peuple, ce n’est pas la ruine de quelques individus, bientôt réparée,
c’est l’inactivité et la mollesse de tous. L’audace dans les
entreprises industrielles est la première cause de ses progrès
rapides, de sa force, de sa grandeur. L’industrie est pour lui
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/153]]==
comme une vaste loterie où un petit nombre d’hommes perdent chaque
jour, mais où l’État gagne sans cesse ; un semblable peuple doit donc
voir avec faveur et honorer l’audace en matière d’industrie. Or,
toute entreprise audacieuse compromet la fortune de celui qui s’y
livre et la fortune de tous ceux qui se fient à lui. Les Américains,
qui font de la témérité commerciale une sorte de vertu, ne sauraient,
en aucun cas, flétrir les téméraires.

De là vient qu’on montre, aux États-Unis, une indulgence si singulière
pour le commerçant qui fait faillite : l’honneur de celui-ci ne
souffre point d’un pareil accident. En cela, les Américains
diffèrent, non seulement des peuples européens, mais de toutes les
nations commerçantes de nos jours ; aussi ne ressemblent-ils, par leur
position et leurs besoins, à aucune d’elles.

En Amérique, on traite avec une sévérité inconnue dans le reste du
monde tous les vices qui sont de nature à altérer la pureté des mœurs
et à détruire l’union conjugale. Cela contraste étrangement, au
premier abord, avec la tolérance qu’on y montre sur d’autres points.
On est surpris de rencontrer chez le même peuple une morale si
relâchée et si austère.

Ces choses ne sont pas aussi incohérentes qu’on le suppose. L’opinion
publique, aux États-Unis,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/154]]==
ne réprime que mollement l’amour des richesses, qui sert à la
gran­deur industrielle et à la prospérité de la nation ; et elle
condamne particulièrement les mauvaises mœurs, qui distraient l’esprit
humain de la recherche du bien-être et troublent l’ordre intérieur de
la famille, si nécessaire au succès des affaires. Pour être estimés
de leurs semblables, les Américains sont donc contraints de se plier à
des habitudes régulières. C’est en ce sens qu’on Peut dire qu’ils
mettent leur honneur à être chastes.

L’honneur américain s’accorde avec l’ancien honneur de l’Europe sur un
point : il met le courage à la tête des vertus, et en fait pour
l’homme la plus grande des néces­sités morales ; mais il n’envisage
pas le courage sous le même aspect.

Aux États-Unis, la valeur guerrière est peu prisée, le courage qu’on
connaît le mieux et qu’on estime le plus est celui qui fait braver les
fureurs de l’Océan pour arri­ver plus tôt au port, supporter saris se
plaindre les misères du désert, et la solitude, plus cruelle que
toutes les misères ; le courage qui rend presque insensible au
ren­ver­sement subit d’une fortune péniblement acquise, et suggère
aussitôt de nouveaux efforts pour en construire une nouvelle. Le
courage de cette espèce est principalement nécessaire au maintien et à
la prospérité de l’association américaine, et il est
parti­cu­liè­rement honoré et glorifié par elle. On
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/155]]==
ne saurait s’en montrer prive, sans déshonneur.

Je trouve un dernier trait ; il achèvera de mettre en relief l’idée de
ce chapitre.

Dans une société démocratique, comme celle des États-Unis, où les
fortunes sont petites et mal assurées, tout le monde travaille, et le
travail mène à tout. Cela a retour­né le point d’honneur et l’a
dirigé contre l’oisiveté.

J’ai rencontré quelquefois en Amérique des gens riches, jeunes,
ennemis par tempé­rament de tout effort pénible, et qui étaient forcés
de prendre une profession. Leur nature et leur fortune leur
permettaient de rester oisifs ; l’opinion publique le leur défendait
impérieusement, et il lui fallait obéir. J’ai souvent vu, au
con­traire, chez les nations européennes où l’aristocratie lutte
encore contre le torrent qui l’entraîne, j’ai vu, dis-je, des hommes
que leurs besoins et leurs désirs aiguillonnaient sans cesse, demeurer
dans l’oisiveté pour ne point perdre l’estime de leurs égaux, et se
soumettre plus aisément à l’ennui et à la gêne qu’au travail.

Qui n’aperçoit dans ces deux obligations si contraires deux règles
différentes, qui pourtant l’une et l’autre émanent de l’honneur ?

Ce que nos pères ont appelé par excellence l’honneur n’était, à vrai
dire, qu’une de ses formes. Ils ont donné un nom générique à ce qui
n’était qu’une espèce. L’honneur se retrouve donc
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/156]]==
dans les siècles démocratiques comme dans les temps d’aristo­cratie.
Mais il ne sera pas difficile de montrer que dans ceux-là il présente
une autre physionomie.

Non seulement ses prescriptions sont différentes, nous allons voir
qu’elles sont moins nombreuses et moins claires et qu’on suit plus
mollement ses lois.

Une caste est toujours dans une situation bien plus particulière qu’un
peuple. Il n’y a rien de plus exceptionnel dans le monde qu’une
petite société toujours composée des mêmes familles, comme
l’aristocratie du Moyen Age, par exemple, et dont l’objet est de
concentrer et de retenir exclusivement et héréditairement dans son
sein la lumière, la richesse et le pouvoir.


Or, plus la position d’une société est exceptionnelle, plus ses
besoins spéciaux sont en grand nombre, et plus les notions de son
honneur, qui correspondent à ses besoins, s’accroissent.

Les prescriptions de l’honneur seront donc toujours moins nombreuses
chez un peuple qui n’est point partagé en castes, que chez un autre.
S’il vient à s’établir des nations où il soit même difficile de
retrouver des classes, l’honneur s’y bornera à un petit nombre de
préceptes, et ces préceptes s’éloigneront de moins en moins des lois
morales adoptées par le commun de l’humanité,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/157]]==

Ainsi les prescriptions de l’honneur seront moins bizarres et moins
nombreuses chez une nation démocratique que dans une aristocratie.

Elles seront aussi plus obscures ; cela résulte nécessairement de ce
qui précède.

Les traits caractéristiques de l’honneur étant en plus petit nombre et
moins sin­guliers, il doit souvent être difficile de les discerner.

Il y a d’autres raisons encore.

Chez les nations aristocratiques du Moyen Âge, les générations se
succédaient en vain les unes aux autres ; chaque famille y était comme
un homme immortel et perpétuellement immobile ; les idées n’y
variaient guère plus que les conditions.

Chaque homme y avait donc toujours devant les yeux les mêmes objets,
qu’il envisageait du même point de vue ; son oeil pénétrait peu à peu
dans les moindres détails, et sa perception ne pouvait manquer, à la
longue, de devenir claire et distincte. Ainsi, non seulement les
hommes des temps féodaux avaient des opinions fort extra­ordinaires
qui constituaient leur honneur, mais chacune de ces opinions se
peignait dans leur esprit sous une forme nette et précise.

Il ne saurait jamais en être de même dans un pays comme l’Amérique, où
tous les citoyens remuent ; où la société, se modifiant elle-même tous
les jours, change ses opinions avec ses besoins.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/158]]==
Dans un pareil pays, on entrevoit la règle de l’honneur, on a rarement
le loisir de la considérer fixement.

La société fût-elle immobile, il serait encore difficile d’y arrêter
le sens qu’on doit donner au mot honneur.

Au Moyen Âge, chaque classe ayant son honneur, la même opinion n’était
jamais admise à la fois par un très grand nombre d’hommes, ce qui
permettait de lui donner une forme arrêtée et précise ; d’autant plus
que tous ceux qui l’admettaient, ayant tous une position parfaitement
identique et fort exceptionnelle, trouvaient une disposition naturelle
à s’entendre sur les prescriptions d’une loi qui n’était faite que
pour eux seuls.

L’honneur devenait ainsi un code complet et détaillé où tout était
prévu et ordonné à l’avance, et qui présentait une règle fixe et
toujours visible aux actions humaines. Chez une nation démocratique
comme le peuple américain, où les rangs sont confon­dus et où la
société entière ne forme qu’une masse unique, dont tous les éléments
sont analogues sans être entièrement semblables, on ne saurait jamais
s’entendre à l’avance exactement sur ce qui est permis et défendu par
l’honneur.

Il existe bien, au sein de ce peuple, de certains besoins nationaux
qui font naître des opinions
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/159]]==
communes en matière d’honneur ; mais de semblables opinions ne se
présentent jamais en même temps, de la même manière et avec une égale
force, à l’es­prit de tous les citoyens ; la loi de l’honneur existe,
mais elle manque souvent d’inter­prètes.

La confusion est bien plus grande encore dans un pays démocratique
comme le nôtre, où les différentes classes qui composaient l’ancienne
société, venant à se mêler sans avoir pu encore se confondre,
importent, chaque jour, dans le sein les unes des autres, les notions
diverses et souvent contraires de leur honneur ; où chaque homme,
suivant ses caprices, abandonne une partie des opinions de ses pères
et retient l’autre ; de telle sorte qu’au milieu de tant de mesures
arbitraires, il ne saurait jamais s’établir une commune règle. Il est
presque impossible alors de dire à l’avance quelles actions seront
honorées ou flétries. Ce sont des temps misérables, mais ils ne
durent point.

Chez les nations démocratiques, l’honneur, étant mal défini, est
nécessairement moins puissant ; car il est difficile d’appliquer avec
certitude et fermeté une loi qui est imparfaitement connue. L’opinion
publique, qui est l’interprète naturel et souverain de la loi de
l’honneur, ne voyant pas distinctement de quel côté il convient de
faire pencher le blâme ou la louange, ne prononce
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/160]]==
qu’en hésitant son arrêt. Quelquefois il lui arrive de se contredire ;
souvent elle se tient immobile, et laisse faire.

La faiblesse relative de l’honneur dans les démocraties tient encore à
plusieurs autres causes.

Dans les pays aristocratiques, le même honneur n’est jamais admis que
par un certain nombre d’hommes, souvent restreint et toujours séparé
du reste de leurs sem­blables. L’honneur se mêle donc aisément et se
confond, dans l’esprit de ceux-là, avec l’idée de tout ce qui les
distingue. Il leur apparaît comme le trait distinctif de leur
physionomie ; ils en appliquent les différentes règles avec toute
l’ardeur de l’intérêt personnel, et ils mettent, si je puis m’exprimer
ainsi, de la passion à lui obéir.

Cette vérité se manifeste bien clairement quand on lit les coutumiers
du Moyen Âge, à l’article des duels judiciaires. On y voit que les
nobles étaient tenus, dans leurs querelles, de se servir de la lance
et de l’épée, tandis que les vilains usaient entre eux du bâton, «
attendu, ajoutent les coutumes, que les vilains n’ont pas d’honneur ».
Cela ne voulait pas dire, ainsi qu’on se l’imagine de nos jours, que
ces hommes fussent méprisables ; cela signifiait seulement que leurs
actions n’étaient pas jugées d’après les mêmes règles que celles de
l’aristocratie.

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/161]]==

Ce qui étonne, au premier abord, c’est que, quand l’honneur règne avec
cette pleine puissance, ses prescriptions sont en général fort
étranges, de telle sorte qu’on semble lui mieux obéir a mesure qu’il
paraît s’écarter davantage de la raison ; d’où il est quelquefois
arrivé de conclure que l’honneur était fort, à cause même de son
extravagance.

Ces deux choses ont, en effet, la même origine ; mais elles ne
découlent pas l’une de J’autre.

L’honneur est bizarre en proportion de ce qu’il représente des besoins
plus parti­culiers et ressentis par un plus petit nombre d’hommes ; et
c’est parce qu’il représente des besoins de cette espèce qu’il est
puissant. L’honneur n’est donc pas puissant parce qu’il est bizarre ;
mais il est bizarre et puissant par la même cause.

Je ferai une autre remarque.

Chez les peuples aristocratiques, tous les rangs diffèrent, mais tous
les rangs sont fixes ; chacun occupe dans sa sphère un lieu dont il ne
peut sortir, et où il vit au milieu d’autres hommes attachés autour de
lui de la même manière. Chez ces nations, nul ne peut donc espérer ou
craindre de n’être pas vu ; il ne se rencontre pas d’homme si bas
placé qui n’ait son théâtre, et qui doive échapper, par son obscurité,
au blâme ou à la louange.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/162]]==

Dans les États démocratiques, au contraire, où tous les citoyens sont
confondus dans la même foule et s’y agitent sans cesse, l’opinion
publique n’a point de prise ; son objet disparaît à chaque instant, et
lui échappe. L’honneur y sera donc toujours moins impérieux et moins
pressant ; car l’honneur n’agit qu’en vue du public, différent en cela
de la simple vertu, qui vit sur elle-même et se satisfait de son
témoignage.

Si le lecteur a bien saisi tout ce qui précède, il a dû comprendre
qu’il existe, entre l’inégalité des conditions et ce que nous avons
appelé l’honneur, un rapport étroit et nécessaire qui, si je ne me
trompe, n’avait point été encore clairement indiqué. Je dois donc
faire un dernier effort pour le bien mettre en lumière.

Une nation se place à part dans le genre humain. Indépendamment de
certains be­soins généraux inhérents à l’espèce humaine, elle a ses
intérêts et ses besoins parti­culiers. Il s’établit aussitôt dans son
sein en matière de blâme et de louange, de certaines opinions qui lui
sont propres et que ses citoyens appellent l’honneur.

Dans le sein de cette même nation, il vient à s’établit une caste qui,
se séparant à son tour de toutes les autres classes, contracte des
besoins particuliers, et ceux-ci, à leur tout, font naître des
opinions spéciales. L’honneur de cette caste, {{tiret|com|posé}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/163]]==
{{tiret2|com|posé}} bizarre des notions particulières de la nation et
des notions plus particulières encore de la caste, s’éloignera, autant
qu’on puisse l’imaginer, des simples et générales opi­nions des
hommes. Nous avons atteint le point extrême, redescendons.

Les rangs se mêlent, les privilèges sont abolis. Les hommes qui
composent la nation étant redevenus semblables et égaux, leurs
intérêts et leurs besoins se confondent, et l’on voit s’évanouir
successivement toutes les notions singu­lières que chaque caste
appelait l’honneur ; l’honneur ne découle plus que des besoins
particuliers de la nation elle-même ; il représente son individualité
parmi les peuples.

S’il était permis enfin de supposer que toutes les races se
confondissent et que tous les peuples du monde en vinssent à ce point
d’avoir les mêmes intérêts, les mê­mes besoins, et de ne plus se
distinguer les uns des autres par aucun trait carac­té­risti­que, on
cesserait entièrement d’attribuer une valeur conventionnelle aux
actions humai­nes ; tous les envisageraient sous le même jour ; les
besoins généraux de l’huma­nité, que la conscience révèle à chaque
homme, seraient la commune mesure. Alors, on ne rencontrerait plus
dans ce monde que les simples et générales notions du bien et du mal,
auxquelles
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/164]]==
s’attacheraient, par un lien naturel et nécessaire, les idées de
louange ou de blâme.

Ainsi, pour renfermer enfin dans une seule formule toute ma pensée ce
sont les dissemblances et les inégalités des hommes qui ont créé
l’hon­neur ; il s’affaiblit à mesure que ces différences s’effacent et
il disparaîtrait avec elles.

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/165]]==

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/166]]==


{{t3|Pourquoi on trouve aux États-Unis tant d’ambitieux et si peu de
grandes ambitions |CHAPITRE XIX.}}



La première chose qui frappe aux États-Unis, c’est la multitude
innombrable de ceux qui cherchent à sortir de leur condition
originaire ; et la seconde, c’est le petit nombre de grandes ambitions
qui se font remarquer au milieu de ce mouvement universel de
l’ambition. Il n’y a pas d’Américains qui ne se montrent dévorés du
désir de s’élever ; mais on n’en voit presque point qui paraissent
nourrir de très vastes espérances, ni tendre fort haut. Tous veulent
acquérir sans cesse des biens, de la répu­tation, du pouvoir ; peu
envisagent en grand toutes ces choses. Et cela surprend
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/167]]==
au premier abord puisqu’on n’aperçoit rien, ni dans les mœurs, ni dans
les lois de l’Amérique, qui doive y borner les désirs et les empêcher
de prendre de tous côtés leur essor.

Il semble difficile d’attribuer à l’égalité des conditions ce
singulier état de choses ; car, au moment où cette même égalité s’est
établie parmi nous, elle y a fait éclore aussitôt des ambitions
presque sans limites. Je crois cependant que c’est principale­ment
dans l’état social et les mœurs démocratiques des Américains qu’on
doit cher­cher la cause de ce qui précède.

Toute révolution grandit l’ambition des hommes. Cela est surtout vrai
de la révo­lution qui renverse une aristocratie.

Les anciennes barrières qui séparaient la foule de la renommée et du
pouvoir, venant à s’abaisser tout à coup, il se fait un mouvement
d’ascension impétueux et uni­versel vers ces grandeurs longtemps
enviées et dont la jouissance est enfin permise. Dans cette première
exaltation du triomphe, rien ne semble impossible a personne. Non
seulement les désirs n’ont pas de bornes, mais le pouvoir de les
satisfaire n’en a presque point. Au milieu de ce renouvellement
général et soudain des coutumes et des lois, dans cette vaste
confusion de tous les hommes et de toutes les règles, les citoyens
s’élèvent et tombent avec une
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/168]]==
rapidité inouïe, et la puissance passe si vite de mains en mains, que
nul ne doit désespérer de la saisir à son tour.

Il faut bien se souvenir d’ailleurs que les gens qui détruisent une
aristocratie ont vécu sous ses lois ; ils ont vu ses splendeurs et ils
se sont laissé pénétrer, sans le savoir, par les sentiments et les
idées qu’elle avait conçus. Au moment donc où une aristocratie se
dissout, son esprit flotte encore sur la masse, et l’on conserve ses
ins­tincts longtemps après qu’on l’a vaincue.

Les ambitions se montrent donc toujours fort grandes, tant que dure la
révolution démocratique ; il en sera de même quelque temps encore
après qu’elle est finie.

Le souvenir des événements extraordinaires dont ils ont été témoins ne
s’efface point en un jour de la mémoire des hommes. Les passions que
la révolution avait suggérées ne disparaissent point avec elle. Le
sentiment de l’instabilité se perpétue au milieu de l’ordre. L’idée
de la facilité du succès survit aux étranges vicissitudes qui
l’avaient fait naître. Les désirs demeurent très vastes alors que les
moyens de les satisfaire diminuent chaque jour. Le goût des grandes
fortunes subsiste, bien que les grandes fortunes deviennent rares, et
l’on voit s’allumer de toutes parts des ambitions disproportionnées et
malheureuses
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/169]]==
qui brûlent en secret et sans fruit le cœur qui les contient.

Peu à peu cependant les dernières traces de la lutte s’effacent ; les
restes de l’aristo­cratie achèvent de disparaître. On oublie les
grands événements qui ont accompagné sa chute ; le repos succède à la
guerre, l’empire de la règle renaît au sein du monde nouveau ; les
désirs s’y proportionnent aux moyens ; les besoins, les idées et les
sentiments s’enchaînent ; les hommes achèvent de se niveler : la
société démocratique est enfin assise.

Si nous considérons un peuple démocratique parvenu à cet état
permanent et normal, il nous présentera un spectacle tout différent de
celui que nous venons de con­templer, et nous pourrons juger sans
peine que, si l’ambition devient grande tandis que les conditions
s’égalisent, elle perd ce carac­tère quand elles sont égales.

Comme les grandes fortunes sont partagées et que la science s’est
répandue, nul n’est absolument privé de lumières ni de biens ; les
privilèges et les incapacités de classes étant abolies, et les hommes
ayant brisé pour jamais les liens qui les tenaient immobiles, l’idée
du progrès s’offre à l’esprit de chacun d’eux ; l’envie de s’élever
naît à la fois dans tous les cœurs ; chaque homme veut sortir de sa
place. L’ambition est le sentiment universel.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/170]]==

Mais, si l’égalité des conditions donne à tous les citoyens quelques
ressources, elle empêche qu’aucun d’entre eux n’ait des ressources
très étendues ; ce qui renferme nécessairement les désirs dans des
limites assez étroites. Chez les peu­ples démo­cra­tiques, l’ambition
est donc ardente et continue, mais elle ne saurait viser
habituelle­ment très haut ; et la vie s’y passe d’ordinaire à
convoiter avec ardeur de petits objets qu’on voit à sa portée.

Ce qui détourne surtout les hommes des démocraties de la grande
ambition, ce n’est pas la petitesse de leur fortune, mais le violent
effort qu’ils font tous les jours pour l’améliorer. Ils contraignent
leur âme à employer toutes ses forces pour faire des choses médiocres
: ce qui ne peut manquer de borner bientôt sa vue et de circonscrire
son pouvoir. Ils pourraient être beaucoup plus pauvres et rester plus
grands.

Le petit nombre d’opulents citoyens qui se trouvent au sein d’une
démocratie ne fait point exception à cette règle. Un homme qui
s’élève par de-grés vers la richesse et le pouvoir contracte, dans ce
long travail, des habitudes de prudence et de retenue dont il ne peut
ensuite se départir. On n’élargit pas graduellement son âme comme sa
maison.

Une remarque analogue est applicable aux fils de ce même homme.
Ceux-ci sont nés, il est vrai,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/171]]==
dans une position élevée, mais leurs parents ont été humbles ; ils ont
grandi au milieu de sentiments et d’idées auxquels, plus tard, il leur
est difficile de se soustraire ; et il est à croire qu’ils hériteront
en même temps des instincts de leur père et de ses biens.

Il peut arriver, au contraire, que le plus pauvre rejeton d’une
aristocratie puissante fasse voir une ambition vaste, parce que les
opinions traditionnelles de sa race et l’esprit général de sa caste le
soutiennent encore quelque temps au-dessus de sa fortune.

Ce qui empêche aussi que les hommes des temps démocratiques ne se
livrent aisément à l’ambition des grandes choses, c’est le temps
qu’ils prévoient devoir s’écou­­ler avant qu’ils ne soient en état de
les entreprendre. « C’est un grand avantage que la qualité, a dit
Pascal, qui, dès dix-huit ou vingt ans, met un homme en passe, comme
un autre pourrait l’être à cinquante ; ce sont trente ans de gagnés
sans peine. » Ces trente ans-là manquent d’ordinaire aux ambitieux des
démocraties. L’égalité, qui laisse à chacun la faculté d’arriver a
tout, empêche qu’on ne grandisse vite.

Dans une société démocratique, comme ailleurs, il n’y a qu’un certain
nombre de grandes fortunes à faire ; et les carrières qui y mènent
étant ouvertes indistinctement à chaque citoyen,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/172]]==
il faut bien que les progrès de tous se ralentissent. Comme les
candidats paraissent à peu près pareils, et qu’il est difficile de
faire entre eux un choix sans violer le principe de l’égalité, qui est
la loi suprême des sociétés démocratiques, la première idée qui se
présente est de les faire tous marcher du même pas et de les soumettre
tous aux mêmes épreuves.

À mesure donc que les hommes deviennent plus semblables, et que le
principe de l’égalité pénètre plus paisiblement et plus profondément
dans les institutions et dans les mœurs, les règles de l’avancement
deviennent plus inflexibles, l’avancement plus lent ; la difficulté de
parvenir vite à un certain degré de grandeur s’accroît.

Par haine du privilège et par embarras du choix, on en vient à
contraindre tous les hommes, quelle que soit leur taille, à passer au
travers d’une même filière, et on les soumet tous indistinctement à
une multitude de petits exercices préliminaires, au milieu desquels
leur jeunesse se perd et leur imagination s’éteint ; de telle sorte
qu’ils désespèrent de pouvoir jamais jouir pleinement des biens qu’on
leur offre ; et, quand ils arrivent enfin à pouvoir faire des choses
extraordinaires, ils en ont perdu le goût.

À la Chine, où l’égalité des conditions est très grande et très
ancienne, un homme ne passe d’une
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/173]]==
fonction publique à une autre qu’après s’être soumis à un concours.
Cette épreuve se rencontre à chaque pas de sa carrière, et l’idée en
est si bien entrée dans les mœurs que je me souviens d’avoir lu un
roman chinois où le héros, après beau­coup de vicissitudes, touche
enfin le cœur de sa maîtresse en passant un bon examen. De grandes
ambitions respirent mal à l’aise dans une semblable atmosphère.

Ce que je dis de la politique s’étend à toutes choses ; l’égalité
produit partout les mêmes effets ; là où la loi ne se charge pas de
régler et de retarder le mouvement des hommes, la concurrence y
suffit.

Dans une société démocratique bien assise, les grandes et rapides
élévations sont donc rares ; elles forment des exceptions à la commune
règle. C’est leur singularité qui fait oublier leur petit nombre.

Les hommes des démocraties finissent par entrevoir toutes ces choses ;
ils s’aper­çoivent à la longue que le législateur ouvre devant eux un
champ sans limites, dans lequel tous peuvent aisément faire quelques
pas, mais que nul ne peut se flatter de parcourir vite. Entre eux et
le vaste et final objet de leurs désirs, ils voient une multi­tude de
petites barrières intermédiaires, qu’il leur faut franchir avec
lenteur ; cette vue fatigue d’avance leur ambition et la rebute. Ils
renoncent donc à ces {{tiret|loin|taines}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/174]]==
{{tiret2|loin|taines}} et douteuses espérances, pour chercher près
d’eux des jouissances moins hautes et plus faciles. La loi ne borne
point leur horizon, mais ils le resserrent eux-mêmes.

J’ai dit que les grandes ambitions étaient plus rares dans les siècles
démocratiques que dans les temps d’aristocratie ; j’ajoute que, quand,
malgré ces obstacles naturels, elles viennent à naître, elles ont une
autre physionomie.

Dans les aristocraties, la carrière de l’ambition est souvent étendue ;
mais ses bor­nes sont fixes. Dans les pays démocratiques, elle
s’agite d’ordinaire dans un champ étroit ; mais vient-elle à en
sortir, on dirait qu’il n’y a plus rien qui la limite. comme les
hommes y sont faibles, isolés et mouvants ; que les précédents y ont
peu d’empire et les lois peu de durée, la résistance aux nouveautés y
est molle et le corps social n’y paraît jamais fort droit, ni bien
ferme dans son assiette. De sorte que, quand les ambitieux ont une
fois la puissance en main, ils croient pouvoir tout oser ; et, quand
elle leur échappe, ils songent aussitôt à bouleverser l’État pour la
reprendre.

Cela donne à la grande ambition politique un caractère violent et
révolutionnaire, qu’il est rare de lui voir, au même degré, dans les
sociétés aristocratiques.

Une multitude de petites ambitions fort sensées, du milieu desquelles
s’élancent de loin en loin

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/175]]==
quelques grands désirs mal réglés : tel est d’ordinaire le tableau que
présentent les nations démocratiques. Une ambition proportionnée,
modérée et vaste, ne s’y rencontre guère.

J’ai montré ailleurs par quelle force secrète l’égalité faisait
prédominer, dans le cœur humain, la passion des jouissances
matérielles et l’amour exclusif du présent ; ces différents instincts
se mêlent au sentiment de l’ambition, et le teignent, pour ainsi dire,
de leurs couleurs.

Je pense que les ambitieux des démocraties se préoccupent moins que
tous les autres des intérêts et des jugements de l’avenir : le moment
actuel les occupe seul et les absorbe. Ils achèvent rapidement
beaucoup d’entreprises, plutôt qu’ils n’élèvent quelques monuments
très durables ; ils aiment le succès bien plus que la gloire. Ce
qu’ils demandent surtout des hommes, c’est l’obéissance. Ce qu’ils
veulent avant tout, c’est l’empire. Leurs mœurs sont presque toujours
restées moins hautes que leur condition ; ce qui fait qu’ils
transportent très souvent dans une fortune extraor­di­naire des goûts
très vulgaires, et qu’ils semblent ne s’être élevés au souverain
pouvoir que pour se procurer plus aisément de petits et grossiers
plai­sirs.

Je crois que de nos jours il est fort nécessaire d’épurer, de régler
et de proportion­ner le sentiment
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/176]]==
de l’ambition, mais qu’il serait très dangereux de vouloir l’appauvrir
et le comprimer outre mesure. Il faut tâcher de lui poser d’avance
des bornes extrê­mes, qu’on ne lui permettra jamais de franchir ; mais
on doit se garder de trop gêner son essor dans l’intérieur des limites
permises.

J’avoue que je redoute bien moins, pour les sociétés démocratiques,
l’audace que la médiocrité des désirs ; ce qui me semble le plus à
craindre, c’est que, au milieu des petites occupations incessantes de
la vie privée, l’ambition ne perde son élan et sa gran­deur ; que les
passions humaines ne s’y apaisent et ne s’y abaissent en même temps,
de sorte que chaque jour l’allure du corps social devienne plus
tranquille et moins haute.

Je pense donc que les chefs de ces sociétés nouvelles auraient tort de
vouloir y endormir les citoyens dans un bonheur trop uni et trop
paisible, et qu’il est bon qu’ils leur donnent quelquefois de
difficiles et de périlleuses affaires, afin d’y élever l’ambi­tion et
de lui ouvrir un théâtre.

Les moralistes se plaignent sans cesse que le vice favori de notre
époque est l’orgueil.

Cela est vrai dans un certain sens : il n’y a personne, en effet, qui
ne croie valoir mieux que son voisin et qui consente à obéir à son
supérieur ; mais cela ce très faux dans un autre ; car ce même homme,
qui ne peut supporter ni la subordination
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/177]]==
ni l’éga­lité, se méprise néanmoins lui-même à ce point qu’il ne se
croit fait que pour goûter des plaisirs vulgaires. Il s’arrête
volontiers dans de médiocres désirs sans oser aborder les hautes
entreprises : il les imagine à peine.

Loin donc de croire qu’il faille recommander à nos contemporains
l’humilité, je voudrais qu’on s’efforçât de leur donner une idée plus
vaste d’eux-mêmes et de leur espèce ; l’humilité ne leur est point
saine ; ce qui leur manque le plus, à mon avis, c’est de l’orgueil.
Je céderais volontiers plusieurs de nos petites vertus pour ce vice.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/178]]==

{{t3|De l’industrie des places chez certaines nations démocratiques
|CHAPITRE XX.}}



Aux États-Unis, dès qu’un citoyen a quelques lumières et quelques
ressources, il cherche à s’enrichir dans le commerce et l’industrie,
ou bien il achète un champ couvert de forêts et se fait pionnier.
Tout ce qu’il demande à l’État , c’est de ne point venir le troubler
dans ses labeurs et d’en assurer le fruit.

Chez la plupart des peuples européens, lorsqu’un homme commence à
sentir ses forces et à étendre ses désirs, la première idée qui se
présente à lui est d’obtenir un emploi public. Ces différents effets,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/179]]==
sortis d’une même cause, méritent que nous nous arrêtions un moment
ici pour les considérer.

Lorsque les fonctions publiques sont en petit nombre, mal rétribuées,
instables, et que, d’autre part, les carrières industrielles sont
nombreuses et productives, c’est vers l’industrie et non vers
l’administration que se dirigent de toutes Parts les nouveaux et
impatients désirs que fait naître chaque jour l’égalité.

Mais si, dans le même temps que les rangs s’égalisent, les lumières
restent incom­plètes ou les esprits timides, ou que le commerce et
l’industrie, gênés dans leur essor , n’offrent que des moyens
difficiles et lents de faire fortune, les citoyens, désespérant
d’améliorer par eux-mêmes leur sort, accourent tumultueusement vers le
chef de l’État et demandent son aide. Se mettre plus à l’aise aux
dépens du Trésor public leur paraît être, sinon la seule voie qu’ils
aient, du moins la voie la plus aisée et la mieux ouverte à tous pour
sortir d’une condition qui ne leur suffit plus : la recherche des
places devient la plus suivie de toutes les industries.

Il en doit être ainsi, surtout dans les grandes monarchies
centralisées, où le nom­bre des fonctions rétribuées est immense et
l’existence des fonctionnaires assez assu­rée, de telle sorte que
personne ne désespère d’y obtenir un emploi et
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/180]]==
d’en jouir paisiblement comme d’un patrimoine.

Je ne dirai point que ce désir universel et immodéré des fonctions
publiques est un grand mal social ; qu’il détruit, chez chaque
citoyen, l’esprit d’indépendance et répand dans tout le corps de la
nation une humeur vénale et servile ; qu’il y étouffe les vertus
viriles ; je ne ferai point observer non plus qu’une industrie de
cette espèce ne crée qu’une activité improductive et agite le pays
sans le féconder : tout cela se comprend aisément.

Mais je veux remarquer que le gouvernement qui favorise une semblable
tendance risque sa tranquillité et met sa vie même en grand péril.

Je sais que, dans un temps comme le nôtre, où l’on voit s’éteindre
graduellement l’amour et le respect qui s’attachaient jadis au
pouvoir, il peut paraître nécessaire aux gouvernants d’enchaîner plus
étroitement, par son intérêt, chaque homme, et qu’il leur semble
commode de se servir de ses passions mêmes pour le tenir dans l’ordre
et dans le silence ; mais il n’en saurait être ainsi longtemps, et ce
qui peut paraî­tre durant une certaine période une cause de force,
devient assurément à la longue un grand sujet de trouble et de
faiblesse.

Chez les peuples démocratiques comme chez tous les autres, le nombre
des emplois publics finit par avoir des bornes ; mais, chez ces mêmes
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/181]]==
peuples, le nombre des ambitieux n’en a point ; il s’accroît sans
cesse, par un mouvement graduel et irré­sis­tible, à mesure que les
conditions s’égalisent ; il ne se borne que quand les hommes manquent.

Lors donc que l’ambition n’a d’issue que vers l’administration seule,
le gouverne­ment finit nécessairement par rencontrer une opposition
permanente ; car sa tâche est de satisfaire avec des moyens limités
des désirs qui se multiplient sans limites. Il faut se bien
convaincre que, de tous les peuples du monde, le plus difficile à
contenir et à diriger, c’est un peuple de solliciteurs. Quelques
efforts que fassent ses chefs, ils ne sauraient jamais le satisfaire,
et l’on doit toujours appréhender qu’il ne renverse enfin la
Constitution du pays et ne change la face de l’État, par le seul
besoin de faire va­quer des places.

Les princes de notre temps, qui s’efforcent d’attirer vers eux seuls
tous les nou­veaux désirs que l’égalité suscite, et de les contenter,
finiront donc, si je ne me trompe, par se repentir de s’être engagés
dans une semblable entreprise ; ils découvri­ront un jour qu’ils ont
hasardé leur pouvoir en le rendant si nécessaire, et qu’il eût été
plus honnête et plus sûr d’enseigner à chacun de leurs sujets l’art de
se suffire à lui-même.

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/182]]==


{{t3|Pourquoi les grandes révolutions deviendront rares |CHAPITRE
XXI.}}



Un peuple qui a vécu pendant des siècles sous le régime des castes et
des classes ne parvient à un état social démocratique qu’à travers une
longue suite de transfor­mations plus ou moins pénibles, à l’aide de
violents efforts, et après de nombreuses vicissitudes durant
lesquelles les biens, les opinions et le pouvoir changent rapide­ment
de place.

Alors même que cette grande révolution est terminée, l’on voit encore
subsister pendant longtemps les habitudes révolutionnaires créées par
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/183]]==
elles, et de profondes agitations lui succèdent.

Comme tout ceci se passe au moment où les conditions s’égalisent, on
en conclut qu’il existe un rapport caché et un lien secret entre
l’égalité même et les révolutions, de telle sorte que l’une ne saurait
exister sans que les autres ne naissent.

Sur ce point, le raisonnement semble d’accord avec l’expérience.

Chez un peuple où les rangs sont à peu près égaux, aucun lien apparent
ne réunit les hommes et ne les tient fermes à leur place. Nul d’entre
eux n’a le droit permanent, ni le pouvoir de commander, et nul n’a
pour condition d’obéir ; mais chacun, se trou­vant pourvu de quelques
lumières et de quelques ressources, peut choisir sa voie, et marcher à
part de tous ses semblables.

Les mêmes causes qui rendent les citoyens indépendants les uns des
autres les poussent chaque jour vers de nouveaux et inquiets désirs,
et les aiguillonnent sans cesse.

Il semble donc naturel de croire que, dans une société démocratique,
les idées, les choses et les hommes doivent éternellement changer de
formes et de places, et que les siècles démocratiques seront des temps
de transformations rapides et incessantes.

Cela est-il en effet ? l’égalité des conditions porte-t-elle les
hommes d’une manière habituelle
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/184]]==
et permanente vers les révolutions ? contient-elle quelque principe
pertur­bateur qui empêche la société de s’asseoir et dispose les
citoyens à renouveler sans cesse leurs lois, leurs doctrines et leurs
mœurs ? Je ne le crois point. Le sujet est important ; je prie le
lecteur de me bien suivre.

Presque toutes les révolutions qui ont changé la face des peuples ont
été faites pour consacrer ou pour détruire l’égalité. Écartez les
causes secondaires qui ont produit les grandes agitations des hommes,
vous en arriverez presque toujours à l’inégalité. Ce sont les pauvres
qui ont voulu ravir les biens des riches, ou les riches qui ont essayé
d’enchaîner les pauvres. Si donc vous pouvez fonder un état de
société où chacun ait quelque chose à garder et peu à prendre, vous
aurez beaucoup fait pour la paix du monde.

Je n’ignore pas que, chez un grand peuple démocratique, il se
rencontre toujours des citoyens très pauvres et des citoyens très
riches ; mais les pauvres, au lieu d’y former l’immense majorité de la
nation comme cela arrive toujours dans les sociétés aristocratiques,
sont en petit nombre, et la loi ne les a pas attachés les uns aux
autres par les liens d’une misère irrémédiable et héréditaire.

Les riches, de leur côté, sont clairsemés et impuissants ; ils n’ont
point de privilè­ges qui attirent les regards ; leur richesse même,
n’étant
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/185]]==
plus incorporée à la terre et représentée par elle, est insaisissable
et comme invisible. De même qu’il n’y a plus de races de pauvres, il
n’y a plus de races de riches ; ceux-ci sortent chaque jour du sein de
la foule, et y retournent sans cesse. Ils ne forment donc point une
classe à part, qu’on puisse aisément définir et dépouiller ; et,
tenant d’ailleurs par mille fils secrets à la masse de leurs
concitoyens, le peuple ne saurait guère les frapper sans s’atteindre
lui-même. Entre ces deux extrémités de sociétés démocratiques, se
trouve une multitude innombrable d’hommes presque pareils, qui, sans
être précisément ni riches ni pauvres, possèdent assez de biens pour
désirer l’ordre, et n’en ont pas assez pour exciter l’envie.

Ceux-là sont naturellement ennemis des mouvements violents ; leur
immobilité maintient en repos tout ce qui se trouve au-dessus et
au-dessous d’eux, et assure le corps social dans son assiette.

Ce n’est pas que ceux-là mêmes soient satisfaits de leur fortune
présente, ni qu’ils ressentent de l’horreur naturelle pour une
révolution dont ils partageraient les dépouil­les sans en éprouver les
maux ; ils désirent au contraire, avec une ardeur sans égale, de
s’enrichir ; mais l’embarras est de savoir sur qui prendre. Le même
état social qui
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/186]]==
leur suggère sans cesse des désirs renferme ces désirs dans des
limites néces­saires. Il donne aux hommes plus de liberté de changer
et moins d’intérêt au change­ment.

Non seulement les hommes des démocraties ne désirent pas naturellement
les révolutions, mais ils les craignent.

Il n’y a pas de révolution qui ne menace plus ou moins la propriété
acquise. La plupart de ceux qui habitent les pays démocratiques sont
propriétaires ; ils n’ont pas seulement des propriétés, ils vivent
dans la condition où les hommes attachent à leur propriété le plus de
prix.

Si l’on considère attentivement chacune des classes dont la société se
compose, il est facile de voir qu’il n’y en a point chez lesquelles
les passions que la propriété fait naître soient plus âpres et plus
tenaces que chez les classes moyennes.

Souvent les pauvres ne se soucient guère de ce qu’ils possèdent, parce
qu’ils souf­frent beaucoup plus de ce qui leur manque qu’ils ne
jouissent du peu qu’ils ont. Les riches ont beaucoup d’autres
passions à satisfaire que celle des richesses, et, d’ailleurs, le long
et pénible usage d’une grande fortune finit quelquefois par les rendre
comme insensibles à ses douceurs.

Mais les hommes qui vivent dans une aisance également éloignée de
l’opulence et de la {{tiret|mi|sère,}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/187]]==
{{tiret2|mi|sère,}} mettent à leurs biens un prix immense. Comme ils
sont encore fort voisins de la pauvreté, ils voient de près ses
rigueurs, et ils les redoutent ; entre elle et eux, il n’y a rien
qu’un petit patrimoine sur lequel ils fixent aussitôt leurs craintes
et leurs espérances. À chaque instant, ils s’y intéressent davantage
par les soucis constants qu’il leur donne, et ils s’y attachent par
les efforts journaliers qu’ils font pour l’augmenter. L’idée d’en
céder la moindre partie leur est insuppor­table, et ils considè­rent
sa perte entière comme le dernier des malheurs. Or, c’est le nombre
de ces petits propriétaires ardents et inquiets que l’égalité des
conditions accroît sans cesse.

Ainsi, dans les sociétés démocratiques, la majorité des citoyens ne
voit pas clairement ce qu’elle pourrait gagner à une révolution, et
elle sent à chaque instant, et de mille manières, ce qu’elle pourrait
y perdre.

J’ai dit, dans un autre endroit de cet ouvrage, comment l’égalité des
conditions pous­­sait naturellement les hommes vers les carrières
industrielles et commerçantes, et com­ment elle accroissait et
diversifiait la propriété foncière ; j’ai fait voir enfin comment elle
inspirait à chaque homme un désir ardent et constant d’augmenter son
bien-être. Il n’y a rien de plus contraire aux passions
révolutionnaires que toutes ces choses.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/188]]==

Il peut se faire que par son résultat final une révolution serve
l’industrie et le commerce ; mais son premier effet sera presque
toujours de ruiner les industriels et les commerçants, parce qu’elle
ne peut manquer de changer tout d’abord l’état général de la
consommation et de renverser momentanément la proportion qui existait
entre la reproduction et les besoins.

Je ne sache rien d’ailleurs de plus opposé aux mœurs révolutionnaires
que les mœurs commerciales. Le commerce est naturellement ennemi de
toutes les passions violentes. Il aime les tempéraments, se plaît
dans les compromis, fuit avec grand soin la colère. Il est patient,
souple, insinuant, et il n’a recours aux moyens extrêmes que quand la
plus absolue nécessité l’y oblige. Le commerce rend les hommes
indépen­dants les uns des autres ; il leur donne une haute idée de
leur valeur individuelle ; il les porte à vouloir faire leurs propres
affaires, et leur apprend à y réussir ; il les dispose donc à la
liberté, mais il les éloigne des révolutions.

Dans une révolution, les possesseurs de biens mobiliers ont plus à
craindre que tous les autres ; car, d’une part, leur propriété est
souvent aisée a saisir, et, de l’autre, elle peut à tout moment
disparaître complètement ; ce qu’ont moins à redouter les
propriétaires fonciers, qui, en perdant le {{tiret|re|venu}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/189]]==
{{tiret2|re|venu}} de leurs terres, espèrent du moins garder, à
travers les vicissitudes, la terre elle-même. Aussi voit-on que les
uns sont bien plus effrayés que les autres à l’aspect des mouvements
révolutionnaires.

Les peuples sont donc moins disposés aux révolutions à mesure que,
chez eux, les biens mobiliers se multiplient et se diversifient, et
que le nombre de ceux qui les possè­dent devient plus grand,

Quelle que soit d’ailleurs la profession qu’embrassent les hommes et
le genre de biens dont ils jouissent, un trait leur est commun à tous.

Nul n’est pleinement satisfait de sa fortune présente, et tous
s’efforcent chaque jour, par mille moyens divers, de l’augmenter.
Considérez chacun d’entre eux à une époque quelconque de sa vie, et
vous le verrez préoccupé de quelques plans nouveaux dont l’objet est
d’accroître son aisance ; ne lui parlez pas des intérêts et des droits
du genre humain ; cette petite entreprise domestique absorbe pour le
moment toutes ses pensées et lui fait souhaiter de remettre les
agitations publiques à un autre temps.

Cela ne les empêche pas seulement de faire des révolutions, mais les
détourne de le vouloir. Les violentes passions politiques ont peu de
prise sur des hommes qui ont ainsi attaché toute leur
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/190]]==
âme à la poursuite du bien-être. L’ardeur qu’ils mettent aux petites
affaires les calme sur les grandes.

Il s’élève, il est vrai, de temps à autre, dans les sociétés
démocratiques, des ci­toyens entreprenants et ambitieux, dont les
immenses désirs ne peuvent se satisfaire en suivant la route commune.
Ceux-ci aiment les révolutions et les appel­lent ; mais ils ont
grand-peine à les faire naître, si des événements extraordinaires ne
viennent à leur aide.

On ne lutte point avec avantage contre l’esprit de son siècle et de
son pays ; et un homme, quelque puissant qu’on le suppose, fait
difficilement partager à ses contem­porains des sentiments et des
idées que l’ensemble de leurs désirs et de leurs senti­ments repousse.
Il ne faut donc pas croire que, quand une fois l’égalité des
conditions, devenue un fait ancien et incontesté, a imprimé aux mœurs
son caractère, les hommes se laissent aisément précipiter dans les
hasards à la suite d’un chef imprudent ou d’un hardi novateur.


Ce n’est pas qu’ils lui résistent d’une manière ouverte, à l’aide de
combinaisons savantes, ou même par un dessein prémédité de résister.
Ils ne le combattent point avec énergie, ils lui applaudissent même
quelquefois, mais ils ne le suivent point. A sa fougue, ils opposent
en secret leur inertie ; à ses instincts révolutionnaires, leurs
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/191]]==
intérêts conservateurs, leurs goûts casaniers à ses passions
aventureuses ; leur bon sens aux écarts de son génie ; à sa poésie,
leur prose. Il les soulève un moment avec mille efforts, et bientôt
ils lui échappent, et, comme entraînés par leur propre poids, ils
retombent. Il s’épuise à vouloir animer cette foule indifférente et
distraite, et il se voit enfin réduit à l’impuissance, non qu’il soit
vaincu, mais parce qu’il est seul.

Je ne prétends point que les hommes qui vivent dans les sociétés
démocratiques soient naturellement immobiles ; je pense, au contraire,
qu’il règne au sein d’une pareille société un mouvement éternel, et
que personne n’y connaît le repos ; mais je crois que les hommes s’y
agitent entre de certaines limites qu’ils ne dépassent guère. Ils
varient, altèrent ou renouvellent chaque jour les choses secondaires ;
ils ont grand soin de ne pas toucher aux principales. lis aiment le
changement ; mais ils redoutent les révolutions.

Quoique les Américains modifient ou abrogent sans cesse quelques-unes
de leurs lois, ils sont bien loin de faire voir des passions
révolutionnaires. Il est facile de découvrir, à la promptitude avec
laquelle ils s’arrêtent et se calment lorsque l’agitation publique
commence à devenir menaçante et au moment même où les passions
semblent le plus excitées,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/192]]==
qu’ils redoutent une révolution comme le plus grand des malheurs et
que chacun d’entre eux est résolu intérieurement à faire de grands
sacrifices pour l’éviter. Il n’y a pas de pays au monde où le
sentiment de la propriété se montre plus actif et plus inquiet qu’aux
États-Unis, et où la majorité témoigne moins de penchants pour les
doctrines qui menacent d’altérer d’une manière quelconque la
constitution des biens.

J’ai souvent remarqué que les théories qui sont révolutionnaires de
leur nature, en ce qu’elles ne peuvent se réaliser que par un
changement complet et quelquefois subit dans l’état de la propriété et
des personnes, sont infiniment moins en faveur aux États-Unis que dans
les grandes monarchies de l’Europe. Si quelques hommes les
profes­sent, la masse les repousse avec une sorte d’horreur
instinctive.

Je ne crains pas de dire que la plupart des maximes qu’on a coutume
d’appeler dé­mo­cratiques en France seraient proscrites par la
démocratie des États-Unis. Cela se comprend aisément. En Amérique,
on a des idées et des passions démocratiques ; en Europe, nous avons
encore des passions et des idées révolutionnaires.

Si l’Amérique éprouve jamais de grandes révolutions, elles seront
amenées par la présence des Noirs sur le sol des États-Unis :
c’est-à-dire que ce
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/193]]==
ne sera pas l’égalité des conditions, mais au contraire leur inégalité
qui les fera naître.

Lorsque les conditions sont égales, chacun s’isole volontiers en
soi-même et oublie le public. Si les législateurs des peuples
démocratiques ne cherchaient point à corriger cette funeste tendance
ou la favorisaient, dans la pensée qu’elle détourne les citoyens des
passions politiques et les écarte ainsi des révolutions, il se
pourrait qu’ils finissent eux-mêmes par produire le mal qu’ils veulent
éviter, et qu’il arrivât un moment où les passions désordonnées de
quelques hommes, s’aidant de l’égoïsme inintelligent et de la
pusillanimité du plus grand nombre, finissent par contraindre le corps
social à subir d’étranges vicissitudes.

Dans les sociétés démocratiques, il n’y a guère que de petites
minorités qui dési­rent les révolutions ; mais les minorités peuvent
quelquefois les faire.

Je ne dis donc point que les nations démocratiques soient à l’abri des
révolutions, je dis seulement que l’état social de ces nations ne les
y porte pas, mais plutôt les en éloigne. Les peuples démocratiques,
livrés à eux-mêmes, ne s’engagent point aisé­ment dans les grandes
aventures ; ils ne sont entraînés vers les révolutions qu’à leur insu,
ils les subissent quelquefois mais ils ne les font pas. Et j’ajoute
que, quand on leur a permis
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/194]]==
d’acquérir des lumières et de l’expérience, ils ne les laissent pas
faire.

Je sais bien qu’en cette matière les institutions publiques
elles-mêmes peuvent beaucoup ; elles favorisent ou contraignent les
instincts qui naissent de l’état social. Je ne soutiens donc pas, je
le répète, qu’un peuple soit à l’abri des révolutions par cela seul
que, dans son sein, les conditions sont égales ; mais le crois que,
quelles que soient les institutions d’un pareil peuple, les grandes
révolutions y seront toujours infiniment moins violentes et plus rares
qu’on ne le suppose ; et j’entrevois aisément tel état politique qui,
venant à se combiner avec l’égalité, rendrait la société plus
sta­tionnaire qu’elle ne l’a jamais été dans notre Occident.

Ce que je viens de dire des faits s’applique en partie aux idées.

Deux choses étonnent aux États-Unis : la grande mobilité de la plupart
des actions humaines et la fixité singulière de certains principes.
Les hommes remuent sans cesse, l’esprit humain semble presque
immobile.

Lorsqu’une opinion s’est une fois étendue sur le sol américain et y a
pris racine, on dirait que nul pouvoir sur la terre n’est en état de
l’extirper. Aux États-Unis, les doc­tri­nes générales en matière de
religion, de philosophie, de morale et
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/195]]==
même de politique, ne varient point, ou du moins elles ne se modifient
qu’après un travail caché et sou­vent insensible ; les plus grossiers
préjugés eux-mêmes ne s’effacent qu’avec une lenteur inconcevable au
milieu de ces frottements mille fois répétés des choses et des hommes.

J’entends dire qu’il est dans la nature et dans les habitudes des
démocraties de changer à tout moment de sentiments et de pensées.
Cela peut être vrai de petites nations démocratiques, comme celles de
l’Antiquité, qu’on réunissait tout entières sur une place publique et
qu’on agitait ensuite au gré d’un orateur. Je n’ai rien vu de
semblable dans le sein du grand peuple démocratique qui occupe les
riva­ges opposés de notre Océan. Ce qui m’a frappé aux États-Unis,
c’est la peine qu’on éprouve à désabuser la majorité d’une idée
qu’elle a conçue et de la détacher d’un homme qu’elle adopte. Les
écrits ni les discours ne sauraient guère y réussir ; l’expérience
seule en vient à bout ; quelquefois encore faut-il qu’elle se répète.

Cela étonne au premier abord ; un examen plus attentif l’explique.

Je ne crois pas qu’il soit aussi facile qu’on l’imagine de déraciner
les préjugés d’un peuple démocratique ; de changer ses croyances ; de
substituer de nouveaux principes religieux, philosophi­ques,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/196]]==
politiques et moraux, à ceux qui s’y sont une fois établis ; en un
mot, d’y faire de grandes et fréquentes révolutions dans les
intelligences. Ce n’est pas que l’esprit humain y soit oisif ; il
s’agite sans cesse ; mais il s’exerce plutôt à varier à l’infini les
conséquences des principes connus, et à en découvrir de nouvelles,
qu’à chercher de nouveaux principes. Il tourne avec agilité sur
lui-même plutôt qu’il ne s’élance en avant par un effort rapide et
direct ; il étend peu à peu sa sphère par de petits mouve­ments
continus et précipités ; il ne la déplace point tout à coup.

Des hommes égaux en droits, en éducation, en fortune, et, pour tout
dire en un mot, de condition pareille, ont nécessairement des besoins,
des habitudes et des goûts peu dissemblables. Comme ils aperçoivent
les objets sous le même aspect, leur esprit incline naturellement vers
des idées analogues, et quoique chacun d’eux puisse s’écar­ter de ses
contemporains et se faire des croyances à lui, ils finissent par se
retrouver tous, sans le savoir et sans le vouloir, dans un certain
nombre d’opinions communes.

Plus je considère attentivement les effets de l’égalité sur
l’intelligence, plus je me persuade que l’anarchie intellectuelle dont
nous sommes témoins n’est pas, ainsi que plusieurs le supposent,
l’état naturel des peuples démocratiques.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/197]]==
Je crois qu’il faut plutôt la considérer comme un accident particulier
à leur jeunesse, et qu’elle ne se montre qu’à cette époque de passage
où les hommes ont déjà brisé les antiques liens qui les attachaient
les uns aux autres, et diffèrent encore prodigieusement par
l’origi­ne, l’éducation et les mœurs ; de telle sorte que, ayant
conservé des idées, des instincts et des goûts fort divers, rien ne
les empêche plus de les produire. Les principales opinions des hommes
deviennent semblables à mesure que les conditions se ressem­blent.
Tel me paraît être le fait général et permanent ; le reste est fortuit
et passager.

Je crois qu’il arrivera rarement que, dans le sein d’une société
démocratique, un homme vienne à concevoir, d’un seul coup, un système
d’idées fort éloignées de celui qu’ont adopté ses contemporains ; et,
si un pareil novateur se présentait, j’imagine qu’il aurait d’abord
grand-peine à se faire écouter, et plus encore à se faire croire.

Lorsque les conditions sont presque pareilles, un homme ne se laisse
pas aisément persuader par un autre. Comme tous se voient de très
près, qu’ils ont appris ensemble les mêmes choses et mènent la même
vie, ils ne sont pas naturellement disposés à prendre l’un d’entre eux
pour guide et à le suivre aveuglément : on ne croit guère sur parole
son semblable ou son égal.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/198]]==

Ce n’est pas seulement la confiance dans les lumières de certains
individus qui s’affaiblit chez les nations démocratiques, ainsi que je
l’ai dit ailleurs, l’idée générale de la supériorité intellectuelle
qu’un homme quelconque peut acquérir sur tous les autres ne tarde pas
à s’obscurcir.

À mesure que les hommes se ressemblent davantage, le dogme de
l’égalité des intelligences s’insinue peu à peu dans leurs croyances,
et il devient plus difficile à un novateur, quel qu’il soit,
d’acquérir et d’exercer un grand pouvoir sur l’esprit d’un peuple.
Dans de pareilles sociétés, les soudaines révolutions intellectuelles
sont donc rares ; car, si l’on jette les yeux sur l’histoire du monde,
l’on voit que c’est bien moins la force d’un raisonnement que
l’autorité d’un nom qui a produit les grandes et rapides mutations des
opinions humaines.

Remarquez d’ailleurs que, comme les hommes qui vivent dans les
sociétés démocratiques ne sont attachés par aucun lien les uns aux
autres, il faut convaincre chacun d’eux. Tandis que, dans les
sociétés aristocratiques, c’est assez de pouvoir agir sur l’esprit de
quelques-uns ; tous les autres suivent. Si Luther avait vécu dans un
siècle d’égalité, et qu’il n’eût point eu pour auditeurs des seigneurs
et des princes, il aurait peut-être trouvé plus de difficulté à
changer la face de l’Europe.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/199]]==

Ce n’est pas que les hommes des démocraties soient naturellement fort
convaincus de la certitude de leurs opinions, et très fermes dans
leurs croyances ; ils ont souvent des doutes que personne à leurs
yeux, ne peut résoudre. Il arrive quelquefois dans ce temps-là que
l’esprit humain changerait volontiers de place ; mais, comme rien ne
le pousse puissamment ni ne le dirige, il oscille sur lui-même et ne
se meut pas<ref>Si je recherche quel est l’état de société le plus
favorable aux grandes révolutions de l’intelligence, je trouve qu’il
se rencontre quelque part entre l’égalité complète de tous les
citoyens et la sépa­ration absolue des classes. Sous le régime des
castes, les générations se succèdent sans que les hommes changent de
place ; les uns n’attendent rien de plus, et les autres n’espèrent
rien de mieux. L’imagination s’endort au milieu de ce silence et de
cette immobilité universelle, et l’idée même du mouvement ne s’offre
plus à l’esprit humain. Quand les classes ont été abolies et que les
conditions sont devenues presque égales, tous les hommes s’agitent
sans cesse, mais chacun d’eux est isolé, indépendant et faible. Ce
dernier état diffère prodigieusement du premier ; cependant, il-lui
est analogue en un point. Les grandes révolutions de J’esprit humain
y sont fort rares.
Mais, entre ces deux extrémités de l’histoire des peuples, se
rencontre un âge intermédiaire, époque glorieuse et troublée, où les
conditions ne sont pas assez fixes pour que l’intelligence som­meille,
et où elles sont assez inégales pour que les hommes exercent un très
grand pouvoir sur l’esprit les uns des autres, et que quelques-uns
puissent modifier les croyances de tous. C’est alors que les
puissant, réformateurs s’élèvent, et que de nouvelles idées changent
tout à coup la face du monde.</ref>.

Lorsqu’on a acquis la confiance d’un peuple
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/200]]==
démocratique, c’est encore une gran­de affaire que d’obtenir son
attention. Il est très difficile de se faire écouter des hom­mes qui
vivent dans les démocraties, lorsqu’on ne les entretient point
d’eux-mêmes. Ils n’écoutent pas les choses qu’on leur dit, parce
qu’ils sont toujours fort préoccupés des choses qu’ils font.

Il se rencontre, en effet, peu d’oisifs chez les nations
démocratiques. La vie s’y passe au milieu du mouvement et du bruit,
et les hommes y sont si employés à agir, qu’il leur reste peu de temps
pour penser. Ce que je veux remarquer surtout, c’est que non
seulement ils sont occupés, mais que leurs occupations les
passionnent. Ils sont perpétuellement en action, et chacune de leurs
actions absorbe leur âme ; le feu qu’ils mettent aux affaires les
empêche de s’enflammer pour les idées.

Je pense qu’il est fort malaisé d’exciter l’enthousiasme d’un peuple
démocratique pour une théorie quelconque qui n’ait pas un rapport
visible, direct et immédiat avec la pratique journalière de sa vie.
Un pareil peuple n’abandonne donc pas aisément ses anciennes
croyances. Car c’est l’enthousiasme qui précipite l’esprit humain
hors des routes frayées, et qui fait les grandes révolutions
intellectuelles comme les grandes révolutions politiques.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/201]]==

Ainsi, les peuples démocratiques n’ont ni le loisir ni le goût d’aller
à la recherche d’opinions nouvelles. Lors même qu’ils viennent à
douter de celles qu’ils possèdent, ils les conservent néan­moins,
parce qu’il leur faudrait trop de temps et d’examen pour en changer ;
ils les gardent, non comme certaines, mais comme établies.

Il y a d’autres raisons encore et de plus puissantes qui s’opposent a
ce qu’un grand changement s’opère aisément dans les doctrines d’un
peuple démocratique. Je l’ai déjà indiqué au commencement de ce
livre.

Si, dans le sein d’un peuple semblable, les influences individuelles
sont faibles et presque nulles, le pouvoir exercé par la masse sur
l’esprit de chaque individu est très grand. J’en ai donné ailleurs
les raisons. Ce que je veux dire en ce mo­ment, c’est qu’on aurait
tort de croire que cela dépendît uniquement de la forme du
gouverne­ment, et que la majorité dût y perdre son empire intellectuel
avec son pouvoir poli­tique.

Dans les aristocraties, les hommes ont souvent une grandeur et une
force qui leur sont propres. Lorsqu’ils se trouvent en contradiction
avec le plus grand nombre de leurs semblables, ils se retirent en
eux-mêmes, s’y soutiennent et s’y consolent. Il n’en est pas de même
parmi les peuples démocratiques. Chez eux, la faveur publique
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/202]]==
semble aussi nécessaire que l’air que l’on respire, et c’est, pour
ainsi dire, ne pas vivre que d’être cri désaccord avec la masse.
Celle-ci n’a pas besoin d’employer les lois pour plier ceux qui ne
pensent pas comme elle. Il lui suffit de les désap­prouver. Le
senti­ment de leur isolement et de leur impuissance les accable
aussitôt et les désespère.

Toutes les fois que les conditions sont égales, l’opinion générale
pèse d’un poids immense sur l’esprit de chaque individu ; elle
l’enveloppe, le dirige et l’opprime : cela tient à la constitution
même de la société bien plus qu’à ses lois politiques. À mesure que
tous les hommes se ressemblent davantage, chacun se sent de plus en
plus faible en face de tous. Ne découvrant rien qui l’élève fort
au-dessus d’eux et qui l’en distin­gue, il se défie de lui-même dès
qu’ils le combattent ; non seulement il doute de ses forces, mais il
en vient à douter de son droit, et il est bien près de reconnaître
qu’il a tort, quand le plus grand nombre l’affirme. La majorité n’a
pas besoin de le contrain­dre ; elle le convainc.

De quelque manière qu’on organise les pouvoirs d’une société
démocratique et qu’on les pondère, il sera donc toujours très
difficile d’y croire ce que rejette la masse, et d’y professer ce
qu’elle condamne.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/203]]==

Ceci favorise merveilleusement la stabilité des croyances.

Lorsqu’une opinion a pris pied chez un peuple démocratique et s’est
établie dans l’esprit du plus grand nombre, elle subsiste ensuite
d’elle-même et se perpétue sans efforts, parce que personne ne
l’attaque. Ceux qui l’avaient d’abord repoussée comme fausse
finissent par la recevoir comme générale, et ceux qui continuent à la
combattre au fond de leur cœur n’en font rien voir ; ils ont bien soin
de ne point s’engager dans une lutte dangereuse et inutile.

Il est vrai que, quand la majorité d’un peuple démocratique change
d’opinion, elle peut opérer à son gré d’étranges et subites
révolutions dans le monde des intelli­gences ; mais il est très
difficile que son opinion change, et presque aussi difficile de
constater qu’elle est changée.

Il arrive quelquefois que le temps, les événements ou l’effort
individuel et solitaire des intelligences, finissent par ébranler ou
Par détruire peu à peu une croyance, sans qu’il en paraisse rien
au-dehors. On ne la combat point ouvertement. On ne se réunit point
pour lui faire la guerre. Ses sectateurs la quittent un à un sans
bruit ; mais chaque jour quelques-uns l’abandonnent, jusqu’à ce
qu’enfin elle ne soit plus partagée que par le petit nombre.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/204]]==

En cet état, elle règne encore.

Comme ses ennemis continuent à se taire, ou ne se communiquent qu’à la
dérobée leurs pensées, ils sont eux-mêmes longtemps sans pouvoir
s’assurer qu’une grande révolution s’est accomplie, et dans le doute
ils demeurent immobiles. Ils observent et se taisent. La majorité ne
croit plus ; mais elle a encore l’air de croire, et ce vain fantô­me
d’une opinion publique suffit pour glacer les novateurs, et les tenir
dans le silence et le respect.

Nous vivons à une époque qui a vu les plus rapides changements
s’opérer dans l’esprit des hommes. Cependant, il se pourrait faire
que bientôt les principales opi­nions humaines soient plus stables
qu’elles ne l’ont été dans les siècles précédents de notre histoire ;
ce temps n’est pas venu, mais peut-être il approche.

A mesure que j’examine de plus près les besoins et les instincts
naturels des peu­ples démocratiques, je me persuade que, si jamais
l’égalité s’établit d’une manière générale et permanente dans le
monde, les grandes révolutions intellectuelles et politi­ques
deviendront bien difficiles et plus rares qu’on ne le suppose.

Parce que les hommes des démocraties paraissent toujours émus,
incertains, hale­tants, prêts à changer de volonté et de place, on se
figure
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/205]]==
qu’ils vont abolir tout à coup leurs lois, adopter de nouvelles
croyances et prendre de nouvelles mœurs. On ne son­ge point que, si
l’égalité porte les hommes aux changements, elle leur suggère des
intérêts et des goûts qui ont besoin de la stabilité pour se
satisfaire ; elle les Pousse, et, en même temps, elle les arrête, elle
les aiguillonne et les attache à la terre ; elle enflam­me leurs
désirs et limite leurs forces.

C’est ce qui ne se découvre pas d’abord : les passions qui écartent
les citoyens les uns des autres dans une démocratie se manifestent
d’elles-mêmes. Mais on n’aperçoit pas du premier coup d’œil la force
cachée qui les retient et les rassemble.

Oserais-je le dire au milieu des ruines qui m’environnent ? ce que je
redoute le plus pour les générations à venir, ce ne sont pas les
révolutions.

Si les citoyens continuent à se renfermer de plus en plus étroitement
dans le cercle des petits intérêts domestiques, et à s’y agiter sans
repos, on peut appréhender qu’ils ne finissent par devenir comme
inaccessibles à ces grandes et puissantes émotions publiques qui
troublent les peuples, mais qui les développent et les renouvellent.
Quand Je vois la propriété devenir si mobile, et l’amour de la
propriété si inquiet et si ardent, je ne puis m’empêcher de craindre
que les hommes
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/206]]==
n’arrivent à ce point de regarder toute théorie nouvelle comme un
péril, toute innovation comme un trouble fâcheux, tout progrès social
comme un premier pas vers une révolution, et qu’ils refusent
entièrement de se mouvoir de peur qu’on ne les entraîne. Je tremble,
je le confesse, qu’ils ne se laissent enfin si bien posséder par un
lâche amour des jouis­sances présentes, que l’intérêt de leur propre
avenir et de celui de leurs descendants disparaisse, et qu’ils aiment
mieux suivre mollement le cours de leur destinée que de faire au
besoin un soudain et énergique effort pour le redresser.

On croit que les sociétés nouvelles vont chaque jour changer de face,
et, moi, j’ai peur qu’elles ne finissent par être trop invariablement
fixées dans les mêmes institu­tions, les mêmes préjugés, les mêmes
mœurs ; de telle sorte que le genre humain s’arrête et se borne ; que
l’esprit se plie et se replie éternellement sur lui-même sans produire
d’idées nouvelles ; que l’homme s’épuise en petits mouvements
solitaires et sté­­riles, et que, tout en se remuant sans cesse,
l’humanité n’avance plus.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/207]]==

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/208]]==

{{t3|Pourquoi les peuples démocratiques désirent naturellement la
paix, et les armées démocratiques naturellement la guerre |CHAPITRE
XXII.}}



Les mêmes intérêts, les mêmes craintes, les mêmes passions qui
écartent les peu­ples démocratiques des révolutions les éloignent de
la guerre ; l’esprit militaire et l’esprit révolutionnaire
s’affaiblissent en même temps et par les mêmes causes.

Le nombre toujours croissant des propriétaires amis de la paix, le
développement de la richesse mobilière, que la guerre dévore si
rapidement, cette mansuétude des mœurs, cette mollesse de
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/209]]==
cœur, cette disposition à la pitié que l’égalité inspire, cette
froi­deur de raison qui rend peu sensible aux poétiques et violentes
émotions qui naissent parmi les armes, toutes ces causes s’unissent
pour éteindre l’esprit militaire.

Je crois qu’on peut admettre comme règle générale et constante que,
chez les peuples civilisés, les passions guerrières deviendront plus
rares et moins vives, à mesure que les conditions seront plus égales.

La guerre cependant est un accident auquel tous les peuples sont
sujets, les peu­ples démocratiques aussi bien que les autres, Quel que
soit le goût que ces nations aient pour la paix, il faut bien qu’elles
se tiennent prêtes à repousser la guerre, ou, en d’autres termes,
qu’elles aient une armée.

La fortune, qui a fait des choses si particulières en faveur des
habitants des États-Unis, les a placés au milieu d’un désert où ils
n’ont, pour ainsi dire, pas de voisins. Quelques milliers de soldats
leur suffisent, mais ceci est américain et point démo­cratique.

L’égalité des conditions, et les mœurs ainsi que les institutions qui
en dérivent, ne soustraient pas un peuple démocratique à l’obligation
d’entretenir des armées, et ses armées, exercent toujours une très
grande influence sur son sort.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/210]]==
Il importe donc singu­lièrement de rechercher quels sont les instincts
naturels de ceux qui les com­posent.

Chez les peuples aristocratiques, chez ceux surtout où la naissance
règle seule le rang, l’inégalité se retrouve dans l’armée comme dans
la nation ; l’officier est le noble, le soldat est le serf. L’un est
nécessairement appelé à commander, l’autre à obéir. Dans les armées
aristocratiques, l’ambition du soldat a donc des bornes très étroites.

Celle des officiers n’est pas non plus illimitée.

Un corps aristocratique ne fait pas seulement partie d’une hiérarchie ;
il contient toujours une hiérarchie dans son sein ; les membres qui
la composent sont placés les uns au-dessus des autres, d’une certaine
manière qui ne varie point. Celui-ci est appelé naturellement par la
naissance à commander un régiment, et celui-là une compagnie ; arrivés
à ces termes extrêmes de leurs espérances, ils s’arrêtent d’eux-mêmes
et se tiennent pour satisfaits de leur sort.

Il y a d’abord une grande cause qui, dans les aristocraties, attiédit
le désir de l’avan­cement chez l’officier.

Chez les peuples aristocratiques, l’officier, indépendamment de son
rang dans l’armée, occupe encore un rang élevé dans la société ; le
premier n’est presque toujours à ses yeux qu’un accessoire

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/211]]==
du second ; le noble, en embrassant la carrière des armes, obéit moins
encore à l’ambition qu’à une sorte de devoir que sa naissance lui
impose. Il entre dans l’armée afin d’y employer honorablement les
années oisives de sa jeu­nesse, et de pouvoir en rapporter dans ses
foyers et parmi ses pareils quelques souve­nirs honorables de la vie
militaire ; mais son principal objet n’est point d’y acquérir des
biens, de la considération et du pouvoir ; car il possède ces
avantages par lui-même et en jouit sans sortir de chez lui.

Dans les armées démocratiques, tous les soldats peuvent devenir
officiers, ce qui généralise le désir de l’avancement et étend les
limites de l’ambition militaire presque à l’infini.

De son côté, l’officier ne voit rien qui l’arrête naturellement et
forcément à un grade plutôt qu’à un autre, et chaque grade a un prix
immense à ses yeux, parce que son rang dans la société dépend presque
toujours de son rang dans l’armée.

Chez les peuples démocratiques, il arrive souvent que l’officier n’a
de bien que sa paye, et ne peut attendre de considération que de ses
honneurs militaires. Toutes les fois qu’il change de fonctions, il
change donc de fortune, et il est en quelque sorte un autre homme. Ce
qui était l’accessoire de l’existence dans les armées
{{tiret|aristocra|tiques}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/212]]==
{{tiret2|aristocra|tiques}} est ainsi devenu le principal, le tout,
l’existence elle-même.

Sous l’ancienne monarchie française, on ne donnait aux officiers que
leur titre de noblesse. De nos jours, on ne leur donne que leur titre
militaire. Ce petit changement des formes du langage suffit pour
indiquer qu’une grande révolution s’est opérée dans la constitution de
la société et dans celle de l’armée.

Au sein des armées démocratiques, le désir d’avancer est presque
universel ; il est ardent, tenace, continuel ; il s’accroît de tous
les autres désirs, et ne s’éteint qu’avec la vie. Or, il est facile
de voir que, de toutes les armées du monde, celles où l’avance­ment
doit être le plus lent en temps de paix sont les armées démocratiques.
Le nombre des grades étant naturellement limité, le nombre des
concurrents presque innom­brable, et la loi inflexible de l’égalité
pesant sur tous, nul ne saurait faire de progrès rapides, et beaucoup
ne peuvent bouger de place. Ainsi le besoin d’avancer y est plus
grand, et la facilité d’avancer moindre qu’ailleurs.

Tous les ambitieux que contient une armée démocratique souhaitent donc
la guerre avec véhémence, parce que la guerre vide les places et
permet enfin de violer ce droit de l’ancienneté, qui est le seul
privilège naturel à la démocratie.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/213]]==

Nous arrivons ainsi à cette conséquence singulière que, de toutes les
armées, celles qui désirent le plus ardemment la guerre sont les
armées démocrati­ques, et que, parmi les peuples, ceux qui aiment le
plus la paix sont les peuples démo­cratiques ; et ce qui achève de
rendre la chose extraordinaire, c’est que l’égalité produit à la fois
ces effets contraires.

Les citoyens, étant égaux, conçoivent chaque jour le désir et
découvrent la possi­bilité de changer leur condition et d’accroître
leur bien-être : cela les dispose à aimer la paix, qui fait prospérer
l’industrie et permet à chacun de pousser tranquillement à bout ses
petites entreprises ; et, d’un autre côté, cette même égalité, en
augmentant le prix des honneurs militaires aux yeux de ceux qui
suivent la carrière des armes, et en rendant les honneurs accessibles
à tous, fait rêver aux soldats les champs de bataille. Des deux
parts, l’inquiétude du cœur est la même, le goût des jouissances est
aussi insatiable, l’ambition égale ; le moyen de la satisfaire est
seul différent.

Ces dispositions opposées de la nation et de l’armée font courir aux
sociétés dé­mo­cratiques de grands dangers.

Lorsque l’esprit militaire abandonne un peuple, la carrière militaire
cesse aussitôt d’être honorée,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/214]]==
et les hommes de guerre tombent au dernier rang des fonctionnaires
publics. On les estime peu et on ne les comprend plus. Il arrive
alors le contraire de ce qui se voit dans les siècles aristocratiques.
Ce ne sont plus les principaux citoyens qui entrent dans l’armée, mais
les moindres. On ne se livre à l’ambition militaire que quand nulle
autre n’est permise. Ceci forme un cercle vicieux d’où on a de la
peine à sortir. L’élite de la nation évite la carrière militaire,
parce que cette carrière n’est pas honorée ; et elle n’est point
honorée, parce que l’élite de la nation n’y entre plus.

Il ne faut donc pas s’étonner si les armées démocratiques se montrent
souvent inquiètes grondantes et mal satisfaites de leur sort, quoique
la condition physique y soit d’ordinaire beaucoup plus douce et la
discipline moins rigide que dans toutes les autres. Le soldat se sent
dans une position inférieure, et son orgueil blessé achève de lui
donner le goût de la guerre, qui le rend nécessaire, ou l’amour des
révolu­tions, durant lesquelles il espère conquérir, les armes à la
main, l’influence politique et la considération individuelle qu’on lui
conteste.

La composition des armées démocratiques rend ce dernier péril fort à
craindre.

Dans la société démocratique, presque tous les
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/215]]==
citoyens ont des propriétés à con­ser­ver ; mais les armées
démocratiques sont conduites, en général, par des prolétaires. La
plupart d’entre eux ont peu à perdre dans les troubles civils. La
masse de la nation y craint naturellement beaucoup plus les
révolutions que dans les siècles d’aris­tocratie ; mais les chefs de
l’armée les redoutent bien moins.

De plus, comme chez les peuples démocratiques, ainsi que je l’ai dit
ci-devant, les citoyens les plus riches, les plus instruits, les plus
capables, n’entrent guère dans la carrière militaire, il arrive que
l’armée, dans son ensemble, finit par faire une petite nation à part,
où l’intelligence est moins étendue et les habitudes plus grossières
que dans la grande. Or cette petite nation incivilisée possède les
armes, et seule elle sait s’en servir.

Ce qui accroît, en effet, le péril que l’esprit militaire et turbulent
de l’armée fait courir aux peuples démocratiques, c’est l’humeur
pacifique des citoyens ; il n’y a rien de si dangereux qu’une armée au
sein d’une nation qui n’est pas guerrière ; l’amour excessif de tous
les citoyens pour la tranquillité y met chaque jour la Constitution à
la merci des soldats.

On peut donc dire d’une manière générale que, si les peuples
démocratiques sont naturellement
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/216]]==
portés vers la paix par leurs intérêts et leurs instincts, ils sont
sans cesse attirés vers la guerre et les révolutions par leurs armées.

Les révolutions militaires, qui ne sont presque jamais à craindre dans
les aristo­craties, sont toujours à redouter chez les nations
démocratiques. Ces périls doivent être rangés parmi les plus
redoutables de tous ceux que renferme leur avenir ; il faut que
l’attention des hommes d’État s’applique sans relâche à y trouver un
remède.

Lorsqu’une nation se sent intérieurement travaillée par l’ambition
inquiète de son armée, la première pensée qui se présente c’est de
donner à cette ambition incommode la guerre pour objet.

Je ne veux point médire de la guerre ; la guerre agrandit presque
toujours la pensée d’un peuple et lui élève le cœur. Il y a des cas
où seule elle peut arrêter le développe­ment excessif de certains
penchants que fait naturellement naître l’égalité, et où il faut la
considérer comme nécessaire à certaines maladies invétérées auxquelles
les sociétés démocratiques sont sujettes.

La guerre a de grands avantages ; mais il ne faut pas se flatter
qu’elle diminue le péril qui vient d’être signale. Elle ne fait que
le suspendre, et il revient plus terrible après elle ; car l’armée
souffre bien plus impatiemment la paix après avoir
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/217]]==
goûté de la guerre. La guerre ne serait un remède que pour un peuple
qui voudrait toujours la gloire.

Je prévois que tous les princes guerriers qui s’élèveront au sein des
grandes nations démocratiques trouveront qu’il leur est plus facile de
vaincre avec leur armée que de la faire vivre en paix après la
victoire. Il y a deux choses qu’un peuple démo­cra­tique aura
toujours beaucoup de peine à faire : commencer la guerre et la finir.

Si, d’ailleurs, la guerre a des avantages particuliers pour les
peuples démocrati­ques, d’un autre côté elle leur fait courir de
certains périls que n’ont point à en redou­ter, au même degré, les
aristocraties. Je n’en citerai que deux.

Si la guerre satisfait l’armée, elle gêne et souvent désespère cette
foule innom­brable de citoyens dont les petites passions ont, tous les
jours, besoin de la paix pour se satisfaire. Elle risque donc de
faire naître sous une autre forme le désordre qu’elle doit prévenir.

Il n’y a pas de longue guerre qui, dans un pays démocratique, ne mette
en grand hasard la liberté. Ce n’est pas qu’il faille craindre
précisément d’y voir, après chaque victoire, les généraux vainqueurs
s’emparer par la force du souverain pouvoir, à la manière de Sylla et
de César. Le péril est
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/218]]==
d’une autre sorte. La guerre ne livre pas toujours les peuples
démocratiques au gouvernement militaire ; mais elle ne peut manquer
d’accroître immensément, chez ces peuples, les attributions du
gouverne­ment civil ; elle centralise presque forcément dans les mains
de celui-ci la direction de tous les hommes et l’usage de toutes les
choses. Si elle ne conduit pas tout à coup au despotisme par la
violence, elle y amène doucement par les habitudes.

Tous ceux qui cherchent à détruire la liberté dans le sein d’une
nation démocrati­que doivent savoir que le plus sûr et le plus court
moyen d’y parvenir est la guerre. C’est là le premier axiome de la
science.

Un remède semble s’offrir de lui-même, lorsque l’ambition des
officiers et des soldats devient à craindre, c’est d’accroître le
nombre des places à donner, en augmen­tant l’armée. Ceci soulage le
mal présent, mais engage d’autant plus l’avenir.

Augmenter l’armée peut produire un effet durable dans une société
aristocratique, parce que, dans ces sociétés, l’ambition militaire est
limitée à une seule espèce d’hom­mes, et s’arrête, pour chaque homme,
à une certaine borne ; de telle sorte qu’on peut arriver à contenter à
peu près tous ceux qui la ressentent.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/219]]==

Mais, chez un peuple démocratique, on ne gagne rien à accroître
l’armée, parce que le nombre des ambitieux s’y accroît toujours
exactement dans le même rapport que l’armée elle-même. Ceux dont vous
avez exaucé les vœux en créant de nouveaux emplois sont aussitôt
remplacés par une foule nouvelle que vous ne pouvez satisfaire, et les
premiers eux-mêmes recommencent bientôt à se plaindre ; car la même
agitation d’esprit qui règne parmi les citoyens d’une démocratie se
fait voir dans l’armée ; ce qu’on y veut, ce n’est pas de gagner un
certain grade, mais d’avancer toujours. Si les désirs ne sont pas
très vastes, ils renaissent sans cesse. Un peuple démocratique qui
augmente son armée ne fait donc qu’adoucir, pour un moment, l’ambition
des gens de guerre ; mais bientôt elle devient plus redoutable, parce
que ceux qui la ressentent sont plus nombreux.

Je pense, pour ma part, qu’un esprit inquiet et turbulent est un mal
inhérent à la constitution même des armées démocratiques, et qu’on
doit renoncer à le guérir. Il ne faut Pas que les législateurs des
démocraties se flattent de trouver une organisation militaire qui ait
par elle-même la force de calmer et de contenir les gens de guerre ;
ils s’épuiseraient en vains efforts avant d’y atteindre.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/220]]==

Ce n’est pas dans l’armée qu’on peut rencontrer le remède aux vices de
l’armée, mais dans le pays.

Les peuples démocratiques craignent naturellement le trouble et le
despotisme. Il s’agit seulement de faire de ces instincts des goûts
réfléchis, intelligents et Stables. Lorsque les citoyens ont enfin
appris à faire un paisible et utile usage de la liberté et ont senti
ses bienfaits ; quand ils ont contracté un amour viril de l’ordre, et
se sont pliés volontairement à la règle, ces mêmes citoyens, en
entrant dans la carrière des armes, y apportent, à leur insu et comme
malgré eux, ces habitudes et ces mœurs. L’esprit général de la
nation, pénétrant dans l’esprit particulier de l’armée, tempère les
opinions et les désirs que l’état militaire fait naître ou, par la
force toute-puissante de l’opinion publique , il les comprime. Ayez
des citoyens éclairés, réglés, fermes et libres, et vous aurez des
soldats disciplinés et obéissants.

Toute loi qui, en réprimant l’esprit turbulent de l’armée, tendrait à
diminuer, dans le sein de la nation, l’esprit de liberté civile et à y
obscurcir l’idée du droit et des droits, irait donc contre son objet.
Elle favoriserait l’établissement de la tyrannie militaire, beaucoup
plus qu’elle ne lui nuirait.

Après tout, et quoi qu’on fasse, une grande {{tiret|ar|mée,}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/221]]==
{{tiret2|ar|mée,}} au sein d’un peuple démocra­tique, sera toujours un
grand péril ; et le moyen le plus efficace de diminuer ce péril sera
de réduire l’armée ; mais c’est un remède dont il n’est pas donné à
tous les peuples de pouvoir user.

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/222]]==


{{t3|Quelle est, dans les armées démocratiques, la classe la plus
guerrière et la plus révolutionnaire|CHAPITRE XXIII.}}



Il est de l’essence d’une armée démocratique d’être très nombreuse,
relativement au peuple qui la fournit ; j’en dirai plus loin les
raisons.

D’une autre part, les hommes qui vivent dans les temps démocratiques
ne choisis­sent guère la carrière militaire.

Les peuples démocratiques sont donc bientôt amenés à renoncer au
recrutement volontaire, pour avoir recours à l’enrôlement forcé. La
nécessité de leur condition les oblige à prendre ce dernier moyen, et
l’on peut aisément prédire que tous l’adopteront.

Le service militaire étant forcé, la charge s’en
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/223]]==
partage indistinctement et égale­ment sur tous les citoyens. Cela
ressort encore nécessairement de la condition de ces peuples et de
leurs idées. Le gouvernement y peut à peu près ce qu’il veut, pourvu
qu’il s’adresse à tout le monde à la fois ; c’est l’inégalité du poids
et non le poids qui fait d’ordinaire qu’on lui résiste.

Or, le service militaire étant commun à tous les citoyens, il en
résulte évidemment que chacun d’eux ne reste qu’un petit nombre
d’années sous les drapeaux.

Ainsi, il est dans la nature des choses que le soldat ne soit qu’en
passant dans l’armée, tandis que, chez la plupart des nations
aristocratiques, l’état militaire est un métier que le soldat prend ou
qui lui est imposé pour toute la vie.

Ceci a de grandes conséquences. Parmi les soldats qui composent une
armée démocratique, quelques-uns s’attachent à la vie militaire ; mais
le plus grand nombre, amenés ainsi malgré eux sous le drapeau et
toujours prêts à retourner dans leurs foyers, ne se considèrent pas
comme sérieusement engagés dans la carrière militaire et ne songent
qu’à en sortir. Ceux-ci ne contractent pas les besoins et ne
partagent jamais qu’à moitié les passions que cette carrière fait
naître. Ils se plient à leurs de­voirs militaires, mais leur âme
reste attachée aux {{tiret|in|térêts}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/224]]==
{{tiret2|in|térêts}} et aux désirs qui la remplis­saient dans la vie
civile. Ils ne prennent donc pas l’esprit de l’armée ; ils apportent
plutôt au sein de l’armée l’esprit de la société et l’y conservent.
Chez les peuples démocratiques, ce sont les simples soldats qui
restent le plus citoyens ; c’est sur eux que les habitudes nationales
gardent le plus de prise et l’opinion publique le plus de pouvoir.
C’est par les soldats qu’on peut surtout se flatter de faire pénétrer
dans une armée démocratique l’amour de la liberté et le respect des
droits qu’on a su inspirer au peuple lui-même. Le contraire arrive
chez les nations aristo­cratiques, où les soldats finissent par
n’avoir plus rien de commun avec leurs concitoyens, et par vivre au
milieu d’eux comme des étrangers, et souvent comme des ennemis.

Dans les armées aristocratiques, l’élément conservateur est
l’officier, parce que l’officier seul a gardé des liens étroits avec
la société civile, et ne quitte jamais la volonté de venir tôt ou tard
y reprendre sa place ; dans les armées démocratiques, c’est le soldat,
et pour des causes toutes semblables.

Il arrive souvent, au contraire, que, dans ces mêmes armées
démocratiques, l’offi­cier contracte des goûts et des désirs
entièrement à part de ceux de la nation. Cela se comprend.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/225]]==

Chez les peuples démocratiques, l’homme qui devient officier rompt
tous les liens qui l’attachaient à la vie civile ; il en sort pour
toujours et il n’a aucun intérêt à y rentrer. Sa véritable patrie,
c’est l’armée, puisqu’il n’est rien que par le rang qu’il y occupe ;
il suit donc la fortune de l’armée, grandit ou s’abaisse avec elle, et
c’est vers elle seule qu’il dirige désormais ses espérances.
L’officier ayant des besoins fort distincts de ceux du pays, il peut
se faire qu’il désire ardemment la guerre ou travaille à une
révolution, dans le moment même où la nation aspire le plus à la
stabilité et à la paix.

Toutefois il y a des causes qui tempèrent en lui l’humeur guerrière et
inquiète. Si l’ambition est universelle et continue chez les peuples
démocratiques, nous avons vu qu’elle y est rarement grande. L’homme
qui, sorti des classes secondaires de la nation, est parvenu, à
travers les rangs inférieurs de l’armée, jusqu’au grade d’officier, a
déjà fait un pas immense. Il a pris pied dans une sphère supérieure à
celle qu’il occupait au sein de la société civile, et il y a acquis
des droits que la plupart des nations démo­cra­tiques considéreront
toujours comme inaliénables<ref name=p222>La position de l’officier
est, en effet, bien plus assurée chez les peuples démocratiques que
chez les autres. Moins l’officier est par lui-même, </ref>. Il
s’arrête volontiers après
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/226]]==
ce grand effort, et songe à jouir de sa conquête. La crainte de
compromettre ce qu’il possè­de amollit déjà dans son cœur l’envie
d’acquérir ce qu’il n’a pas. Après avoir franchi le premier et le
plus grand obstacle qui arrêtait ses progrès, il se résigne avec moins
d’impatience à la lenteur de sa marche. Cet attiédissement de
l’ambition s’ac­croît à mesure que, s’élevant davantage en grade, il
trouve plus à perdre dans les hasards. Si je ne me trompe, la partie
la moins guerrière comme la moins révolution­naire d’une armée
démocratique sera toujours la tête.

Ce que je viens de dire de l’officier et du soldat n’est point
applicable à une classe nombreuse qui, dans toutes les armées, occupe
entre eux la place intermédiaire ; je veux parler des sous-officiers.

Cette classe des sous-officiers qui, avant le siècle présent, n’avait
point encore paru dans l’histoire, est appelée désormais, je pense, à
y jouer un rôle.

De même que l’officier, le sous-officier a rompu dans sa pensée tous
les liens qui l’attachaient à la société civile ; de même que lui, il
a fait de l’état militaire sa carrière, et, plus que lui peut-être, il
a dirigé de ce seul côté tous ses désirs ; mais il n’a<ref
follow=p222>plus le grade a comparativement de prix, et plus le
législateur trouve juste et nécessaire d’en assurer la
jouissance.</ref>
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/227]]==
pas encore atteint comme l’officier un point élevé et solide où il lui
soit loisible de s’arrê­ter et de respirer à l’aise, en attendant
qu’il puisse monter plus haut.

Par la nature même de ses fonctions qui ne saurait changer, le
sous-officier est condamné à mener une existence obscure, étroite,
malaisée et précaire. Il ne voit encore de l’état militaire que les
périls. Il n’en connaît que les privations et l’obéis­sance, plus
difficiles à supporter que les périls. Il souffre d’autant plus de
ses misères présentes, qu’il sait que la constitution de la société et
celle de l’armée lui permettent de s’en affranchir ; d’un jour à
l’autre, en effet, il peut devenir officier. Il commande alors, il a
des honneurs, de l’indépendance, des droits, des jouissan­ces non
seule­ment cet objet de ses espérances lui parait immense, mais avant
que de le saisir, il n’est jamais sûr de l’atteindre. Son grade n’a
rien d’irrévocable ; il est livré chaque jour tout entier à
l’arbitraire de ses chefs ; les besoins de la discipline exigent
impérieu­sement qu’il en soit ainsi. Une faute légère, un caprice,
peuvent toujours lui faire perdre, en un moment, le fruit de plusieurs
années de travaux et d’efforts. jusqu’à ce qu’il soit arrivé au grade
qu’il convoite, il n’a donc rien fait. Là seulement il semble entrer
dans la carrière. Chez un homme ainsi aiguillonné sans
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/228]]==
cesse par sa jeunesse, ses besoins, ses passions, l’esprit de son
temps, ses espérances et ses craintes, il ne peut manquer de s’allumer
une ambition déses­pérée.

Le sous-officier veut donc la guerre, il la veut toujours et à tout
prix, et, si on lui refuse la guerre, il désire les révolutions qui
suspendent l’autorité des règles au milieu desquelles il espère, à la
faveur de la confusion et des passions politiques, chasser son
officier et en prendre la place ; et il n’est pas impossible qu’il les
fasse naître, parce qu’il exerce une grande influence sur les soldats
par la communauté d’origine et d’habitudes, bien qu’il en diffère
beaucoup par les passions et les désirs.

On aurait tort de croire que ces dispositions diverses de l’officier,
du sous-officier et du soldat tinssent à un temps ou à un pays. Elles
se feront voir à toutes les époques et chez toutes les nations
démocratiques.

Dans toute armée démocratique, ce sera toujours le sous-officier qui
représentera le moins l’esprit pacifique et régulier du pays, et le
soldat qui le représentera le mieux. Le soldat apportera dans la
carrière militaire la force ou la faiblesse des mœurs nationales ; il
y fera voir l’image fidèle de la nation. Si elle est ignorante et
faible, il se
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/229]]==
laissera entraîner au désordre par ses chefs, à son insu ou malgré
lui. Si elle est éclairée et énergique, il les retiendra lui-même
dans l’ordre.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/230]]==


{{t3|Ce qui rend les armées démocratiques plus faibles que les autres
armées en entrant en campagne et plus redoutables quand la guerre se
prolonge |CHAPITRE XXIV.}}



Toute armée qui entre en campagne après une longue paix risque d’être
vaincue ; toute armée qui a longtemps fait la guerre a de grandes
chances de vaincre : cette vérité est particulièrement applicable aux
armées démocratiques.

Dans les aristocraties, l’état militaire, étant une carrière
privilégiée, est honorée même en temps de paix. Les hommes qui ont de
grands talents, de grandes lumières et une grande ambition
l’embrassent ; l’armée est, en toutes choses, au niveau de la nation ;
souvent même elle le dépasse.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/231]]==

Nous avons vu comment, au contraire, chez les peuples démocratiques,
l’élite de la nation s’écartait peu à peu de la carrière militaire
pour chercher, par d’autres che­mins, la considération, le pouvoir et
surtout la richesse. Après une longue paix, et dans les temps
démocratiques les paix sont longues, l’armée est toujours inférieure
au pays lui-même. C’est en cet état que la trouve la guerre ; et,
jusqu’à ce que la guerre l’ait changée, il y a péril pour le pays et
pour l’armée.

J’ai fait voir comment, dans les armées démocratiques et en temps de
paix, le droit d’ancienneté était la loi suprême et inflexible de
l’avancement. Cela ne découle pas seulement, ainsi que je l’ai dit,
de la constitution de ces armées, mais de la consti­tution même du
peuple, et se retrouvera toujours.

De plus, comme chez ces peuples l’officier n’est quelque chose dans le
pays que par sa position militaire, et qu’il tire de là toute sa
considération et toute son aisance, il ne se retire ou n’est exclu de
l’armée qu’aux limites extrêmes de la vie.

Il résulte de ces deux causes que lorsque après un long repos, un
peuple démocra­ti­que prend enfin les armes, tous les chefs de son
armée se trouvent être des vieillards. Je ne parle pas seulement des
généraux, mais des officiers subalternes, dont la plupart sont restés
immobiles, ou n’ont
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/232]]==
pu marcher que pas à pas. Si l’on considère une armée démocratique
après une longue paix, on voit avec surprise que tous les soldats sont
voisins de l’enfance et tous les chefs sur le déclin ; de telle sorte
que les premiers manquent d’expérience, et les seconds de vigueur.

Cela est une grande cause de revers ; car la première condition pour
bien conduire la guerre est d’être jeune ; je n’aurais pas osé le
dire, si le plus grand capitaine des temps modernes ne l’avait dit.

Ces deux causes n’agissent pas de la même manière sur les armées
aristocratiques.


Comme on y avance par droit de naissance bien plus que par droit
d’ancien­neté, il se rencontre toujours dans tous les grades un
certain nombre d’hommes jeunes, et qui apportent à la guerre toute la
première énergie du corps et de l’âme.

De plus, comme les hommes qui recherchent les honneurs militaires chez
un peuple aristocratique ont une position assurée dans la société
civile, ils attendent rare­ment que les approches de la vieillesse les
surprennent dans l’armée. Après avoir consacré à la carrière des
armes les plus vigoureuses années de leur jeunesse, ils se retirent
d’eux-mêmes et vont user dans leurs foyers les restes de leur âge mûr.

Une longue paix ne remplit pas seulement les
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/233]]==
armées démocratiques de vieux officiers, elle donne encore a tous les
officiers des habitudes de corps et d’esprit qui les rendent peu
propres à la guerre. Celui qui a longtemps vécu au milieu de
l’atmosphère paisible et tiède des mœurs démocratiques se plie d’abord
malaisément aux rudes travaux et aux austères devoirs que la guerre
impose. S’il n’y perd pas abso­lument le goût des armes, il y prend
du moins des façons de vivre qui l’empê­chent de vaincre.

Chez les peuples aristocratiques, la mollesse de la vie civile exerce
moins d’influ­en­ce sur les mœurs militaires, parce que, chez ces
peuples, c’est l’aristocratie qui conduit l’armée. Or, une
aristocratie, quelque plongée qu’elle soit dans les délices, a
toujours plusieurs autres passions que celles du bien-être, et elle
fait volontiers le sacrifice momentané de son bien-être, pour mieux
satisfaire ces passions-là.

J’ai montré comment, dans les armées démocratiques, en temps de paix,
les lenteurs de l’avancement sont extrêmes. Les officiers supportent
d’abord cet état de choses avec impatience ; ils s’agitent,
s’inquiètent et se désespèrent ; mais, à la longue, la plupart d’entre
eux se résignent. Ceux qui ont le plus d’ambition et de ressources
sortent de l’armée ; les autres, proportionnant enfin leurs goûts et
leurs désirs à la médiocrité de leur sort,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/234]]==
finissent par considérer l’état militaire sous un aspect civil. Ce
qu’ils en prisent le plus, c’est l’aisance et la stabilité qui
l’accompagnent ; sur l’assu­rance de cette petite fortune, ils fondent
toute l’image de leur avenir, et ils ne demandent qu’à pouvoir en
jouir paisiblement. Ainsi, non seulement une longue paix remplit de
vieux officiers les armées démocratiques, mais elle donne souvent des
instincts de vieillards à ceux mêmes qui y sont encore dans la vigueur
de l’âge.

J’ai fait voir également comment, chez les nations démocratiques, en
temps de paix, la carrière militaire était peu honorée et mal suivie.

Cette défaveur publique est un poids très lourd qui pèse sur l’esprit
de l’armée. Les âmes en sont comme pliées ; et, quand enfin la guerre
arrive, elles ne sauraient repren­dre en un moment leur élasticité et
leur vigueur.

Une semblable cause d’affaiblissement moral ne se rencontre point dans
les armées aristocratiques. Les officiers ne s’y trouvent jamais
abaissés à leurs propres yeux et à ceux de leurs semblables, parce
que, indépendamment de leur grandeur militaire, ils sont grands par
eux-mêmes.

L’influence de la paix se fit-elle sentir sur les deux armées de la
même manière, les résultats seraient encore différents.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/235]]==

Quand les officiers d’une armée aristocratique ont perdu l’esprit
guerrier et le désir de s’élever par les armes, il leur reste encore
un certain respect pour l’honneur de leur ordre, et une vieille
habitude d’être les premiers et de donner l’exemple. Mais lorsque les
officiers d’une armée démocratique n’ont plus l’amour de la guerre et
l’ambition militaire, il ne reste rien.

Je pense donc qu’un peuple démocratique qui entreprend une guerre
après une longue paix risque beaucoup plus qu’un autre d’être vaincu ;
mais il ne doit pas se laisser aisément abattre par les revers, car
les chances de son armée s’accroissent par la durée même de la guerre.

Lorsque la guerre, en se prolongeant, a enfin arraché tous les
citoyens à leurs tra­vaux paisibles et fait échouer leurs petites
entreprises, il arrive que les mêmes passions qui leur faisaient
attacher tant de prix à la paix se tournent vers les armes. La
guerre, après avoir détruit toutes les industries, devient elle-même
la grande et unique industrie, et c’est vers elle seule que se
dirigent alors de toutes parts les ardents et ambitieux désirs que
l’égalité a fait naître. C’est pourquoi ces mêmes nations
démo­cra­tiques qu’on a tant de peine à entraîner sur les champs de
bataille y font quelque­fois des choses prodigieuses, quand on est
enfin parvenu à leur mettre les armes à la main.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/236]]==

A mesure que la guerre attire de plus en plus vers l’armée tous les
regards, qu’on lui voit créer en peu de temps de grandes réputations
et de grandes fortunes, l’élite de la nation prend la carrière des
armes ; tous les esprits naturellement entreprenants, fiers et
guerriers, que produit non plus seulement l’aristocratie, mais le pays
entier, sont entraînés de ce côté.

Le nombre des concurrents aux honneurs militaires étant immense, et la
guerre poussant rudement chacun à sa place, il finit toujours par se
rencontrer de grands généraux. Une longue guerre produit sur une
armée démocratique ce qu’une révolu­tion produit sur le peuple
lui-même. Elle brise les règles et fait surgir tous les hommes
extraordinaires. Les officiers dont l’âme et le corps ont vieilli
dans la paix sont écar­tés, se retirent ou meurent. À leur place se
presse une foule d’hommes jeunes que la guerre a déjà endurcis, et
dont elle a étendu et enflammé les désirs, Ceux-ci veulent grandir à
tout prix et grandir sans cesse ; après eux en viennent d’autres qui
ont mêmes passions et mêmes désirs ; et, après ces autres-là, d’autres
encore, sans trouver de limites que celles de l’armée. L’égalité
permet à tous l’ambition, et la mort se charge de fournir à toutes les
ambitions des chances. La mort ouvre sans cesse
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/237]]==
les rangs, vide les places, ferme la carrière et l’ouvre.

Il y a d’ailleurs, entre les mœurs militaires et les mœurs
démocratiques, un rapport caché que la guerre découvre.

Les hommes des démocraties ont naturellement le désir passionné
d’acquérir vite les biens qu’ils convoitent et d’en jouir aisément.
La plupart d’entre eux adorent le hasard et craignent bien moins la
mort que la peine. C’est dans cet esprit qu’ils mènent le commerce et
l’industrie ; et ce même esprit, transporté par eux sur les champs de
bataille, les porte à exposer volontiers leur vie pour s’assurer, en
un mo­ment, les prix de la victoire. Il n’y a pas de grandeurs qui
satisfassent plus l’imagina­tion d’un peuple démocratique que la
grandeur militaire, grandeur brillante et sou­daine qu’on obtient sans
travail, en ne risquant que sa vie.

Ainsi, tandis que l’intérêt et les goûts écartent de la guerre les
citoyens d’une démocratie, les habitudes de leur âme les préparent à
la bien faire ; ils deviennent aisé­ment de bons soldats, dès qu’on a
pu les arracher à leurs affaires et à leur bien-être.

Si la paix est particulière ment nuisible aux armées démocratiques, la
guerre leur assure donc des avantages que les autres armées n’ont
jamais ;
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/238]]==
et ces avantages, bien que peu sensibles d’abord, ne peuvent manquer,
à la longue, de leur donner la vic­toire.

Un peuple aristocratique qui, luttant contre une nation démocratique,
ne réussit pas à la ruiner dès les premières campagnes, risque
toujours beaucoup d’être vaincu par elle.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/239]]==

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/240]]==


{{t3|De la discipline dans les armées démocratiques |CHAPITRE XXV.}}



C’est une opinion fort répandue, surtout parmi les peuples
aristocratiques, que la grande égalité qui règne au sein des
démocraties y rend à la longue le soldat indépendant de l’officier, et
y détruit ainsi le lien de la discipline.

C’est une erreur. Il y a, en effet, deux espèces de discipline qu’il
ne faut pas con­fondre.

Quand l’officier est le noble et le soldat le serf ; l’un le riche, et
l’autre le pauvre ; que le premier est éclairé et fort, et le second
ignorant et faible,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/241]]==
il est facile d’établir entre ces deux hommes le lien le plus étroit
d’obéissance. Le soldat est plié à la disci­pline militaire avant,
pour ainsi dire, que d’entrer dans l’armée, ou plutôt la discipline
militaire n’est qu’un perfectionnement de la servitude sociale. Dans
les armées aris­tocratiques, le soldat arrive assez aisément à être
comme insensible à toutes choses, excepté à l’ordre de ses chefs. Il
agit sans penser, triomphe sans ardeur, et meurt sans se plaindre. En
cet état, ce n’est plus un homme, mais c’est encore un animal très
redoutable dressé à la guerre.

Il faut que les peuples démocratiques désespèrent d’obtenir jamais de
leurs soldats cette obéissance aveugle, minutieuse, résignée et
toujours égale, que les peuples aris­to­cratiques leur imposent sans
peine. L’état de la société n’y prépare point : ils risqueraient de
perdre leurs avantages naturels en voulant acquérir artificiellement
ceux-là. Chez les peuples démocratiques, la discipline militaire ne
doit pas essayer d’anéantir le libre essor des âmes ; elle ne peut
aspirer qu’à le diriger ; l’obéissance qu’elle crée est moins exacte,
mais plus impétueuse et plus intelligente. Sa racine est dans la
volonté même de celui qui obéit ; elle ne s’appuie pas seulement sur
son instinct, mais sur sa raison ; aussi se resserre-t-elle
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/242]]==
souvent d’elle-même à proportion que le péril la rend nécessaire. La
discipline d’une armée aristocratique se relâche volontiers dans la
guerre, parce que cette discipline se fonde sur les habitudes, et que
la guerre trouble ces habitudes. La discipline d’une armée
démocratique se raffermit, au contraire, devant l’ennemi, parce que
chaque soldat voit alors très clairement qu’il faut se taire et obéir
pour pouvoir vaincre.

Les peuples qui ont fait les choses les plus considérables par la
guerre n’ont point connu d’autre discipline que celle dont je parle.
Chez les Anciens, on ne recevait dans les armées que des hommes libres
et des citoyens, lesquels différaient peu les uns des autres et
étaient accoutumés à se traiter en égaux. Dans ce sens, on peut dire
que les armées de l’Antiquité étaient démocratiques, bien qu’elles
sortissent du sein de l’aristocratie ; aussi régnait-il dans ces
armées une sorte de confraternité familière entre l’officier et le
soldat. On s’en convainc en lisant la Vie des grands capitaines de
Plutarque. Les soldats y parlent sans cesse et fort librement à leurs
généraux, et ceux-ci écoutent volontiers les discours de leurs
soldats, et y répondent. C’est par des paro­les et des exemples, bien
plus que par la contrainte et les châtiments, qu’ils les conduisent.
On dirait des compagnons autant que des chefs.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/243]]==

Je ne sais si les soldats grecs et romains ont jamais perfectionné au
même point que les Russes les petits détails de la discipline
militaire ; mais cela n’a pas empêché Alexandre de con­quérir l’Asie,
et Rome le monde.

==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/244]]==

{{t3|Quelques considérations sur la guerre dans les sociétés
démocratiques |CHAPITRE XXVI.}}



Lorsque le principe de l’égalité ne se développe pas seulement chez
une nation, mais en même temps chez plusieurs peuples voisins, ainsi
que cela se voit de nos jours en Europe, les hommes qui habitent ces
pays divers, malgré la disparité des langues, des usages et des lois,
se ressemblent toutefois en ce point qu’ils redou­tent également la
guerre et conçoivent pour la paix un même amour<ref name=p241>La
crainte que les peuples européens montrent de la guerre ne tient pas
seulement au progrès qu’a fait chez eux l’égalité ; je n’ai pas
besoin, </ref>. En vain l’ambition ou la colère arme les
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/245]]==
princes, une sorte d’apathie et de bienveillance uni­ver­selle les
apaise en dépit d’eux-mêmes et leur fait tomber l’épée des mains : les
guerres devien­nent plus rares.

À mesure que l’égalité, se développant à la fois dans plusieurs pays,
y pousse si­mul­ta­nément vers l’industrie et le commerce les hommes
qui les habitent, non seule­ment leurs goûts se ressemblent, mais
leurs intérêts se mêlent et s’enchevêtrent, de telle sorte qu’aucune
nation ne peut infliger aux autres des maux qui ne retombent pas sur
elle-même, et que toutes finissent par considérer la guerre comme une
calamité presque aussi grande pour le vainqueur que pour le vaincu.

Ainsi, d’un côté, il est très difficile, dans les siècles
démocratiques, d’entraîner les peuples à se combattre ; mais, d’une
autre part, il est presque impossible que deux d’entre eux se fassent
isolément la guerre. Les intérêts de tous sont si enlacés, leurs
opinions et leurs besoins si semblables, qu’aucun ne saurait se tenir
en repos quand les autres s’agitent. Les guerres deviennent donc plus
rares ; mais lorsqu’elles naissent, elles ont un champ plus vaste.<ref
follow=p241>je pense, de le faire remarquer au lecteur.
Indépendamment de cette cause permanente, il y en a plusieurs
accidentelles qui sont très puissantes. Je citerai, avant toutes les
autres, la lassitude extrême que les guerres de la Révolution et de
l’Empire ont laissée.</ref>
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/246]]==

Des peuples démocratiques qui s’avoisinent ne deviennent pas seulement
sembla­bles sur quelques points, ainsi que je viens de le dire ; ils
finissent par se ressembler sur presque tous<ref>Cela ne vient pas
uniquement de ce que ces peuples ont le même état social, mais de ce
que ce même état social est tel qu’il porte naturellement les hommes à
s’imiter et à se confondre. Lorsque les citoyens sont divisés en
castes et en classes , non seulement ils diffèrent les uns des autres,
mais ils n’ont ni le goût ni le désir de se ressembler ; chacun
cherche, au contraire, de plus en plus, à garder intactes ses opinions
et ses habitudes propres et à rester soi. L’esprit d’individualité
est très vivace.
Quand un peuple a un État social démocratique, c’est-à-dire qu’il
n’existe plus dans son sein de castes ni de classes, et que tous les
citoyens y sont à peu près égaux en lumières et en biens, l’esprit
humain chemine en sens contraire. Les hommes se ressemblent, et de
plus ils souffrent, en quelque sorte, de ne pas se ressembler. Loin
de vouloir conserver ce qui peut encore singulariser chacun d’eux, ils
ne demandent qu’à le perdre pour se confondre dans la masse commune,
qui seule représente à leurs yeux le droit et la force. L’esprit
d’individualité est presque détruit.
Dans les temps d’aristocratie, ceux mêmes qui sont naturellement
pareils aspirent à créer entre eux des différences imaginaires. Dans
les temps de démocratie, ceux mêmes qui naturellement ne se
ressemblent pas ne demandent qu’à devenir semblables et se copient,
tant l’esprit de chaque homme est toujours entraîné dans le mouvement
général de l’humanité.
Quelque chose de semblable se fait également remarquer de peuple à
peuples. Deux peuples auraient le même état social aristocratique,
qu’ils pourraient rester fort distincts et très différents, parce que
l’esprit de l’aristocratie est de s’individualiser. Mais deux peuples
voisins ne sauraient avoir un même état social démocratique, sans
adopter aussitôt des opinions et des mœurs sembla­bles, parce que
l’esprit de démocratie fait tendre les hommes à s’assimiler.</ref>.

Or, cette similitude des peuples a, quant à
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/247]]==
la guerre, des consé­quen­ces très importantes.

Lorsque je me demande pourquoi la confédération helvétique du XV,
siècle faisait trembler les plus grandes et les plus puissantes
nations de l’Europe, tandis que, de nos jours, son pouvoir est en
rapport exact avec sa population, je trouve que les Suisses sont
devenus semblables à tous les hommes qui les environnent, et ceux-ci
aux Suisses ; de telle sorte que, le nombre seul faisant entre eux la
différence, aux plus gros bataillons appartient nécessairement la
victoire. L’un des résultats de la révolu­tion démocratique qui
s’opère en Europe, est donc de faire prévaloir, sur tous les champs de
bataille, la force numérique, et de contraindre toutes les petites
nations à s’incorporer aux grandes, ou du moins à entrer dans la
politique de ces dernières.

La raison déterminante de la victoire étant le nombre, il en résulte
que chaque peu­ple doit tendre de tous ses efforts à amener le plus
d’hommes possible sur le champ de bataille.

Quand on pouvait enrôler sous les drapeaux une espèce de troupes
supérieure à toutes les autres, comme l’infanterie suisse ou la
chevalerie française du XVIe siècle, on n’estimait pas avoir besoin de
lever de très grosses armées ; mais il n’en est plus ainsi quand tous
les soldats se valent.

La même cause qui fait naître ce nouveau {{tiret|be|soin}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/248]]==
{{tiret2|be|soin}} fournit aussi les moyens de le satisfaire. Car,
ainsi que je l’ai dit, quand tous les hommes sont semblables, ils sont
tous faibles. Le pouvoir social est naturellement beaucoup plus fort
chez les peuples démocratiques que partout ailleurs. Ces peuples, en
même temps qu’ils sentent le désir d’appeler toute leur population
virile sous les armes, ont donc la faculté de l’y réunir : ce qui fait
que, dans les siècles d’égalité, les armées semblent croître à mesure
que l’esprit militaire s’éteint.

Dans les mêmes siècles, la manière de faire la guerre change aussi par
les mêmes causes.

Machiavel dit dans son livre du Prince « qu’il est bien plus difficile
de subjuguer un peuple qui a pour chefs un prince et des barons,
qu’une nation qui est conduite par un prince et des esclaves ».
Mettons, pour n’offenser personne, des fonction­naires publics au lieu
d’esclaves, et nous aurons une grande vérité, fort applicable à notre
sujet.

Il est très difficile à un grand peuple aristocratique de conquérir
ses voisins et d’être conquis par eux. Il ne saurait les conquérir,
parce qu’il ne peut jamais réunir toutes ses forces et les tenir
longtemps ensemble ; et il ne peut erre conquis, parce que l’ennemi
trouve partout de petits foyers de résistance qui l’arrêtent. Je
comparerai la guerre dans un pays aristocratique à la guerre dans un
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/249]]==
pays de montagnes : les vaincus trouvent à chaque instant l’occasion
de se rallier dans de nouvelles positions et d’y tenir ferme.

Le contraire précisément se fait voir chez les nations démocratiques.

Celles-ci amènent aisément toutes leurs forces disponibles sur le
champ de bataille, et, quand la nation est riche et nombreuse, elle
devient aisément conquérante ; mais, une fois qu’on l’a vaincue et
qu’on pénètre sur son territoire, il lui reste peu de ressources, et,
si l’on vient jusqu’à s’emparer de sa capitale, la nation est perdue.
Cela s’explique très bien : chaque citoyen étant individuellement très
isolé et très faible, nul ne peut ni se défendre soi-même, ni
présenter à d’autres un point d’appui. Il n’y a de fort dans un pays
démocratique que l’État ; la force militaire de l’État étant détruite
par la destruction de son armée, et son pouvoir civil paralysé par la
prise de sa capitale, le reste ne forme plus qu’une multitude sans
règle et sans force qui ne peut lutter contre la puissance organisée
qui l’attaque ; je sais qu’on peut rendre le péril moindre en créant
des libertés et, par conséquent, des existences provinciales, mais ce
remède sera toujours insuffisant.

Non seulement la population ne pourra plus alors continuer la guerre,
mais il est à craindre qu’elle ne veuille pas le tenter.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/250]]==

D’après le droit des gens adopté par les nations civilisées, les
guerres n’ont pas pour but de s’approprier les biens des particuliers,
mais seulement de s’emparer du pouvoir politique. On ne détruit la
propriété privée que par occasion et pour atteindre le second objet.

Lorsqu’une nation aristocratique est envahie après la défaite de son
armée, les nobles, quoiqu’ils soient en même temps les riches, aiment
mieux continuer individu­ellement à se défendre que de se soumettre ;
car, si le vainqueur restait maître du pays, il leur enlèverait leur
pouvoir politique, auquel ils tiennent plus encore qu’à leurs biens :
ils préfèrent donc les combats à la conquête, qui est pour eux le plus
grand des malheurs, et ils entraînent aisément avec eux le peuple,
parce que le peuple a con­tracté le long usage de les suivre et de
leur obéir, et n’a d’ailleurs presque rien à risquer dans la guerre.

Chez une nation où règne l’égalité des conditions, chaque citoyen ne
prend, au contraire, qu’une petite part au pouvoir politique, et
souvent n’y prend point de part ; d’un autre côté, tous sont
indépendants et ont des biens à perdre ; de telle sorte qu’on y craint
bien moins la conquête et bien plus la guerre que chez un peuple
aristocratique. Il sera toujours très difficile de déterminer une
population démocratique à prendre les armes
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/251]]==
quand la guerre sera portée sur son territoire. C’est pourquoi il est
nécessaire de donner à ces peuples des droits et un esprit politique
qui suggère à chaque citoyen quelques-uns des intérêts qui font agir
les nobles dans les aristo­craties.

Il faut bien que les princes et les autres chefs des nations
démocratiques se le rappellent : il n’y a que la passion et l’habitude
de la liberté qui puissent lutter avec avantage contre l’habitude et
la passion du bien-être. Je n’imagine rien de mieux pré­pa­ré, en cas
de revers, pour la conquête, qu’un peuple démocratique qui n’a pas
d’institutions libres.

On entrait jadis en campagne avec peu de soldats ; on livrait de
petits combats et l’on faisait de longs sièges. Maintenant, on livre
de grandes batailles, et dès qu’on peut marcher librement devant soi,
on court sur la capitale, afin de terminer la guerre d’un seul coup.

Napoléon a inventé, dit-on, ce nouveau système. Il ne dépendait pas
d’un homme, quel qu’il fût, d’en créer un semblable. La manière dont
Napoléon a fait la guerre lui a été suggérée par l’état de la société
de son temps, et elle lui a réussi parce qu’elle était
merveilleusement appropriée à cet état et qu’il la mettait pour la
première fois en usage. Napoléon est le premier qui
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/252]]==
ait parcouru à la tête d’une armée le chemin de toutes les capitales.
Mais c’est la ruine de la société féodale qui lui avait ouvert cette
route. Il est permis de croire que, si cet homme extraordinaire fût
né il y a trois cents ans, il n’eût pas retiré les mêmes fruits de sa
méthode, ou plutôt il aurait eu une autre méthode.

Je n’ajouterai plus qu’un mot relatif aux guerres civiles, car je
crains de fatiguer la patience du lecteur.

La plupart des choses que j’ai dites à propos des guerres étrangères
s’applique à plus forte raison aux guerres civiles. Les hommes qui
vivent dans les pays démocratiques n’ont pas naturellement l’esprit
militaire : ils le prennent quelquefois lorsqu’on les a entraînés
malgré eux sur les champs de bataille ; mais se lever en masse de
soi-même et s’exposer volontairement aux misères de la guerre et
surtout que la guerre civile entraîne, c’est un parti auquel l’homme
des démocraties ne se résout point. Il n’y a que les citoyens les
plus aventureux qui consen­tent à se jeter dans un semblable hasard ;
la masse de la population demeure immobile.

Alors même qu’elle voudrait agir, elle n’y parviendrait pas aisément ;
car elle ne trouve pas dans son sein d’influences anciennes et bien
établies auxquelles elle veuille se soumettre, point de chefs
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/253]]==
déjà connus pour ras­sembler les mécontents, les régler et les
conduire ; point de pouvoirs politiques placés au-dessous du pouvoir
national, et qui viennent appuyer efficacement la résistance qu’on lui
oppose.

Dans les contrées démocratiques, la puissance morale de la majorité
est immense, et les forces matérielle dont elle dispose hors de
proportion avec celles qu’il est d’abord possible de réunir contre
elle. Le parti qui est assis sur le siège de la majorité, qui parle
en son nom et emploie son pouvoir, triomphe donc, en un moment et sans
peine, de toutes les résistances particulières. Il ne leur laisse pas
même le temps de naître ; il en écrase le germe.

Ceux qui, chez ces peuples, veulent faire une révolution par les
armes, n’ont donc d’autres ressources que de s’emparer à l’improviste
de la machine toute montée du gouvernement, ce qui peut s’exécuter par
un coup de main plutôt que par une guerre ; car, du moment où il y a
guerre en règle, le parti qui représente l’État est presque toujours
sur de vaincre.

Le seul cas où une guerre civile pourrait naître serait celui où,
l’armée se divisant, une portion lèverait l’étendard de la révolte et
l’autre resterait fidèle. Une armée forme une petite société fort
étroitement liée et très vivace, qui est en état de se suffire
quel­que temps à elle-même. La guerre {{tiret|pour|rait}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/254]]==
{{tiret2|pour|rait}} être sanglante ; mais elle ne serait pas longue ;
car, ou l’armée révoltée attirerait à elle le gouvernement par la
seule démons­tration de ses forces ou par sa première victoire, et la
guerre serait finie ; ou bien la lutte s’engagerait, et la portion de
l’armée qui ne s’appuierait pas sur la puissance organisée de l’État
ne tarderait pas à se disperser d’elle-même ou à être détruite.

On peut donc admettre, comme vérité générale, que dans les siècles
d’égalité, les guerres civiles deviendront beaucoup plus rares et plus
courtes<ref>Il est bien entendu que je parle ici des nations
démocratiques uniques et non point des nations démocratiques
confédérées. Dans les confédérations, le pouvoir prépondérant
résidant toujours, malgré les fictions, dans les gouvernements d’État
et non dans le gouvernement fédéral, les guerres civiles ne sont que
des guerres étrangères déguisées.</ref>.

Version du 13 décembre 2014 à 23:08

Troisième partie De la démocratie en Amérique




De la démocratie en Amérique


Tome II
Quatrième partie : De l’influence qu’exercent les idées et les sentiments démocratiques sur la société politique



__MATCH__:Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/256

De l’influence qu’exercent les idées et les sentiments démocratiques sur la société politique


Je remplirais mal l’objet de ce livre si, après avoir montré les idées et les senti­ments que l’égalité suggère, je ne faisais voir, en terminant, quelle est l’influence générale que ces mêmes sentiments et ces mêmes idées peuvent exercer sur le gouvernement des sociétés humaines.

Pour y réussir, je serai obligé de revenir souvent sur mes pas. Mais j’espère que le lecteur ne refusera pas de me suivre, lorsque des chemins qui lui sont connus le conduiront vers quelque vérité nouvelle.

Chapitre I.

L’égalité donne naturellement aux hommes le goût des institutions libres


L’égalité, qui rend les hommes indépendants les uns des autres, leur fait contracter l’habitude et le goût de ne suivre, dans leurs actions particulières, que leur volonté. Cette entière indépendance, dont ils jouissent continuellement vis-à-vis de leurs égaux et dans l’usage de la vie privée, les dispose à considérer d’un oeil mécontent tou­te autorité, et leur suggère bientôt l’idée et l’amour de la liberté politique. Les hom­mes qui vivent dans ce temps marchent donc sur une pente naturelle qui les dirige vers les insti­tutions libres. Prenez l’un d’eux au hasard : remontez, s’il se peut, à ses instincts primitifs — vous découvrirez que, parmi les différents gouvernements, celui qu’il conçoit d’abord et qu’il prise le plus, c’est le gouvernement dont il a élu le chef et dont il contrôle les actes.

De tous les effets politiques que produit l’égalité des conditions, c’est cet amour de l’indépendance qui frappe le premier les regards et dont les esprits timides s’effrayent davantage, et l’on ne peut dire qu’ils aient absolument tort de le faire, car l’anarchie a des traits plus effrayants dans les pays démocratiques qu’ailleurs. Comme les citoyens n’ont aucune action les uns sur les autres, à l’instant où le pouvoir national qui les contient tous à leur place vient à manquer, il semble que le désordre doit être aussitôt à son comble, et que, chaque citoyen s’écartant de son côté, le corps social va tout à coup se trouver réduit en poussière.

Je suis convaincu toutefois que l’anarchie n’est pas le mal principal que les siècles démocratiques doivent craindre, mais le moindre.

L’égalité produit, en effet, deux tendances : l’une mène directement les hommes à l’indépendance et peut les pousser tout à coup jusqu’à l’anarchie, l’autre les conduit par un chemin plus long, plus secret, mais plus sûr, vers la servitude.

Les peuples voient aisément la première et y résistent ; ils se laissent entraîner par l’autre sans la voir ; il importe donc particulièrement de la montrer.

Pour moi, loin de reprocher à l’égalité l’indocilité qu’elle inspire, c’est de cela principalement que je la loue. Je l’admire en lui voyant déposer au fond de l’esprit et du cœur de chaque homme cette notion obscure et ce penchant instinctif de l’indépen­dance politique, préparant ainsi le remède au mal qu’elle fait naître. C’est par ce côté que je m’attache à elle.


CHAPITRE II.

Que les idées des peuples démocratiques en matière de gouvernement sont naturellement favorables à la concentration des pouvoirs


L’idée de pouvoirs secondaires, placés entre le souverain et les sujets, se pré­sen­tait naturellement à l’imagination des Peuples aristocratiques, parce que ces pouvoirs renfermaient dans leur sein des individus ou des familles que la naissance, les lumières, les richesses, tenaient hors de pair et semblaient destinés à commander. Cette même idée est naturellement absente de l’esprit des hommes dans les siècles d’égalité par des raisons contraires ; on ne peut l’y introduire qu’artificielle­ment, et on ne l’y retient qu’avec peine ; tandis qu’ils conçoivent, pour ainsi dire sans y penser, l’idée d’un pouvoir unique et central qui mène tous les citoyens par lui-même.

En politique, d’ailleurs, comme en philosophie et en religion, l’intelligence des peuples démocratiques reçoit avec délices les idées simples et générales. Les systè­mes compliqués la repoussent, et elle se plaît à imaginer une grande nation dont tous les citoyens ressemblent à un seul modèle et sont dirigés par un seul pouvoir.

Après l’idée d’un pouvoir unique et central, celle qui se présente le plus spontané­ment à l’esprit des hommes, dans les siècles d’égalité, est l’idée d’une législation unifor­me. Comme chacun d’eux se voit peu différent de ses voisins, il comprend mal pourquoi la règle qui est applicable à un homme ne le serait pas également à tous les autres. Les moindres privilèges répugnent donc à sa raison. Les plus légères dissem­blances dans les institutions politiques du même peuple le blessent, et l’uniformité législative lui paraît être la condition première d’un bon gouvernement.

Je trouve, au contraire, que cette même notion d’une règle uniforme, également imposée à tous les membres du corps social, est comme étrangère à l’esprit humain dans les siècles aristocra­tiques. Il ne la reçoit point ou il la rejette.

Ces penchants opposés de l’intelligence finissent, de part et d’autre, par devenir des instincts si aveugles et des habitudes si invincibles, qu’ils dirigent encore les actions, en dépit des faits particuliers. Il se rencontrait quelquefois, malgré l’immense variété du Moyen Âge, des individus parfaitement semblables : ce qui n’empêchait pas que le législateur n’assignât à chacun d’eux des devoirs divers et des droits différents. Et, au contraire, de nos jours, des gouvernements s’épuisent, afin d’imposer les mêmes usages et les mêmes lois à des populations qui ne se ressemblent point encore.

À mesure que les conditions s’égalisent chez un peuple, les individus paraissent plus petits et la société semble plus grande, ou plutôt chaque citoyen, devenu sem­blable à tous les autres, se perd dans la foule, et l’on n’aperçoit plus que la vaste et magnifique image du peuple lui-même.

Cela donne naturellement aux hommes des temps démocratiques une opinion très haute des privilèges de la société et une idée fort humble des droits de l’individu. Ils admettent aisément que l’intérêt de l’un est tout et que celui de l’autre n’est rien. Ils accordent assez volontiers que le pouvoir qui représente la société possède beaucoup plus de lumières et de sagesse qu’aucun des hommes qui le composent, et que son devoir, aussi bien que son droit, est de prendre chaque citoyen par la main et de le conduire.

Si l’on veut bien examiner de près nos contemporains, et percer jusqu’à la racine de leurs opinions politiques, on y retrouvera quelques-unes des idées que je viens de reproduire, et l’on s’étonnera peut-être de rencontrer tant d’accord parmi des gens qui se font si souvent la guerre.

Les Américains croient que, dans chaque État, le pouvoir social doit émaner direc­te­ment du peuple  ; mais une fois que ce pouvoir est constitué, ils ne lui imagi­nent, pour ainsi dire, point de limites ; ils reconnaissent volontiers qu’il a le droit de tout faire.

Quant à des privilèges particuliers accordés à des villes, à des familles ou à des individus, ils en ont perdu jusqu’à l’idée. Leur esprit n’a jamais prévu qu’on pût ne pas appliquer unifor­mément la même loi à toutes les parties du même État et à tous les hommes qui l’habitent.

Ces mêmes opinions se répandent de plus en plus en Europe ; elles s’introdui­sent dans le sein même des nations qui repoussent le plus violemment le dogme de la souveraineté du peuple. Celles-ci donnent au pouvoir une autre origine que les Améri­cains ; mais elles envisagent le pouvoir sous les mêmes traits. Chez toutes, la notion de puissance intermédiaire s’obscurcît et s’efface. L’idée d’un droit inhérent à certains individus disparaît rapidement de l’esprit des hommes ; l’idée du droit tout-puissant et pour ainsi dire unique de la société vient remplir sa place. Ces idées s’enracinent et croissent à mesure que les conditions deviennent plus égales et les hommes plus semblables ; l’égalité les fait naître et elles hâtent à leur tour les progrès de l’égalité.

En France, où la révolution dont je parle est plus avancée que chez aucun autre peuple de l’Europe, ces mêmes opinions se sont entièrement emparées de l’intelli­gence. Qu’on écoute attentivement la voix de nos différents partis, on verra qu’il n’y en a point qui ne les adopte. La plupart estiment que le gouvernement agit mal ; mais tous pensent que le gouvernement doit sans cesse agir et mettre à tout la main. Ceux mêmes qui se font le plus rudement la guerre ne laissent pas de s’accorder sur ce point. L’unité, l’ubiquité, l’omnipotence du pouvoir social, l’uniformité de ses règles, forment le trait saillant qui caractérise tous les systèmes politiques enfantés de nos jours. On les retrouve au fond des plus bizarres utopies. L’esprit humain poursuit encore ces images quand il rêve.

Si de pareilles idées se présentent spontanément à l’esprit des particuliers, elles s’offrent plus volontiers encore à l’imagination des princes.

Tandis que le vieil état social de l’Europe s’altère et se dissout, les souverains se font sur leurs facultés et sur leurs devoirs des croyances nouvelles ; ils comprennent pour la première fois que la puissance centrale qu’ils représentent peut et doit admi­nis­trer par elle-même, et sur un plan uniforme, toutes les affaires et tous les hommes. Cette opinion, qui, j’ose le dire, n’avait jamais été conçue avant notre temps par les rois de l’Europe, pénètre au plus profond de l’intelligence de ces princes ; elle s’y tient ferme au milieu de l’agitation de toutes les autres.

Les hommes de nos jours sont donc bien moins divisés qu’on ne l’imagine ; ils se disputent sans cesse pour savoir dans quelles mains la souveraineté sera remise ; mais ils s’entendent aisément sur les devoirs et sur les droits de la souveraineté. Tous conçoivent le gouvernement sous l’image d’un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur.

Toutes les idées secondaires, en matière politique, sont mouvantes ; celle-là reste fixe, inaltérable, pareille à elle-même. Les publicistes et les hommes d’État l’adoptent, la foule la saisit avidement ; les gouvernés et les gouvernants s’accordent à la poursui­vre avec la même ardeur : elle vient la première ; elle semble innée.

Elle ne sort donc point d’un caprice de l’esprit humain, mais elle est une condition naturelle de l’état actuel des hommes.

CHAPITRE III.

Que les sentiments des peuples démocratiques sont d’accord avec leurs idées pour les porter à concentrer le pouvoir


Si, dans les siècles d’égalité, les hommes perçoivent aisément l’idée d’un grand pouvoir central, on ne saurait douter, d’autre part, que leurs habitudes et leurs senti­ments ne les prédisposent a reconnaître un pareil pouvoir et à lui prêter la main. La démonstration de ceci peut être faite en peu de mots, la plupart des raisons ayant été déjà données ailleurs.

Les hommes qui habitent les pays démocratiques n’ayant ni supé­rieurs, ni inférieurs, ni associés habituels et nécessaires, se replient volontiers sur eux-mêmes et se considèrent isolément. J’ai eu occasion de le montrer fort au long quand il s’est agi de l’individualisme.

Ce n’est donc jamais qu’avec effort que ces hommes s’arrachent à leurs affaires parti­culières pour s’occuper des affaires communes ; leur pente naturelle est d’en abandonner le soin au seul représentant visible et perma­nent des intérêts collectifs, qui est l’État.

Non seulement ils n’ont pas naturellement le goût de s’occuper du public, mais souvent le temps leur manque pour le faire. La vie privée est si active dans les temps démocratiques, si agitée, si remplie de désirs, de travaux, qu’il ne reste presque plus d’énergie ni de loisir à chaque homme pour la vie politique.

Que de pareils penchants ne soient pas invincibles, ce n’est pas moi qui le nierai, puisque mon but principal en écrivant ce livre a été de les combattre. Je soutiens seulement que, de nos jours, une force secrète les développe sans cesse dans le cœur humain, et qu’il suffit de ne point les arrêter pour qu’ils le remplissent.

J’ai également eu l’occasion de montrer comment l’amour croissant du bien-être et la nature mobile de la propriété faisaient redouter aux peuples démocratiques le désordre matériel. L’amour de la tranquillité publique est souvent la seule passion politique que conservent ces peuples, et elle devient chez eux plus active et plus puissante, à mesure que toutes les autres s’affaissent et meurent ; cela dispose natu­rellement les citoyens à donner sans cesse ou à laisser prendre de nouveaux droits au pouvoir central, qui seul leur semble avoir l’intérêt et les moyens de les défendre de l’anarchie en se défendant lui-même.

Comme, dans les siècles d’égalité, nul n’est obligé de prêter sa force à son sem­blable, et nul n’a droit d’attendre de son semblable un grand appui, chacun est tout à la fois indépendant et faible. Ces deux états, qu’il ne faut pas envisager séparément ni confondre, donnent au citoyen des démocraties des instincts fort contraires. Son indépendance le remplit de confiance et d’orgueil au sein de ses égaux, et sa débilité lui fait sentir, de temps en temps, le besoin d’un secours étranger qu’il ne peut attendre d’aucun d’eux, puisqu’ils sont tous impuissants et froids. Dans cette extrémité, il tourne naturellement ses regards vers cet être immense qui seul s’élève au milieu de l’abaissement universel. C’est vers lui que ses besoins et surtout ses désirs le ramènent sans cesse, et c’est lui qu’il finit par envisager comme le soutien unique et nécessaire de la faiblesse individuelle[1].

Ceci achève de faire comprendre ce qui se passe souvent chez les peuples démo­cratiques, où l’on voit les hommes qui supportent si malaisément des supérieurs souffrir patiemment un maître, et se montrer tout à la fois fiers et serviles.

La haine que les hommes portent au privilège s’augmente à mesure que les privi­lèges deviennent plus rares et moins grands, de telle sorte qu’on dirait que les pas­sions démocratiques s’enflamment davantage dans le temps même où elles trou­vent le moins d’aliments. J’ai déjà donné la raison de ce phénomène. Il n’y a pas de si grande inégalité qui blesse les regards lorsque toutes les conditions sont inéga­les ; tandis que la plus petite dissemblance paraît choquante au sein de l’uniformité géné­rale ; la vue en devient plus insupportable à mesure que l’uniformité est plus complète. Il est donc naturel que l’amour de l’égalité croisse sans cesse avec l’égalité elle-même ; en le satisfaisant, on le développe.

Cette haine immortelle, et de plus en plus allumée, qui anime les peuples démo­­cratiques contre les moindres privilèges, favorise singulièrement la concen­tration graduelle de tous les droits politiques dans les mains du seul représen­tant de l’État. Le souverain, étant nécessairement et sans contestation au-dessus de tous les citoyens, n’excite l’envie d’aucun d’eux, et chacun croit enlever à ses égaux toutes les préroga­tives qu’il lui concède.

L’homme des siècles démocratiques n’obéit qu’avec une extrême répugnance a son voisin qui est son égal ; il refuse de reconnaître à celui-ci des lumières supérieures aux siennes ; il se défie de sa justice et voit avec jalousie son pouvoir ; il le craint et le méprise ; il aime à lui faire sentir à chaque instant la com­mune dépendance où ils sont tous les deux du même maître.

Toute puissance centrale qui suit ces instincts naturels aime l’égalité et la favorise ; car l’égalité facilite singulièrement l’action d’une semblable puissance, l’étend et l’assure.

On peut dire également que tout gouvernement central adore l’uniformité ; l’unifor­mité lui évite l’examen d’une infinité de détails dont il devrait s’occuper, s’il fallait faire la règle pour les hommes, au lieu de faire passer indistinctement tous les hom­mes sous la même règle, Ainsi, le gouvernement aime ce que les citoyens aiment, et il hait naturellement ce qu’ils haïssent. Cette communauté de sentiments qui, chez les nations démocratiques, unit continuellement dans une même pensée chaque individu et le souverain, établit entre eux une secrète et permanente sympathie. On pardonne au gouvernement ses fautes en faveur de ses goûts, la confiance publique ne l’aban­donne qu’avec peine au milieu de ses excès ou de ses erreurs, et elle revient à lui dès qu’il la rappelle. Les peuples démocratiques haïssent souvent les dépositaires du pou­voir central ; mais ils aiment toujours ce pouvoir lui-même.

Ainsi, je suis parvenu par deux chemins divers au même but. J’ai montré que l’égalité suggérait aux hommes la pensée d’un gouvernement unique, uniforme et fort, je viens de faire voir qu’elle leur en donne le goût ; c’est donc vers un gouvernement de cette espèce que tendent les nations de nos jours. La pente naturelle de leur esprit et de leur cœur les y mène, et il leur suffit de ne point se retenir pour qu’elles y arri­vent.

Je pense que, dans les siècles démocratiques qui vont s’ouvrir, l’indépendance individuelle et les libertés locales seront toujours un produit de l’art. La centralisation sera le gouvernement naturel


CHAPITRE IV.

De quelques causes particulières et accidentelles qui achèvent de porter un peuple démocratique à centraliser le pouvoir ou qui l’en détournent


Si tous les peuples démocratiques sont entraînés instinctivement vers la centralisa­tion des pouvoirs, ils y tendent d’une manière inégale. Cela dépend des circonstances particulières qui peuvent développer ou restreindre les effets naturels de l’état social. Ces circonstances sont en très grand nombre ; je ne parlerai que de quelques-unes.

Chez les hommes qui ont longtemps vécu libres avant de devenir égaux, les ins­tincts que la liberté avait donnés combattent jusqu’à un certain point les penchants que suggère l’égalité  ; et, bien que parmi eux le pouvoir central accroisse ses privilèges, les particuliers n’y perdent jamais entièrement leur indépendance.

Mais, quand l’égalité vient à se développer chez un peuple qui n’a jamais connu ou qui ne connaît plus depuis longtemps la liberté, ainsi que cela se voit sur le continent de l’Europe, les anciennes habitudes de la nation arrivant à se combiner subitement et par une sorte d’attraction naturelle avec les habitudes et les doctrines nouvelles que fait naître l’état social, tous les pouvoirs semblent accourir d’eux-mêmes vers le centre ; ils s’y accumulent avec une rapidité surprenante, et l’État atteint tout d’un coup les extrêmes limites de sa force, tandis que les particuliers se laissent tomber en un moment jusqu’au dernier degré de la faiblesse.

Les Anglais qui vinrent, il y a trois siècles, fonder dans les déserts du Nouveau Monde une société démocratique, s’étaient tous habitués dans la mère patrie à prendre part aux affaires publiques ; ils connaissaient le jury ; ils avaient la liberté de la parole et celle de la presse, la liberté individuelle, l’idée du droit et l’usage d’y recourir. lis trans­portèrent en Amérique ces institutions libres et ces mœurs viriles, et elles le soutinrent contre les envahissements de l’État.

Chez les Américains, c’est donc la liberté qui est ancienne ; l’égalité est compara­tivement nouvelle. Le contraire arrive en Europe où l’égalité, introduite par le pouvoir absolu et sous l’œil des rois, avait déjà pénétré dans les habitudes des peuples longtemps avant que la liberté fût entrée dans leurs idées.

J’ai dit que, chez les peuples démocratiques, le gouvernement ne se présentait natu­rel­le­ment à l’esprit humain que sous la forme d’un pouvoir unique et central, et que la notion des pouvoirs intermédiaires ne lui était pas familière. Cela est particuliè­rement applicable aux nations démocratiques qui ont vu le principe de l’égalité triom­pher à l’aide d’une révolution violente. Les classes qui dirigeaient les affaires locales disparaissant tout à coup dans cette tempête, et la masse confuse qui reste n’ayant encore ni l’organisation ni les habitudes qui lui permettent de prendre en main l’administration de ces mêmes affaires, on n’aperçoit plus que l’État lui-même qui puisse se charger de tous les détails du gouverne­ment. La centralisation devient un fait en quelque sorte nécessaire.

Il ne faut ni louer ni blâmer Napoléon d’avoir concentré dans ses seules mains presque tous les pouvoirs administratifs ; car, après la brusque disparition de la noblesse et de la haute bourgeoisie, ces pouvoirs lui arrivaient d’eux-mêmes ; il lui eût été presque aussi difficile de les repousser que de les prendre. Une semblable néces­sité ne s’est jamais fait sentir aux Américains, qui, n’ayant point eu de révolution et s’étant, dès l’origine, gouvernés d’eux-mêmes, n’ont jamais dû charger l’État de leur ser­vir momentanément de tuteur.

Ainsi la centralisation ne se développe pas seulement, chez un peuple démocra­tique, suivant le progrès de l’égalité, mais encore suivant la manière dont cette égalité se fonde.

Au commencement d’une grande révolution démocratique, et quand la guerre en­tre les différentes classes ne fait que de naître, le peuple s’efforce de centraliser l’admi­nis­tration publique dans les mains du gouvernement, afin d’arracher la direction des affaires locales à l’aristocratie. Vers la fin de cette même révolution, au contraire, c’est d’ordinaire l’aristocratie vaincue qui tâche de livrer à l’État la direction de toutes les affaires, parce qu’elle redoute la menue tyrannie du peuple, devenu son égal et souvent son maître.

Ainsi, ce n’est pas toujours la même classe de citoyens qui s’applique à accroître les prérogatives du pouvoir ; mais, tant que dure la révolution démocratique, il se rencontre toujours dans la nation une classe puissante par le nombre ou par la riches­se, que des passions spéciales et des intérêts particuliers portent à centraliser l’admi­nis­tration. publique, indépendamment de la haine pour le gouvernement du voisin, qui est un sentiment général et permanent chez les peuples démocratiques. On peut re­mar­quer que, de notre temps, ce sont les classes inférieures d’Angleterre qui travail­lent de toutes leurs forces à détruire l’indépendance locale et à transporter l’adminis­tration de tous les points de la circonférence au centre, tandis que les classes supérieu­res s’efforcent de retenir cette même administration dans ses anciennes limites. J’ose prédire qu’un jour viendra où l’on verra un spectacle tout contraire.

Ce qui précède fait bien comprendre pourquoi le pouvoir social doit toujours être plus fort et l’individu plus faible, chez un peuple démocratique qui est arrivé à l’égalité par un long et pénible travail social, que dans une société démocratique où, depuis l’origine, les citoyens ont toujours été égaux. C’est ce que l’exemple des Amé­ricains achève de prouver.

Les hommes qui habitent les États-Unis n’ont jamais été séparés par aucun privi­lège ; ils n’ont jamais connu la relation réciproque d’inférieur et de maître, et, comme ils ne se redoutent et ne se haïssent point les uns les autres, ils n’ont jamais connu le besoin d’appeler le souverain à diriger le détail de leurs affaires. La destinée des Américains est singulière : ils ont pris à l’aristocratie d’Angleterre l’idée des droits individuels et le goût des libertés locales ; et ils ont pu conserver l’une et l’autre parce qu’ils n’ont pas eu à combattre d’aristocratie.

Si, dans tous les temps, les lumières servent aux hommes à défendre leur indé­pendance, cela est surtout vrai dans les siècles démocratiques. Il est aisé, quand tous les hommes se ressemblent, de fonder un gouvernement unique et tout-puissant ; les instincts suffi­sent. Mais il faut aux hommes beaucoup d’intelligence, de science et d’art, pour organiser et maintenir, dans les mêmes circonstances, des pouvoirs secon­daires, et pour créer, au milieu de l’indépendance et de la faiblesse individuelle des citoyens, des associations libres qui soient en état de lutter contre la tyrannie sans détruire l’ordre.

La concentration des pouvoirs et la servitude individuelle croîtront donc, chez les nations démocratiques, non seulement en proportion de l’égalité, mais en raison de l’ignorance.

Il est vrai que, dans les siècles peu éclairés, le gouvernement manque souvent de lumières pour perfectionner le despotisme, comme les citoyens pour s’y dérober. Mais l’effet n’est point égal des deux parts.

Quelque grossier que soit un peuple démocratique, le pouvoir central qui le dirige n’est jamais complètement privé de lumières, parce qu’il attire aisément à lui le peu qui s’en rencontre dans le pays, et que, au besoin, il va en chercher au-dehors. Chez une nation qui est ignorante aussi bien que démocratique, il ne peut donc manquer de se manifester bientôt une différence prodigieuse entre la capacité intellectuelle du souverain et celle de chacun de ses sujets. Cela achève de concentrer aisément dans ses mains tous les pouvoirs. La puissance administrative de l’État s’étend sans cesse, parce qu’il n’y a que lui qui soit assez habile pour administrer.

Les nations aristocratiques, quelque peu éclairées qu’on les suppose, ne donnent jamais le même spectacle, parce que les lumières y sont assez également réparties entre le prince et les principaux citoyens.

Le pacha qui règne aujourd’hui sur l’Égypte a trouvé la population de ce pays composée d’hommes très ignorants et très égaux, et il s’est approprie, pour la gouver­ner, la science et l’intelligence de l’Europe. Les lumières particulières du souverain arrivant ainsi à se combiner avec l’ignorance et la faiblesse démocratique des sujets, le dernier terme de la centralisation a été atteint sans peine, et le prince a pu faire du pays sa manufacture et des habitants ses ouvriers.

Je crois que la centralisation extrême du pouvoir poli­tique finit par énerver la société et par affaiblir ainsi à la longue le gouvernement lui-même. Mais je ne nie point qu’une force sociale centralisée ne soit en état d’exé­cu­ter aisément, dans un temps donné et sur un point déterminé, de grandes entreprises. Cela est surtout vrai dans la guerre, où le succès dépend bien plus de la facilité qu’on trouve à porter rapi­de­ment toutes ses ressources sur un certain point, que de l’étendue même de ces res­sources. C’est donc principalement dans la guerre que les peuples sentent le désir et souvent le besoin d’augmenter les prérogatives du pouvoir central. Tous les génies guerriers aiment la centralisation, qui accroît leurs forces, et tous les génies centra­lisateurs aiment la guerre, qui oblige les nations à resserrer dans les mains de l’État tous les pouvoirs. Ainsi, la tendance démocratique qui porte les hommes à multiplier sans cesse les privilèges de l’État et à restreindre les droits des particuliers, est bien plus rapide et plus continue chez les peuples démocratiques, sujets par leur position à de grandes et fréquentes guerres, et dont l’existence peut souvent être mise en péril, que chez tous les autres.

J’ai dit comment la crainte du désordre et l’amour du bien-être portaient insensi­ble­ment les peuples démocratiques à augmenter les attributions du gouvernement central, seul pouvoir qui leur paraisse de lui-même assez fort, assez intelligent, assez stable pour les protéger contre l’anarchie. J’ai à peine besoin d’ajouter que toutes les circonstances particulières qui tendent à rendre l’état d’une société démocratique troublé et précaire, augmentent cet instinct général et portent, de plus en plus, les par­ti­cu­liers à sacrifier à leur tranquillité leurs droits.

Un peuple n’est donc jamais si disposé à accroître les attributions du pouvoir cen­tral qu’au sortir d’une révolution longue et sanglante qui, après avoir arraché les biens des mains de leurs anciens possesseurs, a ébranlé toutes les croyances, rempli la na­tion de haines furieuses, d’intérêts opposés et de factions contraires. Le goût de la tran­quillité publique devient alors une passion aveugle, et les citoyens sont sujets à s’éprendre d’un amour très désordonné pour l’ordre.

Je viens d’examiner plusieurs accidents qui tous concourent à aider la centra­lisation du pouvoir. Je n’ai pas encore parlé du principal.

La première des causes accidentelles qui, chez les peuples démocratiques, peuvent attirer dans les mains du souverain la direction de toutes les affaires, c’est l’origine de ce souverain lui-même et ses penchants.

Les hommes qui vivent dans les siècles d’égalité aiment naturellement le pouvoir central et étendent volontiers ses privilèges ; mais, s’il arrive que ce même pouvoir représente fidèlement leurs intérêts et reproduise exactement leurs instincts, la con­fiance qu’ils lui portent n’a presque point de bornes, et ils croient accorder à eux-mêmes tout ce qu’ils donnent.

L’attraction des pouvoirs administratifs vers le centre sera toujours moins aisée et moins rapide avec des rois qui tiennent encore par quelque endroit à l’ancien ordre aristocratique, qu’avec des princes nouveaux, fils de leurs œuvres, que leur naissance, leurs préjugés, leurs instincts, leurs habitudes, semblent lier indissolublement à la cause de J’égalité. Je ne veux point dire que les princes d’origine aristocratique qui vivent dans les siècles de démocratie ne cherchent point à centraliser. Je crois qu’ils s’y emploient aussi diligemment que tous les autres. Pour eux, les seuls avantages de l’égalité sont de ce côté ; mais leurs facilités sont moindres, parce que les citoyens, au lieu d’aller naturellement au-devant de leurs désirs, ne s’y prêtent souvent qu’avec peine. Dans les sociétés démocratiques, la centralisation sera toujours d’autant plus grande que le souverain sera moins aristocratique : voilà la règle.

Quand une vieille race de rois dirige une aristocratie, les préjugés naturels du souverain se trouvant en parfait accord avec les préjugés naturels des nobles, les vices inhérents aux sociétés aristocratiques se développent librement et ne trouvent point leur remède. Le contraire arrive quand le rejeton d’une tige féodale est placé à la tête d’un peuple démocratique. Le prince incline, chaque jour, par son éducation, ses habitudes et ses souvenirs, vers les sentiments que l’inégalité des con­di­tions suggère ; et le peuple tend sans cesse, par son état social, vers les mœurs que l’éga­lité fait naître. Il arrive alors souvent que les citoyens cherchent à contenir le pou­voir central, bien moins comme tyrannique que comme aristocratique ; et qu’ils main­tiennent fermement leur indépendance, non seulement parce qu’ils veulent être libres, mais surtout parce qu’ils prétendent rester égaux.

Une révolution qui renverse une ancienne famille de rois pour placer des hom­mes nouveaux à la tête d’un peuple démocratique, peut affaiblir mo­men­tanément le pouvoir central ; mais, quelque anarchique qu’elle paraisse d’abord, on ne doit point hésiter à prédire que son résultat final et nécessaire sera d’étendre et d’assurer les prérogatives de ce même pouvoir.

La première, et en quelque sorte la seule condition nécessaire pour arriver à cen­tra­li­ser la puissance publique dans une société démocratique, est d’aimer l’égalité ou de le faire croire. Ainsi, la science du despotisme, si compliquée jadis, se simplifie  : elle se réduit, pour ainsi dire, à un principe unique.


CHAPITRE V.

Que parmi les nations européennes de nos jours le pouvoir souverain s’accroît, quoique les souverains soient moins stables


Si l’on vient à réfléchir sur ce qui précède, on sera surpris et effrayé de voir com­ment, en Europe, tout semble concourir à accroître indéfiniment les prérogatives du pouvoir central et à rendre chaque jour l’existence individuelle plus faible, plus su­bor­donnée et plus précaire.

Les nations démocratiques de l’Europe ont toutes les tendances générales et per­ma­nentes qui portent les Américains vers la centralisation des pouvoirs, et, de plus, elles sont soumises à une multitude de causes secondaires et accidentelles que les Américains ne connaissent point. On dirait que chaque pas qu’elles font vers l’égalité les rapproche du despotisme.

Il suffit de jeter les yeux autour de nous et sur nous-mêmes pour s’en convaincre.

Durant les siècles aristocratiques qui ont précédé le nôtre, les souverains de l’Europe avaient été privés ou s’étaient dessaisis de plusieurs des droits inhérents à leur pouvoir. Il n’y a pas encore cent ans que, chez la plupart des nations européennes, il se rencontrait des particuliers ou des corps presque indépendants qui administraient la justice, levaient et entretenaient des soldats, percevaient des impôts, et souvent même faisaient ou expliquaient la loi. l’État a partout repris pour lui seul ces attributs naturels de la puissance souveraine ; dans tout ce qui a rapport au gouvernement, il ne souffre plus d’intermédiaire entre lui et les citoyens, et il les dirige par lui-même dans les affaires générales. Je suis bien loin de blâmer cette concentration des pouvoirs ; je me borne à la montrer.

A la même époque, il existait en Europe un grand nombre de pouvoirs secondaires qui représentaient des intérêts locaux et administraient les affaires locales. La plupart de ces autorités locales ont déjà disparu ; toutes tendent à disparaître ou à tomber dans la dépendance. D’un bout de l’Europe les privilèges des seigneurs, les libertés des villes, les administrations provinciales, sont détruites ou vont l’être.

L’Europe a éprouvé, depuis un demi-siècle, beaucoup de révolutions et contre-révolutions qui l’ont remuée en sens contraire. Mais tous ces mouvements se ressem­blent en un point : tous ont ébranlé ou détruit les pouvoirs secondaires. Des privilèges locaux que la nation française n’avait pas abolis dans les pays conquis par elle ont achevé de succomber sous les efforts des princes qui l’ont vaincue. Ces princes ont rejeté toutes les nouveautés que la révolution avait créées chez eux, excepté la centralisation : c’est la seule chose qu’ils aient consenti à tenir d’elle.

Ce que je veux remarquer, c’est que tous ces droits divers qui ont été arrachés successivement, de notre temps, à des classes, à des corporations, à des hommes, n’ont point servi à élever sur une base plus démocratique de nouveaux pouvoirs se­con­daires, mais se sont concentrés de toutes parts dans les mains du souverain. Partout l’État arrive de plus en plus à diriger par lui-même les moindres citoyens et à conduire seul chacun d’eux dans les moindres affaires[2].

Presque tous les établissements charitables de l’ancienne Europe étaient dans les mains de particuliers ou de corporations ; ils sont tous tombés plus ou moins sous la dépendance du souverain, et, dans plusieurs pays, ils sont régis par lui. C’est l’État qui a entrepris presque seul de donner du pain à ceux qui ont faim, des secours et un asile aux malades, du travail aux oisifs, il s’est fait le réparateur presque unique de toutes les misères.

L’éducation, aussi bien que la charité, est devenue, chez la plupart des peuples de nos jours, une affaire nationale. l’État reçoit et souvent prend l’enfant des bras de sa mère pour le confier à ses agents ; c’est lui qui se charge d’inspirer à chaque généra­tion des sentiments, et de lui fournir des idées. L’uniformité règne dans les études comme dans tout le reste ; la diversité comme la liberté en disparaissent chaque jour.

Je ne crains pas non plus d’avancer que, chez presque toutes les nations chrétien­nes de nos jours, les catholiques aussi bien que les protestantes, la religion est menacée de tomber dans les mains du gouvernement. Ce n’est pas que les souverains se montrent fort jaloux de fixer eux-mêmes le dogme ; mais ils s’emparent de plus en plus des volontés de celui qui l’explique : ils ôtent au clergé ses propriétés, lui assi­gnent un salaire, détournent et utilisent à leur seul profit l’influence que le prêtre possède ; ils en font un de leurs fonctionnaires et souvent un de leurs serviteurs, et ils pénètrent avec lui jusqu’au plus profond de l’âme de chaque homme[3].

Mais ce n’est encore là qu’un côté du tableau.

Non seulement le pouvoir du souverain s’est étendu, comme nous venons de le voir, dans la sphère entière des anciens pouvoirs ; celle-ci ne suffit plus pour le con­tenir ; il la déborde de toutes parts et va se répandre sur le domaine que s’était réservé jusqu’ici l’indépendance individuelle. Une multitude d’actions qui échappaient jadis entièrement au contrôle de la société y ont été soumises de nos jours, et leur nombre s’accroît sans cesse.

Chez les peuples aristocratiques, le pouvoir social se bornait d’ordinaire à diriger et à surveiller les citoyens dans tout ce qui avait un rapport direct et visible avec l’intérêt national ; il les abandonnait volontiers à leur libre arbitre en tout le reste. Chez ces peuples, le gouvernement semblait oublier souvent qu’il est un point où les fautes et les misères des individus compromettent le bien-être universel, et qu’empêcher la ruine d’un particulier doit quelquefois être une affaire publique.

Les nations démocratiques de notre temps penchent vers un excès contraire.

Il est évident que la plupart de nos princes ne veulent pas seulement diriger le peuple tout entier ; on dirait qu’ils se jugent responsables des actions et de la destinée individuelle de leurs sujets, qu’ils ont entrepris de conduire et d’éclairer chacun d’eux dans les différents actes de sa vie, et, au besoin, de le rendre heureux malgré lui-même.

De leur côté, les particuliers envisagent de plus en plus le pouvoir social sous le même jour ; dans tous leurs besoins, ils l’appellent à leur aide, et ils attachent à tout moment sur lui leurs regards comme sur un précepteur ou sur un guide.

J’affirme qu’il n’y a pas de pays en Europe où l’administration publique ne soit devenue non seulement plus centralisée, mais plus inquisitive et plus détaillée ; partout elle pénètre plus avant que jadis dans les affaires privées ; elle règle à sa manière plus d’actions, et des actions plus petites, et elle s’établit davantage tous les jours, à côté, autour et au-dessus de chaque individu, pour l’assister, le conseiller et le contraindre.

jadis, le souverain vivait du revenu de ses terres ou du produit des taxes. Il n’en est plus de même aujourd’hui que ses besoins ont crû avec sa puissance. Dans les mêmes circonstances où jadis un prince établissait un nouvel impôt, on a recours aujourd’hui à un emprunt. Peu à peu l’État devient ainsi le débiteur de la plupart des riches, et il centralise dans ses mains les plus grands capitaux.

Il attire les moindres d’une autre manière.

À mesure que les hommes se mêlent et que les conditions s’égalisent, le pauvre a plus de ressources, de lumières et de désirs. Il conçoit l’idée d’améliorer son sort, et il cherche a y parvenir par l’épargne. L’épargne fait donc naître, chaque jour, un nombre infini de petits capitaux, fruits lents et successifs du travail ; ils s’accroissent sans cesse. Mais le plus grand nombre resteraient improductifs, S’ils demeuraient épars. Cela a donné naissance à une institution philanthropique qui deviendra bientôt, si je ne me trompe, une de nos plus grandes institutions politiques. Des hommes charita­bles ont conçu la pensée de recueillir l’épargne du pauvre et d’en utiliser le produit. Dans quelques pays, ces associations bienfaisantes sont restées entièrement distinctes de l’État ; mais, dans presque tous, elles tendent visiblement à se confondre avec lui, et il y en a même quelques-unes où le gouvernement les a remplacées et où il a entrepris la tâche immense de centraliser dans un seul lieu et de faire valoir par ses seules mains l’épargne journalière de plusieurs millions de travailleurs.

Ainsi, l’État attire à lui l’argent des riches par l’emprunt, et par les caisses d’épar­gne il dispose à son gré des deniers du pauvre. Près de lui et dans ses mains, les richesses du pays accourent sans cesse ; elles s’y accumulent d’autant plus que l’égalité des conditions devient plus grande ; car, chez une nation démocratique, il n’y a que l’État qui inspire de la confiance aux particuliers, parce qu’il n’y a que lui seul qui leur paraisse avoir quelque force et quelque durée[4].

Ainsi le souverain ne se borne pas à diriger la fortune publique ; il s’introduit enco­re dans les fortunes privées ; il est le chef de chaque citoyen et souvent son maître, et, de plus, il se fait son intendant et son caissier.

Non seulement le pouvoir central remplit seul la sphère entière des anciens pou­voirs, l’étend et la dépasse, mais il s’y meut avec plus d’agilité, de force et d’indé­pendance qu’il ne faisait jadis.

Tous les gouvernements de l’Europe ont prodigieusement perfectionné, de notre temps, la science administrative ; ils font plus de choses, et ils font chaque chose avec plus d’ordre, de rapidité et moins de frais ; ils semblent s’enrichir sans cesse de toutes les lumières qu’ils ont enlevées aux particuliers. Chaque jour, les princes de l’Europe tiennent leurs délégués dans une dépendance plus étroite, et ils inventent des métho­des nouvelles pour les diriger de plus près et les surveiller avec moins de peine. Ce n’est point assez pour eux de conduire toutes les affaires par leurs agents, ils entre­prennent de diriger la conduite de leurs agents dans toutes leurs affaires ; de sorte que l’administration publique ne dépend pas seulement du même pouvoir ; elle se resserre de plus en plus dans un même lieu et se concentre dans moins de mains. Le gouverne­ment centralise son action en même temps qu’il accroît ses prérogatives : double cause de force.

Quand on examine la constitution qu’avait jadis le pouvoir judiciaire chez la plupart des nations de l’Europe, deux choses frappent : l’indépendance de ce pouvoir et l’étendue de ses attributions.

Non seulement les cours de justice décidaient presque toutes les querelles entre particuliers ; dans un grand nombre de cas, elles servaient d’arbitres entre chaque indi­vidu et l’État.

Je ne veux point parler ici des attributions politiques et administratives que les tribunaux avaient usurpées en quelques pays, mais des attributions judiciaires qu’ils possédaient dans tous. Chez tous les Peuples d’Europe, il y avait et il y a encore beaucoup de droits individuels, se rattachant la plupart au droit général de propriété, qui étaient placés sous la sauve­garde du juge et que l’État ne pouvait violer sans la permission de celui-ci.

C’est ce pouvoir semi-politique qui distinguait principalement les tribunaux de l’Europe de tous les autres ; car tous les peuples ont eu des juges, mais tous n’ont point donné aux juges les mêmes privilèges.

Si l’on examine maintenant ce qui se passe chez les nations démocratiques de l’Europe qu’on appelle libres, aussi bien que chez les autres, on voit que, de toutes parts, à côté de ces tribunaux, il s’en crée d’autres plus dépendants, dont l’objet parti­culier est de décider exceptionnellement les questions litigieuses qui peuvent s’élever entre l’administration publique et les citoyens. On laisse à l’ancien pouvoir judiciaire son indépendance, mais on resserre sa juridiction, et l’on tend, de plus en plus, à n’en faire qu’un arbitre entre des intérêts particuliers.


Le nombre de ces tribunaux spéciaux augmente sans cesse, et leurs attributions croissent. Le gouvernement échappe donc chaque jour davantage à l’obligation de faire sanctionner par un autre pouvoir ses volontés et ses droits. Ne pouvant se passer de juges, il veut, du moins, choisir lui-même ses juges et les tenir toujours dans sa main, c’est-à-dire que, entre lui et les particuliers, il place encore l’image de la justice plutôt que la justice elle-même.

Ainsi, il ne suffit point à l’État d’attirer à lui toutes les affaires, il arrive encore, de plus en plus, à les décider toutes par lui-même sans contrôle et sans recours[5].

Il y a chez les nations modernes de l’Europe une grande cause qui, indépen­dam­ment de toutes celles que je viens d’indiquer, contribue sans cesse à étendre l’action du souverain ou a augmenter ses prérogatives ; on n’y a pas assez pris garde. Cette cause est le développement de l’industrie, que les progrès de l’égalité favorisent.

L’industrie agglomère d’ordinaire une multitude d’hommes dans le même lieu ; elle établit entre eux des rapports nouveaux et compliqués. Elle les expose à de grandes et subites alternatives d’abondance et de misère, durant lesquelles la tran­quil­lité publi­que est menacée. Il peut arriver enfin que ces travaux compromettent la santé et même la vie de ceux qui en profitent ou de ceux qui s’y livrent. Ainsi, la classe indus­trielle a plus besoin d’être réglementée, surveillée et contenue que les autres classes, et il est naturel que les attributions du gouvernement croissent avec elle.

Cette vérité est généralement applicable ; mais voici ce qui se rapporte plus parti­culièrement aux nations de l’Europe.

Dans les siècles qui ont précédé ceux où nous vivons, l’aristocratie possédait le sol et était en état de le défendre. La propriété immobilière fut donc environnée de garan­ties, et ses possesseurs jouirent d’une grande indépendance. Cela créa des lois et des habitudes qui se sont perpétuées, malgré la division des terres et la ruine des nobles ; et, de nos jours, les propriétaires fonciers et les agriculteurs sont encore de tous les citoyens ceux qui échappent le plus aisément au contrôle du pouvoir social.

Dans ces mêmes siècles aristocratiques, où se trouvent toutes les sources de notre histoire, la propriété mobilière avait peu d’importance et ses possesseurs étaient méprisés et faibles ; les industriels formaient une classe exceptionnelle au milieu du monde aristocratique. Comme ils n’avaient point de patronage assuré, ils n’étaient point protégés, et souvent ils ne pouvaient se protéger eux-mêmes.

Il entra donc dans les habitudes de considérer la propriété industrielle comme un bien d’une nature particulière, qui ne méritait point les mêmes égards et qui ne devait pas obtenir les mêmes garanties que la propriété en général, et les industriels comme une petite classe à part dans l’ordre social, dont l’indépendance avait peu de valeur et qu’il convenait d’abandonner à la passion réglementaire des princes. Si l’on ouvre, en effet, les codes du Moyen Age, on est étonné de voir comment, dans ces siècles d’indépendance individuelle, l’industrie était sans cesse réglementée par les rois, jus­que dans ses moindres détails ; sur ce point, la centralisation est aussi active et aussi détaillée qu’elle saurait l’être.

Depuis ce temps, une grande révolution a eu lieu dans le monde ; la propriété in­dus­trielle, qui n’était qu’un germe, s’est développée, elle couvre l’Europe ; la classe industrielle s’est étendue, elle s’est enrichie des débris de toutes les autres ; elle a crû en nombre, en importance, en richesse ; elle croît sans cesse ; presque tous ceux qui n’en font pas partie s’y rattachent, du moins par quelque endroit ; après avoir été la classe exceptionnelle, elle menace de devenir la classe principale, et, pour ainsi dire, la classe unique ; cependant les idées et les habitudes politiques que ja­dis elle avait fait naître sont demeurées. Ces idées et ces habitudes n’ont point changé, parce qu’elles sont vieilles, et ensuite parce qu’elles se trouvent en parfaite harmonie avec les idées nouvelles et les habitudes générales des hommes de nos jours.

La propriété industrielle n’augmente donc point ses droits avec son importance. La classe industrielle ne devient pas moins dépendante en devenant plus nombreuse ; mais on dirait, au contraire, qu’elle apporte le despotisme dans son sein et qu’il s’étend naturellement à mesure qu’elle se développe[6].

En proportion que la nation devient plus industrielle, elle sent un plus grand besoin de routes, de canaux, de ports et autres travaux d’une nature semi-publique, qui facilitent l’acquisition des richesses, et en proportion qu’elle est plus démocra­tique, les particuliers éprouvent plus de difficulté à exécuter de pareils travaux, et l’État plus de facilité à les faire. Je ne crains pas d’affirmer que la tendance manifeste de tous les souverains de notre temps est de se charger seuls de l’exécution de pareilles entre­pri­ses ; par là, ils resserrent chaque jour les populations dans une plus étroite dépen­dance.

D’autre part, à mesure que la puissance de l’État s’accroît et que ses besoins aug­men­tent, il consomme lui-même une quantité toujours plus grande de produits indus­triels, qu’il fabrique d’ordinaire dans ses arsenaux et ses manufactures. C’est ainsi que, dans chaque royaume, le souverain devient le plus grand des industriels ; il attire et retient à son service un nombre prodigieux d’ingénieurs, d’architectes, de mécaniciens et d’artisans.

Il n’est pas seulement le premier des industriels, il tend de plus en plus à se rendre le chef ou plutôt le maître de tous les autres.

Comme les citoyens sont devenus plus faibles en devenant plus égaux, ils ne peuvent rien faire en industrie sans s’associer ; or, la puissance publique veut naturel­le­ment placer ces associations sous son contrôle.

Il faut reconnaître que ces sortes d’êtres collectifs qu’on nomme associations sont plus forts et plus redoutables qu’un simple individu ne saurait l’être, et qu’ils ont moins que ceux-ci la responsabilité de leurs propres actes, d’où il résulte qu’il semble raisonnable de laisser à chacune d’elles une indépendance moins grande de la puis­sance sociale qu’on ne le ferait pour un particulier.

Les souverains ont d’autant plus de pente à agir ainsi que leurs goûts les y convient. Chez les Peuples démocratiques, il n’y a que par l’association que la résis­tan­ce des citoyens au pouvoir central puisse se produire ; aussi ce dernier ne voit-il jamais qu’avec défaveur les associations qui ne sont pas sous sa main ; et ce qui est fort digne de remarque, c’est que, chez ces peuples démocratiques, les citoyens envi­sa­gent souvent ces mêmes associations, dont ils ont tant besoin, avec un sentiment secret de crainte et de jalousie qui les empêche de les défendre. La puissance et la durée de ces petites sociétés particulières, au milieu de la faiblesse et de l’instabilité générale, les étonnent et les inquiètent, et ils ne sont pas éloignés de considérer com­me de dangereux privilèges le libre emploi que fait chacune d’elles de ses facultés naturelles.

Toutes ces associations qui naissent de nos jours sont d’ailleurs autant de person­nes nouvelles, dont le temps n’a pas consacré les droits et qui entrent dans le monde à une époque où l’idée des droits particuliers est faible, et où le pouvoir social est sans limites ; il n’est pas surprenant qu’elles perdent leur liberté en naissant.

Chez tous les peuples de l’Europe, il y a certaines associations qui ne peuvent se former qu’après que l’État a examiné leurs statuts et autorisé leur existence. Chez plusieurs, on fait des efforts pour étendre à toutes les associations cette règle. On voit aisément où mènerait le succès d’une pareille entreprise.

Si une fois le souverain avait le droit général d’autoriser à certaines conditions les associations de toute espèce, il ne tarderait pas à réclamer celui de les surveiller et de les diriger, afin qu’elles ne puissent pas s’écarter de la règle qu’il leur aurait imposée. De cette manière, l’État, après avoir mis dans sa dépendance tous ceux qui ont envie de s’associer, y mettrait encore tous ceux qui se sont associés, c’est-à-dire presque tous les hommes qui vivent de nos jours.

Les souverains s’approprient ainsi de plus en plus et mettent à leur usage la plus grande partie de cette force nouvelle que l’industrie crée de notre temps dans le monde. L’industrie nous mène, et ils la mènent,

J’attache tant d’importance à tout ce que je viens de dire, que je suis tourmenté de la peur d’avoir nui à ma pensée en voulant mieux la rendre.

Si donc le lecteur trouve que les exemples cités à l’appui de mes paroles sont insuffisants ou mal choisis ; s’il pense que j’ai exagéré en quelque endroit les progrès du pouvoir social, et qu’au contraire j’ai restreint outre mesure la sphère où se meut encore l’indépendance individuelle, je le supplie d’abandonner un moment le livre et de considérer à son tour par lui-même les objets que j’avais entrepris de lui montrer. Qu’il examine attentivement ce qui se passe chaque jour parmi nous et hors de nous ; qu’il interroge ses voisins ; qu’il se contemple enfin lui-même ; je suis bien trompé s’il n’arrive sans guide, et par d’autres chemins, au point où j’ai voulu le conduire.

Il s’apercevra que, pendant le demi-siècle qui vient de s’écouler, la centralisation a crû partout de mille façons différentes. Les guerres, les révolutions, les conquêtes ont servi à son développement ; tous les hommes ont travaillé à l’accroître. Pendant cette même période, durant laquelle ils se sont succédé avec une rapidité prodigieuse à la tête des affaires, leurs idées, leurs intérêts, leurs passions ont varié à l’infini ; mais tous ont voulu centraliser en quelques manières. L’instinct de la centralisation a été comme le seul point immobile au milieu de la mobilité singulière de leur existence et de leurs pensées.

Et, lorsque le lecteur, ayant examiné ce détail des affaires humaines, voudra en embrasser dans son ensemble le vaste tableau, il restera étonné.

D’un côté, les plus fermes dynasties sont ébranlées ou détruites ; de toutes parts les peuples échappent violemment à l’empire de leurs lois ; ils détruisent ou limitent l’autorité de leurs seigneurs ou de leurs princes ; toutes les nations qui ne sont point en révolution paraissent du moins inquiètes et frémissantes ; un même esprit de révolte les anime. Et, de l’autre, dans ce même temps d’anarchie et chez ces mêmes peuples si indociles, le pouvoir social accroît sans cesse ses prérogatives ; il devient plus centra­lisé, plus entreprenant, plus absolu, plus étendu. Les citoyens tombent à chaque instant sous le contrôle de l’administration publique ; ils sont entraînés insensiblement, et comme à leur insu, à lui sacrifier tous les jours quelques nouvelles parties de leur indépendance individuelle, et ces mêmes hommes qui de temps à autre renversent un trône et foulent aux pieds des rois, se plient de plus en plus, sans résistance, aux moindres volontés d’un commis.

Ainsi donc, deux révolutions semblent s’opérer de nos jours, en sens contraire : l’une affaiblit continuellement le pouvoir, et l’autre le renforce sans cesse : à aucune autre époque de notre histoire il n’a paru si faible ni si fort.

Mais, quand on vient enfin à considérer de plus près l’état du monde, on voit que ces deux révolutions sont intimement liées l’une à l’autre, qu’elles partent de la même source, et qu’après avoir eu un cours divers, elles conduisent enfin les hommes au même lieu.

Je ne craindrai pas encore de répéter une dernière fois ce que j’ai déjà dit ou indiqué dans plusieurs endroits de ce livre : il faut bien prendre garde de confondre le fait même de l’égalité avec la révolution qui achève de l’introduire dans l’état social et dans les lois ; c’est là que se trouve la raison de presque tous les phénomènes qui nous étonnent.

Tous les anciens pouvoirs politiques de l’Europe, les plus grands aussi bien que les moindres, ont été fondés dans des siècles d’aristocratie, et ils représentaient ou défendaient plus ou moins le principe de l’inégalité et du privilège. Pour faire préva­loir dans le gouvernement les besoins et les intérêts nouveaux que suggérait l’égalité croissante, il a donc fallu aux hommes de nos jours renverser ou contraindre les anciens pouvoirs. Cela les a conduits à faire des révolutions, et a inspire a un grand nombre d’entre eux ce goût sauvage du désordre et de l’indépendance que toutes les révolutions, quel que soit leur objet, font toujours naître.

Je ne crois pas qu’il y ait une seule contrée en Europe où le développement de l’égalité n’ait point été précédé ou suivi de quelques changements violents dans l’état de la propriété et des personnes, et presque tous ces changements ont été accompa­gnés de beaucoup d’anarchie et de licence, parce qu’ils étaient faits par la portion la moins policée de la nation contre celle qui l’était le plus.

De là sont sorties les deux tendances contraires que j’ai précédemment montrées. Tant que la révolution démocratique était dans sa chaleur, les hommes occupés à détruire les anciens pouvoirs aristocratiques qui combattaient contre elle se mon­traient animés d’un grand esprit d’indépendance, et, à mesure que la victoire de l’éga­lité devenait plus complète, ils s’abandonnaient peu à peu aux instincts naturels que cette même égalité fait naître, et ils renforçaient et centralisaient le pouvoir social. Ils avaient voulu être libres pour pouvoir se faire égaux, et, à mesure que l’éga­lité s’établissait davantage à l’aide de la liberté, elle leur rendait la liberté plus difficile.

Ces deux états n’ont pas toujours été successifs. Nos pères ont fait voir comment un peuple pouvait organiser une immense tyrannie dans son sein au moment même où il échappait à l’autorité des nobles et bravait la puissance de tous les rois, enseignant à la fois au monde la manière de conquérir son indépendance et de la perdre.

Les hommes de notre temps s’aperçoivent que les anciens pouvoirs s’écroulent de toutes parts ; ils voient toutes les anciennes influences qui meurent, toutes les anciennes barrières qui tombent ; cela trouble le jugement des plus habiles ; ils ne font attention qu’à la prodi­gieuse révolution qui s’opère sous leurs yeux, et ils croient que le genre humain va tomber pour jamais en anarchie. S’ils songeaient aux conséquences finales de cette révolution, ils concevraient peut-être d’autres craintes.

Pour moi, je ne me fie point, je le confesse, à l’esprit de liberté qui semble animer mes contemporains ; je vois bien que les nations de nos jours sont turbulentes ; mais je ne découvre pas clairement qu’elles soient libérales, et je redoute qu’au sortir de ces agitations qui font vaciller tous les trônes, les souverains ne se trouvent plus puissants qu’ils ne l’ont été.


CHAPITRE VI.

Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre


J’avais remarqué durant mon séjour aux États-Unis qu’un état social démocratique semblable à celui des Américains pourrait offrir des facilités singulières à l’établisse­ment du despotisme, et j’avais vu à mon retour en Europe combien la plupart de nos princes s’étaient déjà servis des idées, des sentiments et des besoins que ce même état social faisait naître, pour étendre le cercle de leur pouvoir.

Cela me conduisit à croire que les nations chrétiennes finiraient peut-être par subir quelque oppression pareille à celle qui pesa jadis sur plusieurs des peuples de l’Antiquité.

Un examen plus détaillé du sujet et cinq ans de méditations nouvelles n’ont point diminué mes craintes, mais ils en ont changé l’objet.

On n’a jamais vu dans les siècles passés de souverain si absolu et si puissant qui ait entrepris d’administrer par lui-même, et sans les secours de pouvoirs secondaires, toutes les parties d’un grand empire ; il n’y en a point qui ait tenté d’assujettir indis­tinc­tement tous ses sujets aux détails d’une règle uniforme, ni qui soit descendu à côté de chacun d’eux pour le régenter et le conduire. L’idée d’une pareille entreprise ne s’était jamais présentée à l’esprit humain, et, s’il était arrivé à un homme de la concevoir, l’insuffisance des lumières, l’imperfection des procédés administratifs, et surtout les obstacles naturels que suscitait l’inégalité des conditions l’auraient bientôt arrêté dans l’exécution d’un si vaste dessein.

On voit qu’au temps de la plus grande puissance des Césars, les différents peuples qui habitaient le monde romain avaient encore conservé des coutumes et des mœurs diverses : quoique soumises au même monarque, la plupart des provinces étaient admi­nis­trées à part ; elles étaient remplies de municipalités puissantes et actives, et, quoi­que tout le gouvernement de l’empire fût concentré dans les seules mains de l’empereur, et qu’il restât toujours, au besoin, l’arbitre de toutes choses, les détails de la vie sociale et de l’existence individuelle échappaient d’ordinaire à son contrôle.

Les empereurs possédaient, il est vrai, un pouvoir immense et sans contrepoids, qui leur permettait de se livrer librement à la bizarrerie de leurs penchants et d’em­ployer à les satisfaire la force entière de l’État ; il leur est arrivé souvent d’abuser de ce pouvoir pour enlever arbitrairement à un citoyen ses biens ou sa vie : leur tyrannie pesait prodigieusement sur quelques-uns ; mais elle ne s’étendait pas sur un grand nombre ; elle s’attachait à quelques grands objets principaux, et négligeait le reste ; elle était violente et restreinte.

Il semble que, si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères  : il serait plus étendu et plus doux, et il dégra­derait les hommes sans les tourmenter.

Je ne doute pas que, dans des siècles de lumières et d’égalité comme les nôtres, les souverains ne parvinssent plus aisément à réunir tous les pouvoirs publics dans leurs seules mains, et à pénétrer plus habituellement et plus profondément dans le cercle des intérêts privés, que n’a jamais pu le faire aucun de ceux de l’Antiquité. Mais cette même égalité, qui facilite le despotisme, le tempéré ; nous avons vu comment, à mesu­re que les hommes sont plus semblables et plus égaux, les mœurs publiques devienn­ent plus humaines et plus douces ; quand aucun citoyen n’a un grand pouvoir ni de grandes richesses, la tyrannie manque, en quelque sorte, d’occasion et de théâtre. Tou­tes les fortunes étant médiocres, les passions sont naturellement contenues, l’imagina­tion bornée, les plaisirs simples. Cette modération universelle modère le souverain lui-même et arrête dans de certaines limites l’élan désordonné de ses désirs.

Indépendamment de ces raisons puisées dans la nature même de l’état social, je pourrais en ajouter beaucoup d’autres que je prendrais en dehors de mon sujet ; mais je veux me tenir dans les bornes que je me suis posées.

Les gouvernements démocratiques pourront devenir violents et même cruels dans certains moments de grande effervescence et de grands périls ; mais ces crises seront rares et passagères.

Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs.

Je pense donc que l’espèce d’oppression, dont les peuples démocratiques sont me­na­cés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nou­velle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. il est absolu, détaillé, régulier, pré­voyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à tou­tes ces choses  : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule  ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple.

Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne.

Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent.

Il y a, de nos jours, beaucoup de gens qui s’accommodent très aisément de cette espèce de compromis entre le despotisme administratif et la souveraineté du peuple, et qui pensent avoir assez garanti la liberté des individus, quand c’est au pouvoir national qu’ils la livrent. Cela ne me suffit point. La nature du maître m’importe bien moins que l’obéissance.

Je ne nierai pas cependant qu’une constitution semblable ne soit infiniment préfé­ra­ble à celle qui, après avoir concentré tous les pouvoirs, les déposerait dans les mains d’un homme ou d’un corps irresponsable. De toutes les différentes formes que le despotisme démocratique pourrait prendre, celle-ci serait assurément la pire.

Lorsque le souverain est électif ou surveillé de près par une législature réellement élective et indépendante, l’oppression qu’il fait subir aux individus est quelquefois plus grande ; mais elle est toujours moins dégradante parce que chaque citoyen, alors qu’on le gêne et qu’on le réduit à l’impuissance, peut encore se figurer qu’en obéissant il ne se soumet qu’à lui-même, et que c’est à l’une de ses volontés qu’il sacrifie toutes les autres.

Je comprends également que, quand le souverain représente la nation et dépend d’elle, les forces et les droits qu’on enlève à chaque citoyen ne servent pas seulement au chef de l’État, mais profitent à l’État lui même, et que les particuliers retirent quelque fruit du sacrifice qu’ils ont fait au pu­blic de leur indépendance.

Créer une représentation nationale dans un pays très centralisé, c’est donc di­mi­nuer le mal que l’extrême centralisation peut produire, mais ce n’est pas le détruire.

Je vois bien que, de cette manière, on conserve l’intervention indi­vi­duelle dans les plus importantes affaires ; mais on ne la supprime pas moins dans les petites et les particulières. L’on oublie que c’est surtout dans le détail qu’il est dange­reux d’asservir les hommes. Je serais, pour ma part, porte a croire la liberté moins nécessaire dans les grandes choses que dans les moindres, si je pensais qu’on pût jamais être assuré de l’une sans posséder l’autre.

La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point ; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer à l’usage de leur volonté. Elle éteint ainsi peu à peu leur esprit et énerve leur âme, tandis que l’obéissance, qui n’est due que dans un petit nombre de circonstances très graves, mais très rares, ne montre la servitude que de loin en loin et ne la fait peser que sur certains hommes. En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens, que vous avez rendus si dépendants du pouvoir central, de choisir de temps à autre les représentants de ce pouvoir ; cet usage si important, mais si court et si rare, de leur libre arbitre, n’empêchera pas qu’ils ne perdent peu à peu la faculté de penser de sentir et d’agir par eux-mêmes, et qu’ils ne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l’humanité.

J’ajoute qu’ils deviendront bientôt incapables d’exercer le grand et unique privi­lège qui leur reste. Les peuples démocratiques qui ont introduit la liberté dans la sphère politique, en même temps qu’ils accroissaient le despotisme dans la sphère administrative, ont été conduits à des singularités bien étranges. Faut-il mener les petites affaires où le simple bon sens peut suffire, ils estiment que les citoyens en sont incapables ; s’agit-il du gouvernement de tout l’État, ils confient à ces citoyens d’im­menses prérogatives ; ils en font alternativement les jouets du souverain et ses maîtres, plus que des rois et moins que des hommes. Après avoir épuisé tous les différents systèmes d’élection, sans en trouver un qui leur convienne, ils s’étonnent et cherchent encore ; comme si le mal qu’ils remarquent ne tenait pas à la constitution du pays bien plus qu’à celle du corps électoral.

Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l’habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire ; et l’on ne fera point croire qu’un gouvernement libéral, éner­gique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs.

Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m’a toujours semblé un monstre éphémère. Les vices des gouvernants et l’imbécillité des gouvernés ne tarderaient pas à en amener la ruine ; et le peuple, fatigué de ses représentants et de lui-même, créerait des institutions plus libres, ou retournerait bientôt s’étendre aux pieds d’un seul maître.

CHAPITRE VII.

Suite des chapitres précédents


Je crois qu’il est plus facile d’établir un gouvernement absolu et despotique chez un peuple où les conditions sont égales que chez un autre, et je pense que, si un pareil gouvernement était une fois établi chez un semblable peuple, non seulement il y op­pri­merait les hommes, mais qu’à la longue il ravirait à chacun d’eux plusieurs des principaux attributs de l’humanité.

Le despotisme me parait donc particulièrement à redouter dans les âges démo­cratiques.

J’aurais, je pense, aimé la liberté dans tous les temps ; mais je me sens enclin à l’adorer dans le temps où nous sommes.

Je suis convaincu, d’autre part, que tous ceux qui, dans les siècles où nous entrons, essaieront d’appuyer la liberté sur le privilège et l’aristocratie, échoueront.

Tous ceux qui voudront attirer et retenir l’autorité dans le sein d’une seule classe échoueront. Il n’y a pas, de nos jours, de souverain assez habile et assez fort pour fon­der le despotisme en rétablissant des distinctions permanentes entre ses sujets ; il n’y a pas non plus de législateur si sage et si puissant qui soit en état de maintenir des institutions libres, s’il ne prend l’égalité pour premier principe et pour symbole. Il faut donc que tous ceux de nos contemporains qui veulent créer ou assurer l’indépendance et la dignité de leurs semblables se montrent amis de l’égalité ; et le seul moyen digne d’eux de se montrer tels, c’est de l’être : le succès de leur sainte entreprise en dépend.

Ainsi, il ne s’agit point de reconstruire une société aristocratique, mais de faire sor­tir la liberté du sein de la société démocratique où Dieu nous fait vivre.

Ces deux premières vérités me semblent simples, claires et fécondes, et elles m’amè­nent naturellement à considérer quelle espèce de gouvernement libre peut s’établir chez un peuple où les conditions sont égales.

Il résulte de la constitution même des nations démocratiques et de leurs besoins, que, chez elles, le pouvoir du souverain doit être plus uniforme, plus centralisé, plus étendu, plus pénétrant, plus puissant qu’ailleurs. La société V est naturellement plus agissante et plus forte, l’individu plus subordonné et plus faible : l’une fait plus, l’autre moins ; cela est forcé.

Il ne faut donc pas s’attendre à ce que, dans les contrées démocratiques, le cercle de l’indépendance individuelle soit jamais aussi large que dans les pays d’aristocratie. Mais cela n’est point à souhaiter ; car, chez les nations aristocratiques, la société est souvent sacrifiée à l’individu, et la prospérité du plus grand nombre à la grandeur de quelques-uns.

Il est tout à la fois nécessaire et désirable que le pouvoir central qui dirige un peu­ple démocratique soit actif et puissant. Il ne s’agit point de le rendre faible ou indo­lent, mais seulement de l’empêcher d’abuser de son agilité et de sa force.

Ce qui contribuait le plus à assurer l’indépendance des particuliers dans les siècles aristocratiques, c’est que le souverain ne s’y chargeait pas seul de gouverner et d’admi­nis­trer les citoyens ; il était obligé de laisser en partie ce soin aux membres de l’aris­tocratie ; de telle sorte que le pouvoir social, étant toujours divisé, ne pesait jamais tout entier et de la même manière sur chaque homme.

Non seulement le souverain ne faisait pas tout par lui-même, mais la plupart des fonctionnaires qui agissaient à sa place, tirant leur pouvoir du fait de leur naissance, et non de lui, n’étaient pas sans cesse dans sa main, Il ne pouvait les créer ou les détruire à chaque instant, suivant ses caprices, et les plier tous uniformément à ses moindres volontés. Cela garantissait encore l’indépendance des particuliers.

Je comprends bien que, de nos jours, on ne saurait avoir recours au même moyen, mais je vois des procédés démocratiques qui les remplacent.

Au lieu de remettre au souverain seul tous les pouvoirs administra­tifs, qu’on enlève à des corporations ou à des nobles, on peut en confier une partie à des corps secondaires temporairement formés de simples citoyens ; de cette manière, la liberté des particuliers sera plus sûre, sans que leur égalité soit moindre.

Les Américains, qui ne tiennent pas autant que nous aux mots, ont conservé le nom de comté à la plus grande de leurs circonscriptions administratives ; mais ils ont remplacé en partie le comté par une assemblée provinciale.

Je conviendrai sans peine qu’à une époque d’égalité comme la nôtre, il serait injuste et déraisonnable d’instituer des fonctionnaires héréditaires ; mais rien n’empê­che de leur substituer, dans une certaine mesure, des fonctionnaires électifs. L’élection est un expédient démocratique qui assure l’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir central, autant et plus que ne saurait le faire l’hérédité chez les peuples aristo­cratiques.

Les pays aristocratiques sont remplis de particuliers riches et influents, qui ne savent se suffire à eux-mêmes, et qu’on n’opprime pas aisément ni en secret ; et ceux-là maintiennent le pouvoir dans des habitudes générales de modération et de retenue.

Je sais bien que les contrées démocratiques ne présentent point naturellement d’indi­vidus semblables ; mais on peut y créer artificiellement quelque chose d’ana­logue.

Je crois fermement qu’on ne saurait fonder de nouveau, dans le monde, une aristo­cratie ; mais je pense que les simples citoyens en s’associant, peu­vent y consti­tuer des êtres très opulents, très influents, très forts, en un mot des personnes aristocratiques.

On obtiendrait de cette manière plusieurs des plus grands avantages politiques de l’aristocratie, sans ses injustices ni ses dangers. Une association politique, industrielle, commerciale ou même scientifique et littéraire, est un citoyen éclairé et puissant qu’on ne saurait plier à volonté ni opprimer dans l’ombre, et qui, en défendant ses droits particuliers contre les exigences du pouvoir, sauve les libertés communes.

Dans les temps d’aristocratie, chaque homme est toujours lié d’une manière très étroite à plusieurs de ses concitoyens, de telle sorte qu’on ne saurait attaquer celui-là, que les autres n’accourent à son aide. Dans les siècles d’égalité, chaque individu est naturellement isolé ; il n’a point d’amis héréditaires dont il puisse exiger le concours, point de classe dont les sympathies lui soient assurées ; on le met aisément à part, et on le foule impunément aux pieds. De nos jours, un citoyen qu’on opprime n’a donc qu’un moyen de se défendre ; c’est de s’adresser à la nation tout entière, et, si elle lui est sourde, au genre humain ; il n’a qu’un moyen de le faire, c’est la presse. Ainsi la liberté de la presse est infiniment plus précieuse chez les nations démocratiques que chez toutes les autres ; elle seule guérit la plupart des maux que l’égalité peut produire. L’égalité isole et affaiblit les hommes ; mais la presse place à côté de chacun d’eux une arme très puissante, dont le plus faible et le plus isolé peut faire usage. [,’égalité ôte à chaque individu l’appui de ses proches ; mais la presse lui permet d’appeler à son aide tous ses concitoyens et tous ses semblables. L’imprimerie a hâté les progrès de l’égalité, et elle est un de ses meilleurs correctifs.

Je pense que les hommes qui vivent dans les aristocraties peuvent, à la rigueur, se passer de la liberté de la presse ; mais ceux qui habitent les contrées démocratiques ne peuvent le faire. Pour garantir l’indépendance personnelle de ceux-ci, je ne m’en fie point aux grandes assemblées politiques, aux prérogatives parlemen­tai­res, à la procla­ma­tion de la souveraineté du peuple.

Toutes ces choses se concilient, jusqu’à un certain point, avec la servitude indi­viduelle ; mais cette servitude ne saurait être complète si la presse est libre. La presse est, par excellence, l’instrument démocratique de la liberté.

Je dirai quelque chose d’analogue du pouvoir judiciaire.

Il est de l’essence du pouvoir judiciaire de s’occuper d’intérêts particuliers et d’atta­cher volontiers ses regards sur de petits objets qu’on expose à sa vue ; il est enco­re de l’essence de ce pouvoir de ne point venir de lui-même au secours de ceux qu’on opprime, mais d’être sans cesse à la disposition du plus humble d’entre eux. Celui-ci, quelque faible qu’on le suppose, peut toujours forcer le juge d’écouter sa plainte et d’y répondre : cela tient à la constitution même du pouvoir judiciaire.

Un semblable pouvoir est donc spécialement applicable aux besoins de la liberté, dans un temps où l’œil et la main du souverain s’introduisent sans cesse parmi les plus minces détails des actions humaines, et où les particuliers, trop faibles pour se proté­ger eux-mêmes, sont trop isolés pour pouvoir compter sur le secours de leurs pareils. La force des tribunaux a été, de tout temps, la plus grande garantie qui se puisse offrir à l’indépendance individuelle, mais cela est surtout vrai dans les siècles démocrati­ques ; les droits et les intérêts particuliers y sont toujours en péril, si le pouvoir judi­ciaire ne grandit et ne s’étend à mesure que les conditions s’égalisent.

L’égalité suggère aux hommes plusieurs penchants fort dangereux pour la liberté, et sur lesquels le législateur doit toujours avoir l’œil ouvert. Je ne rappellerai que les principaux.

Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques ne comprennent pas aisé­ment l’utilité des formes ; ils ressentent un dédain instinctif pour elles. J’en ai dit ailleurs les raisons. Les formes excitent leur mépris et souvent leur haine. Comme ils n’aspirent d’ordinaire qu’à des jouissances faciles et présentes, ils s’élancent impétu­eu­sement vers l’objet de chacun de leurs désirs ; les moindres délais les déses­pèrent. Ce tempérament, qu’ils transportent dans la vie politique, les indis­pose contre les formes qui les retardent ou les arrêtent chaque jour dans quelques-uns de leurs desseins.

Cet inconvénient que les hommes des démocraties trouvent aux formes est pour­tant ce qui rend ces dernières si utiles à la liberté, leur principal mérite étant de servir de barrière entre le fort et le faible, le gouvernant et le gouverné, de retarder l’un et de donner à l’autre le temps de se reconnaître, Les formes sont plus nécessaires à mesure que le souve­rain est plus actif et plus puissant et que les particu­liers deviennent plus indolents et plus débiles. Ainsi les peuples démocratiques ont naturellement plus besoin de formes que les autres peuples, et naturellement ils les respectent moins. Cela mérite une attention très sérieuse.

Il n’y a rien de plus misérable que le dédain superbe de la plupart de nos contem­porains. pour les questions de formes ; car les plus petites questions de formes ont acquis de nos jours une importance qu’elles n’avaient point eue jusque-là. Plusieurs des plus grands intérêts de l’humanité s’y rattachent.

Je pense que, si les hommes d’État qui vivaient dans les siècles aristocratiques pouvaient quelquefois mépriser impunément les formes et s’élever souvent au-dessus d’elles, ceux qui conduisent les peuples d’aujourd’hui doivent considérer avec respect la moindre d’entre elles et ne la négliger que quand une impérieuse nécessité y oblige. Dans les aristocraties, on avait la superstition des formes ; il faut que nous ayons un culte éclairé et réfléchi pour elles.

Un autre instinct très naturel aux peuples démocratiques, et très dangereux, est celui qui les porte à mépriser les droits individuels et à en tenir peu de compte.

Les hommes s’attachent en général à un droit et lui témoignent du respect en raison de son importance ou du long usage qu’ils en ont fait. Les droits individuels qui se rencontrent chez les peuples démocratiques sont d’ordinaire peu importants, très récents et fort instables ; cela fait qu’on les sacrifie souvent sans peine et qu’on les viole presque toujours sans remords.,

Or, il arrive que, dans ce même temps et chez ces mêmes nations 0ù les hommes conçoivent un mépris naturel pour les droits des individus, les droits de la société s’éten­dent naturellement et s’affermissent, c’est-à-dire que les hommes deviennent moins attachés aux droits particuliers, au moment où il serait le plus nécessaire de retenir et de défendre le peu qui en reste.

C’est donc surtout dans les temps démocratiques où nous sommes que les vrais amis de la liberté et de la grandeur humaine doivent, sans cesse, se tenir debout et prêts à empêcher que le pouvoir social ne sacrifie légèrement les droits particuliers de quelques individus à l’exécution générale de ses desseins. Il n’y a point dans ces temps-là de citoyen si obscur qu’il ne soit très dangereux de laisser opprimer, ni de droits individuels si peu importants qu’on puisse impunément livrer à l’arbitraire. La raison en est simple : quand on viole le droit particulier d’un individu dans un temps où l’esprit humain est pénétré de l’importance et de la sainteté des droits de cette espèce, on ne fait de mal qu’à celui qu’on dé­pouille ; mais violer un droit semblable, de nos jours, c’est corrompre profondément les mœurs nationales et mettre en péril la société tout entière ; parce que l’idée même de ces sortes de droits tend sans cesse parmi nous à s’altérer et à se perdre.

Il y a de certaines habitudes, de certaines idées, de certains vices qui sont propres à l’état de révolution, et qu’une longue révolution ne peut manquer de faire naître et de généraliser, quels que soient d’ailleurs son caractère, son objet et son théâtre.

Lorsqu’une nation quelconque a plusieurs fois, dans un court espace de temps, changé de chefs, d’opinions et de lois, les hommes qui la composent finissent par contracter le goût du mouvement et par s’habituer à ce que tous les mouvements s’opèrent rapidement à l’aide de la force. Ils conçoivent alors naturellement (lu mépris pour les formes, dont ils voient chaque jour l’impuissance, et ils ne supportent qu’avec impatience l’empire de la règle, auquel on s’est soustrait tant de fois sous leurs yeux.

Comme les notions ordinaires de l’équité et de la morale ne suffisent plus pour expliquer et justifier toutes les nouveautés auxquelles la révolution donne chaque jour naissance, on se rattache au principe de l’utilité sociale, on crée le dogme de la néces­sité politique, et l’on s’accoutume volontiers à sacrifier sans scrupule les intérêts particuliers et à fouler aux pieds les droits individuels, afin d’atteindre plus prompte­ment le but général qu’on se propose.

Ces habitudes et ces idées, que j’appellerai révolutionnaires, parce que toutes les révolutions les produisent, se font voir dans le sein des aristocraties aussi bien que chez les peuples démocratiques ; mais chez les premières elles sont souvent moins puissantes et toujours moins durables, parce qu’elles y rencontrent des habitudes, des idées, des défauts et des travers qui leur sont contraires. Elles s’effacent donc d’elles-mêmes dès que la révolution est terminée, et la nation en revient à ses anciennes allures politiques. Il n’en est pas toujours ainsi dans les contrées démocratiques, où il est toujours à craindre que les instincts révolutionnaires, s’adoucissant et se régula­risant sans s’éteindre ne se transforment graduellement en mœurs gouverne­mentales et en habitudes administratives.

Je ne sache donc pas de pays où les révolutions soient plus dangereuses que les pays démocratiques, parce que, indépendamment des maux accidentels et passagers qu’elles ne sauraient Jamais manquer de faire, elles risquent toujours d’en créer de permanents et, pour ainsi dire, d’éternels.

Je crois qu’il y a des résistances honnêtes et des rébellions légitimes. Je ne dis donc point, d’une manière absolue, que les hommes des temps démocratiques ne doi­vent jamais faire de révolutions ; mais je pense qu’ils ont raison d’hésiter plus que tous les autres avant d’entreprendre, et qu’il leur vaut mieux souffrir beaucoup d’in­com­modités de l’état présent que de recourir à un si périlleux remède.

Je terminerai par une idée générale qui renferme dans son sein non seulement toutes les idées particulières qui ont été exprimées dans ce présent chapitre, niais encore la plupart de celles que ce livre a pour but d’exposer.

Dans les siècles d’aristocratie qui ont précédé le nôtre, il y avait des particuliers très puissants et une autorité sociale fort débile. L’image même de la société était obscure et se perdait sans cesse au milieu de tous les pouvoirs différents qui régis­saient les citoyens. Le principal effort des hommes de ce temps-là dut se porter à grandir et à fortifier le pouvoir social, à accroître et à assurer ses prérogatives et, au contraire, à resserrer l’indépendance individuelle dans des bornes plus étroites, et à subordonner l’intérêt particulier à l’intérêt général.

D’autres périls et d’autres soins attendent les hommes de nos jours.

Chez la plupart des nations modernes, le souverain, quels que soient son origine, sa constitution et son nom, est devenu presque tout-puissant, et les particuliers tom­bent, de plus en plus, dans le dernier degré de la faiblesse et de la dépendance.

Tout était différent dans les anciennes sociétés. L’unité et l’uniformité ne s’y ren­con­traient nulle part. Tout menace de devenir si semblable dans les nôtres, que la figure particulière de chaque individu se perdra bientôt entièrement dans la physio­nomie commune. Nos pères étaient toujours prêts à abuser de cette idée, que les droits particuliers sont respectables, et nous sommes naturellement portés à exagérer cette autre, que l’intérêt d’un individu doit toujours plier devant l’intérêt de plusieurs.

Le monde politique change ; il faut désormais chercher de nouveaux remèdes à des maux nouveaux.

Fixer au pouvoir social des limites étendues, mais visibles et immobiles ; donner aux particuliers de certains droits et leur garantir la jouissance incontestée de ces droits ; conserver à l’individu le peu d’indépendance, de force et d’originalité qui lui restent ; le, relever à côté de la société et le soutenir en face d’elle : tel me parait être le premier objet du législateur dans l’âge où nous entrons.

On dirait que les souverains de notre temps ne cherchent qu’à faire avec les hom­mes des choses grandes. Je voudrais qu’ils songeassent un peu plus à faire de grands hommes ; qu’ils attachassent moins de prix à l’œuvre et plus à l’ouvrier et qu’ils se souvinssent sans cesse qu’une nation ne peut rester longtemps forte quand chaque homme y est individuellement faible, et qu’on n’a point encore trouvé de formes sociales ni de combinaisons politiques qui puissent faire un peuple énergique en le composant de citoyens pusillanimes et mous.

Je vois chez nos contemporains deux idées contraires mais également funestes.

Les uns n’aperçoivent dans l’égalité que les tendances anarchiques qu’elle fait naître. Ils redoutent leur libre arbitre ; ils ont peur d’eux-mêmes.

Les autres, en plus petit nombre, mais mieux éclairés, ont une autre vue. A côté de la route qui, partant de l’égalité, conduit à l’anarchie, ils ont enfin découvert le chemin qui semble mener invinciblement les hommes vers la servitude. Ils plient d’avance leur âme à cette servitude nécessaire ; et, désespérant de rester libres, ils adorent déjà au fond de leur cœur le maître qui doit bientôt venir.

Les premiers abandonnent la liberté parce qu’ils l’estiment dangereuse ; les se­conds parce qu’ils la jugent impossible.

Si j’avais eu cette dernière croyance, je n’aurais pas écrit l’ouvrage qu’on vient de lire ; je me serais borné à gémir en secret sur la destinée de mes semblables.

J’ai voulu exposer au grand jour les périls que l’égalité fait courir à l’indépendance humaine, parce que je crois fermement que ces périls sont les plus formidables aussi bien que les moins prévus de tous ceux que renferme l’avenir. Mais je ne les crois pas insurmontables.

Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques où nous entrons ont naturellement le goût de l’indépendance. Naturellement ils supportent avec impatience la règle : la permanence de l’état même qu’ils préfèrent les fatigue. Ils aiment le pou­voir ; mais ils sont enclins à mépriser et à haïr celui qui l’exerce, et ils échappent aisément d’entre ses mains à cause de leur petitesse et de leur mobilité même.

Ces instincts se retrouveront toujours, parce qu’ils sortent du fond de l’état social, qui ne changera pas. Pendant longtemps, ils empêcheront qu’aucun despotisme ne puisse s’asseoir, et ils fourniront de nouvelles armes à chaque génération nouvelle qui voudra lutter en faveur de la liberté des hommes.

Ayons donc de l’avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve.


CHAPITRE VIII.

Vue générale du sujet


Je voudrais, avant de quitter pour jamais la carrière que je viens de parcourir, pouvoir embrasser d’un dernier regard tous les traits divers qui marquent la face du monde nouveau, et juger enfin de l’influence générale que doit exercer l’égalité sur le sort des hommes ; mais la difficulté d’une pareille entreprise m’arrête ; en présence d’un si grand objet, je sens ma vue qui se trouble et ma raison qui chancelle.

Cette société nouvelle, que j’ai cherché à Peindre et que je veux juger, ne fait que de naître. Le temps n’en a point encore arrêté la forme ; la grande révolution qui l’a créée dure encore, et, dans ce qui arrive de nos jours, il est presque impossible de discerner ce qui doit passer avec la révolution elle-même, et ce qui doit rester après elle.

Le monde qui s’élève est encore à moitié engage sous les débris du monde qui tombe, et, au milieu de l’immense confusion que présentent les affaires humaines, nul ne saurait dire ce qui restera debout des vieilles institutions et des anciennes mœurs, et ce qui achèvera d’en disparaître.

Quoique la révolution qui s’opère dans l’état social, les lois, les idées, les senti­ments des hommes, soit encore bien loin d’être terminée, déjà on ne saurait comparer ses œuvres avec rien de ce qui s’est vu précédemment dans le monde. Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’Antiquité la plus reculée ; je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres.

Cependant, au milieu de ce tableau si vaste, si nouveau, si confus, j’entrevois déjà quelques traits principaux qui se dessinent , et je les indique :

Je vois que les biens et les maux se repartissent assez également dans le monde. Les grandes richesses disparaissent ; le nombre des petites fortunes s’accroît ; les désirs et les jouissances se multiplient ; il n’y a plus de prospérités extraordinaires ni de misères irrémédiables. L’ambition est un sentiment universel, il y a peu d’ambitions vastes. Chaque individu est isole et faible ; la société est agile, prévoyante et forte ; les particuliers font de petites choses, et l’État d’immenses.

Les âmes ne sont pas énergiques ; mais les mœurs sont douces et les législations humaines. S’il se rencontre peu de grands dévouements, de vertus très hautes, très brillantes et très pures, les habitudes sont rangées, la violence rate, la cruauté presque inconnue. L’existence des hommes devient plus longue et leur propriété plus sûre. La vie n’est pas très ornée, mais très aisée et très paisible. Il y a peu de plaisirs très délicats et très grossiers, peu de politesses dans les manières et peu de brutalité dans les goûts, On ne rencontre guère d’hommes très savants ni de populations très ignorantes. Le génie devient plus rare et les lumières plus communes. L’esprit humain se développe par les petits efforts combinés de tous les hommes, et non par l’impul­sion puissante de quelques-uns d’entre eux. Il y a moins de perfection, mais plus de fécondité dans les œuvres. Tous les liens de race, de classe, de patrie se détendent ; le grand lien de l’humanité se resserre.

Si parmi tous ces traits divers, je cherche celui qui nie parait le plus général et le plus frappant, j’arrive à voir que ce qui se remarque dans les fortunes se représente sous mille autres formes. Presque tous les extrêmes s’adoucissent et s’émoussent ; presque tous les points saillants s’effacent pour faire place à quelque chose de moyen, qui est tout à la fois moins haut et moins bas, moins brillant et moins obscur que ce qui se voyait dans le monde.

Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d’êtres pareils, où rien ne s’élève ni ne s’abaisse. Le spectacle de cette uniformité universelle m’attriste et me glace, et je suis tenté de regretter la société qui n’est plus.

Lorsque le monde était rempli d’hommes très grands et très petits, très riches et très pauvres, très savants et très ignorants, je détournais mes regards des seconds pour ne les attacher que sur les premiers, et ceux-ci réjouissaient ma vue ; mais je com­prends que ce plaisir naissait de ma faiblesse : c’est parce que je ne puis voir en même temps tout ce qui m’environne qu’il m’est permis de choisir ainsi et de mettre à part, parmi tant d’objets, ceux qu’il me plait de contempler. Il n’en est pas de même de l’Être tout-puissant et éternel, dont l’œil enve­loppe nécessairement l’ensemble des choses, et qui voit distinctement, bien qu’à la fois, tout le genre humain et chaque homme.

Il est naturel de croire que ce qui satisfait le plus les regards de ce créateur et de ce conservateur des hommes, ce n’est point la prospérité singulière de quelques-uns, mais le plus grand bien-être de tous : ce qui me semble une décadence est donc à ses yeux un progrès ; ce qui me blesse lui agrée. L’égalité est moins élevée peut-être ; mais elle est plus juste, et sa justice fait sa grandeur et sa beauté.

Je m’efforce de pénétrer dans ce point de vue de Dieu, et c’est de là que je cherche à considérer et à juger les choses humaines.

Personne, sur la terre, ne peut encore affirmer d’une manière absolue et générale que l’état nouveau des sociétés soit supérieur à l’état ancien ; mais il est déjà aisé de voir qu’il est autre.

Il y a de certains vices et de certaines vertus qui étaient attachés à la constitution des nations aristocratiques, et qui sont tellement contraires au génie des peuples nou­veaux qu’on ne saurait les introduire dans leur sein. Il y a de bons penchants et de mauvais instincts qui étaient étrangers aux premiers et qui sont naturels aux seconds ; des idées qui se présentent d’elles-mêmes à l’imagination des uns et que l’esprit des autres rejette. Ce sont comme deux humanités distinctes, dont chacune a ses avanta­ges et ses inconvénients particuliers, ses biens et ses maux qui lui sont propres.

Il faut donc bien prendre garde de juger les sociétés qui naissent avec les idées qu’on a puisées dans celles qui ne sont plus. Cela serait injuste, car ces sociétés, diffé­rant prodigieusement entre elles, sont incomparables.

Il ne serait guère plus raisonnable de demander aux hommes de notre temps les vertus particulières qui découlaient de l’état social de leurs ancêtres, puisque cet état social lui-même est tombé, et qu’il a entraîné confusément dans sa chute tous les biens et tous les maux qu’il portait avec lui.

Mais ces choses sont encore mal comprises de nos jours.

J’aperçois un grand nombre de mes contemporains qui entreprennent de faire un choix entre les institutions, les opinions, les idées qui naissaient de la constitution aristocratique de l’ancienne société ; ils abandonneraient volontiers les unes, mais ils voudraient retenir les autres et les transporter avec eux dans le monde nouveau.

Je pense que ceux-là consument leur temps et leurs forces dans un travail honnête et stérile.

Il ne s’agit plus de retenir les avantages particuliers que l’inégalité des conditions procure aux hommes, mais de s’assurer les biens nouveaux que l’égalité peut leur offrir. Nous ne devons pas tendre à nous rendre semblables à nos pères, mais nous efforcer d’atteindre l’espèce de grandeur et de bonheur qui nous est propre.

Pour moi qui, parvenu à ce dernier terme de ma course, découvre de loin, mais à la fois, tous les objets divers que j’avais contemplés à part en marchant, je me sens plein de craintes et plein d’espérances. Je vois de grands périls qu’il est possible de conjurer ; de grands maux qu’on peut éviter ou restreindre, et je m’affermis de plus en plus dans cette croyance que, pour erre honnêtes et prospères, il suffit encore aux nations démocratiques de le vouloir.

Je n’ignore pas que plusieurs de mes contemporains ont pensé que les peuples ne sont jamais ici-bas maîtres d’eux-mêmes, et qu’ils obéissent nécessairement à je ne sais quelle force insurmontable et inintelligente qui naît des événements antérieurs, de la race, du soi ou du climat.

Ce sont là de fausses et lâches doctrines, qui ne sauraient jamais produire que des hommes faibles et des nations pusillanimes : la Providence n’a créé le genre humain ni entièrement indépendant, ni tout à fait esclave. Elle trace, il est vrai, autour de chaque homme, un cercle fatal dont il ne peut sortir ; mais, dans ses vastes limites, l’homme est puissant et libre ; ainsi des peuples.

Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d’elles que l’égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères.

  1. Dans les sociétés démocratiques, il n’y a que le pouvoir central qui ait quelque stabilité dans son assiette et quelque permanence dans ses entreprises. Tous les citoyens remuent sans cesse et se transforment. Or, il est dans la nature de tout gouvernement de vouloir agrandir continuellement sa sphère. Il est donc bien difficile qu’à la longue celui-ci ne parvienne pas à réussir, puisqu’il agit avec une pensée fixe et une volonté continue sur des hommes dont la position, les idées et les désirs varient tous les jours. Souvent il arrive que les citoyens travaillent pour lui sans le vouloir. Les siècles démocratiques sont des temps d’essais, d’innovations et d’aventures. Il s’y trouve toujours une multitude d’hommes qui sont engagés dans une entreprise difficile ou nouvelle qu’ils poursuivent à part, sans s’embarrasser de leurs semblables. Ceux-là admettent bien, pour principe général, que la puissance publique ne doit pas intervenir dans les affaires privées; mais, par exception, chacun d’eux désire qu’elle l’aide dans l’affaire spéciale qui le préoccupe et cherche à attirer l’action du gouvernement de son côté, tout en voulant la resserrer de tous les autres. Une multitude de gens ayant à la fois sur une foule d’objets différents cette vue particulière, la sphère du pouvoir central s’étend insensiblement de toutes parts, bien que chacun d’eux souhaite de la restreindre. Un gouvernement démocratique accroît donc ses attributions par le seul fait qu’il dure. Le temps travaille par lui; tous les accidents lui profitent; les passions individuelles l’aident à leur insu même, et l’on peut dire qu’il devient d’autant plus centralisé que la société démocratique est plus vieille.
  2. Cet affaiblissement graduel de l’individu en face de la société se manifeste de mille manières. Je citerai entre autres ce qui -à rapport aux testaments. Dans les pays aristocratiques, on professe d’ordinaire un profond respect pour la dernière volonté des hommes. Cela allait même quelquefois, chez les anciens peuples de l’Europe, jusqu’à la superstition: le pouvoir social, loin de gêner les caprices du mourant, prêtait aux moindres d’entre eux sa force; il lui assurait une puissance perpétuelle. Quand tous les vivants sont faibles, la volonté des morts est moins respectée. On lui trace un cercle très étroit, et, si elle vient à en sortir, le souverain l’annule ou la contrôle. Au Moyen Âge, le pouvoir de tester n’avait, pour ainsi dire, point de bornes. Chez les Français de nos jours, on ne saurait distribuer son patrimoine entre ses enfants, sans que l’État intervienne. Après avoir régenté la vie entière, il veut encore en régler le dernier acte.
  3. À mesure que les attributions du pouvoir central augmentent, le nombre des fonctionnaires qui le représentent s’accroît. Ils forment une nation dans chaque nation, et, comme le gouvernement leur prête sa stabilité, ils remplacent de plus en plus chez chacune d’elles l’aristocratie. Presque partout, en Europe, le souverain domine de deux manières: il mène une partie des citoyens par la crainte qu’ils éprouvent de ses agents, et l’autre par l’espérance qu’ils conçoivent de devenir ses agents.
  4. D’une part, le goût du bien-être augmente sans cesse, et le gouvernement s’empare de plus en plus de toutes les sources du bien-être. Les hommes vont donc par deux chemins divers vers la servitude. Le goût du bien-être les détourne de se mêler du gouvernement, et l’amour du bien-être les met dans une dépendance de plus en plus étroite des gouvernants.
  5. On fait à ce sujet en France un singulier sophisme. Lorsqu’il vient à naître un procès entre l’admi­nis­tration et un particulier, on refuse d’en soumettre l’examen au juge ordinaire, afin, dit-on, de ne point mêler le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire. Comme si ce n’était pas mêler ces deux pouvoirs, et les mêler de la façon la plus périlleuse et la plus tyrannique, que de revêtir le gouvernement du droit de juger et d’administrer tout à la fois.
  6. Je citerai à l’appui de ceci quelques faits. C’est dans les mines que se trouvent les sources natu­relles de la richesse industrielle. À mesure que l’industrie s’est développée en Europe, que le produit des crimes est devenu un intérêt plus général et leur bonne exploitation plus difficile par la division des biens que l’égalité amène, la plupart des souverains ont réclamé le droit de posséder le fonds des mines et d’en surveiller les travaux; ce qui ne s’était point vu pour les propriétés d’une autre espèce. Les mines, qui étaient des propriétés individuelles soumises aux mêmes obligations et pour­vues des mêmes garanties que les autres biens immobiliers, sont ainsi tombées dans le domaine public. C’est l’État qui les exploite ou qui les concède; les propriétaires sont transformés en usagers; ils tiennent leurs droits de l’État, et, de plus, l’État revendique presque partout le pouvoir de les diriger; il leur trace des règles, leur impose des méthodes, les soumet à une surveil­lan­ce habituelle, et, s’ils lui résistent, un tribunal administratif les dépossède; et l’administration publique transporte à d’autres leurs privilèges; de sorte que le gouvernement ne possède pas seulement les mines, il tient tous les mineurs sous sa main. Cependant, à mesure que l’industrie se développe, l’exploitation des anciennes mines augmen­te. On en ouvre de nouvelles. La population des mines s’étend et grandit. Chaque jour, les souverains étendent sous nos pieds leur domaine et le peuplent de leurs serviteurs.