Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage/Sur le livre : La Guerre et la Paix

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SUR LE LIVRE

LA GUERRE ET LA PAIX












« C’est une théorie de l’esprit
que lorsqu’il méconnaît la vérité
qui est son point d’appui, il oscille
entre des contradictions. »
(Contradictions économiques.)



Quand nous avons défendu la femme, et au nom de la femme le sentiment, contre les attaques de l’auteur de La Justice dans la révolution et dans l’Église, nous avons accusé M. Proudhon de n’être au fond qu’un adorateur de la force. L’accusation était nouvelle, et elle a pu, il y a trois ans, passer pour téméraire. Elle semblait contredite, en effet, par les opinions attribuées jusqu’alors au célèbre écrivain, par ses théories les plus bruyantes, par les thèses et surtout par les titres de ses ouvrages les plus connus. Mais, parce qu’il y avait contradiction, il ne s’ensuivait pas que nous eussions tort. C’est ce que M. Proudhon lui-même, en bonne logique, devait prouver un jour ou l’autre ; et il a répondu à notre attente au delà de ce qui était nécessaire. Son dernier livre, où il chante Hercule et sanctifie la victoire, est un aveu, d’une franchise aussi brutale que possible, du culte qu’il professe aujourd’hui pour le droit du plus fort.

À voir M. Proudhon si facile aux contradictions que les contradictions lui semblent naturelles, on est tenté de chercher sous quelles influences il agit. En interrogeant ses origines, nous trouvons à la faculté qu’il possède à un degré si éminent deux causes principales.

D’une part, M. Proudhon est Franc-Comtois, — on le sait de reste. Or, la Franche-Comté, disent les géographes, est une contrée tout étrange et diverse, moitié germaine et moitié latine, remarquable par une variété infinie de sites, de productions et de climats. Même puissance, même diversité dans les facultés intellectuelles des habitants ; tantôt l’instinct philosophique et la naïveté souvent épaisse des Germains prédominent en eux, tantôt c’est l’ironie et le scepticisme des latins. À ce compte, M. Proudhon est le type par excellence du Franc-Comtois. Il résume, à lui seul, les aspects très-divers de la race et du sol de son pays. Aussi peut-on dire qu’il a été voué à la contradiction par sa naissance. C’est un contradicteur-né.

D’autre part, les commencements de l’illustre polémiste paraissent avoir été influencés, sinon dirigés, par de fervents catholiques. La preuve en est dans un certain travail très-orthodoxe, son premier essai littéraire, qui lui valut d’être envoyé à Paris pour y développer ses talents. Or, une éducation où l’on offre à la première admiration de la jeunesse ce Dieu de la Bible qui, en haine de toute logique, créa l’homme pour le bonheur, le livra à la tentation, le punit d’y avoir succombé, et prouve son inépuisable amour à sa créature en la châtiant sans cesse, cette éducation à laquelle M. Proudhon dut son premier idéal, ne peut pas ne pas avoir singulièrement encouragé ses tendances natives.

Que nous ayons trouvé ou non le secret des contradictions de M. Proudhon, elles sont évidentes et nombreuses.

Il commença par réagir contre le Dieu qui l’avait opprimé. Un jour, nouveau « Prométhée, » il crut avoir dérobé le flambeau du bien, et il s’écria, dans un accès de fol orgueil, en montrant la Divinité dépouillée de ses attributs : « Dieu c’est le mal ! » Mais les débris de l’idole ne vinrent point tomber en poussière à ses pieds. L’encens continua de monter vers les nuages, et M. Proudhon divinisé resta seul, sans adoration et sans culte, face à face avec le ciel en courroux.

Depuis il a voulu frapper de nouveau et plus fort… Mais, à ce moment suprême, la voix de Jéhovah se fit entendre, et M. Proudhon, à genoux, écouta ceci : Je suis le Dieu vrai, le seul fort ! Tremble, car je punis l’orgueilleux dans sa femme, dans ses enfants, dans ses serviteurs, dans ses troupeaux, etc., jusqu’à la quatrième génération.

Et l’orgueilleux trembla.

Ce qu’il a été donné à M. Proudhon d’ouïr à travers les broussailles, il vient aujourd’hui nous le redire. Soyons attentifs, car le nouveau Moïse a la prétention de nous rapporter de ce nouveau Sinaï, les tables de la Loi, dictées par le Dieu des armées.

Dans le livre de La Guerre et la Paix, nous assistons, comme toujours, à la création d’une entité, à de nouvelles recherches sur l’absolu. Il s’agit pour M. Proudhon d’étudier la guerre en soi, c’est-à-dire en dehors de tous les phénomènes qui s’y rattachent.

Lorsque naguères nous reprochions à M. Proudhon d’être un partisan déguisé de la méthode transcendantale, M. Proudhon pouvait nous opposer sa théorie de l’immanence, conçue, mise au jour, ensevelie même dans le livre de La Justice, et à laquelle son inventeur donnait pour base la conscience humaine ; mais, dans La Guerre et la Paix, cette théorie de l’immanence, dont il avait refusé les bénéfices à la femme, se trouve réduite à sa plus simple expression. M. Proudhon nous paraît l’avoir sacrifiée parce qu’elle eût mis obstacle à l’éclosion de sa théorie nouvelle.

Délaissée pour ce motif, l’immanence a droit à tous nos regrets.

La méthode antinomique, plus heureuse, reparaît ici et déploie ses innombrables ressources, qui semblent ne devoir servir, sous la plume de l’illustre Franc-Comtois, qu’à favoriser l’enfantement de certaines formules originales, contradictoires, au lieu d’aider à une conclusion logique.

Non-seulement le système des antinomies est développé à l’infini dans chacun des livres de M. Proudhon, mais il plane au dehors sur l’œuvre entière, obligeant le lecteur à faire d’éternelles réserves.

On remarque cependant, au milieu de toutes ces évolutions, une idée sans cesse accueillie, toujours présente, et partout glorifiée, qui se développe à travers tous les obstacles, et grandit à mesure que les autres s’effacent. Cette idée est celle des avantages et des mérites de la force. Nous l’avons vue marcher d’un pas ferme vers la conclusion hardie qu’elle vient enfin d’atteindre.

Destruam et œdificabo ! disait l’auteur des Contradictions économiques. Fidèle à sa devise, longtemps après avoir détruit, il s’acharnait à détruire encore. Mais on ne vit rien s’élever du milieu des décombres, et le temps refusa son concours à l’accomplissement des citations latines du démolisseur.

Il y a dans la société actuelle des gens que les propositions scandaleuses ont fini par lasser, et qui, après avoir applaudi à certaines critiques hardies venues en leur lieu, s’inquiètent enfin de réédification. Or, il ne suffit pas d’amonceler des débris, lorsqu’il s’agit de reconstruire l’édifice social ; il faut chercher le ciment qui unira de nouveau la pierre à la pierre.

On détruit avec la force pure, avec la brutalité, avec l’insulte, les monuments et les préjugés sociaux ; on n’édifie rien avec tout cela. M. Proudhon n’est jamais parvenu à former que de légers amas de sable que balaie ensuite le souffle même de celui qui les a élevés.

La fin de toutes les théories de M. Proudhon, c’est la glorification de la force.

N’a-t-il pas essayé de constituer la valeur en lui donnant pour base la force productrice de l’homme ? N’a-t-il pas voulu détrôner une divinité chimérique, qui ne foudroyait plus, pour mettre à sa place une créature réelle et forte ? N’a-t-il pas résolu de constituer la justice par le mariage, qu’il lui convient d’appeler la reconnaissance des droits du plus fort ? Enfin ne vient-il pas de découvrir que la force destructive est devenue, par la guerre, productrice du droit ?

Destruam et œdificabo !

Nous pourrions dire de M. Proudhon ce qu’il disait de Rousseau : « S’il est logique, c’est dans l’obstination du paradoxe. »

À ce propos, il serait peut-être bon de faire remarquer comment ceux qui professent l’amour du paradoxe sont tous conduits au même but par des voies différentes. Rousseau ne voulait considérer dans la société que les manifestations du sentiment. M. Proudhon ne veut y considérer que le jeu des forces physiques. Hé bien ! l’un et l’autre, sur cette pente rapide, ont été entraînés à faire l’apologie des mœurs primitives et des lois sauvages.

Que pour arriver à cette glorification de la force, l’auteur de La Guerre se soit vu forcé de détruire la confiance, l’amour, la charité, certaine justice qui vaut bien la sienne, qu’importe ! M. Proudhon ne devait pas rencontrer le sentiment dans les voies de la force où il ne l’a point cherché.

L’auteur de La Guerre nous engage à reparler de ce droit du plus fort, dont il disait autrefois que c’était « une misérable équivoque à l’usage des émancipées et de leurs collaborateurs[1]. » Puisqu’il nous y engage, reparlons de ce droit, et tâchons à notre tour de prouver ce que M. Proudhon essayait de prouver ailleurs, que, « en fait d’idéal, la puissance n’est pas dans la voltige[2]. »

Aussi bien, pour combattre les théories de l’auteur de La Guerre et la Paix, nous pourrons invoquer, avec plus de droit que lui, ce qu’il appelle « la conscience universelle, le témoignage du genre humain, les aspirations des peuples, les besoins de la masse, etc. »

Quelle est donc cette masse que vous prenez toujours à témoin pour les besoins de votre cause ? Ne serait-ce plus cette « nature passive, inféconde, matrice stérile où se fécondent les germes de l’activité privée[3] ? »

Il vous plut, à l’époque où vous parliez de la masse d’une façon si peu révérencieuse, d’insulter en même temps des hommes auxquels il vous plaît aujourd’hui de faire amende honorable, ainsi qu’à la masse. « Hobbes, nous disiez-vous, est le théoricien du despotisme[4]. » Vous appeliez de Maistre « ce barde de la réaction ; » et vous ajoutiez « qu’il n’a de valeur que par la révolution qu’il singe en la contredisant[5]. » Ceux qui, plus que vous, sont restés dévoués à leurs convictions, n’auraient-ils pas quelque raison de se croire en droit de vous juger à cette heure comme vous jugiez hier des ennemis communs ?

Vos fidèles devraient vous conseiller de prendre un grand parti. Puisque vous êtes toujours condamné à relever ce que vous avez renversé la veille, ne détruisez plus. Dans la crainte de vous contredire sans cesse à propos d’une foule de personnes et de choses, n’injuriez plus personne ni quoi que ce soit.

Vous êtes fils de 93 : gardez-vous d’appeler les Girondins « des femmelins, » les Jacobins « des castrats. » Vous vous dites républicain : parlez-nous moins souvent de « l’ineptie républicaine. » Vous voulez constituer la valeur après nous avoir démontré l’inutilité du capital, ne nous entretenez plus de « l’imbécillité populaire, de l’hypocrisie socialiste. » Vous réclamez l’aide de la femme pour la réalisation de votre organe juridique : ne venez plus nous débiter sur elle des sottises qui la blessent profondément.

Sur qui donc compteriez-vous si vous étiez mis en demeure d’édifier pour tout de bon ? Croyez-vous qu’on oublie si vite les injures ?

Le temps, disent les prophètes, n’efface pas de la mémoire du Dieu d’Israël l’insulte qu’il a reçue de l’homme. Ainsi Jéhovah lui-même se souvient, et il vous le prouve durement à l’heure qu’il est.

« Dieu, nous avez-vous dit autrefois, est contradicteur de l’homme, cherchant sans cesse à l’égarer, à le détruire[6]. » Tout à coup vous voyez passer le Dieu des armées, vous vous éprenez de son grand sabre, et, avec une ardeur aussi imprudente que juvénile, vous courez à sa suite comme font les enfants qui rencontrent des soldats. Arrêtez-vous bien vite, car un grand danger vous menace ! Je crois que vous avez eu le pressentiment de ce danger à l’époque où vous vous êtes écrié : « Si un jour je dois me réconcilier avec Dieu, cette réconciliation ne se peut accomplir que par ma destruction[7]. »

Pourquoi l’auteur de La Guerre et la Paix s’inquiéterait-il des contradictions qu’il découvre dans sa propre conscience, lorsqu’il les aperçoit en même temps partout ? « On trouve, nous dit-il, d’éternelles contradictions entre les données fondamentales et les aspirations authentiques de l’humanité. »

Cette phrase magistrale, faite pour éblouir des pédagogues, ne recouvre au fond qu’une antinomie assez médiocre.

C’est pour la résoudre que le livre de La Guerre et la Paix a été écrit.

L’antinomie une fois découverte, M. Proudhon pose ainsi les termes d’une première proposition : « La guerre est une chose tout intérieure et observable dans les phénomènes de la conscience. » Étudions donc la guerre dans la sphère de la raison pure, et, dans la crainte « d’être cent fois plus grossier que les barbares, » gardons-nous de lui refuser « toute spiritualité. »

Ne comptons pas pour nous éclairer sur ce que le célèbre critique appelle « le verbiage des juristes et le matérialisme des militaires. » Interrogeons l’auteur de La Guerre et la Paix, il nous démontrera que, « bien loin d’être une passionnalité d’ordre inférieur, la guerre est un fait divin ! »

Qu’est-ce qu’un fait divin ? demandons-nous. « Tout ce qui se produisant en dehors de la série, reprend M. Proudhon, ou servant de terme initial, n’admet de la part du philosophe ni question ni doute. Le divin s’impose de vive force ; il ne répond point aux interrogations qu’on lui adresse, et ne souffre pas de démonstrations. »

D’après ceci, nous pourrions croire que l’auteur de La Guerre, satisfait de sa définition, se gardera d’interroger le fait divin. Mais non-seulement il l’interroge, il prétend le démontrer. C’est qu’à lui seul il appartient d’expliquer certains mystères. Il est vrai d’ajouter que M. Proudhon ne s’est pas complètement dépouillé des attributs de la divinité en proclamant le nom de Jéhovah.

La guerre un fait divin ! Pour les sauvages peut-être, auxquels vous reconnaissez un instinct métaphysique supérieur à celui des philosophes, mais point pour nous, j’imagine ! Ceux que vous appelez, non sans ironie, les civilisés, me paraissent avoir depuis long-temps déchiré les voiles sanglants de la guerre. Ce n’est point un mystère divin ni l’idéal que ces voiles recouvraient, c’est le crime et l’horreur.

Que la guerre existe, nul ne le conteste, mais qu’elle soit observable dans les phénomènes de la conscience, voilà qui est faux et mauvais à dire.

La guerre, cette vieille divinité mitraillée, n’existe qu’objectivement, dans le domaine de l’action irréfléchie de l’homme. Lorsqu’elle est représentée par son fait primordial, l’attaque, elle ne peut être inspirée que par la plus puissante négation des phénomènes de la conscience, par la force brutale. La guerre existe comme l’anthropophagie, comme l’esclavage, comme le fétichisme, comme le paganisme… C’est une de ces erreurs à travers lesquelles toutes les sociétés passent, et qu’elles rejettent avec dégoût, après les avoir accueillies avec enthousiasme.

Les erreurs disparaissent, mais les droits sont éternels. La guerre n’est donc pas productrice du droit. Il se peut qu’elle soit pour vous « un phénomène d’ordre divin, miraculeux même, s’élevant à la hauteur d’une religion. » Cela ne nous regarde plus. Nous ne savons point, hélas ! interpréter le sens mystique de certaines paroles inspirées, dont tous les prophètes ont fait usage pour démontrer les faits divins.

« La guerre est juste et sainte des deux côtés, » dites-vous. Halte-là, monsieur, vous poussez tout à l’extrême ; de Maistre, votre allié, ne va pas si loin ; il n’affirme la divinité de la guerre que dans ses résultats. En cela je le trouve plus prudent que vous. Que devrait-on penser des guerres de religion, si elles avaient été faites par des justes et des saints contre des justes et des saints ? Vous aimez décidément à mettre vos amis dans l’embarras.

Proudhon l’allié du catholique de Maistre ! MM. Guizot et Villemain partisans de la papauté !

N’est-il pas permis de se demander comment la génération nouvelle sortira de ce dédale ? Qui donc lui servira de guide dans les sentiers de la foi nouvelle ? Ne s’arrêtera-t-elle point, si, croyant ouverts les chemins de l’avenir, elle les voit encombrés d’apostats ?

Comme à l’ordinaire, la nouvelle trouvaille de M. Proudhon résume tous les phénomènes humains et sociaux. Toujours l’absolu ! Qu’on en juge : « La guerre, c’est notre histoire, notre vie, notre âme tout entière ; c’est la législation, la politique, l’État, la patrie, la hiérarchie sociale, le droit des gens, la poésie, la théologie ; encore une fois, c’est tout ! » Et plus loin : « La guerre, c’est une institution, une croyance, une doctrine, la liberté ! » Quelle confusion de mots ! Le plus curieux est certainement ceci :

« Sans la guerre, aurions-nous seulement cette idée de valeur transportée de la langue du guerrier dans celle du commerçant ? »

Cette définition de la valeur, quoique légèrement tirée aux cheveux, n’est-elle pas originale ? Voilà qui prouve suffisamment à quel point M. Proudhon est possédé de ses nouvelles créations.

Écoutons un des cris de son âme : « Salut à la guerre, ce sang versé à flots, ces carnages fratricides qui font horreur à notre philanthropie ! » Puis il ajoute, en faisant allusion à une si sotte philanthropie : « Je crains que cette mollesse n’amène le refroidissement de notre vertu. » Cela rappelle les enthousiasmes que l’auteur de La Guerre éprouvait à la vue lointaine des « sublimes horreurs de la fusillade, » et son indignation contre les « cannibales » qui les firent cesser.

Le paradis de l’auteur de La Guerre, c’est aujourd’hui le Wal-halla où les héros se livrent à des combats sans fin : « Ce paradis ne vous dit-il rien à l’intelligence ni au cœur ? » demande M. Proudhon.

« Ormuzd et Ahrimane, ajoute-t-il, se livrent un éternel combat ! » L’auteur de La Guerre se trompe. Zoroastre a dit au contraire que le combat d’Ormuzd contre Ahrimane ne doit point être éternel. Ormuzd, qui est le dieu du bien et de la paix, doit vaincre Ahrimane, dieu de la guerre et du mal, au bout de six mille ans. Comme il y a fort long-temps que Zoroastre nous a révélé cet autre fait divin, nous pouvons espérer que les temps sont proches.

M. Proudhon, après avoir passé toutes les religions en revue, essaie de nous prouver que leur idéal est l’idéal guerrier. Il va même jusqu’à s’écrier : « Le Christ, c’est le glaive ! »

L’illustre converti nous apprend encore que « le droit divin est la figure du droit humain. » N’est-ce pas plutôt la proposition inverse qui est vraie ? En soi, quoi que puisse penser aujourd’hui M. Proudhon, le droit divin n’existe pas, c’est un idéal créé par l’homme et que l’homme cherche sans cesse à réaliser. On pourrait dire à peu près du droit divin ce que Chateaubriand, non sans provoquer les moqueries de l’auteur de La Guerre, a dit de Dieu : Si le droit divin a fait le droit humain à son image, le droit humain le lui a bien rendu ! Enfin, la révolution française n’a-t-elle pas irrévocablement détruit le droit divin le jour où elle a proclamé les droits de l’homme ?

Vous constatez avec tristesse que « les fanfarons du libéralisme, affranchis par la révolution de 93 de la juridiction d’en haut, passent sans découvrir leur tête devant une croix. »

Est-il donc si difficile d’excuser les libéraux de leur impolitesse envers cette croix qui représente à leurs yeux l’affirmation éternelle du droit divin ? Soyez moins sévère pour les libéraux et souvenez-vous que vous étiez plus fanfaron vous-même autrefois, lorsqu’après avoir fait le compte des attributs de la Divinité, vous les déclariez en contradiction avec les vôtres.

Est-ce à nous de réclamer votre indulgence pour les libéraux ? Nous croyons le libéralisme au-dessus de vos attaques et de notre défense. Mais il est d’autres êtres opprimés sur lesquels la plus légère insulte pèse, parce que tout les accable à l’envi, et pour qui nous implorons votre générosité. Nous voulons parler des faibles. Est-ce irrévocablement que vous avez dit d’eux : « Ils doivent s’incliner respectueusement et en silence devant les arrêts de la force ? » Les peuples, ajoutez-vous, se sont toujours inclinés devant ces arrêts. Non, les peuples ne s’inclinent pas respectueusement et en silence devant les arrêts de la force ; tous les faits historiques prouvent le contraire. Le faible lutte tant qu’il peut contre le fort, et il y emploie tous les moyens ! S’incliner devant les arrêts de la force, ce serait reconnaître sa cause mauvaise, et le faible ne le veut pas, il ne le voudra jamais ! S’il s’incline, c’est comme la fleur courbée par l’orage, pour s’alanguir, se faner, et mourir.

Les guerres que vous rêvez sont des tournois, où l’adversaire démonté selon les formes, par un adversaire plus fort que lui, se relève, et salue trois fois, une fois le ciel, une fois la galerie, une fois le vainqueur. Après quoi il sort de la lice. Mais la vraie guerre, celle qui provoque la haine, la vengeance sans merci, les meurtres, les viols, le pillage, les incendies, les crimes de toute espèce, celle-là seule existe. Il est cruel de l’avoir divinisée.

M. Proudhon voit la guerre partout. « Agir, dit-il, c’est combattre. » Agir aujourd’hui, ne serait-ce pas bien plutôt mettre la nature en paix avec elle-même en associant ses forces à celles de l’humanité ?

« Nous ne pouvons agir sans la guerre, recommence M. Proudhon, elle est essentielle à l’humanité. » Hier, vous en disiez autant de la justice. Ne vous arrive-t-il pas de confondre la justice et la force, et ne faites vous pas rendre souvent à l’une les arrêts que déjà l’autre a rendus ? Nous savons à présent que vous préférez la force à la justice, et nous ne sommes pas étonnés de vous voir ajouter que « les grands capitaines sont supérieurs aux grands législateurs. » Peu de gens seront, je crois, de votre avis, et mettront les bienfaits d’Alexandre, d’Attila, de César, au-dessus de ceux des Solon, des Lycurgue, des Zoroastre.

« Aux yeux de la femme, dites-vous, le guerrier est l’idéal de la dignité virile ; les femmes aiment plus fort qu’elles. » Permettez que je vous arrête. Parce que vous voyez des bourgeoises oisives admirer le militaire oisif comme elles, n’allez pas en conclure qu’elles admirent le guerrier. Ce qu’elles aiment, ce qu’elles apprécient, c’est à la fois le costume reluisant et les loisirs du soldat en garnison. Mais transformez d’un coup de baguette le militaire en guerrier ; placez-le au milieu des cadavres mutilés, un sabre dégouttant de sang au poing, le visage et les vêtements couverts de poudre, et vous verrez alors combien de femmes aiment le guerrier ! Au village, lorsque le conscrit s’éloigne, on pleure, non point seulement parce qu’il peut mourir loin du clocher, — quelques-uns reviennent, — mais parce qu’il est exposé à perdre dans les régiments le saint amour du travail. L’oisiveté qui plaît aux femmes des villes n’inspire que du mépris à la paysanne.

« Calomniez si vous pouvez ce que vous ne comprenez pas, » nous dit M. Proudhon en parlant de la guerre. Est-il donc besoin de calomnier la guerre à l’heure qu’il est pour en avoir raison ? Ne suffirait-il pas de citer certains faits, qui, présentés sans réserve et sans considération intéressée, détruiraient son prestige et en donneraient l’horreur ? Nous nous hasarderions peut-être à le faire, si nous n’étions prévenus par M. Proudhon que, « dans les régions hautes et basses de la société, il existe une certaine animadversion contre ceux qui la combattent. »

Ainsi M. Proudhon, en divinisant la guerre, s’est ménagé des influences dans les régions hautes et basses de la société. Il est en mesure de braver ce qu’il appelle d’une façon tout aimable « l’ignorance et la stupidité des juristes. »

La guerre étant une religion pour M. Proudhon, il vient l’enseigner à notre société, qu’il dépeint, — abstraction faite des régions hautes et basses, sans doute, — « aussi ignorante de ses origines qu’ignoble dans ses incrédulités. » Enfin, dans le dessein d’établir le nouveau dogme, il s’appuie sur « la raison populaire, — autrefois l’imbécillité, — pour avoir raison, dit-il, de la raison philosophique. » Il y aurait un moyen plus sûr d’avoir raison de la raison philosophique, ce serait de lui opposer la raison du plus fort ; c’est peut-être celle-là que M. Proudhon entend par raison populaire. Mais je crois qu’il ne serait pas indifférent de s’adresser plutôt aux régions hautes qu’aux régions basses pour la trouver.

M. Proudhon écrit en lettres énormes que LA GUERRE EST PRODUCTRICE DU DROIT. Cette maxime est décidément la grosse découverte de son livre. Il en réclame la priorité d’une façon jalouse, et elle pourrait bien, en effet, lui appartenir.

C’est la justice et non la guerre qui produit le droit. La reconnaissance d’un droit dans l’humanité n’a-t-elle pas toujours été plutôt un appel à l’union, à l’ordre, à la paix, qu’un encouragement aux tendances guerrières ? La guerre ne produit pas le droit, car il est impossible de soutenir que le droit ne puisse être antérieur au combat. Quoi qu’en dise M. Proudhon, la guerre est toujours profondément injuste d’un côté, quand elle ne l’est pas de tous les deux. Celui qui possédait le droit a-t-il donc toujours été victorieux ? La guerre est un oubli de la raison humaine, une interruption au cours de la justice, et, comme vous en convenez vous-même, une correction de l’humanité. Or, n’est-ce pas lorsque les humains commettent des actes contraires à la justice, qu’une correction leur est infligée ?

Les nouvelles théories de M. Proudhon l’obligent à renier ses plus grandes admirations. Kant, accueilli avec enthousiasme dans les Contradictions économiques, se voit complètement délaissé par l’auteur de La Guerre, qui ne lui conserve un reste d’estime que parce qu’il doute de la paix éternelle. Des hommes comme Grotius, Wolf, Vattel, pour lesquels M. Proudhon avait de la considération, interrogés à leur tour, ont beau répondre d’un commun accord que la guerre est pleine de hasards, essentiellement destructive, M. Proudhon ne tient aucun compte de leurs arguments, et il répète sans écho son aphorisme bien-aimé : « La guerre est productrice du droit ! »

Chose remarquable, chaque fois que M. Proudhon s’acharne à défendre une thèse contraire au sentiment, son style s’alourdit et devient terre-à-terre, ses ailes insensiblement se détachent. Mais à quoi servent les ailes puisqu’elles ne peuvent nous aider à conquérir le beau pays d’idéal, puisque, selon une opinion déjà ancienne de M. Proudhon : « Le royaume des cieux lui-même ne se gagne que par la force. »

L’auteur de La Guerre, en apôtre consciencieux, nous catéchise longuement sur la religion de la force, et c’est charité de sa part, car il pense que « l’oubli ou l’ignorance de cette religion risquerait de nous faire perdre bientôt avec la puissance d’aimer, de connaître, jusqu’au sens moral. »

Autrefois, nous nous sommes laissé émouvoir par la poésie de la justice, que M. Proudhon définissait : « Cette vénération de l’homme pour l’homme[8]. » Maintenant nous sommes mis en demeure d’applaudir à la poésie de la guerre qui nous paraît devoir être tout autre chose. « Grâce à Dieu, c’en est fait de la poésie épique ! » s’écriait l’auteur des Contradictions économiques. Grâce à Dieu, lui-même va nous la rendre et chanter à son tour : « Ce droit de conquête chanté par Voltaire et qui n’est plus toléré aujourd’hui. »

Nous aimons les surprises, et M. Proudhon qui connaît les faiblesses humaines nous en réserve toujours. Il prend ici ses inspirations poétiques en dehors de la Bible, qui ne lui serait d’aucune aide, si toutefois la Bible est restée ce qu’elle était dans les Contradictions économiques : « Cet hymne à la justice, à la charité, à la mansuétude du puissant envers le faible, à la renonciation volontaire au privilège de la force ! » M. Proudhon, dans le livre de La Guerre, comme dans celui de La Justice, va même jusqu’à préférer « l’Énéide à cette macédoine du Nouveau Testament. » Mais qu’on se rassure, nous retrouverons bien vite la macédoine et la Bible.

Après avoir sauvé la poésie épique de l’oubli, restauré le droit de conquête, divinisé la force, M. Proudhon se déclare impuissant à raffermir l’Église. Que n’est-il venu plus tôt ? Il lui eût appris, — c’est M. Proudhon qui parle, — « tout en célébrant le Dieu des armées, à parler aux peuples et aux rois du droit de la guerre. Alors l’enseignement de l’Église s’élevant à la hauteur de sa révélation, eût conquis, pour ne plus le perdre, le pouvoir temporel par la législation de la force. »

Mais hélas ! l’empire chrétien ne pouvant plus se constituer, M. Proudhon nous prédit de quelle manière déplorable « nous allons tomber dans cette ridicule question des nationalités que nous trouverons désormais en contradiction perpétuelle avec le droit de la force. » L’auteur de La Guerre s’empresse de nous affirmer heureusement que « la force centripète est supérieure à la force centrifuge, et que la condensation est devenue la loi de l’Europe. » Cela nous rassure et nous nous inquiétons moins de voir la politique envahie par ce sot esprit de libéralisme, abominablement centrifuge, qui déborde actuellement de toutes parts. L’audace des libéraux passe vraiment toute mesure ! Croirait-on qu’ils répandent leurs doctrines anarchiques en dépit du droit de la guerre et du droit des gens, devant lesquels — M. Proudhon l’affirme du moins — « le respect de la nationalité n’existe pas ! »

Au lieu de lutter contre l’Autriche et la Russie, les Italiens, les Hongrois, les Polonais feraient mieux de s’incliner respectueusement et en silence devant les puissances supérieures qui n’ont exécuté sur eux qu’un arrêt, quand elles pouvaient en exécuter deux : « celui que la victoire porte sur l’État, et celui que la victoire porte sur l’ennemi… absorber l’État et manger le vaincu ! » En vérité, de quoi viennent se plaindre ces peuples, soi-disant opprimés ? Les puissances supérieures, après les avoir mis à la raison, n’ont-elles pas toujours fini par les laisser enterrer leurs morts ? Quant à ceux qu’un semblable désintéressement n’aurait pas désarmés, qu’ils craignent de se mettre en contradiction avec la justice ; car, ainsi que l’enseigne M. Proudhon : « L’iniquité dans les questions politiques est d’affirmer ce que le droit de la force a condamné. »

Les soi-disant démocrates, les soi-disant républicains, les soi-disant socialistes, avec lesquels il ne faut pas confondre l’auteur de La Guerre, trouveront peut-être quelque chose à reprendre ici ; mais qu’importe ! S’ils insistaient, M. Proudhon, empruntant au bon Lafontaine une phrase qu’il regrette de n’avoir pas inventée, serait là pour leur rappeler, à eux aussi, que « la raison du plus fort est toujours la meilleure. »

À propos du principe des nationalités, le révélateur du droit de la force, traitant les questions contemporaines, nous raconte : « que l’Italie a perdu le sens du mouvement… qu’elle est pendue à la queue de Robespierre ; que la liberté qu’elle réclame est une mystification !… et qu’enfin, si l’Autriche revenait écraser le Piémont, la victoire ne ferait que prouver une fois de plus cette triste vérité : qu’il n’y a point d’Italie ; car, en Italie, il n’y a pas de force. »

Chemin faisant, l’auteur de La Guerre essaie de nous faire comprendre comment les Napolitains ont commis une lâcheté, « en abandonnant leur jeune roi prêt à faire des concessions. »

Pour la Hongrie, on se demande quels moyens elle aurait de se soustraire au joug de l’Autriche quand, d’une part, au dire de M. Proudhon, « l’appel à l’insurrection sort du droit de la guerre, est immoral, » et quand, d’autre part, « l’alliance devient la pire des combinaisons politiques. »

À propos de cet axiome sur l’insurrection, nous en rappellerons un autre de M. Proudhon sur le même sujet. Il a dit ailleurs de l’insurrection : « Toute société dans laquelle on comprime cette puissance est une société morte pour le progrès. »

L’auteur de La Guerre veut aujourd’hui que le plus faible succombe et qu’il reconnaisse non-seulement le gouvernement du plus fort, mais son Dieu. « La guerre, dit-il, ne connaît pas de dogme, et l’unité de religion est nécessaire. »

Ainsi, de par M. Proudhon, le faible serait destiné à subir éternellement la loi barbare du plus fort, et « le sauvage » pourrait affirmer avec l’auteur de la Guerre, et « avec autant de raison que le métaphysicien, que la justice n’est autre chose que la force. »

Au nom de cette théorie sauvage de la justice, l’esclavage serait réhabilité, et, « au lieu de l’abolir, nous placerions la traite sous la protection du gouvernement. »

La société serait en droit, d’après les enseignements de la dite morale, d’établir « la prépondérance du mari sur la femme, du père sur l’enfant, de par le droit du plus fort. »

Et lorsque le faible réduit à l’impuissance courberait vers la terre son front humilié, le fort s’écrierait par la voix de M. Proudhon : « Voilà ce qui me semble, je ne m’en cache pas, l’idéal de la vertu humaine et le comble du ravissement. »

Je pourrais insister davantage sur ces indignes conclusions et montrer jusqu’à quel point on s’est trompé lorsqu’on a cru voir en l’auteur des Contradictions économiques, de la Création de l’ordre dans l’humanité, de la Justice dans la révolution, etc., un libéral, un républicain, un socialiste. Il y a des gens qu’on veut absolument forcer d’être ce qu’ils ne sont pas, ce qu’ils ne sauraient devenir. Ils semblent en éternelle contradiction avec eux-mêmes et ne le sont en réalité qu’avec le caractère qu’on leur prête. Il faut qu’on s’habitue enfin à considérer M. Proudhon comme un partisan du droit de la force et de ses conséquences. Laissons-le donc affirmer en compagnie de ses nouveaux alliés : « que le droit de la force est un vrai droit, et que, de toutes les formes de la justice, la guerre est la plus sublime, la plus incorruptible et la plus solennelle. »

Mais quelle guerre ? La guerre en soi, n’est-il pas vrai ? car vous êtes bien forcé de reconnaître que les faits ne répondent pas toujours à ce magnifique concept de votre esprit. Si un jour on a pu croire, en vous lisant, que « la vérité en soi est une infinité de fois « plus vraie que notre science[9], » un autre jour on a pu, non sans raison, penser différemment avec vous que, « lorsqu’il s’agit de savoir si la manière dont nous concevons les choses est conforme à ce qui se passe dans les choses, il faut savoir si le compte rendu de notre raison est adéquat à la réalité des phénomènes[10]. » En fin de compte, et grâce à l’autorité des phénomènes, nous nous croyons le droit de conclure que la guerre est productrice de la brutalité pure, et que le droit de la force est une abstraction révoltante dont justice est déjà faite.

M. Proudhon citait, dans les Contradictions économiques, un passage du Gorgias de Platon où il est dit que Socrate combattit un jour, au nom de l’égalité, les raisons spécieuses d’un certain Gallicès en faveur du droit de la force. Si l’auteur de La Guerre est Gallicès, que ne suis-je Socrate ? Mais je ne suis ni Socrate, ni Athénien, ni homme, et si je parlais d’égalité, de même que l’esclave qui parle de liberté, je serais dans l’obligation d’invoquer les principes de charité, de dévouement, de fraternité, et de me réclamer du socialisme. « Vous me parlez de charité, de dévouement, de fraternité, nous répondrait M. Proudhon, je reste convaincu que vous ne m’aimez guère et je sens très-bien que je ne vous aime pas… Quant au socialisme, il n’a jamais rien été, n’est rien et ne sera jamais rien[11]. » Si nous n’étions pas convaincue, M. Proudhon se chargerait de nous réduire au silence en ajoutant : « La théorie d’égalité pacifique, fondée sur la fraternité et le dévouement, n’est qu’une contrefaçon de la doctrine catholique du renoncement aux biens et aux plaisirs de ce monde, le principe de la gueuserie et le panégyrique de la misère[12]. »

En face d’un pareil argument, nous nous avouerions à tout jamais écrasée, si l’auteur de La Guerre ne se hâtait lui-même de nous faire renaître à l’espérance en réhabilitant la doctrine catholique : « Le Créateur, reprendrait-il sur un autre ton, en nous soumettant à la nécessité de manger, a voulu nous conduire pas à pas à la vie ascétique et spirituelle… La pauvreté est le principe de l’ordre social et notre seul bonheur ici-bas ; nous devons demander à Dieu notre pain quotidien… La pauvreté est la vraie providence du genre humain. À un ennemi de la pauvreté je répondrais : Bas le masque ! et j’ajouterais : La pauvreté est la plus grande vérité que le Christ ait prêchée aux hommes[13]. »

Nous pourrions maintenant, sans risquer d’être accusée de faire seule l’apologie de la gueuserie et le panégyrique de la misère, combattre, au nom de l’égalité pacifique, les raisons spécieuses de M. Proudhon en faveur du droit de la force ; mais, comme femme, et quoique d’accord avec l’auteur de La Justice dans la révolution, nous aurions peur d’être ramenée droit aux Épîtres de saint Paul. Nous préférons laisser M. Proudhon réciter en paix ses Pater et prier pour nous, afin que, selon ses propres paroles : « L’homme infecté dès sa naissance soit régénéré en cette vie, par une intervention du Créateur, et afin que les âmes ne soient plus séduites par l’illusion de la richesse et l’appât des voluptés[14]. »

Quand Jéhovah, plus favorable, dit-on, aux demandes des nouveaux convertis qu’aux humbles prières de ses adorateurs les plus constants, aura tourné vers nous ses regards paternels, nous pourrons, guidés par l’auteur de La Guerre, retourner au bon vieux temps. Une transformation radicale s’opérera dans nos esprits. Nous ne voudrons plus songer sans horreur à ces révolutions « qui ne sont faites que pour la satisfaction des besoins[15]. » Nous appellerons ardemment le jour où, par la constitution de la valeur, par l’équilibre de la production et de la consommation, toute richesse sera détruite, et la pauvreté, notre seul bonheur ici-bas, définitivement créée. Heureux jour ! où la femme, disciplinée par le mariage, redeviendra soumise, obéissante, ménagère. Jour béni ! où, suivant M. de Maistre, de même que suivant M. Proudhon, « la justice pourra se passer de liberté[16] ! » Alors, mais seulement alors, des tournois seront organisés pour développer parmi les manants l’instinct guerrier, et la canaille, à la seule condition de savoir tenir une lance, sera admise à produire le droit en prenant part à la guerre. La guerre ! que M. Proudhon, dans le feu de son enthousiasme, appelle « l’acte le plus sublime de notre vie morale. » La guerre ! à laquelle, ajoute-t-il, « aucun autre acte de notre vie morale ne peut être comparé : ni les célébrations imposantes du culte, ni les actes du pouvoir souverain. C’est l’acte qui nous honore le plus devant la création et l’Éternel ! »

Dans son livre de La Justice, M. Proudhon, parlant de la femme, se demande si ce qu’il dit est sérieux. En lisant le livre de La Guerre et la Paix, combien de fois avons-nous été tentée de lui adresser la même question. Une chose très-remarquable, en vérité ! c’est que ceux qui dédaignent de prendre au sérieux les lumières du sentiment, s’exposent à être dédaignés eux-mêmes et à n’être point pris au sérieux. Ils sont condamnés à ne voir partout, comme l’auteur de La Guerre, que « sophismes, contradictions, couardises de raisonnement, accumulations d’anomalie. » Ils retournent, sans en avoir conscience, à l’âge où le sentiment, représenté par la femme, n’exerçait qu’une influence restreinte sur les destinées sociales. Tous leurs essais de restauration sont entachés d’archéologie. M. Proudhon en est une preuve éclatante. Sa banque d’échange et sa théorie de la valeur ne sont-elles pas dignes des beaux temps de Ninive, de Tyr et de Carthage ? La théorie de l’inégalité des femmes et la manière dont elle est exposée ne rappellent-elles pas une comédie bien connue des Grecs ? Quant à la théorie de la guerre, elle date pour le moins des Commentaires de César.

M. Proudhon reconnaît l’éternelle hostilité qui existe entre le droit de la force et le sentiment, lorsqu’il déclare que, « depuis le commencement du monde, les femmes se sont accordées à maudire la guerre. » C’est un reproche qu’il leur adresse. Nous l’acceptons, en ajoutant que la guerre est la plus mauvaise négation des sentiments féminins et que la femme la hait comme tout ce qui opprime le faible, consacre les inégalités sociales, et fait reculer l’homme vers les siècles de barbarie.

« Je suis homme, s’écrie M. Proudhon, et ce que j’aime le plus au monde, c’est cette humeur belliqueuse qui le place au-dessus de toute autorité, de tout amour, et par laquelle il se révèle Celui qui pénètre la raison des choses. » L’amour, et non la force, peut devenir le révélateur de l’idéal. Il nous semble donc tout au moins maladroit d’amoindrir le sentiment à une époque où l’on aurait besoin qu’il montrât plus de confiance en lui-même. Car le sentiment seul peut lutter contre cet entraînement inexplicable qui pousse toute une classe d’hommes, en un siècle de progrès, à ne voir dans la science qu’un moyen de perfectionner les engins de destruction. C’est grâce à l’influence croissante du sentiment que la guerre tend à disparaître et à devenir plutôt défense qu’attaque. De même que la justice sociale a triomphé de la révolte des individus, espérons que la justice humaine triomphera de l’antagonisme des peuples.

Le livre de M. Proudhon intitulé La Guerre et la Paix pourrait sûrement mieux justifier son titre. Les trois quarts en sont consacrés à la guerre ; cinquante pages environ à la paix. M. Proudhon a voulu, vers la fin de ses deux volumes, faire une concession à ce public qu’il place en dehors des régions hautes et basses de la société. Il est à regretter que l’auteur de La Guerre, en confessant son culte de la force, se soit cru obligé de faire des réserves forcément insignifiantes, et qu’il ait, en parlant de la paix, commis une de ces petites hypocrisies qui déroutent les cœurs naïfs. La concession du reste n’existe que dans la forme, dans le fond elle est tout à fait illusoire. M. Proudhon admet qu’une trêve illimitée peut nous être accordée dans un temps prochain, mais il refuse de croire à une paix éternelle, qu’il considérerait comme le signe de l’immobilisme et l’indice de la déchéance sociale.

La voie de M. Proudhon paraît clairement tracée désormais. Son culte pour le droit du plus fort l’entraînera de contradiction en contradiction et peut-être de chute en chute.

En voyant l’auteur de La Justice dans la révolution affecter un mépris si profond pour le sentiment, nous avions prédit qu’il chercherait son idéal dans les manifestations de la force. Le sort de M. Proudhon est réservé à tous ceux qui ne veulent voir comme lui dans la société que les éléments de répulsion, de combat, de domination, et refusent de tenir compte de l’attrait, de la sympathie, de l’union, enfin, des puissances du sentiment.

Lorsqu’il parlait de l’amour, l’auteur de La Justice s’écriait que « la possession dans l’amour amène le dégoût ! » Il croit aujourd’hui que la paix éternelle amènerait la déchéance sociale. La fatalité qui pèse sur les destins de M. Proudhon semble le condamner à l’ignorance complète d’une des facultés les plus intimes de l’être humain, faculté qui émane de la conscience de la femme avant d’émaner de la conscience collective, faculté qu’on pourrait croire divine bien qu’elle soit étrangère à la force, et dont la mission est de produire dans l’être et dans l’humanité le renouvellement indéfini de l’idéal.

  1. De la Justice dans la révolution et dans l’Église.
  2. Id.
  3. Contradictions économiques.
  4. Id.
  5. Id.
  6. Contradictions économiques.
  7. Contradictions économiques.
  8. De la Justice dans la révolution.
  9. Contradictions économiques.
  10. De la Justice dans la révolution.
  11. Contradictions économiques.
  12. Contradictions économiques.
  13. La Guerre et la Paix.
  14. La Guerre et la Paix.
  15. La Guerre et la Paix.
  16. La Guerre et la Paix.