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La Divine Comédie (trad. Lamennais)/Le Purgatoire/Chant III

La bibliothèque libre.
Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 134-137).


CHANT TROISIÈME


Quoique la fuite soudaine eût dispersé ceux-là dans la campagne, vers le mont où la raison [1] nous châtie, je m’attachai à mon fidèle compagnon. Et comment sans lui serais-je allé ? Qui m’eut aidé à gravir la montagne ? Il me paraissait s’accuser lui-même. O conscience délicate et nette, combien d’une légère faute, amère t’est la morsure !

Lorsque ses pieds eurent suspendu la hâte qui de tout acte bannit la dignité, mon esprit, resserré auparavant [2], élargit la vue au gré de ses désirs, et je dirigeai mes regards sur le sommet qui, au-dessus des eaux [3], le plus s’élève.

Le soleil dardait derrière moi des flammes rouges, qui, devant le visage se rompaient, mon corps arrêtant ses rayons. Je me tournai de côté, dans la peur d’être abandonné, voyant la terre devant moi seul obscure. Et mon Reconfort : — « Pourquoi cette défiance ? dit-il, quand je me fus tout à fait retourné. Ne sais-tu pas que je suis avec toi, et te guide ? Il est le soir déjà là où est enseveli le corps dans lequel je projetais l’ombre [4] : enlevé de Brindes, Naples le possède. Que si par moi rien maintenant ne s’adombre, ne t’en étonne pas plus que des cieux, où aucun rayon n’arrête un autre rayon. Une puissance qui ne veut pas que le comment, nous soit révélé, à souffrir les tourments du feu et du gel, dispose de semblables corps. Insensé qui espère que notre raison puisse parcourir la voie infinie que tient une substance en trois personnes ! Humains, contentez-vous du pourquoi. Si vous aviez pu tout voir, il n’était pas besoin que Marie enfantât. Et tels avez-vous vu désirer sans fruit, à qui, pour leur être à tristesse éternelle, a été donné le désir qui là-haut serait apaisé : je parle d’Aristote et de Platon, et de beaucoup d’autres [5]. » Et ici il baissa le front, et se tut, et demeura troublé.

Cependant nous parvînmes au pied du mont : là nous trouvâmes le rocher si roide, qu’en vain les jambes eussent été agiles.

La route la plus déserte, la plus solitaire, entre Lerici et Turbia [6], est, près de celle-ci, un escalier facile et large. « Maintenant, dit le Maître en s’arrêtant, qui sait par où la côte s’abaisse, de sorte qu’on puisse monter sans ailes ? »

Et tandis qu’il tenait la tête inclinée, examinant en esprit le chemin, et que moi en haut je regardais autour du rocher, à main gauche m’apparut une troupe d’âmes qui s’avançaient vers nous, et il ne le paraissait, tant elles venaient lentement.

— Maître, dis-je, lève les yeux : voilà là-bas qui nous donnera conseil, si tu ne le peux de toi-même.

Alors il me regarda, et d’un air assuré répondit : « Allons vers eux, car doucement ils viennent ; et toi, cher fils, raffermis en toi l’espérance. »

Cette troupe était encore, je dis quand nous eûmes fait mille pas, à la distance d’un trait de pierre lancé par une main habile quand tous se rangèrent contre les dures parois de la haute rive, et restèrent immobiles, comme qui va doutant s’arrête pour observer.

« O vous dont bonne a été la fin, esprits déjà élus, commença Virgile, par cette paix que, je crois, vous attendez tous, dites-nous où la montagne est telle que possible il soit de monter ; car perdre le temps, déplaît le plus à celui qui l’apprécie. »

Comme les brebis sortent de l’étable, une, puis deux, puis trois, et les autres se tiennent toutes timides, l’œil et le museau à terre, et ce que fait la première, les autres le font, se serrant derrière elle si elle s’arrête, simples et tranquilles, et le pourquoi elles ne le savent, ainsi vis-je se mouvoir, pour venir, la tête de ce troupeau [7] alors fortuné, pudique de visage, modeste en sa démarche.

Lorsque ceux-ci virent, à ma droite, la lumière rompue à terre par devant, de sorte que mon ombre atteignait la grotte [8], elles s’arrêtèrent, et se retirèrent un peu en arrière, et toutes les autres qui venaient après, ne sachant le pourquoi, en firent autant.

« Sans que vous le demandiez, je vous confesse que ce que vous voyez est un corps humain, ce pourquoi la lumière du soleil est divisée à terre. Ne vous étonnez point ; mais croyez que, non sans une vertu émanée du ciel, il cherche à franchir cette muraille. » Ainsi dit le Maître. Et cette gent digne : « Revenez donc sur vos pas, et avec nous allez en avant, » dit-elle, en faisant signe avec le dos de la main, Et l’un d’eux commença : « Qui que tu sois, ainsi marchant, tourne le visage et rappelle-toi si, dans l’autre monde, jamais tu m’as vu. » Je me tournai vers lui, et le regardai fixement : il était blond, et beau, et de noble aspect ; mais un coup avait divisé l’un des sourcils. Lorsque humblement j’eus affirmé ne l’avoir jamais vu, il dit : « Maintenant, vois. » Et il me montra une blessure au haut de la poitrine. Puis souriant, il dit : « Je suis Manfred, neveu de Constance l’impératrice : par quoi je te prie, quand tu retourneras. Vas à ma fille si belle [9], mère de l’honneur de la Sicile et de l’Aragon, et dis-lui le vrai, si autre chose on dit. Après que mon corps eut été percé de deux coups mortels, pleurant je m’en allai vers celui qui volontiers pardonne. Horribles furent mes péchés ; mais de si grands bras a la justice infinie, qu’elle y reçoit tout ce qui revient à elle. Si le Pasteur de Cosenza, qu’en chasse de moi envoya Clément [10], avait alors en Dieu bien lu cette page [11], les os de mon corps seraient encore au bout du pont de Bénévent, sous la garde de la pensante mora [12]. Maintenant les baigne la pluie, et les roule le vent hors du royaume, le long du Verde, où il les transporta à lumière éteinte. Ne se perd tellement par leur malédiction, l’éternel amour qu’il ne puisse revenir, tant qu’un peu verdit l’espérance. Il est vrai que qui meurt rebelle à la sainte Église quoiqu’à la fin il se repente, doit rester dehors sur cette rive, trente fois aussi longtemps qu’il a persisté dans sa présomption, si, par de bonnes prières, cette peine n’est abrégée. Vois à présent si tu veux me rendre joyeux, en révélant à ma bonne Constance comment tu m’as vu, et aussi cet empêchement. Car ici beaucoup peuvent servir ceux de là [13]. »

  1. La Justice divine.
  2. Dans une seule pensée, la crainte de perdre Virgile.
  3. Des eaux qui baignent le pied du mont.
  4. Mantoue, patrie de Virgile.
  5. Virgile est lui-même de ces autres, et c’est le sujet de sa tristesse et de son trouble.
  6. Lieux situés aux deux extrémités de la rivière de Gênes ; Lerici, au levant, près de Sarzane ; Turbia, au couchant, près de Monaco.
  7. Les premières de cette troupe d’âmes heureuses alors, par l’assurance de leur salut.
  8. Le bord escarpé de la rampe.
  9. Elle avait nom Constance, et fut mère de Frédéric, roi de Sicile, et de Jacques, roi d’Aragon.
  10. L’archevêque de Cosenza, envoyé par le pape Clément IV au roi Charles, pour le pousser à attaquer Manfred.
  11. « Avait bien lu dans l’Écriture ce que je viens de dire de la justice divine. »
  12. Selon que le raconte Villani, le roi Charles Ier, ne voulant pas que le corps de Manfred, mort excommunié, fût déposé en terre sainte, le fit enterrer au bout du pont de Bénévent, et chaque soldat de l’armée jeta une pierre sur sa fosse. Cette sorte d’amas de pierres s’appelait mora. Villani ajoute, qu’au dire de quelques-uns, l’archevêque de Cosenza, par ordre du Pape, fit enlever de ce lieu, qui était de terre d’Église, et transporter près du fleuve Verde, les os de Manfred.
  13. « Ceux qui sont encore sur la terre. »