Spéculations (La Revue Blanche)/15 février 1901

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Spéculations (La Revue Blanche)/15 février 1901

Spéculations (La Revue Blanche)
La Revue blancheTome XXIV (p. 301-303).




Spéculations



POINTS D’INTERVIEW. LA CERVELLE DU SERGENT DE VILLE. — COMMENT NOUS FIMES CONNAISSANCE AVEC LA REINE WILHELMINE. LE CERCUEIL DE LA REINE VICTORIA.

Points d’interview. — « La fin de cette année, écrit M. Jules Claretie dans une excellente préface à la Presse française au XXe siècle, aura été marquée par un redoublement de points d’interrogation et d’interviews. » Nous avons bien lu : points d’ interviews. Nous connaissions déjà, d’Alcanter de Brabm, le « point d’ironie », lequel a la figure, à peu près, d’un sempi grec Le point d’interrogation usuel est l’hiéroglyphe représentatif d’une oreille, ornée même, somptueusement, d’un pendant. Quelle serait la forme du point d’interview? Un simple hameçon de pêche à la ligne sans doute ; mieux encore, un davier à arracher les molaires, ou... une pince-monseigneur, voilà qui serait discret, exact, révérencieux, de bon goût et tout à fait bien.

La cervelle du sergent de ville. — On n’a point oublié cette récente et lamentable affaire : à l’autopsie, on trouva la boite crànienue d’un sergent de ville vide de toute cervelle, mais farcie de vieux journaux. L’opinion publique s’émut et s’étonna de ce qu’elle jugea une macabre mystification. Nous aussi nous sommes douloureusement ému, mais en aucune façon étonné.

Nous ne voyons point pourquoi on se serait attendu à découvrir autre chose dans le crâne du sergent de ville que ce qu’on y a en effet trouvé. C’est une des gloires de ce siècle de progrès que la grande diffusion de la feuille imprimée ; et en tous cas il n’est point douteux que celte denrée s’atteste moins rare que la substance cérébrale. A qui de nous n’est-il pas arrivé infiniment plus" souvent de tenir entre les mains un journal, vieux ou du jour, que même une parcelle de cervelle de sergent de ville ? A plus forte raison serait-il oiseux d’exiger qua pussent en présenter à toute réquisition une tout entière ces obscures et peu rémunérées victimes du devoir. Et d’ailleurs, le fait est là : c’étaient bien des journaux. Le résultat publié de cette autopsie est propre à jeter une salutaire terreur dans l’esprit des malfaiteurs. Quel sera désormais le cambrioleur ou l’escarpe qui ira risquer de faire sauter sa propre cervelle en affrontant un adversaire qui ne s’expose, lui. qu’à un dommage aussi anodin qu’un coup de crochet *de chiffonnier dans une poubelle? Il paraîtra peut-être, à des contribuables trop scrupuleux, déloyal en quelque sorte d’avoir recours à de tels subterfuges pour la défense de la société. Mais ils réfléchiront qu’une si noble fonction ne connaît point de subterfuges. (’.est d’un plus déplorable abus que nous accuserons la Préfecture de police. Nous ne dénions point à celte administration le droit de munir ses agents de cervelles en papier. On sait que nos pères marchèrent à l’ennemi chaussés de brodequins également en papier, et ce n’est pas relu qui nous empêchera de clamer indomptablement, et éternellement s’il le faut, la Revanche. Nous prétendons seulement examiner quels étaient ces journaux en lesquels consistait la cervelle du sergent de ville.

Ici le moraliste et l’honnête homme s’attristent. Hélas! c’étaient la Gaudriole, le dernier numéro du Fin-de- Siècle, et une foule de publications plus que frivoles, dont quelques-unes de contrebande belge. Voilà qui illumine certains actes, jusqu’à ce jour inexplicables, de la police, et singulièrement ceux qui causèrent la mort du héros de ce fait-divers. Il voulut, si nous nous souvenons bien, arrêter pour excès de vitesse un fiacre qui était stationnaire, et le cocher ne put obéir, logiquement, qu’en faisant reculer son véhicule. D’où chute dangereuse de l’agent qui se tenait derrière. Il reprit néanmoins ses forces après quelques jours de repos, mais, sommé de reprendre pareillement son service, mourut aussitôt.

La responsabilité de ces événements, incombe sans contredit à l’incurie de l’administration policière. Qu’elle surveille mieux à l’avenir la composition des lobes cérébraux de ses agents : qu’elle la vérifie au besoin par la trépanation avant toute nomination définitive; que l’expertise médico-légale ne rencontré désormais dans leurs crânes que... Nous ne dirons point une collection de La revue blanche el du Cri de Paris, ce serait prématuré dès celle première i éforme : ni nos œuvres complètes, noire modestie naturelle s’y refuse, d’autant que des agents, chargés de veiller sur le repos des citoyens la tête ainsi garnie, constitueraient un danger public. Voici les quelques ouvrages, à notre avis, les plus recomtnandables pour un tel usage :

Le Code pénal ; — 2° un plan des rues de Paris avec la nomenclature des arrondissements, lequel brocherait sur le tout et figurerait agréablemenl par ses divisions géographiques un simulacre de circonvolutions cérébrales; on le consulterait sans dommage pour le porteur au moyen d’un verre de loupe fixé après l’opération du trépan ; — 3° un nombre restreint de tomes du grand dictionnaire, de police sans doute si nous nous hasardons à en préjuger par son nom : la noussE ; — ° et surtout, un choix éclairé d’opuscules des membres les plus notoires de la Ligue contre l’abus du tabac.

Comment nous fîmes connaissance avec la reine Wilhelmine. — Ce fut à Sluys. en Hollande, dans un bureau de poste, que la jeune souveraine nous octroya plusieurs de ses portraits charmants, et nous fit la grâce de nous les choisir d’un format commode et facile à porter en voyage. Par la discrète entremise d’un employé dudi’. bureau, chacun, à notre exemple et sans même avoir besoin de notre recommandation, pourra se procurer les royales effigies par la méthode suivante :

Achetez une carte postale, que vous ne saurez plus courtoisement employer qu’en y témoignant votre gratitude à la reine. Avant même que vous n’ayez précipité votre carte dans le Briefenbus, appareil ingénieux sans doute mais qui ne réalise pas un bien sensible progrès sur nos boites aux lettres, et pour peu que vous ayez confié une piécette d’argent français, cinquante centimes par exemple, à l’employé complaisant, celui-ci vous fera présent en retour d’une quantité d’autres pièces de tous diamètres et de toutes espèces de métaux, portant l’image finement ciselée de Wilhelmine. Ceci se passe à Sluys — ou dans tout autre bureau de poste.

Le cercueil de la reine Victoria. — Nous nous applaudissons de n’avoir point révélé avant que tout danger fût passé, la terrifiante nouvelle qu’on va lire. Ainsi avons-nous contribué à éviter une désastreuse panique. Peu s’en est fallu que l’Europe n’eût à déplorer la mort, causée par le plus inouï des attentats, de plusieurs souverains et d’une infinité d’officiers supérieurs, réunis à l’enterrement de la reine Victoria. La catastrophe a été détournée grâce au sang-froid et à la discrétion courasreuse des ordonnateurs des funérailles.

Le public avait pu ne pas bien comprendre dans quelle intention le char funèbre fut constitué par un attelage d’artillerie ; ni pourqtioi ces manœuvres, sportives mais bizarres, des porteurs du coffin royal, dont le poids était évalué àtrois cents kilos, « s’entrainant » préalablement au moyen d’un autre cercueil de cinq cents kilos. Qu’il sache aujourd’hui qu’il vient d’échapper à la plus audacieuse tentative des anarchistes de Londres : dans le cercueil, aujourd’hui scellé dans un caveau pour l’éternelle sécurité, avaient été substitués au cadavre de la Reine, trois cents kilos de dynamite ! Si tout péril est conjuré, on le doit à la parfaite condition, méthodiquement acquise, des muscles des porteurs. Mais, réclamerons-nous timidement, était-il bien nécessaire, dans ce cercueil d’entraînement, oublié à cette heure parmi des accessoires hors d’usage sur quelque pelouse de football ou de golf, et même avec cette excuse légitime qu’il fallait au plus vite et avec n’importe quoi, compléter le chilfre de cinq cents kilos. — était-il bien nécessaire d’y introduire précisément les vénérables restes de la Reine ?

Alfred Jarry