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{{Navigateur|[[De la démocratie en Amérique/tome II/deuxième partie|Deuxième partie]]|[[De la démocratie en Amérique]]|[[De la démocratie en Amérique/tome II/quatrième partie|Quatrième partie]]}} |
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{{Navigateur|[[De la démocratie en Amérique/tome II/troisième partie|Troisième partie]]|[[De la démocratie en Amérique]]|}} |
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{{chapitre|De la démocratie en |
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Amérique|[[Auteur:Alexis de Tocqueville|Alexis de Tocqueville]]|Tome |
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II|Troisième partie : Influence de la démocratie sur les mœurs |
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proprement dites}} |
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{{chapitre|De la démocratie en Amérique|[[Auteur:Alexis de Tocqueville|Alexis de Tocqueville]]|Tome II|Quatrième partie : De l’influence qu’exercent les idées et les sentiments démocratiques sur la société politique}} |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/4]]== |
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{{c|Influence de la démocratie sur les mœurs proprement dites}} |
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==__MATCH__:[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/256]]== |
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{{t3|Comment les mœurs s’adoucissent à mesure que les conditions |
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s’égalisent |Chapitre I.}}__NOTOC__ |
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{{c|De l’influence qu’exercent les idées et les sentiments démocratiques sur la société politique}} |
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Nous apercevons, depuis plusieurs siècles, que les conditions |
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s’égalisent, et nous découvrons en même temps que les mœurs |
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s’adoucissent. Ces deux choses sont-elles seulement contemporaines, |
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ou existe-t-il entre elles quelque lien secret, de telle |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/5]]== |
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sorte que l’une ne puisse avancer sans faire marcher l’autre ? |
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Je remplirais mal l’objet de ce livre si, après avoir montré les idées et les sentiments que l’égalité suggère, je ne faisais voir, en terminant, quelle est l’influence générale que ces mêmes sentiments et ces mêmes idées peuvent exercer sur le gouvernement des sociétés humaines. |
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Il y a plusieurs causes qui peuvent concourir à rendre les mœurs d’un |
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peuple moins rudes ; mais, parmi toutes ces causes, la plus puissante |
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me paraît être l’égalité des conditions. L’égalité des conditions et |
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l’adoucissement des mœurs ne sont donc pas seulement à mes yeux des |
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événements contemporains, ce sont encore des faits corrélatifs. |
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Pour y réussir, je serai obligé de revenir souvent sur mes pas. Mais j’espère que le lecteur ne refusera pas de me suivre, lorsque des chemins qui lui sont connus le conduiront vers quelque vérité nouvelle. |
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Lorsque les fabulistes veulent nous intéresser aux actions des |
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animaux, ils donnent à ceux-ci des idées et des passions humaines. |
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Ainsi font les poètes quand ils parlent des génies et des anges. Il |
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n’y a point de si profondes misères, ni de félicités si pures qui |
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puissent arrêter notre esprit et saisir notre cœur, si on ne nous |
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représente à nous-mêmes sous d’autres traits. |
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{{t3| L’égalité donne naturellement aux hommes le goût des institutions libres |Chapitre I.}} |
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Ceci s’applique fort bien au sujet qui nous occupe présentement. |
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Lorsque tous les hommes sont rangés d’une manière irrévocable, suivant |
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leur profession, leurs biens et leur naissance, au sein d’une société |
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aristocratique, les membres de chaque classe, se considérant tous |
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comme enfants de la même famille, éprouvent les uns pour les autres |
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une sympathie continuelle et active qui ne peut jamais se rencontrer |
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au même degré parmi les citoyens d’une démocratie. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/6]]== |
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Mas il n’en est pas de même des différentes classes vis-à-vis les unes |
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des autres. |
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L’égalité, qui rend les hommes indépendants les uns des autres, leur fait contracter l’habitude et le goût de ne suivre, dans leurs actions particulières, que leur volonté. Cette entière indépendance, dont ils jouissent continuellement vis-à-vis de leurs égaux et dans l’usage de la vie privée, les dispose à considérer d’un oeil mécontent toute autorité, et leur suggère bientôt l’idée et l’amour de la liberté politique. Les hommes qui vivent dans ce temps marchent donc sur une pente naturelle qui les dirige vers les institutions libres. Prenez l’un d’eux au hasard : remontez, s’il se peut, à ses instincts primitifs — vous découvrirez que, parmi les différents gouvernements, celui qu’il conçoit d’abord et qu’il prise le plus, c’est le gouvernement dont il a élu le chef et dont il contrôle les actes. |
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Chez un peuple aristocratique, chaque caste a ses opinions, ses |
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sentiments, ses droits, ses mœurs, son existence à part. Ainsi, les |
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hommes qui la composent ne ressemblent point à tous les autres ; ils |
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n’ont point la même manière de penser ni de sentir, et c’est à peine |
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s’ils croient faire partie de la même humanité. |
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De tous les effets politiques que produit l’égalité des conditions, c’est cet amour de l’indépendance qui frappe le premier les regards et dont les esprits timides s’effrayent davantage, et l’on ne peut dire qu’ils aient absolument tort de le faire, car l’anarchie a des traits plus effrayants dans les pays démocratiques qu’ailleurs. Comme les citoyens n’ont aucune action les uns sur les autres, à l’instant où le pouvoir national qui les contient tous à leur place vient à manquer, il semble que le désordre doit être aussitôt à son comble, et que, chaque citoyen s’écartant de son côté, le corps social va tout à coup se trouver réduit en poussière. |
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Ils ne sauraient donc bien comprendre ce que les autres éprouvent, ni |
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juger ceux-ci par eux-mêmes. |
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Je suis convaincu toutefois que l’anarchie n’est pas le mal principal que les siècles démocratiques doivent craindre, mais le moindre. |
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On les voit quelquefois pourtant se prêter avec ardeur un mutuel |
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secours ; mais cela n’est pas contraire à ce qui précède. |
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L’égalité produit, en effet, deux tendances : l’une mène directement les hommes à l’indépendance et peut les pousser tout à coup jusqu’à l’anarchie, l’autre les conduit par un chemin plus long, plus secret, mais plus sûr, vers la servitude. |
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Ces mêmes institutions aristocratiques qui avaient rendu si différents |
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les êtres d’une même espèce, les avaient cependant unis les uns aux |
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autres par un lien politique fort étroit. |
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Les peuples voient aisément la première et y résistent ; ils se laissent entraîner par l’autre sans la voir ; il importe donc particulièrement de la montrer. |
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Quoique le serf ne s’intéressât pas naturellement au sort des nobles, |
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il ne s’en croyait pas moins obligé de se dévouer pour celui d’entre |
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eux qui était son chef ; et, bien que le noble se crût d’une autre |
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nature que les serfs, il jugeait néanmoins que son devoir et son |
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honneur le contraignaient à défendre, au péril de sa propre vie, ceux |
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qui vivaient sur ses domaines. |
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Pour moi, loin de reprocher à l’égalité l’indocilité qu’elle inspire, c’est de cela principalement que je la loue. Je l’admire en lui voyant déposer au fond de l’esprit et du cœur de chaque homme cette notion obscure et ce penchant instinctif de l’indépendance politique, préparant ainsi le remède au mal qu’elle fait naître. C’est par ce côté que je m’attache à elle. |
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Il est évident que ces obligations mutuelles ne |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/7]]== |
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naissaient pas du droit naturel, mais du droit politique, et que la |
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société obtenait plus que l’humanité seule n’eût pu faire. Ce n’était |
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point à l’homme qu’on se croyait tenu de prêter appui ; c’était au |
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vassal ou au seigneur. Les institutions féodales rendaient très |
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sensible aux maux de certains hommes, non point aux misères de |
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l’espèce humaine. Elles donnaient de la générosité aux mœurs plutôt |
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que de la douceur, et, bien qu’elles suggérassent de grands |
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dévouements, elles ne faisaient pas naître de véritables sympathies ; |
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car il n’y a de sympathies réelles qu’entre gens semblables ; et, dans |
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les siècles aristocratiques, on ne voit ses semblables que dans les |
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membres de sa caste. |
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Lorsque les chroniqueurs du Moyen Âge, qui tous, par leur naissance ou |
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leurs habitudes, appartenaient à l’aristocratie, rapportent la fin |
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tragique d’un noble, ce sont des douleurs infinies ; tandis qu’ils |
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racontent tout ne haleine et sans sourciller le massacre et les |
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tortures des gens du peuple. |
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{{t3|Que les idées des peuples démocratiques en matière de gouvernement sont naturellement favorables à la concentration des pouvoirs |CHAPITRE II.}} |
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Ce n’est point que ces écrivains éprouvassent une haine habituelle ou |
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un mépris systématique pour le peuple. La guerre entre les diverses |
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classes de l’État n’était point encore déclarée. Ils obéissaient à un |
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instinct plutôt qu’à une passion ; comme ils ne se formaient pas une |
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idée nette des |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/8]]== |
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souffrances du pauvre, ils s’intéressaient faiblement à son sort. |
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Il en était ainsi des hommes du peuple, dès que le lien féodal venait |
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à se briser. Ces mêmes siècles qui ont vu tant de dévouements |
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héroïques de la part des vassaux pour leurs seigneurs, ont été témoins |
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de cruautés inouïes exercées de temps en temps par les basses classes |
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sur les hautes. |
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Il ne faut pas croire que cette insensibilité mutuelle tînt seulement |
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au défaut d’ordre et de lumières ; car on en retrouve la trace dans |
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les siècles suivants, qui, tout en devenant réglés et éclairés, sont |
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encore restés aristocratiques. |
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L’idée de pouvoirs secondaires, placés entre le souverain et les sujets, se présentait naturellement à l’imagination des Peuples aristocratiques, parce que ces pouvoirs renfermaient dans leur sein des individus ou des familles que la naissance, les lumières, les richesses, tenaient hors de pair et semblaient destinés à commander. Cette même idée est naturellement absente de l’esprit des hommes dans les siècles d’égalité par des raisons contraires ; on ne peut l’y introduire qu’artificiellement, et on ne l’y retient qu’avec peine ; tandis qu’ils conçoivent, pour ainsi dire sans y penser, l’idée d’un pouvoir unique et central qui mène tous les citoyens par lui-même. |
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En l’année 1675, les basses classes de la Bretagne s’émurent à propos |
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d’une nouvelle taxe. Ces mouvements tumultueux furent réprimes avec |
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une atrocité sans exemple. Voici comment Mme de Sévigné, témoin de |
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ces horreurs, en rend compte à sa fille : |
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En politique, d’ailleurs, comme en philosophie et en religion, l’intelligence des peuples démocratiques reçoit avec délices les idées simples et générales. Les systèmes compliqués la repoussent, et elle se plaît à imaginer une grande nation dont tous les citoyens ressemblent à un seul modèle et sont dirigés par un seul pouvoir. |
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Après l’idée d’un pouvoir unique et central, celle qui se présente le plus spontanément à l’esprit des hommes, dans les siècles d’égalité, est l’idée d’une législation uniforme. Comme chacun d’eux se voit peu différent de ses voisins, il comprend mal pourquoi la règle qui est applicable à un homme ne le serait pas également à tous les autres. Les moindres privilèges répugnent donc à sa raison. Les plus légères dissemblances dans les institutions politiques du même peuple le blessent, et l’uniformité législative lui paraît être la condition première d’un bon gouvernement. |
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: Aux Rochers, 3 octobre 1675. |
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Je trouve, au contraire, que cette même notion d’une règle uniforme, également imposée à tous les membres du corps social, est comme étrangère à l’esprit humain dans les siècles aristocratiques. Il ne la reçoit point ou il la rejette. |
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: « Mon Dieu, ma fille, que votre lettre d’Aix est plaisante ! Au |
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moins relisez vos lettres avant que de les envoyer. Laissez-vous |
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surprendre à leur agrément et consolez-vous, par ce plaisir, de la |
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peine que vous avez d’en tant écrire. Vous avez donc baisé toute la |
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Provence ? Il n’y aurait pas satisfaction à baiser toute la Bretagne, |
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à moins |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/9]]== |
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qu’on n’aimât à sentir le vin. Voulez-vous savoir des nouvelles de |
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Rennes ? On a fait une taxe de cent mille écus, et si on ne trouve |
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point cette somme dans vingt-quatre heures, elle sera doublée et |
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exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, |
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et défendu de recueillir les habitants sous peine de la vie ; de sorte |
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qu’on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, |
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enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où |
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aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher. Avant-hier on |
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roua le violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier |
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timbré ; il a été écartelé, et ses quatre quartiers exposés aux quatre |
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coins de la ville. On a pris soixante bourgeois, et on commence |
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demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, |
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et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, et de ne |
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point jeter de pierres dans leur jardin<ref>Pour sentir l’à-propos de |
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cette dernière plaisanterie, il faut se rappeler que Mme de Grignan |
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était gouvernante de Provence.</ref>. |
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Ces penchants opposés de l’intelligence finissent, de part et d’autre, par devenir des instincts si aveugles et des habitudes si invincibles, qu’ils dirigent encore les actions, en dépit des faits particuliers. Il se rencontrait quelquefois, malgré l’immense variété du Moyen Âge, des individus parfaitement semblables : ce qui n’empêchait pas que le législateur n’assignât à chacun d’eux des devoirs divers et des droits différents. Et, au contraire, de nos jours, des gouvernements s’épuisent, afin d’imposer les mêmes usages et les mêmes lois à des populations qui ne se ressemblent point encore. |
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: « Mme de Tarente était hier dans ses bois par un temps enchanté. Il |
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n’est question ni de chambre ni de collation. Elle entre par la |
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barrière et s’en retourne de même… » |
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À mesure que les conditions s’égalisent chez un peuple, les individus paraissent plus petits et la société semble plus grande, ou plutôt chaque citoyen, devenu semblable à tous les autres, se perd dans la foule, et l’on n’aperçoit plus que la vaste et magnifique image du peuple lui-même. |
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Cela donne naturellement aux hommes des temps démocratiques une opinion très haute des privilèges de la société et une idée fort humble des droits de l’individu. Ils admettent aisément que l’intérêt de l’un est tout et que celui de l’autre n’est rien. Ils accordent assez volontiers que le pouvoir qui représente la société possède beaucoup plus de lumières et de sagesse qu’aucun des hommes qui le composent, et que son devoir, aussi bien que son droit, est de prendre chaque citoyen par la main et de le conduire. |
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Dans une autre lettre elle ajoute : |
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Si l’on veut bien examiner de près nos contemporains, et percer jusqu’à la racine de leurs opinions politiques, on y retrouvera quelques-unes des idées que je viens de reproduire, et l’on s’étonnera peut-être de rencontrer tant d’accord parmi des gens qui se font si souvent la guerre. |
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: « Vous me parlez bien plaisamment de nos {{tiret|mi|sères ;}} |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/10]]== |
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{{tiret2|mi|sères ;}} nous ne sommes plus si roués ; un en huit jours, |
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pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me parait |
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maintenant un rafraîchissement. J’ai une tout autre idée de la |
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justice, depuis que je suis dans ce pays. Vos galériens me paraissent |
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une société d’honnêtes gens qui se sont retirés du monde pour mener |
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une vie douce (voir note : 5). » |
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Les Américains croient que, dans chaque État, le pouvoir social doit émaner directement du peuple ; mais une fois que ce pouvoir est constitué, ils ne lui imaginent, pour ainsi dire, point de limites ; ils reconnaissent volontiers qu’il a le droit de tout faire. |
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Quant à des privilèges particuliers accordés à des villes, à des familles ou à des individus, ils en ont perdu jusqu’à l’idée. Leur esprit n’a jamais prévu qu’on pût ne pas appliquer uniformément la même loi à toutes les parties du même État et à tous les hommes qui l’habitent. |
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Ces mêmes opinions se répandent de plus en plus en Europe ; elles s’introduisent dans le sein même des nations qui repoussent le plus violemment le dogme de la souveraineté du peuple. Celles-ci donnent au pouvoir une autre origine que les Américains ; mais elles envisagent le pouvoir sous les mêmes traits. Chez toutes, la notion de puissance intermédiaire s’obscurcît et s’efface. L’idée d’un droit inhérent à certains individus disparaît rapidement de l’esprit des hommes ; l’idée du droit tout-puissant et pour ainsi dire unique de la société vient remplir sa place. Ces idées s’enracinent et croissent à mesure que les conditions deviennent plus égales et les hommes plus semblables ; l’égalité les fait naître et elles hâtent à leur tour les progrès de l’égalité. |
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On aurait tort de croire que Mme de Sévigné, qui traçait ces lignes, |
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fût une créature égoïste et barbare : elle aimait avec passion ses |
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enfants et se montrait fort sensible aux chagrins de ses amis ; et |
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l’on aperçoit même, en la lisant, qu’elle traitait avec bonté et |
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indulgence ses vassaux et ses serviteurs. Mais Mme de Sévigné ne |
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concevait pas clairement ce que c’était que de souffrir quand on |
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n’était pas gentilhomme. |
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En France, où la révolution dont je parle est plus avancée que chez aucun autre peuple de l’Europe, ces mêmes opinions se sont entièrement emparées de l’intelligence. Qu’on écoute attentivement la voix de nos différents partis, on verra qu’il n’y en a point qui ne les adopte. La plupart estiment que le gouvernement agit mal ; mais tous pensent que le gouvernement doit sans cesse agir et mettre à tout la main. Ceux mêmes qui se font le plus rudement la guerre ne laissent pas de s’accorder sur ce point. L’unité, l’ubiquité, l’omnipotence du pouvoir social, l’uniformité de ses règles, forment le trait saillant qui caractérise tous les systèmes politiques enfantés de nos jours. On les retrouve au fond des plus bizarres utopies. L’esprit humain poursuit encore ces images quand il rêve. |
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De nos jours, l’homme le plus dur, écrivant à la personne la plus |
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insensible, n’oserait se livrer de sang-froid au badinage cruel que je |
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viens de reproduire, et, lors même que ses mœurs particulières lui |
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permettraient de le faire, les mœurs générales de la nation le lui |
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défendraient. |
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Si de pareilles idées se présentent spontanément à l’esprit des particuliers, elles s’offrent plus volontiers encore à l’imagination des princes. |
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D’où vient cela ? Avons-nous plus de sensibilité que nos pères ? Je ne |
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sais ; mais, a coup sûr, notre sensibilité se porte sur plus d’objets. |
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Tandis que le vieil état social de l’Europe s’altère et se dissout, les souverains se font sur leurs facultés et sur leurs devoirs des croyances nouvelles ; ils comprennent pour la première fois que la puissance centrale qu’ils représentent peut et doit administrer par elle-même, et sur un plan uniforme, toutes les affaires et tous les hommes. Cette opinion, qui, j’ose le dire, n’avait jamais été conçue avant notre temps par les rois de l’Europe, pénètre au plus profond de l’intelligence de ces princes ; elle s’y tient ferme au milieu de l’agitation de toutes les autres. |
|
Quand les rangs sont presque égaux chez un peuple, tous les hommes |
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ayant à peu près la même |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/11]]== |
|
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manière de penser et de sentir, chacun d’eux peut juger en un moment |
|
|
des sensations de tous les autres : il jette un coup d’œil rapide sur |
|
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lui-même ; cela lui suffit. Il n’y a donc pas de misère qu’il ne |
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|
conçoive sans peine, et dont un instinct secret ne lui découvre |
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l’étendue. En vain s’agira-t-il d’étrangers ou d’ennemis : |
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l’imagination le met aussitôt à leur place. Elle mêle quelque chose |
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de personnel a sa pitié, et le fait souffrir lui-même tandis qu’on |
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déchire le corps de son semblable. |
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Les hommes de nos jours sont donc bien moins divisés qu’on ne l’imagine ; ils se disputent sans cesse pour savoir dans quelles mains la souveraineté sera remise ; mais ils s’entendent aisément sur les devoirs et sur les droits de la souveraineté. Tous conçoivent le gouvernement sous l’image d’un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur. |
|
Dans les siècles démocratiques, les hommes se dévouent rarement les |
|
|
uns pour les autres ; mais ils montrent une compassion générale pour |
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tous les membres de l’espèce humaine. On ne les voit point infliger |
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de maux inutiles, et quand, sans se nuire beaucoup à eux-mêmes, ils |
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peuvent soulager les douleurs d’autrui, ils prennent plaisir à le |
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faire ; ils ne sont pas désintéressés, mais ils sont doux. |
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Toutes les idées secondaires, en matière politique, sont mouvantes ; celle-là reste fixe, inaltérable, pareille à elle-même. Les publicistes et les hommes d’État l’adoptent, la foule la saisit avidement ; les gouvernés et les gouvernants s’accordent à la poursuivre avec la même ardeur : elle vient la première ; elle semble innée. |
|
Quoique les Américains aient pour ainsi dire réduit l’égoïsme en |
|
|
théorie sociale et philosophique, ils ne s’en montrent pas moins fort |
|
|
accessibles à la pitié. |
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Elle ne sort donc point d’un caprice de l’esprit humain, mais elle est une condition naturelle de l’état actuel des hommes. |
|
Il n’y a point de pays où la justice criminelle soit administrée avec |
|
|
plus de bénignité qu’aux États-Unis. Tandis que les Anglais semblent |
|
|
vouloir conserver précieusement dans leur législation |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/12]]== |
|
|
pénale les traces sanglantes du Moyen Âge, les Américains ont presque |
|
|
fait disparaître la peine de mort de leurs codes. |
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{{t3|Que les sentiments des peuples démocratiques sont d’accord avec leurs idées pour les porter à concentrer le pouvoir |CHAPITRE III.}} |
|
L’Amérique du Nord est, je pense, la seule contrée sur la terre où, |
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depuis cinquante ans, on n’ait point arraché la vie à un seul citoyen |
|
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pour délits politiques. |
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Ce qui achève de prouver que cette singulière douceur des Américains. |
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Vient principalement de leur état social, c’est la manière dont ils |
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traitent leurs esclaves. |
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Peut-être n’existe-t-il pas, à tout prendre, de colonie européenne |
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dans le Nouveau Monde où la condition physique des Noirs soit moins |
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dure qu’aux États-Unis. Cependant les esclaves y éprouvent encore |
|
|
d’affreuses misères et sont sans cesse exposés à des punitions très |
|
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cruelles. |
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Si, dans les siècles d’égalité, les hommes perçoivent aisément l’idée d’un grand pouvoir central, on ne saurait douter, d’autre part, que leurs habitudes et leurs sentiments ne les prédisposent a reconnaître un pareil pouvoir et à lui prêter la main. La démonstration de ceci peut être faite en peu de mots, la plupart des raisons ayant été déjà données ailleurs. |
|
Il est facile de découvrir que le sort de ces infortunés inspire peu |
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de pitié à leurs maîtres, et qu’ils voient dans l’esclavage non |
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seulement un fait dont ils profitent, mais encore un mal qui ne les |
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touche guère. Ainsi, le même homme qui est plein d’humanité pour ses |
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semblables quand ceux-ci sont en même temps ses égaux, devient |
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insensible à leurs douleurs dès que l’égalité cesse. |
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Les hommes qui habitent les pays démocratiques n’ayant ni supérieurs, ni inférieurs, ni associés habituels et nécessaires, se replient volontiers sur eux-mêmes et se considèrent isolément. J’ai eu occasion de le montrer fort au long quand il s’est agi de l’individualisme. |
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C’est donc à cette égalité qu’il faut attribuer sa douceur, plus |
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encore qu’à la civilisation et aux lumières. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/13]]== |
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Ce n’est donc jamais qu’avec effort que ces hommes s’arrachent à leurs affaires particulières pour s’occuper des affaires communes ; leur pente naturelle est d’en abandonner le soin au seul représentant visible et permanent des intérêts collectifs, qui est l’État. |
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Ce que je viens de dire des individus s’applique jusqu’à un certain |
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point aux peuples. |
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Non seulement ils n’ont pas naturellement le goût de s’occuper du public, mais souvent le temps leur manque pour le faire. La vie privée est si active dans les temps démocratiques, si agitée, si remplie de désirs, de travaux, qu’il ne reste presque plus d’énergie ni de loisir à chaque homme pour la vie politique. |
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Lorsque chaque nation a ses opinions, ses croyances, ses lois, ses |
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usages à part, elle se considère comme formant à elle seule l’humanité |
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tout entière, et ne se sent touchée que de ses propres douleurs. Si |
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la guerre vient a s’allumer entre deux peuples disposés de cette |
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manière, elle ne saurait manquer de se faire avec barbarie. |
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Que de pareils penchants ne soient pas invincibles, ce n’est pas moi qui le nierai, puisque mon but principal en écrivant ce livre a été de les combattre. Je soutiens seulement que, de nos jours, une force secrète les développe sans cesse dans le cœur humain, et qu’il suffit de ne point les arrêter pour qu’ils le remplissent. |
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Au temps de leurs plus grandes lumières, les Romains égorgeaient les |
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généraux ennemis, après les avoir traînés en triomphe derrière un |
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char, et livraient les prisonniers aux bêtes pour l’amusement du |
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peuple. Cicéron, qui pousse de si grands gémissements, à l’idée d’un |
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citoyen mis en croix, ne trouve rien à redire à ces atroces abus de la |
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victoire. Il est évident qu’à ses yeux un étranger n’est point de la |
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même espèce humaine qu’un Romain. |
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J’ai également eu l’occasion de montrer comment l’amour croissant du bien-être et la nature mobile de la propriété faisaient redouter aux peuples démocratiques le désordre matériel. L’amour de la tranquillité publique est souvent la seule passion politique que conservent ces peuples, et elle devient chez eux plus active et plus puissante, à mesure que toutes les autres s’affaissent et meurent ; cela dispose naturellement les citoyens à donner sans cesse ou à laisser prendre de nouveaux droits au pouvoir central, qui seul leur semble avoir l’intérêt et les moyens de les défendre de l’anarchie en se défendant lui-même. |
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À mesure, au contraire, que les peuples deviennent plus semblables les |
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uns aux autres, ils se montrent réciproquement plus compatissants pour |
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leurs misères, et le droit des gens s’adoucir. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/14]]== |
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Comme, dans les siècles d’égalité, nul n’est obligé de prêter sa force à son semblable, et nul n’a droit d’attendre de son semblable un grand appui, chacun est tout à la fois indépendant et faible. Ces deux états, qu’il ne faut pas envisager séparément ni confondre, donnent au citoyen des démocraties des instincts fort contraires. Son indépendance le remplit de confiance et d’orgueil au sein de ses égaux, et sa débilité lui fait sentir, de temps en temps, le besoin d’un secours étranger qu’il ne peut attendre d’aucun d’eux, puisqu’ils sont tous impuissants et froids. Dans cette extrémité, il tourne naturellement ses regards vers cet être immense qui seul s’élève au milieu de l’abaissement universel. C’est vers lui que ses besoins et surtout ses désirs le ramènent sans cesse, et c’est lui qu’il finit par envisager comme le soutien unique et nécessaire de la faiblesse individuelle<ref>Dans les sociétés démocratiques, il n’y a que le pouvoir central qui ait quelque stabilité dans son assiette et quelque permanence dans ses entreprises. Tous les citoyens remuent sans cesse et se transforment. Or, il est dans la nature de tout gouvernement de vouloir agrandir continuellement sa sphère. Il est donc bien difficile qu’à la longue celui-ci ne parvienne pas à réussir, puisqu’il agit avec une pensée fixe et une volonté continue sur des hommes dont la position, les idées et les désirs varient tous les jours. Souvent il arrive que les citoyens travaillent pour lui sans le vouloir. |
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{{t3|Comment la démocratie rend les rapports habituels des Américains |
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Les siècles démocratiques sont des temps d’essais, d’innovations et d’aventures. Il s’y trouve toujours une multitude d’hommes qui sont engagés dans une entreprise difficile ou nouvelle qu’ils poursuivent à part, sans s’embarrasser de leurs semblables. Ceux-là admettent bien, pour principe général, que la puissance publique ne doit pas intervenir dans les affaires privées; mais, par exception, chacun d’eux désire qu’elle l’aide dans l’affaire spéciale qui le préoccupe et cherche à attirer l’action du gouvernement de son côté, tout en voulant la resserrer de tous les autres. |
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plus simples et plus aisés|CHAPITRE II.}} |
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Une multitude de gens ayant à la fois sur une foule d’objets différents cette vue particulière, la sphère du pouvoir central s’étend insensiblement de toutes parts, bien que chacun d’eux souhaite de la restreindre. Un gouvernement démocratique accroît donc ses attributions par le seul fait qu’il dure. Le temps travaille par lui; tous les accidents lui profitent; les passions individuelles l’aident à leur insu même, et l’on peut dire qu’il devient d’autant plus centralisé que la société démocratique est plus vieille.</ref>. |
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Ceci achève de faire comprendre ce qui se passe souvent chez les peuples démocratiques, où l’on voit les hommes qui supportent si malaisément des supérieurs souffrir patiemment un maître, et se montrer tout à la fois fiers et serviles. |
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La haine que les hommes portent au privilège s’augmente à mesure que les privilèges deviennent plus rares et moins grands, de telle sorte qu’on dirait que les passions démocratiques s’enflamment davantage dans le temps même où elles trouvent le moins d’aliments. J’ai déjà donné la raison de ce phénomène. Il n’y a pas de si grande inégalité qui blesse les regards lorsque toutes les conditions sont inégales ; tandis que la plus petite dissemblance paraît choquante au sein de l’uniformité générale ; la vue en devient plus insupportable à mesure que l’uniformité est plus complète. Il est donc naturel que l’amour de l’égalité croisse sans cesse avec l’égalité elle-même ; en le satisfaisant, on le développe. |
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Cette haine immortelle, et de plus en plus allumée, qui anime les peuples démocratiques contre les moindres privilèges, favorise singulièrement la concentration graduelle de tous les droits politiques dans les mains du seul représentant de l’État. Le souverain, étant nécessairement et sans contestation au-dessus de tous les citoyens, n’excite l’envie d’aucun d’eux, et chacun croit enlever à ses égaux toutes les prérogatives qu’il lui concède. |
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La démocratie n’attache point fortement les hommes les uns aux autres, |
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mais elle rend leurs rapports habituels plus aisés. |
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L’homme des siècles démocratiques n’obéit qu’avec une extrême répugnance a son voisin qui est son égal ; il refuse de reconnaître à celui-ci des lumières supérieures aux siennes ; il se défie de sa justice et voit avec jalousie son pouvoir ; il le craint et le méprise ; il aime à lui faire sentir à chaque instant la commune dépendance où ils sont tous les deux du même maître. |
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Deux Anglais se rencontrent par hasard aux antipodes ; ils sont |
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entourés d’étrangers dont ils connaissent à peine la langue et les |
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mœurs. |
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Toute puissance centrale qui suit ces instincts naturels aime l’égalité et la favorise ; car l’égalité facilite singulièrement l’action d’une semblable puissance, l’étend et l’assure. |
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Ces deux hommes se considèrent d’abord fort curieusement et avec une |
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sorte d’inquiétude secrète ; puis ils se détournent, ou, s’ils |
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s’abordent, ils ont soin de ne se parler que d’un air contraint |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/15]]== |
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et distrait, et de dire des choses peu importantes. |
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On peut dire également que tout gouvernement central adore l’uniformité ; l’uniformité lui évite l’examen d’une infinité de détails dont il devrait s’occuper, s’il fallait faire la règle pour les hommes, au lieu de faire passer indistinctement tous les hommes sous la même règle, Ainsi, le gouvernement aime ce que les citoyens aiment, et il hait naturellement ce qu’ils haïssent. Cette communauté de sentiments qui, chez les nations démocratiques, unit continuellement dans une même pensée chaque individu et le souverain, établit entre eux une secrète et permanente sympathie. On pardonne au gouvernement ses fautes en faveur de ses goûts, la confiance publique ne l’abandonne qu’avec peine au milieu de ses excès ou de ses erreurs, et elle revient à lui dès qu’il la rappelle. Les peuples démocratiques haïssent souvent les dépositaires du pouvoir central ; mais ils aiment toujours ce pouvoir lui-même. |
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Cependant il n’existe entre eux aucune inimitié ; ils ne se sont |
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jamais vus, et se tiennent réciproquement pour fort honnêtes. |
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Pourquoi mettent-ils donc tant de soin à s’éviter ? |
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Ainsi, je suis parvenu par deux chemins divers au même but. J’ai montré que l’égalité suggérait aux hommes la pensée d’un gouvernement unique, uniforme et fort, je viens de faire voir qu’elle leur en donne le goût ; c’est donc vers un gouvernement de cette espèce que tendent les nations de nos jours. La pente naturelle de leur esprit et de leur cœur les y mène, et il leur suffit de ne point se retenir pour qu’elles y arrivent. |
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Il faut retourner en Angleterre pour le comprendre. |
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Je pense que, dans les siècles démocratiques qui vont s’ouvrir, l’indépendance individuelle et les libertés locales seront toujours un produit de l’art. La centralisation sera le gouvernement naturel |
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Lorsque c’est la naissance seule, indépendamment de la richesse, qui |
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classe les hommes, chacun sait précisément le point qu’il occupe |
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dans l’échelle sociale ; il ne cherche pas à monter, et ne craint pas |
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de descendre. Dans une société ainsi organisée, les hommes des |
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différentes castes communiquent peu les uns avec les autres ; mais, |
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lorsque le hasard les met en contact, ils s’abordent volontiers, sans |
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espérer ni redouter de se confondre. Leurs rapports ne sont pas basés |
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sur l’égalité ; mais ils ne sont pas contraints. |
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Quand à l’aristocratie de naissance succède l’aristocratie d’argent, |
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il n’en est plus de même. |
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{{t3|De quelques causes particulières et accidentelles qui achèvent de porter un peuple démocratique à centraliser le pouvoir ou qui l’en détournent |CHAPITRE IV.}} |
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Les privilèges de quelques-uns sont encore très grands, mais la |
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possibilité de les acquérir est ouverte à tous ; d’où il suit que ceux |
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qui les possèdent sont préoccupés sans cesse par la crainte de les |
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perdre ou de les voir partager, et ceux qui ne les ont pas encore |
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veulent à tout prix les posséder, ou, s’ils ne peuvent y réussir, le |
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paraître : ce qui n’est point impossible. Comme la valeur |
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{{tiret|so|ciale}} |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/16]]== |
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{{tiret2|so|ciale}} des hommes n’est plus fixée d’une manière |
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ostensible et permanente par le sang, et qu’elle varie à l’infini |
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suivant la richesse, les rangs existent toujours, mais on ne voit plus |
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clairement et du premier coup d’œil ceux qui les occupent. |
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Il s’établit aussitôt une guerre sourde entre tous les citoyens ; les |
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uns s’efforcent, par mille artifices, de pénétrer en réalité ou en |
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apparence parmi ceux qui sont au-dessus d’eux ; les autres combattent |
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sans cesse pour repousser ces usurpateurs de leurs droits, ou plutôt |
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le même homme fait les deux choses, et, tandis qu’il cherche à |
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s’introduire dans la sphère supérieure, il lutte sans relâche contre |
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l’effort qui vient d’en bas. |
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Tel est de nos jours l’état de l’Angleterre, et je pense que c’est à |
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cet état qu’il faut principalement rapporter ce qui précède. |
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Si tous les peuples démocratiques sont entraînés instinctivement vers la centralisation des pouvoirs, ils y tendent d’une manière inégale. Cela dépend des circonstances particulières qui peuvent développer ou restreindre les effets naturels de l’état social. Ces circonstances sont en très grand nombre ; je ne parlerai que de quelques-unes. |
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L’orgueil aristocratique étant encore très grand chez les Anglais, et |
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les limites de l’aristocratie étant devenues douteuses, chacun craint |
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à chaque instant que sa familiarité ne soit surprise. Ne pouvant |
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juger du premier coup d’œil quelle est la situation sociale de ceux |
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qu’on rencontre, l’on évite prudemment d’entrer en contact avec eux. |
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On redoute, rendant de légers services, de former malgré soi une |
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amitié mal assortie ; on craint les bons offices, et l’on se soustrait |
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à la {{tiret|reconnais|sance}} |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/17]]== |
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{{tiret2|reconnais|sance}} indiscrète d’un inconnu aussi soigneusement |
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qu’à sa haine. |
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Chez les hommes qui ont longtemps vécu libres avant de devenir égaux, les instincts que la liberté avait donnés combattent jusqu’à un certain point les penchants que suggère l’égalité ; et, bien que parmi eux le pouvoir central accroisse ses privilèges, les particuliers n’y perdent jamais entièrement leur indépendance. |
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Il y a beaucoup de gens qui expliquent, par des causes purement |
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physiques, cette insociabilité singulière et cette humeur réservée et |
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taciturne des Anglais. Je veux bien que le sang y soit en effet pour |
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quelque chose ; mais je crois que l’état social y est pour beaucoup |
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plus. L’exemple des Américains vient le prouver. |
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Mais, quand l’égalité vient à se développer chez un peuple qui n’a jamais connu ou qui ne connaît plus depuis longtemps la liberté, ainsi que cela se voit sur le continent de l’Europe, les anciennes habitudes de la nation arrivant à se combiner subitement et par une sorte d’attraction naturelle avec les habitudes et les doctrines nouvelles que fait naître l’état social, tous les pouvoirs semblent accourir d’eux-mêmes vers le centre ; ils s’y accumulent avec une rapidité surprenante, et l’État atteint tout d’un coup les extrêmes limites de sa force, tandis que les particuliers se laissent tomber en un moment jusqu’au dernier degré de la faiblesse. |
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En Amérique, où les privilèges de naissance n’ont jamais existé, et où |
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la richesse ne donne aucun droit particulier à celui qui la possède, |
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des inconnus se réunissent volontiers dans les mêmes lieux, et ne |
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trouvent ni avantage ni péril à se communiquer librement leurs |
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pensées. |
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Les Anglais qui vinrent, il y a trois siècles, fonder dans les déserts du Nouveau Monde une société démocratique, s’étaient tous habitués dans la mère patrie à prendre part aux affaires publiques ; ils connaissaient le jury ; ils avaient la liberté de la parole et celle de la presse, la liberté individuelle, l’idée du droit et l’usage d’y recourir. lis transportèrent en Amérique ces institutions libres et ces mœurs viriles, et elles le soutinrent contre les envahissements de l’État. |
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Se rencontrent-ils par hasard, ils ne se cherchent ni ne s’évitent ; |
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leur abord est donc naturel, franc et ouvert ; on voit qu’ils |
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n’espèrent et ne redoutent presque rien les uns des autres, et qu’ils |
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ne s’efforcent pas plus de montrer que de cacher la place qu’ils |
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occupent. Si leur contenance est souvent froide et sérieuse, elle |
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n’est jamais hautaine ni contrainte et, quand ils ne s’adressent Point |
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la parole, c’est qu’ils ne sont pas en humeur de parler, et non qu’ils |
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croient avoir intérêt à se taire. |
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Chez les Américains, c’est donc la liberté qui est ancienne ; l’égalité est comparativement nouvelle. Le contraire arrive en Europe où l’égalité, introduite par le pouvoir absolu et sous l’œil des rois, avait déjà pénétré dans les habitudes des peuples longtemps avant que la liberté fût entrée dans leurs idées. |
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En pays étranger, deux Américains sont sur-le-champ amis, Par cela |
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seul qu’ils sont Américains. Il n’y a point de préjugé qui les |
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repousse, et |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/18]]== |
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la communauté de patrie les attire. À deux Anglais le même sang ne |
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suffit point : il faut que le même rang les rapproche. |
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J’ai dit que, chez les peuples démocratiques, le gouvernement ne se présentait naturellement à l’esprit humain que sous la forme d’un pouvoir unique et central, et que la notion des pouvoirs intermédiaires ne lui était pas familière. Cela est particulièrement applicable aux nations démocratiques qui ont vu le principe de l’égalité triompher à l’aide d’une révolution violente. Les classes qui dirigeaient les affaires locales disparaissant tout à coup dans cette tempête, et la masse confuse qui reste n’ayant encore ni l’organisation ni les habitudes qui lui permettent de prendre en main l’administration de ces mêmes affaires, on n’aperçoit plus que l’État lui-même qui puisse se charger de tous les détails du gouvernement. La centralisation devient un fait en quelque sorte nécessaire. |
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Les Américains remarquent aussi bien que nous cette humeur insociable |
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des Anglais entre eux, et ils ne s’en étonnent pas moins que nous ne |
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le faisons nous-mêmes. Cependant, les Américains tiennent à |
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l’Angleterre par l’origine, la religion, la langue et en partie les |
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mœurs ; ils n’en diffèrent que par l’état social. Il est donc permis |
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de dire que la réserve des Anglais découle de la Constitution du Pays |
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bien plus que de celle des citoyens. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/19]]== |
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Il ne faut ni louer ni blâmer Napoléon d’avoir concentré dans ses seules mains presque tous les pouvoirs administratifs ; car, après la brusque disparition de la noblesse et de la haute bourgeoisie, ces pouvoirs lui arrivaient d’eux-mêmes ; il lui eût été presque aussi difficile de les repousser que de les prendre. Une semblable nécessité ne s’est jamais fait sentir aux Américains, qui, n’ayant point eu de révolution et s’étant, dès l’origine, gouvernés d’eux-mêmes, n’ont jamais dû charger l’État de leur servir momentanément de tuteur. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/20]]== |
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Ainsi la centralisation ne se développe pas seulement, chez un peuple démocratique, suivant le progrès de l’égalité, mais encore suivant la manière dont cette égalité se fonde. |
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{{t3|Pourquoi les américains ont si peu de susceptibilité dans leur |
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pays et se montrent si susceptibles dans le nôtre|CHAPITRE III. }} |
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Au commencement d’une grande révolution démocratique, et quand la guerre entre les différentes classes ne fait que de naître, le peuple s’efforce de centraliser l’administration publique dans les mains du gouvernement, afin d’arracher la direction des affaires locales à l’aristocratie. Vers la fin de cette même révolution, au contraire, c’est d’ordinaire l’aristocratie vaincue qui tâche de livrer à l’État la direction de toutes les affaires, parce qu’elle redoute la menue tyrannie du peuple, devenu son égal et souvent son maître. |
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Ainsi, ce n’est pas toujours la même classe de citoyens qui s’applique à accroître les prérogatives du pouvoir ; mais, tant que dure la révolution démocratique, il se rencontre toujours dans la nation une classe puissante par le nombre ou par la richesse, que des passions spéciales et des intérêts particuliers portent à centraliser l’administration. publique, indépendamment de la haine pour le gouvernement du voisin, qui est un sentiment général et permanent chez les peuples démocratiques. On peut remarquer que, de notre temps, ce sont les classes inférieures d’Angleterre qui travaillent de toutes leurs forces à détruire l’indépendance locale et à transporter l’administration de tous les points de la circonférence au centre, tandis que les classes supérieures s’efforcent de retenir cette même administration dans ses anciennes limites. J’ose prédire qu’un jour viendra où l’on verra un spectacle tout contraire. |
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Ce qui précède fait bien comprendre pourquoi le pouvoir social doit toujours être plus fort et l’individu plus faible, chez un peuple démocratique qui est arrivé à l’égalité par un long et pénible travail social, que dans une société démocratique où, depuis l’origine, les citoyens ont toujours été égaux. C’est ce que l’exemple des Américains achève de prouver. |
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Les Américains ont un tempérament vindicatif comme tous les peuples |
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sérieux et réfléchis. Ils n’oublient presque jamais une offense ; |
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mais il n’est point facile de les offenser, et leur ressentiment est |
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aussi lent à s’allumer qu’à s’éteindre. |
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Les hommes qui habitent les États-Unis n’ont jamais été séparés par aucun privilège ; ils n’ont jamais connu la relation réciproque d’inférieur et de maître, et, comme ils ne se redoutent et ne se haïssent point les uns les autres, ils n’ont jamais connu le besoin d’appeler le souverain à diriger le détail de leurs affaires. La destinée des Américains est singulière : ils ont pris à l’aristocratie d’Angleterre l’idée des droits individuels et le goût des libertés locales ; et ils ont pu conserver l’une et l’autre parce qu’ils n’ont pas eu à combattre d’aristocratie. |
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Dans les sociétés aristocratiques, où un petit nombre d’individus |
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dirigent toutes choses, les rapports extérieurs des hommes entre eux |
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sont soumis à des conventions à peu près fixes. Chacun croit alors |
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savoir, d’une manière précise, par |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/21]]== |
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quel signe il convient de témoigner son respect ou de marquer sa |
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bienveillance, et l’étiquette est une science dont on ne suppose pas |
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l’ignorance. |
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Si, dans tous les temps, les lumières servent aux hommes à défendre leur indépendance, cela est surtout vrai dans les siècles démocratiques. Il est aisé, quand tous les hommes se ressemblent, de fonder un gouvernement unique et tout-puissant ; les instincts suffisent. Mais il faut aux hommes beaucoup d’intelligence, de science et d’art, pour organiser et maintenir, dans les mêmes circonstances, des pouvoirs secondaires, et pour créer, au milieu de l’indépendance et de la faiblesse individuelle des citoyens, des associations libres qui soient en état de lutter contre la tyrannie sans détruire l’ordre. |
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Ces usages de la première classe servent ensuite de modèle à toutes |
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les autres, et, de plus, chacune de celles-ci se fait un code à part, |
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auquel tous ses membres sont tenus de se conformer. |
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La concentration des pouvoirs et la servitude individuelle croîtront donc, chez les nations démocratiques, non seulement en proportion de l’égalité, mais en raison de l’ignorance. |
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Les règles de la politesse forment ainsi une législation compliquée, |
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qu’il est difficile de posséder complètement, et dont pourtant il |
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n’est pas permis de s’écarter sans péril ; de telle sorte que chaque |
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jour les hommes sont sans cesse exposés à faire ou à recevoir |
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involontairement de cruelles blessures. |
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Il est vrai que, dans les siècles peu éclairés, le gouvernement manque souvent de lumières pour perfectionner le despotisme, comme les citoyens pour s’y dérober. Mais l’effet n’est point égal des deux parts. |
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Mais, à mesure que les rangs s’effacent, que des hommes divers par |
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leur éducation et leur naissance se mêlent et se confondent dans les |
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mêmes lieux, il est presque impossible de s’entendre sur les règles du |
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savoir-vivre. La loi étant incertaine, y désobéir n’est point un |
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crime aux yeux mêmes de ceux qui la connaissent ; on s’attache donc au |
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fond des actions plutôt qu’à la forme, et l’on est tout à la fois |
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moins civil et moins querelleur. |
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Quelque grossier que soit un peuple démocratique, le pouvoir central qui le dirige n’est jamais complètement privé de lumières, parce qu’il attire aisément à lui le peu qui s’en rencontre dans le pays, et que, au besoin, il va en chercher au-dehors. Chez une nation qui est ignorante aussi bien que démocratique, il ne peut donc manquer de se manifester bientôt une différence prodigieuse entre la capacité intellectuelle du souverain et celle de chacun de ses sujets. Cela achève de concentrer aisément dans ses mains tous les pouvoirs. La puissance administrative de l’État s’étend sans cesse, parce qu’il n’y a que lui qui soit assez habile pour administrer. |
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Il y a une foule de petits égards auxquels un Américain ne tient point : |
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il juge qu’on ne les lui doit pas, ou il suppose qu’on ignore les |
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lui devoir. Il ne s’aperçoit donc pas qu’on lui manque, ou bien il le |
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pardonne ; ses manières en deviennent |
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Les nations aristocratiques, quelque peu éclairées qu’on les suppose, ne donnent jamais le même spectacle, parce que les lumières y sont assez également réparties entre le prince et les principaux citoyens. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/22]]== |
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moins courtoises, et ses mœurs plus simples et plus mâles. |
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Le pacha qui règne aujourd’hui sur l’Égypte a trouvé la population de ce pays composée d’hommes très ignorants et très égaux, et il s’est approprie, pour la gouverner, la science et l’intelligence de l’Europe. Les lumières particulières du souverain arrivant ainsi à se combiner avec l’ignorance et la faiblesse démocratique des sujets, le dernier terme de la centralisation a été atteint sans peine, et le prince a pu faire du pays sa manufacture et des habitants ses ouvriers. |
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Cette indulgence réciproque que font voir les Américains et cette |
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virile confiance qu’ils se témoignent résultent encore d’une cause |
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plus générale et plus profonde. Je l’ai déjà indiquée dans le |
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chapitre précédent. |
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Je crois que la centralisation extrême du pouvoir politique finit par énerver la société et par affaiblir ainsi à la longue le gouvernement lui-même. Mais je ne nie point qu’une force sociale centralisée ne soit en état d’exécuter aisément, dans un temps donné et sur un point déterminé, de grandes entreprises. Cela est surtout vrai dans la guerre, où le succès dépend bien plus de la facilité qu’on trouve à porter rapidement toutes ses ressources sur un certain point, que de l’étendue même de ces ressources. C’est donc principalement dans la guerre que les peuples sentent le désir et souvent le besoin d’augmenter les prérogatives du pouvoir central. Tous les génies guerriers aiment la centralisation, qui accroît leurs forces, et tous les génies centralisateurs aiment la guerre, qui oblige les nations à resserrer dans les mains de l’État tous les pouvoirs. Ainsi, la tendance démocratique qui porte les hommes à multiplier sans cesse les privilèges de l’État et à restreindre les droits des particuliers, est bien plus rapide et plus continue chez les peuples démocratiques, sujets par leur position à de grandes et fréquentes guerres, et dont l’existence peut souvent être mise en péril, que chez tous les autres. |
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Aux États-Unis, les rangs ne diffèrent que fort peu dans la société |
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civile et ne diffèrent point du tout dans le monde politique ; un |
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Américain ne se croit donc pas tenu à rendre des soins particuliers à |
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aucun de ses semblables et il ne songe pas non plus à en exiger pour |
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lui-même Comme il ne voit point que son intérêt soit de rechercher |
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avec ardeur la compagnie de quelques-uns de ses concitoyens, il se |
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figure difficilement qu’on repousse la sienne ; ne méprisant personne |
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à raison de la condition, il n’imagine point que personne le méprise |
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pour la même cause, et, jusqu’à ce qu’il ait aperçu clairement |
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l’injure, il ne croit pas qu’on veuille l’outrager, |
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J’ai dit comment la crainte du désordre et l’amour du bien-être portaient insensiblement les peuples démocratiques à augmenter les attributions du gouvernement central, seul pouvoir qui leur paraisse de lui-même assez fort, assez intelligent, assez stable pour les protéger contre l’anarchie. J’ai à peine besoin d’ajouter que toutes les circonstances particulières qui tendent à rendre l’état d’une société démocratique troublé et précaire, augmentent cet instinct général et portent, de plus en plus, les particuliers à sacrifier à leur tranquillité leurs droits. |
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L’état social dispose naturellement les Américains à ne point |
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s’offenser aisément dans les petites choses. Et, d’une autre part, la |
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liberté démocratique dont ils jouissent achève de faire passer cette |
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mansuétude dans les mœurs nationales. |
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Un peuple n’est donc jamais si disposé à accroître les attributions du pouvoir central qu’au sortir d’une révolution longue et sanglante qui, après avoir arraché les biens des mains de leurs anciens possesseurs, a ébranlé toutes les croyances, rempli la nation de haines furieuses, d’intérêts opposés et de factions contraires. Le goût de la tranquillité publique devient alors une passion aveugle, et les citoyens sont sujets à s’éprendre d’un amour très désordonné pour l’ordre. |
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Les institutions politiques des États-Unis mettent sans cesse en |
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contact les citoyens de toutes |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/23]]== |
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les classes et les forcent de suivre en commun de grandes |
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entreprises. Des gens ainsi occupés n’ont guère le temps de songer |
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aux détails de l’étiquette et ils ont d’ailleurs trop d’intérêt à |
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vivre d’accord pour s’y arrêter. Ils s’accoutument donc aisément a |
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considérer, dans ceux avec lesquels ils se rencontrent, les sentiments |
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et les idées plutôt que les manières, et ils ne se laissent point |
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émouvoir pour des bagatelles. |
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Je viens d’examiner plusieurs accidents qui tous concourent à aider la centralisation du pouvoir. Je n’ai pas encore parlé du principal. |
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J’ai remarqué bien des fois qu’aux États-Unis, ce n’est point une |
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chose aisée que de faire entendre à un homme que sa présence |
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importune. Pour en arriver là, les voies détournées tic suffisent |
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point toujours. |
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La première des causes accidentelles qui, chez les peuples démocratiques, peuvent attirer dans les mains du souverain la direction de toutes les affaires, c’est l’origine de ce souverain lui-même et ses penchants. |
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Je contredis un Américain à tout propos, afin de lui faire sentir que |
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ses discours me fatiguent ; et à chaque instant je lui vois faire de |
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nouveaux efforts pour me convaincre ; je garde un silence obstiné, et |
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il s’imagine que je réfléchis profondément aux vérités qu’il me |
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présente ; et, quand je me dérobe enfin tout à coup à sa poursuite, il |
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suppose qu’une affaire pressante m’appelle ailleurs. Cet homme ne |
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comprendra pas qu’il m’excède, sans que je le lui dise, et je ne |
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pourrai me sauver de lui qu’en devenant son ennemi mortel. |
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Les hommes qui vivent dans les siècles d’égalité aiment naturellement le pouvoir central et étendent volontiers ses privilèges ; mais, s’il arrive que ce même pouvoir représente fidèlement leurs intérêts et reproduise exactement leurs instincts, la confiance qu’ils lui portent n’a presque point de bornes, et ils croient accorder à eux-mêmes tout ce qu’ils donnent. |
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Ce qui surprend au premier abord, c’est que ce même homme transporté |
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en Europe y devient |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/24]]== |
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tout à coup d’un commerce méticuleux et difficile, à ce point que |
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souvent je rencontre autant de difficulté à ne point l’offenser que |
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j’en trouvais à lui déplaire. Ces deux effets si différents sont |
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produits par la même cause. |
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L’attraction des pouvoirs administratifs vers le centre sera toujours moins aisée et moins rapide avec des rois qui tiennent encore par quelque endroit à l’ancien ordre aristocratique, qu’avec des princes nouveaux, fils de leurs œuvres, que leur naissance, leurs préjugés, leurs instincts, leurs habitudes, semblent lier indissolublement à la cause de J’égalité. Je ne veux point dire que les princes d’origine aristocratique qui vivent dans les siècles de démocratie ne cherchent point à centraliser. Je crois qu’ils s’y emploient aussi diligemment que tous les autres. Pour eux, les seuls avantages de l’égalité sont de ce côté ; mais leurs facilités sont moindres, parce que les citoyens, au lieu d’aller naturellement au-devant de leurs désirs, ne s’y prêtent souvent qu’avec peine. Dans les sociétés démocratiques, la centralisation sera toujours d’autant plus grande que le souverain sera moins aristocratique : voilà la règle. |
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Les institutions démocratiques donnent en général aux hommes une vaste |
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idée de leur patrie et d’eux-mêmes. |
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Quand une vieille race de rois dirige une aristocratie, les préjugés naturels du souverain se trouvant en parfait accord avec les préjugés naturels des nobles, les vices inhérents aux sociétés aristocratiques se développent librement et ne trouvent point leur remède. Le contraire arrive quand le rejeton d’une tige féodale est placé à la tête d’un peuple démocratique. Le prince incline, chaque jour, par son éducation, ses habitudes et ses souvenirs, vers les sentiments que l’inégalité des conditions suggère ; et le peuple tend sans cesse, par son état social, vers les mœurs que l’égalité fait naître. Il arrive alors souvent que les citoyens cherchent à contenir le pouvoir central, bien moins comme tyrannique que comme aristocratique ; et qu’ils maintiennent fermement leur indépendance, non seulement parce qu’ils veulent être libres, mais surtout parce qu’ils prétendent rester égaux. |
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L’Américain sort de son pays le cœur gonflé d’orgueil. Il arrive en |
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Europe et s’aperçoit d’abord qu’on ne s’y préoccupe point autant |
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qu’il se l’imaginait des États-Unis et du grand peuple qui les habite. |
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Ceci commence à l’émouvoir. |
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Une révolution qui renverse une ancienne famille de rois pour placer des hommes nouveaux à la tête d’un peuple démocratique, peut affaiblir momentanément le pouvoir central ; mais, quelque anarchique qu’elle paraisse d’abord, on ne doit point hésiter à prédire que son résultat final et nécessaire sera d’étendre et d’assurer les prérogatives de ce même pouvoir. |
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Il a entendu dire que les conditions ne sont point égales dans notre |
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hémisphère. Il s’aperçoit, en effet, que, parmi les nations de |
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l’Europe, la trace des rangs n’est pas entièrement effacée ; que la |
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richesse et la naissance y conservent des privilèges incertains qu’il |
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lui est aussi difficile de méconnaître que de définir. Ce spectacle |
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le surprend et l’inquiète, parce qu’il est entièrement nouveau pour |
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lui ; rien de ce qu’il a vu dans son pays ne l’aide à le comprendre. |
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Il ignore donc profondément quelle place il convient d’occuper dans |
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cette hiérarchie à moitié détruite, parmi ces classes qui sont assez |
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distinctes pour se haïr et se mépriser, et assez rapprochées pour |
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qu’il soit toujours prêt à les confondre, Il craint de se poser trop |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/25]]== |
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haut, et surtout d’être rangé trop bas : ce double péril tient |
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constamment son esprit à la gêne et embarrasse sans cesse ses actions |
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comme ses discours. |
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La première, et en quelque sorte la seule condition nécessaire pour arriver à centraliser la puissance publique dans une société démocratique, est d’aimer l’égalité ou de le faire croire. Ainsi, la science du despotisme, si compliquée jadis, se simplifie : elle se réduit, pour ainsi dire, à un principe unique. |
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La tradition lui a appris qu’en Europe le cérémonial variait à |
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l’infini suivant les conditions ; ce souvenir d’un autre temps achève |
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de le troubler, et il redoute d’autant plus de ne pas obtenir les |
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égards qui lui sont dus, qu’il ne sait pas précisément en quoi ils |
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consistent. Il marche donc toujours ainsi qu’un homme environné |
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d’embûches ; la société n’est pas pour lui un délassement, mais un |
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sérieux travail. Il pèse vos moindres démarches, interroge vos |
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regards et analyse avec soin tous vos discours, de peur qu’ils ne |
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renferment quelques allusions cachées qui le blessent. Je ne sais |
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s’il s’est jamais rencontré de gentilhomme campagnard plus |
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pointilleux que lui sur l’article du savoir-vivre ; il s’efforce |
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d’obéir lui-même aux moindres lois de l’étiquette, et il ne souffre |
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pas qu’on en néglige aucune envers lui ; il est tout à la fois plein |
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de scrupule et d’exigence ; il désirerait faire assez, mais il craint |
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de faire trop, et, comme il ne connaît pas bien les limites de l’un et |
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de l’autre, il se tient dans une réserve embarrassée et hautaine, |
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Ce n’est pas tout encore, et voici bien un autre détour du cœur |
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humain. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/26]]== |
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{{t3|Que parmi les nations européennes de nos jours le pouvoir souverain s’accroît, quoique les souverains soient moins stables |CHAPITRE V.}} |
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Un Américain parle tous les jours de l’admirable égalité qui règne aux |
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États-Unis ; il s’en enorgueillit tout haut pour son pays ; mais il |
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s’en afflige secrètement pour lui-même, et il aspire à montrer que, |
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quant à lui, il fait exception à l’ordre général qu’il préconise. |
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On ne rencontre guère d’Américain qui ne veuille tenir quelque peu par |
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sa naissance aux premiers fondateurs des colonies, et, quant aux |
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rejetons de grandes familles d’Angleterre, l’Amérique m’en a semblé |
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toute couverte. |
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Lorsqu’un Américain opulent aborde en Europe, son premier soin est de |
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s’entourer de toutes les richesses du luxe ; et il a si grand-peur |
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qu’on ne le prenne pour le simple citoyen d’une démocratie, qu’il se |
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replie de cent façons afin de présenter chaque jour devant vous une |
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nouvelle image de sa richesse. Il se loge d’ordinaire dans le |
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quartier le plus apparent de la ville ; il a de nombreux serviteurs |
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qui l’entourent sans cesse. |
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Si l’on vient à réfléchir sur ce qui précède, on sera surpris et effrayé de voir comment, en Europe, tout semble concourir à accroître indéfiniment les prérogatives du pouvoir central et à rendre chaque jour l’existence individuelle plus faible, plus subordonnée et plus précaire. |
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J’ai entendu un Américain se plaindre que, dans les principaux salons |
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de Paris, on ne rencontrât qu’une société mêlée. Le goût qui y règne |
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ne lui paraissait pas assez pur, et il laissait entendre adroitement |
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qu’à son avis, on y manquait de distinction dans les manières. Il .ne |
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s’habituait pas à voir l’esprit se cacher ainsi sous des formes |
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vulgaires. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/27]]== |
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Les nations démocratiques de l’Europe ont toutes les tendances générales et permanentes qui portent les Américains vers la centralisation des pouvoirs, et, de plus, elles sont soumises à une multitude de causes secondaires et accidentelles que les Américains ne connaissent point. On dirait que chaque pas qu’elles font vers l’égalité les rapproche du despotisme. |
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Il suffit de jeter les yeux autour de nous et sur nous-mêmes pour s’en convaincre. |
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De pareils contrastes ne doivent pas surprendre. |
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Durant les siècles aristocratiques qui ont précédé le nôtre, les souverains de l’Europe avaient été privés ou s’étaient dessaisis de plusieurs des droits inhérents à leur pouvoir. Il n’y a pas encore cent ans que, chez la plupart des nations européennes, il se rencontrait des particuliers ou des corps presque indépendants qui administraient la justice, levaient et entretenaient des soldats, percevaient des impôts, et souvent même faisaient ou expliquaient la loi. l’État a partout repris pour lui seul ces attributs naturels de la puissance souveraine ; dans tout ce qui a rapport au gouvernement, il ne souffre plus d’intermédiaire entre lui et les citoyens, et il les dirige par lui-même dans les affaires générales. Je suis bien loin de blâmer cette concentration des pouvoirs ; je me borne à la montrer. |
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Si la trace des anciennes distinctions aristocratiques n’était pas si |
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complètement effacée aux États-Unis, les Américains se montreraient |
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moins simples et moins tolérants dans leur pays, moins exigeants et |
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moins empruntés dans le nôtre. |
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A la même époque, il existait en Europe un grand nombre de pouvoirs secondaires qui représentaient des intérêts locaux et administraient les affaires locales. La plupart de ces autorités locales ont déjà disparu ; toutes tendent à disparaître ou à tomber dans la dépendance. D’un bout de l’Europe les privilèges des seigneurs, les libertés des villes, les administrations provinciales, sont détruites ou vont l’être. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/28]]== |
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L’Europe a éprouvé, depuis un demi-siècle, beaucoup de révolutions et contre-révolutions qui l’ont remuée en sens contraire. Mais tous ces mouvements se ressemblent en un point : tous ont ébranlé ou détruit les pouvoirs secondaires. Des privilèges locaux que la nation française n’avait pas abolis dans les pays conquis par elle ont achevé de succomber sous les efforts des princes qui l’ont vaincue. Ces princes ont rejeté toutes les nouveautés que la révolution avait créées chez eux, excepté la centralisation : c’est la seule chose qu’ils aient consenti à tenir d’elle. |
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{{t3|Conséquences des trois chapitres précédents|CHAPITRE IV.}} |
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Ce que je veux remarquer, c’est que tous ces droits divers qui ont été arrachés successivement, de notre temps, à des classes, à des corporations, à des hommes, n’ont point servi à élever sur une base plus démocratique de nouveaux pouvoirs secondaires, mais se sont concentrés de toutes parts dans les mains du souverain. Partout l’État arrive de plus en plus à diriger par lui-même les moindres citoyens et à conduire seul chacun d’eux dans les moindres affaires<ref>Cet affaiblissement graduel de l’individu en face de la société se manifeste de mille manières. Je citerai entre autres ce qui -à rapport aux testaments. Dans les pays aristocratiques, on professe d’ordinaire un profond respect pour la dernière volonté des hommes. Cela allait même quelquefois, chez les anciens peuples de l’Europe, jusqu’à la superstition: le pouvoir social, loin de gêner les caprices du mourant, prêtait aux moindres d’entre eux sa force; il lui assurait une puissance perpétuelle. |
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Quand tous les vivants sont faibles, la volonté des morts est moins respectée. On lui trace un cercle très étroit, et, si elle vient à en sortir, le souverain l’annule ou la contrôle. Au Moyen Âge, le pouvoir de tester n’avait, pour ainsi dire, point de bornes. Chez les Français de nos jours, on ne saurait distribuer son patrimoine entre ses enfants, sans que l’État intervienne. Après avoir régenté la vie entière, il veut encore en régler le dernier acte.</ref>. |
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Presque tous les établissements charitables de l’ancienne Europe étaient dans les mains de particuliers ou de corporations ; ils sont tous tombés plus ou moins sous la dépendance du souverain, et, dans plusieurs pays, ils sont régis par lui. C’est l’État qui a entrepris presque seul de donner du pain à ceux qui ont faim, des secours et un asile aux malades, du travail aux oisifs, il s’est fait le réparateur presque unique de toutes les misères. |
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L’éducation, aussi bien que la charité, est devenue, chez la plupart des peuples de nos jours, une affaire nationale. l’État reçoit et souvent prend l’enfant des bras de sa mère pour le confier à ses agents ; c’est lui qui se charge d’inspirer à chaque génération des sentiments, et de lui fournir des idées. L’uniformité règne dans les études comme dans tout le reste ; la diversité comme la liberté en disparaissent chaque jour. |
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Lorsque les hommes ressentent une pitié naturelle pour les maux les |
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uns des autres, que des rapports aisés et fréquents les rapprochent |
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chaque jour saris qu’aucune susceptibilité les divise, il est facile |
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de comprendre qu’au besoin ils se prêteront mutuellement leur aide. |
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Lorsqu’un Américain réclame le concours de ses semblables, il est fort |
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rare que ceux-ci le lui refusent, et j’ai observé souvent qu’ils le |
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lui accordaient spontanément avec un grand zèle. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/29]]== |
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Je ne crains pas non plus d’avancer que, chez presque toutes les nations chrétiennes de nos jours, les catholiques aussi bien que les protestantes, la religion est menacée de tomber dans les mains du gouvernement. Ce n’est pas que les souverains se montrent fort jaloux de fixer eux-mêmes le dogme ; mais ils s’emparent de plus en plus des volontés de celui qui l’explique : ils ôtent au clergé ses propriétés, lui assignent un salaire, détournent et utilisent à leur seul profit l’influence que le prêtre possède ; ils en font un de leurs fonctionnaires et souvent un de leurs serviteurs, et ils pénètrent avec lui jusqu’au plus profond de l’âme de chaque homme<ref>À mesure que les attributions du pouvoir central augmentent, le nombre des fonctionnaires qui le représentent s’accroît. Ils forment une nation dans chaque nation, et, comme le gouvernement leur prête sa stabilité, ils remplacent de plus en plus chez chacune d’elles l’aristocratie. Presque partout, en Europe, le souverain domine de deux manières: il mène une partie des citoyens par la crainte qu’ils éprouvent de ses agents, et l’autre par l’espérance qu’ils conçoivent de devenir ses agents.</ref>. |
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Survient-il quelque accident imprévu sur la voie publique, on accourt |
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de toutes parts autour de celui qui en est victime ; quelque grand |
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malheur inopiné frappe-t-il une famille , les bourses de mille |
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inconnus s’ouvrent sans peine ; des dons modiques, mais fort nombreux, |
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viennent au secours de sa misère. |
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Mais ce n’est encore là qu’un côté du tableau. |
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Il arrive fréquemment, chez les nations les plus civilisées du globe, |
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qu’un malheureux se trouve aussi isolé au milieu de la foule que le |
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sauvage dans ses bois ; cela ne se voit presque point aux États-Unis. |
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Les Américains, qui sont toujours froids dans leurs manières et |
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souvent grossiers, ne se montrent presque jamais insensibles, et, |
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s’ils ne se hâtent pas d’offrir des services, ils ne refusent point |
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d’en rendre. |
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Non seulement le pouvoir du souverain s’est étendu, comme nous venons de le voir, dans la sphère entière des anciens pouvoirs ; celle-ci ne suffit plus pour le contenir ; il la déborde de toutes parts et va se répandre sur le domaine que s’était réservé jusqu’ici l’indépendance individuelle. Une multitude d’actions qui échappaient jadis entièrement au contrôle de la société y ont été soumises de nos jours, et leur nombre s’accroît sans cesse. |
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Tout ceci n’est point contraire à ce que j’ai dit ci-devant à propos |
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de l’individualisme. Je vois même que ces choses s’accordent, loin |
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de se combattre. |
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Chez les peuples aristocratiques, le pouvoir social se bornait d’ordinaire à diriger et à surveiller les citoyens dans tout ce qui avait un rapport direct et visible avec l’intérêt national ; il les abandonnait volontiers à leur libre arbitre en tout le reste. Chez ces peuples, le gouvernement semblait oublier souvent qu’il est un point où les fautes et les misères des individus compromettent le bien-être universel, et qu’empêcher la ruine d’un particulier doit quelquefois être une affaire publique. |
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L’égalité des conditions, en même temps qu’elle fait sentir aux hommes |
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leur indépendance, leur montre leur faiblesse ; ils sont libres, |
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mais exposés à mille accidents, et l’expérience ne tarde pas à leur |
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apprendre que, bien qu’ils n’aient pas un habituel besoin du secours |
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d’autrui, il arrive presque toujours quelque moment où ils ne |
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sauraient s’en passer. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/30]]== |
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Les nations démocratiques de notre temps penchent vers un excès contraire. |
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Nous voyons tous les jours en Europe que les hommes d’une même |
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profession s’entraident volontiers ; ils sont tous exposés aux mêmes |
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maux ; cela suffit pour qu’ils cherchent mutuellement à s’en garantir, |
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quelque durs ou égoïstes qu’ils soient d’ailleurs. Lors donc que l’un |
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d’eux est en péril, et que, par un petit sacrifice passager ou un élan |
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soudain, les autres peuvent l’y soustraire, ils ne manquent pas de le |
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tenter. Ce n’est point qu’ils s’intéressent profondément à son sort ; |
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car, si, par hasard, les efforts qu’ils font pour le secourir sont |
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inutiles, ils l’oublient aussitôt et retournent à eux-mêmes ; mais il |
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s’est fait entre eux une sorte d’accord tacite et presque |
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involontaire, d’après lequel chacun doit aux autres un appui |
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momentané qu’à son tour il pourra réclamer lui-même. |
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Il est évident que la plupart de nos princes ne veulent pas seulement diriger le peuple tout entier ; on dirait qu’ils se jugent responsables des actions et de la destinée individuelle de leurs sujets, qu’ils ont entrepris de conduire et d’éclairer chacun d’eux dans les différents actes de sa vie, et, au besoin, de le rendre heureux malgré lui-même. |
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Étendez à un peuple ce que je dis d’une classe seulement, et vous |
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comprendrez ma pensée. |
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De leur côté, les particuliers envisagent de plus en plus le pouvoir social sous le même jour ; dans tous leurs besoins, ils l’appellent à leur aide, et ils attachent à tout moment sur lui leurs regards comme sur un précepteur ou sur un guide. |
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Il existe en effet, parmi tous les citoyens d’une démocratie, une |
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convention analogue à celle dont je parle ; tous se sentent sujets à |
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la même faiblesse et aux mêmes dangers, et leur intérêt, aussi bien |
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que leur sympathie, leur fait une loi de se prêter au besoin une |
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mutuelle assistance. |
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J’affirme qu’il n’y a pas de pays en Europe où l’administration publique ne soit devenue non seulement plus centralisée, mais plus inquisitive et plus détaillée ; partout elle pénètre plus avant que jadis dans les affaires privées ; elle règle à sa manière plus d’actions, et des actions plus petites, et elle s’établit davantage tous les jours, à côté, autour et au-dessus de chaque individu, pour l’assister, le conseiller et le contraindre. |
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Plus les conditions deviennent semblables, et plus les hommes laissent |
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voir cette disposition réciproque à s’obliger. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/31]]== |
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jadis, le souverain vivait du revenu de ses terres ou du produit des taxes. Il n’en est plus de même aujourd’hui que ses besoins ont crû avec sa puissance. Dans les mêmes circonstances où jadis un prince établissait un nouvel impôt, on a recours aujourd’hui à un emprunt. Peu à peu l’État devient ainsi le débiteur de la plupart des riches, et il centralise dans ses mains les plus grands capitaux. |
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Dans les démocraties, où l’on n’accorde guère de grands bienfaits, on |
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rend sans cesse de bons offices. Il est rare qu’un homme s’y montre |
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dévoué, mais tous sont serviables. |
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Il attire les moindres d’une autre manière. |
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À mesure que les hommes se mêlent et que les conditions s’égalisent, le pauvre a plus de ressources, de lumières et de désirs. Il conçoit l’idée d’améliorer son sort, et il cherche a y parvenir par l’épargne. L’épargne fait donc naître, chaque jour, un nombre infini de petits capitaux, fruits lents et successifs du travail ; ils s’accroissent sans cesse. Mais le plus grand nombre resteraient improductifs, S’ils demeuraient épars. Cela a donné naissance à une institution philanthropique qui deviendra bientôt, si je ne me trompe, une de nos plus grandes institutions politiques. Des hommes charitables ont conçu la pensée de recueillir l’épargne du pauvre et d’en utiliser le produit. Dans quelques pays, ces associations bienfaisantes sont restées entièrement distinctes de l’État ; mais, dans presque tous, elles tendent visiblement à se confondre avec lui, et il y en a même quelques-unes où le gouvernement les a remplacées et où il a entrepris la tâche immense de centraliser dans un seul lieu et de faire valoir par ses seules mains l’épargne journalière de plusieurs millions de travailleurs. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/32]]== |
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Ainsi, l’État attire à lui l’argent des riches par l’emprunt, et par les caisses d’épargne il dispose à son gré des deniers du pauvre. Près de lui et dans ses mains, les richesses du pays accourent sans cesse ; elles s’y accumulent d’autant plus que l’égalité des conditions devient plus grande ; car, chez une nation démocratique, il n’y a que l’État qui inspire de la confiance aux particuliers, parce qu’il n’y a que lui seul qui leur paraisse avoir quelque force et quelque durée<ref>D’une part, le goût du bien-être augmente sans cesse, et le gouvernement s’empare de plus en plus de toutes les sources du bien-être. Les hommes vont donc par deux chemins divers vers la servitude. Le goût du bien-être les détourne de se mêler du gouvernement, et l’amour du bien-être les met dans une dépendance de plus en plus étroite des gouvernants.</ref>. |
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Ainsi le souverain ne se borne pas à diriger la fortune publique ; il s’introduit encore dans les fortunes privées ; il est le chef de chaque citoyen et souvent son maître, et, de plus, il se fait son intendant et son caissier. |
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{{t3|Comment la démocratie modifie les rapports du serviteur et du |
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maître|CHAPITRE V.}} |
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Non seulement le pouvoir central remplit seul la sphère entière des anciens pouvoirs, l’étend et la dépasse, mais il s’y meut avec plus d’agilité, de force et d’indépendance qu’il ne faisait jadis. |
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Tous les gouvernements de l’Europe ont prodigieusement perfectionné, de notre temps, la science administrative ; ils font plus de choses, et ils font chaque chose avec plus d’ordre, de rapidité et moins de frais ; ils semblent s’enrichir sans cesse de toutes les lumières qu’ils ont enlevées aux particuliers. Chaque jour, les princes de l’Europe tiennent leurs délégués dans une dépendance plus étroite, et ils inventent des méthodes nouvelles pour les diriger de plus près et les surveiller avec moins de peine. Ce n’est point assez pour eux de conduire toutes les affaires par leurs agents, ils entreprennent de diriger la conduite de leurs agents dans toutes leurs affaires ; de sorte que l’administration publique ne dépend pas seulement du même pouvoir ; elle se resserre de plus en plus dans un même lieu et se concentre dans moins de mains. Le gouvernement centralise son action en même temps qu’il accroît ses prérogatives : double cause de force. |
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Quand on examine la constitution qu’avait jadis le pouvoir judiciaire chez la plupart des nations de l’Europe, deux choses frappent : l’indépendance de ce pouvoir et l’étendue de ses attributions. |
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Un Américain qui avait longtemps voyagé en Europe, me disait un jour : |
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Non seulement les cours de justice décidaient presque toutes les querelles entre particuliers ; dans un grand nombre de cas, elles servaient d’arbitres entre chaque individu et l’État. |
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« Les Anglais traitent leurs serviteurs avec une hauteur et des |
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manières absolues qui nous surprennent ; mais, d’une autre part, les |
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Français usent quelquefois avec les leurs d’une familiarité, ou se |
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montrent à leur égard d’une politesse que nous ne saurions concevoir. |
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On dirait qu’ils craignent de commander. L’attitude du supérieur et |
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de l’inférieur est mal gardée.» |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/33]]== |
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Je ne veux point parler ici des attributions politiques et administratives que les tribunaux avaient usurpées en quelques pays, mais des attributions judiciaires qu’ils possédaient dans tous. Chez tous les Peuples d’Europe, il y avait et il y a encore beaucoup de droits individuels, se rattachant la plupart au droit général de propriété, qui étaient placés sous la sauvegarde du juge et que l’État ne pouvait violer sans la permission de celui-ci. |
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Cette remarque est juste, et je l’ai faite moi-même bien des fois. |
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C’est ce pouvoir semi-politique qui distinguait principalement les tribunaux de l’Europe de tous les autres ; car tous les peuples ont eu des juges, mais tous n’ont point donné aux juges les mêmes privilèges. |
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J’ai toujours considéré l’Angleterre comme le pays du monde où, de |
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notre temps, le lien de la domesticité est le plus serré, et la France |
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la contrée de la terre où il est le plus lâche. Nulle part le maître |
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ne m’a paru plus haut ni plus bas que dans ces deux pays. |
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Si l’on examine maintenant ce qui se passe chez les nations démocratiques de l’Europe qu’on appelle libres, aussi bien que chez les autres, on voit que, de toutes parts, à côté de ces tribunaux, il s’en crée d’autres plus dépendants, dont l’objet particulier est de décider exceptionnellement les questions litigieuses qui peuvent s’élever entre l’administration publique et les citoyens. On laisse à l’ancien pouvoir judiciaire son indépendance, mais on resserre sa juridiction, et l’on tend, de plus en plus, à n’en faire qu’un arbitre entre des intérêts particuliers. |
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C’est entre ces extrémités que les Américains se placent. |
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Voilà le fait superficiel et apparent. Il faut remonter fort avant |
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pour en découvrir les causes. |
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Le nombre de ces tribunaux spéciaux augmente sans cesse, et leurs attributions croissent. Le gouvernement échappe donc chaque jour davantage à l’obligation de faire sanctionner par un autre pouvoir ses volontés et ses droits. Ne pouvant se passer de juges, il veut, du moins, choisir lui-même ses juges et les tenir toujours dans sa main, c’est-à-dire que, entre lui et les particuliers, il place encore l’image de la justice plutôt que la justice elle-même. |
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On n’a point encore vu de sociétés où les conditions fussent si |
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égales, qu’il ne s’y rencontrât point de riches ni de pauvres ; et, |
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par conséquent, de maîtres et de serviteurs. |
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Ainsi, il ne suffit point à l’État d’attirer à lui toutes les affaires, il arrive encore, de plus en plus, à les décider toutes par lui-même sans contrôle et sans recours<ref>On fait à ce sujet en France un singulier sophisme. Lorsqu’il vient à naître un procès entre l’administration et un particulier, on refuse d’en soumettre l’examen au juge ordinaire, afin, dit-on, de ne point mêler le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire. Comme si ce n’était pas mêler ces deux pouvoirs, et les mêler de la façon la plus périlleuse et la plus tyrannique, que de revêtir le gouvernement du droit de juger et d’administrer tout à la fois.</ref>. |
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La démocratie n’empêche point que ces deux classes d’hommes n’existent ; |
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mais elle change leur esprit et modifie leurs rapports. |
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Il y a chez les nations modernes de l’Europe une grande cause qui, indépendamment de toutes celles que je viens d’indiquer, contribue sans cesse à étendre l’action du souverain ou a augmenter ses prérogatives ; on n’y a pas assez pris garde. Cette cause est le développement de l’industrie, que les progrès de l’égalité favorisent. |
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Chez les peuples aristocratiques, les serviteurs forment une classe |
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particulière qui ne varie pas plus que celle des maîtres. Un ordre |
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fixe ne tarde pas à y naître ; dans la première comme dans la seconde, |
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on voit bientôt paraître une hiérarchie, des classifications |
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nombreuses, des rangs marqués, et les générations s’y succèdent sans |
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que les positions changent. Ce sont deux sociétés |
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{{tiret|super|posées}} |
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L’industrie agglomère d’ordinaire une multitude d’hommes dans le même lieu ; elle établit entre eux des rapports nouveaux et compliqués. Elle les expose à de grandes et subites alternatives d’abondance et de misère, durant lesquelles la tranquillité publique est menacée. Il peut arriver enfin que ces travaux compromettent la santé et même la vie de ceux qui en profitent ou de ceux qui s’y livrent. Ainsi, la classe industrielle a plus besoin d’être réglementée, surveillée et contenue que les autres classes, et il est naturel que les attributions du gouvernement croissent avec elle. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/34]]== |
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{{tiret2|super|posées}} l’une à l’autre, toujours distinctes, mais |
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régies par des principes analogues. |
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Cette vérité est généralement applicable ; mais voici ce qui se rapporte plus particulièrement aux nations de l’Europe. |
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Cette constitution aristocratique n’influe guère moins sur les idées |
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et les mœurs des serviteurs que sur celles des maîtres, et, bien que |
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les effets soient différents, il est facile de reconnaître la même |
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cause. |
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Dans les siècles qui ont précédé ceux où nous vivons, l’aristocratie possédait le sol et était en état de le défendre. La propriété immobilière fut donc environnée de garanties, et ses possesseurs jouirent d’une grande indépendance. Cela créa des lois et des habitudes qui se sont perpétuées, malgré la division des terres et la ruine des nobles ; et, de nos jours, les propriétaires fonciers et les agriculteurs sont encore de tous les citoyens ceux qui échappent le plus aisément au contrôle du pouvoir social. |
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Les uns et les autres forment de petites nations au milieu de la |
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grande ; et il finit par naître, au milieu d’eux, de certaines notions |
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permanentes en matière de juste et d’injuste. On y envisage les |
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différents actes de la vie humaine sous un jour particulier qui ne |
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change pas. Dans la société des serviteurs comme dans celle des |
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maîtres, les hommes exercent une grande influence les uns sur les |
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autres. Ils reconnaissent des règles fixes, et, à défaut de loi, ils |
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rencontrent une opinion publique qui les dirige ; il y règne des |
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habitudes réglées, une police. |
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Dans ces mêmes siècles aristocratiques, où se trouvent toutes les sources de notre histoire, la propriété mobilière avait peu d’importance et ses possesseurs étaient méprisés et faibles ; les industriels formaient une classe exceptionnelle au milieu du monde aristocratique. Comme ils n’avaient point de patronage assuré, ils n’étaient point protégés, et souvent ils ne pouvaient se protéger eux-mêmes. |
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Ces hommes, dont la destinée est d’obéir, n’entendent point sans doute |
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la gloire, la vertu, l’honnêteté, l’honneur, de la même manière que |
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les maîtres. Mais ils se sont fait une gloire, des vertus et une |
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honnêteté de serviteurs, et ils conçoivent, si je puis m’exprimer |
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ainsi, une sorte d’honneur servile<ref name=p31>Si l’on vient à |
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examiner de près et dans le détail les opinions principales qui |
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dirigent ces hommes, l’analogie paraît plus frappante encore, </ref>. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/35]]== |
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Il entra donc dans les habitudes de considérer la propriété industrielle comme un bien d’une nature particulière, qui ne méritait point les mêmes égards et qui ne devait pas obtenir les mêmes garanties que la propriété en général, et les industriels comme une petite classe à part dans l’ordre social, dont l’indépendance avait peu de valeur et qu’il convenait d’abandonner à la passion réglementaire des princes. Si l’on ouvre, en effet, les codes du Moyen Age, on est étonné de voir comment, dans ces siècles d’indépendance individuelle, l’industrie était sans cesse réglementée par les rois, jusque dans ses moindres détails ; sur ce point, la centralisation est aussi active et aussi détaillée qu’elle saurait l’être. |
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Parce qu’une classe est basse, il ne faut pas croire que tous ceux qui |
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en font partie aient le cœur bas. Ce serait une grande erreur. |
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Quelque inférieure qu’elle soit, celui qui y est le premier et qui n’a |
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point l’idée d’en sortir, se trouve dans une position aristocratique |
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qui lui suggère des sentiments élevés, un fier orgueil et un respect |
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pour lui-même, qui le rendent propre aux grandes vertus et aux actions |
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peu communes. |
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Depuis ce temps, une grande révolution a eu lieu dans le monde ; la propriété industrielle, qui n’était qu’un germe, s’est développée, elle couvre l’Europe ; la classe industrielle s’est étendue, elle s’est enrichie des débris de toutes les autres ; elle a crû en nombre, en importance, en richesse ; elle croît sans cesse ; presque tous ceux qui n’en font pas partie s’y rattachent, du moins par quelque endroit ; après avoir été la classe exceptionnelle, elle menace de devenir la classe principale, et, pour ainsi dire, la classe unique ; cependant les idées et les habitudes politiques que jadis elle avait fait naître sont demeurées. Ces idées et ces habitudes n’ont point changé, parce qu’elles sont vieilles, et ensuite parce qu’elles se trouvent en parfaite harmonie avec les idées nouvelles et les habitudes générales des hommes de nos jours. |
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Chez les peuples aristocratiques il n’était point rare de trouver dans |
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le service des grands des âmes nobles et vigoureuses qui portaient la |
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servitude sans la sentir, et qui se soumettaient aux volontés de leur |
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maître sans avoir peur de sa colère. |
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La propriété industrielle n’augmente donc point ses droits avec son importance. La classe industrielle ne devient pas moins dépendante en devenant plus nombreuse ; mais on dirait, au contraire, qu’elle apporte le despotisme dans son sein et qu’il s’étend naturellement à mesure qu’elle se développe<ref>Je citerai à l’appui de ceci quelques faits. C’est dans les mines que se trouvent les sources naturelles de la richesse industrielle. À mesure que l’industrie s’est développée en Europe, que le produit des crimes est devenu un intérêt plus général et leur bonne exploitation plus difficile par la division des biens que l’égalité amène, la plupart des souverains ont réclamé le droit de posséder le fonds des mines et d’en surveiller les travaux; ce qui ne s’était point vu pour les propriétés d’une autre espèce. |
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Mais il n’en était presque jamais ainsi dans les rangs inférieurs de |
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Les mines, qui étaient des propriétés individuelles soumises aux mêmes obligations et pourvues des mêmes garanties que les autres biens immobiliers, sont ainsi tombées dans le domaine public. C’est l’État qui les exploite ou qui les concède; les propriétaires sont transformés en usagers; ils tiennent leurs droits de l’État, et, de plus, l’État revendique presque partout le pouvoir de les diriger; il leur trace des règles, leur impose des méthodes, les soumet à une surveillance habituelle, et, s’ils lui résistent, un tribunal administratif les dépossède; et l’administration publique transporte à d’autres leurs privilèges; de sorte que le gouvernement ne possède pas seulement les mines, il tient tous les mineurs sous sa main. |
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la classe domestique. On conçoit que celui qui occupe le dernier |
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Cependant, à mesure que l’industrie se développe, l’exploitation des anciennes mines augmente. On en ouvre de nouvelles. La population des mines s’étend et grandit. Chaque jour, les souverains étendent sous nos pieds leur domaine et le peuplent de leurs serviteurs.</ref>. |
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bout d’une hiérarchie de valets est bien bas. |
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En proportion que la nation devient plus industrielle, elle sent un plus grand besoin de routes, de canaux, de ports et autres travaux d’une nature semi-publique, qui facilitent l’acquisition des richesses, et en proportion qu’elle est plus démocratique, les particuliers éprouvent plus de difficulté à exécuter de pareils travaux, et l’État plus de facilité à les faire. Je ne crains pas d’affirmer que la tendance manifeste de tous les souverains de notre temps est de se charger seuls de l’exécution de pareilles entreprises ; par là, ils resserrent chaque jour les populations dans une plus étroite dépendance. |
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Les Français avaient créé un mot tout exprès pour ce dernier des |
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serviteurs de l’aristocratie. Ils l’appelaient le laquais. |
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D’autre part, à mesure que la puissance de l’État s’accroît et que ses besoins augmentent, il consomme lui-même une quantité toujours plus grande de produits industriels, qu’il fabrique d’ordinaire dans ses arsenaux et ses manufactures. C’est ainsi que, dans chaque royaume, le souverain devient le plus grand des industriels ; il attire et retient à son service un nombre prodigieux d’ingénieurs, d’architectes, de mécaniciens et d’artisans. |
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Le mot de laquais servait de terme extrême, quand tous les autres |
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manquaient, pour représenter<ref follow=p31>et l’on s’étonne de |
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retrouver parmi eux, aussi bien que parmi les membres les plus altiers |
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d’une hiérarchie féodale, l’orgueil de la naissance, le respect pour |
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les aïeux et les descendants, le mépris de l’inférieur, la crainte du |
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contact, le goût de l’étiquette, des traditions et de |
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l’Antiquité.</ref> |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/36]]== |
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la bassesse humaine ; sous l’ancienne monarchie, lorsqu’on voulait |
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peindre en un moment un être vil et dégradé, on disait de lui qu’il |
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avait l’âme d’un laquais. Cela seul suffisait. Le sens était complet |
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et compris. |
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Il n’est pas seulement le premier des industriels, il tend de plus en plus à se rendre le chef ou plutôt le maître de tous les autres. |
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L’inégalité permanente des conditions ne donne pas seulement aux |
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serviteurs de certaines vertus et de certains vices particuliers ; |
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elle les place vis-à-vis des maîtres dans une position particulière. |
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Comme les citoyens sont devenus plus faibles en devenant plus égaux, ils ne peuvent rien faire en industrie sans s’associer ; or, la puissance publique veut naturellement placer ces associations sous son contrôle. |
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Chez les peuples aristocratiques, le pauvre est apprivoisé, dès |
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l’enfance, avec l’idée d’être commandé. De quelque côté qu’il tourne |
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ses regards, il voit aussitôt l’image de la hiérarchie et l’aspect de |
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l’obéissance. |
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Il faut reconnaître que ces sortes d’êtres collectifs qu’on nomme associations sont plus forts et plus redoutables qu’un simple individu ne saurait l’être, et qu’ils ont moins que ceux-ci la responsabilité de leurs propres actes, d’où il résulte qu’il semble raisonnable de laisser à chacune d’elles une indépendance moins grande de la puissance sociale qu’on ne le ferait pour un particulier. |
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Dans les pays où règne l’inégalité permanente des conditions, le |
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maître obtient donc aisément de ses serviteurs une obéissance prompte, |
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complète, respectueuse et facile, parce que ceux-ci révèrent en lui, |
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non seulement le maître, mais la classe des maîtres. Il pèse sur leur |
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volonté avec tout le poids de l’aristocratie. |
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Les souverains ont d’autant plus de pente à agir ainsi que leurs goûts les y convient. Chez les Peuples démocratiques, il n’y a que par l’association que la résistance des citoyens au pouvoir central puisse se produire ; aussi ce dernier ne voit-il jamais qu’avec défaveur les associations qui ne sont pas sous sa main ; et ce qui est fort digne de remarque, c’est que, chez ces peuples démocratiques, les citoyens envisagent souvent ces mêmes associations, dont ils ont tant besoin, avec un sentiment secret de crainte et de jalousie qui les empêche de les défendre. La puissance et la durée de ces petites sociétés particulières, au milieu de la faiblesse et de l’instabilité générale, les étonnent et les inquiètent, et ils ne sont pas éloignés de considérer comme de dangereux privilèges le libre emploi que fait chacune d’elles de ses facultés naturelles. |
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Il commande leurs actes ; il dirige encore jusqu’à un certain point |
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leurs pensées. Le maître, dans les aristocraties, exerce souvent, à |
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son insu même, un prodigieux empire sur les opinions, les habitudes, |
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les mœurs de ceux qui lui obéissent, et son influence s’étend beaucoup |
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plus loin encore que son autorité. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/37]]== |
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Toutes ces associations qui naissent de nos jours sont d’ailleurs autant de personnes nouvelles, dont le temps n’a pas consacré les droits et qui entrent dans le monde à une époque où l’idée des droits particuliers est faible, et où le pouvoir social est sans limites ; il n’est pas surprenant qu’elles perdent leur liberté en naissant. |
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Dans les sociétés aristocratiques, non seulement il y a des familles |
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héréditaires de valets, aussi bien que des familles héréditaires de |
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maîtres ; mais les mêmes familles de valets se fixent, pendant |
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plusieurs générations, à côté des mêmes familles de maîtres (ce sont |
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comme des lignes parallèles qui ne se confondent point ni ne se |
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séparent) ; ce qui modifie prodigieusement les rapports mutuels de ces |
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deux ordres de personnes. |
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Chez tous les peuples de l’Europe, il y a certaines associations qui ne peuvent se former qu’après que l’État a examiné leurs statuts et autorisé leur existence. Chez plusieurs, on fait des efforts pour étendre à toutes les associations cette règle. On voit aisément où mènerait le succès d’une pareille entreprise. |
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Ainsi, bien que, sous l’aristocratie, le maître et le serviteur |
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n’aient entre eux aucune ressemblance naturelle ; que la fortune, |
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l’éducation, les opinions, les droits les placent, au contraire, à une |
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immense distance sur l’échelle des êtres, le temps finit cependant |
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par les lier ensemble. Une longue communauté de souvenirs les |
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attache, et, quelque différents qu’ils soient, ils s’assimilent ; |
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tandis que, dans les démocraties, où naturellement ils sont presque |
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semblables, ils restent toujours étrangers l’un à l’autre. |
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Si une fois le souverain avait le droit général d’autoriser à certaines conditions les associations de toute espèce, il ne tarderait pas à réclamer celui de les surveiller et de les diriger, afin qu’elles ne puissent pas s’écarter de la règle qu’il leur aurait imposée. De cette manière, l’État, après avoir mis dans sa dépendance tous ceux qui ont envie de s’associer, y mettrait encore tous ceux qui se sont associés, c’est-à-dire presque tous les hommes qui vivent de nos jours. |
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Chez les peuples aristocratiques, le maître en vient donc a envisager |
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ses serviteurs comme une partie inférieure et secondaire de lui-même, |
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et il s’intéresse souvent à leur sort, par un dernier effort de |
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l’égoïsme. |
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Les souverains s’approprient ainsi de plus en plus et mettent à leur usage la plus grande partie de cette force nouvelle que l’industrie crée de notre temps dans le monde. L’industrie nous mène, et ils la mènent, |
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De leur côté, les serviteurs ne sont pas éloignés de se considérer |
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sous le même point de vue, et ils |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/38]]== |
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s’identifient quelquefois à la personne du maître, de telle sorte |
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qu’ils en deviennent enfin l’accessoire, à leurs propres yeux comme |
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aux siens. |
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J’attache tant d’importance à tout ce que je viens de dire, que je suis tourmenté de la peur d’avoir nui à ma pensée en voulant mieux la rendre. |
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Dans les aristocraties, le serviteur occupe une position subordonnée, |
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dont il ne peut sortir ; près de lui se trouve un autre homme, qui |
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tient un rang supérieur qu’il ne peut perdre. D’un côté, l’obscurité, |
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la pauvreté, l’obéissance à perpétuité ; de l’autre, la gloire, la |
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richesse, le commandement à perpétuité. Ces conditions sont toujours |
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diverses et toujours proches, et le lien qui les unit est aussi |
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durable qu’elles-mêmes. |
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Si donc le lecteur trouve que les exemples cités à l’appui de mes paroles sont insuffisants ou mal choisis ; s’il pense que j’ai exagéré en quelque endroit les progrès du pouvoir social, et qu’au contraire j’ai restreint outre mesure la sphère où se meut encore l’indépendance individuelle, je le supplie d’abandonner un moment le livre et de considérer à son tour par lui-même les objets que j’avais entrepris de lui montrer. Qu’il examine attentivement ce qui se passe chaque jour parmi nous et hors de nous ; qu’il interroge ses voisins ; qu’il se contemple enfin lui-même ; je suis bien trompé s’il n’arrive sans guide, et par d’autres chemins, au point où j’ai voulu le conduire. |
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Dans cette extrémité, le serviteur finit par se désintéresser de |
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lui-même ; il s’en détache ; il se déserte en quelque sorte, ou plutôt |
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il se transporte tout entier dans son maître ; c’est là qu’il se crée |
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une personnalité imaginaire. Il se pare avec complaisance des |
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richesses de ceux qui lui commandent ; il se glorifie de leur gloire, |
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se rehausse de leur noblesse, et se repaît sans cesse d’une grandeur |
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empruntée, à laquelle il met souvent plus de prix que ceux qui en ont |
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la possession pleine et véritable. |
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Il s’apercevra que, pendant le demi-siècle qui vient de s’écouler, la centralisation a crû partout de mille façons différentes. Les guerres, les révolutions, les conquêtes ont servi à son développement ; tous les hommes ont travaillé à l’accroître. Pendant cette même période, durant laquelle ils se sont succédé avec une rapidité prodigieuse à la tête des affaires, leurs idées, leurs intérêts, leurs passions ont varié à l’infini ; mais tous ont voulu centraliser en quelques manières. L’instinct de la centralisation a été comme le seul point immobile au milieu de la mobilité singulière de leur existence et de leurs pensées. |
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Il y a quelque chose de touchant et de ridicule à la fois dans une si |
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étrange confusion de deux existences. |
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Et, lorsque le lecteur, ayant examiné ce détail des affaires humaines, voudra en embrasser dans son ensemble le vaste tableau, il restera étonné. |
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Ces passions de maîtres transportées dans des âmes de valets y |
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prennent les dimensions {{tiret|natu|relles}} |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/39]]== |
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{{tiret2|natu|relles}} du lieu qu’elles occupent ; elles se |
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rétrécissent et s’abaissent. Ce qui était orgueil chez le premier |
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devient vanité puérile et prétention misérable chez les autres. Les |
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serviteurs d’un grand se montrent d’ordinaire fort pointilleux sur les |
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égards qu’on lui doit, et ils tiennent plus à ses moindres privilèges |
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que lui-même. |
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D’un côté, les plus fermes dynasties sont ébranlées ou détruites ; de toutes parts les peuples échappent violemment à l’empire de leurs lois ; ils détruisent ou limitent l’autorité de leurs seigneurs ou de leurs princes ; toutes les nations qui ne sont point en révolution paraissent du moins inquiètes et frémissantes ; un même esprit de révolte les anime. Et, de l’autre, dans ce même temps d’anarchie et chez ces mêmes peuples si indociles, le pouvoir social accroît sans cesse ses prérogatives ; il devient plus centralisé, plus entreprenant, plus absolu, plus étendu. Les citoyens tombent à chaque instant sous le contrôle de l’administration publique ; ils sont entraînés insensiblement, et comme à leur insu, à lui sacrifier tous les jours quelques nouvelles parties de leur indépendance individuelle, et ces mêmes hommes qui de temps à autre renversent un trône et foulent aux pieds des rois, se plient de plus en plus, sans résistance, aux moindres volontés d’un commis. |
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Ainsi donc, deux révolutions semblent s’opérer de nos jours, en sens contraire : l’une affaiblit continuellement le pouvoir, et l’autre le renforce sans cesse : à aucune autre époque de notre histoire il n’a paru si faible ni si fort. |
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On rencontre encore quelquefois parmi nous un de ces vieux serviteurs |
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de l’aristocratie ; il survit à sa race et disparaîtra bientôt avec |
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elle. |
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Mais, quand on vient enfin à considérer de plus près l’état du monde, on voit que ces deux révolutions sont intimement liées l’une à l’autre, qu’elles partent de la même source, et qu’après avoir eu un cours divers, elles conduisent enfin les hommes au même lieu. |
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Aux États-Unis, je n’ai vu personne qui lui ressemblât. Non seulement |
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les Américains ne connaissent point l’homme dont il s’agit, mais on a |
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grand-peine à leur en faire comprendre l’existence. Ils ne trouvent |
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guère moins de difficulté à le concevoir que nous n’en avons |
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nous-mêmes à imaginer ce qu’était un esclave chez les Romains, ou un |
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serf au Moyen Âge. Tous ces hommes sont en effet, quoique à des |
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degrés différents, les produits d’une même cause. Ils reculent |
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ensemble loin de nos regards et fuient chaque jour dans l’obscurité du |
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passé avec l’état social qui les a fait naître. |
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Je ne craindrai pas encore de répéter une dernière fois ce que j’ai déjà dit ou indiqué dans plusieurs endroits de ce livre : il faut bien prendre garde de confondre le fait même de l’égalité avec la révolution qui achève de l’introduire dans l’état social et dans les lois ; c’est là que se trouve la raison de presque tous les phénomènes qui nous étonnent. |
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L’égalité des conditions fait, du serviteur et du maître, des êtres |
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nouveaux, et établit entre eux de nouveaux rapports. |
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Tous les anciens pouvoirs politiques de l’Europe, les plus grands aussi bien que les moindres, ont été fondés dans des siècles d’aristocratie, et ils représentaient ou défendaient plus ou moins le principe de l’inégalité et du privilège. Pour faire prévaloir dans le gouvernement les besoins et les intérêts nouveaux que suggérait l’égalité croissante, il a donc fallu aux hommes de nos jours renverser ou contraindre les anciens pouvoirs. Cela les a conduits à faire des révolutions, et a inspire a un grand nombre d’entre eux ce goût sauvage du désordre et de l’indépendance que toutes les révolutions, quel que soit leur objet, font toujours naître. |
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Lorsque les conditions sont presque égales, les hommes changent sans |
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cesse de place ; il y a encore une classe de valets et une classe de |
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maîtres ; |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/40]]== |
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mais ce ne sont pas toujours les mêmes individus, ni surtout les mêmes |
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familles qui les composent ; et il n’y a pas plus de perpétuité dans |
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le commandement que dans l’obéissance. |
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Je ne crois pas qu’il y ait une seule contrée en Europe où le développement de l’égalité n’ait point été précédé ou suivi de quelques changements violents dans l’état de la propriété et des personnes, et presque tous ces changements ont été accompagnés de beaucoup d’anarchie et de licence, parce qu’ils étaient faits par la portion la moins policée de la nation contre celle qui l’était le plus. |
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Les serviteurs ne formant point un peuple à part, ils n’ont point |
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d’usages, de préjugés ni de mœurs qui leur soient propres ; on ne |
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remarque pas parmi eux un certain tour d’esprit ni une façon |
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particulière de sentir ; ils ne connaissent ni vices ni vertus d’état, |
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mais ils partagent les lumières, les idées, les sentiments, les vertus |
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et les vices de leurs contemporains ; et ils sont honnêtes ou fripons |
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de la même manière que les maîtres. |
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De là sont sorties les deux tendances contraires que j’ai précédemment montrées. Tant que la révolution démocratique était dans sa chaleur, les hommes occupés à détruire les anciens pouvoirs aristocratiques qui combattaient contre elle se montraient animés d’un grand esprit d’indépendance, et, à mesure que la victoire de l’égalité devenait plus complète, ils s’abandonnaient peu à peu aux instincts naturels que cette même égalité fait naître, et ils renforçaient et centralisaient le pouvoir social. Ils avaient voulu être libres pour pouvoir se faire égaux, et, à mesure que l’égalité s’établissait davantage à l’aide de la liberté, elle leur rendait la liberté plus difficile. |
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Les conditions ne sont pas moins égales parmi les serviteurs que parmi |
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les maîtres. |
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Ces deux états n’ont pas toujours été successifs. Nos pères ont fait voir comment un peuple pouvait organiser une immense tyrannie dans son sein au moment même où il échappait à l’autorité des nobles et bravait la puissance de tous les rois, enseignant à la fois au monde la manière de conquérir son indépendance et de la perdre. |
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Comme on ne trouve point, dans la classe des serviteurs, de rangs |
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marqués ni de hiérarchie permanente, il ne faut pas s’attendre à y |
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rencontrer la bassesse et la grandeur qui se font voir dans les |
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aristocraties de valets aussi bien que dans toutes les autres. |
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Les hommes de notre temps s’aperçoivent que les anciens pouvoirs s’écroulent de toutes parts ; ils voient toutes les anciennes influences qui meurent, toutes les anciennes barrières qui tombent ; cela trouble le jugement des plus habiles ; ils ne font attention qu’à la prodigieuse révolution qui s’opère sous leurs yeux, et ils croient que le genre humain va tomber pour jamais en anarchie. S’ils songeaient aux conséquences finales de cette révolution, ils concevraient peut-être d’autres craintes. |
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Je n’ai jamais vu aux États-Unis rien qui pût me rappeler l’idée du |
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serviteur d’élite, dont en Europe nous avons conservé le souvenir ; |
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mais je n’y ai point trouvé non plus l’idée du laquais. La trace de |
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l’un comme de l’autre y est perdue. |
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Pour moi, je ne me fie point, je le confesse, à l’esprit de liberté qui semble animer mes contemporains ; je vois bien que les nations de nos jours sont turbulentes ; mais je ne découvre pas clairement qu’elles soient libérales, et je redoute qu’au sortir de ces agitations qui font vaciller tous les trônes, les souverains ne se trouvent plus puissants qu’ils ne l’ont été. |
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Dans les démocraties, les serviteurs ne sont pas seulement égaux entre |
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eux ; on peut dire |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/41]]== |
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qu’ils sont, en quelque sorte, les égaux de leurs maîtres. |
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{{t3|Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre |CHAPITRE VI.}} |
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Ceci a besoin d’être expliqué pour le bien comprendre. |
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A chaque instant, le serviteur peut devenir maître et aspire a le |
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devenir ; le serviteur n’est donc pas un autre homme que le maître. |
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Pourquoi donc le premier a-t-il le droit de commander et qu’est-ce qui |
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force le second à obéir ? L’accord momentané et libre de leurs deux |
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volontés. Naturellement ils ne sont point inférieurs l’un à l’autre, |
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ils ne le deviennent momentanément que par l’effet du contrat. Dans |
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les limites de ce contrat, l’un est le serviteur et l’autre le maître ; |
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en dehors, ce sont deux citoyens, deux hommes. |
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J’avais remarqué durant mon séjour aux États-Unis qu’un état social démocratique semblable à celui des Américains pourrait offrir des facilités singulières à l’établissement du despotisme, et j’avais vu à mon retour en Europe combien la plupart de nos princes s’étaient déjà servis des idées, des sentiments et des besoins que ce même état social faisait naître, pour étendre le cercle de leur pouvoir. |
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Ce que je prie le lecteur de bien considérer, c’est que ceci n’est |
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point seulement la notion que les serviteurs se forment à eux-mêmes de |
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leur état. Les maîtres considèrent la domesticité sous le même jour, |
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et les bornes précises du commandement et de l’obéissance sont aussi |
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bien fixées dans l’esprit de l’un que dans celui de l’autre. |
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Cela me conduisit à croire que les nations chrétiennes finiraient peut-être par subir quelque oppression pareille à celle qui pesa jadis sur plusieurs des peuples de l’Antiquité. |
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Lorsque la plupart des citoyens ont depuis longtemps atteint une |
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condition a peu près semblable, et que l’égalité est un fait ancien et |
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admis, le sens public, que les exceptions n’influencent jamais, |
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assigne, d’une manière générale, à la valeur de l’homme, de certaines |
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limites au-dessus ou {{tiret|au-|dessous}} |
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Un examen plus détaillé du sujet et cinq ans de méditations nouvelles n’ont point diminué mes craintes, mais ils en ont changé l’objet. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/42]]== |
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{{tiret2|au-|dessous}} desquelles il est difficile qu’aucun homme |
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reste longtemps placé. |
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On n’a jamais vu dans les siècles passés de souverain si absolu et si puissant qui ait entrepris d’administrer par lui-même, et sans les secours de pouvoirs secondaires, toutes les parties d’un grand empire ; il n’y en a point qui ait tenté d’assujettir indistinctement tous ses sujets aux détails d’une règle uniforme, ni qui soit descendu à côté de chacun d’eux pour le régenter et le conduire. L’idée d’une pareille entreprise ne s’était jamais présentée à l’esprit humain, et, s’il était arrivé à un homme de la concevoir, l’insuffisance des lumières, l’imperfection des procédés administratifs, et surtout les obstacles naturels que suscitait l’inégalité des conditions l’auraient bientôt arrêté dans l’exécution d’un si vaste dessein. |
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En vain la richesse et la pauvreté, le commandement et l’obéissance |
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mettent accidentellement de grandes distances entre deux hommes, |
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l’opinion publique, qui se fonde sur l’ordre ordinaire des choses, les |
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rapproche du commun niveau et crée entre eux une sorte d’égalité |
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imaginaire, en dépit de l’inégalité réelle de leurs conditions. |
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On voit qu’au temps de la plus grande puissance des Césars, les différents peuples qui habitaient le monde romain avaient encore conservé des coutumes et des mœurs diverses : quoique soumises au même monarque, la plupart des provinces étaient administrées à part ; elles étaient remplies de municipalités puissantes et actives, et, quoique tout le gouvernement de l’empire fût concentré dans les seules mains de l’empereur, et qu’il restât toujours, au besoin, l’arbitre de toutes choses, les détails de la vie sociale et de l’existence individuelle échappaient d’ordinaire à son contrôle. |
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Cette opinion toute-puissante finit par pénétrer dans l’âme même de |
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ceux que leur intérêt pourrait armer contre elle ; elle modifie leur |
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jugement en même temps qu’elle subjugue leur volonté. |
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Les empereurs possédaient, il est vrai, un pouvoir immense et sans contrepoids, qui leur permettait de se livrer librement à la bizarrerie de leurs penchants et d’employer à les satisfaire la force entière de l’État ; il leur est arrivé souvent d’abuser de ce pouvoir pour enlever arbitrairement à un citoyen ses biens ou sa vie : leur tyrannie pesait prodigieusement sur quelques-uns ; mais elle ne s’étendait pas sur un grand nombre ; elle s’attachait à quelques grands objets principaux, et négligeait le reste ; elle était violente et restreinte. |
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Au fond de leur âme, le maître et le serviteur n’aperçoivent plus |
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entre eux de dissemblance profonde, et ils n’espèrent ni ne |
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redoutent d’en rencontrer jamais. Ils sont donc sans mépris et sans |
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colère, et ils ne se trouvent ni humbles ni fiers en se regardant. |
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Il semble que, si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter. |
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Le maître juge que dans le contrat est la seule origine de son |
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pouvoir, et le serviteur y découvre la seule cause de son obéissance. |
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Ils ne se disputent point entre eux sur la position réciproque qu’ils |
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occupent ; mais chacun voit aisément la sienne et s’y tient. |
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Je ne doute pas que, dans des siècles de lumières et d’égalité comme les nôtres, les souverains ne parvinssent plus aisément à réunir tous les pouvoirs publics dans leurs seules mains, et à pénétrer plus habituellement et plus profondément dans le cercle des intérêts privés, que n’a jamais pu le faire aucun de ceux de l’Antiquité. Mais cette même égalité, qui facilite le despotisme, le tempéré ; nous avons vu comment, à mesure que les hommes sont plus semblables et plus égaux, les mœurs publiques deviennent plus humaines et plus douces ; quand aucun citoyen n’a un grand pouvoir ni de grandes richesses, la tyrannie manque, en quelque sorte, d’occasion et de théâtre. Toutes les fortunes étant médiocres, les passions sont naturellement contenues, l’imagination bornée, les plaisirs simples. Cette modération universelle modère le souverain lui-même et arrête dans de certaines limites l’élan désordonné de ses désirs. |
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Dans nos armées, le soldat est pris à peu près dans les mêmes classes |
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que les officiers et peut parvenir aux mêmes emplois ; hors des rangs, |
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il se |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/43]]== |
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considère comme parfaitement égal à ses chefs, et il l’est en effet ; |
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mais sous le drapeau il ne fait nulle difficulté d’obéir, et son |
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obéissance, pour être volontaire et définie, n’est pas moins prompte, |
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nette et facile. |
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Indépendamment de ces raisons puisées dans la nature même de l’état social, je pourrais en ajouter beaucoup d’autres que je prendrais en dehors de mon sujet ; mais je veux me tenir dans les bornes que je me suis posées. |
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Ceci donne une idée de ce qui se passe dans les sociétés démocratiques |
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entre le serviteur et le maître. |
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Les gouvernements démocratiques pourront devenir violents et même cruels dans certains moments de grande effervescence et de grands périls ; mais ces crises seront rares et passagères. |
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Il serait insensé de croire qu’il pût jamais naître entre ces deux |
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hommes aucune de ces affections ardentes et profondes qui s’allument |
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quelquefois au sein de la domesticité aristocratique, ni qu’on dût y |
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voir apparaître des exemples éclatants de dévouement. |
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Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs. |
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Dans les aristocraties, le serviteur et le maître ne s’aperçoivent que |
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de loin en loin, et souvent ils ne se parlent que par intermédiaire. |
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Cependant, ils tiennent d’ordinaire fermement l’un à l’autre. |
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Je pense donc que l’espèce d’oppression, dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer. |
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Chez les peuples démocratiques, le serviteur et le maître sont fort |
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proches ; leurs corps se touchent sans cesse, leurs âmes ne se mêlent |
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point ; ils ont des occupations communes, ils n’ont presque jamais |
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d’intérêts communs. |
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{{version sonore|fichier=Alexis De Tocqueville - Despotisme démocratique.ogg|titre=De la démocratie en Amérique}} |
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Chez ces peuples, le serviteur se considère toujours comme un passant |
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Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. |
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dans la demeure de ses maîtres. Il n’a pas connu leurs aïeux et ne |
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verra pas leurs descendants ; il n’a rien à en attendre de durable. |
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Pourquoi confondrait-il son existence |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/44]]== |
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avec la leur, et d’où lui viendrait ce singulier abandon de lui-même ? |
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La position réciproque est changée ; les rapports doivent l’être. |
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Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? |
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Je voudrais pouvoir m’appuyer dans tout ce qui précède de l’exemple |
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des Américains ; mais je ne saurais le faire sans distinguer avec |
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soin les personnes et les lieux. |
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C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait. |
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Au sud de l’Union, l’esclavage existe. Tout ce que je viens de dire |
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ne peut donc s’y appliquer. |
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Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. |
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Au nord, la plupart des serviteurs sont des affranchis ou des fils |
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d’affranchis. Ces hommes occupent dans l’estime Publique une position |
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contestée : la loi les rapproche du niveau de leur maître ; les mœurs |
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les en repoussent obstinément. Eux-mêmes ne discernent pas clairement |
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leur place, et ils se montrent presque toujours insolents ou rampants. |
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J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple. |
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Mais, dans ces mêmes provinces du Nord, particulièrement dans la |
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Nouvelle-Angleterre, on rencontre un assez grand nombre de Blancs qui |
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consentent, moyennant salaire, à se soumettre passagèrement aux |
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volontés de leurs semblables. J’ai entendu dire que ces serviteurs |
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remplissent d’ordinaire les devoirs de leur état avec exactitude et |
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intelligence, et que, sans se croire naturellement inférieurs à celui |
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qui les commande, ils se soumettent sans peine à lui obéir. |
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Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne. |
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Il m’a semblé voir que ceux-là transportaient |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/45]]== |
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dans la servitude quelques-unes des habitudes viriles que |
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l’indépendance et l’égalité font naître. Ayant une fois choisi une |
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condition dure, ils ne cherchent pas indirectement à s’y soustraire, |
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et ils se respectent assez eux-mêmes pour ne pas refuser à leurs |
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maîtres une obéissance qu’ils ont librement promise. |
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Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent. |
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De leur côté, les maîtres n’exigent de leurs serviteurs que la fidèle |
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et rigoureuse exécution du contrat ; ils ne leur demandent pas des |
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respects ; ils ne réclament pas leur amour ni leur dévouement ; il |
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leur suffit de les trouver ponctuels et honnêtes. |
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Il y a, de nos jours, beaucoup de gens qui s’accommodent très aisément de cette espèce de compromis entre le despotisme administratif et la souveraineté du peuple, et qui pensent avoir assez garanti la liberté des individus, quand c’est au pouvoir national qu’ils la livrent. Cela ne me suffit point. La nature du maître m’importe bien moins que l’obéissance. |
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Il ne serait donc pas vrai de dire que, sous la démocratie, les |
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rapports du serviteur et du maître sont désordonnés ; ils sont |
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ordonnés d’une autre manière ; la règle est différente, mais il y a |
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une règle. |
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Je ne nierai pas cependant qu’une constitution semblable ne soit infiniment préférable à celle qui, après avoir concentré tous les pouvoirs, les déposerait dans les mains d’un homme ou d’un corps irresponsable. De toutes les différentes formes que le despotisme démocratique pourrait prendre, celle-ci serait assurément la pire. |
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Je n’ai point ici à rechercher si cet état nouveau que je viens de |
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décrire est inférieur à celui qui l’a précédé, ou si seulement il est |
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autre. Il me suffit qu’il soit réglé et fixe ; car ce qu’il importe |
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le plus de rencontrer parmi les hommes, ce n’est pas un certain ordre, |
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c’est l’ordre. |
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Lorsque le souverain est électif ou surveillé de près par une législature réellement élective et indépendante, l’oppression qu’il fait subir aux individus est quelquefois plus grande ; mais elle est toujours moins dégradante parce que chaque citoyen, alors qu’on le gêne et qu’on le réduit à l’impuissance, peut encore se figurer qu’en obéissant il ne se soumet qu’à lui-même, et que c’est à l’une de ses volontés qu’il sacrifie toutes les autres. |
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Mais que dirai-je de ces tristes et turbulentes époques durant |
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lesquelles l’égalité se fonde au milieu du tumulte d’une révolution |
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alors que la démocratie, après s’être établie dans l’état social, |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/46]]== |
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lutte encore avec peine contre les préjugés et les mœurs ? |
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Je comprends également que, quand le souverain représente la nation et dépend d’elle, les forces et les droits qu’on enlève à chaque citoyen ne servent pas seulement au chef de l’État, mais profitent à l’État lui même, et que les particuliers retirent quelque fruit du sacrifice qu’ils ont fait au public de leur indépendance. |
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Déjà la loi et en partie l’opinion proclament qu’il n’existe pas |
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d’infériorité naturelle et permanente entre le serviteur et le maître. |
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Mais cette foi nouvelle n’a pas encore pénétré jusqu’au fond de |
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l’esprit de celui-ci, ou plutôt son cœur la repousse. Dans le secret |
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de son âme, le maître estime encore qu’il est d’une espèce |
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particulière et supérieure ; mais il n’ose le dire, et il se laisse |
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attirer en frémissant vers le niveau. Son commandement en devient |
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tout à la fois timide et dur ; déjà il n’éprouve plus pour ses |
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serviteurs les sentiments protecteurs et bienveillants qu’un long |
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pouvoir incontesté fait toujours naître, et il s’étonne qu’étant |
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lui-même changé, son serviteur change ; il veut que, ne faisant pour |
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ainsi dire que passer à travers la domesticité, celui-ci y contracte |
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des habitudes régulières et permanentes ; qu’il se montre satisfait et |
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fier d’une position servile, dont tôt ou tard il doit sortir ; qu’il |
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se dévoue pour un homme qui ne peut ni le protéger ni le perdre, et |
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qu’il s’attache enfin, par un lien éternel, à des êtres qui lui |
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ressemblent et qui ne durent pas plus que lui. |
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Créer une représentation nationale dans un pays très centralisé, c’est donc diminuer le mal que l’extrême centralisation peut produire, mais ce n’est pas le détruire. |
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Chez les peuples aristocratiques, il arrive souvent que l’état de |
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domesticité n’abaisse point l’âme de ceux qui s’y soumettent, parce |
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qu’ils n’en connaissent et qu’ils n’en imaginent pas d’autres, et |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/47]]== |
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que la prodigieuse inégalité qui se fait voir entre eux et le maître |
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leur semble l’effet nécessaire et inévitable de quelque loi cachée de |
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la Providence. |
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Je vois bien que, de cette manière, on conserve l’intervention individuelle dans les plus importantes affaires ; mais on ne la supprime pas moins dans les petites et les particulières. L’on oublie que c’est surtout dans le détail qu’il est dangereux d’asservir les hommes. Je serais, pour ma part, porte a croire la liberté moins nécessaire dans les grandes choses que dans les moindres, si je pensais qu’on pût jamais être assuré de l’une sans posséder l’autre. |
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Sous la démocratie, l’état de domesticité n’a rien qui dégrade, parce |
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qu’il est librement choisi, passagèrement adopté, que l’opinion |
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publique ne le flétrit point, et qu’il ne crée aucune inégalité |
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permanente entre le serviteur et le maître. |
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La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point ; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer à l’usage de leur volonté. Elle éteint ainsi peu à peu leur esprit et énerve leur âme, tandis que l’obéissance, qui n’est due que dans un petit nombre de circonstances très graves, mais très rares, ne montre la servitude que de loin en loin et ne la fait peser que sur certains hommes. En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens, que vous avez rendus si dépendants du pouvoir central, de choisir de temps à autre les représentants de ce pouvoir ; cet usage si important, mais si court et si rare, de leur libre arbitre, n’empêchera pas qu’ils ne perdent peu à peu la faculté de penser de sentir et d’agir par eux-mêmes, et qu’ils ne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l’humanité. |
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Mais, durant le passage d’une condition sociale à l’autre, il survient |
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presque toujours un moment où l’esprit des hommes vacille entre la |
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notion aristocratique de la sujétion et la notion démocratique de |
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l’obéissance. |
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J’ajoute qu’ils deviendront bientôt incapables d’exercer le grand et unique privilège qui leur reste. Les peuples démocratiques qui ont introduit la liberté dans la sphère politique, en même temps qu’ils accroissaient le despotisme dans la sphère administrative, ont été conduits à des singularités bien étranges. Faut-il mener les petites affaires où le simple bon sens peut suffire, ils estiment que les citoyens en sont incapables ; s’agit-il du gouvernement de tout l’État, ils confient à ces citoyens d’immenses prérogatives ; ils en font alternativement les jouets du souverain et ses maîtres, plus que des rois et moins que des hommes. Après avoir épuisé tous les différents systèmes d’élection, sans en trouver un qui leur convienne, ils s’étonnent et cherchent encore ; comme si le mal qu’ils remarquent ne tenait pas à la constitution du pays bien plus qu’à celle du corps électoral. |
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L’obéissance perd alors sa moralité aux yeux de celui qui obéit ; il |
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ne la considère plus comme une obligation en quelque sorte divine, et |
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il ne la voit point encore sous son aspect purement humain ; elle |
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n’est à ses yeux ni sainte ni juste, et il s’y soumet comme a un fait |
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dégradant et utile. |
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Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l’habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire ; et l’on ne fera point croire qu’un gouvernement libéral, énergique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs. |
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Dans ce moment, l’image confuse et incomplète de l’égalité se présente |
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à l’esprit des serviteurs ; ils ne discernent point d’abord si c’est |
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dans l’état même de domesticité ou en dehors que cette égalité à |
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laquelle ils ont droit se retrouve, et ils se révoltent au fond de |
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leur cœur contre une infériorité à laquelle ils se sont soumis |
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eux-mêmes et dont ils profitent. Ils consentent à servir, et ils ont |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/48]]== |
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honte d’obéir ; ils aiment les avantages de la servitude, mais point |
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le maître, ou, pour mieux dire, ils ne sont pas sûrs que ce ne soit |
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pas à eux à être les maîtres, et ils sont disposés à considérer celui |
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qui les commande comme l’injuste usurpateur de leur droit. |
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Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m’a toujours semblé un monstre éphémère. Les vices des gouvernants et l’imbécillité des gouvernés ne tarderaient pas à en amener la ruine ; et le peuple, fatigué de ses représentants et de lui-même, créerait des institutions plus libres, ou retournerait bientôt s’étendre aux pieds d’un seul maître. |
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C’est alors qu’on voit dans la demeure de chaque citoyen quelque chose |
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d’analogue au triste spectacle que la société politique présente. Là |
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se poursuit sans cesse une guerre sourde et intestine entre des |
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pouvoirs toujours soupçonneux et rivaux : le maître se montre |
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malveillant et doux, le serviteur malveillant et indocile ; l’un veut |
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se dérober sans cesse, par des restrictions déshonnêtes, à |
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l’obligation de protéger et de rétribuer, l’autre à celle d’obéir. |
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Entre eux flottent les rênes de l’administration domestique, que |
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chacun s’efforce de saisir. Les lignes qui divisent l’autorité de la |
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tyrannie, la liberté de la licence, le droit du fait, paraissent à |
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leurs yeux enchevêtrées et confondues, et nul ne sait précisément ce |
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qu’il est, ni ce qu’il peut, ni ce qu’il doit. |
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{{t3|Suite des chapitres précédents |CHAPITRE VII.}} |
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Un pareil état n’est pas démocratique, mais révolutionnaire. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/49]]== |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/50]]== |
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Je crois qu’il est plus facile d’établir un gouvernement absolu et despotique chez un peuple où les conditions sont égales que chez un autre, et je pense que, si un pareil gouvernement était une fois établi chez un semblable peuple, non seulement il y opprimerait les hommes, mais qu’à la longue il ravirait à chacun d’eux plusieurs des principaux attributs de l’humanité. |
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Le despotisme me parait donc particulièrement à redouter dans les âges démocratiques. |
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{{t3|Comment les institutions et les mœurs démocratiques tendent à |
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élever le prix et à raccourcir la durée des baux|CHAPITRE VI.}} |
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J’aurais, je pense, aimé la liberté dans tous les temps ; mais je me sens enclin à l’adorer dans le temps où nous sommes. |
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Je suis convaincu, d’autre part, que tous ceux qui, dans les siècles où nous entrons, essaieront d’appuyer la liberté sur le privilège et l’aristocratie, échoueront. |
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Tous ceux qui voudront attirer et retenir l’autorité dans le sein d’une seule classe échoueront. Il n’y a pas, de nos jours, de souverain assez habile et assez fort pour fonder le despotisme en rétablissant des distinctions permanentes entre ses sujets ; il n’y a pas non plus de législateur si sage et si puissant qui soit en état de maintenir des institutions libres, s’il ne prend l’égalité pour premier principe et pour symbole. Il faut donc que tous ceux de nos contemporains qui veulent créer ou assurer l’indépendance et la dignité de leurs semblables se montrent amis de l’égalité ; et le seul moyen digne d’eux de se montrer tels, c’est de l’être : le succès de leur sainte entreprise en dépend. |
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Ce que j’ai dit des serviteurs et des maîtres s’applique, jusqu’à un |
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certain point, aux propriétaires et aux fermiers. Le sujet mérite |
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cependant d’être considéré à part. |
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Ainsi, il ne s’agit point de reconstruire une société aristocratique, mais de faire sortir la liberté du sein de la société démocratique où Dieu nous fait vivre. |
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En Amérique, il n’y a pour ainsi dire pas de fermiers ; tout homme est |
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possesseur du champ qu’il cultive. |
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Ces deux premières vérités me semblent simples, claires et fécondes, et elles m’amènent naturellement à considérer quelle espèce de gouvernement libre peut s’établir chez un peuple où les conditions sont égales. |
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Il faut reconnaître que les lois démocratiques tendent puissamment à |
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accroître le nombre des propriétaires et à diminuer celui des |
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fermiers. Toutefois ce qui se passe aux États-Unis doit |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/51]]== |
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être attribué, bien moins aux institutions du pays, qu’au pays |
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lui-même. En Amérique, la terre coûte peu, et chacun devient aisément |
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propriétaire. Elle donne peu, et ses produits ne sauraient qu’avec |
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peine se diviser entre un propriétaire et un fermier. |
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Il résulte de la constitution même des nations démocratiques et de leurs besoins, que, chez elles, le pouvoir du souverain doit être plus uniforme, plus centralisé, plus étendu, plus pénétrant, plus puissant qu’ailleurs. La société V est naturellement plus agissante et plus forte, l’individu plus subordonné et plus faible : l’une fait plus, l’autre moins ; cela est forcé. |
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L’Amérique est donc unique en ceci comme en d’autres choses ; et ce |
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serait errer que de la prendre pour exemple. |
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Il ne faut donc pas s’attendre à ce que, dans les contrées démocratiques, le cercle de l’indépendance individuelle soit jamais aussi large que dans les pays d’aristocratie. Mais cela n’est point à souhaiter ; car, chez les nations aristocratiques, la société est souvent sacrifiée à l’individu, et la prospérité du plus grand nombre à la grandeur de quelques-uns. |
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Je pense que dans les pays démocratiques aussi bien que dans les |
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aristocraties, il se rencontrera des propriétaires et des fermiers ; |
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mais les propriétaires et les fermiers n’y seront pas liés de la même |
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manière. |
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Il est tout à la fois nécessaire et désirable que le pouvoir central qui dirige un peuple démocratique soit actif et puissant. Il ne s’agit point de le rendre faible ou indolent, mais seulement de l’empêcher d’abuser de son agilité et de sa force. |
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Dans les aristocraties, les fermages ne s’acquittent pas seulement en |
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argent, mais en respect, en affection et en services. Dans les pays |
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démocratiques, ils ne se payent qu’en argent. Quand les patrimoines |
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se divisent et changent de mains, et que la relation permanente qui |
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existait entre les familles et la terre disparaît, ce n’est plus qu’un |
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hasard qui met en contact le propriétaire et le fermier. Ils se |
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joignent un moment pour débattre les conditions du contrat, et se |
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perdent ensuite de vue. Ce sont deux étrangers que l’intérêt |
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rapproche et qui discutent rigoureusement entre eux une affaire, dont |
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le seul sujet est l’argent. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/52]]== |
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Ce qui contribuait le plus à assurer l’indépendance des particuliers dans les siècles aristocratiques, c’est que le souverain ne s’y chargeait pas seul de gouverner et d’administrer les citoyens ; il était obligé de laisser en partie ce soin aux membres de l’aristocratie ; de telle sorte que le pouvoir social, étant toujours divisé, ne pesait jamais tout entier et de la même manière sur chaque homme. |
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A mesure que les biens se partagent et que la richesse se disperse çà |
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et là sur toute la surface du pays, l’État se remplit de gens dont |
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l’opulence ancienne est en déclin, et de nouveaux enrichis dont les |
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besoins s’accroissent plus vite que les ressources. Pour tous |
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ceux-là, le moindre profit est de conséquence, et nul d’entre eux ne |
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se sent disposé à laisser échapper aucun de ses avantages, ni à perdre |
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une portion quelconque de son revenu. |
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Non seulement le souverain ne faisait pas tout par lui-même, mais la plupart des fonctionnaires qui agissaient à sa place, tirant leur pouvoir du fait de leur naissance, et non de lui, n’étaient pas sans cesse dans sa main, Il ne pouvait les créer ou les détruire à chaque instant, suivant ses caprices, et les plier tous uniformément à ses moindres volontés. Cela garantissait encore l’indépendance des particuliers. |
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Les rangs se confondant et les très grandes ainsi que les très petites |
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fortunes devenant plus rares, il se trouve chaque jour moins de |
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distance entre la condition sociale du propriétaire et celle du |
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fermier ; l’un n’a point naturellement de supériorité incontestée sur |
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l’autre. Or, entre deux hommes égaux et malaisés, quelle peut être la |
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matière du contrat de louage ? sinon de l’argent ! |
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Je comprends bien que, de nos jours, on ne saurait avoir recours au même moyen, mais je vois des procédés démocratiques qui les remplacent. |
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Un homme qui a pour propriété tout un canton et possède cent métairies |
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comprend qu’il s’agit de gagner à la fois le cœur de plusieurs |
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milliers d’hommes ; ceci lui paraît mériter qu’on s’y applique. Pour |
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atteindre un si grand objet, il fait aisément des sacrifices. |
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Au lieu de remettre au souverain seul tous les pouvoirs administratifs, qu’on enlève à des corporations ou à des nobles, on peut en confier une partie à des corps secondaires temporairement formés de simples citoyens ; de cette manière, la liberté des particuliers sera plus sûre, sans que leur égalité soit moindre. |
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Celui qui possède cent arpents ne s’embarrasse point de pareils soins ; |
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il ne lui importe guère de capter la bienveillance particulière de |
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son fermier. |
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Les Américains, qui ne tiennent pas autant que nous aux mots, ont conservé le nom de comté à la plus grande de leurs circonscriptions administratives ; mais ils ont remplacé en partie le comté par une assemblée provinciale. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/53]]== |
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Je conviendrai sans peine qu’à une époque d’égalité comme la nôtre, il serait injuste et déraisonnable d’instituer des fonctionnaires héréditaires ; mais rien n’empêche de leur substituer, dans une certaine mesure, des fonctionnaires électifs. L’élection est un expédient démocratique qui assure l’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir central, autant et plus que ne saurait le faire l’hérédité chez les peuples aristocratiques. |
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Une aristocratie ne meurt point comme un homme, en un jour. Son |
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principe se détruit lentement au fond des âmes, avant d’être attaqué |
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dans les lois. Longtemps donc avant que la guerre n’éclate contre |
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elle, on voit se desserrer peu à peu le lien qui jusqu’alors avait uni |
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les hautes classes aux basses. L’indifférence et le mépris se |
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trahissent d’un côté ; de l’autre la jalousie et la haine : les |
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rapports entre le pauvre et le riche deviennent plus rares et moins |
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doux ; le prix des baux s’élève. Ce n’est point encore le résultat de |
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la révolution démocratique, mais c’en est la certaine annonce. Car |
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une aristocratie qui a laissé échapper définitivement de ses mains le |
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cœur du peuple, est comme un arbre mort dans ses racines, et que les |
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vents renversent d’autant plus aisément qu’il est plus haut. |
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Les pays aristocratiques sont remplis de particuliers riches et influents, qui ne savent se suffire à eux-mêmes, et qu’on n’opprime pas aisément ni en secret ; et ceux-là maintiennent le pouvoir dans des habitudes générales de modération et de retenue. |
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Depuis cinquante ans, le prix des fermages s’est prodigieusement |
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accru, non seulement en France, mais dans la plus grande partie de |
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l’Europe. Les progrès singuliers qu’ont faits l’agriculture et |
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l’industrie, durant la même période, ne suffisent point, à mon sens, |
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pour expliquer ce phénomène. Il faut recourir à quelque autre cause |
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plus puissante et plus cachée. Je pense que cette cause doit être |
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recherchée dans les institutions démocratiques que plusieurs peuples |
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européens ont adoptées et dans les passions démocratiques qui agitent |
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plus ou moins tous les autres. |
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Je sais bien que les contrées démocratiques ne présentent point naturellement d’individus semblables ; mais on peut y créer artificiellement quelque chose d’analogue. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/54]]== |
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Je crois fermement qu’on ne saurait fonder de nouveau, dans le monde, une aristocratie ; mais je pense que les simples citoyens en s’associant, peuvent y constituer des êtres très opulents, très influents, très forts, en un mot des personnes aristocratiques. |
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J’ai souvent entendu de grands propriétaires anglais se féliciter de |
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ce que, de nos jours, ils tirent beaucoup plus d’argent de leurs |
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domaines que ne le faisaient leurs pères. |
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On obtiendrait de cette manière plusieurs des plus grands avantages politiques de l’aristocratie, sans ses injustices ni ses dangers. Une association politique, industrielle, commerciale ou même scientifique et littéraire, est un citoyen éclairé et puissant qu’on ne saurait plier à volonté ni opprimer dans l’ombre, et qui, en défendant ses droits particuliers contre les exigences du pouvoir, sauve les libertés communes. |
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Ils ont peut-être raison de se réjouir ; mais, à coup sûr, ils ne |
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savent point de quoi ils se réjouissent. Ils croient faire un profit |
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net, et ils ne font qu’un échange. C’est leur influence qu’ils cèdent |
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à deniers comptants ; et ce qu’ils gagnent en argent, ils vont bientôt |
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le perdre en pouvoir. |
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Dans les temps d’aristocratie, chaque homme est toujours lié d’une manière très étroite à plusieurs de ses concitoyens, de telle sorte qu’on ne saurait attaquer celui-là, que les autres n’accourent à son aide. Dans les siècles d’égalité, chaque individu est naturellement isolé ; il n’a point d’amis héréditaires dont il puisse exiger le concours, point de classe dont les sympathies lui soient assurées ; on le met aisément à part, et on le foule impunément aux pieds. De nos jours, un citoyen qu’on opprime n’a donc qu’un moyen de se défendre ; c’est de s’adresser à la nation tout entière, et, si elle lui est sourde, au genre humain ; il n’a qu’un moyen de le faire, c’est la presse. Ainsi la liberté de la presse est infiniment plus précieuse chez les nations démocratiques que chez toutes les autres ; elle seule guérit la plupart des maux que l’égalité peut produire. L’égalité isole et affaiblit les hommes ; mais la presse place à côté de chacun d’eux une arme très puissante, dont le plus faible et le plus isolé peut faire usage. [,’égalité ôte à chaque individu l’appui de ses proches ; mais la presse lui permet d’appeler à son aide tous ses concitoyens et tous ses semblables. L’imprimerie a hâté les progrès de l’égalité, et elle est un de ses meilleurs correctifs. |
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Il y a encore un autre signe auquel on peut aisément reconnaître |
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qu’une grande révolution démocratique s’accomplit ou se prépare. |
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Je pense que les hommes qui vivent dans les aristocraties peuvent, à la rigueur, se passer de la liberté de la presse ; mais ceux qui habitent les contrées démocratiques ne peuvent le faire. Pour garantir l’indépendance personnelle de ceux-ci, je ne m’en fie point aux grandes assemblées politiques, aux prérogatives parlementaires, à la proclamation de la souveraineté du peuple. |
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Au Moyen Age, presque toutes les terres étaient louées à perpétuité, |
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ou du moins à très longs termes. Quand on étudie l’économie |
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domestique de ce temps, on voit que les baux de quatre-vingt-dix-neuf |
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ans y étaient plus fréquents que ceux de douze ne le sont de nos |
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jours. |
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Toutes ces choses se concilient, jusqu’à un certain point, avec la servitude individuelle ; mais cette servitude ne saurait être complète si la presse est libre. La presse est, par excellence, l’instrument démocratique de la liberté. |
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On croyait alors à l’immortalité des familles ; les conditions |
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semblaient fixées à toujours, et la société entière paraissait si |
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immobile, qu’on n’imaginait point que rien dût jamais remuer dans son |
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sein. |
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Je dirai quelque chose d’analogue du pouvoir judiciaire. |
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Dans les siècles d’égalité, l’esprit humain prend un autre tour. Il |
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se figure aisément que rien ne demeure. L’idée de l’instabilité le |
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possède. |
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Il est de l’essence du pouvoir judiciaire de s’occuper d’intérêts particuliers et d’attacher volontiers ses regards sur de petits objets qu’on expose à sa vue ; il est encore de l’essence de ce pouvoir de ne point venir de lui-même au secours de ceux qu’on opprime, mais d’être sans cesse à la disposition du plus humble d’entre eux. Celui-ci, quelque faible qu’on le suppose, peut toujours forcer le juge d’écouter sa plainte et d’y répondre : cela tient à la constitution même du pouvoir judiciaire. |
|
En cette disposition, le propriétaire et le {{tiret|fer|mier}} |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/55]]== |
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{{tiret2|fer|mier}} lui-même ressentent une sorte d’horreur |
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instinctive pour les obligations à long terme ; ils ont peur de se |
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trouver bornés un jour par la convention dont aujourd’hui ils |
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profitent. Ils s’attendent vaguement à quelque changement soudain et |
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imprévu dans leur condition. Ils se redoutent eux-mêmes ; ils |
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craignent que, leur goût venant à changer, ils ne s’affligent de ne |
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pouvoir quitter ce qui faisait l’objet de leurs convoitises, et ils |
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ont raison de le craindre ; car, dans les siècles démocratiques, ce |
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qu’il y a de plus mouvant, au milieu du mouvement de toutes choses, |
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c’est le cœur de l’homme. |
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Un semblable pouvoir est donc spécialement applicable aux besoins de la liberté, dans un temps où l’œil et la main du souverain s’introduisent sans cesse parmi les plus minces détails des actions humaines, et où les particuliers, trop faibles pour se protéger eux-mêmes, sont trop isolés pour pouvoir compter sur le secours de leurs pareils. La force des tribunaux a été, de tout temps, la plus grande garantie qui se puisse offrir à l’indépendance individuelle, mais cela est surtout vrai dans les siècles démocratiques ; les droits et les intérêts particuliers y sont toujours en péril, si le pouvoir judiciaire ne grandit et ne s’étend à mesure que les conditions s’égalisent. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/56]]== |
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L’égalité suggère aux hommes plusieurs penchants fort dangereux pour la liberté, et sur lesquels le législateur doit toujours avoir l’œil ouvert. Je ne rappellerai que les principaux. |
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Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques ne comprennent pas aisément l’utilité des formes ; ils ressentent un dédain instinctif pour elles. J’en ai dit ailleurs les raisons. Les formes excitent leur mépris et souvent leur haine. Comme ils n’aspirent d’ordinaire qu’à des jouissances faciles et présentes, ils s’élancent impétueusement vers l’objet de chacun de leurs désirs ; les moindres délais les désespèrent. Ce tempérament, qu’ils transportent dans la vie politique, les indispose contre les formes qui les retardent ou les arrêtent chaque jour dans quelques-uns de leurs desseins. |
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{{t3|Influence de la démocratie sur les salaires|CHAPITRE VII.}} |
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Cet inconvénient que les hommes des démocraties trouvent aux formes est pourtant ce qui rend ces dernières si utiles à la liberté, leur principal mérite étant de servir de barrière entre le fort et le faible, le gouvernant et le gouverné, de retarder l’un et de donner à l’autre le temps de se reconnaître, Les formes sont plus nécessaires à mesure que le souverain est plus actif et plus puissant et que les particuliers deviennent plus indolents et plus débiles. Ainsi les peuples démocratiques ont naturellement plus besoin de formes que les autres peuples, et naturellement ils les respectent moins. Cela mérite une attention très sérieuse. |
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Il n’y a rien de plus misérable que le dédain superbe de la plupart de nos contemporains. pour les questions de formes ; car les plus petites questions de formes ont acquis de nos jours une importance qu’elles n’avaient point eue jusque-là. Plusieurs des plus grands intérêts de l’humanité s’y rattachent. |
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Je pense que, si les hommes d’État qui vivaient dans les siècles aristocratiques pouvaient quelquefois mépriser impunément les formes et s’élever souvent au-dessus d’elles, ceux qui conduisent les peuples d’aujourd’hui doivent considérer avec respect la moindre d’entre elles et ne la négliger que quand une impérieuse nécessité y oblige. Dans les aristocraties, on avait la superstition des formes ; il faut que nous ayons un culte éclairé et réfléchi pour elles. |
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La plupart des remarques que j’ai faites ci-devant, en parlant des |
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serviteurs et des maîtres, peuvent s’appliquer aux maîtres et aux |
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ouvriers. |
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Un autre instinct très naturel aux peuples démocratiques, et très dangereux, est celui qui les porte à mépriser les droits individuels et à en tenir peu de compte. |
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À mesure que les règles de la hiérarchie sociale sont moins observées, |
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tandis que les grands s’abaissent, que les petits s’élèvent et que la |
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pauvreté aussi bien que la richesse cesse d’être héréditaire, on voit |
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décroître chaque jour la distance de fait et d’opinion qui séparait |
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l’ouvrier du maître. |
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Les hommes s’attachent en général à un droit et lui témoignent du respect en raison de son importance ou du long usage qu’ils en ont fait. Les droits individuels qui se rencontrent chez les peuples démocratiques sont d’ordinaire peu importants, très récents et fort instables ; cela fait qu’on les sacrifie souvent sans peine et qu’on les viole presque toujours sans remords., |
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L’ouvrier conçoit une idée plus élevée de ses droits, de son avenir, |
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de lui-même ; une nouvelle |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/57]]== |
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ambition, de nouveaux désirs le remplissent, de nouveaux besoins |
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l’assiègent. À tout moment, il jette des regards pleins de |
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convoitise sur les profits de celui qui l’emploie ; afin d’arriver à |
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les partager, il s’efforce de mettre son travail à plus haut prix, et |
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il finit d’ordinaire par y réussir. |
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Or, il arrive que, dans ce même temps et chez ces mêmes nations 0ù les hommes conçoivent un mépris naturel pour les droits des individus, les droits de la société s’étendent naturellement et s’affermissent, c’est-à-dire que les hommes deviennent moins attachés aux droits particuliers, au moment où il serait le plus nécessaire de retenir et de défendre le peu qui en reste. |
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Dans les pays démocratiques, comme ailleurs, la plupart des industries |
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sont conduites à peu de frais par des hommes que la richesse et les |
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lumières ne placent point au-dessus du commun niveau de ceux qu’ils |
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emploient. Ces entrepreneurs d’industrie sont très nombreux ; leurs |
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intérêts diffèrent ; ils ne sauraient donc aisément s’entendre entre |
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eux et combiner leurs efforts. |
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C’est donc surtout dans les temps démocratiques où nous sommes que les vrais amis de la liberté et de la grandeur humaine doivent, sans cesse, se tenir debout et prêts à empêcher que le pouvoir social ne sacrifie légèrement les droits particuliers de quelques individus à l’exécution générale de ses desseins. Il n’y a point dans ces temps-là de citoyen si obscur qu’il ne soit très dangereux de laisser opprimer, ni de droits individuels si peu importants qu’on puisse impunément livrer à l’arbitraire. La raison en est simple : quand on viole le droit particulier d’un individu dans un temps où l’esprit humain est pénétré de l’importance et de la sainteté des droits de cette espèce, on ne fait de mal qu’à celui qu’on dépouille ; mais violer un droit semblable, de nos jours, c’est corrompre profondément les mœurs nationales et mettre en péril la société tout entière ; parce que l’idée même de ces sortes de droits tend sans cesse parmi nous à s’altérer et à se perdre. |
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D’un autre côté, les ouvriers ont presque tous quelques ressources |
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assurées qui leur permettent de refuser leurs services lorsqu’on ne |
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veut point leur accorder ce qu’ils considèrent comme la juste |
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rétribution du travail. |
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Il y a de certaines habitudes, de certaines idées, de certains vices qui sont propres à l’état de révolution, et qu’une longue révolution ne peut manquer de faire naître et de généraliser, quels que soient d’ailleurs son caractère, son objet et son théâtre. |
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Dans la lutte continuelle que ces deux classes se livrent pour les |
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salaires, les forces sont donc partagées, les succès alternatifs. |
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Lorsqu’une nation quelconque a plusieurs fois, dans un court espace de temps, changé de chefs, d’opinions et de lois, les hommes qui la composent finissent par contracter le goût du mouvement et par s’habituer à ce que tous les mouvements s’opèrent rapidement à l’aide de la force. Ils conçoivent alors naturellement (lu mépris pour les formes, dont ils voient chaque jour l’impuissance, et ils ne supportent qu’avec impatience l’empire de la règle, auquel on s’est soustrait tant de fois sous leurs yeux. |
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Il est même à croire qu’à la longue l’intérêt des ouvriers doit |
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prévaloir ; car les salaires élevés qu’ils ont déjà obtenus les |
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rendent chaque jour moins dépendants de leurs maîtres, et, à mesure |
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qu’ils sont plus indépendants, ils peuvent plus aisément obtenir |
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l’élévation des salaires. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/58]]== |
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Comme les notions ordinaires de l’équité et de la morale ne suffisent plus pour expliquer et justifier toutes les nouveautés auxquelles la révolution donne chaque jour naissance, on se rattache au principe de l’utilité sociale, on crée le dogme de la nécessité politique, et l’on s’accoutume volontiers à sacrifier sans scrupule les intérêts particuliers et à fouler aux pieds les droits individuels, afin d’atteindre plus promptement le but général qu’on se propose. |
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Je prendrai pour exemple l’industrie qui, de notre temps, est encore |
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la plus suivie parmi nous, ainsi que chez presque toutes les nations |
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du monde : la culture des terres. |
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Ces habitudes et ces idées, que j’appellerai révolutionnaires, parce que toutes les révolutions les produisent, se font voir dans le sein des aristocraties aussi bien que chez les peuples démocratiques ; mais chez les premières elles sont souvent moins puissantes et toujours moins durables, parce qu’elles y rencontrent des habitudes, des idées, des défauts et des travers qui leur sont contraires. Elles s’effacent donc d’elles-mêmes dès que la révolution est terminée, et la nation en revient à ses anciennes allures politiques. Il n’en est pas toujours ainsi dans les contrées démocratiques, où il est toujours à craindre que les instincts révolutionnaires, s’adoucissant et se régularisant sans s’éteindre ne se transforment graduellement en mœurs gouvernementales et en habitudes administratives. |
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En France, la plupart de ceux qui louent leurs services pour cultiver |
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le sol en possèdent eux-mêmes quelques parcelles qui, à la rigueur, |
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leur permettent de subsister sans travailler pour autrui. Lorsque |
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ceux-là viennent offrir leurs bras au grand propriétaire ou au fermier |
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voisin, et qu’on refuse de leur accorder un certain salaire, ils se |
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retirent sur leur petit domaine et attendent qu’une autre occasion se |
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présente. |
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Je ne sache donc pas de pays où les révolutions soient plus dangereuses que les pays démocratiques, parce que, indépendamment des maux accidentels et passagers qu’elles ne sauraient Jamais manquer de faire, elles risquent toujours d’en créer de permanents et, pour ainsi dire, d’éternels. |
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Je pense qu’en prenant les choses dans leur ensemble, on peut dire que |
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l’élévation lente et progressive des salaires est une des lois |
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générales qui régissent les sociétés démocratiques. À mesure que les |
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conditions deviennent plus égales, les salaires s’élèvent, et, à |
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mesure que les salaires sont plus hauts, les conditions deviennent |
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plus égales. |
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Je crois qu’il y a des résistances honnêtes et des rébellions légitimes. Je ne dis donc point, d’une manière absolue, que les hommes des temps démocratiques ne doivent jamais faire de révolutions ; mais je pense qu’ils ont raison d’hésiter plus que tous les autres avant d’entreprendre, et qu’il leur vaut mieux souffrir beaucoup d’incommodités de l’état présent que de recourir à un si périlleux remède. |
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Mais, de nos jours, une grande et malheureuse exception se rencontre. |
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Je terminerai par une idée générale qui renferme dans son sein non seulement toutes les idées particulières qui ont été exprimées dans ce présent chapitre, niais encore la plupart de celles que ce livre a pour but d’exposer. |
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J’ai montré, dans un chapitre précédent, comment l’aristocratie, |
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chassée de la société politique, s’était retirée dans certaines |
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parties du monde industriel, et y avait établi sous une autre forme |
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son empire. |
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Dans les siècles d’aristocratie qui ont précédé le nôtre, il y avait des particuliers très puissants et une autorité sociale fort débile. L’image même de la société était obscure et se perdait sans cesse au milieu de tous les pouvoirs différents qui régissaient les citoyens. Le principal effort des hommes de ce temps-là dut se porter à grandir et à fortifier le pouvoir social, à accroître et à assurer ses prérogatives et, au contraire, à resserrer l’indépendance individuelle dans des bornes plus étroites, et à subordonner l’intérêt particulier à l’intérêt général. |
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Ceci influe puissamment sur le taux des salaires. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/59]]== |
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D’autres périls et d’autres soins attendent les hommes de nos jours. |
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Comme il faut être déjà très riche pour entreprendre les grandes |
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industries dont je parle, le nombre de ceux qui les entreprennent est |
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fort petit. Étant peu nombreux, ils peuvent aisément se liguer entre |
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eux, et fixer au travail le prix qu’il leur plaît. |
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Chez la plupart des nations modernes, le souverain, quels que soient son origine, sa constitution et son nom, est devenu presque tout-puissant, et les particuliers tombent, de plus en plus, dans le dernier degré de la faiblesse et de la dépendance. |
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Leurs ouvriers sont, au contraire, en très grand nombre, et la |
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quantité s’en accroît sans cesse ; car il arrive de temps à autre des |
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prospérités extraordinaires durant lesquelles les salaires s’élèvent |
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outre mesure et attirent dans les manufactures les populations |
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environnantes. Or, une fois que les hommes sont entrés dans cette |
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carrière, nous avons vu qu’ils n’en sauraient sortir, parce qu’ils ne |
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tardent pas à y contracter des habitudes de corps et d’esprit qui les |
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rendent impropres à tout autre labeur. Ces hommes ont en général peu |
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de lumières, d’industrie et de ressources ; ils sont donc presque à la |
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merci de leur maître. Lorsqu’une concurrence, ou d’autres |
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circonstances fortuites, fait décroître les gains de celui-ci, il peut |
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restreindre leurs salaires presque à son gré, et reprendre aisément |
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sur eux ce que la fortune lui enlève. |
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Tout était différent dans les anciennes sociétés. L’unité et l’uniformité ne s’y rencontraient nulle part. Tout menace de devenir si semblable dans les nôtres, que la figure particulière de chaque individu se perdra bientôt entièrement dans la physionomie commune. Nos pères étaient toujours prêts à abuser de cette idée, que les droits particuliers sont respectables, et nous sommes naturellement portés à exagérer cette autre, que l’intérêt d’un individu doit toujours plier devant l’intérêt de plusieurs. |
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Refusent-ils le travail d’un commun accord : le maître, qui est un |
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homme riche, peut attendre aisément, sans se ruiner, que la nécessité |
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les lui ramène ; mais eux, il leur faut travailler tous les |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/60]]== |
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jours pour ne pas mourir ; car ils n’ont guère d’autre propriété que |
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leurs bras. L’oppression les a dès longtemps appauvris, et ils sont |
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plus faciles à opprimer à mesure qu’ils deviennent plus pauvres. |
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C’est un cercle vicieux dont ils ne sauraient aucunement sortir. |
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Le monde politique change ; il faut désormais chercher de nouveaux remèdes à des maux nouveaux. |
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On ne doit donc point s’étonner si les salaires, après s’être, élevés |
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quelquefois tout à coup, baissent ici d’une manière permanente, tandis |
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que, dans les autres professions, le prix du travail, qui ne croit en |
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général que peu à peu, s’augmente sans cesse. |
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Fixer au pouvoir social des limites étendues, mais visibles et immobiles ; donner aux particuliers de certains droits et leur garantir la jouissance incontestée de ces droits ; conserver à l’individu le peu d’indépendance, de force et d’originalité qui lui restent ; le, relever à côté de la société et le soutenir en face d’elle : tel me parait être le premier objet du législateur dans l’âge où nous entrons. |
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Cet état de dépendance et de misère dans lequel se trouve de notre |
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temps une partie de la population industrielle est un fait |
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exceptionnel et contraire à tout ce qui l’environne ; mais, pour cette |
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raison même, il n’en est pas de plus grave, ni qui mérite mieux |
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d’attirer l’attention particulière du législateur ; car il est |
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difficile, lorsque la société entière se remue, de tenir une classe |
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immobile, et, quand le plus grand nombre s’ouvre sans cesse de |
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nouveaux chemins vers la fortune, de faire que quelques-uns supportent |
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en paix leurs besoins et leurs désirs. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/61]]== |
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On dirait que les souverains de notre temps ne cherchent qu’à faire avec les hommes des choses grandes. Je voudrais qu’ils songeassent un peu plus à faire de grands hommes ; qu’ils attachassent moins de prix à l’œuvre et plus à l’ouvrier et qu’ils se souvinssent sans cesse qu’une nation ne peut rester longtemps forte quand chaque homme y est individuellement faible, et qu’on n’a point encore trouvé de formes sociales ni de combinaisons politiques qui puissent faire un peuple énergique en le composant de citoyens pusillanimes et mous. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/62]]== |
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Je vois chez nos contemporains deux idées contraires mais également funestes. |
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{{t3|Influence de la démocratie sur la famille|CHAPITRE VIII.}} |
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Les uns n’aperçoivent dans l’égalité que les tendances anarchiques qu’elle fait naître. Ils redoutent leur libre arbitre ; ils ont peur d’eux-mêmes. |
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Les autres, en plus petit nombre, mais mieux éclairés, ont une autre vue. A côté de la route qui, partant de l’égalité, conduit à l’anarchie, ils ont enfin découvert le chemin qui semble mener invinciblement les hommes vers la servitude. Ils plient d’avance leur âme à cette servitude nécessaire ; et, désespérant de rester libres, ils adorent déjà au fond de leur cœur le maître qui doit bientôt venir. |
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Les premiers abandonnent la liberté parce qu’ils l’estiment dangereuse ; les seconds parce qu’ils la jugent impossible. |
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Je viens d’examiner comment, chez les peuples démocratiques et en |
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particulier chez les Américains, l’égalité des conditions modifie les |
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rapports des citoyens entre eux. |
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Si j’avais eu cette dernière croyance, je n’aurais pas écrit l’ouvrage qu’on vient de lire ; je me serais borné à gémir en secret sur la destinée de mes semblables. |
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Je veux pénétrer plus avant, et entrer dans le sein de la famille. |
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Mon but n’est point ici de chercher des vérités nouvelles, mais de |
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montrer comment des faits déjà connus se rattachent à mon sujet. |
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J’ai voulu exposer au grand jour les périls que l’égalité fait courir à l’indépendance humaine, parce que je crois fermement que ces périls sont les plus formidables aussi bien que les moins prévus de tous ceux que renferme l’avenir. Mais je ne les crois pas insurmontables. |
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Tout le monde a remarqué que, de nos jours, |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/63]]== |
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il s’était établi de nouveaux rapports entre les différents membres de |
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la famille, que la distance qui séparait jadis le père de ses fils |
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était diminuée, et que l’autorité paternelle était sinon détruite, au |
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moins altérée. |
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Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques où nous entrons ont naturellement le goût de l’indépendance. Naturellement ils supportent avec impatience la règle : la permanence de l’état même qu’ils préfèrent les fatigue. Ils aiment le pouvoir ; mais ils sont enclins à mépriser et à haïr celui qui l’exerce, et ils échappent aisément d’entre ses mains à cause de leur petitesse et de leur mobilité même. |
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Quelque chose d’analogue mais de plus frappant encore, se fait voir |
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aux États-Unis. |
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Ces instincts se retrouveront toujours, parce qu’ils sortent du fond de l’état social, qui ne changera pas. Pendant longtemps, ils empêcheront qu’aucun despotisme ne puisse s’asseoir, et ils fourniront de nouvelles armes à chaque génération nouvelle qui voudra lutter en faveur de la liberté des hommes. |
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En Amérique, la famille, en prenant ce mot dans son sens romain et |
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aristocratique, n’existe point. On n’en retrouve quelques vestiges |
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que durant les premières années qui suivent la naissance des enfants. |
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Le père exerce alors, sans opposition, la dictature domestique, que la |
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faiblesse de ses fils rend nécessaire, et que leur intérêt, ainsi que |
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sa supériorité incontestables, justifie. |
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Ayons donc de l’avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve. |
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Mais du moment où le jeune Américain s’approche de la virilité, les |
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liens de l’obéissance filiale se détendent de jour en jour. Maître de |
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ses pensées, il l’est bientôt après de sa conduite. En Amérique, il |
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n’y a pas, à vrai dire d’adolescence. Au sortir du premier âge, |
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l’homme se montre et commence à tracer lui-même son chemin. |
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On aurait tort de croire que ceci arrive à la suite d’une lutte |
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intestine, dans laquelle le fils aurait obtenu, par une sorte de |
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violence morale, la liberté que son père lui refusait. Les mêmes |
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habitudes, les mêmes principes qui poussent l’un à se saisir de |
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l’indépendance, disposent l’autre à en |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/64]]== |
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considérer l’usage comme un droit incontestable. |
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{{t3|Vue générale du sujet |CHAPITRE VIII.}} |
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On ne remarque donc dans le premier aucune de ces passions haineuses |
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et désordonnées qui agitent les hommes longtemps encore après qu’ils |
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se sont soustraits à un pouvoir établi. Le second n’éprouve point ces |
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regrets pleins d’amertume et de colère, qui survivent d’ordinaire à la |
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puissance déchue : le père a aperçu de loin les bornes où devait venir |
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expirer son autorité ; et, quand le temps l’a approché de ces limites, |
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il abdique sans peine. Le fils a prévu d’avance l’époque précise où |
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sa propre volonté deviendrait sa règle, et il s’empare de la liberté |
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sans précipitation et sans efforts, comme d’un bien qui lui est dû et |
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qu’on ne cherche point à lui ravir<ref name=p61>Les Américains n’ont |
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point encore imaginé cependant, comme nous l’avons fait en France, |
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d’enlever aux pères l’un des principaux éléments de la puissance, en |
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leur ôtant leur liberté de disposer après la mort de leurs biens. Aux |
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États-Unis, la faculté de tester est illimitée. En cela comme dans |
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presque tout le reste, il est facile de remarquer que, si la |
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législation politique des Américains est beaucoup plus démocratique |
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que la nôtre, nôtre législation civile est infiniment plus |
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démocratique que la leur. Cela se conçoit sans peine. |
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Notre législation civile a eu pour auteur un homme qui voyait son |
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intérêt à satisfaire les passions démocratiques de ses contemporains |
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dans tout ce qui n’était pas directement et immédiatement hostile à |
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son pouvoir. Il </ref>. |
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Il n’est peut-être pas inutile de faire voir comment ces changements |
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qui ont lieu dans la famille sont étroitement liés à la révolution |
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sociale et |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/65]]== |
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politique qui achève de s’accomplir sous nos yeux, |
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Il y a certains grands principes sociaux qu’un peuple fait pénétrer |
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partout ou ne laisse subsister nulle part. |
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Je voudrais, avant de quitter pour jamais la carrière que je viens de parcourir, pouvoir embrasser d’un dernier regard tous les traits divers qui marquent la face du monde nouveau, et juger enfin de l’influence générale que doit exercer l’égalité sur le sort des hommes ; mais la difficulté d’une pareille entreprise m’arrête ; en présence d’un si grand objet, je sens ma vue qui se trouble et ma raison qui chancelle. |
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Dans les pays aristocratiquement et hiérarchiquement organisés, le |
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pouvoir ne s’adresse jamais directement à l’ensemble des gouvernés. |
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Les hommes tenant les uns aux autres, on se borne à conduire les |
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premiers. Le reste suit. Ceci s’applique à la famille, comme à |
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toutes les associations qui ont un chef. Chez les peuples |
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aristocratiques, la société ne connaît, à vrai dire, que le père. |
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Elle ne tient les fils que par les mains du père ; elle le gouverne et |
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il les gouverne. Le père n’y a donc pas seulement un droit naturel. |
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On lui donne un droit politique à commander. Il est l’auteur et le |
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soutien de la famille ; il en est aussi le magistrat. |
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Cette société nouvelle, que j’ai cherché à Peindre et que je veux juger, ne fait que de naître. Le temps n’en a point encore arrêté la forme ; la grande révolution qui l’a créée dure encore, et, dans ce qui arrive de nos jours, il est presque impossible de discerner ce qui doit passer avec la révolution elle-même, et ce qui doit rester après elle. |
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Dans les démocraties, où le bras du gouvernement va chercher chaque |
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homme en particulier<ref follow=p61>permettait volontiers que |
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quelques principes populaires régissent les biens et gouvernassent |
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les familles, pourvu qu’on ne prétendît pas les introduire dans la |
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direction de l’État. Tandis que le torrent démocratique déborderait |
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sur les lois civiles, il espérait se tenir aisément à l’abri derrière |
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les lois politiques. Cette vue est à la fois pleine d’habileté et |
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d’égoïsme ; mais un pareil compromis ne pouvait être durable. Car, à |
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la longue, la société politique ne saurait manquer de devenir |
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l’expression et l’image de la société civile ; et c’est dans ce sens |
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qu’on peut dire qu’il n’y a rien de plus politique chez un peuple que |
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la législation civile.</ref> |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/66]]== |
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au milieu de la foule pour le plier isolément aux lois communes, il |
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n’est pas besoin de semblable intermédiaire ; le père n’est, aux yeux |
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de la loi, qu’un citoyen plus âgé et plus riche que ses fils. |
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Le monde qui s’élève est encore à moitié engage sous les débris du monde qui tombe, et, au milieu de l’immense confusion que présentent les affaires humaines, nul ne saurait dire ce qui restera debout des vieilles institutions et des anciennes mœurs, et ce qui achèvera d’en disparaître. |
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Lorsque la plupart des conditions sont très inégales, et que |
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l’inégalité des conditions est permanente, l’idée du supérieur |
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grandit dans l’imagination des hommes ; la loi ne lui accordât-elle |
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pas de prérogatives, la coutume et l’opinion lui en concèdent. |
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Lorsque, au contraire, les hommes diffèrent peu les uns des autres et |
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ne restent pas toujours dissemblables, la notion générale du supérieur |
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devient plus faible et moins claire ; en vain la volonté du |
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législateur s’efforce-t-elle de placer celui qui obéit fort au-dessous |
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de celui qui commande, les mœurs rapprochent ces deux hommes l’un de |
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l’autre et les attirent chaque jour vers le même niveau. |
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Quoique la révolution qui s’opère dans l’état social, les lois, les idées, les sentiments des hommes, soit encore bien loin d’être terminée, déjà on ne saurait comparer ses œuvres avec rien de ce qui s’est vu précédemment dans le monde. Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’Antiquité la plus reculée ; je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. |
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Si donc je ne vois point, dans la législation d’un peuple |
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aristocratique, de privilèges particuliers accordés au chef de la |
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famille, je ne laisserai pas d’être assuré que son pouvoir y est fort |
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respecté et plus étendu que dans le sein d’une démocratie, car je sais |
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que, quelles que soient les lois, le supérieur paraîtra toujours plus |
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haut et l’inférieur plus bas dans les aristocraties que chez les |
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.peuples démocratiques. |
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Cependant, au milieu de ce tableau si vaste, si nouveau, si confus, j’entrevois déjà quelques traits principaux qui se dessinent , et je les indique : |
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Quand les hommes vivent dans le souvenir de |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/67]]== |
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ce qui a été, plutôt que dans la préoccupation de ce qui est, et |
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qu’ils s’inquiètent bien plus de ce que leurs ancêtres ont pensé |
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qu’ils ne cherchent à penser eux-mêmes, le père est le lien naturel et |
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nécessaire entre le passé et le présent, l’anneau où ces deux chaînes |
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aboutissent et se rejoignent. Dans les aristocraties, le père n’est |
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donc pas seulement le chef politique de la famille ; il y est l’organe |
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de la tradition, l’interprète de la coutume, l’arbitre des mœurs. On |
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l’écoute avec déférence ; on ne l’aborde qu’avec respect, et l’amour |
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qu’on lui porte est toujours tempéré par la crainte. |
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Je vois que les biens et les maux se repartissent assez également dans le monde. Les grandes richesses disparaissent ; le nombre des petites fortunes s’accroît ; les désirs et les jouissances se multiplient ; il n’y a plus de prospérités extraordinaires ni de misères irrémédiables. L’ambition est un sentiment universel, il y a peu d’ambitions vastes. Chaque individu est isole et faible ; la société est agile, prévoyante et forte ; les particuliers font de petites choses, et l’État d’immenses. |
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L’état social devenant démocratique, et les hommes adoptant pour |
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principe général qu’il est bon et légitime de juger toutes choses par |
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soi-même en prenant les anciennes croyances comme renseignement et |
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non comme règle, la puissance d’opinion exercée par le père sur les |
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fils devient moins grande, aussi bien que son pouvoir légal. |
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Les âmes ne sont pas énergiques ; mais les mœurs sont douces et les législations humaines. S’il se rencontre peu de grands dévouements, de vertus très hautes, très brillantes et très pures, les habitudes sont rangées, la violence rate, la cruauté presque inconnue. L’existence des hommes devient plus longue et leur propriété plus sûre. La vie n’est pas très ornée, mais très aisée et très paisible. Il y a peu de plaisirs très délicats et très grossiers, peu de politesses dans les manières et peu de brutalité dans les goûts, On ne rencontre guère d’hommes très savants ni de populations très ignorantes. Le génie devient plus rare et les lumières plus communes. L’esprit humain se développe par les petits efforts combinés de tous les hommes, et non par l’impulsion puissante de quelques-uns d’entre eux. Il y a moins de perfection, mais plus de fécondité dans les œuvres. Tous les liens de race, de classe, de patrie se détendent ; le grand lien de l’humanité se resserre. |
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La division des patrimoines qu’amène la démocratie, contribue |
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peut-être plus que tout le reste à changer les rapports du père et des |
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enfants. |
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Si parmi tous ces traits divers, je cherche celui qui nie parait le plus général et le plus frappant, j’arrive à voir que ce qui se remarque dans les fortunes se représente sous mille autres formes. Presque tous les extrêmes s’adoucissent et s’émoussent ; presque tous les points saillants s’effacent pour faire place à quelque chose de moyen, qui est tout à la fois moins haut et moins bas, moins brillant et moins obscur que ce qui se voyait dans le monde. |
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Quand le père de famille a peu de bien, son fils et lui vivent sans |
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cesse dans le même lieu, et s’occupent en commun des mêmes travaux. |
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L’habitude et le besoin les rapprochent et les forcent à communiquer à |
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chaque instant l’un avec l’autre ; il ne |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/68]]== |
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peut donc manquer de s’établir entre eux une sorte d’intimité |
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familière qui rend l’autorité moins absolue, et qui s’accommode mal |
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avec les formes extérieures du respect. |
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Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d’êtres pareils, où rien ne s’élève ni ne s’abaisse. Le spectacle de cette uniformité universelle m’attriste et me glace, et je suis tenté de regretter la société qui n’est plus. |
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Or, chez les peuples démocratiques, la classe qui possède ces petites |
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fortunes est précisément celle qui donne la puissance aux idées et le |
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tour aux mœurs. Elle fait prédominer partout ses opinions en même |
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temps que ses volontés, et ceux mêmes qui sont le plus enclins à |
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résister à ses commandements finissent par se laisser entraîner par |
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ses exemples, J’ai vu de fougueux ennemis de la démocratie qui se |
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faisaient tutoyer par leurs enfants. |
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Lorsque le monde était rempli d’hommes très grands et très petits, très riches et très pauvres, très savants et très ignorants, je détournais mes regards des seconds pour ne les attacher que sur les premiers, et ceux-ci réjouissaient ma vue ; mais je comprends que ce plaisir naissait de ma faiblesse : c’est parce que je ne puis voir en même temps tout ce qui m’environne qu’il m’est permis de choisir ainsi et de mettre à part, parmi tant d’objets, ceux qu’il me plait de contempler. Il n’en est pas de même de l’Être tout-puissant et éternel, dont l’œil enveloppe nécessairement l’ensemble des choses, et qui voit distinctement, bien qu’à la fois, tout le genre humain et chaque homme. |
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Ainsi, dans le même temps que le pouvoir échappe à l’aristocratie, on |
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voit disparaître ce qu’il y avait d’austère, de conventionnel et de |
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légal dans la puissance paternelle, et une sorte d’égalité s’établit |
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autour du foyer domestique. |
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Il est naturel de croire que ce qui satisfait le plus les regards de ce créateur et de ce conservateur des hommes, ce n’est point la prospérité singulière de quelques-uns, mais le plus grand bien-être de tous : ce qui me semble une décadence est donc à ses yeux un progrès ; ce qui me blesse lui agrée. L’égalité est moins élevée peut-être ; mais elle est plus juste, et sa justice fait sa grandeur et sa beauté. |
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Je ne sais si, à tout prendre, la société perd à ce changement ; mais |
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je suis porté à croire que l’individu y gagne. Je pense qu’à mesure |
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que les mœurs et les lois sont plus démocratiques, les rapports du |
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père et du fils deviennent plus intimes et plus doux ; la règle et |
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l’autorité s’y rencontrent moins ; la confiance et l’affection y sont |
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souvent plus grandes, et il semble que le lien naturel se resserre, |
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tandis que le lien social se détend. |
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Je m’efforce de pénétrer dans ce point de vue de Dieu, et c’est de là que je cherche à considérer et à juger les choses humaines. |
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Dans la famille démocratique, le père n’exerce |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/69]]== |
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guère d’autre pouvoir que celui qu’on se plaît à accorder à la |
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tendresse et à l’expérience d’un vieillard. Ses ordres seraient |
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peut-être méconnus ; mais ses conseils sont d’ordinaire pleins de |
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puissance. S’il n’est point entouré de respects officiels, ses fils |
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du moins l’abordent avec confiance. Il n’y a point de formule |
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reconnue pour lui adresser la parole ; mais on lui parle sans cesse, |
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et on le consulte volontiers chaque jour. Le maître et le magistrat |
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ont disparu ; le père reste. |
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Personne, sur la terre, ne peut encore affirmer d’une manière absolue et générale que l’état nouveau des sociétés soit supérieur à l’état ancien ; mais il est déjà aisé de voir qu’il est autre. |
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Il suffit, pour juger de la différence des deux états sociaux sur ce |
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point, de parcourir les correspondances domestiques que les |
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aristocraties nous ont laissées. Le style en est toujours correct, |
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cérémonieux, rigide, et si froid, que la chaleur naturelle du cœur |
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peut à peine s’y sentir à travers les mots. |
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Il y a de certains vices et de certaines vertus qui étaient attachés à la constitution des nations aristocratiques, et qui sont tellement contraires au génie des peuples nouveaux qu’on ne saurait les introduire dans leur sein. Il y a de bons penchants et de mauvais instincts qui étaient étrangers aux premiers et qui sont naturels aux seconds ; des idées qui se présentent d’elles-mêmes à l’imagination des uns et que l’esprit des autres rejette. Ce sont comme deux humanités distinctes, dont chacune a ses avantages et ses inconvénients particuliers, ses biens et ses maux qui lui sont propres. |
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Il règne, au contraire, dans toutes les paroles qu’un fils adresse à |
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son père, chez les peuples démocratiques, quelque chose de libre, de |
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familier et de tendre à la fois, qui fait découvrir au premier abord |
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que des rapports nouveaux se sont établis au sein de la famille. |
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Il faut donc bien prendre garde de juger les sociétés qui naissent avec les idées qu’on a puisées dans celles qui ne sont plus. Cela serait injuste, car ces sociétés, différant prodigieusement entre elles, sont incomparables. |
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Une révolution analogue modifie les rapports mutuels des enfants. |
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Il ne serait guère plus raisonnable de demander aux hommes de notre temps les vertus particulières qui découlaient de l’état social de leurs ancêtres, puisque cet état social lui-même est tombé, et qu’il a entraîné confusément dans sa chute tous les biens et tous les maux qu’il portait avec lui. |
|
Dans la famille aristocratique, aussi bien que dans la société |
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aristocratique, toutes les places sont marquées. Non seulement le |
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père y occupe |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/70]]== |
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un rang à part et y jouit d’immenses privilèges ; les enfants |
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eux-mêmes ne sont point égaux entre eux : l’âge et le sexe fixent |
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irrévocablement à chacun son rang et lui assurent certaines |
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prérogatives. La démocratie renverse ou abaisse la plupart de ces |
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barrières. |
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Mais ces choses sont encore mal comprises de nos jours. |
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Dans la famille aristocratique, l’aîné des fils héritant de la plus |
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grande partie des biens et de presque tous les droits, devient le chef |
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et jusqu’à un certain point le maître de ses frères. À lui la |
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grandeur et le pouvoir, à eux la médiocrité et la dépendance. |
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Toutefois, on aurait tort de croire que, chez les peuples |
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aristocratiques, les privilèges de l’aîné ne fussent avantageux qu’a |
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lui seul, et qu’ils n’excitassent autour de lui que l’envie et la |
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haine. |
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J’aperçois un grand nombre de mes contemporains qui entreprennent de faire un choix entre les institutions, les opinions, les idées qui naissaient de la constitution aristocratique de l’ancienne société ; ils abandonneraient volontiers les unes, mais ils voudraient retenir les autres et les transporter avec eux dans le monde nouveau. |
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L’aîné s’efforce d’ordinaire de procurer la richesse et le pouvoir a |
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ses frères, parce que l’éclat général de la maison rejaillit sur celui |
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qui la représente ; et les cadets cherchent à faciliter à l’aîné |
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toutes ses entreprises, parce que la grandeur et la force du chef de |
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la famille le met de plus en plus en état d’en élever tous les |
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rejetons. |
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Je pense que ceux-là consument leur temps et leurs forces dans un travail honnête et stérile. |
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Les divers membres de la famille aristocratique sont donc fort |
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étroitement liés les uns aux autres ; leurs intérêts se tiennent, |
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leurs esprits sont d’accord ; mais il est rare que leurs cœurs |
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s’entendent. |
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Il ne s’agit plus de retenir les avantages particuliers que l’inégalité des conditions procure aux hommes, mais de s’assurer les biens nouveaux que l’égalité peut leur offrir. Nous ne devons pas tendre à nous rendre semblables à nos pères, mais nous efforcer d’atteindre l’espèce de grandeur et de bonheur qui nous est propre. |
|
La démocratie attache aussi les frères les uns |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/71]]== |
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aux autres ; mais elle s’y prend d’une autre manière. |
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Pour moi qui, parvenu à ce dernier terme de ma course, découvre de loin, mais à la fois, tous les objets divers que j’avais contemplés à part en marchant, je me sens plein de craintes et plein d’espérances. Je vois de grands périls qu’il est possible de conjurer ; de grands maux qu’on peut éviter ou restreindre, et je m’affermis de plus en plus dans cette croyance que, pour erre honnêtes et prospères, il suffit encore aux nations démocratiques de le vouloir. |
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Sous les lois démocratiques , les enfants sont parfaitement égaux, par |
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conséquent indépendants ; rien ne les rapproche forcément, mais aussi |
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rien ne les écarte ; et, comme ils ont une origine commune, qu’ils |
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s’élèvent sous le même toit, qu’ils sont l’objet des mêmes soins, et |
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qu’aucune prérogative particulière ne les distingue ni ne les sépare, |
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on voit aisément naître parmi eux la douce et juvénile intimité du |
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|
premier age. Le lien ainsi formé au commencement de la vie, il ne se |
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présente guère d’occasions de le rompre car la fraternité les |
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rapproche chaque jour sans les gêner. |
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Je n’ignore pas que plusieurs de mes contemporains ont pensé que les peuples ne sont jamais ici-bas maîtres d’eux-mêmes, et qu’ils obéissent nécessairement à je ne sais quelle force insurmontable et inintelligente qui naît des événements antérieurs, de la race, du soi ou du climat. |
|
Ce n’est donc point par les intérêts, c’est par la communauté des |
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|
souvenirs et la libre sympathie des opinions et des goûts que la |
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démocratie attache les frères les uns aux autres. Elle divise leur |
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héritage, mais elle permet que leurs âmes se confondent. |
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Ce sont là de fausses et lâches doctrines, qui ne sauraient jamais produire que des hommes faibles et des nations pusillanimes : la Providence n’a créé le genre humain ni entièrement indépendant, ni tout à fait esclave. Elle trace, il est vrai, autour de chaque homme, un cercle fatal dont il ne peut sortir ; mais, dans ses vastes limites, l’homme est puissant et libre ; ainsi des peuples. |
|
La douceur de ces mœurs démocratiques est si grande que les partisans |
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de l’aristocratie eux-mêmes s’y laissent prendre, et que, après |
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l’avoir goûtée quelque temps, ils ne sont point tentés de retourner |
|
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aux formes respectueuses et froides de la famille aristocratiques. |
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Ils conserveraient volontiers les habitudes domestiques de la |
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démocratie, pourvu qu’ils pussent rejeter son état social et ses |
|
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/72]]== |
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lois. Mais ces choses se tiennent, et l’on ne saurait jouir des unes |
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sans souffrir les autres. |
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Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d’elles que l’égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères. |
|
Ce que je viens de dire de l’amour filial et de la tendresse |
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fraternelle doit s’entendre de toutes les passions qui prennent |
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spontanément leur source dans la nature elle-même. |
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Lorsqu’une certaine manière de penser ou de sentir est le produit d’un |
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état particulier de l’humanité, cet état venant à changer, il ne |
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reste rien. C’est ainsi que la loi peut attacher très étroitement |
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deux citoyens l’un à l’autre ; la loi abolie, ils se séparent. Il n’y |
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avait rien de plus serré que le nœud qui unissait le vassal au |
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seigneur, dans le monde féodal. Maintenant, ces deux hommes ne se |
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connaissent plus. La crainte, la reconnaissance et l’amour qui les |
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liaient jadis ont disparu. On n’en trouve point la trace. |
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Mais il n’en est pas ainsi des sentiments naturels à l’espèce humaine. |
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Il est rare que la loi, en s’efforçant de plier ceux-ci d’une certaine |
|
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manière, ne les énerve ; qu’en voulant y ajouter, elle ne leur ôte |
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point quelque chose, et qu’ils ne soient pas toujours plus forts, |
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livrés à eux-mêmes. |
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La démocratie, qui détruit ou obscurcit presque toutes les anciennes |
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conventions sociales et qui empêche que les hommes ne s’arrêtent |
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|
aisément à de nouvelles, fait disparaître entièrement la plupart des |
|
|
sentiments qui naissent de ces {{tiret|conven|tions.}} |
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|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/73]]== |
|
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{{tiret2|conven|tions.}} Mais elle ne fait que modifier les autres, et |
|
|
souvent elle leur donne une énergie et une douceur qu’ils n’avaient |
|
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pas. |
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Je pense qu’il n’est pas impossible de renfermer dans une seule phrase |
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tout le sens de ce chapitre et de plusieurs autres qui le précèdent. |
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La démocratie détend les liens sociaux, mais elle resserre les liens |
|
|
naturels. Elle rapproche les parents dans le même temps qu’elle |
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|
sépare les citoyens. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/74]]== |
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{{t3|Éducation des jeunes filles aux États-Unis|CHAPITRE IX.}} |
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Il n’y a jamais eu de sociétés libres sans mœurs, et, ainsi que je |
|
|
l’ai dit dans la première partie de cet ouvrage, c’est la femme qui |
|
|
fait les mœurs. Tout ce qui influe sur la condition des femmes, sur |
|
|
leurs habitudes et leurs opinions, a donc un grand intérêt politique à |
|
|
mes yeux. |
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Chez presque toutes les nations protestantes, les jeunes filles sont |
|
|
infiniment plus maîtresses de leurs actions que chez les peuples |
|
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catholiques. |
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|
Cette indépendance est encore plus grande dans les pays protestants |
|
|
qui, ainsi que l’Angleterre, ont |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/75]]== |
|
|
conservé ou acquis le droit de se gouverner eux-mêmes. La liberté |
|
|
pénètre alors dans la famille par les habitudes politiques et par les |
|
|
croyances religieuses. |
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|
Aux États-Unis, les doctrines du protestantisme viennent se combiner |
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|
avec une Constitution très libre et un état social très démocratique ; |
|
|
et nulle part la jeune fille n’est plus promptement ni plus |
|
|
complètement livrée à elle-même. |
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|
Longtemps avant que la jeune Américaine ait atteint l’âge nubile, on |
|
|
commence à l’affranchir peu à peu de la tutelle maternelle ; elle |
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n’est point encore entièrement sortie de l’enfance, que déjà elle |
|
|
pense par elle-même, parle librement et agit seule ; devant elle est |
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|
exposé sans cesse le grand tableau du monde ; loin de chercher à lui |
|
|
en dérober la vue, on le découvre chaque jour de plus en plus à ses |
|
|
regards, et on lui apprend à le considérer d’un oeil ferme et |
|
|
tranquille. Ainsi, les vices et les périls que la société présente ne |
|
|
tardent pas à lui être révélés ; elle les voit clairement, les juge |
|
|
sans illusion et les affronte sans crainte ; car elle est pleine de |
|
|
confiance dans ses forces, et sa confiance semble partagée par tous |
|
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ceux qui l’environnent. |
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Il ne faut donc presque jamais s’attendre à rencontrer chez la jeune |
|
|
fille d’Amérique cette candeur virginale au milieu des naissants |
|
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désirs, |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/76]]== |
|
|
non plus que ces grâces naïves et ingénues qui accompagnent |
|
|
d’ordinaire chez l’Européenne le passage de l’enfance à la jeunesse. |
|
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Il est rare que l’Américaine, quel que soit son âge, montre une |
|
|
timidité et une ignorance puériles. Comme la jeune fille d’Europe, |
|
|
elle veut plaire, mais elle sait précisément à quel prix. Si elle ne |
|
|
se livre pas au mal, du moins elle le connaît ; elle a des mœurs pures |
|
|
plutôt qu’un esprit chaste. |
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|
J’ai souvent été surpris et presque effrayé en voyant la dextérité |
|
|
singulière et l’heureuse audace avec lesquelles ces jeunes filles |
|
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d’Amérique savaient conduire leurs pensées et leurs paroles au milieu |
|
|
des écueils d’une conversation enjouée ; un philosophe aurait bronché |
|
|
cent fois sur l’étroit chemin qu’elles parcouraient sans accidents et |
|
|
sans peine. |
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|
Il est facile, en effet de reconnaître que, au milieu même de |
|
|
l’indépendance de sa première jeunesse, l’Américaine ne cesse jamais |
|
|
entièrement d’être maîtresse d’elle-même ; elle jouit de tous les |
|
|
plaisirs permis sans s’abandonner a aucun d’eux, et sa raison ne lâche |
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|
point les rênes, quoiqu’elle semble souvent les laisser flotter. |
|
|
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|
|
En France, où nous mêlons encore d’une si étrange manière, dans nos |
|
|
opinions et dans nos goûts, des débris de tous les âges, il nous |
|
|
arrive souvent de donner aux femmes une éducation {{tiret|ti|mide,}} |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/77]]== |
|
|
{{tiret2|ti|mide,}} retirée et presque claustrale, comme au temps de |
|
|
l’aristocratie, et nous les abandonnons ensuite tout à coup, sans |
|
|
guide et sans secours, au milieu des désordres inséparables d’une |
|
|
société démocratique. |
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|
Les Américains sont mieux d’accord avec eux-mêmes. |
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Ils ont vu que, au sein d’une démocratie, l’indépendance individuelle |
|
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ne pouvait manquer d’être très grande, la jeunesse hâtive, les goûts |
|
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mal contenus, la coutume changeante, l’opinion publique souvent |
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|
incertaine ou impuissante l’autorité paternelle faible et le pouvoir |
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marital contesté. |
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Dans cet état de choses, ils ont jugé qu’il y avait peu de chances de |
|
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pouvoir comprimer chez la femme les passions les plus tyranniques du |
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cœur humain, et qu’il était plus sûr de lui enseigner l’art de les |
|
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combattre elle-même. Comme ils ne pouvaient empêcher que sa vertu ne |
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fût souvent en péril, ils ont voulu qu’elle sût la défendre, et ils |
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|
ont plus compté sur le libre effort de sa volonté que sur des |
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|
barrières ébranlées, ou détruites. Au lieu de la tenir dans la |
|
|
défiance d’elle-même, ils cherchent donc sans cesse à accroître sa |
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confiance en ses propres forces. N’ayant ni la possibilité ni le |
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désir de maintenir la jeune fille dans une perpétuelle et complète |
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ignorance, ils |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/78]]== |
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se sont hâtés de lui donner une connaissance précoce de toutes choses. |
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Loin de lui cacher les corruptions du monde, ils ont voulu qu’elle les |
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vît dès l’abord et qu’elle s’exerçât d’elle-même à les fuir, et ils |
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ont mieux aimé garantir son honnêteté que de trop respecter son |
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innocence. |
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Quoique les Américains soient un peuple fort religieux, ils ne s’en |
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sont pas rapportés à la religion seule pour défendre la vertu de la |
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femme ; ils ont cherché à armer sa raison. En ceci, comme en beaucoup |
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d’autres circonstances, ils ont suivi la même méthode. Ils ont |
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d’abord fait d’incroyables efforts pour obtenir que l’indépendance |
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individuelle se réglât d’elle-même, et ce n’est que, arrivés aux |
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dernières limites de la force humaine, qu’ils ont enfin appelé la |
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religion à leur secours. |
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Je sais qu’une pareille éducation n’est pas sans danger ; je n’ignore |
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pas non plus qu’elle tend à développer le jugement aux dépens de |
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l’imagination, et à faire des femmes honnêtes et froides plutôt que |
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des épouses tendres et d’aimables compagnes de l’homme. Si la société |
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en est plus tranquille et mieux réglée, la vie privée en a souvent |
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moins de charmes. Mais ce sont là des maux secondaires, qu’un intérêt |
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plus grand doit faire braver. Parvenus au point où nous sommes, il ne |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/79]]== |
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nous est plus permis de faire un choix : il faut une éducation |
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démocratique pour garantir la femme des périls dont les institutions |
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et les mœurs de la démocratie l’environnent. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/80]]== |
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{{t3|Comment la jeune fille se retrouve sous les traits de |
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l’épouse|CHAPITRE X.}} |
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En Amérique, l’indépendance de la femme vient se perdre sans retour au |
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milieu des liens du mariage. Si la jeune fille y est moins contrainte |
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que partout ailleurs, l’épouse s’y soumet à des obligations plus |
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étroites. L’une fait de la maison paternelle un lieu de liberté et |
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de plaisir, l’autre vit dans la demeure de son mari comme dans un |
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cloître. |
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Ces deux états si différents ne sont peut-être pas si contraires qu’on |
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le suppose, et il est naturel que les Américains passent par l’un pour |
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arriver à l’autre. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/81]]== |
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Les peuples religieux et les nations industrielles se font une idée |
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particulièrement grave du mariage. Les uns considèrent la régularité |
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de la vie d’une femme comme la meilleure garantie et le signe le plus |
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certain de la pureté de ses mœurs. Les autres y voient le gage assuré |
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de l’ordre et de la prospérité de la maison. |
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Les Américains forment tout à la fois une nation puritaine et un |
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peuple commerçant ; leurs croyances religieuses, aussi bien que leurs |
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habitudes industrielles, les portent donc à exiger de la femme une |
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abnégation d’elle-même et un sacrifice continuel de ses plaisirs à |
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ses affaires, qu’il est rare de lui demander en Europe. Ainsi, il |
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règne aux États-Unis une opinion publique inexorable qui renferme avec |
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soin la femme dans le petit cercle des intérêts et des devoirs |
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domestiques, et qui lui défend d’en sortir. |
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A son entrée dans le monde, la jeune Américaine trouve ces notions |
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fermement établies ; elle voit les règles qui en découlent ; elle ne |
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tarde pas à se convaincre qu’elle ne saurait se soustraire un moment |
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aux usages de ses contemporains, sans mettre aussitôt en péril sa |
|
|
tranquillité, son honneur et jusqu’à son existence sociale, et elle |
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trouve, dans la fermeté de sa raison et dans les habitudes viriles que |
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|
son éducation lui a données, l’énergie de s’y soumettre. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/82]]== |
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On peut dire que c’est dans l’usage de l’indépendance qu’elle a puisé |
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le courage d’en subir sans lutte et sans murmure le sacrifice, quand |
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le moment est venu de se l’imposer. |
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L’Américaine, d’ailleurs, ne tombe jamais dans les liens du mariage |
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comme dans un piège tendu à sa simplicité et à son ignorance. On lui |
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a appris d’avance ce qu’on attendait d’elle, et c’est d’elle-même et |
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librement qu’elle se place sous le joug. Elle supporte courageuse |
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ment sa condition nouvelle, parce qu’elle l’a choisie. |
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Comme en Amérique la discipline paternelle est fort lâche et que le |
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lien conjugal est fort étroit, ce n’est qu’avec circonspection et avec |
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crainte qu’une jeune fille le contracte. On n’y voit guère d’unions |
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|
précoces. Les Américaines ne se marient donc que quand leur raison |
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est exercée et mûrie ; tandis qu’ailleurs la plupart des femmes ne |
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commencent d’ordinaire à exercer et mûrir leur raison que dans le |
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mariage. |
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Je suis, du reste, très loin de croire que ce grand changement qui |
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s’opère dans toutes les habitudes des femmes aux États-Unis, aussitôt |
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qu’elles sont mariées, ne doive être attribué qu’à la contrainte de |
|
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l’opinion publique. Souvent elles se l’imposent elles-mêmes par le |
|
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seul effort de leur volonté. |
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Lorsque le temps est arrivé de choisir un |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/83]]== |
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|
époux, cette froide et austère raison que la libre vue du monde a |
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éclairée et affermie indique à L’Américaine qu’un esprit léger et |
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indépendant dans les liens du mariage est un sujet de trouble éternel, |
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non de plaisir ; que les amusements de la jeune fille ne sauraient |
|
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devenir les délassements de l’épouse, et que pour la femme les sources |
|
|
du bonheur sont dans la demeure conjugale. Voyant d’avance et avec |
|
|
clarté le seul chemin qui peut conduire à la félicité domestique, elle |
|
|
y entre dès ses premiers pas, et le suit jusqu’au bout sans chercher à |
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|
retourner en arrière. |
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Cette même vigueur de volonté que font voir les jeunes épouses |
|
|
d’Amérique, en se pliant tout à coup et sans se plaindre aux austères |
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devoirs de leur nouvel état, se retrouve du reste dans toutes les |
|
|
grandes épreuves de leur vie. |
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n’y a pas de pays au monde où les fortunes particulières soient plus |
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instables qu’aux États-Unis. il n’est pas rare que, dans le cours de |
|
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son existence, le même homme monte et redescende tous les degrés qui |
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conduisent de l’opulence à la pauvreté. |
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Les femmes d’Amérique supportent ces révolutions avec une tranquille |
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et indomptable énergie. On dirait que leurs désirs se resserrent |
|
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avec leur fortune, aussi aisément qu’ils s’étendent. |
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|
La plupart des aventuriers qui vont peupler |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/84]]== |
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chaque année les solitudes de l’Ouest appartiennent, ainsi que je l’ai |
|
|
dit dans mon premier ouvrage, à l’ancienne race anglo-américaine du |
|
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Nord. Plusieurs de ces hommes qui courent avec tant d’audace vers la |
|
|
richesse jouissaient déjà de l’aisance dans leur pays. Ils mènent |
|
|
avec eux leurs compagnes, et font partager à celles-ci les périls et |
|
|
les misères sans nombre qui signalent toujours le commencement de |
|
|
pareilles entreprises. J’ai souvent rencontré jusque sur les limites |
|
|
du désert de jeunes femmes qui, après avoir été élevées au milieu de |
|
|
toutes les délicatesses des grandes villes de la Nouvelle-Angleterre, |
|
|
étaient passées, presque sans transition, de la riche demeure de leurs |
|
|
parents dans une hutte mal fermée au sein d’un bois. La fièvre, la |
|
|
solitude, l’ennui, n’avaient point brisé les ressorts de leur |
|
|
courage. Leurs traits semblaient altérés et flétris, mais leurs |
|
|
regards étaient fermes. Elles paraissaient tout à la fois tristes et |
|
|
résolues. |
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Je ne doute point que ces jeunes Américaines n’eussent amassé, dans |
|
|
leur éducation première, cette force intérieure dont elles faisaient |
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alors usage. |
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|
C’est donc encore la jeune fille qui, aux États-Unis, se retrouve sous |
|
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les traits de l’épouse ; le rôle a changé, les habitudes diffèrent, |
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|
l’esprit est le même. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/85]]== |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/86]]== |
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{{t3|Comment l’égalité des conditions contribue à maintenir les bonnes |
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|
mœurs en Amérique|CHAPITRE XI.}} |
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Il y a des philosophes et des historiens qui ont dit, ou ont laissé |
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entendre, que les femmes étaient plus ou moins sévères dans leurs |
|
|
mœurs suivant qu’elles habitaient plus ou moins loin de l’équateur. |
|
|
C’est se tirer d’affaire à bon marché, et, à ce compte, il suffirait |
|
|
d’une sphère et d’un compas pour résoudre en un instant l’un des |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/87]]== |
|
|
plus difficiles problèmes que l’humanité présente. |
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Je ne vois point que cette doctrine matérialiste soit établie par les |
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faits. |
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Les mêmes nations se sont montrées, à différentes époques de leur |
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histoire, chastes ou dissolues. La régularité ou le désordre de |
|
|
leurs mœurs tenait donc à quelques causes changeantes, et non pas |
|
|
seulement à la nature du pays, qui ne changeait point. |
|
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Je ne nierai pas que, dans certains climats, les passions qui naissent |
|
|
de l’attrait réciproque des sexes ne soient particulièrement ardentes ; |
|
|
mais je pense que cette ardeur naturelle peut toujours être excitée |
|
|
ou contenue par l’état social et les institutions politiques. |
|
|
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|
|
Quoique les voyageurs qui ont visité l’Amérique du Nord diffèrent |
|
|
entre eux sur plusieurs points, ils s’accordent tous à remarquer que |
|
|
les mœurs y sont infiniment plus sévères que partout ailleurs. |
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|
Il est évident que, sur ce point, les Américains sont très supérieurs |
|
|
à leurs pères les Anglais. Une vue superficielle des deux nations |
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suffit pour le montrer. |
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En Angleterre, comme dans toutes les autres contrées de l’Europe, la |
|
|
malignité publique s’exerce sans cesse sur les faiblesses des femmes. |
|
|
On entend souvent les philosophes et les hommes d’État s’y plaindre de |
|
|
ce que les mœurs ne sont pas assez |
|
|
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/88]]== |
|
|
régulières, et la littérature le fait supposer tous les jours. |
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En Amérique, tous les livres, sans en excepter les romans, supposent |
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les femmes chastes, et personne n’y raconte aventures galantes. |
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Cette grande régularité des mœurs américaines tient sans doute en |
|
|
partie au pays, à la race, à la religion. Mais toutes ces causes, qui |
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se rencontrent ailleurs, ne suffisent pas encore pour l’expliquer. Il |
|
|
faut pour cela recourir à quelque raison particulière. |
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|
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Cette raison me paraît être l’égalité et les institutions qui en |
|
|
découlent. |
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|
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L’égalité des conditions ne produit pas à elle seule la régularité des |
|
|
mœurs ; mais on ne saurait douter qu’elle ne la facilite et |
|
|
l’augmente. |
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|
|
Chez les peuples aristocratiques, la naissance et la fortune font |
|
|
souvent de l’homme et de la femme des êtres si différents qu’ils ne |
|
|
sauraient jamais parvenir à s’unir l’un à l’autre. Les passions les |
|
|
rapprochent, mais l’état social et les idées qu’il suggère les |
|
|
empêchent de se lier d’une manière permanente et ostensible. De là |
|
|
naissent nécessairement un grand nombre d’unions passagères et |
|
|
clandestines. La nature s’y dédommage en secret de la contrainte que |
|
|
les lois lui imposent. |
|
|
|
|
|
Ceci ne se voit pas de même quand l’égalité des |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/89]]== |
|
|
conditions a fait tomber toutes les barrières imaginaires ou réelles |
|
|
qui séparaient l’homme de la femme. Il n’y a point alors de jeune |
|
|
fille qui ne croie pouvoir devenir l’épouse de l’homme qui la préfère ; |
|
|
ce qui rend le désordre des mœurs avant le mariage fort difficile. |
|
|
Car, quelle que soit la crédulité des passions, il n’y a guère moyen |
|
|
qu’une femme se persuade qu’on l’aime lorsqu’on est parfaitement libre |
|
|
de l’épouser et qu’on ne le fait point. |
|
|
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|
|
La même cause agit, quoique d’une manière plus indirecte, dans le |
|
|
mariage. |
|
|
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|
|
Rien ne sert mieux à légitimer l’amour illégitime aux yeux de ceux qui |
|
|
l’éprouvent ou de la foule qui le contemple, que des unions forcées ou |
|
|
faites au hasard<ref name=p86>Il est aisé de se convaincre de cette |
|
|
vérité en étudiant les différentes littératures de I’Europe. |
|
|
Lorsqu’un Européen veut retracer dans ses fictions quelques-unes des |
|
|
grandes catastrophes qui se font voir i souvent parmi nous au sein du |
|
|
mariage, il a soin d’exciter d’avance la pitié du lecteur en lui |
|
|
montrant des êtres mal assortis ou contraints. Quoique une longue |
|
|
tolérance ait depuis longtemps relâché nos mœurs, il parviendrait |
|
|
difficilement à nous intéresser aux malheurs de ces personnages S’il |
|
|
ne commençait par faire excuser leur faute. Cet artifice ne manque |
|
|
guère de réussir. Le spectacle journalier dont nous sommes témoins |
|
|
nous prépare de loin à l’indulgence. |
|
|
Les écrivains américains ne sauraient rendre aux yeux de leurs |
|
|
lecteurs de pareilles excuses vraisemblables ; leurs usages, leurs |
|
|
lois, s’y refusent et, </ref>. |
|
|
|
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/90]]== |
|
|
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|
|
Dans un pays où la femme exerce toujours librement son choix, et où |
|
|
l’éducation l’a mise en état de bien choisir, l’opinion publique est |
|
|
inexorable pour ses fautes. |
|
|
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|
Le rigorisme des Américains naît, en partie, de là. Ils considèrent |
|
|
le mariage comme un contrat souvent onéreux, mais dont cependant on |
|
|
est tenu à la rigueur d’exécuter toutes les clauses, parce qu’on a pu |
|
|
les connaître toutes à l’avance et qu’on a joui de la liberté entière |
|
|
de ne s’obliger a rien. |
|
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|
|
Ce qui rend la fidélité plus obligatoire la rend plus facile. |
|
|
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|
Dans les pays aristocratiques le mariage a plutôt pour but d’unir des |
|
|
biens que des personnes ; aussi arrive-t-il quelquefois que le mari y |
|
|
est pris à l’école et la femme en nourrice. Il n’est pas étonnant que |
|
|
le lien conjugal qui retient unies les fortunes des deux époux laisse |
|
|
leurs cœurs errer à l’aventure. Cela découle naturellement de |
|
|
l’esprit du contrat. |
|
|
|
|
|
Quand, au contraire, chacun choisit toujours lu même sa compagne, |
|
|
saris que rien d’extérieur le gêne, i même le dirige, ce n’est |
|
|
{{tiret|d’ordi|naire}}<ref follow=p86>désespérant de rendre le |
|
|
désordre aimable, ils ne le peignent point. C’est, en partie, à cette |
|
|
cause qu’il faut attribuer le petit nombre de romans qui se publient |
|
|
aux États-Unis.</ref> |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/91]]== |
|
|
{{tiret2|d’ordi|naire}} que la similitude des goûts et des idées qui |
|
|
rapproche l’homme et la femme ; et cette même similitude les retient |
|
|
et les fixe l’un à côté de l’autre. |
|
|
|
|
|
Nos pères avaient conçu une opinion singulière en fait de mariage. |
|
|
|
|
|
Comme ils s’étaient aperçus que le petit nombre de mariages |
|
|
d’inclination qui se faisaient de leur temps avaient presque toujours |
|
|
eu une issue funeste, ils en avaient conclu résolument qu’en pareille |
|
|
matière il était très dangereux de consulter son propre cœur. Le |
|
|
hasard leur paraissait plus clairvoyant que le choix. |
|
|
|
|
|
Il n’était pas bien difficile de voir cependant que les exemples |
|
|
qu’ils avaient sous les yeux ne prouvaient rien. |
|
|
|
|
|
Je remarquerai d’abord que, si les peuples démocratiques accordent |
|
|
aux femmes le droit de choisir librement leur mari, ils ont soin de |
|
|
fournir d’avance à leur esprit les lumières, et à leur volonté la |
|
|
force qui peuvent être nécessaires pour un pareil choix ; tandis que |
|
|
les jeunes filles qui, chez les peuples aristocratiques, échappent |
|
|
furtivement à l’autorité paternelle pour se jeter d’elles-mêmes dans |
|
|
les bras d’un homme qu’on ne leur a donné ni le temps de connaître, ni |
|
|
la capacité de juger, manquent de toutes ces garanties. On ne saurait |
|
|
être surpris qu’elles fassent un mauvais usage de leur |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/92]]== |
|
|
libre arbitre, la première fois qu’elles en usent ; ni qu’elles |
|
|
tombent dans de si cruelles erreurs lorsque, sans avoir reçu |
|
|
l’éducation démocratique, elles veulent suivre, en se mariant, les |
|
|
coutumes de la démocratie. |
|
|
|
|
|
Mais il y a plus. |
|
|
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|
|
Lorsqu’un homme et une femme veulent se rapprocher à travers les |
|
|
inégalités de l’état social aristocratique, ils ont d’immenses |
|
|
obstacles à vaincre. Après avoir rompu ou desserré les liens de |
|
|
l’obéissance filiale, il leur faut échapper, par un dernier effort, à |
|
|
l’empire de la coutume et à la tyrannie de l’opinion ; et, lorsque |
|
|
enfin ils sont arrivés au bout de cette rude entreprise, ils se |
|
|
trouvent comme des étrangers au milieu de leurs amis naturels et de |
|
|
leurs proches : le préjugé qu’ils ont franchi les en sépare. Cette |
|
|
situation ne tarde pas à abattre leur courage et à aigrir leurs cœurs. |
|
|
|
|
|
Si donc il arrive que des époux unis de cette manière sont d’abord |
|
|
malheureux, et puis coupables, il ne faut pas l’attribuer à ce qu’ils |
|
|
se sont librement choisis, mais plutôt à ce qu’ils vivent dans une |
|
|
société qui n’admet point de pareils choix. |
|
|
|
|
|
On ne doit pas oublier, d’ailleurs, que le même effort qui fait sortir |
|
|
violemment un homme d’une erreur commune, l’entraîne presque toujours |
|
|
hors de la raison ; que, pour oser déclarer une guerre, |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/93]]== |
|
|
même légitime, aux idées de son siècle et de son pays, il faut avoir |
|
|
dans l’esprit une certaine disposition violente et aventureuse, et que |
|
|
des gens de ce caractère, quelque direction qu’ils prennent, |
|
|
parviennent rarement au bonheur et à la vertu. Et c’est, pour le dire |
|
|
en passant, ce qui explique pourquoi, dans les révolutions les plus |
|
|
nécessaires et les plus saintes, il se rencontre si peu de |
|
|
révolutionnaires modérés et honnêtes. |
|
|
|
|
|
|
|
|
Que, dans un siècle d’aristocratie, un homme s’avise par hasard de ne |
|
|
consulter dans l’union conjugale d’autres convenances que son opinion |
|
|
particulière et son goût, et que le désordre des mœurs et la misère ne |
|
|
tardent pas ensuite à s’introduire dans son ménage, il ne faut donc |
|
|
pas s’en étonner. Mais, lorsque cette même manière d’agir est dans |
|
|
l’ordre naturel et ordinaire des choses ; que l’état social la |
|
|
facilite ; que la puissance paternelle s’y prête et que l’opinion |
|
|
publique la préconise, on ne doit pas douter que la paix intérieure |
|
|
des familles n’en devienne plus grande, et que la foi conjugale n’en |
|
|
soit mieux gardée. |
|
|
|
|
|
Presque tous les hommes des démocraties parcourent une carrière |
|
|
politique ou exercent une profession, et, d’une autre part, la |
|
|
médiocrité des fortunes y oblige la femme à se renfermer chaque jour |
|
|
dans l’intérieur de sa demeure, afin de {{tiret|pré|sider}} |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/94]]== |
|
|
{{tiret2|pré|sider}} elle-même, et de très près, aux détails de |
|
|
l’administration domestique. |
|
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Tous ces travaux distincts et forcés sont comme autant de barrières |
|
|
naturelles qui, séparant les sexes, rendent les sollicitations de l’un |
|
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plus rares et moins vives, et la résistance de l’autre plus aisée. |
|
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Ce n’est pas que l’égalité des conditions puisse jamais parvenir à |
|
|
rendre l’homme chaste ; mais elle donne au désordre de ses mœurs un |
|
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caractère moins dangereux. Comme personne n’a plus alors le loisir ni |
|
|
l’occasion d’attaquer les vertus qui veulent se défendre, on voit tout |
|
|
à la fois un grand nombre de courtisanes et une multitude de femmes |
|
|
honnêtes. |
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Un pareil état de choses produit de déplorables misères individuelles, |
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mais il n’empêche point que le corps social ne soit dispos et fort ; |
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il ne détruit pas les liens de famille et n’énerve pas les mœurs |
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nationales. Ce qui met en danger la société, ce n’est pas la grande |
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corruption chez quelques-uns, c’est le relâchement de tous. Aux yeux |
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du législateur, la prostitution est bien moins à redouter que la |
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galanterie. |
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Cette vie tumultueuse et sans cesse tracassée, que l’égalité donne aux |
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hommes, ne les détourne pas seulement de l’amour en leur ôtant le |
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loisir de s’y livrer ; elle les en écarte encore par un chemin plus |
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secret, mais plus sûr. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/95]]== |
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Tous les hommes qui vivent dans les temps démocratiques contractent |
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plus ou moins les habitudes intellectuelles des classes industrielles |
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et commerçantes ; leur esprit prend un tour sérieux, calculateur et |
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positif ; il se détourne volontiers de l’idéal pour se diriger vers |
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quelque but visible et prochain qui se présente comme le naturel et |
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nécessaire objet des désirs. L’égalité ne détruit pas ainsi |
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l’imagination ; mais elle la limite et ne lui permet de voler qu’en |
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rasant la terre. |
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Il n’y a rien de moins rêveur que les citoyens d’une démocratie, et |
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l’on n’en voit guère qui veuillent s’abandonner à ces contemplations |
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oisives et solitaires qui précèdent d’ordinaire et qui produisent les |
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grandes agitations du cœur. |
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Ils mettent, il est vrai, beaucoup de prix à se procurer cette sorte |
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d’affection profonde, régulière et paisible, qui fait le charme et |
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la sécurité de la vie ; mais ils ne courent pas volontiers après des |
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émotions violentes et capricieuses qui la troublent et l’abrègent. |
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Je sais que tout ce qui précède n’est complètement applicable qu’à |
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l’Amérique et ne peut, quant à présent, s’étendre d’une manière |
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générale à l’Europe. |
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Depuis un demi-siècle que les lois et les habitudes poussent avec une |
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énergie sans pareille plusieurs peuples européens vers la démocratie, |
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on |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/96]]== |
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ne voit point que chez ces nations les rapports de l’homme et de la |
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|
femme soient devenus plus réguliers et plus chastes. Le contraire se |
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laisse même apercevoir en quelques endroits. Certaines classes sont |
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mieux réglées ; la moralité générale paraît plus lâche. Je ne |
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craindrai pas de le remarquer, car je ne me sens pas mieux disposé à |
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flatter mes contemporains qu’à en médire. |
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Ce spectacle doit affliger, mais non surprendre. |
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L’heureuse influence qu’un état social démocratique peut exercer sur |
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la régularité des habitudes est un de ces faits qui ne sauraient se |
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découvrir qu’à la longue. Si l’égalité des conditions est favorable |
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|
aux bonnes mœurs, le travail social qui rend les conditions égales, |
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leur est très funeste. |
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Depuis cinquante ans que la France se transforme, nous avons eu |
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rarement de la liberté, mais toujours du désordre. Au milieu de cette |
|
|
confusion universelle des idées et de cet ébranlement général des |
|
|
opinions, parmi ce mélange incohérent du juste et de l’injuste, du |
|
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vrai et du faux, du droit et du fait, la vertu publique est devenue |
|
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incertaine, et la moralité privée chancelante. |
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Mais toutes les révolutions, quels que fussent leur objet et leurs |
|
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agents, ont d’abord produit des effets semblables. Celles mêmes qui |
|
|
ont fini par resserrer le lien des mœurs ont commencé par le détendre. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/97]]== |
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Les désordres dont nous sommes souvent témoins ne me semblent donc pas |
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un fait durable. Déjà de curieux indices l’annoncent. |
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Il n’y a rien de plus misérablement corrompu qu’une aristocratie qui |
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conserve ses richesses en perdant son pouvoir, et qui, réduite à des |
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jouissances vulgaires, possède encore d’immenses loisirs. Les |
|
|
passions énergiques et les grandes pensées qui l’avaient animée jadis |
|
|
en disparaissent alors, et l’on n’y rencontre plus guère qu’une |
|
|
multitude de petits vices rongeurs qui s’attachent à elle, comme des |
|
|
vers à un cadavre. |
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Personne ne conteste que l’aristocratie française du dernier siècle ne |
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fût très dissolue ; tandis que d’anciennes habitudes et de vieilles |
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|
croyances maintenaient encore le respect des mœurs dans les autres |
|
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classes. |
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On n’aura pas de peine non plus à tomber d’accord que, de notre temps, |
|
|
une certaine sévérité de principes ne se fasse voir parmi les débris |
|
|
de cette même aristocratie, au lieu que le désordre des mœurs a paru |
|
|
s’étendre dans les rangs moyens et inférieurs de la société. De telle |
|
|
sorte que les mêmes familles qui se montraient, il y a cinquante ans, |
|
|
les plus relâchées, se montrent aujourd’hui les plus exemplaires, et |
|
|
que la démocratie semble n’avoir moralisé que les classes |
|
|
aristocratiques. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/98]]== |
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|
La révolution, en divisant la fortune des nobles, en les forçant de |
|
|
s’occuper assidûment de leurs affaires et de leurs familles, en les |
|
|
renfermant avec leurs enfants sous le même toit, en donnant enfin un |
|
|
tour plus raisonnable et plus grave à leurs pensées, leur a suggéré, |
|
|
sans qu’ils s’en aperçoivent eux-mêmes, le respect des croyances |
|
|
religieuses, l’amour de l’ordre, des plaisirs paisibles, des joies |
|
|
domestiques et du bien-être ; tandis que le reste de la nation, qui |
|
|
avait naturellement ces mêmes goûts, était entraîné vers le désordre |
|
|
par l’effort même qu’il fallait faire pour renverser les lois et les |
|
|
coutumes politiques. |
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|
L’ancienne aristocratie française a subi les conséquences de la |
|
|
Révolution, et elle n’a point ressenti les passions révolutionnaires, |
|
|
ni partagé l’entraînement souvent anarchique qui l’a produite ; il |
|
|
est facile de concevoir qu’elle éprouve dans ses mœurs l’influence |
|
|
salutaire de cette révolution avant ceux mêmes qui l’ont faite. |
|
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|
Il est donc permis de dire, quoique la chose au premier abord paraisse |
|
|
surprenante, que, de nos jours, ce sont les classes les plus |
|
|
antidémocratiques de la nation qui font le mieux voir l’espèce de |
|
|
moralité qu’il est raisonnable d’attendre de la démocratie. |
|
|
|
|
|
Je ne puis m’empêcher de croire que, quand |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/99]]== |
|
|
nous aurons obtenu tous les effets de la révolution démocratique, |
|
|
après être sortis du tumulte qu’elle a fait naître, ce qui n’est vrai |
|
|
aujourd’hui que de quelques-uns le deviendra peu à peu de tous. |
|
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/100]]== |
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{{t3|Comment les américains comprennent l’égalité de l’homme et de la |
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|
femme |CHAPITRE XII.}} |
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J’ai fait voir comment la démocratie détruisait ou modifiait les |
|
|
diverses inégalités que la société fait naître ; mais est-ce là tout, |
|
|
et ne parvient-elle pas enfin à agir sur cette grande inégalité de |
|
|
l’homme et de la femme, qui a semblé, jusqu’à nos jours, avoir ses |
|
|
fondements éternels dans la nature ? |
|
|
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|
|
Je pense que le mouvement social qui rapproche du même niveau le fils |
|
|
et le père, le serviteur et le maître, et, en général, l’inférieur et |
|
|
le supérieur, élève la femme et doit de plus en plus en faire l’égale |
|
|
de l’homme. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/101]]== |
|
|
|
|
|
Mais c’est ici, plus que jamais, que je sens le besoin d’être bien |
|
|
compris ; car il n’y a pas de sujet sur lequel l’imagination grossière |
|
|
et désordonnée de notre siècle se soit donné une plus libre carrière. |
|
|
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|
|
Il y a des gens en Europe qui, confondant les attributs divers des |
|
|
sexes, prétendent faire de l’homme et de la femme des êtres, non |
|
|
seulement égaux, mais semblables. Ils donnent à l’un comme à l’autre |
|
|
les mêmes fonctions, leur imposent les mêmes devoirs et leur accordent |
|
|
les mêmes droits ; ils les mêlent en toutes choses, travaux, plaisirs, |
|
|
affaires. On peut aisément concevoir qu’en s’efforçant d’égaler ainsi |
|
|
un sexe à l’autre, on les dégrade tous les deux ; et que de ce mélange |
|
|
grossier des œuvres de la nature il ne saurait jamais sortir que des |
|
|
hommes faibles et des femmes déshonnêtes. |
|
|
|
|
|
Ce n’est point ainsi que les Américains ont compris l’espèce d’égalité |
|
|
démocratique qui peut s’établir entre la femme et l’homme. Ils ont |
|
|
pensé que, puisque la nature avait établi une si grande variété entre |
|
|
la constitution physique et morale de l’homme et celle de la femme, |
|
|
son but clairement indiqué était de donner à leurs différentes |
|
|
facultés un emploi divers ; et ils ont jugé que le progrès ne |
|
|
consistait point à faire faire à peu près les mêmes choses à des |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/102]]== |
|
|
êtres dissemblables, mais à obtenir que chacun d’eux s’acquittât le |
|
|
mieux possible de sa tâche. Les Américains ont appliqué aux deux |
|
|
sexes le grand principe d’économie politique qui domine de nos jours |
|
|
l’industrie. Ils ont soigneusement divisé les fonctions de l’homme et |
|
|
de la femme, afin que le grand travail social fût mieux fait. |
|
|
|
|
|
L’Amérique est le pays du monde où l’on a pris le soin le plus |
|
|
continuel de tracer aux deux sexes des lignes d’action nettement |
|
|
séparées, et où l’on a voulu que tous deux marchassent d’un pas égal, |
|
|
mais dans des chemins toujours différents. Vous ne voyez point |
|
|
d’Américaines diriger les affaires extérieures de la famille, conduire |
|
|
un négoce, ni pénétrer enfin dans la sphère politique ; mais on n’en |
|
|
rencontre point non plus qui soient obligées de se livrer aux rudes |
|
|
travaux du labourage, ni à aucun des exercices pénibles qui exigent le |
|
|
développement de la force physique. Il n’y a pas de familles si |
|
|
pauvres qui fassent exception à cette règle. |
|
|
|
|
|
Si L’Américaine ne peut point s’échapper du cercle paisible des |
|
|
occupations domestiques, elle n’est, d’autre part, jamais contrainte |
|
|
d’en sortir. |
|
|
|
|
|
De là vient que les Américaines, qui font souvent voir une mâle raison |
|
|
et une énergie toute virile, conservent en général une apparence très |
|
|
délicate, et restent toujours femmes par les manières, bien |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/103]]== |
|
|
qu’elles se montrent hommes quelquefois par l’esprit et le cœur. |
|
|
|
|
|
Jamais non plus les Américains n’ont imaginé que la conséquence des |
|
|
principes démocratiques fût de renverser la puissance maritale et |
|
|
d’introduire la confusion des autorités dans la famille. Ils ont |
|
|
pensé que toute association, pour être efficace, devait avoir un chef, |
|
|
et que le chef naturel de l’association conjugale était l’homme. Ils |
|
|
ne refusent donc point à celui-ci le droit de diriger sa compagne ; et |
|
|
ils croient que, dans la petite société du mari et de la femme, ainsi |
|
|
que dans la grande société politique, l’objet de la démocratie est de |
|
|
régler et de légitimer les pouvoirs nécessaires, et non de détruire |
|
|
tout pouvoir. |
|
|
|
|
|
Cette opinion n’est point particulière à un sexe et combattue par |
|
|
l’autre. |
|
|
|
|
|
Je n’ai pas remarqué que les Américaines considérassent l’autorité |
|
|
conjugale comme une usurpation heureuse de leurs droits, ni qu’elles |
|
|
crussent que ce fût s’abaisser de s’y soumettre. Il m’a semblé voir, |
|
|
au contraire, qu’elles se faisaient une sorte de gloire du volontaire |
|
|
abandon de leur volonté, et qu’elles mettaient leur grandeur à se |
|
|
plier d’elles-mêmes au joug et non à s’y soustraire. C’est là, du |
|
|
moins, le sentiment qu’expriment les plus vertueuses : les autres se |
|
|
taisent, et l’on n’entend point aux États-Unis d’épouse adultère |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/104]]== |
|
|
réclamer bruyamment les droits de la femme, en foulant aux pieds ses |
|
|
plus saints devoirs. |
|
|
|
|
|
On a remarqué souvent qu’en Europe un certain mépris se découvre au |
|
|
milieu même des flatteries que les hommes prodiguent aux femmes : bien |
|
|
que l’Européen se fasse souvent l’esclave de la femme, on voit qu’il |
|
|
ne la croit jamais sincèrement son égale. |
|
|
|
|
|
Aux États-Unis, on ne loue guère les femmes ; mais on montre chaque |
|
|
jour qu’on les estime. |
|
|
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|
|
Les Américains font voir sans cesse une pleine confiance dans la |
|
|
raison de leur compagne, et un respect profond pour sa liberté. Ils |
|
|
jugent que son esprit est aussi capable que celui de l’homme de |
|
|
découvrir la vérité toute nue, et son cœur assez ferme pour la suivre ; |
|
|
et ils n’ont jamais cherché à mettre la vertu de l’un plus que celle |
|
|
de l’autre à l’abri des préjugés, de l’ignorance ou de la peur. |
|
|
|
|
|
Il semble qu’en Europe, où l’on se soumet si aisément à l’empire |
|
|
despotique des femmes, on leur refuse cependant quelques-uns des plus |
|
|
grands attributs de l’espèce humaine, et qu’on les considère comme des |
|
|
êtres séduisants et incomplets ; et, ce dont on ne saurait trop |
|
|
s’étonner, c’est que les femmes elles-mêmes finissent par se voir sous |
|
|
le même jour, et qu’elles ne sont pas éloignées de considérer comme un |
|
|
privilège la faculté qu’on |
|
|
|
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/105]]== |
|
|
leur laisse de se montrer futiles, faibles et craintives. Les |
|
|
Américaines ne réclament point de semblables droits. |
|
|
|
|
|
On dirait, d’une autre part, qu’en fait de mœurs, nous ayons accordé à |
|
|
l’homme une sorte d’immunité singulière ; de telle sorte qu’il y ait |
|
|
comme une vertu à son usage, et une autre à celui de sa compagne ; et |
|
|
que, suivant l’opinion publique, le même acte puisse être |
|
|
alternativement un crime ou seulement une faute. |
|
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|
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|
Les Américains ne connaissent point cet inique partage des devoirs et |
|
|
des droits. Chez eux, le séducteur est aussi déshonoré que sa |
|
|
victime. |
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|
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|
|
Il est vrai que les Américains témoignent rarement aux femmes ces |
|
|
égards empressés dont on se plaît à les environner en Europe ; mais |
|
|
ils montrent toujours, par leur conduite, qu’ils les supposent |
|
|
vertueuses et délicates ; et ils ont un si grand respect pour leur |
|
|
liberté morale, qu’en leur présence chacun veille avec soin sur ses |
|
|
discours, de peur qu’elles ne soient forcées d’entendre un langage qui |
|
|
les blesse. En Amérique, une jeune fille entreprend, seule et sans |
|
|
crainte, un long voyage. |
|
|
|
|
|
Les législateurs des États-Unis, qui ont adouci presque toutes les |
|
|
dispositions du code pénal, punissent de mort le viol ; et il n’est |
|
|
point de crimes que l’opinion publique poursuive avec une |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/106]]== |
|
|
ardeur plus inexorable. Cela s’explique : comme les Américains ne |
|
|
conçoivent rien de plus précieux que l’honneur de la femme, et rien de |
|
|
si respectable que son indépendance, ils estiment qu’il n’y a pas de |
|
|
châtiment trop sévère pour ceux qui les lui enlèvent malgré elle. |
|
|
|
|
|
En France, où le même crime est frappé de peines beaucoup plus douces, |
|
|
il est souvent difficile de trouver un jury qui condamne. Serait-ce |
|
|
mépris de la pudeur, ou mépris de la femme ? Je ne puis m’empêcher de |
|
|
croire que c’est l’un et l’autre. |
|
|
|
|
|
Ainsi, les Américains ne croient pas que l’homme et la femme aient le |
|
|
devoir ni le droit de faire les mêmes choses, mais ils montrent une |
|
|
même estime pour le rôle de chacun d’eux, et ils les considèrent comme |
|
|
des êtres dont la valeur est égale, quoique la destinée diffère. Ils |
|
|
ne donnent point au courage de la femme la même forme ni le même |
|
|
emploi qu’à celui de l’homme ; mais ils ne doutent jamais de son |
|
|
courage ; et s’ils estiment que l’homme et sa compagne ne doivent pas |
|
|
toujours employer leur intelligence et leur raison de la même manière, |
|
|
ils jugent, du moins, que la raison de l’une est aussi assurée que |
|
|
celle de l’autre, et son intelligence aussi claire. |
|
|
|
|
|
Les Américains, qui ont laissé subsister dans la société l’infériorité |
|
|
de la femme, l’ont donc élevée |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/107]]== |
|
|
de tout leur pouvoir, dans le monde intellectuel et moral, au niveau |
|
|
de l’homme ; et, en ceci, ils me paraissent avoir admirablement |
|
|
compris la véritable notion du progrès démocratique. |
|
|
|
|
|
Pour moi, je n’hésiterai pas à le dire : quoique aux États-Unis la |
|
|
femme ne sorte guère du cercle domestique, et qu’elle y soit, à |
|
|
certains égards, fort dépendante, nulle part sa position ne m’a semblé |
|
|
plus haute ; et si, maintenant que j’approche de la fin de ce livre, |
|
|
où j’ai montré tant de choses considérables faites par les Américains, |
|
|
on me demandait à quoi je pense qu’il faille principalement attribuer |
|
|
la prospérité singulière et la force croissante de ce peuple, je |
|
|
répondrais que c’est à la supériorité de ses femmes. |
|
|
|
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/108]]== |
|
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{{t3|Comment l’égalité divise naturellement les Américains en une |
|
|
multitude de petites sociétés particulières |CHAPITRE XIII.}} |
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|
On serait porté à croire que la conséquence dernière et l’effet |
|
|
nécessaire des institutions démocratiques est de confondre les |
|
|
citoyens dans la vie privée aussi bien que dans la vie publique, et de |
|
|
les forcer tous à mener une existence commune. |
|
|
|
|
|
C’est comprendre sous une forme bien grossière et bien tyrannique |
|
|
l’égalité que la démocratie fait naître. |
|
|
|
|
|
Il n’y a point d’état social ni de lois qui puissent rendre les hommes |
|
|
tellement semblables, |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/109]]== |
|
|
que l’éducation, la fortune et les goûts ne mettent entre eux quelque |
|
|
différence, et, si des hommes différents peuvent trouver quelquefois |
|
|
leur intérêt à faire, en commun, les mêmes choses, on doit croire |
|
|
qu’ils n’y trouveront jamais leur plaisir. Ils échapperont donc |
|
|
toujours, quoi qu’on fasse, à la main du législateur ; et, se dérobant |
|
|
par quelque endroit du cercle où l’on cherche à les renfermer, ils |
|
|
établiront, à côté de la grande société politique, de petites sociétés |
|
|
privées, dont la similitude des conditions, des habitudes et des |
|
|
mœurs sera le lien. |
|
|
|
|
|
Aux États-Unis, les citoyens n’ont aucune prééminence les uns sur les |
|
|
autres ; ils ne se doivent réciproquement ni obéissance ni respect ; |
|
|
ils administrent ensemble la justice et gouvernent l’État, et en |
|
|
général ils se réunissent tous pour traiter les affaires qui influent |
|
|
sur la destinée commune ; mais je n’ai jamais ouï dire qu’on prétendît |
|
|
les amener à se divertir tous de la même manière, ni a se réjouir |
|
|
confusément dans les mêmes lieux. |
|
|
|
|
|
Les Américains, qui se mêlent si aisément dans l’enceinte des |
|
|
assemblées politiques et des tribunaux, se divisent, au contraire, |
|
|
avec grand soin, en petites associations fort distinctes, pour goûter |
|
|
à part les jouissances de la vie privée. Chacun d’eux reconnaît |
|
|
volontiers tous ses concitoyens pour ses égaux, mais il n’en reçoit |
|
|
jamais |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/110]]== |
|
|
qu’un très petit nombre parmi ses amis et ses hôtes. |
|
|
|
|
|
Cela me semble très naturel. À mesure que le cercle de la société |
|
|
publique s’agrandit, il faut s’attendre à ce que la sphère des |
|
|
relations privées se resserre : au lieu d’imaginer que les citoyens |
|
|
des sociétés nouvelles vont finir par vivre en commun, je crains bien |
|
|
qu’ils n’arrivent enfin à ne plus former que de très petites coteries. |
|
|
|
|
|
Chez les peuples aristocratiques, les différentes classes sont comme |
|
|
de vastes enceintes, d’où l’on ne peut sortir et où l’on ne saurait |
|
|
entrer. Les classes ne se communiquent point entre elles ; mais, |
|
|
dans l’intérieur de chacune d’elles, les hommes se pratiquent |
|
|
forcément tous les jours. Lors même que naturellement ils ne se |
|
|
conviendraient point, la convenance générale d’une même condition les |
|
|
rapproche. |
|
|
|
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|
Mais, lorsque ni la loi ni la coutume ne se chargent d’établir des |
|
|
relations fréquentes et habituelles entre certains hommes, la |
|
|
ressemblance accidentelle des opinions et des penchants en décide ; |
|
|
ce qui varie les sociétés particulières à l’infini. |
|
|
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Dans les démocraties, où les citoyens ne diffèrent jamais beaucoup les |
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uns les autres, et se trouvent naturellement si proches qu’à chaque |
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instant il peut leur arriver de se confondre tous dans une masse |
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commune, il se crée une {{tiret|multi|tude}} |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/111]]== |
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{{tiret2|multi|tude}} de classifications artificielles et arbitraires |
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à l’aide desquelles chacun cherche à se mettre à l’écart, de peur |
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d’être entraîné malgré soi dans la foule. |
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Il ne saurait jamais manquer d’en être ainsi ; car on peut changer les |
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institutions humaines, mais non l’homme : quel que soit l’effort |
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général d’une société pour rendre les citoyens égaux et semblables, |
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l’orgueil particulier des individus cherchera toujours à échapper au |
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niveau, et voudra former quelque part une inégalité dont il profite. |
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Dans les aristocraties, les hommes sont séparés les uns des autres par |
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de hautes barrières immobiles ; dans les démocraties, ils sont divisés |
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par une multitude de petits fils presque invisibles, qu’on brise à |
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tout moment et qu’on change sans cesse de place. |
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Ainsi, quels que soient les progrès de l’égalité, il se formera |
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toujours chez les peuples démocratiques un grand nombre de petites |
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associations privées au milieu de la grande société politique. Mais |
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aucune d’elles ne ressemblera, par les manières, à la classe |
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supérieure qui dirige les aristocraties. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/112]]== |
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{{t3|Quelques réflexions sur les manières américaines |CHAPITRE XIV.}} |
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Il n’y a rien, au premier abord, qui semble moins important que la |
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forme extérieure des actions humaines, et il n’y a rien à quoi les |
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hommes attachent plus de prix ; ils s’accoutument à tout, excepté à |
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vivre dans une société qui n’a pas leurs manières. L’influence |
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qu’exerce l’état social et politique sur les manières vaut donc la |
|
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peine d’être sérieusement examinée. |
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Les manières sortent, en général, du fond même des mœurs ; et, de |
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plus, elles résultent quelquefois d’une convention arbitraire, entre |
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certains |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/113]]== |
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hommes. Elles sont en même temps naturelles et acquises. |
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Quand des hommes s’aperçoivent qu’ils sont les premiers sans |
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contestation et sans peine ; qu’ils ont chaque jour sous les yeux de |
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grands objets dont ils s’occupent, laissant à d’autres les détails, |
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et qu’ils vivent au sein d’une richesse qu’ils n’ont pas acquise et |
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qu’ils ne craignent pas de perdre, on conçoit qu’ils éprouvent une |
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|
sorte de dédain superbe pour les petits intérêts et les soins |
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matériels de la vie, et qu’ils aient dans la pensée une grandeur |
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naturelle que les paroles et les manières révèlent. |
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Dans les pays démocratiques, les manières ont d’ordinaire peu de |
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grandeur, parce que la vie privée y est fort petite. Elles sont |
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souvent vulgaires, parce que la pensée n’y a que peu d’occasions de |
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s’y élever au-delà de la préoccupation des intérêts domestiques. |
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La véritable dignité des manières consiste à se montrer toujours a sa |
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|
place, ni plus haut, ni plus bas ; cela est à la portée du paysan |
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comme du prince. Dans les démocraties, toutes les places paraissent |
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|
douteuses ; d’où il arrive que les manières, qui y sont souvent |
|
|
orgueilleuses, y sont rarement dignes. De plus, elles ne sont jamais |
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ni bien réglées ni bien savantes. |
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|
Les hommes qui vivent dans les démocraties |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/114]]== |
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|
sont trop mobiles pour qu’un certain nombre d’entre eux parviennent à |
|
|
établir un code de savoir-vivre et puissent tenir la main à ce qu’on |
|
|
le suive. Chacun y agit donc à peu près à sa guise, et il y règne |
|
|
toujours une certaine incohérence dans les manières, parce qu’elles se |
|
|
conforment aux sentiments et aux idées individuelles de chacun, plutôt |
|
|
qu’à un modèle idéal donné d’avance à l’imitation de tous. |
|
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|
Toutefois, ceci est bien plus sensible au moment où l’aristocratie |
|
|
vient de tomber que lorsqu’elle est depuis longtemps détruite. |
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|
Les institutions politiques nouvelles et les nouvelles mœurs |
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|
réunissent alors dans les mêmes lieux et forcent souvent de vivre en |
|
|
commun des hommes que l’éducation et les habitudes rendent encore |
|
|
prodigieusement dissemblables ; ce qui fait ressortir à tout moment de |
|
|
grandes bigarrures. On se souvient encore qu’il a existé un code |
|
|
précis de la politesse ; mais on ne sait déjà plus ni ce qu’il |
|
|
contient ni où il se trouve. Les hommes ont perdu la loi commune des |
|
|
manières, et ils n’ont pas encore pris le parti de s’en passer ; mais |
|
|
chacun s’efforce de former, avec les débris des anciens usages, une |
|
|
certaine règle arbitraire et changeante ; de telle sorte que les |
|
|
manières n’ont ni la régularité ni la grandeur qu’elles font souvent |
|
|
voir chez les peuples aristocratiques, ni le |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/115]]== |
|
|
tour simple et libre qu’on leur remarque quelquefois dans la |
|
|
démocratie ; elles sont tout à la fois gênées et sans gêne. |
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|
Ce n’est pas là l’état normal. |
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|
Quand l’égalité est complète et ancienne, tous les hommes, ayant à peu |
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|
près les mêmes idées et faisant à peu près les mêmes choses, n’ont pas |
|
|
besoin de s’entendre ni de se copier pour agir et parler de la même |
|
|
sorte ; on voit sans cesse une multitude de petites dissemblances dans |
|
|
leurs manières ; on n’y aperçoit pas de grandes différences. Ils ne |
|
|
se ressemblent jamais parfaitement, parce qu’ils n’ont pas le même |
|
|
modèle ; ils ne sont jamais fort dissemblables, parce qu’ils ont la |
|
|
même condition. Au premier abord, on dirait que les manières de tous |
|
|
les Américains sont exactement pareilles. Ce n’est qu’en les |
|
|
considérant de fort près, qu’on aperçoit les particularités par où |
|
|
tous diffèrent. |
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|
Les Anglais se sont fort égayés aux dépens des manières américaines ; |
|
|
et, ce qu’il y a de particulier, c’est que la plupart de ceux qui nous |
|
|
en ont fait un si plaisant tableau appartenaient aux classes moyennes |
|
|
d’Angleterre, auxquelles ce même tableau est fort applicable. De |
|
|
telle sorte que ces impitoyables détracteurs présentent d’ordinaire |
|
|
l’exemple de ce qu’ils blâment aux États-Unis ; ils ne s’aperçoivent |
|
|
pas qu’ils se raillent eux-mêmes, |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/116]]== |
|
|
pour la grande joie de l’aristocratie de leur pays. |
|
|
|
|
|
Rien ne fait plus de tort à la démocratie que la forme extérieure de |
|
|
ses mœurs. Bien des gens s’accommoderaient volontiers de ses vices, |
|
|
qui ne peuvent supporter ses manières. |
|
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|
Je ne saurais admettre, cependant, qu’il n’y ait rien à louer dans les |
|
|
manières des peuples démocratiques. |
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Chez les nations aristocratiques, tous ceux qui avoisinent la première |
|
|
classe s’efforcent d’ordinaire de lui ressembler, ce qui produit des |
|
|
imitations très ridicules et fort plates. Si les peuples |
|
|
démocratiques ne possèdent point chez eux le modèle des grandes |
|
|
manières, ils échappent du moins à l’obligation d’en voir tous les |
|
|
jours de méchantes copies. |
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|
|
|
Dans les démocraties, les manières ne sont jamais si raffinées que |
|
|
chez les peuples aristocratiques ; mais jamais non plus elles ne se |
|
|
montrent si grossières. On n’y entend ni les gros mots de la |
|
|
populace, ni les expressions nobles et choisies des grands seigneurs. |
|
|
Il y a souvent de la trivialité dans les mœurs, mais point de |
|
|
brutalité ni de bassesse. |
|
|
|
|
|
J’ai dit que dans les démocraties il ne saurait se former un code |
|
|
précis en fait de savoir-vivre. Ceci a son inconvénient et ses |
|
|
avantages. Dans |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/117]]== |
|
|
les aristocraties, les règles de la bienséance imposent à chacun la |
|
|
même apparence ; elles rendent tous les membres de la même classe |
|
|
semblables, en dépit de leurs penchants particuliers ; elles parent le |
|
|
naturel et le cachent. Chez les peuples démocratiques, les manières |
|
|
ne sont ni aussi savantes ni aussi régulières ; mais elles sont |
|
|
souvent plus sincères. Elles forment comme un voile léger et mal |
|
|
tissu, à travers lequel les sentiments véritables et les idées |
|
|
individuelles de chaque homme se laissent aisément voir. La forme et |
|
|
le fond des actions humaines s’y rencontrent donc souvent dans un |
|
|
rapport intime, et, si le grand tableau de l’humanité est moins orné, |
|
|
il est plus vrai. Et c’est ainsi que, dans un sens, on peut dire que |
|
|
l’effet de la démocratie n’est point précisément de donner aux hommes |
|
|
certaines manières, mais d’empêcher qu’ils n’aient des manières. |
|
|
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|
|
On peut quelquefois retrouver dans une démocratie des sentiments, des |
|
|
passions, des vertus et des vices de l’aristocratie, mais non ses |
|
|
manières. Celles-ci se perdent et disparaissent sans retour, quand la |
|
|
révolution démocratique est complète. |
|
|
|
|
|
Il semble qu’il n’y a rien de plus durable que les manières d’une |
|
|
classe aristocratique ; car elle les conserve encore quelque temps |
|
|
après avoir perdu ses biens et son pouvoir ; ni de si fragile, car à |
|
|
peine ont-elles disparu, qu’on n’en retrouve plus la |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/118]]== |
|
|
trace, et qu’il est difficile de dire ce qu’elles étaient du moment |
|
|
qu’elles ne sont plus. Un changement dans l’état social opère ce |
|
|
prodige ; quelques générations y suffisent. |
|
|
|
|
|
Les traits principaux de l’aristocratie restent gravés dans |
|
|
l’histoire, lorsque l’aristocratie est détruite, mais les formes |
|
|
délicates et légères de ses mœurs disparaissent de la mémoire des |
|
|
hommes, presque aussitôt après sa chute. Ils ne sauraient les |
|
|
concevoir dès qu’ils ne les ont plus sous les yeux. Elles leur |
|
|
échappent sans qu’ils le voient ni qu’ils le sentent. Car, pour |
|
|
éprouver cette espèce de plaisir raffiné que procurent la distinction |
|
|
et le choix des manières, il faut que l’habitude et l’éducation y |
|
|
aient préparé le cœur, et l’on en Perd aisément le goût avec l’usage, |
|
|
|
|
|
Ainsi, non seulement les peuples démocratiques ne sauraient avoir les |
|
|
manières de l’aristocratie, mais ils ne les conçoivent ni ne les |
|
|
désirent ; ils ne les imaginent point, elles sont, pour eux, comme si |
|
|
elles n’avaient jamais été. |
|
|
|
|
|
Il ne faut pas attacher trop d’importance à cette perte ; mais il est |
|
|
permis de la regretter, |
|
|
|
|
|
Je sais qu’il est arrivé plus d’une fois que les mêmes hommes ont eu |
|
|
des mœurs très distinguées et des sentiments très vulgaires : |
|
|
l’intérieur des cours a fait assez voir que de grands dehors pouvaient |
|
|
souvent cacher des cœurs fort bas. Mais, si |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/119]]== |
|
|
les manières de l’aristocratie ne faisaient point la vertu, elles |
|
|
ornaient quelquefois la vertu même. Ce n’était point un spectacle |
|
|
ordinaire que celui d’une classe nombreuse et puissante, où tous les |
|
|
actes extérieurs de la vie semblaient révéler à chaque instant la |
|
|
hauteur naturelle des sentiments et des pensées, la délicatesse et la |
|
|
régularité des goûts, l’urbanité des mœurs. |
|
|
|
|
|
Les manières de l’aristocratie donnaient de belles illusions sur la |
|
|
nature humaine ; et, quoique le tableau fût souvent menteur, on |
|
|
éprouvait un noble plaisir à le regarder. |
|
|
|
|
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|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/120]]== |
|
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{{t3|De la gravité des américains et pourquoi elle ne les empêche pas |
|
|
de faire souvent des choses inconsidérées |CHAPITRE XV.}} |
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Les hommes qui vivent dans les pays démocratiques ne prisent point ces |
|
|
sortes de divertissements naïfs, turbulents et grossiers auxquels le |
|
|
peuple se livre dans les aristocraties : ils les trouvent puérils ou |
|
|
insipides. Ils ne montrent guère plus de goût pour les amusements |
|
|
intellectuels et raffinés des classes aristocratiques ; il leur faut |
|
|
quelque chose de productif et de substantiel dans leurs plaisirs, et |
|
|
ils veulent mêler des jouissances à leur joie. |
|
|
|
|
|
Dans les sociétés aristocratiques, le peuple {{tiret|s’a|bandonne}} |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/121]]== |
|
|
{{tiret2|s’a|bandonne}} volontiers aux élans d’une gaieté tumultueuse |
|
|
et bruyante qui l’arrache tout à coup à la contemplation de ses |
|
|
misères ; les habitants des démocraties n’aiment point à se sentir |
|
|
ainsi tirés violemment hors d’eux-mêmes, et c’est toujours à regret |
|
|
qu’ils se perdent de vue. À ces transports frivoles, ils préfèrent |
|
|
des délassements graves et silencieux qui ressemblent à des affaires |
|
|
et ne les fassent point entièrement oublier. |
|
|
|
|
|
Il y a tel Américain qui, au lieu d’aller dans ses moments de loisir |
|
|
danser joyeusement sur la place publique, ainsi que les gens de sa |
|
|
profession continuent à le faire dans une grande partie de l’Europe, |
|
|
se retire seul au fond de sa demeure pour y boire. Cet homme jouit à |
|
|
la fois de deux plaisirs : il songe à son négoce, et il s’enivre |
|
|
décemment en famille. |
|
|
|
|
|
Je croyais que les Anglais formaient la nation la plus sérieuse qui |
|
|
fût sur la terre, mais j’ai vu les Américains, et j’ai changé |
|
|
d’opinion. |
|
|
|
|
|
Je ne veux pas dire que le tempérament ne soit pas pour beaucoup dans |
|
|
le caractère des habitants des États-Unis. je pense, toutefois, que |
|
|
les institutions politiques y contribuent plus encore. |
|
|
|
|
|
Je crois que la gravité des Américains naît en partie de leur orgueil. |
|
|
Dans les pays démocratiques, le pauvre lui-même a une haute idée de sa |
|
|
valeur personnelle. Il se contemple avec {{tiret|complai|sance}} |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/122]]== |
|
|
{{tiret2|complai|sance}} et croit volontiers que les autres le |
|
|
regardent. Dans cette disposition, il veille avec soin sur ses |
|
|
paroles et sur ses actes, et ne se livre point, de peur de découvrir |
|
|
ce qui lui manque. Il se figure que, pour paraître digne, il lui faut |
|
|
rester grave. |
|
|
|
|
|
Mais j’aperçois une autre cause plus intime et plus puissante qui |
|
|
produit instinctivement chez les Américains cette gravité qui |
|
|
m’étonne. |
|
|
|
|
|
Sous le despotisme, les peuples se livrent de temps en temps aux |
|
|
éclats d’une folle joie ; mais, en général, ils sont mornes et |
|
|
concentrés, parce qu’ils ont peur. |
|
|
|
|
|
Dans les monarchies absolues, que tempèrent la coutume et les mœurs, |
|
|
ils font souvent voir une humeur égale et enjouée, parce que, ayant |
|
|
quelque liberté et une assez grande sécurité, ils sont écartés des |
|
|
soins les plus importants de la vie ; mais tous les peuples libres |
|
|
sont graves, parce que leur esprit est habituellement absorbé dans la |
|
|
vue de quelque projet dangereux ou difficile. |
|
|
|
|
|
Il en est surtout ainsi chez les peuples libres qui sont constitués en |
|
|
démocraties. Il se rencontre alors dans toutes les classes un nombre |
|
|
infini de gens qui se préoccupent sans cesse des affaires sérieuses du |
|
|
gouvernement, et ceux qui ne songent point à diriger la fortune |
|
|
publique sont livrés tout entiers aux soins d’accroître leur fortune |
|
|
privée. Chez un pareil peuple, la gravité n’est plus |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/123]]== |
|
|
particulière à certains hommes, elle devient une habitude nationale. |
|
|
|
|
|
On parle des petites démocraties de l’Antiquité, dont les citoyens se |
|
|
rendaient sur la place publique avec des couronnes de roses, et qui |
|
|
passaient presque tout leur temps en danses et en spectacles. Je ne |
|
|
crois pas plus à de semblables républiques qu’à celle de Platon ; ou, |
|
|
si les choses s’y passaient ainsi qu’on nous le raconte, je ne crains |
|
|
pas d’affirmer que ces prétendues démocraties étaient formées |
|
|
d’éléments bien différents des nôtres, et qu’elles n’avaient avec |
|
|
celles-ci rien de commun que le nom. |
|
|
|
|
|
Il ne faut pas croire, du reste, qu’au milieu de tous leurs labeurs, |
|
|
les gens qui vivent dans les démocraties se jugent à plaindre : le |
|
|
contraire se remarque. Il n’y a point d’hommes qui tiennent autant à |
|
|
leur condition que ceux-là. Ils trouveraient la vie sans saveur, si |
|
|
on les délivrait des soins qui les tourmentent, et ils se montrent |
|
|
plus attachés à leurs soucis que les peuples aristocratiques à leurs |
|
|
plaisirs. |
|
|
|
|
|
Je me demande pourquoi les mêmes peuples démocratiques, qui sont si |
|
|
graves, se conduisent quelquefois d’une manière si inconsidérée. |
|
|
|
|
|
Les Américains, qui gardent presque toujours un maintien posé et un |
|
|
air froid, se laissent néanmoins emporter souvent bien loin des |
|
|
limites de |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/124]]== |
|
|
la raison par une passion soudaine ou une opinion irréfléchie, et il |
|
|
leur arrive de faire sérieusement des étourderies singulières. |
|
|
|
|
|
Ce contraste ne doit pas surprendre. |
|
|
|
|
|
Il y a une sorte d’ignorance qui naît de l’extrême publicité. Dans |
|
|
les États despotiques, les hommes ne savent comment agir, parce |
|
|
qu’on ne leur dit rien ; chez les nations démocratiques, ils agissent |
|
|
souvent au hasard, parce qu’on a voulu leur tout dire. Les premiers |
|
|
ne savent pas, et les autres oublient. Les traits principaux de |
|
|
chaque tableau disparaissent pour eux parmi la multitude des détails. |
|
|
|
|
|
On s’étonne de tous les propos imprudents que se permet quelquefois un |
|
|
homme public dans les États libres et surtout dans les États |
|
|
démocratiques, sans en être compromis ; tandis que, dans les |
|
|
monarchies absolues, quelques mots qui échappent par hasard suffisent |
|
|
pour le dévoiler à jamais et le perdre sans ressource. |
|
|
|
|
|
Cela s’explique par ce qui précède. Lorsqu’on parle au milieu d’une |
|
|
grande foule, beaucoup de paroles ne sont point entendues, ou sont |
|
|
aussitôt effacées du souvenir de ceux qui les entendent ; mais, dans |
|
|
le silence d’une multitude muette et immobile, les moindres |
|
|
chuchotements frappent l’oreille. |
|
|
|
|
|
Dans les démocraties, les hommes ne sont {{tiret|ja|mais}} |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/125]]== |
|
|
{{tiret2|ja|mais}} fixes ; mille hasards les font sans cesse changer |
|
|
de place, et il règne presque toujours le ne sais quoi d’imprévu et, |
|
|
pour ainsi dire, d’improvisé dans leur vie. Aussi sont-ils souvent |
|
|
forcés de faire ce qu’ils ont mal appris, de parler de ce qu’ils ne |
|
|
comprennent guère, et de se livrer à des travaux auxquels un long |
|
|
apprentissage ne les a pas prépares. |
|
|
|
|
|
Dans les aristocraties, chacun n’a qu’un seul but qu’il poursuit sans |
|
|
cesse ; mais, chez les peuples démocratiques, l’existence de l’homme |
|
|
est plus compliquée ; il est rare que le même esprit n’y embrasse |
|
|
point plusieurs objets à la fois, et souvent des objets fort étrangers |
|
|
les uns aux autres. Comme il ne peut les bien connaître tous, il se |
|
|
satisfait aisément de notions imparfaites. |
|
|
|
|
|
Quand l’habitant des démocraties n’est pas presse par ses besoins, il |
|
|
l’est du moins par ses désirs ; car, parmi tous les biens qui |
|
|
l’environnent, il n’en voit aucun qui soit entièrement hors de sa |
|
|
portée. Il fait donc toutes choses à la hâte, se contente |
|
|
d’à-peu-près, et ne s’arrête jamais qu’un moment pour considérer |
|
|
chacun de ses actes. |
|
|
|
|
|
Sa curiosité est tout à la fois insatiable et satisfaite à peu de |
|
|
frais ; car il tient à savoir vite beaucoup, plutôt qu’à bien savoir. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/126]]== |
|
|
|
|
|
Il n’a guère le temps, et il perd bientôt le goût d’approfondir. |
|
|
|
|
|
Ainsi donc, les peuples démocratiques sont graves, parce que leur état |
|
|
social et politique les porte sans cesse à s’occuper de choses |
|
|
sérieuses ; et ils agissent inconsidérément parce qu’ils ne donnent |
|
|
que peu de temps et d’attention à chacune de ces choses. |
|
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|
L’habitude de l’inattention doit être considérée comme le plus grand |
|
|
vice de l’esprit démocratique. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/127]]== |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/128]]== |
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{{t3|Pourquoi la vanité nationale des Américains est plus inquiète et |
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plus querelleuse que celle des anglais |CHAPITRE XVI.}} |
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Tous les peuples libres se montrent glorieux d’eux-mêmes ; mais |
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l’orgueil national ne se manifeste pas chez tous de la même manière. |
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Les Américains, dans leurs rapports avec les étrangers, paraissent |
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impatients de la moindre censure et insatiables de louanges. Le plus |
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mince éloge leur agrée, et le plus grand suffit rarement à les |
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satisfaire ; ils vous harcèlent à tout moment pour obtenir de vous |
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d’être loués ; et, si vous résistez à leurs instances, ils se louent |
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eux-mêmes. On dirait que, doutant de leur propre mérite, ils |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/129]]== |
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veulent à chaque instant en avoir le tableau sous leurs yeux. Leur |
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vanité n’est pas seulement avide, elle est inquiète et envieuse. Elle |
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n’accorde rien en demandant sans cesse. Elle est quêteuse et |
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querelleuse à la fois. |
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Je dis à un Américain que le pays qu’il habite est beau ; il réplique |
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: « Il est vrai, il n’y en a pas de pareil au monde ! » J’admire la |
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liberté dont jouissent les habitants, et il me répond : « C’est un don |
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précieux que la liberté ! mais il y a bien peu de peuples qui soient |
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dignes d’en jouir. » Je remarque la pureté de mœurs qui règne aux |
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États-Unis : « Je conçois, dit-il, qu’un étranger, qui a été frappé de |
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la corruption qui se fait voir chez toutes les autres nations, soit |
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étonné à ce spectacle. » Je l’abandonne enfin à la contemplation de |
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lui-même ; mais il revient à moi et ne me quitte point qu’il ne soit |
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parvenu à me faire répéter ce que je viens de lui dire. On ne saurait |
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imaginer de patriotisme plus incommode et plus bavard. Il fatigue |
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ceux même qui l’honorent. |
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Il n’en est point ainsi des Anglais. L’Anglais jouit tranquillement |
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des avantages réels ou imaginaires qu’à ses yeux son pays possède. |
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S’il n’accorde rien aux autres nations, il ne demande rien non plus |
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pour la sienne. Le blâme des étrangers ne l’émeut point et leur |
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louange ne le flatte guère. Il se tient vis-à-vis du monde entier |
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dans |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/130]]== |
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une réserve pleine de dédain et d’ignorance. Son orgueil n’a pas |
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besoin d’aliment ; il vit sur lui-même. |
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Que deux peuples sortis depuis peu d’une même souche se montrent si |
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opposés l’un à l’autre, dans la manière de sentir et de parler, cela |
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est remarquable. |
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Dans les pays aristocratiques, les grands possèdent d’immenses |
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privilèges, sur lesquels leur orgueil se repose, sans chercher à se |
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nourrir des menus avantages qui s’y rapportent. Ces privilèges leur |
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étant arrivés par héritage, ils les considèrent, en quelque sorte, |
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comme une partie d’eux-mêmes, ou du moins comme un droit naturel et |
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inhérent à leur personne. Ils ont donc un sentiment paisible de leur |
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supériorité ; ils ne songent point à vanter des prérogatives que |
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chacun aperçoit et que personne ne leur dénie. Ils ne s’en étonnent |
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point assez pour en parler. Ils restent immobiles au milieu de leur |
|
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grandeur solitaire, sûrs que tout le monde les y voit sans qu’ils |
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cherchent à s’y montrer, et que nul n’entreprendra de les en faire |
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sortir. |
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Quand une aristocratie conduit les affaires publiques, son orgueil |
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national prend naturellement cette forme réservée, insouciante et |
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hautaine, et toutes les autres classes de la nation l’imitent. |
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Lorsque au contraire les conditions diffèrent |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/131]]== |
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peu, les moindres avantages ont de l’importance. Comme chacun voit |
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|
autour de soi un million de gens qui en possèdent de tout semblables |
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ou d’analogues, l’orgueil devient exigeant et jaloux ; il s’attache à |
|
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des misères et les défend opiniâtrement. |
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Dans les démocraties, les conditions étant fort mobiles, les hommes |
|
|
ont presque toujours récemment acquis les avantages qu’ils possèdent ; |
|
|
ce qui fait qu’ils sentent un plaisir infini à les exposer aux |
|
|
regards, pour montrer aux autres et se témoigner à eux-mêmes qu’ils en |
|
|
jouissent ; et comme, à chaque instant, il peut arriver que ces |
|
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avantages leur échappent, ils sont sans cesse en alarmes et |
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s’efforcent de faire voir qu’ils les tiennent encore. Les hommes qui |
|
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vivent dans les démocraties aiment leur pays de la même manière qu’ils |
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s’aiment eux-mêmes, et ils transportent les habitudes de leur vanité |
|
|
privée dans leur vanité nationale. |
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La vanité inquiète et insatiable des peuples démocratiques tient |
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tellement à l’égalité et à la fragilité des conditions, que les |
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membres de la plus fière noblesse montrent absolument la même |
|
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passion dans les petites portions de leur existence où il y a quelque |
|
|
chose d’instable et de contesté. |
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Une classe aristocratique diffère toujours profondément des autres |
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classes de la nation |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/132]]== |
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|
par l’étendue et la perpétuité des prérogatives ; mais il arrive |
|
|
quelquefois que plusieurs de ses membres ne diffèrent entre eux que |
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par de petits avantages fugitifs qu’ils peuvent perdre et acquérir |
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tous les jours. |
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On a vu les membres d’une puissante aristocratie, réunis dans une |
|
|
capitale ou dans une cour, s’y disputer avec acharnement les |
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|
privilèges frivoles qui dépendent du caprice de la mode ou de la |
|
|
volonté du maître. Ils montraient alors précisément les uns envers |
|
|
les autres les mêmes jalousies puériles qui animent les hommes des |
|
|
démocraties, la même ardeur pour s’emparer des moindres avantages que |
|
|
leurs égaux leur contestaient, et le même besoin d’exposer à tous les |
|
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regards ceux dont ils avaient la jouissance. |
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Si les courtisans s’avisaient jamais d’avoir de l’orgueil national, je |
|
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ne doute pas qu’ils n’en fissent voir un tout pareil à celui des |
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|
peuples démocratiques. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/133]]== |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/134]]== |
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{{t3|Comment l’aspect de la société, aux États-Unis, est tout à la |
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|
fois agité et monotone |CHAPITRE XVII.}} |
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Il semble que rien ne soit plus propre à exciter et à nourrir la |
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|
curiosité que l’aspect des États-Unis. Les fortunes, les idées, les |
|
|
lois y varient sans cesse. On dirait que l’immobile nature elle-même |
|
|
est mobile, tant elle se transforme chaque jour sous la main de |
|
|
l’homme. |
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|
À la longue cependant la vue de cette société si agitée paraît |
|
|
monotone et, après avoir contemplé quelque temps ce tableau si |
|
|
mouvant, le spectateur s’ennuie. |
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|
Chez les peuples aristocratiques, chaque homme |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/135]]== |
|
|
est à peu près fixe dans sa sphère ; mais les hommes sont |
|
|
prodigieusement dissemblables ; ils ont des passions, des idées, des |
|
|
habitudes et des goûts essentiellement divers. Rien n’y remue, tout y |
|
|
diffère. |
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|
Dans les démocraties, au contraire, tous les hommes sont semblables et |
|
|
font des choses à peu près semblables. Ils sont sujets, il est vrai, |
|
|
à de grandes et continuelles vicissitudes ; mais, comme les mêmes |
|
|
succès et les mêmes revers reviennent continuellement, le nom des |
|
|
acteurs seul est différent, la pièce est la même. L’aspect de la |
|
|
société américaine est agité, parce que les hommes et les choses |
|
|
changent constamment ; et il est monotone, parce que tous les |
|
|
changements sont pareils. |
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|
Les hommes qui vivent dans les temps démocratiques ont beaucoup de |
|
|
passions ; mais la plupart de leurs Passions aboutissent à l’amour des |
|
|
richesses ou en sortent. Cela ne vient pas de ce que leurs âmes sont |
|
|
plus petites, mais de ce que l’importance de l’argent est alors |
|
|
réellement plus grande. |
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|
Quand les concitoyens sont tous indépendants et indifférents, ce n’est |
|
|
qu’en payant qu’on peut obtenir le concours de chacun d’eux ; ce qui |
|
|
multiplie à l’infini l’usage de la richesse et en accroît le prix. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/136]]== |
|
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|
Le prestige qui s’attachait aux choses anciennes ayant disparu, la |
|
|
naissance, l’état, la profession ne distinguent plus les hommes, ou |
|
|
les distinguent à peine ; il ne reste plus guère que l’argent qui crée |
|
|
des différences très visibles entre eux et qui puisse en mettre |
|
|
quelques-uns hors de pair. La distinction qui naît de la richesse |
|
|
s’augmente de la disparition et de la diminution de toutes les autres. |
|
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|
|
|
Chez les peuples aristocratiques, l’argent ne mène qu’à quelques |
|
|
points seulement de la vaste circonférence des désirs ; dans les |
|
|
démocraties, il semble qu’il conduise à tous. |
|
|
|
|
|
On retrouve donc d’ordinaire l’amour des richesses, comme principal ou |
|
|
accessoire, au fond des actions des Américains ; ce qui donne à |
|
|
toutes leurs passions un air de famille, et ne tarde point à en rendre |
|
|
fatigant le tableau. |
|
|
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|
|
Ce retour perpétuel de la même passion est monotone ; les procédés |
|
|
particuliers que cette passion emploie pour se satisfaire le sont |
|
|
également. |
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|
Dans une démocratie constituée et paisible, comme celle des |
|
|
États-Unis, où l’on ne peut s’enrichir ni par la guerre, ni par les |
|
|
emplois publics, ni par les confiscations politiques, l’amour des |
|
|
richesses dirige principalement les hommes vers l’industrie. Or, |
|
|
l’industrie, qui amène souvent |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/137]]== |
|
|
de si grands désordres et de si grands désastres, ne saurait cependant |
|
|
prospérer qu’à l’aide d’habitudes très régulières et par une longue |
|
|
succession de petits actes très uniformes. Les habitudes sont |
|
|
d’autant plus régulières et les actes plus uniformes que la passion |
|
|
est plus vive. On peut dire que c’est la violence même de leurs |
|
|
désirs qui rend les Américains si méthodiques. Elle trouble leur âme, |
|
|
mais elle range leur vie. |
|
|
|
|
|
Ce que je dis de l’Amérique s’applique du reste à presque tous les |
|
|
hommes de nos jours. La variété disparaît du sein de l’espèce humaine ; |
|
|
les mêmes manières d’agir, de penser et de sentir se retrouvent dans |
|
|
tous les coins du monde. Cela ne vient pas seulement de ce que tous |
|
|
les peuples se pratiquent davantage et se copient plus fidèlement, |
|
|
mais de ce qu’en chaque pays les hommes, s’écartant de plus en plus |
|
|
des idées et des sentiments particuliers à une caste, à une |
|
|
profession, à une famille, arrivent simultanément à ce qui tient de |
|
|
plus près à la constitution de l’homme, qui est partout la même. Ils |
|
|
deviennent ainsi semblables, quoiqu’ils ne se soient pas imités. Ils |
|
|
sont comme des voyageurs répandus dans une grande forêt dont tous les |
|
|
chemins aboutissent à un même point. Si tous aperçoivent à la fois le |
|
|
point central et dirigent de ce côté leurs pas, ils se rapprochent |
|
|
insensiblement les uns des autres, sans se {{tiret|cher|cher,}} |
|
|
|
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/138]]== |
|
|
{{tiret2|cher|cher,}} sans s’apercevoir et saris se connaître, et ils |
|
|
seront enfin surpris en se voyant réunis dans le même lieu. Tous les |
|
|
peuples qui prennent pour objet de leurs études et de leur imitation, |
|
|
non tel homme, mais l’homme lui-même, finiront par se rencontrer dans |
|
|
les mêmes mœurs, comme ces voyageurs au rond-point. |
|
|
|
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/139]]== |
|
|
|
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/140]]== |
|
|
{{t3|De l’honneur aux États-Unis et dans les sociétés |
|
|
démocratiques<ref>Le mot honneur n’est pas toujours pris dans le même |
|
|
sens en français. |
|
|
: 1º Il signifie d’abord l’estime, la gloire, la considération qu’on |
|
|
obtient de ses semblables : c’est dans ce sens qu’on dit conquérir de |
|
|
l’honneur. |
|
|
: 2º Honneur signifie encore l’ensemble des règles à l’aide desquelles |
|
|
on obtient cette gloire, cette estime et cette considération. C’est |
|
|
ainsi qu’on dit qu’un homme s’est toujours conformé strictement aux |
|
|
lois de l’honneur : qu’il a forfait à l’honneur. En écrivant le |
|
|
présent chapitre, j’ai toujours pris le mot honneur dans ce dernier |
|
|
sens.</ref>|CHAPITRE XVIII}} |
|
|
|
|
|
Il semble que les hommes se servent de deux méthodes fort distinctes |
|
|
dans le jugement public |
|
|
|
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/141]]== |
|
|
qu’ils portent des actions de leurs semblables : tantôt ils les jugent |
|
|
suivant les simples notions du juste et de l’injuste, qui sont |
|
|
répandues sur toute la terre ; tantôt ils les apprécient à l’aide de |
|
|
notions très particulières qui n’appartiennent qu’à un pays et à une |
|
|
époque. Souvent il arrive que ces deux règles diffèrent ; |
|
|
quelquefois, elles se combattent, mais jamais elles ne se confondent |
|
|
entièrement, ni ne se détruisent. |
|
|
|
|
|
L’honneur, dans le temps de son plus grand pouvoir, régit la volonté |
|
|
plus que la croyance, et les hommes, alors même qu’ils se soumettent |
|
|
sans hésitation et sans murmure a ses commandements, sentent encore, |
|
|
par une sorte d’instinct obscur, mais puissant, qu’il existe une loi |
|
|
plus générale, plus ancienne et plus sainte, à laquelle ils |
|
|
désobéissent quelquefois sans cesser de la connaître. Il y a des |
|
|
actions qui ont été jugées à la fois honnêtes et déshonorantes. Le |
|
|
refus d’un duel a souvent été dans ce cas. |
|
|
|
|
|
Je crois qu’on peut expliquer ces phénomènes autrement que par le |
|
|
caprice de certains individus et de certains peuples, ainsi qu’on l’a |
|
|
fait jusqu’ici. |
|
|
|
|
|
Le genre humain éprouve des besoins permanents et généraux, qui ont |
|
|
fait naître des lois morales à l’inobservation desquelles tous les |
|
|
hommes ont naturellement attaché, en tous |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/142]]== |
|
|
lieux et en tous temps, l’idée du blâme et de la honte. Ils ont |
|
|
appelé faire mai s’y soustraire, faire bien s’y soumettre. |
|
|
|
|
|
Il s’établit de plus, dans le sein de la vaste association humaine, |
|
|
des associations plus restreintes, qu’on nomme des peuples, et, au |
|
|
milieu de ces derniers, d’autres plus petites encore, qu’on appelle |
|
|
des classes ou des castes. |
|
|
|
|
|
Chacune de ces associations forme comme une espèce particulière dans |
|
|
le genre humain ; et, bien qu’elle ne diffère point essentiellement de |
|
|
la masse des hommes, elle s’en tient quelque peu à part et éprouve des |
|
|
besoins qui lui sont propres. Ce sont ces besoins spéciaux qui |
|
|
modifient en quelque façon et dans certains pays la manière |
|
|
d’envisager les actions humaines et l’estime qu’il convient d’en |
|
|
faire. |
|
|
|
|
|
L’intérêt général et permanent du genre humain est que les hommes ne |
|
|
se tuent point les uns les autres ; mais il peut se faire que |
|
|
l’intérêt particulier et momentané d’un peuple ou d’une classe soit, |
|
|
dans certains cas, d’excuser et même d’honorer l’homicide. |
|
|
|
|
|
L’honneur n’est autre chose que cette règle particulière fondée sur un |
|
|
état particulier, à l’aide de laquelle un peuple ou une classe |
|
|
distribue le blâme ou la louange. |
|
|
|
|
|
Il n’y a rien de plus improductif pour l’esprit |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/143]]== |
|
|
humain qu’une idée abstraite. Je me hâte donc de courir vers les |
|
|
faits. Un exemple va mettre en lumière ma pensée. |
|
|
|
|
|
Je choisirai l’espèce d’honneur le plus extraordinaire qui ait jamais |
|
|
paru dans le monde, et celui que nous connaissons le mieux : l’honneur |
|
|
aristocratique né au sein de la société féodale. Je l’expliquerai à |
|
|
l’aide de ce qui précède, et j’expliquerai ce qui précède par lui. |
|
|
|
|
|
Je n’ai point à rechercher ici, quand et comment l’aristocratie du |
|
|
Moyen Âge était née, pourquoi elle s’était si profondément séparée du |
|
|
reste de la nation, ce qui avait fondé et affermi son pouvoir. Je la |
|
|
trouve debout, et je cherche à comprendre pourquoi elle considérait |
|
|
la plupart des actions humaines sous un jour si particulier. |
|
|
|
|
|
Ce qui me frappe d’abord, c’est que, dans le monde féodal, les actions |
|
|
n’étaient point toujours louées ni blâmées en raison de leur valeur |
|
|
intrinsèque, mais qu’il arrivait quelquefois de les priser uniquement |
|
|
par rapport à celui qui en était l’auteur ou l’objet ; ce qui répugne |
|
|
à la conscience générale du genre humain. Certains actes étaient donc |
|
|
indifférents de la part d’un roturier, qui déshonoraient un noble ; |
|
|
d’autres changeaient de caractère suivant que la personne qui en |
|
|
souffrait appartenait à l’aristocratie ou vivait hors d’elle. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/144]]== |
|
|
|
|
|
Quand ces différentes opinions ont pris naissance, la noblesse formait |
|
|
un corps à part, au milieu du peuple, qu’elle dominait des hauteurs |
|
|
inaccessibles où elle s’était retirée. Pour maintenir cette position |
|
|
particulière qui faisait sa force, elle n’avait pas seulement besoin |
|
|
de privilèges politiques : il lui fallait des vertus et des vices à |
|
|
son usage. |
|
|
|
|
|
Que telle vertu ou tel vice appartint à la noblesse plutôt qu’à la |
|
|
roture ; que telle action fût indifférente quand elle avait un vilain |
|
|
pour objet, ou condamnable quand il s’agissait d’un noble, voilà ce |
|
|
qui était souvent arbitraire ; mais qu’on attachât de l’honneur ou de |
|
|
la honte aux actions d’un homme suivant sa condition , c’est ce qui |
|
|
résultait de la constitution même d’une société aristocratique. Cela |
|
|
s’est vu, en effet, dans tous les pays qui ont eu une aristocratie. |
|
|
Tant qu’il en reste un seul vestige, ces singularités se retrouvent : |
|
|
débaucher une fille de couleur nuit à peine à la réputation d’un |
|
|
Américain ; l’épouser le déshonore. |
|
|
|
|
|
Dans certains cas, l’honneur féodal prescrivait la vengeance et |
|
|
flétrissait le Pardon des injures ; dans d’autres, il commandait |
|
|
impérieusement aux hommes de se vaincre, il ordonnait l’oubli de |
|
|
soi-même. Il ne faisait point une loi de l’humanité ni de la douceur ; |
|
|
mais il vantait la générosité ; il {{tiret|pri|sait}} |
|
|
|
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/145]]== |
|
|
{{tiret2|pri|sait}} la libéralité plus que la bienfaisance, il |
|
|
permettait qu’on s’enrichît par le jeu, par la guerre, mais non par le |
|
|
travail ; il préférait de grands crimes à de petits gains. La |
|
|
cupidité le révoltait moins que l’avarice, la violence lui agréait |
|
|
souvent, tandis que l’astuce et la trahison lui apparaissaient |
|
|
toujours méprisables. |
|
|
|
|
|
Ces notions bizarres n’étaient pas nées du caprice seul de ceux qui |
|
|
les avaient conçues. |
|
|
|
|
|
Une classe qui est parvenue à se mettre à la tête et au-dessus de |
|
|
toutes les autres, et qui fait de constants efforts pour se maintenir |
|
|
à ce rang suprême, doit particulièrement honorer les vertus qui ont |
|
|
de la grandeur et de l’éclat, et qui peuvent se combiner aisément avec |
|
|
l’orgueil et l’amour du pouvoir. Elle ne craint pas de déranger |
|
|
l’ordre naturel de la conscience, pour placer ces vertus-là avant |
|
|
toutes les autres. On conçoit même qu’elle élève volontiers certains |
|
|
vices audacieux et brillants, au-dessus des vertus paisibles et |
|
|
modestes. Elle y est en quelque sorte contrainte par sa condition. |
|
|
|
|
|
En avant de toutes les vertus et à la place d’un grand nombre d’entre |
|
|
elles, les nobles du Moyen Age mettaient le courage militaire. |
|
|
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|
C’était encore là une opinion singulière qui naissait forcément de la |
|
|
singularité de l’état social. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/146]]== |
|
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|
L’aristocratie féodale était née par la guerre et pour la guerre ; |
|
|
elle avait trouvé dans les armes son pouvoir et elle le maintenait par |
|
|
les armes ; rien ne lui était donc plus nécessaire que le courage |
|
|
militaire ; et il était naturel qu’elle le glorifiât par-dessus tout |
|
|
le reste. Tout ce qui le manifestait au-dehors, fût-ce même aux |
|
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dépens de la raison et de l’humanité, était donc approuvé et souvent |
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commandé par elle. La fantaisie des hommes ne se retrouvait que dans |
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le détail. |
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Qu’un homme regardât comme une injure énorme de recevoir un coup sur |
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la joue et fût obligé de tuer dans un combat singulier celui qui |
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l’avait ainsi légèrement frappé, voilà l’arbitraire ; mais qu’un noble |
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ne pût recevoir paisiblement une injure et fût déshonoré s’il se |
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laissait frapper sans combattre, ceci ressortait des principes mêmes |
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et des besoins d’une aristocratie militaire. |
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Il était donc vrai, jusqu’à un certain point, de dire que l’honneur |
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avait des allures capricieuses ; mais les caprices de l’honneur |
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étaient toujours renfermés dans de certaines limites nécessaires. |
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Cette règle particulière, appelée par nos pères l’honneur, est si |
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loin de me paraître une loi arbitraire, que je m’engagerais sans peine |
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à rattacher à un petit nombre de besoins fixes et invariables des |
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sociétés féodales ses prescriptions les plus incohérentes et les plus |
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bizarres. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/147]]== |
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Si je suivais l’honneur féodal dans le champ de la politique, je |
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n’aurais pas plus de peine à y expliquer ses démarches. |
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L’état social et les institutions politiques du Moyen Âge étaient tels |
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que le pouvoir national n’y gouvernait jamais directement les |
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citoyens. Celui-ci n’existait pour ainsi dire pas à leurs yeux ; |
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chacun ne connaissait qu’un certain homme auquel il était obligé |
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d’obéir. C’est par celui-là que, sans le savoir, on tenait à tous les |
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autres. |
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Dans les sociétés féodales, tout l’ordre public roulait donc sur le |
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sentiment de fidélité à la personne même du seigneur. Cela détruit, |
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on tombait aussitôt dans l’anarchie. |
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La fidélité au chef politique était d’ailleurs un sentiment dont tous |
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les membres de l’aristocratie apercevaient chaque jour le prix, car |
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chacun d’eux était à la fois seigneur et vassal, et avait à commander |
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aussi bien qu’à obéir. |
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Rester fidèle à son seigneur, se sacrifier pour lui au besoin, |
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partager sa fortune bonne ou mauvaise, l’aider dans ses entreprises |
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quelles qu’elles fussent, telles furent les premières prescriptions de |
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l’honneur féodal en matière politique. La trahison du vassal fut |
|
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condamnée par l’opinion avec une rigueur extraordinaire. On créa un |
|
|
nom particulièrement infamant pour elle, on l’appela félonie. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/148]]== |
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On ne trouve, au contraire, dans le Moyen Age, que peu de traces d’une |
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passion qui a fait la vie des sociétés antiques. Je veux parler du |
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patriotisme. Le nom même du patriotisme n’est point ancien dans notre |
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|
idiome<ref>Le mot patrie lui-même ne se rencontre dans les auteurs |
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français qu’à partir du XVI, siècle.</ref>. |
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Les institutions féodales dérobaient la patrie aux regards ; elles en |
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rendaient l’amour moins nécessaire. Elles faisaient oublier la nation |
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en passionnant pour un homme. Aussi ne voit-on pas que l’honneur |
|
|
féodal ait jamais fait une loi étroite de rester fidèle à son pays. |
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Ce n’est pas que l’amour de la patrie n’existât point dans le cœur de |
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nos pères ; mais il n’y formait qu’une sorte d’instinct faible et |
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|
obscur, qui est devenu plus clair et plus fort, à mesure qu’on a |
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détruit les classes et centralisé le pouvoir. |
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Ceci se voit bien par les jugements contraires que portent les peuples |
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|
d’Europe sur les différents faits de leur histoire, suivant la |
|
|
génération qui les juge. Ce qui déshonorait principalement le |
|
|
connétable de Bourbon aux yeux de ses contemporains, c’est qu’il |
|
|
portait les armes contre son roi ; ce qui le déshonore le plus à nos |
|
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yeux, c’est qu’il faisait la guerre à son pays. Nous les flétrissons |
|
|
autant que nos aïeux, mais par d’autres raisons. |
|
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|
J’ai choisi pour éclaircir ma pensée l’honneur |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/149]]== |
|
|
féodal, parce que l’honneur féodal a des traits plus marqués et mieux |
|
|
qu’aucun autre ; j’aurais pu prendre mon exemple ailleurs, je serais |
|
|
arrivé au même but par un autre chemin. |
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Quoique nous connaissions moins bien les Romains que nos ancêtres, |
|
|
nous savons cependant qu’il existait chez eux, en fait de gloire et de |
|
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déshonneur , des opinions particulières qui ne découlaient pas |
|
|
seulement des notions générales du bien et du mal. Beaucoup d’actions |
|
|
humaines y étaient considérées sous un jour différent, suivant qu’il |
|
|
s’agissait d’un citoyen ou d’un étranger, d’un homme libre ou d’un |
|
|
esclave ; on y glorifiait certains vices, on y avait élevé certaines |
|
|
vertus par-delà toutes les autres. |
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|
« Or, était en ce temps-là, dit Plutarque dans la vie de Coriolan, la |
|
|
prouesse honorée et prisée à Rome par-dessus toutes les autres |
|
|
vertus. De quoi fait foi de ce que l’on la nommait virtus ; du nom |
|
|
même de la vertu, en attribuant le nom du commun genre à une espèce |
|
|
particulière. Tellement que “ vertu ” en latin était autant à dire |
|
|
comme “ vaillance ”. » Qui ne reconnaît là le besoin particulier de |
|
|
cette association singulière qui s’était formée pour la conquête du |
|
|
monde ? |
|
|
|
|
|
Chaque nation prêtera à des observations analogues ; car, ainsi que je |
|
|
l’ai dit plus haut, toutes les fois que-les hommes se rassemblent en |
|
|
société |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/150]]== |
|
|
particulière, il s’établit aussitôt parmi eux un honneur, |
|
|
c’est-à-dire un ensemble d’opinions qui leur est propre sur ce qu’on |
|
|
doit louer ou blâmer ; et ces règles particulières ont toujours leur |
|
|
source dans les habitudes spéciales et les intérêts spéciaux de |
|
|
l’association. |
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|
Cela s’applique, dans une certaine mesure, aux sociétés démocratiques |
|
|
comme aux autres. Nous allons en retrouver la preuve chez les |
|
|
Américains<ref>Je parle ici des Américains qui habitent les pays où |
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|
l’esclavage n’existe pas. Ce ont les seuls qui puissent présenter |
|
|
l’image complète d’une société démocratique.</ref>. |
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|
On rencontre encore éparses, parmi les opinions des Américains, |
|
|
quelques notions détachées de l’ancien honneur aristocratique de |
|
|
l’Europe. Ces opinions traditionnelles sont en très petit nombre ; |
|
|
elles ont peu de racine et peu de pouvoir. C’est une religion dont on |
|
|
laisse subsister quelques-uns des temples, mais à laquelle on ne croit |
|
|
plus. |
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|
Au milieu de ces notions à demi effacées d’un honneur exotique, |
|
|
apparaissent quelques opinions nouvelles qui constituent ce qu’on |
|
|
pourrait appeler de nos jours l’honneur américain. |
|
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|
J’ai montré comment les Américains étaient poussés incessamment vers |
|
|
le commerce et l’industrie. Leur origine, leur état social, les |
|
|
institutions politiques, le lieu même qu’ils habitent les |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/151]]== |
|
|
entraîne irrésistiblement vers ce côté. Ils forment donc, quant à |
|
|
présent, une association presque exclusivement industrielle et |
|
|
commerçante, placée au sein d’un pays nouveau et immense qu’elle a |
|
|
pour principal objet d’exploiter. Tel est le trait caractéristique |
|
|
qui, de nos jours, distingue le plus particulièrement le peuple |
|
|
américain de tous les autres. |
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|
Toutes les vertus paisibles qui tendent à donner une allure régulière |
|
|
au corps social et à favoriser le négoce, doivent donc être |
|
|
spécialement honorées chez ce peuple, et l’on ne saurait les négliger |
|
|
sans tomber dans le mépris public. |
|
|
|
|
|
Toutes les vertus turbulentes qui jettent souvent de l’éclat, mais |
|
|
plus souvent encore du trouble dans la société, occupent au contraire |
|
|
dans l’opinion de ce même peuple un rang subalterne. On peut les |
|
|
négliger sans perdre l’estime de ses concitoyens, et on s’exposerait |
|
|
peut-être à la perdre en les acquérant. |
|
|
|
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|
Les Américains ne font pas un classement moins arbitraire parmi les |
|
|
vices. |
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|
Il y a certains penchants condamnables aux yeux de la raison générale |
|
|
et de la conscience universelle du genre humain, qui se trouvent être |
|
|
d’accord avec les besoins particuliers et momentanés de l’association |
|
|
américaine ; et elle ne les réprouve que faiblement, quelquefois elle |
|
|
les |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/152]]== |
|
|
loue ; je citerai particulièrement l’amour des richesses et les |
|
|
penchants secondaires qui s’y rattachent. Pour défricher, féconder, |
|
|
transformer ce vaste continent inhabité qui est son domaine, il faut à |
|
|
l’Américain l’appui journalier d’une passion énergique ; cette passion |
|
|
ne saurait être que l’amour des richesses ; la passion des richesses |
|
|
n’est donc point flétrie en Amérique, et, pourvu qu’elle ne dépasse |
|
|
pas les limites que l’ordre public lui assigne, on l’honore. |
|
|
L’Américain appelle noble et estimable ambition ce que nos pères du |
|
|
Moyen Âge nommaient cupidité servile ; de même qu’il donne le nom de |
|
|
fureur aveugle et barbare à l’ardeur conquérante et à l’humeur |
|
|
guerrière qui les jetaient chaque jour dans de nouveaux combats. |
|
|
|
|
|
Aux États-Unis, les fortunes se détruisent et se relèvent sans peine. |
|
|
Le pays est sans bornes et plein de ressources inépuisables. Le |
|
|
peuple a tous les besoins et tous les appétits d’un être qui croît, |
|
|
et, quelques efforts qu’il fasse, il est toujours environné de plus de |
|
|
biens qu’il n’en peut saisir. Ce qui est à craindre chez un pareil |
|
|
peuple, ce n’est pas la ruine de quelques individus, bientôt réparée, |
|
|
c’est l’inactivité et la mollesse de tous. L’audace dans les |
|
|
entreprises industrielles est la première cause de ses progrès |
|
|
rapides, de sa force, de sa grandeur. L’industrie est pour lui |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/153]]== |
|
|
comme une vaste loterie où un petit nombre d’hommes perdent chaque |
|
|
jour, mais où l’État gagne sans cesse ; un semblable peuple doit donc |
|
|
voir avec faveur et honorer l’audace en matière d’industrie. Or, |
|
|
toute entreprise audacieuse compromet la fortune de celui qui s’y |
|
|
livre et la fortune de tous ceux qui se fient à lui. Les Américains, |
|
|
qui font de la témérité commerciale une sorte de vertu, ne sauraient, |
|
|
en aucun cas, flétrir les téméraires. |
|
|
|
|
|
De là vient qu’on montre, aux États-Unis, une indulgence si singulière |
|
|
pour le commerçant qui fait faillite : l’honneur de celui-ci ne |
|
|
souffre point d’un pareil accident. En cela, les Américains |
|
|
diffèrent, non seulement des peuples européens, mais de toutes les |
|
|
nations commerçantes de nos jours ; aussi ne ressemblent-ils, par leur |
|
|
position et leurs besoins, à aucune d’elles. |
|
|
|
|
|
En Amérique, on traite avec une sévérité inconnue dans le reste du |
|
|
monde tous les vices qui sont de nature à altérer la pureté des mœurs |
|
|
et à détruire l’union conjugale. Cela contraste étrangement, au |
|
|
premier abord, avec la tolérance qu’on y montre sur d’autres points. |
|
|
On est surpris de rencontrer chez le même peuple une morale si |
|
|
relâchée et si austère. |
|
|
|
|
|
Ces choses ne sont pas aussi incohérentes qu’on le suppose. L’opinion |
|
|
publique, aux États-Unis, |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/154]]== |
|
|
ne réprime que mollement l’amour des richesses, qui sert à la |
|
|
grandeur industrielle et à la prospérité de la nation ; et elle |
|
|
condamne particulièrement les mauvaises mœurs, qui distraient l’esprit |
|
|
humain de la recherche du bien-être et troublent l’ordre intérieur de |
|
|
la famille, si nécessaire au succès des affaires. Pour être estimés |
|
|
de leurs semblables, les Américains sont donc contraints de se plier à |
|
|
des habitudes régulières. C’est en ce sens qu’on Peut dire qu’ils |
|
|
mettent leur honneur à être chastes. |
|
|
|
|
|
L’honneur américain s’accorde avec l’ancien honneur de l’Europe sur un |
|
|
point : il met le courage à la tête des vertus, et en fait pour |
|
|
l’homme la plus grande des nécessités morales ; mais il n’envisage |
|
|
pas le courage sous le même aspect. |
|
|
|
|
|
Aux États-Unis, la valeur guerrière est peu prisée, le courage qu’on |
|
|
connaît le mieux et qu’on estime le plus est celui qui fait braver les |
|
|
fureurs de l’Océan pour arriver plus tôt au port, supporter saris se |
|
|
plaindre les misères du désert, et la solitude, plus cruelle que |
|
|
toutes les misères ; le courage qui rend presque insensible au |
|
|
renversement subit d’une fortune péniblement acquise, et suggère |
|
|
aussitôt de nouveaux efforts pour en construire une nouvelle. Le |
|
|
courage de cette espèce est principalement nécessaire au maintien et à |
|
|
la prospérité de l’association américaine, et il est |
|
|
particulièrement honoré et glorifié par elle. On |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/155]]== |
|
|
ne saurait s’en montrer prive, sans déshonneur. |
|
|
|
|
|
Je trouve un dernier trait ; il achèvera de mettre en relief l’idée de |
|
|
ce chapitre. |
|
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|
Dans une société démocratique, comme celle des États-Unis, où les |
|
|
fortunes sont petites et mal assurées, tout le monde travaille, et le |
|
|
travail mène à tout. Cela a retourné le point d’honneur et l’a |
|
|
dirigé contre l’oisiveté. |
|
|
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|
|
J’ai rencontré quelquefois en Amérique des gens riches, jeunes, |
|
|
ennemis par tempérament de tout effort pénible, et qui étaient forcés |
|
|
de prendre une profession. Leur nature et leur fortune leur |
|
|
permettaient de rester oisifs ; l’opinion publique le leur défendait |
|
|
impérieusement, et il lui fallait obéir. J’ai souvent vu, au |
|
|
contraire, chez les nations européennes où l’aristocratie lutte |
|
|
encore contre le torrent qui l’entraîne, j’ai vu, dis-je, des hommes |
|
|
que leurs besoins et leurs désirs aiguillonnaient sans cesse, demeurer |
|
|
dans l’oisiveté pour ne point perdre l’estime de leurs égaux, et se |
|
|
soumettre plus aisément à l’ennui et à la gêne qu’au travail. |
|
|
|
|
|
Qui n’aperçoit dans ces deux obligations si contraires deux règles |
|
|
différentes, qui pourtant l’une et l’autre émanent de l’honneur ? |
|
|
|
|
|
Ce que nos pères ont appelé par excellence l’honneur n’était, à vrai |
|
|
dire, qu’une de ses formes. Ils ont donné un nom générique à ce qui |
|
|
n’était qu’une espèce. L’honneur se retrouve donc |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/156]]== |
|
|
dans les siècles démocratiques comme dans les temps d’aristocratie. |
|
|
Mais il ne sera pas difficile de montrer que dans ceux-là il présente |
|
|
une autre physionomie. |
|
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|
|
Non seulement ses prescriptions sont différentes, nous allons voir |
|
|
qu’elles sont moins nombreuses et moins claires et qu’on suit plus |
|
|
mollement ses lois. |
|
|
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|
|
Une caste est toujours dans une situation bien plus particulière qu’un |
|
|
peuple. Il n’y a rien de plus exceptionnel dans le monde qu’une |
|
|
petite société toujours composée des mêmes familles, comme |
|
|
l’aristocratie du Moyen Age, par exemple, et dont l’objet est de |
|
|
concentrer et de retenir exclusivement et héréditairement dans son |
|
|
sein la lumière, la richesse et le pouvoir. |
|
|
|
|
|
|
|
|
Or, plus la position d’une société est exceptionnelle, plus ses |
|
|
besoins spéciaux sont en grand nombre, et plus les notions de son |
|
|
honneur, qui correspondent à ses besoins, s’accroissent. |
|
|
|
|
|
Les prescriptions de l’honneur seront donc toujours moins nombreuses |
|
|
chez un peuple qui n’est point partagé en castes, que chez un autre. |
|
|
S’il vient à s’établir des nations où il soit même difficile de |
|
|
retrouver des classes, l’honneur s’y bornera à un petit nombre de |
|
|
préceptes, et ces préceptes s’éloigneront de moins en moins des lois |
|
|
morales adoptées par le commun de l’humanité, |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/157]]== |
|
|
|
|
|
Ainsi les prescriptions de l’honneur seront moins bizarres et moins |
|
|
nombreuses chez une nation démocratique que dans une aristocratie. |
|
|
|
|
|
Elles seront aussi plus obscures ; cela résulte nécessairement de ce |
|
|
qui précède. |
|
|
|
|
|
Les traits caractéristiques de l’honneur étant en plus petit nombre et |
|
|
moins singuliers, il doit souvent être difficile de les discerner. |
|
|
|
|
|
Il y a d’autres raisons encore. |
|
|
|
|
|
Chez les nations aristocratiques du Moyen Âge, les générations se |
|
|
succédaient en vain les unes aux autres ; chaque famille y était comme |
|
|
un homme immortel et perpétuellement immobile ; les idées n’y |
|
|
variaient guère plus que les conditions. |
|
|
|
|
|
Chaque homme y avait donc toujours devant les yeux les mêmes objets, |
|
|
qu’il envisageait du même point de vue ; son oeil pénétrait peu à peu |
|
|
dans les moindres détails, et sa perception ne pouvait manquer, à la |
|
|
longue, de devenir claire et distincte. Ainsi, non seulement les |
|
|
hommes des temps féodaux avaient des opinions fort extraordinaires |
|
|
qui constituaient leur honneur, mais chacune de ces opinions se |
|
|
peignait dans leur esprit sous une forme nette et précise. |
|
|
|
|
|
Il ne saurait jamais en être de même dans un pays comme l’Amérique, où |
|
|
tous les citoyens remuent ; où la société, se modifiant elle-même tous |
|
|
les jours, change ses opinions avec ses besoins. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/158]]== |
|
|
Dans un pareil pays, on entrevoit la règle de l’honneur, on a rarement |
|
|
le loisir de la considérer fixement. |
|
|
|
|
|
La société fût-elle immobile, il serait encore difficile d’y arrêter |
|
|
le sens qu’on doit donner au mot honneur. |
|
|
|
|
|
Au Moyen Âge, chaque classe ayant son honneur, la même opinion n’était |
|
|
jamais admise à la fois par un très grand nombre d’hommes, ce qui |
|
|
permettait de lui donner une forme arrêtée et précise ; d’autant plus |
|
|
que tous ceux qui l’admettaient, ayant tous une position parfaitement |
|
|
identique et fort exceptionnelle, trouvaient une disposition naturelle |
|
|
à s’entendre sur les prescriptions d’une loi qui n’était faite que |
|
|
pour eux seuls. |
|
|
|
|
|
L’honneur devenait ainsi un code complet et détaillé où tout était |
|
|
prévu et ordonné à l’avance, et qui présentait une règle fixe et |
|
|
toujours visible aux actions humaines. Chez une nation démocratique |
|
|
comme le peuple américain, où les rangs sont confondus et où la |
|
|
société entière ne forme qu’une masse unique, dont tous les éléments |
|
|
sont analogues sans être entièrement semblables, on ne saurait jamais |
|
|
s’entendre à l’avance exactement sur ce qui est permis et défendu par |
|
|
l’honneur. |
|
|
|
|
|
Il existe bien, au sein de ce peuple, de certains besoins nationaux |
|
|
qui font naître des opinions |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/159]]== |
|
|
communes en matière d’honneur ; mais de semblables opinions ne se |
|
|
présentent jamais en même temps, de la même manière et avec une égale |
|
|
force, à l’esprit de tous les citoyens ; la loi de l’honneur existe, |
|
|
mais elle manque souvent d’interprètes. |
|
|
|
|
|
La confusion est bien plus grande encore dans un pays démocratique |
|
|
comme le nôtre, où les différentes classes qui composaient l’ancienne |
|
|
société, venant à se mêler sans avoir pu encore se confondre, |
|
|
importent, chaque jour, dans le sein les unes des autres, les notions |
|
|
diverses et souvent contraires de leur honneur ; où chaque homme, |
|
|
suivant ses caprices, abandonne une partie des opinions de ses pères |
|
|
et retient l’autre ; de telle sorte qu’au milieu de tant de mesures |
|
|
arbitraires, il ne saurait jamais s’établir une commune règle. Il est |
|
|
presque impossible alors de dire à l’avance quelles actions seront |
|
|
honorées ou flétries. Ce sont des temps misérables, mais ils ne |
|
|
durent point. |
|
|
|
|
|
Chez les nations démocratiques, l’honneur, étant mal défini, est |
|
|
nécessairement moins puissant ; car il est difficile d’appliquer avec |
|
|
certitude et fermeté une loi qui est imparfaitement connue. L’opinion |
|
|
publique, qui est l’interprète naturel et souverain de la loi de |
|
|
l’honneur, ne voyant pas distinctement de quel côté il convient de |
|
|
faire pencher le blâme ou la louange, ne prononce |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/160]]== |
|
|
qu’en hésitant son arrêt. Quelquefois il lui arrive de se contredire ; |
|
|
souvent elle se tient immobile, et laisse faire. |
|
|
|
|
|
La faiblesse relative de l’honneur dans les démocraties tient encore à |
|
|
plusieurs autres causes. |
|
|
|
|
|
Dans les pays aristocratiques, le même honneur n’est jamais admis que |
|
|
par un certain nombre d’hommes, souvent restreint et toujours séparé |
|
|
du reste de leurs semblables. L’honneur se mêle donc aisément et se |
|
|
confond, dans l’esprit de ceux-là, avec l’idée de tout ce qui les |
|
|
distingue. Il leur apparaît comme le trait distinctif de leur |
|
|
physionomie ; ils en appliquent les différentes règles avec toute |
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l’ardeur de l’intérêt personnel, et ils mettent, si je puis m’exprimer |
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ainsi, de la passion à lui obéir. |
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Cette vérité se manifeste bien clairement quand on lit les coutumiers |
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du Moyen Âge, à l’article des duels judiciaires. On y voit que les |
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nobles étaient tenus, dans leurs querelles, de se servir de la lance |
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et de l’épée, tandis que les vilains usaient entre eux du bâton, « |
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attendu, ajoutent les coutumes, que les vilains n’ont pas d’honneur ». |
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Cela ne voulait pas dire, ainsi qu’on se l’imagine de nos jours, que |
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ces hommes fussent méprisables ; cela signifiait seulement que leurs |
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actions n’étaient pas jugées d’après les mêmes règles que celles de |
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l’aristocratie. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/161]]== |
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Ce qui étonne, au premier abord, c’est que, quand l’honneur règne avec |
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cette pleine puissance, ses prescriptions sont en général fort |
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étranges, de telle sorte qu’on semble lui mieux obéir a mesure qu’il |
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paraît s’écarter davantage de la raison ; d’où il est quelquefois |
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arrivé de conclure que l’honneur était fort, à cause même de son |
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extravagance. |
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Ces deux choses ont, en effet, la même origine ; mais elles ne |
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découlent pas l’une de J’autre. |
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L’honneur est bizarre en proportion de ce qu’il représente des besoins |
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plus particuliers et ressentis par un plus petit nombre d’hommes ; et |
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c’est parce qu’il représente des besoins de cette espèce qu’il est |
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puissant. L’honneur n’est donc pas puissant parce qu’il est bizarre ; |
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mais il est bizarre et puissant par la même cause. |
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Je ferai une autre remarque. |
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Chez les peuples aristocratiques, tous les rangs diffèrent, mais tous |
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les rangs sont fixes ; chacun occupe dans sa sphère un lieu dont il ne |
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peut sortir, et où il vit au milieu d’autres hommes attachés autour de |
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lui de la même manière. Chez ces nations, nul ne peut donc espérer ou |
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craindre de n’être pas vu ; il ne se rencontre pas d’homme si bas |
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placé qui n’ait son théâtre, et qui doive échapper, par son obscurité, |
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au blâme ou à la louange. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/162]]== |
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Dans les États démocratiques, au contraire, où tous les citoyens sont |
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confondus dans la même foule et s’y agitent sans cesse, l’opinion |
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publique n’a point de prise ; son objet disparaît à chaque instant, et |
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lui échappe. L’honneur y sera donc toujours moins impérieux et moins |
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pressant ; car l’honneur n’agit qu’en vue du public, différent en cela |
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de la simple vertu, qui vit sur elle-même et se satisfait de son |
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témoignage. |
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Si le lecteur a bien saisi tout ce qui précède, il a dû comprendre |
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qu’il existe, entre l’inégalité des conditions et ce que nous avons |
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appelé l’honneur, un rapport étroit et nécessaire qui, si je ne me |
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trompe, n’avait point été encore clairement indiqué. Je dois donc |
|
|
faire un dernier effort pour le bien mettre en lumière. |
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Une nation se place à part dans le genre humain. Indépendamment de |
|
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certains besoins généraux inhérents à l’espèce humaine, elle a ses |
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intérêts et ses besoins particuliers. Il s’établit aussitôt dans son |
|
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sein en matière de blâme et de louange, de certaines opinions qui lui |
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sont propres et que ses citoyens appellent l’honneur. |
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Dans le sein de cette même nation, il vient à s’établit une caste qui, |
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se séparant à son tour de toutes les autres classes, contracte des |
|
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besoins particuliers, et ceux-ci, à leur tout, font naître des |
|
|
opinions spéciales. L’honneur de cette caste, {{tiret|com|posé}} |
|
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/163]]== |
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{{tiret2|com|posé}} bizarre des notions particulières de la nation et |
|
|
des notions plus particulières encore de la caste, s’éloignera, autant |
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|
qu’on puisse l’imaginer, des simples et générales opinions des |
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|
hommes. Nous avons atteint le point extrême, redescendons. |
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Les rangs se mêlent, les privilèges sont abolis. Les hommes qui |
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|
composent la nation étant redevenus semblables et égaux, leurs |
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intérêts et leurs besoins se confondent, et l’on voit s’évanouir |
|
|
successivement toutes les notions singulières que chaque caste |
|
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appelait l’honneur ; l’honneur ne découle plus que des besoins |
|
|
particuliers de la nation elle-même ; il représente son individualité |
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parmi les peuples. |
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S’il était permis enfin de supposer que toutes les races se |
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confondissent et que tous les peuples du monde en vinssent à ce point |
|
|
d’avoir les mêmes intérêts, les mêmes besoins, et de ne plus se |
|
|
distinguer les uns des autres par aucun trait caractéristique, on |
|
|
cesserait entièrement d’attribuer une valeur conventionnelle aux |
|
|
actions humaines ; tous les envisageraient sous le même jour ; les |
|
|
besoins généraux de l’humanité, que la conscience révèle à chaque |
|
|
homme, seraient la commune mesure. Alors, on ne rencontrerait plus |
|
|
dans ce monde que les simples et générales notions du bien et du mal, |
|
|
auxquelles |
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|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/164]]== |
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s’attacheraient, par un lien naturel et nécessaire, les idées de |
|
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louange ou de blâme. |
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Ainsi, pour renfermer enfin dans une seule formule toute ma pensée ce |
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sont les dissemblances et les inégalités des hommes qui ont créé |
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l’honneur ; il s’affaiblit à mesure que ces différences s’effacent et |
|
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il disparaîtrait avec elles. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/165]]== |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/166]]== |
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{{t3|Pourquoi on trouve aux États-Unis tant d’ambitieux et si peu de |
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grandes ambitions |CHAPITRE XIX.}} |
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|
La première chose qui frappe aux États-Unis, c’est la multitude |
|
|
innombrable de ceux qui cherchent à sortir de leur condition |
|
|
originaire ; et la seconde, c’est le petit nombre de grandes ambitions |
|
|
qui se font remarquer au milieu de ce mouvement universel de |
|
|
l’ambition. Il n’y a pas d’Américains qui ne se montrent dévorés du |
|
|
désir de s’élever ; mais on n’en voit presque point qui paraissent |
|
|
nourrir de très vastes espérances, ni tendre fort haut. Tous veulent |
|
|
acquérir sans cesse des biens, de la réputation, du pouvoir ; peu |
|
|
envisagent en grand toutes ces choses. Et cela surprend |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/167]]== |
|
|
au premier abord puisqu’on n’aperçoit rien, ni dans les mœurs, ni dans |
|
|
les lois de l’Amérique, qui doive y borner les désirs et les empêcher |
|
|
de prendre de tous côtés leur essor. |
|
|
|
|
|
Il semble difficile d’attribuer à l’égalité des conditions ce |
|
|
singulier état de choses ; car, au moment où cette même égalité s’est |
|
|
établie parmi nous, elle y a fait éclore aussitôt des ambitions |
|
|
presque sans limites. Je crois cependant que c’est principalement |
|
|
dans l’état social et les mœurs démocratiques des Américains qu’on |
|
|
doit chercher la cause de ce qui précède. |
|
|
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|
Toute révolution grandit l’ambition des hommes. Cela est surtout vrai |
|
|
de la révolution qui renverse une aristocratie. |
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|
Les anciennes barrières qui séparaient la foule de la renommée et du |
|
|
pouvoir, venant à s’abaisser tout à coup, il se fait un mouvement |
|
|
d’ascension impétueux et universel vers ces grandeurs longtemps |
|
|
enviées et dont la jouissance est enfin permise. Dans cette première |
|
|
exaltation du triomphe, rien ne semble impossible a personne. Non |
|
|
seulement les désirs n’ont pas de bornes, mais le pouvoir de les |
|
|
satisfaire n’en a presque point. Au milieu de ce renouvellement |
|
|
général et soudain des coutumes et des lois, dans cette vaste |
|
|
confusion de tous les hommes et de toutes les règles, les citoyens |
|
|
s’élèvent et tombent avec une |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/168]]== |
|
|
rapidité inouïe, et la puissance passe si vite de mains en mains, que |
|
|
nul ne doit désespérer de la saisir à son tour. |
|
|
|
|
|
Il faut bien se souvenir d’ailleurs que les gens qui détruisent une |
|
|
aristocratie ont vécu sous ses lois ; ils ont vu ses splendeurs et ils |
|
|
se sont laissé pénétrer, sans le savoir, par les sentiments et les |
|
|
idées qu’elle avait conçus. Au moment donc où une aristocratie se |
|
|
dissout, son esprit flotte encore sur la masse, et l’on conserve ses |
|
|
instincts longtemps après qu’on l’a vaincue. |
|
|
|
|
|
Les ambitions se montrent donc toujours fort grandes, tant que dure la |
|
|
révolution démocratique ; il en sera de même quelque temps encore |
|
|
après qu’elle est finie. |
|
|
|
|
|
Le souvenir des événements extraordinaires dont ils ont été témoins ne |
|
|
s’efface point en un jour de la mémoire des hommes. Les passions que |
|
|
la révolution avait suggérées ne disparaissent point avec elle. Le |
|
|
sentiment de l’instabilité se perpétue au milieu de l’ordre. L’idée |
|
|
de la facilité du succès survit aux étranges vicissitudes qui |
|
|
l’avaient fait naître. Les désirs demeurent très vastes alors que les |
|
|
moyens de les satisfaire diminuent chaque jour. Le goût des grandes |
|
|
fortunes subsiste, bien que les grandes fortunes deviennent rares, et |
|
|
l’on voit s’allumer de toutes parts des ambitions disproportionnées et |
|
|
malheureuses |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/169]]== |
|
|
qui brûlent en secret et sans fruit le cœur qui les contient. |
|
|
|
|
|
Peu à peu cependant les dernières traces de la lutte s’effacent ; les |
|
|
restes de l’aristocratie achèvent de disparaître. On oublie les |
|
|
grands événements qui ont accompagné sa chute ; le repos succède à la |
|
|
guerre, l’empire de la règle renaît au sein du monde nouveau ; les |
|
|
désirs s’y proportionnent aux moyens ; les besoins, les idées et les |
|
|
sentiments s’enchaînent ; les hommes achèvent de se niveler : la |
|
|
société démocratique est enfin assise. |
|
|
|
|
|
Si nous considérons un peuple démocratique parvenu à cet état |
|
|
permanent et normal, il nous présentera un spectacle tout différent de |
|
|
celui que nous venons de contempler, et nous pourrons juger sans |
|
|
peine que, si l’ambition devient grande tandis que les conditions |
|
|
s’égalisent, elle perd ce caractère quand elles sont égales. |
|
|
|
|
|
Comme les grandes fortunes sont partagées et que la science s’est |
|
|
répandue, nul n’est absolument privé de lumières ni de biens ; les |
|
|
privilèges et les incapacités de classes étant abolies, et les hommes |
|
|
ayant brisé pour jamais les liens qui les tenaient immobiles, l’idée |
|
|
du progrès s’offre à l’esprit de chacun d’eux ; l’envie de s’élever |
|
|
naît à la fois dans tous les cœurs ; chaque homme veut sortir de sa |
|
|
place. L’ambition est le sentiment universel. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/170]]== |
|
|
|
|
|
Mais, si l’égalité des conditions donne à tous les citoyens quelques |
|
|
ressources, elle empêche qu’aucun d’entre eux n’ait des ressources |
|
|
très étendues ; ce qui renferme nécessairement les désirs dans des |
|
|
limites assez étroites. Chez les peuples démocratiques, l’ambition |
|
|
est donc ardente et continue, mais elle ne saurait viser |
|
|
habituellement très haut ; et la vie s’y passe d’ordinaire à |
|
|
convoiter avec ardeur de petits objets qu’on voit à sa portée. |
|
|
|
|
|
Ce qui détourne surtout les hommes des démocraties de la grande |
|
|
ambition, ce n’est pas la petitesse de leur fortune, mais le violent |
|
|
effort qu’ils font tous les jours pour l’améliorer. Ils contraignent |
|
|
leur âme à employer toutes ses forces pour faire des choses médiocres |
|
|
: ce qui ne peut manquer de borner bientôt sa vue et de circonscrire |
|
|
son pouvoir. Ils pourraient être beaucoup plus pauvres et rester plus |
|
|
grands. |
|
|
|
|
|
Le petit nombre d’opulents citoyens qui se trouvent au sein d’une |
|
|
démocratie ne fait point exception à cette règle. Un homme qui |
|
|
s’élève par de-grés vers la richesse et le pouvoir contracte, dans ce |
|
|
long travail, des habitudes de prudence et de retenue dont il ne peut |
|
|
ensuite se départir. On n’élargit pas graduellement son âme comme sa |
|
|
maison. |
|
|
|
|
|
Une remarque analogue est applicable aux fils de ce même homme. |
|
|
Ceux-ci sont nés, il est vrai, |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/171]]== |
|
|
dans une position élevée, mais leurs parents ont été humbles ; ils ont |
|
|
grandi au milieu de sentiments et d’idées auxquels, plus tard, il leur |
|
|
est difficile de se soustraire ; et il est à croire qu’ils hériteront |
|
|
en même temps des instincts de leur père et de ses biens. |
|
|
|
|
|
Il peut arriver, au contraire, que le plus pauvre rejeton d’une |
|
|
aristocratie puissante fasse voir une ambition vaste, parce que les |
|
|
opinions traditionnelles de sa race et l’esprit général de sa caste le |
|
|
soutiennent encore quelque temps au-dessus de sa fortune. |
|
|
|
|
|
Ce qui empêche aussi que les hommes des temps démocratiques ne se |
|
|
livrent aisément à l’ambition des grandes choses, c’est le temps |
|
|
qu’ils prévoient devoir s’écouler avant qu’ils ne soient en état de |
|
|
les entreprendre. « C’est un grand avantage que la qualité, a dit |
|
|
Pascal, qui, dès dix-huit ou vingt ans, met un homme en passe, comme |
|
|
un autre pourrait l’être à cinquante ; ce sont trente ans de gagnés |
|
|
sans peine. » Ces trente ans-là manquent d’ordinaire aux ambitieux des |
|
|
démocraties. L’égalité, qui laisse à chacun la faculté d’arriver a |
|
|
tout, empêche qu’on ne grandisse vite. |
|
|
|
|
|
Dans une société démocratique, comme ailleurs, il n’y a qu’un certain |
|
|
nombre de grandes fortunes à faire ; et les carrières qui y mènent |
|
|
étant ouvertes indistinctement à chaque citoyen, |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/172]]== |
|
|
il faut bien que les progrès de tous se ralentissent. Comme les |
|
|
candidats paraissent à peu près pareils, et qu’il est difficile de |
|
|
faire entre eux un choix sans violer le principe de l’égalité, qui est |
|
|
la loi suprême des sociétés démocratiques, la première idée qui se |
|
|
présente est de les faire tous marcher du même pas et de les soumettre |
|
|
tous aux mêmes épreuves. |
|
|
|
|
|
À mesure donc que les hommes deviennent plus semblables, et que le |
|
|
principe de l’égalité pénètre plus paisiblement et plus profondément |
|
|
dans les institutions et dans les mœurs, les règles de l’avancement |
|
|
deviennent plus inflexibles, l’avancement plus lent ; la difficulté de |
|
|
parvenir vite à un certain degré de grandeur s’accroît. |
|
|
|
|
|
Par haine du privilège et par embarras du choix, on en vient à |
|
|
contraindre tous les hommes, quelle que soit leur taille, à passer au |
|
|
travers d’une même filière, et on les soumet tous indistinctement à |
|
|
une multitude de petits exercices préliminaires, au milieu desquels |
|
|
leur jeunesse se perd et leur imagination s’éteint ; de telle sorte |
|
|
qu’ils désespèrent de pouvoir jamais jouir pleinement des biens qu’on |
|
|
leur offre ; et, quand ils arrivent enfin à pouvoir faire des choses |
|
|
extraordinaires, ils en ont perdu le goût. |
|
|
|
|
|
À la Chine, où l’égalité des conditions est très grande et très |
|
|
ancienne, un homme ne passe d’une |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/173]]== |
|
|
fonction publique à une autre qu’après s’être soumis à un concours. |
|
|
Cette épreuve se rencontre à chaque pas de sa carrière, et l’idée en |
|
|
est si bien entrée dans les mœurs que je me souviens d’avoir lu un |
|
|
roman chinois où le héros, après beaucoup de vicissitudes, touche |
|
|
enfin le cœur de sa maîtresse en passant un bon examen. De grandes |
|
|
ambitions respirent mal à l’aise dans une semblable atmosphère. |
|
|
|
|
|
Ce que je dis de la politique s’étend à toutes choses ; l’égalité |
|
|
produit partout les mêmes effets ; là où la loi ne se charge pas de |
|
|
régler et de retarder le mouvement des hommes, la concurrence y |
|
|
suffit. |
|
|
|
|
|
Dans une société démocratique bien assise, les grandes et rapides |
|
|
élévations sont donc rares ; elles forment des exceptions à la commune |
|
|
règle. C’est leur singularité qui fait oublier leur petit nombre. |
|
|
|
|
|
Les hommes des démocraties finissent par entrevoir toutes ces choses ; |
|
|
ils s’aperçoivent à la longue que le législateur ouvre devant eux un |
|
|
champ sans limites, dans lequel tous peuvent aisément faire quelques |
|
|
pas, mais que nul ne peut se flatter de parcourir vite. Entre eux et |
|
|
le vaste et final objet de leurs désirs, ils voient une multitude de |
|
|
petites barrières intermédiaires, qu’il leur faut franchir avec |
|
|
lenteur ; cette vue fatigue d’avance leur ambition et la rebute. Ils |
|
|
renoncent donc à ces {{tiret|loin|taines}} |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/174]]== |
|
|
{{tiret2|loin|taines}} et douteuses espérances, pour chercher près |
|
|
d’eux des jouissances moins hautes et plus faciles. La loi ne borne |
|
|
point leur horizon, mais ils le resserrent eux-mêmes. |
|
|
|
|
|
J’ai dit que les grandes ambitions étaient plus rares dans les siècles |
|
|
démocratiques que dans les temps d’aristocratie ; j’ajoute que, quand, |
|
|
malgré ces obstacles naturels, elles viennent à naître, elles ont une |
|
|
autre physionomie. |
|
|
|
|
|
Dans les aristocraties, la carrière de l’ambition est souvent étendue ; |
|
|
mais ses bornes sont fixes. Dans les pays démocratiques, elle |
|
|
s’agite d’ordinaire dans un champ étroit ; mais vient-elle à en |
|
|
sortir, on dirait qu’il n’y a plus rien qui la limite. comme les |
|
|
hommes y sont faibles, isolés et mouvants ; que les précédents y ont |
|
|
peu d’empire et les lois peu de durée, la résistance aux nouveautés y |
|
|
est molle et le corps social n’y paraît jamais fort droit, ni bien |
|
|
ferme dans son assiette. De sorte que, quand les ambitieux ont une |
|
|
fois la puissance en main, ils croient pouvoir tout oser ; et, quand |
|
|
elle leur échappe, ils songent aussitôt à bouleverser l’État pour la |
|
|
reprendre. |
|
|
|
|
|
Cela donne à la grande ambition politique un caractère violent et |
|
|
révolutionnaire, qu’il est rare de lui voir, au même degré, dans les |
|
|
sociétés aristocratiques. |
|
|
|
|
|
Une multitude de petites ambitions fort sensées, du milieu desquelles |
|
|
s’élancent de loin en loin |
|
|
|
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/175]]== |
|
|
quelques grands désirs mal réglés : tel est d’ordinaire le tableau que |
|
|
présentent les nations démocratiques. Une ambition proportionnée, |
|
|
modérée et vaste, ne s’y rencontre guère. |
|
|
|
|
|
J’ai montré ailleurs par quelle force secrète l’égalité faisait |
|
|
prédominer, dans le cœur humain, la passion des jouissances |
|
|
matérielles et l’amour exclusif du présent ; ces différents instincts |
|
|
se mêlent au sentiment de l’ambition, et le teignent, pour ainsi dire, |
|
|
de leurs couleurs. |
|
|
|
|
|
Je pense que les ambitieux des démocraties se préoccupent moins que |
|
|
tous les autres des intérêts et des jugements de l’avenir : le moment |
|
|
actuel les occupe seul et les absorbe. Ils achèvent rapidement |
|
|
beaucoup d’entreprises, plutôt qu’ils n’élèvent quelques monuments |
|
|
très durables ; ils aiment le succès bien plus que la gloire. Ce |
|
|
qu’ils demandent surtout des hommes, c’est l’obéissance. Ce qu’ils |
|
|
veulent avant tout, c’est l’empire. Leurs mœurs sont presque toujours |
|
|
restées moins hautes que leur condition ; ce qui fait qu’ils |
|
|
transportent très souvent dans une fortune extraordinaire des goûts |
|
|
très vulgaires, et qu’ils semblent ne s’être élevés au souverain |
|
|
pouvoir que pour se procurer plus aisément de petits et grossiers |
|
|
plaisirs. |
|
|
|
|
|
Je crois que de nos jours il est fort nécessaire d’épurer, de régler |
|
|
et de proportionner le sentiment |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/176]]== |
|
|
de l’ambition, mais qu’il serait très dangereux de vouloir l’appauvrir |
|
|
et le comprimer outre mesure. Il faut tâcher de lui poser d’avance |
|
|
des bornes extrêmes, qu’on ne lui permettra jamais de franchir ; mais |
|
|
on doit se garder de trop gêner son essor dans l’intérieur des limites |
|
|
permises. |
|
|
|
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|
J’avoue que je redoute bien moins, pour les sociétés démocratiques, |
|
|
l’audace que la médiocrité des désirs ; ce qui me semble le plus à |
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|
craindre, c’est que, au milieu des petites occupations incessantes de |
|
|
la vie privée, l’ambition ne perde son élan et sa grandeur ; que les |
|
|
passions humaines ne s’y apaisent et ne s’y abaissent en même temps, |
|
|
de sorte que chaque jour l’allure du corps social devienne plus |
|
|
tranquille et moins haute. |
|
|
|
|
|
Je pense donc que les chefs de ces sociétés nouvelles auraient tort de |
|
|
vouloir y endormir les citoyens dans un bonheur trop uni et trop |
|
|
paisible, et qu’il est bon qu’ils leur donnent quelquefois de |
|
|
difficiles et de périlleuses affaires, afin d’y élever l’ambition et |
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de lui ouvrir un théâtre. |
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Les moralistes se plaignent sans cesse que le vice favori de notre |
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époque est l’orgueil. |
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Cela est vrai dans un certain sens : il n’y a personne, en effet, qui |
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ne croie valoir mieux que son voisin et qui consente à obéir à son |
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supérieur ; mais cela ce très faux dans un autre ; car ce même homme, |
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qui ne peut supporter ni la subordination |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/177]]== |
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ni l’égalité, se méprise néanmoins lui-même à ce point qu’il ne se |
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croit fait que pour goûter des plaisirs vulgaires. Il s’arrête |
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volontiers dans de médiocres désirs sans oser aborder les hautes |
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entreprises : il les imagine à peine. |
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Loin donc de croire qu’il faille recommander à nos contemporains |
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l’humilité, je voudrais qu’on s’efforçât de leur donner une idée plus |
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vaste d’eux-mêmes et de leur espèce ; l’humilité ne leur est point |
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saine ; ce qui leur manque le plus, à mon avis, c’est de l’orgueil. |
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Je céderais volontiers plusieurs de nos petites vertus pour ce vice. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/178]]== |
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{{t3|De l’industrie des places chez certaines nations démocratiques |
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|CHAPITRE XX.}} |
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Aux États-Unis, dès qu’un citoyen a quelques lumières et quelques |
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ressources, il cherche à s’enrichir dans le commerce et l’industrie, |
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ou bien il achète un champ couvert de forêts et se fait pionnier. |
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Tout ce qu’il demande à l’État , c’est de ne point venir le troubler |
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dans ses labeurs et d’en assurer le fruit. |
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Chez la plupart des peuples européens, lorsqu’un homme commence à |
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sentir ses forces et à étendre ses désirs, la première idée qui se |
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présente à lui est d’obtenir un emploi public. Ces différents effets, |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/179]]== |
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sortis d’une même cause, méritent que nous nous arrêtions un moment |
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ici pour les considérer. |
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Lorsque les fonctions publiques sont en petit nombre, mal rétribuées, |
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instables, et que, d’autre part, les carrières industrielles sont |
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nombreuses et productives, c’est vers l’industrie et non vers |
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l’administration que se dirigent de toutes Parts les nouveaux et |
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impatients désirs que fait naître chaque jour l’égalité. |
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Mais si, dans le même temps que les rangs s’égalisent, les lumières |
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restent incomplètes ou les esprits timides, ou que le commerce et |
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l’industrie, gênés dans leur essor , n’offrent que des moyens |
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difficiles et lents de faire fortune, les citoyens, désespérant |
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d’améliorer par eux-mêmes leur sort, accourent tumultueusement vers le |
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chef de l’État et demandent son aide. Se mettre plus à l’aise aux |
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dépens du Trésor public leur paraît être, sinon la seule voie qu’ils |
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aient, du moins la voie la plus aisée et la mieux ouverte à tous pour |
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sortir d’une condition qui ne leur suffit plus : la recherche des |
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places devient la plus suivie de toutes les industries. |
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Il en doit être ainsi, surtout dans les grandes monarchies |
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centralisées, où le nombre des fonctions rétribuées est immense et |
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l’existence des fonctionnaires assez assurée, de telle sorte que |
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personne ne désespère d’y obtenir un emploi et |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/180]]== |
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d’en jouir paisiblement comme d’un patrimoine. |
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Je ne dirai point que ce désir universel et immodéré des fonctions |
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publiques est un grand mal social ; qu’il détruit, chez chaque |
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citoyen, l’esprit d’indépendance et répand dans tout le corps de la |
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nation une humeur vénale et servile ; qu’il y étouffe les vertus |
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viriles ; je ne ferai point observer non plus qu’une industrie de |
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cette espèce ne crée qu’une activité improductive et agite le pays |
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sans le féconder : tout cela se comprend aisément. |
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Mais je veux remarquer que le gouvernement qui favorise une semblable |
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tendance risque sa tranquillité et met sa vie même en grand péril. |
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Je sais que, dans un temps comme le nôtre, où l’on voit s’éteindre |
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graduellement l’amour et le respect qui s’attachaient jadis au |
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pouvoir, il peut paraître nécessaire aux gouvernants d’enchaîner plus |
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|
étroitement, par son intérêt, chaque homme, et qu’il leur semble |
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|
commode de se servir de ses passions mêmes pour le tenir dans l’ordre |
|
|
et dans le silence ; mais il n’en saurait être ainsi longtemps, et ce |
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qui peut paraître durant une certaine période une cause de force, |
|
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devient assurément à la longue un grand sujet de trouble et de |
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faiblesse. |
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Chez les peuples démocratiques comme chez tous les autres, le nombre |
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des emplois publics finit par avoir des bornes ; mais, chez ces mêmes |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/181]]== |
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peuples, le nombre des ambitieux n’en a point ; il s’accroît sans |
|
|
cesse, par un mouvement graduel et irrésistible, à mesure que les |
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conditions s’égalisent ; il ne se borne que quand les hommes manquent. |
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Lors donc que l’ambition n’a d’issue que vers l’administration seule, |
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le gouvernement finit nécessairement par rencontrer une opposition |
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permanente ; car sa tâche est de satisfaire avec des moyens limités |
|
|
des désirs qui se multiplient sans limites. Il faut se bien |
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|
convaincre que, de tous les peuples du monde, le plus difficile à |
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contenir et à diriger, c’est un peuple de solliciteurs. Quelques |
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|
efforts que fassent ses chefs, ils ne sauraient jamais le satisfaire, |
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et l’on doit toujours appréhender qu’il ne renverse enfin la |
|
|
Constitution du pays et ne change la face de l’État, par le seul |
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besoin de faire vaquer des places. |
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Les princes de notre temps, qui s’efforcent d’attirer vers eux seuls |
|
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tous les nouveaux désirs que l’égalité suscite, et de les contenter, |
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finiront donc, si je ne me trompe, par se repentir de s’être engagés |
|
|
dans une semblable entreprise ; ils découvriront un jour qu’ils ont |
|
|
hasardé leur pouvoir en le rendant si nécessaire, et qu’il eût été |
|
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plus honnête et plus sûr d’enseigner à chacun de leurs sujets l’art de |
|
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se suffire à lui-même. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/182]]== |
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{{t3|Pourquoi les grandes révolutions deviendront rares |CHAPITRE |
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XXI.}} |
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Un peuple qui a vécu pendant des siècles sous le régime des castes et |
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des classes ne parvient à un état social démocratique qu’à travers une |
|
|
longue suite de transformations plus ou moins pénibles, à l’aide de |
|
|
violents efforts, et après de nombreuses vicissitudes durant |
|
|
lesquelles les biens, les opinions et le pouvoir changent rapidement |
|
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de place. |
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Alors même que cette grande révolution est terminée, l’on voit encore |
|
|
subsister pendant longtemps les habitudes révolutionnaires créées par |
|
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/183]]== |
|
|
elles, et de profondes agitations lui succèdent. |
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|
Comme tout ceci se passe au moment où les conditions s’égalisent, on |
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en conclut qu’il existe un rapport caché et un lien secret entre |
|
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l’égalité même et les révolutions, de telle sorte que l’une ne saurait |
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exister sans que les autres ne naissent. |
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Sur ce point, le raisonnement semble d’accord avec l’expérience. |
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Chez un peuple où les rangs sont à peu près égaux, aucun lien apparent |
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ne réunit les hommes et ne les tient fermes à leur place. Nul d’entre |
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eux n’a le droit permanent, ni le pouvoir de commander, et nul n’a |
|
|
pour condition d’obéir ; mais chacun, se trouvant pourvu de quelques |
|
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lumières et de quelques ressources, peut choisir sa voie, et marcher à |
|
|
part de tous ses semblables. |
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|
Les mêmes causes qui rendent les citoyens indépendants les uns des |
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autres les poussent chaque jour vers de nouveaux et inquiets désirs, |
|
|
et les aiguillonnent sans cesse. |
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|
Il semble donc naturel de croire que, dans une société démocratique, |
|
|
les idées, les choses et les hommes doivent éternellement changer de |
|
|
formes et de places, et que les siècles démocratiques seront des temps |
|
|
de transformations rapides et incessantes. |
|
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|
Cela est-il en effet ? l’égalité des conditions porte-t-elle les |
|
|
hommes d’une manière habituelle |
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|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/184]]== |
|
|
et permanente vers les révolutions ? contient-elle quelque principe |
|
|
perturbateur qui empêche la société de s’asseoir et dispose les |
|
|
citoyens à renouveler sans cesse leurs lois, leurs doctrines et leurs |
|
|
mœurs ? Je ne le crois point. Le sujet est important ; je prie le |
|
|
lecteur de me bien suivre. |
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Presque toutes les révolutions qui ont changé la face des peuples ont |
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été faites pour consacrer ou pour détruire l’égalité. Écartez les |
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causes secondaires qui ont produit les grandes agitations des hommes, |
|
|
vous en arriverez presque toujours à l’inégalité. Ce sont les pauvres |
|
|
qui ont voulu ravir les biens des riches, ou les riches qui ont essayé |
|
|
d’enchaîner les pauvres. Si donc vous pouvez fonder un état de |
|
|
société où chacun ait quelque chose à garder et peu à prendre, vous |
|
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aurez beaucoup fait pour la paix du monde. |
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|
Je n’ignore pas que, chez un grand peuple démocratique, il se |
|
|
rencontre toujours des citoyens très pauvres et des citoyens très |
|
|
riches ; mais les pauvres, au lieu d’y former l’immense majorité de la |
|
|
nation comme cela arrive toujours dans les sociétés aristocratiques, |
|
|
sont en petit nombre, et la loi ne les a pas attachés les uns aux |
|
|
autres par les liens d’une misère irrémédiable et héréditaire. |
|
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|
Les riches, de leur côté, sont clairsemés et impuissants ; ils n’ont |
|
|
point de privilèges qui attirent les regards ; leur richesse même, |
|
|
n’étant |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/185]]== |
|
|
plus incorporée à la terre et représentée par elle, est insaisissable |
|
|
et comme invisible. De même qu’il n’y a plus de races de pauvres, il |
|
|
n’y a plus de races de riches ; ceux-ci sortent chaque jour du sein de |
|
|
la foule, et y retournent sans cesse. Ils ne forment donc point une |
|
|
classe à part, qu’on puisse aisément définir et dépouiller ; et, |
|
|
tenant d’ailleurs par mille fils secrets à la masse de leurs |
|
|
concitoyens, le peuple ne saurait guère les frapper sans s’atteindre |
|
|
lui-même. Entre ces deux extrémités de sociétés démocratiques, se |
|
|
trouve une multitude innombrable d’hommes presque pareils, qui, sans |
|
|
être précisément ni riches ni pauvres, possèdent assez de biens pour |
|
|
désirer l’ordre, et n’en ont pas assez pour exciter l’envie. |
|
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|
Ceux-là sont naturellement ennemis des mouvements violents ; leur |
|
|
immobilité maintient en repos tout ce qui se trouve au-dessus et |
|
|
au-dessous d’eux, et assure le corps social dans son assiette. |
|
|
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|
Ce n’est pas que ceux-là mêmes soient satisfaits de leur fortune |
|
|
présente, ni qu’ils ressentent de l’horreur naturelle pour une |
|
|
révolution dont ils partageraient les dépouilles sans en éprouver les |
|
|
maux ; ils désirent au contraire, avec une ardeur sans égale, de |
|
|
s’enrichir ; mais l’embarras est de savoir sur qui prendre. Le même |
|
|
état social qui |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/186]]== |
|
|
leur suggère sans cesse des désirs renferme ces désirs dans des |
|
|
limites nécessaires. Il donne aux hommes plus de liberté de changer |
|
|
et moins d’intérêt au changement. |
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Non seulement les hommes des démocraties ne désirent pas naturellement |
|
|
les révolutions, mais ils les craignent. |
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Il n’y a pas de révolution qui ne menace plus ou moins la propriété |
|
|
acquise. La plupart de ceux qui habitent les pays démocratiques sont |
|
|
propriétaires ; ils n’ont pas seulement des propriétés, ils vivent |
|
|
dans la condition où les hommes attachent à leur propriété le plus de |
|
|
prix. |
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Si l’on considère attentivement chacune des classes dont la société se |
|
|
compose, il est facile de voir qu’il n’y en a point chez lesquelles |
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les passions que la propriété fait naître soient plus âpres et plus |
|
|
tenaces que chez les classes moyennes. |
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|
Souvent les pauvres ne se soucient guère de ce qu’ils possèdent, parce |
|
|
qu’ils souffrent beaucoup plus de ce qui leur manque qu’ils ne |
|
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jouissent du peu qu’ils ont. Les riches ont beaucoup d’autres |
|
|
passions à satisfaire que celle des richesses, et, d’ailleurs, le long |
|
|
et pénible usage d’une grande fortune finit quelquefois par les rendre |
|
|
comme insensibles à ses douceurs. |
|
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Mais les hommes qui vivent dans une aisance également éloignée de |
|
|
l’opulence et de la {{tiret|mi|sère,}} |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/187]]== |
|
|
{{tiret2|mi|sère,}} mettent à leurs biens un prix immense. Comme ils |
|
|
sont encore fort voisins de la pauvreté, ils voient de près ses |
|
|
rigueurs, et ils les redoutent ; entre elle et eux, il n’y a rien |
|
|
qu’un petit patrimoine sur lequel ils fixent aussitôt leurs craintes |
|
|
et leurs espérances. À chaque instant, ils s’y intéressent davantage |
|
|
par les soucis constants qu’il leur donne, et ils s’y attachent par |
|
|
les efforts journaliers qu’ils font pour l’augmenter. L’idée d’en |
|
|
céder la moindre partie leur est insupportable, et ils considèrent |
|
|
sa perte entière comme le dernier des malheurs. Or, c’est le nombre |
|
|
de ces petits propriétaires ardents et inquiets que l’égalité des |
|
|
conditions accroît sans cesse. |
|
|
|
|
|
Ainsi, dans les sociétés démocratiques, la majorité des citoyens ne |
|
|
voit pas clairement ce qu’elle pourrait gagner à une révolution, et |
|
|
elle sent à chaque instant, et de mille manières, ce qu’elle pourrait |
|
|
y perdre. |
|
|
|
|
|
J’ai dit, dans un autre endroit de cet ouvrage, comment l’égalité des |
|
|
conditions poussait naturellement les hommes vers les carrières |
|
|
industrielles et commerçantes, et comment elle accroissait et |
|
|
diversifiait la propriété foncière ; j’ai fait voir enfin comment elle |
|
|
inspirait à chaque homme un désir ardent et constant d’augmenter son |
|
|
bien-être. Il n’y a rien de plus contraire aux passions |
|
|
révolutionnaires que toutes ces choses. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/188]]== |
|
|
|
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|
Il peut se faire que par son résultat final une révolution serve |
|
|
l’industrie et le commerce ; mais son premier effet sera presque |
|
|
toujours de ruiner les industriels et les commerçants, parce qu’elle |
|
|
ne peut manquer de changer tout d’abord l’état général de la |
|
|
consommation et de renverser momentanément la proportion qui existait |
|
|
entre la reproduction et les besoins. |
|
|
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|
Je ne sache rien d’ailleurs de plus opposé aux mœurs révolutionnaires |
|
|
que les mœurs commerciales. Le commerce est naturellement ennemi de |
|
|
toutes les passions violentes. Il aime les tempéraments, se plaît |
|
|
dans les compromis, fuit avec grand soin la colère. Il est patient, |
|
|
souple, insinuant, et il n’a recours aux moyens extrêmes que quand la |
|
|
plus absolue nécessité l’y oblige. Le commerce rend les hommes |
|
|
indépendants les uns des autres ; il leur donne une haute idée de |
|
|
leur valeur individuelle ; il les porte à vouloir faire leurs propres |
|
|
affaires, et leur apprend à y réussir ; il les dispose donc à la |
|
|
liberté, mais il les éloigne des révolutions. |
|
|
|
|
|
Dans une révolution, les possesseurs de biens mobiliers ont plus à |
|
|
craindre que tous les autres ; car, d’une part, leur propriété est |
|
|
souvent aisée a saisir, et, de l’autre, elle peut à tout moment |
|
|
disparaître complètement ; ce qu’ont moins à redouter les |
|
|
propriétaires fonciers, qui, en perdant le {{tiret|re|venu}} |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/189]]== |
|
|
{{tiret2|re|venu}} de leurs terres, espèrent du moins garder, à |
|
|
travers les vicissitudes, la terre elle-même. Aussi voit-on que les |
|
|
uns sont bien plus effrayés que les autres à l’aspect des mouvements |
|
|
révolutionnaires. |
|
|
|
|
|
Les peuples sont donc moins disposés aux révolutions à mesure que, |
|
|
chez eux, les biens mobiliers se multiplient et se diversifient, et |
|
|
que le nombre de ceux qui les possèdent devient plus grand, |
|
|
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|
Quelle que soit d’ailleurs la profession qu’embrassent les hommes et |
|
|
le genre de biens dont ils jouissent, un trait leur est commun à tous. |
|
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Nul n’est pleinement satisfait de sa fortune présente, et tous |
|
|
s’efforcent chaque jour, par mille moyens divers, de l’augmenter. |
|
|
Considérez chacun d’entre eux à une époque quelconque de sa vie, et |
|
|
vous le verrez préoccupé de quelques plans nouveaux dont l’objet est |
|
|
d’accroître son aisance ; ne lui parlez pas des intérêts et des droits |
|
|
du genre humain ; cette petite entreprise domestique absorbe pour le |
|
|
moment toutes ses pensées et lui fait souhaiter de remettre les |
|
|
agitations publiques à un autre temps. |
|
|
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|
|
Cela ne les empêche pas seulement de faire des révolutions, mais les |
|
|
détourne de le vouloir. Les violentes passions politiques ont peu de |
|
|
prise sur des hommes qui ont ainsi attaché toute leur |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/190]]== |
|
|
âme à la poursuite du bien-être. L’ardeur qu’ils mettent aux petites |
|
|
affaires les calme sur les grandes. |
|
|
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|
Il s’élève, il est vrai, de temps à autre, dans les sociétés |
|
|
démocratiques, des citoyens entreprenants et ambitieux, dont les |
|
|
immenses désirs ne peuvent se satisfaire en suivant la route commune. |
|
|
Ceux-ci aiment les révolutions et les appellent ; mais ils ont |
|
|
grand-peine à les faire naître, si des événements extraordinaires ne |
|
|
viennent à leur aide. |
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|
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|
On ne lutte point avec avantage contre l’esprit de son siècle et de |
|
|
son pays ; et un homme, quelque puissant qu’on le suppose, fait |
|
|
difficilement partager à ses contemporains des sentiments et des |
|
|
idées que l’ensemble de leurs désirs et de leurs sentiments repousse. |
|
|
Il ne faut donc pas croire que, quand une fois l’égalité des |
|
|
conditions, devenue un fait ancien et incontesté, a imprimé aux mœurs |
|
|
son caractère, les hommes se laissent aisément précipiter dans les |
|
|
hasards à la suite d’un chef imprudent ou d’un hardi novateur. |
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|
|
|
|
|
Ce n’est pas qu’ils lui résistent d’une manière ouverte, à l’aide de |
|
|
combinaisons savantes, ou même par un dessein prémédité de résister. |
|
|
Ils ne le combattent point avec énergie, ils lui applaudissent même |
|
|
quelquefois, mais ils ne le suivent point. A sa fougue, ils opposent |
|
|
en secret leur inertie ; à ses instincts révolutionnaires, leurs |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/191]]== |
|
|
intérêts conservateurs, leurs goûts casaniers à ses passions |
|
|
aventureuses ; leur bon sens aux écarts de son génie ; à sa poésie, |
|
|
leur prose. Il les soulève un moment avec mille efforts, et bientôt |
|
|
ils lui échappent, et, comme entraînés par leur propre poids, ils |
|
|
retombent. Il s’épuise à vouloir animer cette foule indifférente et |
|
|
distraite, et il se voit enfin réduit à l’impuissance, non qu’il soit |
|
|
vaincu, mais parce qu’il est seul. |
|
|
|
|
|
Je ne prétends point que les hommes qui vivent dans les sociétés |
|
|
démocratiques soient naturellement immobiles ; je pense, au contraire, |
|
|
qu’il règne au sein d’une pareille société un mouvement éternel, et |
|
|
que personne n’y connaît le repos ; mais je crois que les hommes s’y |
|
|
agitent entre de certaines limites qu’ils ne dépassent guère. Ils |
|
|
varient, altèrent ou renouvellent chaque jour les choses secondaires ; |
|
|
ils ont grand soin de ne pas toucher aux principales. lis aiment le |
|
|
changement ; mais ils redoutent les révolutions. |
|
|
|
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|
Quoique les Américains modifient ou abrogent sans cesse quelques-unes |
|
|
de leurs lois, ils sont bien loin de faire voir des passions |
|
|
révolutionnaires. Il est facile de découvrir, à la promptitude avec |
|
|
laquelle ils s’arrêtent et se calment lorsque l’agitation publique |
|
|
commence à devenir menaçante et au moment même où les passions |
|
|
semblent le plus excitées, |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/192]]== |
|
|
qu’ils redoutent une révolution comme le plus grand des malheurs et |
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|
que chacun d’entre eux est résolu intérieurement à faire de grands |
|
|
sacrifices pour l’éviter. Il n’y a pas de pays au monde où le |
|
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sentiment de la propriété se montre plus actif et plus inquiet qu’aux |
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|
États-Unis, et où la majorité témoigne moins de penchants pour les |
|
|
doctrines qui menacent d’altérer d’une manière quelconque la |
|
|
constitution des biens. |
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|
J’ai souvent remarqué que les théories qui sont révolutionnaires de |
|
|
leur nature, en ce qu’elles ne peuvent se réaliser que par un |
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changement complet et quelquefois subit dans l’état de la propriété et |
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des personnes, sont infiniment moins en faveur aux États-Unis que dans |
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les grandes monarchies de l’Europe. Si quelques hommes les |
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professent, la masse les repousse avec une sorte d’horreur |
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instinctive. |
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Je ne crains pas de dire que la plupart des maximes qu’on a coutume |
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d’appeler démocratiques en France seraient proscrites par la |
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démocratie des États-Unis. Cela se comprend aisément. En Amérique, |
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on a des idées et des passions démocratiques ; en Europe, nous avons |
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encore des passions et des idées révolutionnaires. |
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Si l’Amérique éprouve jamais de grandes révolutions, elles seront |
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amenées par la présence des Noirs sur le sol des États-Unis : |
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c’est-à-dire que ce |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/193]]== |
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ne sera pas l’égalité des conditions, mais au contraire leur inégalité |
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qui les fera naître. |
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Lorsque les conditions sont égales, chacun s’isole volontiers en |
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soi-même et oublie le public. Si les législateurs des peuples |
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démocratiques ne cherchaient point à corriger cette funeste tendance |
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ou la favorisaient, dans la pensée qu’elle détourne les citoyens des |
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passions politiques et les écarte ainsi des révolutions, il se |
|
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pourrait qu’ils finissent eux-mêmes par produire le mal qu’ils veulent |
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éviter, et qu’il arrivât un moment où les passions désordonnées de |
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quelques hommes, s’aidant de l’égoïsme inintelligent et de la |
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pusillanimité du plus grand nombre, finissent par contraindre le corps |
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social à subir d’étranges vicissitudes. |
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Dans les sociétés démocratiques, il n’y a guère que de petites |
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minorités qui désirent les révolutions ; mais les minorités peuvent |
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quelquefois les faire. |
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Je ne dis donc point que les nations démocratiques soient à l’abri des |
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révolutions, je dis seulement que l’état social de ces nations ne les |
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y porte pas, mais plutôt les en éloigne. Les peuples démocratiques, |
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livrés à eux-mêmes, ne s’engagent point aisément dans les grandes |
|
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aventures ; ils ne sont entraînés vers les révolutions qu’à leur insu, |
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ils les subissent quelquefois mais ils ne les font pas. Et j’ajoute |
|
|
que, quand on leur a permis |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/194]]== |
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d’acquérir des lumières et de l’expérience, ils ne les laissent pas |
|
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faire. |
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Je sais bien qu’en cette matière les institutions publiques |
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elles-mêmes peuvent beaucoup ; elles favorisent ou contraignent les |
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instincts qui naissent de l’état social. Je ne soutiens donc pas, je |
|
|
le répète, qu’un peuple soit à l’abri des révolutions par cela seul |
|
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que, dans son sein, les conditions sont égales ; mais le crois que, |
|
|
quelles que soient les institutions d’un pareil peuple, les grandes |
|
|
révolutions y seront toujours infiniment moins violentes et plus rares |
|
|
qu’on ne le suppose ; et j’entrevois aisément tel état politique qui, |
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venant à se combiner avec l’égalité, rendrait la société plus |
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|
stationnaire qu’elle ne l’a jamais été dans notre Occident. |
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Ce que je viens de dire des faits s’applique en partie aux idées. |
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Deux choses étonnent aux États-Unis : la grande mobilité de la plupart |
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des actions humaines et la fixité singulière de certains principes. |
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|
Les hommes remuent sans cesse, l’esprit humain semble presque |
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immobile. |
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Lorsqu’une opinion s’est une fois étendue sur le sol américain et y a |
|
|
pris racine, on dirait que nul pouvoir sur la terre n’est en état de |
|
|
l’extirper. Aux États-Unis, les doctrines générales en matière de |
|
|
religion, de philosophie, de morale et |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/195]]== |
|
|
même de politique, ne varient point, ou du moins elles ne se modifient |
|
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qu’après un travail caché et souvent insensible ; les plus grossiers |
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préjugés eux-mêmes ne s’effacent qu’avec une lenteur inconcevable au |
|
|
milieu de ces frottements mille fois répétés des choses et des hommes. |
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J’entends dire qu’il est dans la nature et dans les habitudes des |
|
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démocraties de changer à tout moment de sentiments et de pensées. |
|
|
Cela peut être vrai de petites nations démocratiques, comme celles de |
|
|
l’Antiquité, qu’on réunissait tout entières sur une place publique et |
|
|
qu’on agitait ensuite au gré d’un orateur. Je n’ai rien vu de |
|
|
semblable dans le sein du grand peuple démocratique qui occupe les |
|
|
rivages opposés de notre Océan. Ce qui m’a frappé aux États-Unis, |
|
|
c’est la peine qu’on éprouve à désabuser la majorité d’une idée |
|
|
qu’elle a conçue et de la détacher d’un homme qu’elle adopte. Les |
|
|
écrits ni les discours ne sauraient guère y réussir ; l’expérience |
|
|
seule en vient à bout ; quelquefois encore faut-il qu’elle se répète. |
|
|
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|
Cela étonne au premier abord ; un examen plus attentif l’explique. |
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Je ne crois pas qu’il soit aussi facile qu’on l’imagine de déraciner |
|
|
les préjugés d’un peuple démocratique ; de changer ses croyances ; de |
|
|
substituer de nouveaux principes religieux, philosophiques, |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/196]]== |
|
|
politiques et moraux, à ceux qui s’y sont une fois établis ; en un |
|
|
mot, d’y faire de grandes et fréquentes révolutions dans les |
|
|
intelligences. Ce n’est pas que l’esprit humain y soit oisif ; il |
|
|
s’agite sans cesse ; mais il s’exerce plutôt à varier à l’infini les |
|
|
conséquences des principes connus, et à en découvrir de nouvelles, |
|
|
qu’à chercher de nouveaux principes. Il tourne avec agilité sur |
|
|
lui-même plutôt qu’il ne s’élance en avant par un effort rapide et |
|
|
direct ; il étend peu à peu sa sphère par de petits mouvements |
|
|
continus et précipités ; il ne la déplace point tout à coup. |
|
|
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|
Des hommes égaux en droits, en éducation, en fortune, et, pour tout |
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|
dire en un mot, de condition pareille, ont nécessairement des besoins, |
|
|
des habitudes et des goûts peu dissemblables. Comme ils aperçoivent |
|
|
les objets sous le même aspect, leur esprit incline naturellement vers |
|
|
des idées analogues, et quoique chacun d’eux puisse s’écarter de ses |
|
|
contemporains et se faire des croyances à lui, ils finissent par se |
|
|
retrouver tous, sans le savoir et sans le vouloir, dans un certain |
|
|
nombre d’opinions communes. |
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|
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|
|
Plus je considère attentivement les effets de l’égalité sur |
|
|
l’intelligence, plus je me persuade que l’anarchie intellectuelle dont |
|
|
nous sommes témoins n’est pas, ainsi que plusieurs le supposent, |
|
|
l’état naturel des peuples démocratiques. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/197]]== |
|
|
Je crois qu’il faut plutôt la considérer comme un accident particulier |
|
|
à leur jeunesse, et qu’elle ne se montre qu’à cette époque de passage |
|
|
où les hommes ont déjà brisé les antiques liens qui les attachaient |
|
|
les uns aux autres, et diffèrent encore prodigieusement par |
|
|
l’origine, l’éducation et les mœurs ; de telle sorte que, ayant |
|
|
conservé des idées, des instincts et des goûts fort divers, rien ne |
|
|
les empêche plus de les produire. Les principales opinions des hommes |
|
|
deviennent semblables à mesure que les conditions se ressemblent. |
|
|
Tel me paraît être le fait général et permanent ; le reste est fortuit |
|
|
et passager. |
|
|
|
|
|
Je crois qu’il arrivera rarement que, dans le sein d’une société |
|
|
démocratique, un homme vienne à concevoir, d’un seul coup, un système |
|
|
d’idées fort éloignées de celui qu’ont adopté ses contemporains ; et, |
|
|
si un pareil novateur se présentait, j’imagine qu’il aurait d’abord |
|
|
grand-peine à se faire écouter, et plus encore à se faire croire. |
|
|
|
|
|
Lorsque les conditions sont presque pareilles, un homme ne se laisse |
|
|
pas aisément persuader par un autre. Comme tous se voient de très |
|
|
près, qu’ils ont appris ensemble les mêmes choses et mènent la même |
|
|
vie, ils ne sont pas naturellement disposés à prendre l’un d’entre eux |
|
|
pour guide et à le suivre aveuglément : on ne croit guère sur parole |
|
|
son semblable ou son égal. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/198]]== |
|
|
|
|
|
Ce n’est pas seulement la confiance dans les lumières de certains |
|
|
individus qui s’affaiblit chez les nations démocratiques, ainsi que je |
|
|
l’ai dit ailleurs, l’idée générale de la supériorité intellectuelle |
|
|
qu’un homme quelconque peut acquérir sur tous les autres ne tarde pas |
|
|
à s’obscurcir. |
|
|
|
|
|
À mesure que les hommes se ressemblent davantage, le dogme de |
|
|
l’égalité des intelligences s’insinue peu à peu dans leurs croyances, |
|
|
et il devient plus difficile à un novateur, quel qu’il soit, |
|
|
d’acquérir et d’exercer un grand pouvoir sur l’esprit d’un peuple. |
|
|
Dans de pareilles sociétés, les soudaines révolutions intellectuelles |
|
|
sont donc rares ; car, si l’on jette les yeux sur l’histoire du monde, |
|
|
l’on voit que c’est bien moins la force d’un raisonnement que |
|
|
l’autorité d’un nom qui a produit les grandes et rapides mutations des |
|
|
opinions humaines. |
|
|
|
|
|
Remarquez d’ailleurs que, comme les hommes qui vivent dans les |
|
|
sociétés démocratiques ne sont attachés par aucun lien les uns aux |
|
|
autres, il faut convaincre chacun d’eux. Tandis que, dans les |
|
|
sociétés aristocratiques, c’est assez de pouvoir agir sur l’esprit de |
|
|
quelques-uns ; tous les autres suivent. Si Luther avait vécu dans un |
|
|
siècle d’égalité, et qu’il n’eût point eu pour auditeurs des seigneurs |
|
|
et des princes, il aurait peut-être trouvé plus de difficulté à |
|
|
changer la face de l’Europe. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/199]]== |
|
|
|
|
|
Ce n’est pas que les hommes des démocraties soient naturellement fort |
|
|
convaincus de la certitude de leurs opinions, et très fermes dans |
|
|
leurs croyances ; ils ont souvent des doutes que personne à leurs |
|
|
yeux, ne peut résoudre. Il arrive quelquefois dans ce temps-là que |
|
|
l’esprit humain changerait volontiers de place ; mais, comme rien ne |
|
|
le pousse puissamment ni ne le dirige, il oscille sur lui-même et ne |
|
|
se meut pas<ref>Si je recherche quel est l’état de société le plus |
|
|
favorable aux grandes révolutions de l’intelligence, je trouve qu’il |
|
|
se rencontre quelque part entre l’égalité complète de tous les |
|
|
citoyens et la séparation absolue des classes. Sous le régime des |
|
|
castes, les générations se succèdent sans que les hommes changent de |
|
|
place ; les uns n’attendent rien de plus, et les autres n’espèrent |
|
|
rien de mieux. L’imagination s’endort au milieu de ce silence et de |
|
|
cette immobilité universelle, et l’idée même du mouvement ne s’offre |
|
|
plus à l’esprit humain. Quand les classes ont été abolies et que les |
|
|
conditions sont devenues presque égales, tous les hommes s’agitent |
|
|
sans cesse, mais chacun d’eux est isolé, indépendant et faible. Ce |
|
|
dernier état diffère prodigieusement du premier ; cependant, il-lui |
|
|
est analogue en un point. Les grandes révolutions de J’esprit humain |
|
|
y sont fort rares. |
|
|
Mais, entre ces deux extrémités de l’histoire des peuples, se |
|
|
rencontre un âge intermédiaire, époque glorieuse et troublée, où les |
|
|
conditions ne sont pas assez fixes pour que l’intelligence sommeille, |
|
|
et où elles sont assez inégales pour que les hommes exercent un très |
|
|
grand pouvoir sur l’esprit les uns des autres, et que quelques-uns |
|
|
puissent modifier les croyances de tous. C’est alors que les |
|
|
puissant, réformateurs s’élèvent, et que de nouvelles idées changent |
|
|
tout à coup la face du monde.</ref>. |
|
|
|
|
|
Lorsqu’on a acquis la confiance d’un peuple |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/200]]== |
|
|
démocratique, c’est encore une grande affaire que d’obtenir son |
|
|
attention. Il est très difficile de se faire écouter des hommes qui |
|
|
vivent dans les démocraties, lorsqu’on ne les entretient point |
|
|
d’eux-mêmes. Ils n’écoutent pas les choses qu’on leur dit, parce |
|
|
qu’ils sont toujours fort préoccupés des choses qu’ils font. |
|
|
|
|
|
Il se rencontre, en effet, peu d’oisifs chez les nations |
|
|
démocratiques. La vie s’y passe au milieu du mouvement et du bruit, |
|
|
et les hommes y sont si employés à agir, qu’il leur reste peu de temps |
|
|
pour penser. Ce que je veux remarquer surtout, c’est que non |
|
|
seulement ils sont occupés, mais que leurs occupations les |
|
|
passionnent. Ils sont perpétuellement en action, et chacune de leurs |
|
|
actions absorbe leur âme ; le feu qu’ils mettent aux affaires les |
|
|
empêche de s’enflammer pour les idées. |
|
|
|
|
|
Je pense qu’il est fort malaisé d’exciter l’enthousiasme d’un peuple |
|
|
démocratique pour une théorie quelconque qui n’ait pas un rapport |
|
|
visible, direct et immédiat avec la pratique journalière de sa vie. |
|
|
Un pareil peuple n’abandonne donc pas aisément ses anciennes |
|
|
croyances. Car c’est l’enthousiasme qui précipite l’esprit humain |
|
|
hors des routes frayées, et qui fait les grandes révolutions |
|
|
intellectuelles comme les grandes révolutions politiques. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/201]]== |
|
|
|
|
|
Ainsi, les peuples démocratiques n’ont ni le loisir ni le goût d’aller |
|
|
à la recherche d’opinions nouvelles. Lors même qu’ils viennent à |
|
|
douter de celles qu’ils possèdent, ils les conservent néanmoins, |
|
|
parce qu’il leur faudrait trop de temps et d’examen pour en changer ; |
|
|
ils les gardent, non comme certaines, mais comme établies. |
|
|
|
|
|
Il y a d’autres raisons encore et de plus puissantes qui s’opposent a |
|
|
ce qu’un grand changement s’opère aisément dans les doctrines d’un |
|
|
peuple démocratique. Je l’ai déjà indiqué au commencement de ce |
|
|
livre. |
|
|
|
|
|
Si, dans le sein d’un peuple semblable, les influences individuelles |
|
|
sont faibles et presque nulles, le pouvoir exercé par la masse sur |
|
|
l’esprit de chaque individu est très grand. J’en ai donné ailleurs |
|
|
les raisons. Ce que je veux dire en ce moment, c’est qu’on aurait |
|
|
tort de croire que cela dépendît uniquement de la forme du |
|
|
gouvernement, et que la majorité dût y perdre son empire intellectuel |
|
|
avec son pouvoir politique. |
|
|
|
|
|
Dans les aristocraties, les hommes ont souvent une grandeur et une |
|
|
force qui leur sont propres. Lorsqu’ils se trouvent en contradiction |
|
|
avec le plus grand nombre de leurs semblables, ils se retirent en |
|
|
eux-mêmes, s’y soutiennent et s’y consolent. Il n’en est pas de même |
|
|
parmi les peuples démocratiques. Chez eux, la faveur publique |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/202]]== |
|
|
semble aussi nécessaire que l’air que l’on respire, et c’est, pour |
|
|
ainsi dire, ne pas vivre que d’être cri désaccord avec la masse. |
|
|
Celle-ci n’a pas besoin d’employer les lois pour plier ceux qui ne |
|
|
pensent pas comme elle. Il lui suffit de les désapprouver. Le |
|
|
sentiment de leur isolement et de leur impuissance les accable |
|
|
aussitôt et les désespère. |
|
|
|
|
|
Toutes les fois que les conditions sont égales, l’opinion générale |
|
|
pèse d’un poids immense sur l’esprit de chaque individu ; elle |
|
|
l’enveloppe, le dirige et l’opprime : cela tient à la constitution |
|
|
même de la société bien plus qu’à ses lois politiques. À mesure que |
|
|
tous les hommes se ressemblent davantage, chacun se sent de plus en |
|
|
plus faible en face de tous. Ne découvrant rien qui l’élève fort |
|
|
au-dessus d’eux et qui l’en distingue, il se défie de lui-même dès |
|
|
qu’ils le combattent ; non seulement il doute de ses forces, mais il |
|
|
en vient à douter de son droit, et il est bien près de reconnaître |
|
|
qu’il a tort, quand le plus grand nombre l’affirme. La majorité n’a |
|
|
pas besoin de le contraindre ; elle le convainc. |
|
|
|
|
|
De quelque manière qu’on organise les pouvoirs d’une société |
|
|
démocratique et qu’on les pondère, il sera donc toujours très |
|
|
difficile d’y croire ce que rejette la masse, et d’y professer ce |
|
|
qu’elle condamne. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/203]]== |
|
|
|
|
|
Ceci favorise merveilleusement la stabilité des croyances. |
|
|
|
|
|
Lorsqu’une opinion a pris pied chez un peuple démocratique et s’est |
|
|
établie dans l’esprit du plus grand nombre, elle subsiste ensuite |
|
|
d’elle-même et se perpétue sans efforts, parce que personne ne |
|
|
l’attaque. Ceux qui l’avaient d’abord repoussée comme fausse |
|
|
finissent par la recevoir comme générale, et ceux qui continuent à la |
|
|
combattre au fond de leur cœur n’en font rien voir ; ils ont bien soin |
|
|
de ne point s’engager dans une lutte dangereuse et inutile. |
|
|
|
|
|
Il est vrai que, quand la majorité d’un peuple démocratique change |
|
|
d’opinion, elle peut opérer à son gré d’étranges et subites |
|
|
révolutions dans le monde des intelligences ; mais il est très |
|
|
difficile que son opinion change, et presque aussi difficile de |
|
|
constater qu’elle est changée. |
|
|
|
|
|
Il arrive quelquefois que le temps, les événements ou l’effort |
|
|
individuel et solitaire des intelligences, finissent par ébranler ou |
|
|
Par détruire peu à peu une croyance, sans qu’il en paraisse rien |
|
|
au-dehors. On ne la combat point ouvertement. On ne se réunit point |
|
|
pour lui faire la guerre. Ses sectateurs la quittent un à un sans |
|
|
bruit ; mais chaque jour quelques-uns l’abandonnent, jusqu’à ce |
|
|
qu’enfin elle ne soit plus partagée que par le petit nombre. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/204]]== |
|
|
|
|
|
En cet état, elle règne encore. |
|
|
|
|
|
Comme ses ennemis continuent à se taire, ou ne se communiquent qu’à la |
|
|
dérobée leurs pensées, ils sont eux-mêmes longtemps sans pouvoir |
|
|
s’assurer qu’une grande révolution s’est accomplie, et dans le doute |
|
|
ils demeurent immobiles. Ils observent et se taisent. La majorité ne |
|
|
croit plus ; mais elle a encore l’air de croire, et ce vain fantôme |
|
|
d’une opinion publique suffit pour glacer les novateurs, et les tenir |
|
|
dans le silence et le respect. |
|
|
|
|
|
Nous vivons à une époque qui a vu les plus rapides changements |
|
|
s’opérer dans l’esprit des hommes. Cependant, il se pourrait faire |
|
|
que bientôt les principales opinions humaines soient plus stables |
|
|
qu’elles ne l’ont été dans les siècles précédents de notre histoire ; |
|
|
ce temps n’est pas venu, mais peut-être il approche. |
|
|
|
|
|
A mesure que j’examine de plus près les besoins et les instincts |
|
|
naturels des peuples démocratiques, je me persuade que, si jamais |
|
|
l’égalité s’établit d’une manière générale et permanente dans le |
|
|
monde, les grandes révolutions intellectuelles et politiques |
|
|
deviendront bien difficiles et plus rares qu’on ne le suppose. |
|
|
|
|
|
Parce que les hommes des démocraties paraissent toujours émus, |
|
|
incertains, haletants, prêts à changer de volonté et de place, on se |
|
|
figure |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/205]]== |
|
|
qu’ils vont abolir tout à coup leurs lois, adopter de nouvelles |
|
|
croyances et prendre de nouvelles mœurs. On ne songe point que, si |
|
|
l’égalité porte les hommes aux changements, elle leur suggère des |
|
|
intérêts et des goûts qui ont besoin de la stabilité pour se |
|
|
satisfaire ; elle les Pousse, et, en même temps, elle les arrête, elle |
|
|
les aiguillonne et les attache à la terre ; elle enflamme leurs |
|
|
désirs et limite leurs forces. |
|
|
|
|
|
C’est ce qui ne se découvre pas d’abord : les passions qui écartent |
|
|
les citoyens les uns des autres dans une démocratie se manifestent |
|
|
d’elles-mêmes. Mais on n’aperçoit pas du premier coup d’œil la force |
|
|
cachée qui les retient et les rassemble. |
|
|
|
|
|
Oserais-je le dire au milieu des ruines qui m’environnent ? ce que je |
|
|
redoute le plus pour les générations à venir, ce ne sont pas les |
|
|
révolutions. |
|
|
|
|
|
Si les citoyens continuent à se renfermer de plus en plus étroitement |
|
|
dans le cercle des petits intérêts domestiques, et à s’y agiter sans |
|
|
repos, on peut appréhender qu’ils ne finissent par devenir comme |
|
|
inaccessibles à ces grandes et puissantes émotions publiques qui |
|
|
troublent les peuples, mais qui les développent et les renouvellent. |
|
|
Quand Je vois la propriété devenir si mobile, et l’amour de la |
|
|
propriété si inquiet et si ardent, je ne puis m’empêcher de craindre |
|
|
que les hommes |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/206]]== |
|
|
n’arrivent à ce point de regarder toute théorie nouvelle comme un |
|
|
péril, toute innovation comme un trouble fâcheux, tout progrès social |
|
|
comme un premier pas vers une révolution, et qu’ils refusent |
|
|
entièrement de se mouvoir de peur qu’on ne les entraîne. Je tremble, |
|
|
je le confesse, qu’ils ne se laissent enfin si bien posséder par un |
|
|
lâche amour des jouissances présentes, que l’intérêt de leur propre |
|
|
avenir et de celui de leurs descendants disparaisse, et qu’ils aiment |
|
|
mieux suivre mollement le cours de leur destinée que de faire au |
|
|
besoin un soudain et énergique effort pour le redresser. |
|
|
|
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On croit que les sociétés nouvelles vont chaque jour changer de face, |
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et, moi, j’ai peur qu’elles ne finissent par être trop invariablement |
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fixées dans les mêmes institutions, les mêmes préjugés, les mêmes |
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mœurs ; de telle sorte que le genre humain s’arrête et se borne ; que |
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l’esprit se plie et se replie éternellement sur lui-même sans produire |
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d’idées nouvelles ; que l’homme s’épuise en petits mouvements |
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solitaires et stériles, et que, tout en se remuant sans cesse, |
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l’humanité n’avance plus. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/207]]== |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/208]]== |
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{{t3|Pourquoi les peuples démocratiques désirent naturellement la |
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paix, et les armées démocratiques naturellement la guerre |CHAPITRE |
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XXII.}} |
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Les mêmes intérêts, les mêmes craintes, les mêmes passions qui |
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écartent les peuples démocratiques des révolutions les éloignent de |
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la guerre ; l’esprit militaire et l’esprit révolutionnaire |
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s’affaiblissent en même temps et par les mêmes causes. |
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Le nombre toujours croissant des propriétaires amis de la paix, le |
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développement de la richesse mobilière, que la guerre dévore si |
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rapidement, cette mansuétude des mœurs, cette mollesse de |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/209]]== |
|
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cœur, cette disposition à la pitié que l’égalité inspire, cette |
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froideur de raison qui rend peu sensible aux poétiques et violentes |
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émotions qui naissent parmi les armes, toutes ces causes s’unissent |
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pour éteindre l’esprit militaire. |
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Je crois qu’on peut admettre comme règle générale et constante que, |
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chez les peuples civilisés, les passions guerrières deviendront plus |
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rares et moins vives, à mesure que les conditions seront plus égales. |
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La guerre cependant est un accident auquel tous les peuples sont |
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sujets, les peuples démocratiques aussi bien que les autres, Quel que |
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soit le goût que ces nations aient pour la paix, il faut bien qu’elles |
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se tiennent prêtes à repousser la guerre, ou, en d’autres termes, |
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qu’elles aient une armée. |
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La fortune, qui a fait des choses si particulières en faveur des |
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habitants des États-Unis, les a placés au milieu d’un désert où ils |
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n’ont, pour ainsi dire, pas de voisins. Quelques milliers de soldats |
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leur suffisent, mais ceci est américain et point démocratique. |
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L’égalité des conditions, et les mœurs ainsi que les institutions qui |
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en dérivent, ne soustraient pas un peuple démocratique à l’obligation |
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d’entretenir des armées, et ses armées, exercent toujours une très |
|
|
grande influence sur son sort. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/210]]== |
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Il importe donc singulièrement de rechercher quels sont les instincts |
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naturels de ceux qui les composent. |
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Chez les peuples aristocratiques, chez ceux surtout où la naissance |
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règle seule le rang, l’inégalité se retrouve dans l’armée comme dans |
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la nation ; l’officier est le noble, le soldat est le serf. L’un est |
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nécessairement appelé à commander, l’autre à obéir. Dans les armées |
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aristocratiques, l’ambition du soldat a donc des bornes très étroites. |
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Celle des officiers n’est pas non plus illimitée. |
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Un corps aristocratique ne fait pas seulement partie d’une hiérarchie ; |
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il contient toujours une hiérarchie dans son sein ; les membres qui |
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la composent sont placés les uns au-dessus des autres, d’une certaine |
|
|
manière qui ne varie point. Celui-ci est appelé naturellement par la |
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naissance à commander un régiment, et celui-là une compagnie ; arrivés |
|
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à ces termes extrêmes de leurs espérances, ils s’arrêtent d’eux-mêmes |
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et se tiennent pour satisfaits de leur sort. |
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Il y a d’abord une grande cause qui, dans les aristocraties, attiédit |
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le désir de l’avancement chez l’officier. |
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Chez les peuples aristocratiques, l’officier, indépendamment de son |
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|
rang dans l’armée, occupe encore un rang élevé dans la société ; le |
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|
premier n’est presque toujours à ses yeux qu’un accessoire |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/211]]== |
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du second ; le noble, en embrassant la carrière des armes, obéit moins |
|
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encore à l’ambition qu’à une sorte de devoir que sa naissance lui |
|
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impose. Il entre dans l’armée afin d’y employer honorablement les |
|
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années oisives de sa jeunesse, et de pouvoir en rapporter dans ses |
|
|
foyers et parmi ses pareils quelques souvenirs honorables de la vie |
|
|
militaire ; mais son principal objet n’est point d’y acquérir des |
|
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biens, de la considération et du pouvoir ; car il possède ces |
|
|
avantages par lui-même et en jouit sans sortir de chez lui. |
|
|
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|
|
Dans les armées démocratiques, tous les soldats peuvent devenir |
|
|
officiers, ce qui généralise le désir de l’avancement et étend les |
|
|
limites de l’ambition militaire presque à l’infini. |
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|
|
De son côté, l’officier ne voit rien qui l’arrête naturellement et |
|
|
forcément à un grade plutôt qu’à un autre, et chaque grade a un prix |
|
|
immense à ses yeux, parce que son rang dans la société dépend presque |
|
|
toujours de son rang dans l’armée. |
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|
Chez les peuples démocratiques, il arrive souvent que l’officier n’a |
|
|
de bien que sa paye, et ne peut attendre de considération que de ses |
|
|
honneurs militaires. Toutes les fois qu’il change de fonctions, il |
|
|
change donc de fortune, et il est en quelque sorte un autre homme. Ce |
|
|
qui était l’accessoire de l’existence dans les armées |
|
|
{{tiret|aristocra|tiques}} |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/212]]== |
|
|
{{tiret2|aristocra|tiques}} est ainsi devenu le principal, le tout, |
|
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l’existence elle-même. |
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Sous l’ancienne monarchie française, on ne donnait aux officiers que |
|
|
leur titre de noblesse. De nos jours, on ne leur donne que leur titre |
|
|
militaire. Ce petit changement des formes du langage suffit pour |
|
|
indiquer qu’une grande révolution s’est opérée dans la constitution de |
|
|
la société et dans celle de l’armée. |
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Au sein des armées démocratiques, le désir d’avancer est presque |
|
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universel ; il est ardent, tenace, continuel ; il s’accroît de tous |
|
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les autres désirs, et ne s’éteint qu’avec la vie. Or, il est facile |
|
|
de voir que, de toutes les armées du monde, celles où l’avancement |
|
|
doit être le plus lent en temps de paix sont les armées démocratiques. |
|
|
Le nombre des grades étant naturellement limité, le nombre des |
|
|
concurrents presque innombrable, et la loi inflexible de l’égalité |
|
|
pesant sur tous, nul ne saurait faire de progrès rapides, et beaucoup |
|
|
ne peuvent bouger de place. Ainsi le besoin d’avancer y est plus |
|
|
grand, et la facilité d’avancer moindre qu’ailleurs. |
|
|
|
|
|
Tous les ambitieux que contient une armée démocratique souhaitent donc |
|
|
la guerre avec véhémence, parce que la guerre vide les places et |
|
|
permet enfin de violer ce droit de l’ancienneté, qui est le seul |
|
|
privilège naturel à la démocratie. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/213]]== |
|
|
|
|
|
Nous arrivons ainsi à cette conséquence singulière que, de toutes les |
|
|
armées, celles qui désirent le plus ardemment la guerre sont les |
|
|
armées démocratiques, et que, parmi les peuples, ceux qui aiment le |
|
|
plus la paix sont les peuples démocratiques ; et ce qui achève de |
|
|
rendre la chose extraordinaire, c’est que l’égalité produit à la fois |
|
|
ces effets contraires. |
|
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|
Les citoyens, étant égaux, conçoivent chaque jour le désir et |
|
|
découvrent la possibilité de changer leur condition et d’accroître |
|
|
leur bien-être : cela les dispose à aimer la paix, qui fait prospérer |
|
|
l’industrie et permet à chacun de pousser tranquillement à bout ses |
|
|
petites entreprises ; et, d’un autre côté, cette même égalité, en |
|
|
augmentant le prix des honneurs militaires aux yeux de ceux qui |
|
|
suivent la carrière des armes, et en rendant les honneurs accessibles |
|
|
à tous, fait rêver aux soldats les champs de bataille. Des deux |
|
|
parts, l’inquiétude du cœur est la même, le goût des jouissances est |
|
|
aussi insatiable, l’ambition égale ; le moyen de la satisfaire est |
|
|
seul différent. |
|
|
|
|
|
Ces dispositions opposées de la nation et de l’armée font courir aux |
|
|
sociétés démocratiques de grands dangers. |
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|
|
|
|
Lorsque l’esprit militaire abandonne un peuple, la carrière militaire |
|
|
cesse aussitôt d’être honorée, |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/214]]== |
|
|
et les hommes de guerre tombent au dernier rang des fonctionnaires |
|
|
publics. On les estime peu et on ne les comprend plus. Il arrive |
|
|
alors le contraire de ce qui se voit dans les siècles aristocratiques. |
|
|
Ce ne sont plus les principaux citoyens qui entrent dans l’armée, mais |
|
|
les moindres. On ne se livre à l’ambition militaire que quand nulle |
|
|
autre n’est permise. Ceci forme un cercle vicieux d’où on a de la |
|
|
peine à sortir. L’élite de la nation évite la carrière militaire, |
|
|
parce que cette carrière n’est pas honorée ; et elle n’est point |
|
|
honorée, parce que l’élite de la nation n’y entre plus. |
|
|
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|
|
Il ne faut donc pas s’étonner si les armées démocratiques se montrent |
|
|
souvent inquiètes grondantes et mal satisfaites de leur sort, quoique |
|
|
la condition physique y soit d’ordinaire beaucoup plus douce et la |
|
|
discipline moins rigide que dans toutes les autres. Le soldat se sent |
|
|
dans une position inférieure, et son orgueil blessé achève de lui |
|
|
donner le goût de la guerre, qui le rend nécessaire, ou l’amour des |
|
|
révolutions, durant lesquelles il espère conquérir, les armes à la |
|
|
main, l’influence politique et la considération individuelle qu’on lui |
|
|
conteste. |
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|
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|
|
La composition des armées démocratiques rend ce dernier péril fort à |
|
|
craindre. |
|
|
|
|
|
Dans la société démocratique, presque tous les |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/215]]== |
|
|
citoyens ont des propriétés à conserver ; mais les armées |
|
|
démocratiques sont conduites, en général, par des prolétaires. La |
|
|
plupart d’entre eux ont peu à perdre dans les troubles civils. La |
|
|
masse de la nation y craint naturellement beaucoup plus les |
|
|
révolutions que dans les siècles d’aristocratie ; mais les chefs de |
|
|
l’armée les redoutent bien moins. |
|
|
|
|
|
De plus, comme chez les peuples démocratiques, ainsi que je l’ai dit |
|
|
ci-devant, les citoyens les plus riches, les plus instruits, les plus |
|
|
capables, n’entrent guère dans la carrière militaire, il arrive que |
|
|
l’armée, dans son ensemble, finit par faire une petite nation à part, |
|
|
où l’intelligence est moins étendue et les habitudes plus grossières |
|
|
que dans la grande. Or cette petite nation incivilisée possède les |
|
|
armes, et seule elle sait s’en servir. |
|
|
|
|
|
Ce qui accroît, en effet, le péril que l’esprit militaire et turbulent |
|
|
de l’armée fait courir aux peuples démocratiques, c’est l’humeur |
|
|
pacifique des citoyens ; il n’y a rien de si dangereux qu’une armée au |
|
|
sein d’une nation qui n’est pas guerrière ; l’amour excessif de tous |
|
|
les citoyens pour la tranquillité y met chaque jour la Constitution à |
|
|
la merci des soldats. |
|
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|
|
On peut donc dire d’une manière générale que, si les peuples |
|
|
démocratiques sont naturellement |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/216]]== |
|
|
portés vers la paix par leurs intérêts et leurs instincts, ils sont |
|
|
sans cesse attirés vers la guerre et les révolutions par leurs armées. |
|
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|
Les révolutions militaires, qui ne sont presque jamais à craindre dans |
|
|
les aristocraties, sont toujours à redouter chez les nations |
|
|
démocratiques. Ces périls doivent être rangés parmi les plus |
|
|
redoutables de tous ceux que renferme leur avenir ; il faut que |
|
|
l’attention des hommes d’État s’applique sans relâche à y trouver un |
|
|
remède. |
|
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Lorsqu’une nation se sent intérieurement travaillée par l’ambition |
|
|
inquiète de son armée, la première pensée qui se présente c’est de |
|
|
donner à cette ambition incommode la guerre pour objet. |
|
|
|
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|
Je ne veux point médire de la guerre ; la guerre agrandit presque |
|
|
toujours la pensée d’un peuple et lui élève le cœur. Il y a des cas |
|
|
où seule elle peut arrêter le développement excessif de certains |
|
|
penchants que fait naturellement naître l’égalité, et où il faut la |
|
|
considérer comme nécessaire à certaines maladies invétérées auxquelles |
|
|
les sociétés démocratiques sont sujettes. |
|
|
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|
|
La guerre a de grands avantages ; mais il ne faut pas se flatter |
|
|
qu’elle diminue le péril qui vient d’être signale. Elle ne fait que |
|
|
le suspendre, et il revient plus terrible après elle ; car l’armée |
|
|
souffre bien plus impatiemment la paix après avoir |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/217]]== |
|
|
goûté de la guerre. La guerre ne serait un remède que pour un peuple |
|
|
qui voudrait toujours la gloire. |
|
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|
Je prévois que tous les princes guerriers qui s’élèveront au sein des |
|
|
grandes nations démocratiques trouveront qu’il leur est plus facile de |
|
|
vaincre avec leur armée que de la faire vivre en paix après la |
|
|
victoire. Il y a deux choses qu’un peuple démocratique aura |
|
|
toujours beaucoup de peine à faire : commencer la guerre et la finir. |
|
|
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|
|
Si, d’ailleurs, la guerre a des avantages particuliers pour les |
|
|
peuples démocratiques, d’un autre côté elle leur fait courir de |
|
|
certains périls que n’ont point à en redouter, au même degré, les |
|
|
aristocraties. Je n’en citerai que deux. |
|
|
|
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|
Si la guerre satisfait l’armée, elle gêne et souvent désespère cette |
|
|
foule innombrable de citoyens dont les petites passions ont, tous les |
|
|
jours, besoin de la paix pour se satisfaire. Elle risque donc de |
|
|
faire naître sous une autre forme le désordre qu’elle doit prévenir. |
|
|
|
|
|
Il n’y a pas de longue guerre qui, dans un pays démocratique, ne mette |
|
|
en grand hasard la liberté. Ce n’est pas qu’il faille craindre |
|
|
précisément d’y voir, après chaque victoire, les généraux vainqueurs |
|
|
s’emparer par la force du souverain pouvoir, à la manière de Sylla et |
|
|
de César. Le péril est |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/218]]== |
|
|
d’une autre sorte. La guerre ne livre pas toujours les peuples |
|
|
démocratiques au gouvernement militaire ; mais elle ne peut manquer |
|
|
d’accroître immensément, chez ces peuples, les attributions du |
|
|
gouvernement civil ; elle centralise presque forcément dans les mains |
|
|
de celui-ci la direction de tous les hommes et l’usage de toutes les |
|
|
choses. Si elle ne conduit pas tout à coup au despotisme par la |
|
|
violence, elle y amène doucement par les habitudes. |
|
|
|
|
|
Tous ceux qui cherchent à détruire la liberté dans le sein d’une |
|
|
nation démocratique doivent savoir que le plus sûr et le plus court |
|
|
moyen d’y parvenir est la guerre. C’est là le premier axiome de la |
|
|
science. |
|
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|
Un remède semble s’offrir de lui-même, lorsque l’ambition des |
|
|
officiers et des soldats devient à craindre, c’est d’accroître le |
|
|
nombre des places à donner, en augmentant l’armée. Ceci soulage le |
|
|
mal présent, mais engage d’autant plus l’avenir. |
|
|
|
|
|
Augmenter l’armée peut produire un effet durable dans une société |
|
|
aristocratique, parce que, dans ces sociétés, l’ambition militaire est |
|
|
limitée à une seule espèce d’hommes, et s’arrête, pour chaque homme, |
|
|
à une certaine borne ; de telle sorte qu’on peut arriver à contenter à |
|
|
peu près tous ceux qui la ressentent. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/219]]== |
|
|
|
|
|
Mais, chez un peuple démocratique, on ne gagne rien à accroître |
|
|
l’armée, parce que le nombre des ambitieux s’y accroît toujours |
|
|
exactement dans le même rapport que l’armée elle-même. Ceux dont vous |
|
|
avez exaucé les vœux en créant de nouveaux emplois sont aussitôt |
|
|
remplacés par une foule nouvelle que vous ne pouvez satisfaire, et les |
|
|
premiers eux-mêmes recommencent bientôt à se plaindre ; car la même |
|
|
agitation d’esprit qui règne parmi les citoyens d’une démocratie se |
|
|
fait voir dans l’armée ; ce qu’on y veut, ce n’est pas de gagner un |
|
|
certain grade, mais d’avancer toujours. Si les désirs ne sont pas |
|
|
très vastes, ils renaissent sans cesse. Un peuple démocratique qui |
|
|
augmente son armée ne fait donc qu’adoucir, pour un moment, l’ambition |
|
|
des gens de guerre ; mais bientôt elle devient plus redoutable, parce |
|
|
que ceux qui la ressentent sont plus nombreux. |
|
|
|
|
|
Je pense, pour ma part, qu’un esprit inquiet et turbulent est un mal |
|
|
inhérent à la constitution même des armées démocratiques, et qu’on |
|
|
doit renoncer à le guérir. Il ne faut Pas que les législateurs des |
|
|
démocraties se flattent de trouver une organisation militaire qui ait |
|
|
par elle-même la force de calmer et de contenir les gens de guerre ; |
|
|
ils s’épuiseraient en vains efforts avant d’y atteindre. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/220]]== |
|
|
|
|
|
Ce n’est pas dans l’armée qu’on peut rencontrer le remède aux vices de |
|
|
l’armée, mais dans le pays. |
|
|
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|
|
Les peuples démocratiques craignent naturellement le trouble et le |
|
|
despotisme. Il s’agit seulement de faire de ces instincts des goûts |
|
|
réfléchis, intelligents et Stables. Lorsque les citoyens ont enfin |
|
|
appris à faire un paisible et utile usage de la liberté et ont senti |
|
|
ses bienfaits ; quand ils ont contracté un amour viril de l’ordre, et |
|
|
se sont pliés volontairement à la règle, ces mêmes citoyens, en |
|
|
entrant dans la carrière des armes, y apportent, à leur insu et comme |
|
|
malgré eux, ces habitudes et ces mœurs. L’esprit général de la |
|
|
nation, pénétrant dans l’esprit particulier de l’armée, tempère les |
|
|
opinions et les désirs que l’état militaire fait naître ou, par la |
|
|
force toute-puissante de l’opinion publique , il les comprime. Ayez |
|
|
des citoyens éclairés, réglés, fermes et libres, et vous aurez des |
|
|
soldats disciplinés et obéissants. |
|
|
|
|
|
Toute loi qui, en réprimant l’esprit turbulent de l’armée, tendrait à |
|
|
diminuer, dans le sein de la nation, l’esprit de liberté civile et à y |
|
|
obscurcir l’idée du droit et des droits, irait donc contre son objet. |
|
|
Elle favoriserait l’établissement de la tyrannie militaire, beaucoup |
|
|
plus qu’elle ne lui nuirait. |
|
|
|
|
|
Après tout, et quoi qu’on fasse, une grande {{tiret|ar|mée,}} |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/221]]== |
|
|
{{tiret2|ar|mée,}} au sein d’un peuple démocratique, sera toujours un |
|
|
grand péril ; et le moyen le plus efficace de diminuer ce péril sera |
|
|
de réduire l’armée ; mais c’est un remède dont il n’est pas donné à |
|
|
tous les peuples de pouvoir user. |
|
|
|
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/222]]== |
|
|
|
|
|
|
|
|
{{t3|Quelle est, dans les armées démocratiques, la classe la plus |
|
|
guerrière et la plus révolutionnaire|CHAPITRE XXIII.}} |
|
|
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|
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|
|
Il est de l’essence d’une armée démocratique d’être très nombreuse, |
|
|
relativement au peuple qui la fournit ; j’en dirai plus loin les |
|
|
raisons. |
|
|
|
|
|
D’une autre part, les hommes qui vivent dans les temps démocratiques |
|
|
ne choisissent guère la carrière militaire. |
|
|
|
|
|
Les peuples démocratiques sont donc bientôt amenés à renoncer au |
|
|
recrutement volontaire, pour avoir recours à l’enrôlement forcé. La |
|
|
nécessité de leur condition les oblige à prendre ce dernier moyen, et |
|
|
l’on peut aisément prédire que tous l’adopteront. |
|
|
|
|
|
Le service militaire étant forcé, la charge s’en |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/223]]== |
|
|
partage indistinctement et également sur tous les citoyens. Cela |
|
|
ressort encore nécessairement de la condition de ces peuples et de |
|
|
leurs idées. Le gouvernement y peut à peu près ce qu’il veut, pourvu |
|
|
qu’il s’adresse à tout le monde à la fois ; c’est l’inégalité du poids |
|
|
et non le poids qui fait d’ordinaire qu’on lui résiste. |
|
|
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|
|
Or, le service militaire étant commun à tous les citoyens, il en |
|
|
résulte évidemment que chacun d’eux ne reste qu’un petit nombre |
|
|
d’années sous les drapeaux. |
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|
|
Ainsi, il est dans la nature des choses que le soldat ne soit qu’en |
|
|
passant dans l’armée, tandis que, chez la plupart des nations |
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|
aristocratiques, l’état militaire est un métier que le soldat prend ou |
|
|
qui lui est imposé pour toute la vie. |
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|
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|
|
Ceci a de grandes conséquences. Parmi les soldats qui composent une |
|
|
armée démocratique, quelques-uns s’attachent à la vie militaire ; mais |
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le plus grand nombre, amenés ainsi malgré eux sous le drapeau et |
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toujours prêts à retourner dans leurs foyers, ne se considèrent pas |
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comme sérieusement engagés dans la carrière militaire et ne songent |
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qu’à en sortir. Ceux-ci ne contractent pas les besoins et ne |
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partagent jamais qu’à moitié les passions que cette carrière fait |
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naître. Ils se plient à leurs devoirs militaires, mais leur âme |
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reste attachée aux {{tiret|in|térêts}} |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/224]]== |
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{{tiret2|in|térêts}} et aux désirs qui la remplissaient dans la vie |
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civile. Ils ne prennent donc pas l’esprit de l’armée ; ils apportent |
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plutôt au sein de l’armée l’esprit de la société et l’y conservent. |
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Chez les peuples démocratiques, ce sont les simples soldats qui |
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restent le plus citoyens ; c’est sur eux que les habitudes nationales |
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gardent le plus de prise et l’opinion publique le plus de pouvoir. |
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C’est par les soldats qu’on peut surtout se flatter de faire pénétrer |
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dans une armée démocratique l’amour de la liberté et le respect des |
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droits qu’on a su inspirer au peuple lui-même. Le contraire arrive |
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chez les nations aristocratiques, où les soldats finissent par |
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n’avoir plus rien de commun avec leurs concitoyens, et par vivre au |
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milieu d’eux comme des étrangers, et souvent comme des ennemis. |
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Dans les armées aristocratiques, l’élément conservateur est |
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l’officier, parce que l’officier seul a gardé des liens étroits avec |
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la société civile, et ne quitte jamais la volonté de venir tôt ou tard |
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y reprendre sa place ; dans les armées démocratiques, c’est le soldat, |
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et pour des causes toutes semblables. |
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Il arrive souvent, au contraire, que, dans ces mêmes armées |
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démocratiques, l’officier contracte des goûts et des désirs |
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entièrement à part de ceux de la nation. Cela se comprend. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/225]]== |
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Chez les peuples démocratiques, l’homme qui devient officier rompt |
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tous les liens qui l’attachaient à la vie civile ; il en sort pour |
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toujours et il n’a aucun intérêt à y rentrer. Sa véritable patrie, |
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c’est l’armée, puisqu’il n’est rien que par le rang qu’il y occupe ; |
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il suit donc la fortune de l’armée, grandit ou s’abaisse avec elle, et |
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c’est vers elle seule qu’il dirige désormais ses espérances. |
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L’officier ayant des besoins fort distincts de ceux du pays, il peut |
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se faire qu’il désire ardemment la guerre ou travaille à une |
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révolution, dans le moment même où la nation aspire le plus à la |
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stabilité et à la paix. |
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Toutefois il y a des causes qui tempèrent en lui l’humeur guerrière et |
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inquiète. Si l’ambition est universelle et continue chez les peuples |
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démocratiques, nous avons vu qu’elle y est rarement grande. L’homme |
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qui, sorti des classes secondaires de la nation, est parvenu, à |
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travers les rangs inférieurs de l’armée, jusqu’au grade d’officier, a |
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déjà fait un pas immense. Il a pris pied dans une sphère supérieure à |
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celle qu’il occupait au sein de la société civile, et il y a acquis |
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des droits que la plupart des nations démocratiques considéreront |
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toujours comme inaliénables<ref name=p222>La position de l’officier |
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est, en effet, bien plus assurée chez les peuples démocratiques que |
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chez les autres. Moins l’officier est par lui-même, </ref>. Il |
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s’arrête volontiers après |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/226]]== |
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ce grand effort, et songe à jouir de sa conquête. La crainte de |
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compromettre ce qu’il possède amollit déjà dans son cœur l’envie |
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d’acquérir ce qu’il n’a pas. Après avoir franchi le premier et le |
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plus grand obstacle qui arrêtait ses progrès, il se résigne avec moins |
|
|
d’impatience à la lenteur de sa marche. Cet attiédissement de |
|
|
l’ambition s’accroît à mesure que, s’élevant davantage en grade, il |
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|
trouve plus à perdre dans les hasards. Si je ne me trompe, la partie |
|
|
la moins guerrière comme la moins révolutionnaire d’une armée |
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démocratique sera toujours la tête. |
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Ce que je viens de dire de l’officier et du soldat n’est point |
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applicable à une classe nombreuse qui, dans toutes les armées, occupe |
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entre eux la place intermédiaire ; je veux parler des sous-officiers. |
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Cette classe des sous-officiers qui, avant le siècle présent, n’avait |
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point encore paru dans l’histoire, est appelée désormais, je pense, à |
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y jouer un rôle. |
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De même que l’officier, le sous-officier a rompu dans sa pensée tous |
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les liens qui l’attachaient à la société civile ; de même que lui, il |
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a fait de l’état militaire sa carrière, et, plus que lui peut-être, il |
|
|
a dirigé de ce seul côté tous ses désirs ; mais il n’a<ref |
|
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follow=p222>plus le grade a comparativement de prix, et plus le |
|
|
législateur trouve juste et nécessaire d’en assurer la |
|
|
jouissance.</ref> |
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|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/227]]== |
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pas encore atteint comme l’officier un point élevé et solide où il lui |
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soit loisible de s’arrêter et de respirer à l’aise, en attendant |
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qu’il puisse monter plus haut. |
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Par la nature même de ses fonctions qui ne saurait changer, le |
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sous-officier est condamné à mener une existence obscure, étroite, |
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malaisée et précaire. Il ne voit encore de l’état militaire que les |
|
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périls. Il n’en connaît que les privations et l’obéissance, plus |
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difficiles à supporter que les périls. Il souffre d’autant plus de |
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|
ses misères présentes, qu’il sait que la constitution de la société et |
|
|
celle de l’armée lui permettent de s’en affranchir ; d’un jour à |
|
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l’autre, en effet, il peut devenir officier. Il commande alors, il a |
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|
des honneurs, de l’indépendance, des droits, des jouissances non |
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seulement cet objet de ses espérances lui parait immense, mais avant |
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que de le saisir, il n’est jamais sûr de l’atteindre. Son grade n’a |
|
|
rien d’irrévocable ; il est livré chaque jour tout entier à |
|
|
l’arbitraire de ses chefs ; les besoins de la discipline exigent |
|
|
impérieusement qu’il en soit ainsi. Une faute légère, un caprice, |
|
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peuvent toujours lui faire perdre, en un moment, le fruit de plusieurs |
|
|
années de travaux et d’efforts. jusqu’à ce qu’il soit arrivé au grade |
|
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qu’il convoite, il n’a donc rien fait. Là seulement il semble entrer |
|
|
dans la carrière. Chez un homme ainsi aiguillonné sans |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/228]]== |
|
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cesse par sa jeunesse, ses besoins, ses passions, l’esprit de son |
|
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temps, ses espérances et ses craintes, il ne peut manquer de s’allumer |
|
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une ambition désespérée. |
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Le sous-officier veut donc la guerre, il la veut toujours et à tout |
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prix, et, si on lui refuse la guerre, il désire les révolutions qui |
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suspendent l’autorité des règles au milieu desquelles il espère, à la |
|
|
faveur de la confusion et des passions politiques, chasser son |
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officier et en prendre la place ; et il n’est pas impossible qu’il les |
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fasse naître, parce qu’il exerce une grande influence sur les soldats |
|
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par la communauté d’origine et d’habitudes, bien qu’il en diffère |
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beaucoup par les passions et les désirs. |
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|
On aurait tort de croire que ces dispositions diverses de l’officier, |
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du sous-officier et du soldat tinssent à un temps ou à un pays. Elles |
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|
se feront voir à toutes les époques et chez toutes les nations |
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démocratiques. |
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Dans toute armée démocratique, ce sera toujours le sous-officier qui |
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représentera le moins l’esprit pacifique et régulier du pays, et le |
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soldat qui le représentera le mieux. Le soldat apportera dans la |
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carrière militaire la force ou la faiblesse des mœurs nationales ; il |
|
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y fera voir l’image fidèle de la nation. Si elle est ignorante et |
|
|
faible, il se |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/229]]== |
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laissera entraîner au désordre par ses chefs, à son insu ou malgré |
|
|
lui. Si elle est éclairée et énergique, il les retiendra lui-même |
|
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dans l’ordre. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/230]]== |
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{{t3|Ce qui rend les armées démocratiques plus faibles que les autres |
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armées en entrant en campagne et plus redoutables quand la guerre se |
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prolonge |CHAPITRE XXIV.}} |
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Toute armée qui entre en campagne après une longue paix risque d’être |
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vaincue ; toute armée qui a longtemps fait la guerre a de grandes |
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|
chances de vaincre : cette vérité est particulièrement applicable aux |
|
|
armées démocratiques. |
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|
Dans les aristocraties, l’état militaire, étant une carrière |
|
|
privilégiée, est honorée même en temps de paix. Les hommes qui ont de |
|
|
grands talents, de grandes lumières et une grande ambition |
|
|
l’embrassent ; l’armée est, en toutes choses, au niveau de la nation ; |
|
|
souvent même elle le dépasse. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/231]]== |
|
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|
Nous avons vu comment, au contraire, chez les peuples démocratiques, |
|
|
l’élite de la nation s’écartait peu à peu de la carrière militaire |
|
|
pour chercher, par d’autres chemins, la considération, le pouvoir et |
|
|
surtout la richesse. Après une longue paix, et dans les temps |
|
|
démocratiques les paix sont longues, l’armée est toujours inférieure |
|
|
au pays lui-même. C’est en cet état que la trouve la guerre ; et, |
|
|
jusqu’à ce que la guerre l’ait changée, il y a péril pour le pays et |
|
|
pour l’armée. |
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|
J’ai fait voir comment, dans les armées démocratiques et en temps de |
|
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paix, le droit d’ancienneté était la loi suprême et inflexible de |
|
|
l’avancement. Cela ne découle pas seulement, ainsi que je l’ai dit, |
|
|
de la constitution de ces armées, mais de la constitution même du |
|
|
peuple, et se retrouvera toujours. |
|
|
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|
|
De plus, comme chez ces peuples l’officier n’est quelque chose dans le |
|
|
pays que par sa position militaire, et qu’il tire de là toute sa |
|
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considération et toute son aisance, il ne se retire ou n’est exclu de |
|
|
l’armée qu’aux limites extrêmes de la vie. |
|
|
|
|
|
Il résulte de ces deux causes que lorsque après un long repos, un |
|
|
peuple démocratique prend enfin les armes, tous les chefs de son |
|
|
armée se trouvent être des vieillards. Je ne parle pas seulement des |
|
|
généraux, mais des officiers subalternes, dont la plupart sont restés |
|
|
immobiles, ou n’ont |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/232]]== |
|
|
pu marcher que pas à pas. Si l’on considère une armée démocratique |
|
|
après une longue paix, on voit avec surprise que tous les soldats sont |
|
|
voisins de l’enfance et tous les chefs sur le déclin ; de telle sorte |
|
|
que les premiers manquent d’expérience, et les seconds de vigueur. |
|
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|
Cela est une grande cause de revers ; car la première condition pour |
|
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bien conduire la guerre est d’être jeune ; je n’aurais pas osé le |
|
|
dire, si le plus grand capitaine des temps modernes ne l’avait dit. |
|
|
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|
|
Ces deux causes n’agissent pas de la même manière sur les armées |
|
|
aristocratiques. |
|
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|
Comme on y avance par droit de naissance bien plus que par droit |
|
|
d’ancienneté, il se rencontre toujours dans tous les grades un |
|
|
certain nombre d’hommes jeunes, et qui apportent à la guerre toute la |
|
|
première énergie du corps et de l’âme. |
|
|
|
|
|
De plus, comme les hommes qui recherchent les honneurs militaires chez |
|
|
un peuple aristocratique ont une position assurée dans la société |
|
|
civile, ils attendent rarement que les approches de la vieillesse les |
|
|
surprennent dans l’armée. Après avoir consacré à la carrière des |
|
|
armes les plus vigoureuses années de leur jeunesse, ils se retirent |
|
|
d’eux-mêmes et vont user dans leurs foyers les restes de leur âge mûr. |
|
|
|
|
|
Une longue paix ne remplit pas seulement les |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/233]]== |
|
|
armées démocratiques de vieux officiers, elle donne encore a tous les |
|
|
officiers des habitudes de corps et d’esprit qui les rendent peu |
|
|
propres à la guerre. Celui qui a longtemps vécu au milieu de |
|
|
l’atmosphère paisible et tiède des mœurs démocratiques se plie d’abord |
|
|
malaisément aux rudes travaux et aux austères devoirs que la guerre |
|
|
impose. S’il n’y perd pas absolument le goût des armes, il y prend |
|
|
du moins des façons de vivre qui l’empêchent de vaincre. |
|
|
|
|
|
Chez les peuples aristocratiques, la mollesse de la vie civile exerce |
|
|
moins d’influence sur les mœurs militaires, parce que, chez ces |
|
|
peuples, c’est l’aristocratie qui conduit l’armée. Or, une |
|
|
aristocratie, quelque plongée qu’elle soit dans les délices, a |
|
|
toujours plusieurs autres passions que celles du bien-être, et elle |
|
|
fait volontiers le sacrifice momentané de son bien-être, pour mieux |
|
|
satisfaire ces passions-là. |
|
|
|
|
|
J’ai montré comment, dans les armées démocratiques, en temps de paix, |
|
|
les lenteurs de l’avancement sont extrêmes. Les officiers supportent |
|
|
d’abord cet état de choses avec impatience ; ils s’agitent, |
|
|
s’inquiètent et se désespèrent ; mais, à la longue, la plupart d’entre |
|
|
eux se résignent. Ceux qui ont le plus d’ambition et de ressources |
|
|
sortent de l’armée ; les autres, proportionnant enfin leurs goûts et |
|
|
leurs désirs à la médiocrité de leur sort, |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/234]]== |
|
|
finissent par considérer l’état militaire sous un aspect civil. Ce |
|
|
qu’ils en prisent le plus, c’est l’aisance et la stabilité qui |
|
|
l’accompagnent ; sur l’assurance de cette petite fortune, ils fondent |
|
|
toute l’image de leur avenir, et ils ne demandent qu’à pouvoir en |
|
|
jouir paisiblement. Ainsi, non seulement une longue paix remplit de |
|
|
vieux officiers les armées démocratiques, mais elle donne souvent des |
|
|
instincts de vieillards à ceux mêmes qui y sont encore dans la vigueur |
|
|
de l’âge. |
|
|
|
|
|
J’ai fait voir également comment, chez les nations démocratiques, en |
|
|
temps de paix, la carrière militaire était peu honorée et mal suivie. |
|
|
|
|
|
Cette défaveur publique est un poids très lourd qui pèse sur l’esprit |
|
|
de l’armée. Les âmes en sont comme pliées ; et, quand enfin la guerre |
|
|
arrive, elles ne sauraient reprendre en un moment leur élasticité et |
|
|
leur vigueur. |
|
|
|
|
|
Une semblable cause d’affaiblissement moral ne se rencontre point dans |
|
|
les armées aristocratiques. Les officiers ne s’y trouvent jamais |
|
|
abaissés à leurs propres yeux et à ceux de leurs semblables, parce |
|
|
que, indépendamment de leur grandeur militaire, ils sont grands par |
|
|
eux-mêmes. |
|
|
|
|
|
L’influence de la paix se fit-elle sentir sur les deux armées de la |
|
|
même manière, les résultats seraient encore différents. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/235]]== |
|
|
|
|
|
Quand les officiers d’une armée aristocratique ont perdu l’esprit |
|
|
guerrier et le désir de s’élever par les armes, il leur reste encore |
|
|
un certain respect pour l’honneur de leur ordre, et une vieille |
|
|
habitude d’être les premiers et de donner l’exemple. Mais lorsque les |
|
|
officiers d’une armée démocratique n’ont plus l’amour de la guerre et |
|
|
l’ambition militaire, il ne reste rien. |
|
|
|
|
|
Je pense donc qu’un peuple démocratique qui entreprend une guerre |
|
|
après une longue paix risque beaucoup plus qu’un autre d’être vaincu ; |
|
|
mais il ne doit pas se laisser aisément abattre par les revers, car |
|
|
les chances de son armée s’accroissent par la durée même de la guerre. |
|
|
|
|
|
Lorsque la guerre, en se prolongeant, a enfin arraché tous les |
|
|
citoyens à leurs travaux paisibles et fait échouer leurs petites |
|
|
entreprises, il arrive que les mêmes passions qui leur faisaient |
|
|
attacher tant de prix à la paix se tournent vers les armes. La |
|
|
guerre, après avoir détruit toutes les industries, devient elle-même |
|
|
la grande et unique industrie, et c’est vers elle seule que se |
|
|
dirigent alors de toutes parts les ardents et ambitieux désirs que |
|
|
l’égalité a fait naître. C’est pourquoi ces mêmes nations |
|
|
démocratiques qu’on a tant de peine à entraîner sur les champs de |
|
|
bataille y font quelquefois des choses prodigieuses, quand on est |
|
|
enfin parvenu à leur mettre les armes à la main. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/236]]== |
|
|
|
|
|
A mesure que la guerre attire de plus en plus vers l’armée tous les |
|
|
regards, qu’on lui voit créer en peu de temps de grandes réputations |
|
|
et de grandes fortunes, l’élite de la nation prend la carrière des |
|
|
armes ; tous les esprits naturellement entreprenants, fiers et |
|
|
guerriers, que produit non plus seulement l’aristocratie, mais le pays |
|
|
entier, sont entraînés de ce côté. |
|
|
|
|
|
Le nombre des concurrents aux honneurs militaires étant immense, et la |
|
|
guerre poussant rudement chacun à sa place, il finit toujours par se |
|
|
rencontrer de grands généraux. Une longue guerre produit sur une |
|
|
armée démocratique ce qu’une révolution produit sur le peuple |
|
|
lui-même. Elle brise les règles et fait surgir tous les hommes |
|
|
extraordinaires. Les officiers dont l’âme et le corps ont vieilli |
|
|
dans la paix sont écartés, se retirent ou meurent. À leur place se |
|
|
presse une foule d’hommes jeunes que la guerre a déjà endurcis, et |
|
|
dont elle a étendu et enflammé les désirs, Ceux-ci veulent grandir à |
|
|
tout prix et grandir sans cesse ; après eux en viennent d’autres qui |
|
|
ont mêmes passions et mêmes désirs ; et, après ces autres-là, d’autres |
|
|
encore, sans trouver de limites que celles de l’armée. L’égalité |
|
|
permet à tous l’ambition, et la mort se charge de fournir à toutes les |
|
|
ambitions des chances. La mort ouvre sans cesse |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/237]]== |
|
|
les rangs, vide les places, ferme la carrière et l’ouvre. |
|
|
|
|
|
Il y a d’ailleurs, entre les mœurs militaires et les mœurs |
|
|
démocratiques, un rapport caché que la guerre découvre. |
|
|
|
|
|
Les hommes des démocraties ont naturellement le désir passionné |
|
|
d’acquérir vite les biens qu’ils convoitent et d’en jouir aisément. |
|
|
La plupart d’entre eux adorent le hasard et craignent bien moins la |
|
|
mort que la peine. C’est dans cet esprit qu’ils mènent le commerce et |
|
|
l’industrie ; et ce même esprit, transporté par eux sur les champs de |
|
|
bataille, les porte à exposer volontiers leur vie pour s’assurer, en |
|
|
un moment, les prix de la victoire. Il n’y a pas de grandeurs qui |
|
|
satisfassent plus l’imagination d’un peuple démocratique que la |
|
|
grandeur militaire, grandeur brillante et soudaine qu’on obtient sans |
|
|
travail, en ne risquant que sa vie. |
|
|
|
|
|
Ainsi, tandis que l’intérêt et les goûts écartent de la guerre les |
|
|
citoyens d’une démocratie, les habitudes de leur âme les préparent à |
|
|
la bien faire ; ils deviennent aisément de bons soldats, dès qu’on a |
|
|
pu les arracher à leurs affaires et à leur bien-être. |
|
|
|
|
|
Si la paix est particulière ment nuisible aux armées démocratiques, la |
|
|
guerre leur assure donc des avantages que les autres armées n’ont |
|
|
jamais ; |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/238]]== |
|
|
et ces avantages, bien que peu sensibles d’abord, ne peuvent manquer, |
|
|
à la longue, de leur donner la victoire. |
|
|
|
|
|
Un peuple aristocratique qui, luttant contre une nation démocratique, |
|
|
ne réussit pas à la ruiner dès les premières campagnes, risque |
|
|
toujours beaucoup d’être vaincu par elle. |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/239]]== |
|
|
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/240]]== |
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{{t3|De la discipline dans les armées démocratiques |CHAPITRE XXV.}} |
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|
C’est une opinion fort répandue, surtout parmi les peuples |
|
|
aristocratiques, que la grande égalité qui règne au sein des |
|
|
démocraties y rend à la longue le soldat indépendant de l’officier, et |
|
|
y détruit ainsi le lien de la discipline. |
|
|
|
|
|
C’est une erreur. Il y a, en effet, deux espèces de discipline qu’il |
|
|
ne faut pas confondre. |
|
|
|
|
|
Quand l’officier est le noble et le soldat le serf ; l’un le riche, et |
|
|
l’autre le pauvre ; que le premier est éclairé et fort, et le second |
|
|
ignorant et faible, |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/241]]== |
|
|
il est facile d’établir entre ces deux hommes le lien le plus étroit |
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d’obéissance. Le soldat est plié à la discipline militaire avant, |
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pour ainsi dire, que d’entrer dans l’armée, ou plutôt la discipline |
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militaire n’est qu’un perfectionnement de la servitude sociale. Dans |
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les armées aristocratiques, le soldat arrive assez aisément à être |
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comme insensible à toutes choses, excepté à l’ordre de ses chefs. Il |
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agit sans penser, triomphe sans ardeur, et meurt sans se plaindre. En |
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cet état, ce n’est plus un homme, mais c’est encore un animal très |
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redoutable dressé à la guerre. |
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Il faut que les peuples démocratiques désespèrent d’obtenir jamais de |
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leurs soldats cette obéissance aveugle, minutieuse, résignée et |
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toujours égale, que les peuples aristocratiques leur imposent sans |
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peine. L’état de la société n’y prépare point : ils risqueraient de |
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perdre leurs avantages naturels en voulant acquérir artificiellement |
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ceux-là. Chez les peuples démocratiques, la discipline militaire ne |
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doit pas essayer d’anéantir le libre essor des âmes ; elle ne peut |
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aspirer qu’à le diriger ; l’obéissance qu’elle crée est moins exacte, |
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mais plus impétueuse et plus intelligente. Sa racine est dans la |
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volonté même de celui qui obéit ; elle ne s’appuie pas seulement sur |
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son instinct, mais sur sa raison ; aussi se resserre-t-elle |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/242]]== |
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souvent d’elle-même à proportion que le péril la rend nécessaire. La |
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discipline d’une armée aristocratique se relâche volontiers dans la |
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guerre, parce que cette discipline se fonde sur les habitudes, et que |
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la guerre trouble ces habitudes. La discipline d’une armée |
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démocratique se raffermit, au contraire, devant l’ennemi, parce que |
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chaque soldat voit alors très clairement qu’il faut se taire et obéir |
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pour pouvoir vaincre. |
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Les peuples qui ont fait les choses les plus considérables par la |
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guerre n’ont point connu d’autre discipline que celle dont je parle. |
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Chez les Anciens, on ne recevait dans les armées que des hommes libres |
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et des citoyens, lesquels différaient peu les uns des autres et |
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étaient accoutumés à se traiter en égaux. Dans ce sens, on peut dire |
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que les armées de l’Antiquité étaient démocratiques, bien qu’elles |
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sortissent du sein de l’aristocratie ; aussi régnait-il dans ces |
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armées une sorte de confraternité familière entre l’officier et le |
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soldat. On s’en convainc en lisant la Vie des grands capitaines de |
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Plutarque. Les soldats y parlent sans cesse et fort librement à leurs |
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généraux, et ceux-ci écoutent volontiers les discours de leurs |
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soldats, et y répondent. C’est par des paroles et des exemples, bien |
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plus que par la contrainte et les châtiments, qu’ils les conduisent. |
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On dirait des compagnons autant que des chefs. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/243]]== |
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Je ne sais si les soldats grecs et romains ont jamais perfectionné au |
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même point que les Russes les petits détails de la discipline |
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militaire ; mais cela n’a pas empêché Alexandre de conquérir l’Asie, |
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et Rome le monde. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/244]]== |
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{{t3|Quelques considérations sur la guerre dans les sociétés |
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démocratiques |CHAPITRE XXVI.}} |
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Lorsque le principe de l’égalité ne se développe pas seulement chez |
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une nation, mais en même temps chez plusieurs peuples voisins, ainsi |
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que cela se voit de nos jours en Europe, les hommes qui habitent ces |
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pays divers, malgré la disparité des langues, des usages et des lois, |
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se ressemblent toutefois en ce point qu’ils redoutent également la |
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guerre et conçoivent pour la paix un même amour<ref name=p241>La |
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crainte que les peuples européens montrent de la guerre ne tient pas |
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seulement au progrès qu’a fait chez eux l’égalité ; je n’ai pas |
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besoin, </ref>. En vain l’ambition ou la colère arme les |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/245]]== |
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princes, une sorte d’apathie et de bienveillance universelle les |
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apaise en dépit d’eux-mêmes et leur fait tomber l’épée des mains : les |
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guerres deviennent plus rares. |
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À mesure que l’égalité, se développant à la fois dans plusieurs pays, |
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y pousse simultanément vers l’industrie et le commerce les hommes |
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qui les habitent, non seulement leurs goûts se ressemblent, mais |
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leurs intérêts se mêlent et s’enchevêtrent, de telle sorte qu’aucune |
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nation ne peut infliger aux autres des maux qui ne retombent pas sur |
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elle-même, et que toutes finissent par considérer la guerre comme une |
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calamité presque aussi grande pour le vainqueur que pour le vaincu. |
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Ainsi, d’un côté, il est très difficile, dans les siècles |
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démocratiques, d’entraîner les peuples à se combattre ; mais, d’une |
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autre part, il est presque impossible que deux d’entre eux se fassent |
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isolément la guerre. Les intérêts de tous sont si enlacés, leurs |
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opinions et leurs besoins si semblables, qu’aucun ne saurait se tenir |
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en repos quand les autres s’agitent. Les guerres deviennent donc plus |
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|
rares ; mais lorsqu’elles naissent, elles ont un champ plus vaste.<ref |
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|
follow=p241>je pense, de le faire remarquer au lecteur. |
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|
Indépendamment de cette cause permanente, il y en a plusieurs |
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accidentelles qui sont très puissantes. Je citerai, avant toutes les |
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autres, la lassitude extrême que les guerres de la Révolution et de |
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|
l’Empire ont laissée.</ref> |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/246]]== |
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Des peuples démocratiques qui s’avoisinent ne deviennent pas seulement |
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semblables sur quelques points, ainsi que je viens de le dire ; ils |
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finissent par se ressembler sur presque tous<ref>Cela ne vient pas |
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uniquement de ce que ces peuples ont le même état social, mais de ce |
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que ce même état social est tel qu’il porte naturellement les hommes à |
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s’imiter et à se confondre. Lorsque les citoyens sont divisés en |
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castes et en classes , non seulement ils diffèrent les uns des autres, |
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mais ils n’ont ni le goût ni le désir de se ressembler ; chacun |
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cherche, au contraire, de plus en plus, à garder intactes ses opinions |
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et ses habitudes propres et à rester soi. L’esprit d’individualité |
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est très vivace. |
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Quand un peuple a un État social démocratique, c’est-à-dire qu’il |
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n’existe plus dans son sein de castes ni de classes, et que tous les |
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citoyens y sont à peu près égaux en lumières et en biens, l’esprit |
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humain chemine en sens contraire. Les hommes se ressemblent, et de |
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plus ils souffrent, en quelque sorte, de ne pas se ressembler. Loin |
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de vouloir conserver ce qui peut encore singulariser chacun d’eux, ils |
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ne demandent qu’à le perdre pour se confondre dans la masse commune, |
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qui seule représente à leurs yeux le droit et la force. L’esprit |
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d’individualité est presque détruit. |
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|
Dans les temps d’aristocratie, ceux mêmes qui sont naturellement |
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pareils aspirent à créer entre eux des différences imaginaires. Dans |
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les temps de démocratie, ceux mêmes qui naturellement ne se |
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ressemblent pas ne demandent qu’à devenir semblables et se copient, |
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tant l’esprit de chaque homme est toujours entraîné dans le mouvement |
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général de l’humanité. |
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Quelque chose de semblable se fait également remarquer de peuple à |
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peuples. Deux peuples auraient le même état social aristocratique, |
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qu’ils pourraient rester fort distincts et très différents, parce que |
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l’esprit de l’aristocratie est de s’individualiser. Mais deux peuples |
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voisins ne sauraient avoir un même état social démocratique, sans |
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adopter aussitôt des opinions et des mœurs semblables, parce que |
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|
l’esprit de démocratie fait tendre les hommes à s’assimiler.</ref>. |
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|
Or, cette similitude des peuples a, quant à |
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|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/247]]== |
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|
la guerre, des conséquences très importantes. |
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Lorsque je me demande pourquoi la confédération helvétique du XV, |
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siècle faisait trembler les plus grandes et les plus puissantes |
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nations de l’Europe, tandis que, de nos jours, son pouvoir est en |
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|
rapport exact avec sa population, je trouve que les Suisses sont |
|
|
devenus semblables à tous les hommes qui les environnent, et ceux-ci |
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aux Suisses ; de telle sorte que, le nombre seul faisant entre eux la |
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différence, aux plus gros bataillons appartient nécessairement la |
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|
victoire. L’un des résultats de la révolution démocratique qui |
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s’opère en Europe, est donc de faire prévaloir, sur tous les champs de |
|
|
bataille, la force numérique, et de contraindre toutes les petites |
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|
nations à s’incorporer aux grandes, ou du moins à entrer dans la |
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politique de ces dernières. |
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La raison déterminante de la victoire étant le nombre, il en résulte |
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que chaque peuple doit tendre de tous ses efforts à amener le plus |
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d’hommes possible sur le champ de bataille. |
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Quand on pouvait enrôler sous les drapeaux une espèce de troupes |
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|
supérieure à toutes les autres, comme l’infanterie suisse ou la |
|
|
chevalerie française du XVIe siècle, on n’estimait pas avoir besoin de |
|
|
lever de très grosses armées ; mais il n’en est plus ainsi quand tous |
|
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les soldats se valent. |
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La même cause qui fait naître ce nouveau {{tiret|be|soin}} |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/248]]== |
|
|
{{tiret2|be|soin}} fournit aussi les moyens de le satisfaire. Car, |
|
|
ainsi que je l’ai dit, quand tous les hommes sont semblables, ils sont |
|
|
tous faibles. Le pouvoir social est naturellement beaucoup plus fort |
|
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chez les peuples démocratiques que partout ailleurs. Ces peuples, en |
|
|
même temps qu’ils sentent le désir d’appeler toute leur population |
|
|
virile sous les armes, ont donc la faculté de l’y réunir : ce qui fait |
|
|
que, dans les siècles d’égalité, les armées semblent croître à mesure |
|
|
que l’esprit militaire s’éteint. |
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|
Dans les mêmes siècles, la manière de faire la guerre change aussi par |
|
|
les mêmes causes. |
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Machiavel dit dans son livre du Prince « qu’il est bien plus difficile |
|
|
de subjuguer un peuple qui a pour chefs un prince et des barons, |
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qu’une nation qui est conduite par un prince et des esclaves ». |
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|
Mettons, pour n’offenser personne, des fonctionnaires publics au lieu |
|
|
d’esclaves, et nous aurons une grande vérité, fort applicable à notre |
|
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sujet. |
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Il est très difficile à un grand peuple aristocratique de conquérir |
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ses voisins et d’être conquis par eux. Il ne saurait les conquérir, |
|
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parce qu’il ne peut jamais réunir toutes ses forces et les tenir |
|
|
longtemps ensemble ; et il ne peut erre conquis, parce que l’ennemi |
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trouve partout de petits foyers de résistance qui l’arrêtent. Je |
|
|
comparerai la guerre dans un pays aristocratique à la guerre dans un |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/249]]== |
|
|
pays de montagnes : les vaincus trouvent à chaque instant l’occasion |
|
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de se rallier dans de nouvelles positions et d’y tenir ferme. |
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Le contraire précisément se fait voir chez les nations démocratiques. |
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Celles-ci amènent aisément toutes leurs forces disponibles sur le |
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champ de bataille, et, quand la nation est riche et nombreuse, elle |
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devient aisément conquérante ; mais, une fois qu’on l’a vaincue et |
|
|
qu’on pénètre sur son territoire, il lui reste peu de ressources, et, |
|
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si l’on vient jusqu’à s’emparer de sa capitale, la nation est perdue. |
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|
Cela s’explique très bien : chaque citoyen étant individuellement très |
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isolé et très faible, nul ne peut ni se défendre soi-même, ni |
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présenter à d’autres un point d’appui. Il n’y a de fort dans un pays |
|
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démocratique que l’État ; la force militaire de l’État étant détruite |
|
|
par la destruction de son armée, et son pouvoir civil paralysé par la |
|
|
prise de sa capitale, le reste ne forme plus qu’une multitude sans |
|
|
règle et sans force qui ne peut lutter contre la puissance organisée |
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qui l’attaque ; je sais qu’on peut rendre le péril moindre en créant |
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des libertés et, par conséquent, des existences provinciales, mais ce |
|
|
remède sera toujours insuffisant. |
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Non seulement la population ne pourra plus alors continuer la guerre, |
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mais il est à craindre qu’elle ne veuille pas le tenter. |
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/250]]== |
|
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D’après le droit des gens adopté par les nations civilisées, les |
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guerres n’ont pas pour but de s’approprier les biens des particuliers, |
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mais seulement de s’emparer du pouvoir politique. On ne détruit la |
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propriété privée que par occasion et pour atteindre le second objet. |
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Lorsqu’une nation aristocratique est envahie après la défaite de son |
|
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armée, les nobles, quoiqu’ils soient en même temps les riches, aiment |
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|
mieux continuer individuellement à se défendre que de se soumettre ; |
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car, si le vainqueur restait maître du pays, il leur enlèverait leur |
|
|
pouvoir politique, auquel ils tiennent plus encore qu’à leurs biens : |
|
|
ils préfèrent donc les combats à la conquête, qui est pour eux le plus |
|
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grand des malheurs, et ils entraînent aisément avec eux le peuple, |
|
|
parce que le peuple a contracté le long usage de les suivre et de |
|
|
leur obéir, et n’a d’ailleurs presque rien à risquer dans la guerre. |
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Chez une nation où règne l’égalité des conditions, chaque citoyen ne |
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prend, au contraire, qu’une petite part au pouvoir politique, et |
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souvent n’y prend point de part ; d’un autre côté, tous sont |
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indépendants et ont des biens à perdre ; de telle sorte qu’on y craint |
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bien moins la conquête et bien plus la guerre que chez un peuple |
|
|
aristocratique. Il sera toujours très difficile de déterminer une |
|
|
population démocratique à prendre les armes |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/251]]== |
|
|
quand la guerre sera portée sur son territoire. C’est pourquoi il est |
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nécessaire de donner à ces peuples des droits et un esprit politique |
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qui suggère à chaque citoyen quelques-uns des intérêts qui font agir |
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les nobles dans les aristocraties. |
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Il faut bien que les princes et les autres chefs des nations |
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démocratiques se le rappellent : il n’y a que la passion et l’habitude |
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de la liberté qui puissent lutter avec avantage contre l’habitude et |
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|
la passion du bien-être. Je n’imagine rien de mieux préparé, en cas |
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|
de revers, pour la conquête, qu’un peuple démocratique qui n’a pas |
|
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d’institutions libres. |
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On entrait jadis en campagne avec peu de soldats ; on livrait de |
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petits combats et l’on faisait de longs sièges. Maintenant, on livre |
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de grandes batailles, et dès qu’on peut marcher librement devant soi, |
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|
on court sur la capitale, afin de terminer la guerre d’un seul coup. |
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Napoléon a inventé, dit-on, ce nouveau système. Il ne dépendait pas |
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|
d’un homme, quel qu’il fût, d’en créer un semblable. La manière dont |
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|
Napoléon a fait la guerre lui a été suggérée par l’état de la société |
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de son temps, et elle lui a réussi parce qu’elle était |
|
|
merveilleusement appropriée à cet état et qu’il la mettait pour la |
|
|
première fois en usage. Napoléon est le premier qui |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/252]]== |
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ait parcouru à la tête d’une armée le chemin de toutes les capitales. |
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Mais c’est la ruine de la société féodale qui lui avait ouvert cette |
|
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route. Il est permis de croire que, si cet homme extraordinaire fût |
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né il y a trois cents ans, il n’eût pas retiré les mêmes fruits de sa |
|
|
méthode, ou plutôt il aurait eu une autre méthode. |
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|
Je n’ajouterai plus qu’un mot relatif aux guerres civiles, car je |
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|
crains de fatiguer la patience du lecteur. |
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|
La plupart des choses que j’ai dites à propos des guerres étrangères |
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s’applique à plus forte raison aux guerres civiles. Les hommes qui |
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|
vivent dans les pays démocratiques n’ont pas naturellement l’esprit |
|
|
militaire : ils le prennent quelquefois lorsqu’on les a entraînés |
|
|
malgré eux sur les champs de bataille ; mais se lever en masse de |
|
|
soi-même et s’exposer volontairement aux misères de la guerre et |
|
|
surtout que la guerre civile entraîne, c’est un parti auquel l’homme |
|
|
des démocraties ne se résout point. Il n’y a que les citoyens les |
|
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plus aventureux qui consentent à se jeter dans un semblable hasard ; |
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|
la masse de la population demeure immobile. |
|
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Alors même qu’elle voudrait agir, elle n’y parviendrait pas aisément ; |
|
|
car elle ne trouve pas dans son sein d’influences anciennes et bien |
|
|
établies auxquelles elle veuille se soumettre, point de chefs |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/253]]== |
|
|
déjà connus pour rassembler les mécontents, les régler et les |
|
|
conduire ; point de pouvoirs politiques placés au-dessous du pouvoir |
|
|
national, et qui viennent appuyer efficacement la résistance qu’on lui |
|
|
oppose. |
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|
Dans les contrées démocratiques, la puissance morale de la majorité |
|
|
est immense, et les forces matérielle dont elle dispose hors de |
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|
proportion avec celles qu’il est d’abord possible de réunir contre |
|
|
elle. Le parti qui est assis sur le siège de la majorité, qui parle |
|
|
en son nom et emploie son pouvoir, triomphe donc, en un moment et sans |
|
|
peine, de toutes les résistances particulières. Il ne leur laisse pas |
|
|
même le temps de naître ; il en écrase le germe. |
|
|
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|
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Ceux qui, chez ces peuples, veulent faire une révolution par les |
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|
armes, n’ont donc d’autres ressources que de s’emparer à l’improviste |
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|
de la machine toute montée du gouvernement, ce qui peut s’exécuter par |
|
|
un coup de main plutôt que par une guerre ; car, du moment où il y a |
|
|
guerre en règle, le parti qui représente l’État est presque toujours |
|
|
sur de vaincre. |
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|
|
Le seul cas où une guerre civile pourrait naître serait celui où, |
|
|
l’armée se divisant, une portion lèverait l’étendard de la révolte et |
|
|
l’autre resterait fidèle. Une armée forme une petite société fort |
|
|
étroitement liée et très vivace, qui est en état de se suffire |
|
|
quelque temps à elle-même. La guerre {{tiret|pour|rait}} |
|
|
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/254]]== |
|
|
{{tiret2|pour|rait}} être sanglante ; mais elle ne serait pas longue ; |
|
|
car, ou l’armée révoltée attirerait à elle le gouvernement par la |
|
|
seule démonstration de ses forces ou par sa première victoire, et la |
|
|
guerre serait finie ; ou bien la lutte s’engagerait, et la portion de |
|
|
l’armée qui ne s’appuierait pas sur la puissance organisée de l’État |
|
|
ne tarderait pas à se disperser d’elle-même ou à être détruite. |
|
|
|
|
|
On peut donc admettre, comme vérité générale, que dans les siècles |
|
|
d’égalité, les guerres civiles deviendront beaucoup plus rares et plus |
|
|
courtes<ref>Il est bien entendu que je parle ici des nations |
|
|
démocratiques uniques et non point des nations démocratiques |
|
|
confédérées. Dans les confédérations, le pouvoir prépondérant |
|
|
résidant toujours, malgré les fictions, dans les gouvernements d’État |
|
|
et non dans le gouvernement fédéral, les guerres civiles ne sont que |
|
|
des guerres étrangères déguisées.</ref>. |
|